La Correspondance de Lord Beaconsfiel avec sa soeur

La Correspondance de Lord Beaconsfiel avec sa soeur
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 681-692).
LA CORRESPONDANCE
DE
LORD BEACONSFIELD
AVEC SA SŒUR

La vie de lord Beaconsfield, ou de Benjamin Disraeli, est l’exemple frappant d’une bataille gagnée sur l’opinion publique d’un grand pays par un homme qui, très contesté à ses débuts, conquiert de haute lutte l’estime qu’on lui refusait, triomphe de toutes les résistances et, par son adresse, son industrie, aidée d’une indomptable volonté, finit par s’imposer à la fortune. Personne n’eut plus d’ennemis que lui, personne ne fut en butte à plus d’attaques et de diffamations. Comme le remarque un de ses biographes, on l’a traité tour à tour « d’aventurier, de renégat, de girouette, de fourbe, de finassier et de hâbleur, de romancier saugrenu ou insipide, d’idéologue prétentieux, de charlatan, de magicien israélite, de saltimbanque. » Ses adversaires le vilipendaient, ses amis regimbaient contre l’autorité qu’il osait prendre sur eux. Il avait juré de gagner sa bataille, il l’a gagnée.

Après avoir été le leader du parti tory dans la chambre des communes, on l’a vu chancelier de l’échiquier, puis premier ministre. Quand il revint du congrès de Berlin en 1878, un peuple tout entier se pressa sur son passage, il rentra dans Londres en triomphateur, au bruit des acclamations publiques, et des milliers de bouches le saluèrent duc de Chypre. Trois ans plus tard, il n’était plus ; mais sa popularité s’est encore accrue après sa mort et, dans les circonstances si critiques que traverse aujourd’hui l’Angleterre, on semble chercher des yeux ce grand absent; on se persuade que, s’il était là, tout irait mieux, que cet homme plein d’expédiens et de conseils trouverait sûrement un remède aux maux dont on souffre et à ceux qu’on prévoit. Il y a quelques semaines, Londres faisait une manifestation en son honneur. Jamais la fleur jaune qui lui est consacrée n’avait été plus à la mode, n’avait paré plus de boutonnières; jamais tant d’Anglais n’avaient paru disposés à croire que le prétendu saltimbanque était un grand homme d’état, un de ces pilotes expérimentés et sagaces, à qui les vents obéissent et qui trouvent toujours le chemin du port.

M. Ralph Disraeli a été bien inspiré en publiant tout récemment une partie de la correspondance intime de son illustre frère, c’est-à-dire quelques extraits des lettres que l’auteur de Vivian Grey adressait à sa sœur, qui possédait toute sa confiance, et à laquelle il écrivait un jour: « Mes lettres sont plus courtes que celles de Napoléon, mais je vous aime plus qu’il n’aimait Joséphine[1]. » l’éditeur avait bien choisi son moment; il ne pouvait douter que sa publication ne fût goûtée. On lui reproche seulement d’avoir été trop réservé, trop discret, trop avare de son bien. Il a émondé, élagué, supprimé mainte épigramme, il n’a voulu chagriner personne. Les deux volumes qu’il a donnés semblent un peu maigres ; le lecteur reste sur son appétit. Toutefois, si maigres que soient ces lettres écourtées ou tronquées, elles contiennent plus d’un détail curieux sur les commencemens de lord Beaconsfield et elles aident à mieux connaître cet ambitieux de grande race et de haut vol, en qui ses ennemis ne voulaient voir que le plus effronté des intrigans.

