La Correspondance diplomatique du comte Pozzo di Borgo et du comte de Nesselrode
M. le comte Charles Pozzo di Borgo a entrepris de publier, en l’accompagnant d’une introduction et de notes, la correspondance de son arrière-grand-oncle l’illustre diplomate et de M. de Nesselrode. Le premier volume, qui paraîtra très prochainement et dont on a bien voulu nous communiquer les bonnes feuilles, ne peut manquer d’attirer l’attention[1]. Les minutes des lettres de Pozzo sont conservées aux archives de Saint-Pétersbourg ; la chancellerie russe a mis beaucoup de bonne grâce à accorder à l’éditeur les autorisations nécessaires, M. le comte de Nesselrode lui a permis de puiser dans la correspondance de son père. Ces lettres se rapportent toutes à l’histoire de notre pays de 1814 à 1818, et il est presque superflu d’en signaler l’importance. La diplomatie, comme tous les arts, a ses virtuoses et ses maîtres ; ce fut assurément un grand maître que le diplomate dont M. Thiers a dit qu’il avait le génie de la politique et à qui M. de Nesselrode écrivait en l’appelant au congrès de Vienne : « Aucune grande affaire en Europe ne peut plus se faire sans vous. »
Personne n’avait connu plus que lui les vicissitudes de la vie. Il était né à Alata, près d’Ajaccio, en 1764, peu d’années avant la réunion de la Corse à la France. Pendant la Révolution, tandis que Bonaparte liait commerce avec les Jacobins, il se rangea du parti des modérés, dont Paoli était le chef. Dénoncé à la Convention, cité à sa barre, il en fut réduit, pour sauver sa tête, à associer sa fortune à celle de l’homme qui offrit la Corse à l’Angleterre. Deux ans plus tard, il fut contraint de s’enfuir, et frappé d’un arrêt de proscription, sans autres ressources que son indomptable courage et que les ardentes curiosités de son esprit, il chercha longtemps un lieu où il pût reposer sa tête. On le vit tour à tour à Rome, à Naples, à Londres, puis en Autriche.
Il vécut six ans à Vienne, et comme le dit son petit-neveu dans son intéressante introduction, « il y fut recherché d’une société aimable, hommes d’état, comme Metternich, Gentz ou le prince Czartoryski ; gens d’esprit, comme le prince de Ligne ; émigrés français, grandes dames autrichiennes ou polonaises. On parlait politique, on déplorait les malheurs du temps, on médisait du prochain. Pozzo rédigeait sans mission des mémoires, des notes, et s’habituait à préciser ses idées. » Mais si occupée qu’elle fût, son oisiveté lui pesait ; rien n’est plus dur que d’être condamné à parler politique quand on se sent né pour en faire. Il semblait à cet inutile que tout n’était pas à sa place dans le monde tant qu’il n’y avait pas trouvé la sienne, et il écrivait au prince Czartoryski : « Je suis las de supporter le terrible fardeau de ne rien faire. » En 1805, il entrait au service russe comme conseiller d’Etat. En 1814 après beaucoup de traverses et de changemens de fortune, il était ambassadeur de Russie à Paris, où il resta jusqu’en 1835. Partout où l’avaient conduit les hasards de son existence errante, il avait tout vu, tout compris. Après avoir tâché d’expliquer à l’Europe la France nouvelle, la Révolution, Napoléon, il devait s’efforcer plus tard, souvent en vain, d’enseigner l’Europe aux Bourbons restaurés.
Cet homme au front haut, au teint basané, au regard lumineux et perçant, s’était imposé de bonne heure à l’attention et à l’estime. Napoléon, qui appréciait trop son mérite pour ne pas le redouter, avait donné lui-même aux préfets d’Italie son signalement ainsi conçu : « Taille de cinq pieds et de cinq à six pouces, nez prolongé, bouche moyenne, de belles dents ; ordinairement habillé de noir ; parlant assez bien le français et l’anglais, mal l’allemand ; de la finesse, ou plutôt de la ruse autant que de l’esprit, insinuant dans la conversation, emporté, élevant la voix dans la discussion, ayant de belles mains et affectant de les montrer. » Sa famille possède un admirable crayon que Lawrence fit de lui pendant le congrès de Vienne : ce n’est pas la ruse que respire ce beau visage, mais la séduction, une grâce exquise, jointe à l’élévation de la pensée, à la noblesse de l’âme. « J’ai dîné aujourd’hui, avec Talleyrand et Mme de Staël, chez la duchesse de Courlande, écrivait-il au mois de juin 1814. On a discuté constitution, philosophie, religion et tout le pays des chimères avec beaucoup de gaîté. Comme j’étais terre à terre, Mme de Staël m’a dit qu’elle m’avait connu céleste, mais que je m’étais gâté. Je lui ai répondu que, depuis mon entrée à Paris, je m’étais fait homme pour les péchés des autres. » On retrouve, dans la merveilleuse esquisse de Lawrence, et le délicieux causeur dont on disait que, lorsqu’il avait cessé de parler, on l’écoutait encore, et aussi l’habitant du ciel qui s’est fait homme, qui, ayant quitté les demeures éthérées sans esprit de retour et sans qu’il lui en coûtât beaucoup, se souvient pourtant de ses origines et sait regarder de haut les affaires humaines.
