La Correspondance de Bossuet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 161-179).
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AUTOUR
DE LA
CORRESPONDANCE DE BOSSUET

IV [1]
BOSSUET ET PORT ROYAL


I. — LA PREMIERE RENCONTRE DE BOSSUET AVEC LES RELIGIEUSES DE PORT-ROYAL

On pouvait espérer qu’auprès de ces intransigeantes redoutables il serait plus heureux que ses prédécesseurs. Il avait signé, sans difficultés, le Formulaire, et il n’était point janséniste. Mais il mettait haut saint Augustin, et l’avait dit dans les chaires, soit à Metz, soit à Paris, très nettement. Nettement aussi et généreusement, cet orateur désigné pour être évêque avait loué dans son Panégyrique de saint François de Sales, en 1660, un des prélats modernes que les Augustiniens considéraient comme l’évêque-type : saint Charles Borromée. Les deux saintetés extraordinaires que l’archidiacre de Metz avait déclaré admirer dans ces derniers siècles, c’étaient non point celles de saint François Xavier ou de saint Ignace, mais d’abord celle de saint François de Sales (l’ami de la Mère Angélique), et celle de l’archevêque de Milan, réveilleur de la piété dans un clergé qui oubliait sa vocation. Puis, en 1662 et 1663, dans deux discours d’apparat, dans l’oraison funèbre du Père Bourgoing, supérieur général de la congrégation de l’Oratoire, et dans celle du syndic de Sorbonne, Nicolas Cornet, — le dénonciateur des « Cinq propositions hétérodoxes » de l’Augustinus, — Bossuet venait d’affirmer et de définir son sentiment.

Or, sans doute, dans le premier de ces discours, le prédicateur n’avait pas donné aux Augustiniens l’impression qu’il les favorisât, ni qu’il pût jamais être des leurs. Même il n’avait pas dissimulé que leur défense théologique lui semblait une vaine « chicane [2]. » Toutefois dans le discours de l’année suivante, en un passage où l’attention donnée par lui au fond était visible par la forme, il s’était étudié à tenir, entre les deux partis, au point de vue de la morale, une balance scrupuleusement exacte, distribuant aux uns et aux autres, par trois fois, des blâmes équivalents. Les partisans de Jansénius, au moins les plus sages et les moins exigeants, ne pouvaient pas ne pas savoir gré au jeune prédicateur qui, sans souci, quoi qu’en dise le chanoine janséniste Hermant, de son « avancement » mondain, osait les mettre au niveau de leurs ennemis, et reconnaître avec impartialité plus que leurs bonnes intentions : leurs utiles services.

Ajoutons enfin que vraisemblablement l’abbé Bossuet avait des amis plutôt bien venus des disciples de Saint-Cyran. Il avait dû, tout jeune, connaître par l’abbé de Chandenier, le célèbre évêque Pavillon, lequel, ami d’Arnauld, donnait depuis 1661 des gages de plus en plus courageux au parti, allait devenir bientôt « la boussole » des militants, et, tout en estimant pour lors qu’on pouvait en sûreté de conscience signer le Formulaire, non seulement se refusait à le signer lui-même, mais, en 1664, interdisait aux prêtres de son diocèse de le signer. Bossuet avait pu renouer avec lui, étant à Metz, par son frère le poète Etienne Pavillon qui y était fonctionnaire ; il l’avait probablement retrouvé à Paris chez les Le Tellier. L’archidiacre de Metz compte aussi parmi les familiers de la duchesse de Schomberg, cette dévote courageuse qui « honorait » les filles de Port-Royal, qui osait à la Cour, devant la Reine Mère, leur rendre hommage. Il est déjà sans doute l’ami de Mme de Sablé, une des futures négociatrices bénévoles de la « paix de l’Église » de 1668, de la réconciliation entre le jansénisme et le gouvernement. Avec la duchesse de Longueville, il a peut-être des rapports de voisinage, ou bien par Pavillon, qui soumet à la sœur de Condé tous ses écrits gallicans. Il peut être en rapports, par son ami Saumaize, avec sa nièce, la comtesse de Brégy, dame d’honneur d’Anne d’Autriche, femme d’esprit et de plume, qui, vers 1665, vient d’écrire aux jansénistes, pour les amener à résipiscence, une belle lettre respectueuse, les adjurant de se conserver à l’Eglise qu’ils illustrent, et de faire céder leur science à leur vertu. Bossuet, par ces contacts ou ces liaisons, pouvait donc être persona grata quand, en septembre 1664, il s’achemina vers la fournaise mystique.