Il y a bien des méthodes pour arriver; le point est de réussir. Celle qu’avait adoptée à ses débuts Benjamin Disraeli est fort chanceuse; mais il ne craignait pas les hasards. Il avait résolu de faire, coûte que coûte, beaucoup de bruit autour de son nom. Des allures étranges, des bizarreries de conduite et de costume, un roman plein d’allusions et dont on reconnaissait les personnages, un peu de scandale, un peu d’esclandre, un grand talent mis au service d’une audacieuse fatuité, tous les moyens lui parurent bons pour s’imposer à l’attention d’une société morgueuse qui lui reprochait ses origines et doutait qu’un prophète pût sortir de Nazareth de Galilée. On parla de lui, c’était son plus cher désir; on commenta ses livres et ses actions. En jouant du coude, il s’était ouvert le chemin, il avait pris rang parmi les bêtes curieuses dont on s’occupe. Cet animal rare était doué d’un prodigieux esprit, et après s’être étonné, on admira. Les portes les plus rebelles s’ouvrirent l’une après l’autre; il fut accueilli, fêté, caressé. En peu de mois il était devenu, selon l’expression du temps, un vrai lion, une fine fleur de dandysme. Ceux qui l’ont vu dans sa première jeunesse ont gardé un ineffaçable souvenir de son habit de velours doublé de satin blanc, de ses manchettes de soie noire, dont les franges pendaient, de sa canne d’ivoire incrustée d’or, de sa voix efféminée et zézayante, de son teint blême, de ses abondans cheveux de jais, dont les boucles retombaient en masse épaisse sur sa joue gauche. Ses yeux, « sombres comme l’Érèbe, » exprimaient tour à tour la gai té sarcastique d’un diable ou l’inquiète vigilance d’un homme qui guette les occasions, épie les secrets de son prochain. Selon les conjonctures, il observait un discret et patient silence, et tout à coup il éclatait, ses lèvres frémissantes rendaient des oracles ou décochaient des épigrammes. Les hommes confessaient de mauvaise grâce que ce dandy parlait une langue précise, élégante et fine, et qu’il avait le génie de la discussion ; mais ils le tenaient en médiocre estime, se moquaient de ses afféteries. Les femmes, au contraire, étaient pleines d’indulgence pour ses grandes et ses petites vanités, qui ne leur déplaisaient point, et les plus clairvoyantes annonçaient qu’un jour Benjamin Disraeli serait quelqu’un, qu’il ferait figure dans le monde[2]. Un matin, il disparut. Il était parti pour l’Espagne, il était parti pour l’Orient. A son retour, les empressemens redoublèrent. Dès lors, il pouvait renoncer sans péril à quelques-unes des excentricités qui l’avaient fait remarquer; il n’en conserva tout juste que ce qu’il fallait, il était fermement convaincu que les sages doivent compter avec la badauderie humaine, qu’un peu de charlatanisme ne nuit pas, qu’on peut s’en servir pour fonder sa fortune politique comme pour propager une religion nouvelle : « Joseph Smith, père des Mormons, a-t-il dit, aura toujours plus de disciples que le très raisonnable Bentham. »

Il avait vaincu les défiances et les dédains, forcé l’entrée des plus grandes maisons. Les attentions flatteuses qu’on lui témoignait le faisaient tressaillir d’aise, son amour-propre s’en délectait. Il écrivait à sa sœur dans le mois de juin 1833 : « Ma table est littéralement couverte de cartes d’invitation, et quelques-unes me viennent de gens que je ne connais pas. » Il lui écrivait encore, un an plus tard : « j’étais lundi chez la duchesse de Saint-Alban ; mais je n’y suis pas arrivé assez tôt pour mon amusement ; j’ai perdu la danse mauresque. Mardi, j’étais chez lady Essex et à l’Opéra; ce soir, je vais chez la duchesse d’Hamilton. j’ai eu cette année de grands succès dans la société. Je suis aussi populaire parmi les dandies que j’étais haï des gens du commun. Je fais facilement mon chemin dans le plus grand monde ; on n’y trouve ni envie ni malice, mais le goût d’admirer et d’être amusé. « Il ne s’est jamais blasé sur ce genre de plaisirs; il n’était point philosophe, il est mort sans être revenu de rien, sans s’être dégrisé d’aucune illusion; il n’a jamais dit : vanité! ô néant ! Toute sa vie, il a pensé qu’une grande dame était faite d’une autre pâte qu’une bourgeoise et que c’est un spectacle incomparable que celui d’une partie de croquet jouée par des duchesses armées de maillets d’ivoire. Toute sa vie, il a jugé qu’après la joie d’être ne baron de Thunder-ten-trouck, le second degré de bonheur était d’être reçu dans son château et d’avoir part aux confidences de Mlle Cunégonde.