Beaucoup de diplomates considèrent comme leur premier ou leur seul devoir de bien comprendre la volonté de leur maître, de deviner ses intentions secrètes et de mettre leur talent au service de la pensée d’autrui. Ils n’ont qu’une existence de reflet, ce sont des serviteurs accomplis, mais ils ne se croient pas tenus d’épargner des fautes à leur souverain. Pozzo entendait tout autrement son métier. Il avait ses idées propres, ses convictions et il s’efforçait de les faire adopter. Il s’arrogeait le droit de représentation et de remontrance. Plus d’une fois son gouvernement lui reprocha d’être trop Français et de sacrifier ses instructions à sa politique personnelle. « J’ai servi, je sers l’empereur avec tout le dévoûment que je lui dois, comme à mon maître, à mon souverain et à mon bienfaiteur, écrivait-il à Nesselrode le 23 mai 1815. Dans les choses où les ordres sont positifs, j’obéis ; dans celles où mon jugement est libre, j’agis selon ma conscience et mes faibles lumières. Et moi aussi je pourrais deviner les intentions et obtenir la faveur. Non, jamais Pozzo n’aura pareille faute à se reprocher ! Il existe dans mon cœur un sentiment qui me commande de me respecter moi-même ; si j’avais le malheur de l’étouffer, je ne serais plus rien à mes propres yeux. » Et il ajoutait : « A cinquante ans, on peut me rendre malheureux, mais il n’appartient à personne de m’humilier… Adieu, mon cher comte ; il y a un meilleur monde ; j’espère le retrouver même avant la mort, dans quelque retraite où l’on a besoin plus que jamais de se voir en dedans sans rougir. » Celui que Bernadotte appelait un Corse délié était fier, et par là encore il était Corse.
C’est un problème compliqué et fort délicat que celui de concilier l’extrême finesse avec la noblesse d’âme, et les renards ne se mettent pas en peine de le résoudre. De tous les grands diplomates du commencement de ce siècle, aucun n’eut plus de sagacité que Pozzo et aucun n’eut l’esprit plus généreux ; c’est ce que Lawrence a su dire avec son crayon. Il accusait Talleyrand, pour qui il avait peu de goût, de transformer les plus grandes affaires en intrigues. Il savait intriguer, lui aussi, et recourir dans l’occasion aux petits moyens ; mais il pensait que le fond de l’art diplomatique est « de conquérir l’influence par des principes généraux et par une conduite. » La générosité de son esprit se révèle dans les jugemens qu’il portait sur Napoléon, son ennemi personnel, dont la haine intraitable le chassa de Russie en 1807, d’Autriche en 1810, et qu’il contribua plus que personne à renverser. Si âpres, que fussent ses ressentimens, il l’admira toujours ; dans le fond de son cœur, comme le dit l’éditeur de sa correspondance, il était fier qu’un Corse eût fait de si grandes choses. Le comte de Rochechouart a raconté dans ses Mémoires qu’il se trouvait à Vandoeuvre avec quelques amis quand Pozzo vint leur annoncer la signature de la paix de Châtillon, puis tout à coup se levant et frappant la table du poing, s’écria avec son animation italienne : « Non, messieurs, tout n’est pas fini, le Corse n’a pas signé[2]. » Il lui répugnait d’admettre que le grand homme né à Ajaccio eût dit son dernier mot. Vers la fin de sa vie, il le définira « un être immense et incompréhensible, un phénomène qui ne se reproduira plus et qui est à lui seul un univers moral et politique. » Et il dira encore à propos d’un pamphlet contre l’empereur qu’on lui envoie dans la pensée de lui être agréable : « Napoléon n’est pas encore décrit ; il est destiné à rester dans une sublime et gigantesque obscurité. Jusqu’à présent ses panégyristes se sont montrés inférieurs à leur sujet, ses détracteurs sont encore descendus plus bas. La plus grande louange de cet homme extraordinaire, c’est que tout le monde veut en parler, et que tous ceux qui en parlent n’importe comment croient s’agrandir. »