Non pas, prenons-y garde, qu’il se soit rendu alors à Port-Royal, pas plus au couvent de Paris qu’au couvent des Champs.

Le 26 août 1664, pour vaincre les opiniâtres, pour triompher d’elles en les disjoignant, on en avait disséminé une douzaine en divers monastères où elles étaient quasi prisonnières. Le couvent de la Visitation Sainte-Marie, du faubourg Saint-Jacques, avait ainsi reçu la mère Agnès de Saint-Paul Arnauld et sa nièce, la sœur Marie-Angélique de Sainte-Thérèse Arnauld. C’est au couvent de la Visitation, c’est à ces deux religieuses, à peine arrivées en leur lieu d’internement, que Bossuet fut envoyé.

C’était trop tôt ou trop tard. Le moment n’était pas propice. L’ « exil » des religieuses, à elles annoncé trop à l’avance, avait été précédé d’une attente énervée, d’un surcroit de scènes émouvantes et d’exaltation. Le « saint désert » des Champs, en particulier, tout le long de cet été menaçant, ne cessa de retentir de plaintes, jusqu’au jour de l’exode. De tous les saints et saintes dont les fêtes liturgiques tombaient en cette saison, — saint Pierre et saint Paul, saint Bernard et saint Laurent, et la Vierge Marie, — « les filles de Sion » implorèrent successivement le secours, dans les formes les plus pathétiques. C’est ainsi que toute la communauté rédigeait pour les célestes avocats des « requêtes, » dont, avant la messe, le papier couvert de signatures était solennellement déposé sur l’autel. C’est ainsi qu’à Dieu même, le couvent adressait, directement, ce fameux « appel, » dont les ennemis se scandalisèrent ou firent des railleries, mais qui, sans doute, en sa candeur poétique, toucha le public : « Puisque la terre pour nous est devenue de bronze, puisque les Cieux pour nous sont devenus de fer, à Dieu, soyez notre recours ! Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello ! » Dieu ne les exauçait point, mais le courage n’en était pas diminué. Au contraire. Au point où en était l’enthousiasme, il n’avait plus besoin de consolation. Il se haussait de ses défaites. La rigueur dû Dieu est une approbation, plus que sa clémence. La souffrance est le signe des élus. La Mère Angélique n’avait-elle pas déclaré, à son lit de mort, que plus l’épreuve serait lourde, plus certaines seraient les intentions spéciales et glorieuses du Conseil de Dieu « sur la Maison ? » Et quand la Mère Agnès rappelle cette prophétie de son illustre sœur, on répète le verset d’Isaïe, VIII : « Le Seigneur, me tenant de sa main puissante et m’instruisant lui-même, m’a dit : « Ne parlez point comme les autres, » qui ignorent. En confiance imperturbable , « rendez gloire à la mystérieuse bonté du Dieu des armées, parce que s’il est aujourd’hui votre terreur, » demain il sera votre bénédiction. »

C’était dans cet esprit que les douze déportées de Port-Royal des Champs étaient montées dans les carrosses de M. le Lieutenant Civil. C’était dans cet esprit qu’elles étaient descendues dans leurs « prisons : » dédaigneuses de ces religieuses serviles parmi lesquelles on les voulait noyer pour les corrompre, de ces Visitandines dont la conscience « peu éclairée » s’attachait misérablement en tout temps « aux maximes de l’obéissance aveugle » et qui, maintenant, acceptaient d’être leurs « geôlières. »

Les deux religieuses que l’on chargeait l’abbé Bossuet de réduire n’étaient pas les moins pénétrées de cette intrépide et orgueilleuse fermeté.

Sœur de la grande Angélique, Agnès Arnauld est, depuis la mort de celle-ci, la plus noble personnalité de Port-Royal. Agée de soixante et onze ans, elle est le témoin vénérable des origines, l’oracle autorisé de la pure tradition. Elle a connu et fréquenté M. de Saint-Cyran, peut-être M. d’Ypres lui-même, et aussi les autres grands spirituels militants du temps de Louis XIII, alors que Jansénius et Saint-Cyran n’étaient pas encore des épouvantails d’hérésie : François de Sales, Bérulle, le Père de Condren.