Le monde a sa poésie, et lord Beaconsfield était poète à sa façon; ses yeux « noirs comme l’Érèbe » avaient un goût particulier pour tout ce qui brille. Les grâces, les élégances qu’il était admis à contempler de près charmaient son imagination, réchauffaient d’une douce ivresse. Les descriptions de fêtes abondent dans ses lettres : « Nous nous embarquâmes à cinq heures, le ciel était favorable; nous chantâmes le long du chemin; nous avons erré dans de beaux jardins dignes de Paul Véronèse, remplis non-seulement de fleurs, mais de fontaines et de perruches. Le dîner était de première qualité et bien supérieur à ces froids et misérables piques-niques, où tout le monde apporte la même chose... j’allai à Rosebank pour assister à un petit bal donné par les Londonderrys. La maison n’est qu’un beau cottage; mais une grande serre de plus de soixante pieds de long, large et haute en proportion et ornée de festons de fleurs, formait une charmante salle de bal. Les clartés de la lune, les jardins illuminés, les terrasses, la rivière, la musique, la décoration rustique de la salle, la brillante compagnie qui s’y pressait, tout faisait penser à l’une de ces fêtes que George Sand a décrites dans ses romans. »

Mais, si poète qu’il fût, il n’oubliait jamais le solide, et il préférait la richesse à l’élégance. Quand il dînait pour la première fois dans une maison, il promenait autour de lui des yeux de commissaire-priseur, et il avait bientôt fait de calculer à quoi pouvait monter la fortune de l’amphitryon et quel degré de respect lui était dû. Il avait autant de plaisir à contempler une belle vaisselle plate, une magnifique pièce d’argenterie bien massive qu’une jolie femme enveloppée d’un nuage de tulle et de dentelles. Rousseau prétendait que les liards sont plus amis de la joie que les louis d’or ; lord Beaconsfield, qui goûtait peu Rousseau, méprisait profondément les liards et il avait beaucoup d’estime pour les louis, quand ils font tas. La campagne lui plaisait dans un grand parc d’aspect très seigneurial; il demandait aux paysages d’avoir un air ducal et princier, de ressembler au moins à un décor d’opéra, et s’il traitait l’amour de passion divine, il pensait que, si divine qu’elle puisse être, elle fait dans ce monde une piètre figure lorsqu’elle n’a ni fonds ni rentes. — « A propos, écrivait-il à sa sœur le 22 mai 1833, voudriez-vous avoir pour belle-sœur lady Z., femme très intelligente, qui a 25,000 livres sterling et des goûts casaniers? Tous ceux de mes amis qui ont épousé par inclination de belles femmes les battent ou en sont séparés. Je peux commettre plus d’une folie dans ma vie, mais je ne ferai jamais celle de me marier par amour; ce genre de mariage est un gage assuré d’infélicité. » Comme lui, les héros de ses romans se sentent nés pour la vie grasse; comme lui, ils jugent que l’argent est l’outil universel et la première des puissances sociales ; ambitieux ou philanthropes, ils aspirent à faire grand, ils rêvent des trésors et des sceptres. Les ennemis de lord Beaconsfield lui ont reproché plus d’une fois son imagination romanesque ; mais il y a romans et romans, et il avait fait son choix : il appartenait à l’école du romantisme milliardaire.

Il se connaissait bien lui-même, et il nous a livré son secret dans une page d’un de ses derniers romans. Quiconque a lu Lothair se rappelle M. Phœbus, ce parfait maître de maison, qui s’entendait si bien à donner des banquets en plein air. « Un Watteau ou un Lancret aurait seul pu rendre ces groupes charmans, ces couleurs savamment assorties, ainsi que la grâce des visages, quelques-uns jolis, d’autres un peu précieux; les dames assises sur des chaises d’osier peintes et dorées, les hommes étendus sur le gazon ou servant ces princesses avec un galant empressement; les petites tables ornées de cent façons différentes ; les potages offerts dans de délicates petites coupes de Sèvres, les vins dans des verres de Venise, les gibiers du Nord, les friandises italiennes, les bouquets magnifiques, tout cela digne d’une musique douce et invisible qui sortait d’un pavillon, interrompue parfois par le cri de quelque ara mécontent de n’être pas remarqué au milieu de tout ce monde et de toute cette gaîté splendide. — c’est un enchantement, c’est du roman tout pur, murmura à l’oreille d’Euphrosyne un des convives qui se piquait d’aimer et de protéger les arts. — Oui, du roman tout pur, mais avec une bonne dose de réalisme, répondit-elle en lui servant une énorme truffe qu’elle venait d’extraire de la serviette. Vous savez qu’il faut la manger avec du beurre. » Lord Beaconsfield a toujours mêlé à ses imaginations romanesques une bonne dose de réalisme, et toutes les fois qu’enveloppé des fumées de son chibouque de Perse ou de Syrie, il exposait les espérances un peu nuageuses de la jeune Angleterre, le programme d’une royauté mystico-chrétienne, incarnant en elle les souffrances et les désirs des classes ouvrières ou causant politique avec les anges, on voyait tout à coup sortir de sa serviette la fameuse truffe noire qu’il faut manger avec du beurre, et durant toute sa vie il l’a mangée comme il faut la manger. Nous n’avons pas de raisons de croire que M. Gladstone méprise la truffe, que Brillat-Savarin proclamait le diamant de la cuisine; mais l’art d’allier un peu de mysticisme aux intérêts et aux plaisirs de la terre, lord Beaconsfield l’a seul connu et enseigné. Un tel homme devait chercher dans la vie autre chose que de stériles satisfactions d’amour-propre; il avait de plus hautes visées et il eut beaucoup de peine à les faire accepter. Le monde aime qu’on l’amuse; mais il se persuade difficilement qu’un amuseur ait l’étoffe d’un homme d’état et qu’il faille confier à un excentrique le soin de gouverner un royaume ou de régler les finances d’un grand pays. Le monde avait décidé depuis longtemps que Benjamin Disraeli était un romancier de grand talent et un homme d’infiniment d’esprit ; mais il se refusait à prendre ses ambitions au sérieux, il ne croyait pas à son bon sens, il le jugeait incapable d’acquérir la science des affaires et de conduire une voiture sans la verser.