Si Pozzo avait l’âme assez haute pour admirer Napoléon en le haïssant, il avait une intelligence trop libre et trop large pour ne pas comprendre son siècle et les conditions nouvelles du gouvernement des peuples. Il pensait « que la tranquillité, le salut de la France et des Bourbons restaurés, loin d’être l’ouvrage du triomphe d’un parti sur les autres, ne pouvait résulter que de la réconciliation de tous, que la légitimité ne devait pas détruire, mais légitimer par son acquiescement les intérêts même illégitimes créés par la révolution et qui étaient devenus indestructibles, » que la dynastie régnante devait se hâter de régulariser sa situation. et qu’un gouvernement n’est régulier que lorsque les lois protègent tous les citoyens et ne s’arment contre personne. On le verra dans sa Correspondance représenter au duc d’Angoulême que, dans un pays où une génération tout entière a sucé une doctrine avec le lait, au lieu de scruter malignement la conduite des individus et d’incriminer leurs intentions et leurs actes, il fallait tout rejeter sur la force des événemens « et offrir à chacun une excuse propre à calmer sa conscience ; » qu’il y allait de la vie de prendre les Français tels qu’ils étaient et de s’abstenir de toute réforme imprudente, de toute réaction téméraire ; que les meilleures mesures, lorsqu’elles se trouvent, en opposition avec l’esprit du temps et des hommes, mènent à la ruine et aux abîmes, que les passions doivent être gouvernées par la politique, que vouloir en l’an de grâce 1817 faire du clergé un pouvoir dans l’État était la plus chimérique et la plus dangereuse des entreprises, qu’un zèle excessif pour la religion perd les gouvernemens et l’Eglise avec eux. Le ; duc d’Angoulême écouta avec attention ce discours et parut l’approuver ; mais alors même qu’il approuve, un duc d’Angoulême ne comprend pas.
Cet ambassadeur d’un autocrate avait démêlé à merveille les règles et les nécessités d’un gouvernement constitutionnel. Autant qu’il était en lui, il cherchait à convaincre les Bourbons qu’ils, avaient un grand intérêt à assurer aux chambres une part considérable d’influence dans la confection des lois. Il s’efforçait aussi de leur persuader que la meilleure garantie pour : un souverain est un ministère responsable, homogène et solidaire, dont il respecte l’indépendance, et qu’on ne fait rien de bon sans l’unité dans le conseil. Au surplus, il pensait qu’avec les formes représentatives, l’art de gouverner n’est qu’une transaction continuelle entre les extrêmes pour se fixer à des termes moyens. « Il s’était plaint, dès l’année 1814, que l’éducation politique de la France était peu avancée, que la Convention et Napoléon avaient donné à son âme de mauvais plis, qu’accoutumée aux gouvernemens violens, elle était mal préparée à adopter les mœurs d’un gouvernement mixte, machine délicate à laquelle, sous peine de la fausser, il ne faut toucher que d’une main légère et discrète. « Il faudra du temps, écrivait-il, avant que les Français saisissent l’esprit de leurs institutions actuelles ; il y a beaucoup de noms sans valeur réelle et beaucoup de choses qui ne sont pas encore exactement nommées. » C’est un défaut et un malheur national ; nous avons toujours attaché trop d’importance aux mots, et Dieu sait pourtant si la destinée nous refuse les leçons de choses. « Le perfectionnement des lois organiques, écrivait-il encore, ne doit se faire que très lentement. Il est malheureux qu’il existe en France un nombre trop considérable de gens médiocres qui voudraient dicter un code entier tous les jours et qui voient la patrie en danger du moment où ils ne peuvent pas convertir en lois du pays leurs conceptions particulières et leurs projets de réforme. Cette secte agite l’esprit public, l’empêche de s’habituer à la patience et d’acquérir la force d’attendre, qui est la plus grande vertu et la plus essentielle des peuples libres. » Aujourd’hui encore, ne nous reconnaissons-nous pas dans ce portrait ? Sommes-nous de tout point mieux partagés ou plus sages que nos pères ? N’avons-nous pas comme eux nos intrépides codificateurs, aussi étourdis que médiocres, nos sectes et nos agités, qui nous empêchent d’acquérir la force d’attendre ?