Elle est entrée en religion dans cette époque héroïque où se formait avec précision dans des entretiens communs le dessein des Augustiniens de purifier énergiquement l’Eglise viciée, mais où aussi ce dessein se trempait d’un sentiment mystique qui, plus tard, parmi la controverse, se refroidit et s’assécha. Elle a été elle-même une de ces mystiques jansénistes de la première heure ; c’est elle qui, en 1617, sur le conseil du Père de Condren, écrivait ce Chapelet du Saint-Sacrement [3] dont la vision raffinée et le vocabulaire étrange effrayèrent, à la Sorbonne et dans l’épiscopat, les esprits à la Bossuet. Elle est restée telle. A l’époque où le doyen de Metz vient la trouver, cette nonne septuagénaire achève un manuel où elle a mis sa doctrine et son expérience : L’Image d’une religieuse parfaite et imparfaite. Dans les jours où Bossuet entra en rapports avec elle, Mme de Sévigné aperçoit à la chapelle des Visitandines l’ascétique doctoresse : « Elle m’a paru abîmée en Dieu, écrit-elle ; elle était à la messe comme en extase. »

Quant à sa nièce, Marie-Angélique, qu’elle a obtenu d’emmener comme compagne garde-malade, c’est, par rapport à la Mère Agnès, une enfant. Mme de Sévigné la vit aussi le même jour, et la fait voir : « Elle m’a paru jolie : de beaux yeux, une mine spirituelle. » Or elle est une de celles que le jésuite René Rapin qualifie de « chefs d’émeute. » De la « tribu sacerdotale » des Arnauld, elle a reçu le lait de la pure doctrine. Le Père Rapin va jusqu’à prétendre qu’avec sa petite sœur, — internée dans un autre couvent, — il lui est arrivé de faire, dans les « négociations, » la leçon, et la leçon d’énergie, au grand Arnauld, son oncle. Vraiment, avec la tante et la nièce, Bossuet avait affaire aux plus « fortes têtes » du « parti. »

Elles avaient, aussitôt « incarcérées » à la Visitation, demandé des confesseurs, des prêtres à qui confier leurs « peines. » Mais de ceux qu’on leur offrait, elles faisaient fi. C’étaient des adversaires. « M. Grandin ? M. Chamillart ? M. Lescot ? Pourquoi pas le Révérend Père Annat lui-même ? » Ceux qu’elles souhaitaient étaient écartés, en revanche, comme suspects. Suspects ? répliquait la Mère Agnès, « avec un grand respect ; » « je ne croyais pas, Monseigneur, que des personnes qui sont employées dans votre diocèse pussent l’être. — Allons ! vous savez bien, ma sœur, qu’ils vous favorisent, qu’ils vous diront : courage ! courage ! Voyez donc, je vous prie, M. l’abbé Bossuet. Voyez-le. C’est l’homme le plus savant et le plus doux du monde. Il est comme il vous faut, d’aucun parti. » Ayant entendu ce nom, la Mère supérieure visitandine qui assistait à l’entretien fit chorus avec Monseigneur : « Après ce nom-là, il n’y a plus rien à dire. Cet homme-là parle comme un ange. » Les deux « captives » se contentèrent d’acquiescer froidement. « Nous écouterons qui il vous plaira, Monseigneur. Mais nous ne pouvons avoir confiance en une personne que nous ne connaissons point. »

Ce début rechigné promettait peu.

Comment se passèrent les conférences ? Nous ne le savons que par le court récit de la sœur Marie-Angélique. « Il vint nous voir ce même jour » où l’Archevêque l’avait proposé. « Il revint souvent : beaucoup de visites et de très grands discours. » Quel effet ? Nul, à en croire la jeune nièce d’Antoine Arnauld. De ces grands discours, « il m’est impossible, dit-elle, de me ressouvenir. » Non pas, — avoue-t-elle pourtant, — qu’ « il ne m’embarrassât souvent. » « Il était plus embarrassant qu’un autre. » « C’est une personne savante, qui ne s’emporte point, » mais » il semble qu’il veuille surprendre les personnes. » « Je m’en défiais, j’étais toujours sur mes gardes avec lui. » Toutefois, il ne gagna rien de plus que les émissaires précédents de l’archevêque.