Benjamin Disraeli était de la race des intrépides, et il savait se retourner; quelque échec qu’il essuyât, rien n’ébranlait son imperturbable confiance en lui-même et dans sa destinée. Ses premières campagnes électorales, où il déploya, comme il le disait, « une véritable furie d’enthousiasme, » furent malheureuses. Elles lui servirent à se perfectionner dans l’art de la parole et prouvèrent qu’il était aussi propre à haranguer les foules qu’à aiguiser une épigramme ou à conter une histoire à des duchesses. Enfin, la fortune lui tint compte de son obstination ; en 1837, les électeurs de Maidstone l’envoyèrent siéger à la chambre des communes. Dès ce temps-là, l’Irlande causait de grands embarras au gouvernement anglais; elle demandait par la bouche d’O’Connell le rappel de l’Union. Disraeli avait eu maille à partir avec le grand agitateur, et comme il aimait à sonner la fanfare, il lui avait écrit dans un style de capitan matamore : « Un jour, nous nous retrouverons, vous et moi, dans les plaines de Philippes. » Il avait hâte de lui tenir parole, de faire ses premières armes contre ce redoutable adversaire et de montrer à ses électeurs de quoi était capable leur jeune représentant. A peine eut-il prononcé les premiers mots de son exorde, la brigade irlandaise s’appliqua à couvrir sa voix par des cris tumultueux, par d’insolentes clameurs. On sifflait, on grognait, on miaulait, on aboyait, on gloussait, on poussait des huées, on tambourinait avec les pieds.

Il ne put faire tête à cet infernal tapage ; il dut renoncer à terminer son discours. Il se rassit en disant : « Je ne suis pas étonné de l’accueil que je trouve ici. Il y a plusieurs choses que j’ai dû recommencer plusieurs fois, j’ai toujours fini par les mener à bonne fin. Je me rassieds, le temps viendra où vous m’écouterez. » Le lendemain, tous les journaux de Londres annonçaient que le débutant avait fait un complet et misérable fiasco. Ses ennemis s’en réjouissaient bruyamment; ses amis lui prodiguaient leurs consolations, leurs bonnes paroles, en dissimulant de leur mieux le secret plaisir que leur procurait sa mortifiante mésaventure. L’amitié a son venin et il lui arrive souvent de faire crier nos blessures en les pansant. Les lettres où il raconte son malheur et sa défaite le font bien connaître : « j’ai prononcé la nuit dernière mon premier discours, my maiden speech, écrivait-il à sa sœur, le 8 décembre 1837; j’avais pris la parole à la requête de mon parti et avec le plein assentiment de sir Robert Peel. Comme je désire vous donner une idée exacte de ce qui s’est passé, je commence par déclarer que mon début est un échec en ce sens que je n’ai pu réussir à me faire entendre; mais cet échec n’est imputable à aucune incapacité ni à aucune défaillance de ma part; mes adversaires m’ont vaincu par la puissance de leurs poumons. Je ne puis vous donner une idée de leur âpreté, de leur violence, de la déloyauté de leur conduite. Ce fut comme mon premier début à Aylesbury et peut-être ai-je le droit d’en tirer un bon augure pour mes triomphes à venir. j’ai livré la bataille jusqu’au bout avec un indomptable courage et avec un sang-froid qui ne s’est pas un instant démenti. »