Pendant les premières années de la seconde restauration, dans ce temps de confusion où choses et hommes avaient tant de peine à reprendre leur assiette, sous le premier ministère du grand patriote qui s’appelait le duc de Richelieu, et auquel Pozzo ne marchandait ni son appui ni ses conseils, l’ambassadeur de Russie passa par des alternatives de découragement et d’espérance. Tantôt il constate avec joie que la France semble sortir de son chaos, que ses ressources financières sont étonnantes, que les provinces sont tranquilles, les désordres rares, que le crédit s’améliore rapidement, que les impôts rentrent avec une surprenante facilité. Mais souvent aussi les orages qui éclatent à l’improviste dans la chambre introuvable lui font appréhender quelque catastrophe. Il juge sévèrement dans sa correspondance le parti des ultra, qu’il traite « de parti sans talens, sans connaissances, et, ce qui est encore plus alarmant, sans aucune idée du mal qu’ils font. » Il disait que la doctrine de ces royalistes à outrance consistait dans un mélange bizarre d’opinions religieuses et d’intérêts particuliers, mais que leur principale préoccupation était de récupérer leurs biens confisqués et d’exclure du cabinet, comme de toutes les fonctions publiques, quiconque ne partageait pas leurs sentimens, de n’y admettre que les purs, et, bon gré mal gré, de convertir toute la France au purisme. Il accusait ces révolutionnaires à rebours de se séparer de la nation qu’ils prétendaient gouverner ; il craignait que, pour en finir avec la révolution, ils n’en commençassent une autre.
Au milieu « de ce tourbillon d’inepties et de malignités, » il déplorait la faiblesse du roi, dont les intentions étaient excellentes et les principes irréprochables, mais qui, tracassé par la goutte, cherchant à éviter les ennuis et les querelles domestiques, se laissait compromettre par sa famille, à laquelle il ne faisait pas sentir assez son autorité. En vain le bon sens de Louis XVIII lui découvrait les dangers qu’on lui faisait courir ; en vain disait-il « que, si ces messieurs les royalistes avaient pleine liberté, on finirait par l’épurer lui-même. » Bien qu’il donnât raison à ses ministres contre les énergumènes qui travaillaient à les détruire, il ne savait pas les soutenir et les défendre, et il avait de fatales condescendances pour les conspirateurs.
L’homme le plus dangereux du royaume, aux yeux de Pozzo, était le comte d’Artois, « qui, entouré de brouillons médiocres, incapable de discerner lui-même les mauvaises affaires dans lesquelles on l’entraînait sans cesse, cédait juste autant qu’il fallait pour couvrir les intrigues d’autrui sans avoir lui-même assez de suite et d’application pour les diriger. » Par ordre de son gouvernement, Pozzo le rendit plus d’une fois attentif au mal que faisaient à la France ses relations trop étroites avec les ultra, le haut patronage qu’il leur accordait. « Ce prince est encore plus subjugué par sa faiblesse que par ses préjugés… Durant la discussion, la vérité le frappe, il convient des principes, sans vouloir avouer qu’il est un obstacle à leur mise en pratique ; mais lorsqu’on lui demande de l’action, il proteste qu’il n’a pas de volonté et qu’il est constamment soumis aux ordres du roi. » Le sagace Pozzo avait reconnu de bonne heure dans le futur Charles X le mauvais génie de la restauration ; il avait lu sur ce front fuyant l’arrêt d’une implacable destinée, et il avait fait partager sa conviction au comte de Nesselrode, qui lui écrivait le 7 février 1816 : « Vraiment cette France est inépuisable en élémens de bonheur. Il ne lui faudrait qu’un autre Monsieur, faites-lui donc comprendre une bonne fois que les puissances ne sont pas là pour soutenir ses sottises et pour le faire monter un jour sur le trône avec un système de réaction aussi insensé. »
Pozzo se plaignait par instans que son métier de conseiller s’évertuant à parler à des sourds « le fatiguait à mort, » que ses forces s’épuisaient, qu’il se sentait talonné par la vieillesse. Mais il était de ces hommes éternellement jeunes, pour qui le repos est la pire des fatigues. « Je suis à me tourner de tous côtés comme un chien piqué par les mouches. Il faut faire ma cour à Wellington, moi qui suis le moins courtisan des hommes, représenter au roi qu’il a besoin de fermeté, dire à son ministère qu’il ne convient pas de se décourager et de s’irriter, à Monsieur qu’il se perd avec les siens s’il ne change pas de système, aux Jacobins qu’ils sont des coquins, et aux voltigeurs qu’ils sont des fous… Malgré ce carillon, je suis décidé à faire entendre raison, et je ne désespère pas du succès. Vous savez