Est-il tout à fait exact, ce compte rendu dédaigneux ? Distinguons. Pour la Mère Agnès, je le crois volontiers. Discuta-t-elle seulement avec Bossuet ? Elle était très renfermée, la mystique sœur de l’éloquente Angélique. Elle se tait, à l’ordinaire, de propos formé, se contentant de répondre, surtout aux Visitandines, courtoisement, mais sans vouloir entrer en dispute. Elle est vieille aussi, lassée de cette tension perpétuelle, où elle porte avec la responsabilité de l’exemple, le respect de la liberté de ses sœurs. — Car c’est elle, rappelons-nous-le, qui écrit quelque part ce beau mot : « Dieu me garde de dominer sur la foi d’autrui. » — Elle est malade enfin : dans ces temps-là, précisément, elle eut une attaque d’apoplexie. Donc, nous la voyons bien devant Bossuet qui se met en frais d’éloquence : froide, un peu morne, déférente et distante. Je sais bien que le bruit courut alors qu’elle fléchissait ; qu’elle-même le laissait entendre par instants [4]. Mais aurait-ce été une victoire de Bossuet si elle se fût alors résignée à signer ? Non ; elle roule d’autres pensées, quand elle est là, devant le savant discoureur, les mains sur les genoux, « respectueuse. » Par delà les formes contingentes de la lutte, elle regarde le sens de la lutte. Le Formulaire, oui, sans doute, c’est de quoi il s’agit. Mais au fond, de plus encore. Il y va de l’esprit de Port-Royal. Qu’il y en ait un, bien spécial, même en temps ordinaire et hors de ces moments de crise, elle le savait déjà, elle qui a tant contribué à le former. Mais elle s’en rend mieux compte encore, en cet « exil, » où elle prend contact avec une autre famille spirituelle, avec ces Visitandines qui l’entourent, et qui essaient de la circonvenir. Elle les observe, et, dans une de ses lettres d’alors, elle apprécie le genre de « pureté », d’obéissance, de modestie, des filles de Saint François de Sales. Comme elle les dédaigne ! Comme elle les trouve inférieures, molles, moutonnières, puériles ! Non que ce soit leur faute ; c’est celle de leur idéal et de leur règle : « C’est une conduite trop peu solide, c’est un joug insuffisant. » En cette règle, comme en celle de presque toutes les « religions, » il entre « des maximes politiques ». La vraie direction chrétienne, le « joug » saint, mais logique, c’est le joug, c’est la « conduite » de ces docteurs augustiniens qui à la docilité allie la fierté de l’initiative consciente, qui trouve, dans la soumission aux plus rigoureuses maximes, le secret de la liberté indomptable. Or, cet esprit de Port-Royal, esprit haut, esprit libre, on le veut éteindre, et c’est lui que peut-être, par-dessus tout, il faut sauver, en sauvant celles-là seules, vases sacrés, où il existe... Mais vous voyez la conséquence... Cette préservation nécessaire d’un bien unique ne vaudrait-elle pas une signature, — trop visiblement extorquée, — une concession trop évidemment consentie à la crainte du scandale, à l’amour de la paix ? Vraiment, où est le devoir ? Elle ne le voyait plus nettement. Et c’est cela, quand elle écoutait Bossuet de septembre 1664 aux premiers mois de 1665, c’est cela, plus que la dialectique de Bossuet, qui la trouble [5].

Mais sur la nièce de la mère Agnès, fit-il aussi peu d’impression qu’elle l’affirme ? Il ne faut pas oublier plusieurs choses. D’abord, qu’elle signa le Formulaire et qu’elle le signa dans le temps même où Bossuet la chapitrait. Il est vrai que, pour emporter cette signature, l’archevêque Péréfixe lui délivra un billet lui certifiant « que la signature » ordonnée « n’était point un témoignage ni un jugement rendu par elle sur la doctrine de Jansénius, et que, s’il y avait du mal à cette signature, il le prenait volontiers sur lui. » Et il est également vrai qu’elle se rétracta l’année suivante. Pourquoi avait-elle fléchi ? Faut-il admettre que, frêle de santé, tendre, « trop humaine, » la jeune femme ne put supporter d’être séparée de ses sœurs, de n’en avoir point de nouvelles dans cette vie errante et captive ? Faut-il croire au contraire que le bon billet de l’archevêque illumina subitement son esprit inentamé par les beaux raisonnements de Bossuet ? Ou bien ne peut-on pas se demander si l’intéressée, rédigeant ensuite sa propre histoire, ne l’a pas inconsciemment, présentée « au mieux » des intérêts de la cause, sinon de la vérité, et même peut-être au mieux de ses intérêts propres ? Les saintes sont femmes ; les femmes du XVIIe siècle ont de la « gloire ; » il y en avait plus à paraître avoir fait sa capitulation spéciale et rendu son épée à un archevêque sur des assurances formelles, avec des clauses de faveur, que de s’être laissé vaincre comme d’autres par un théologien beau parleur. Il n’est pas tout à fait impossible que la nièce de la mère Angélique, porteuse et comptable d’un grand nom, tentée de romancer quelque peu la psychologie de sa chute, ait été amenée ainsi à réduire à néant la part du « convertisseur » qu’elle avoue elle-même « embarrassant. »