Un maître dans l’art de la parole, qui avait entendu ce discours malheureux, déclara aux malveillans, aux railleurs, «que si jamais un homme avait possédé le génie de l’éloquence, c’était ce débutant dont on se moquait, que rien ne pouvait l’empêcher de devenir l’un des premiers orateurs de la chambre des communes. » — « Son seul tort, ajoutait-il, est d’avoir débuté trop brillamment. Un début devrait toujours être pâle et ennuyeux. La chambre n’admet pas qu’on ait de l’esprit sans lui en avoir demandé l’autorisation; elle n’aime pas que de prime abord on se donne pour ce que l’on est, elle veut avoir le plaisir de vous découvrir et de vous inventer. » A quelques jours de là, ce bon juge en matière d’éloquence et de rubriques parlementaires rencontra Disraeli chez un ami commun et s’appliqua à relever son courage, qui n’était point abattu : « Si on vous avait écouté, qu’en serait-il advenu? Vous auriez fait le meilleur discours que vous puissiez souhaiter de faire. Il aurait été froidement reçu, et vous auriez désespéré de vous-même. Vous avez montré à la chambre que vous possédez un bel organe, que vous avez la parole à votre commandement, qu’à l’éloquence vous joignez le courage, le sang-froid, la présence d’esprit. Débarrassez-vous de votre génie pendant tout le cours de la session. Parlez souvent, afin de prouver qu’on n’a pas réussi à vous intimider, mais parlez brièvement. Pas de mouvemens oratoires; tâchez d’être ennuyeux, argumentez, raisonnez. Étonnez-les en traitant des questions d’affaires, et descendez dans le détail. Citez des chiffres, des dates ; avant peu, la chambre, qui sait que vous avez de l’esprit et de l’éloquence, se plaindra que vous gardez vos talens pour vous. Elle vous encouragera à mettre toutes voiles dehors, et vous deviendrez un de ses favoris. » Ces conseils ne tombaient pas dans l’oreille d’un sourd; mais Disraeli avait-il besoin qu’on le conseillât? Jamais homme ne sut mieux ce qu’il devait faire et comment un plaideur doit s’y prendre pour gagner son procès et jeter de la poudre aux yeux de ses juges.

Il y a des défaites qui promettent des victoires ; il y a des victoires sans avenir, sans lendemain, et des vainqueurs qui disparaissent dans leur triomphe, témoin la bizarre destinée de William-Gérard Hamilton, dont M. Joseph Reinach a traduit tout récemment la Logique parlementaire. Député à vingt-six ans, il arrivait au parlement dans les conditions les plus favorables, les plus heureuses. Ce jeune homme de riche et grande espérance avait fait à Oxford de brillantes études; travailleur infatigable, profondément versé dans le droit comme dans la politique, aucune question ne lui était étrangère, et ce novice aurait pu donner des leçons à ses maîtres. Quelques mois après son entrée à la chambre, il remportait, comme le remarque son traducteur, le plus éclatant des succès oratoires : « Voilà le rival de Chatham! s’écriait-on; voici pour l’Angleterre un grand orateur de plus! » Point du tout; son succès l’a troublé dans l’âme; du premier coup il s’est mis hors d’état de se surpasser lui-même ; il n’ose pas tenter une seconde fois la fortune, et pendant quarante années, il va demeurer silencieux à son banc.

On le surnommera l’Hamilton à l’unique discours, the single speech Hamilton. Soit orgueil ou inquiétude d’amour-propre, soit timidité ou scepticisme, il ne dira plus rien ; il se dérobe à sa gloire, il se confine dans d’obscurs emplois, et pour se consoler de n’être qu’un fruit avorté et un orateur manqué, il écrit un livre où il démontre que l’éloquence est un art inférieur, qui consiste à embrouiller les questions par des sophismes. Il a renoncé à faire la cuisine, c’est un métier qu’il méprise, mais il tient à prouver qu’il en connaît tous les secrets, toutes les recettes, et son Manuel du parfait cuisinier politique abonde en conseils tels que ceux-ci : « Votre prétention étant bien établie dans votre propre esprit, cherchez un principe sur lequel vous puissiez l’appuyer. — Quand vous avez trouvé un fait ou un exemple particulier, transformez-le en un principe général. — Fortifiez votre esprit contre toutes les impressions que pourrait produire en vous le raisonnement de votre adversaire. — Pour attaquer ce que les autres ont dit ou pour défendre ce que vous avez dit vous-même, omettez ou ajoutez quelque chose, ou remplacez un mot par un autre, un peu plus modéré ou un peu plus énergique, selon le but que vous poursuivez. »