que je ne donne jamais pour perdues les causes que j’aime, et je me garderai de commencer par celle qui les comprend toutes. » Il écrivait un mois plus tard : « Si un pavillon des Tuileries laissait l’autre exercer son autorité, tout serait dans l’ordre à un point qui surpasserait mes espérances ; je ne veux pas me décourager parce que ce sentiment m’humilie. On était flatté jadis de se casser la tête contre une colonne de bronze ; aujourd’hui, c’est contre des matelas ; pas l’honneur d’une blessure ! » Sa joie fut vive quand il apprit qu’après de longues hésitations, Louis XVIII s’était enfin résolu à dissoudre la chambre introuvable ; de ce jour il reprit confiance dans l’avenir de la légitimité. Mais s’il considérait l’espérance comme la plus précieuse des vertus théologales, il n’avait garde de s’imaginer qu’il suffisait de dissoudre une chambre pour guérir de tous ses maux un pays où la raison publique était tenue en échec par les fureurs de l’esprit de parti, une nation qui, approuvant les modérés, se laissait faire la loi par les intempérans.
Quoiqu’il ait souvent plaidé leur cause, Pozzo n’avait personnellement que peu de goût pour les Bourbons. Il eut, pendant les Cent-Jours, l’occasion de les défendre contre les inconstances et les rancunes de l’empereur Alexandre, que son caractère passionné et son imagination mobile engageaient quelquefois dans des voies étranges. Alexandre aurait voulu, comme le prouve un mémoire envoyé par le cabinet russe le 3 mai 1815, que Louis XVIII abdiquât temporairement et reconnût à la France le droit de disposer librement d’elle-même. « Le roi, lit-on dans le mémoire, en déliant les deux chambres du serment qu’elles ont prêté à la charte constitutionnelle de l’année 1814, en invitant les corps électoraux à envoyer leurs représentans à une assemblée législative à mesure que les départemens se verraient soustraits au pouvoir arbitraire de Bonaparte, arriverait en France au milieu de ses alliés, non pour être replacé sur le trône par la force des armes, mais pour y être élevé par les suffrages de la nation, comme il le fut naguère par ses vœux. » C’était le mettre au hasard de perdre sa couronne ou le condamner, dans le cas le plus heureux, à ne la tenir que du bon plaisir d’une assemblée. Avant de communiquer le mémoire au roi, Pozzo s’en entretint à plusieurs reprises avec Wellington, qui désapprouva formellement ce projet. Le duc déclara, en substance, qu’un roi de France, se démettant de son titre pour l’obtenir de nouveau d’une convention nationale, donnerait au monde un dangereux exemple, qu’en reconnaissant la volonté populaire comme une condition de légitimité et comme l’origine de toute autorité publique, il traiterait d’illégitimes tous les gouvernemens de l’Europe. Heureux de le trouver d’accord avec lui, Pozzo s’empressa d’exposer leurs communes objections au cabinet russe, et le projet de plébiscite fut enterré. Le comte de Nesselrode lui reprocha à ce sujet d’être trop crûment bourbonique. Il répondit qu’il considérait les Bourbons, ainsi que tous les autres souverains, non comme une famille, mais comme une institution. « Je suis persuadé, disait-il, que l’Europe a besoin d’eux pour être en paix, et la France pour être libre. »
Il a soutenu les Bourbons sans les aimer beaucoup ; en revanche, il a pu dire très sincèrement « qu’il travaillait de cœur et d’âme à sauver les Français. » Cet expatrié avait deux patries. L’une était l’île où il était né, et dont les montagnes et les rivages lui étaient restés dans les yeux. Sa destinée le condamna à ne la revoir jamais : mais il ne pouvait l’oublier, et on assure que jamais il n’en parla sans prendre feu. Quant à la Russie, sa grande patrie d’adoption, il lui consacra, comme il le disait lui-même, « toutes ses facultés avec une fidélité qui était une religion. » Mais, vingt années durant, il fut l’ami chaud, l’avocat passionné de la France, et peut-être l’aimait-il encore plus qu’il n’osait l’avouer. Il avait beau déclarer « que cette France guillotinée se trouvait dépourvue des grands instrumens de gouvernement, qu’on n’y voyait que d’es gens occupés de vendre leur obéissance, que ses modernes Solons ne lui parlaient que de ses droits, ne lui soufflaient mot de ses devoirs. » Sa grâce était la plus forte, elle lui avait pris le cœur. Au surplus, ses devoirs se conciliaient sans peine avec ses sympathies. En travaillant à notre relèvement, il pensait servir l’intérêt russe. Il avait prévu que la Sainte-Alliance ne serait pas éternelle, et il caressa jusqu’à la fin le rêve d’une alliance franco-russe, qui lui semblait la plus sûre garantie de la paix de l’Europe.