On trouverait difficilement dans le Manuel d’Hamilton une règle, une rubrique que lord Beaconsfield n’ait appliquée maintes fois pour se défendre contre les accusations de ses ennemis, ou pour renverser un cabinet whig. Mais il laissait aux infirmes le soin de réduire en système

[3] l’art de la prestidigitation oratoire, des ambiguïtés savantes et de la sophisterie parlementaire. Il pensait, comme La Rochefoucauld, que beaucoup de gens donnent de bons préceptes pour se consoler de n’être plus en état de donner de mauvais exemples. Pour sa part, il préférait résolument la pratique à la théorie, et il n’avait garde d’enseigner aux autres ses secrets. Au surplus, c’est peu de chose qu’un précepte, il faut savoir s’en servir, et, comme les bêtes, les vrais artistes se gouvernent par instinct. À son adresse naturelle, à son flair, il joignait la puissance du tempérament. Il avait le goût des hasards, l’humeur guerroyante ; il était à la fois très passionné et très indifférent ; il aimait à donner des coups, il ne craignait pas d’en recevoir. La nature l’avait abondamment pourvu de ce que les Anglais appellent les esprits animaux ; il n’avait pas besoin de calculer sa dépense, il était sûr de rentrer dans ses frais, de réparer aisément ses pertes, et il lassait ses ennemis, qui ne l’ont jamais lassé.

Le 7 février 1833, quatre ans avant d’entrer dans la vie publique, il avait écrit à sa sœur : « j’assistai hier à une séance de la chambre des communes, l’une des plus belles que nous ayons eues depuis bien des années. Bulwer parla ; mais il ne possède pas les qualités physiques de l’orateur, et malgré tous ses efforts, il ne réussira jamais. j’entendis Macaulay, Sheil et Charles Grant. Macaulay prononça l’un de ses meilleurs discours, il fut admirable ; mais entre nous, je pourrais les jeter tous par terre, I could floor them all. Ceci bien entre nous : la chose de ce monde dont je suis le plus certain, c’est que je pourrais tout balayer devant moi dans cette chambre. Mon heure viendra. » c’est ainsi que ce cheval de course, en regardant courir les autres, hennissait d’impatience et grattait la terre de son sabot. L’événement a justifié sa confiance et son orgueil, qu’on traitait de ridicule fatuité. Dès le lendemain de son fiasco, il annonçait fièrement qu’il aurait bientôt sa revanche, et dix jours après, il prenait de nouveau la parole dans une discussion sur la propriété littéraire : « Quand je commençai, l’assemblée donna des signes de curiosité et d’attention. Je sus résister à la tentation de faire le grand discours que tout le monde attendait. J’avais résolu d’être bref, net, et de ne pas sortir de mon sujet. Ma voix était en parfait état… Au moment où je me rassis, des applaudissemens se tirent entendre de toutes parts. Talfourd, qui me répondit, rendit justice a aux excellentes remarques de l’honorable membre pour Maidstone, qui est lui-même un des plus grands ornemens de notre littérature moderne. » À ces mots, Peel applaudit bruyamment ; il m’avait soutenu de ses marques d’approbation pendant que je parlais. En résumé, c’est pour moi une glorieuse journée. Chacun me félicitait… Tous conviennent que ma voix et mes manières ont fait en quelques minutes la conquête de toute la chambre. » Deux ans plus tard, il se vantait d’être arrivé à ses fins; on ne lui contestait plus son succès, on ne le classait plus parmi les fats et les outrecuidans : « Vous ne sauriez vous figurer quel empire j’exerce aujourd’hui sur la chambre et quel silence se fait quand je me lève pour parler. « Il avait gagné partie, revanche et le tout. Désormais le dandy, le charlatan était pris au sérieux.

L’honneur d’être devenu en peu de temps l’un des orateurs les plus écoutés, les plus goûtés, les plus applaudis de la chambre des communes ne pouvait suffire à sa dévorante ambition. Il aspirait aux premiers rôles, il voulait être ministre, et les chefs du parti tory lui faisaient des difficultés, ils hésitaient à acheter ses services au prix qu’il en demandait. On le considérait comme un brillant général de cavalerie, comme le premier homme du monde pour exécuter une charge à fond de train, pour engager de vives escarmouches, pour piller les convois de l’ennemi et le couper de ses communications. Mais on le croyait incapable de préparer un plan de campagne, on lui refusait le don de la stratégie et des grandes combinaisons. Il se plaignait qu’on ne l’appréciât pas à sa juste valeur, qu’on lui fît attendre les récompenses qu’il pensait avoir méritées, il savait qu’en politique on ne se fait estimer et respecter qu’à la condition d’être craint. A plusieurs reprises, il mit à ses amis le marché à la main; il leur prouva qu’il avait l’honneur chatouilleux et que ses rancunes étaient dangereuses : « Qu’on essaie de me mordre, on trouvera mon talon d’acier, disait-il... Le seul moyen d’assurer son avenir est de prendre de bonne heure une bonne situation dans la vie en ne laissant rien passer; personne ne pourra se vanter de m’avoir offensé impunément. »

Sir Robert Peel, qui admirait la verve et les talens de ce jeune ambitieux, mais qui n’avait pour son caractère qu’une médiocre considération, eut à se repentir de l’avoir pris de trop haut avec lui. Dans la fameuse séance du 15 mai 1846, où fut discuté le bill d’importation des céréales, Benjamin Disraeli soulagea l’amertume de son cœur en déchargeant sa bile sur le grand homme d’état qu’il avait regardé longtemps comme son chef et son patron. Il lui reprocha d’avoir passé sa vie à se convertir aux idées de ses adversaires quand elles pouvaient servir à son ambition : — « Lorsque j’examine la carrière du ministre qui a tenu une si grande place dans l’histoire parlementaire de ce pays, je trouve que ce très honorable gentleman a toujours trafiqué des idées et des inventions de son prochain. Sa vie a été une grande clause d’appropriation. Il est le pillard de l’intelligence des autres. Fouillez dans l’Index de Beatson; depuis les jours de Guillaume le Conquérant jusqu’à la fin du dernier règne, il n’y a pas un homme d’état qui ait pris d’aussi grandes libertés avec le bien d’autrui... Vous êtes, disait-il en finissant, un de ces maquignons de la politique qui achètent leur parti dans les prix doux et qui le revendent très cher. » Sir Robert Peel ressentit vivement cette injure; mais, toujours maître de lui, froidement impassible comme Pitt, il déclara qu’il s’expliquait sans peine la mauvaise humeur de M. Disraeli, qu’il avait perdu ses bonnes grâces en lui refusant un portefeuille : « Jadis vous m’avez prodigué votre encens; mais croyez bien que je suis indifférent à vos insultes autant que je l’étais jadis à vos empressemens et à vos flatteries. »

Les procédés auxquels recourut lord Beaconsfield pour satisfaire son ambition ne furent pas toujours absolument corrects. Il avait peu de scrupules, sa conscience ne le gênait pas, et certains artifices, certaines jongleries ne lui répugnaient point. Mais quand il fut arrivé, il prouva à l’Angleterre et à l’Europe qu’il était né pour les grands emplois, qu’il possédait le génie des affaires et de la politique. A la clairvoyance, à la souplesse de l’esprit il ajoutait la subtilité de la main; il savait s’insinuer, il savait commander, et on comprend que, dans la situation présente du royaume-uni, les tories désorientés, battus de l’oiseau, condamnés à se laisser conduire par des maladroits ou des téméraires, pleurent leur ancien chef, celui qui les menait à la victoire.