L’empereur Alexandre l’accusait quelquefois de trop s’abandonner à son penchant. On l’engageait à ne pas outrepasser ses instructions, à tempérer son zèle. Capo d’Istria lui écrivait ; « Je vous ai vu frémir à l’aspect glacial de Humboldt lorsqu’il disséquait la France ou lorsqu’il se proposait de la traiter comme le docteur Sangrado, cusque ad extinctionem. Je crains vos mouvemens d’impatience. » Il répondait que la politique seule inspirait sa conduite, dirigeait toutes ses actions. Quoiqu’il s’en défendît, il y avait un mystère du cœur dans cette affaire. Ce Corse s’était refusé jadis à devenir Français, et quand Louis XVIII voulut faire de lui son ministre de l’intérieur, il refusa encore. La France était une maîtresse qu’il ne voulait ni quitter ni épouser ; peut-être craignait-il d’être moins amoureux le lendemain de la cérémonie. La plus cruelle disgrâce dont le frappa son gouvernement fut de le déplacer en 1835, de l’arracher à ses plus chères habitudes en le nommant, ambassadeur à Londres. Il s’éloigna la mort dans l’âme, comme s’il eût repris le chemin de l’exil. Paris était le seul lieu du monde où il jouît pleinement de lui-même et de la vie, et c’est à Paris qu’il a passé ses derniers jours.
Nous savions depuis longtemps qu’en 1815 l’empereur Alexandre avait été notre seul ami et quels précieux services nous rendit son ambassadeur. On en mesurera encore mieux l’étendue en lisant la correspondance de Pozzo ; on y voit clairement à quels périls nous avons échappé, quels desseins on avait sur nous, à quel prix nos ennemis voulaient vendre sa couronne à Louis XVIII. C’était d’abord l’Autriche qui, disait Pozzo, entendait nous détruire par les moyens qui lui sont propres. « Elle désorganise par cette force d’inertie qu’elle sait employer mieux que toute autre parce que c’est le seul genre de mouvement inhérent à sa nature depuis plusieurs siècles. Son projet est de se bien établir en France et de supprimer les obstacles qui s’opposent à ses progrès futurs. Placée ainsi en amphithéâtre avec tous les démons de la discorde à ses côtés, elle veut montrer aux Français le roi de Rome dans le lointain, et du haut des tours de Strasbourg les exciter à se battre comme des gladiateurs dans une arène. » C’était ensuite la flegmatique Angleterre qui, affectant la neutralité, complotait froidement notre perte. Canning devait, à quelque temps de là, révéler les vrais sentimens de sa nation lorsque, se rencontrant avec Mme de Staël dans un des appartemens des Tuileries, il s’écria, au cours d’une orageuse discussion, que le royaume était conquis, qu’on voulait non-seulement l’occuper, mais ne pas le quitter avant de l’avoir mis dans l’impossibilité de remuer pendant cent ans.
Mais c’était surtout au quartier-général prussien que nous avions affaire. Dans l’ivresse de la victoire, il avait juré de démembrer la France et de s’emparer de l’Allemagne. Il disposait de tout, se substituait au cabinet, n’écoutait plus son roi ; il consentait à peine à le tolérer. Il y eut en Prusse, dans tous les temps, un parti militaire enclin à s’immiscer dans le gouvernement, dans l’administration, dans la politique étrangère. En 1815, ce parti ou cette faction avait fait alliance avec les sociétés secrètes dont on s’était servi pour soulever l’Allemagne contre Napoléon. On projetait d’accomplir d’accord avec elles des réformes violentes, de convoquer à Berlin une assemblée chargée de libeller une constitution, et on mêlait l’esprit de secte aux convoitises, des rêves de tribuns à des chimères de soudards. « Une seule bataille a terminé la guerre, écrivait Pozzo. De Waterloo à Paris, les armées ont marché presque sans coup férir. Le succès, qui aurait dû inspirer les conseils de la sagesse et de la bonne foi, les a plus ou moins bannis de partout… La Prusse s’est mise à la tête d’une nouvelle révolution. Une conspiration militaire vient de s’emparer de l’autorité ; le principe qui guide ces gens est le mélange de tout ce qui est opposé au bien dans tous les systèmes. Maximes démocratiques jointes à l’avidité du pouvoir ; constitution délibérée dans un conseil de guerre ; politique extérieure soumise aux caprices et aux exigences de l’armée ; patriotisme allemand et projet évident de conquérir ceux mêmes qu’on a l’air d’exciter à la liberté ; jargon religieux avec toute l’acrimonie de l’esprit de secte et les mystères d’une société secrète ; telles sont les idées de ceux qui, ayant plus d’activité que d’espace à parcourir chez eux, voudraient se jeter chez les autres et introduire dans les armées le jacobinisme des clubs. » Et il s’étonnait que Frédéric-Guillaume III parût donner carte blanche à ces dangereux visionnaires, qui, pour devenir les maîtres, se servaient indifféremment de tout, du mysticisme et de la cravache, de la prière et de l’épée, de la plume de Machiavel et du sabre de Mahomet.
Si le flegme britannique, l’astuce du cabinet autrichien et les fureurs prussiennes avaient disposé librement de nos destinées, nous aurions perdu dès ce temps l’Alsace et une partie de la Lorraine, et avec l’Alsace on nous eût pris la Flandre, une partie de la Haute-Champagne, de la Franche-Comté, du Dauphiné, du Bugey. Désormais, nos frontières et toutes les routes qui mènent à Paris eussent été ouvertes à l’invasion. Les forteresses qui nous restaient devaient être ou désarmées ou occupées par les alliés durant sept ans. Pas d’autre garantie que la bonne foi ou le bon plaisir, et pendant qu’on détruisait à dessein les ressources de la France, qu’on tarissait son revenu, on exigeait d’elle une contribution de guerre qui, en y ajoutant l’entretien des troupes durant l’occupation, montait à près d’un milliard et demi.
Pozzo regardait ce projet de traité « comme un chef-d’œuvre de destruction. » — « Au lieu d’y voir de la fureur, disait-il, je n’y aperçois que du calcul qui va à ses fins d’une manière infaillible… Si la France consent à un pareil arrangement, elle est effacée de la carte politique de l’Europe. A la vérité, le traité est rédigé dans ce but. On impose des conditions impossibles à exécuter, et on attend les prétextes de l’inexécution pour opérer de nouveaux empiétemens. Les projets des Anglais à cet égard sont fixés ; ils n’y renonceront qu’autant qu’ils verront plus de danger à jeter la France dans le désespoir et eux-mêmes dans une guerre dont ils ne sauraient prévoir la fin, qu’à suivre un système de modération et d’équité. Lord Castlereagh ne s’arrêtera jamais qu’au point où il trouvera une résistance qui le compromette. Le roi ne peut accepter ce qu’on lui propose sans donner l’exemple d’un grand suicide politique. » Poussé par une inspiration du cœur, Pozzo eut l’idée aussi hardie qu’ingénieuse de faire écrire par Louis XVIII à l’empereur de Russie une lettre solennelle qui serait communiquée aux autres alliés. Cette lettre fut concertée entre les deux souverains et rédigée par l’ambassadeur lui-même. On en conserve l’original aux archives de Saint-Pétersbourg, et l’éditeur de la correspondance en a copié le texte sur un brouillon de la main de son arrière-grand-oncle.