Plein de respect pour les traditions, il n’était point superstitieux; il avait le sentiment des temps nouveaux, il recommandait ou imposait à son parti les sacrifices nécessaires. Lamennais, dont il avait fait la connaissance à Paris et qui l’avait séduit par le charme de sa conversation et la simplicité de ses manières, écrivait le 30 juin 1846 : « Voyez ce qui se passe en Angleterre... Cette aristocratie si habile ne s’abrite qu’en cédant. Elle sème de ses dépouilles le chemin où elle fuit, pour retarder le vainqueur. La folie des hommes et des gouvernemens est de rêver l’éternité. On vous en donnera de l’éternité, imbéciles[4] ! » Lord Beaconsfield ne rêvait pas l’éternité pour les institutions anglaises; mais il savait concilier les résistances avec les concessions, et il donnait un air de fierté et d’audace à une politique d’accommodement. Lorsqu’il eut acquis, en 1876, les honneurs de la pairie, il prit congé de ses électeurs du comté de Buckingham, en leur adressant une lettre où il résumait en ces termes le programme qu’il avait fidèlement rempli : « Sans méconnaître la loi du progrès, je me suis toujours efforcé de concilier les changemens inévitables avec ce respect pour la tradition, qui est le principe de notre prospérité sociale. »

Il ajoutait : « En ce qui concerne les affaires extérieures, je me suis appliqué à développer et à fortifier notre empire, dans la pensée que les actions viriles, les hauts faits et les responsabilités élèvent et ennoblissent le caractère comme la condition d’un peuple. » Aucun des hommes d’état qu’a produits l’Angleterre n’a été plus jaloux de l’honneur, de la gloire de son pays et ne s’est occupé avec plus de sollicitude de lui assurer sa place dans les conseils de l’Europe. Ce romancier, qui goûtait les plaisirs d’imagination, tâchait d’en procurer à ses compatriotes; il leur ménageait d’agréables douceurs, des fêtes d’amour-propre, et il les faisait valoir par la façon dont il les préparait. Il avait la science du décor, de la mise en scène, des coups de théâtre et de surprise. Il a terminé sa carrière en donnant Chypre à sa reine et en la proclamant impératrice des Indes ; ces deux affaires furent conduites avec un art ingénieux, où l’on reconnaissait la main de l’auteur de Tancrède.

Hélas! le temps des fêtes est passé, et ce ne sont pas des plaisirs d’imagination ou d’amour-propre que procure en ce moment à nos voisins celui qui fut, durant de longues années, l’illustre compétiteur et le dangereux rival de lord Beaconsfield. C’est une histoire bien connue que celle de ce jeune mirza de Candahar, qui avait eu le malheur de voir la princesse de Cachemire à la foire de Caboul et qui était disposé à négliger ses affaires domestiques, à tout abandonner pour courir après cette incomparable beauté. Il avait deux favoris, qui lui servaient tour à tour de conseillers, de ministres. L’un, nommé Topaze, sage comme un guèbre, lui représentait que c’était folie de sacrifier à une princesse les intérêts de son ménage, qu’au lieu de se lancer dans les aventures, il devait s’occuper de gouverner sa maison et de régler un gros procès qu’il avait sur les bras. L’autre, nommé Ébène, fort joli homme, très empressé, très industrieux, entrait dans tous les sentimens de son maître, flattait ses faiblesses, s’offrait à le servir dans ses amours, et rien ne lui semblait difficile; quand l’argent manquait, il s’ingéniait pour en trouver. Le mirza Rustan s’écriait quelquefois : « Topaze, Topaze, vous avez bien raison! » Mais, dans le fond de son cœur, il préférait à ce visage austère le sympathique et complaisant Ébène.

L’Angleterre est gouvernée aujourd’hui par Topaze, et ce grand homme d’état n’a point d’îles à lui offrir. Toute affaire cessante, il l’engage à s’occuper de son ménage, à régler une question domestique fort embarrassante, fort désagréable, très épineuse, et la solution qu’il en propose est si dure que les Anglais se détournent de ce calice avec un insurmontable dégoût. C’en est fait des douceurs du mardi gras; la politique de M. Gladstone est une vraie politique de carême, et voilà pourquoi, il y a quelques semaines, la primevère était une fleur si fêtée à Londres et dans d’autres cités de la Grande-Bretagne. C’est une vogue qui durera longtemps.


G. VALBERT.

  1. Lord Beaconsfield’s Home Letters, written in 1830-31. — Lord Beaconsfield’s Correspondence with his sister, 1832-1852. London, 1886; John Murray.
  2. The public Life of the right honourable the earl of Beaconsfield, by Francis Hitchman. Page 19.
  3. La Logique parlementaire de Hamilton, traduite en français pour la première fois avec une introduction, par Joseph Reinach. Paris, 1886; Charpentier.
  4. Correspondance inédite entre Lamennais et le baron de Vitrolles, publiée avec une introduction et des notes, par M. Eugène Forgues. Paris, 1886; Charpentier.