Elle était ainsi conçue : « Monsieur mon frère, c’est dans l’amertume de mon cœur que j’ai recours à Votre Majesté impériale pour lui exprimer avec abandon le sentiment pénible que m’a fait éprouver la lecture des propositions faites à mon ministère de la part des quatre cabinets réunis. Ce qui surtout me navre profondément et me porte à désespérer de la malheureuse France, c’est l’idée accablante que Votre Majesté, en qui je fondais mon espoir, semble avoir autorisé la communication qui m’a été adressée officiellement… Un sentiment de justice, fortifié de toute l’étendue de ma reconnaissance, m’avait, à la vérité, convaincu de l’obligation de supporter de grands sacrifices. Mais aurais-je jamais pu présumer qu’au lieu de conditions déjà assez onéreuses, il m’en serait proposé d’autres qui allient la ruine au déshonneur ? .. Non, sire, je ne saurais encore me persuader que votre opinion soit irrévocable. S’il en était autrement, si j’avais le malheur de m’abuser, si la France n’avait plus à espérer la révocation de l’arrêt qui a pour but de la dégrader, alors, je n’hésite plus à vous l’avouer, sire, je refuserais d’être l’instrument de la perte de mon peuple, et je descendrais du trône plutôt que de condescendre à ternir son antique splendeur par un abaissement sans exemple. » Cette lettre porta coup, et l’effet s’en fit bientôt sentir ; les vautours, pris d’inquiétude, lâchèrent leur proie. Pozzo ajoute, au bas de son brouillon : « C’est après que cette note fut communiquée aux alliés et soutenue par la Russie qu’on négocia sur la base de l’occupation temporaire. » Voilà, sans doute, un curieux document. S’il est permis de s’étonner qu’un homme qui n’était pas Français ait si bien fait parler un roi de France, on s’étonne encore plus qu’un descendant d’Henri IV ait eu besoin de recourir à l’assistance d’un étranger pour expliquer à ses ennemis ce qui se passait dans son âme, pour leur déclarer qu’il ne consentirait jamais à : son déshonneur, pour leur faire entendre le cri de son désespoir et de sa fierté outragée.
Dans la notice qu’il a consacrée à Pozzo di Borgo, Capefigue vante surtout sa rare habileté. Pozzo eût été peu sensible à ce compliment, il faisait peu de cas des hommes qui ne sont que des habiles. « L’intérêt de Talleyrand pour les autres, écrivait-il, est proportionné au besoin qu’il en a dans le moment ; ses civilités mêmes sont des placemens à usure qu’il faut payer avant la fin de la journée. Vous connaissez mon abandon ; je m’étais un peu laissé aller à compter sur ses sentimens ; dès que j’ai vu qu’il n’en a pas plus que le marbre, je me suis tenu avec lui dans une mesure parfaite. » Pozzo ne se piquait pas d’être de marbre, mais s’il a souvent mêlé le sentiment à la politique, il a toujours mêlé la raison au sentiment. Quoiqu’il sût par cœur son Dante et son Virgile, il se défiait des poètes et des idéalistes, mais il détestait les maquignons. Il considérait la diplomatie comme un art noble et bienfaisant, et il voulait que l’intrigue elle-même fût mise au service des principes.
Il habitait volontiers les régions moyennes, bien différent en ceci du plus glorieux de ses compatriotes, dont il disait : « Moi comme bien d’autres, nous serons des planètes secondaires, autour du grand soleil, soit qu’il ait vivifié ou brûlé le monde. » Il l’avait connu, pratiqué ; dans leur jeunesse ils avaient rêvé ensemble à l’ombre des oliviers : « Nous nous entretenions sans cesse de ce qui était et de ce qui pourrait arriver. Nos têtes s’exaltaient. Il saisissait toutes les grandes idées avec une impatience marquée, il comparait ce qui était et ce qui aurait -dû être, et se montrait mécontent et mal prévenu contre le monde. » Ces deux jeunes gens se ressemblaient bien peu. L’un, qui joignait un tempérament de jacobin à l’imagination d’un Titan, aspira toujours à refaire les hommes et les choses ; l’autre avait un éloignement instinctif pour les entreprises chimériques, pour tout ce qui dépasse la nature et ses lois.
Pozzo aimait cette vieille Europe que Napoléon tenta de détruire ; mais il pensait qu’on ne pouvait la faire durer sans de grands travaux d’entretien et de réparation, et il n’a jamais cru que le mieux fût l’ennemi du bien. Ce Corse au sang chaud avait du cœur, un grand sens et un naturel philosophe. Il savait s’émouvoir, se fâcher, il savait aussi se consoler, et quand les affaires n’allaient pas comme il l’aurait voulu, il s’amusait de la grande comédie humaine : « Je vois tout cela, disait-il, comme je verrais une pièce de Beaumarchais. »
G. VALBERT.
- ↑ Correspondance diplomatique du comte Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie en France, et du comte de Nesselrode, depuis la restauration des Bourbons jusqu’au congrès d’Aix-la-Chapelle, publiée par le comte Charles Pozzo di Borgo. Paris ; Calmann Lévy.
- ↑ Souvenirs sur la Révolution, l’Empire et la Restauration, par le général comte de Rochechouart. mémoires inédits publiés par son fils. Paris, 1889 ; librairie Plon.