II. — LA LETTRE DE BOSSUET AUX RELIGIEUSES DE PORT-ROYAL

Ce fut vraisemblablement, soit dans la fin de l’année 1664, soit dans l’été de 1665 (les éditeurs de la Correspondance supposent après le 3 juillet), que fut écrite par Bossuet cette célèbre Lettre à la Révérende mère abbesse et Religieuses de Port-Royal, à laquelle, quarante-cinq ans après, la continuation de la lutte religieuse devait donner un regain d’intérêt. En 1709, au plus vif de la nouvelle bataille entre ultramontains et gallicans, jansénistes et jésuites, le cardinal Louis-Antoine de Noailles l’imprima, pour justifier, par l’autorité posthume de Bossuet, ses rigueurs envers les religieuses toujours rebelles. Mais à cette date, ce qu’on édita, ce fut un remaniement préparé par Bossuet vers 1703, peu de temps avant sa mort, dans des circonstances et pour des raisons que les nouveaux éditeurs ont à nouveau, autant que possible, éclaircies. Or il s’entend de reste que ce n’est pas le texte publié par Mgr de Noailles en 1709 qu’il faut lire, mais la rédaction écrite en vue de la bataille du Formulaire, lorsque, comme nous, on veut suivre la pensée de Bossuet en son cours. Et je me permettrai d’ajouter : quand on veut se donner le spectacle d’un nouveau progrès de Bossuet dans la forme. Relief plus ferme, martelé même par moments en façon de médaille ; maîtrise accrue, désormais aisée, — beaucoup plus aisée même, à mon avis, que dans les sermons ce- pendant si beaux de 1662, — de la richesse des idées et des preuves ; succession de périodes tantôt marchantes, tantôt reposées, portant le double reflet de la méditation statique et du dynamisme oratoire : cette Lettre est presque tout entière une joie pour les admirateurs du bien dire français et d’une expression adéquate au maximum de la pensée, assouplie à ses plus déliées inflexions.

Le ton d’abord est parfait. Certes, il n’était pas facile de le trouver et de le conserver, juste, décent, dans la note appropriée à la psychologie délicate de ces filles fortes et fines, mais combien superbes ! Je pense que Bossuet y a réussi. Et si parfois des juges sévères, dont je fus, ont eu l’irrévérence de dire que cette grande parole manquait parfois en ses sonorités de nuances et d’un certain tact, ce n’est pas alors, ce n’est pas ici. Fénelon, — qui a repris ce même sujet plus tard (serait-ce comme Voltaire reprenait les thèmes de Crébillon ?), et qui a dit sur l’impossible distinction du droit et du fait les mêmes choses à peu près que Bossuet, — ne les eût pas mieux dites pour les faire accepter à des saintes ombrageuses autant qu’opiniâtres.

En commençant, le doyen de Metz est modeste, comme il sied : « Je ne présume pas de pouvoir rien ajouter à ce qui vous a été expliqué par ceux qui vous ont parlé devant moi... Lisez, mes chères sœurs, avec patience, ces réflexions du moindre de ceux qui vous ont été envoyés... » Mais il ne les adule pas. Il ne les encense pas, comme Mme de Brégy, dans la lettre dont j’ai parlé ci-dessus célébrant leur « pénétration, » et leurs « lumières, » de la façon dont se laissaient louer les princesses du monde précieux. Tout humble qu’il se fasse, Bossuet parle en chef, en maître, en maître qui sait : « Je vois si clairement vos obligations que je n’en puis douter... » Il leur remémore en passant, ce qu’elles disent, sans le croire, qu’elles ne sont pas « des docteurs. »

De même sur les répugnances intimes, inavouées parfois, des religieuses à confesser leur « jansénisme » essentiel et impénitent... Lorsque la sœur Marie-Angélique signa, entre les mains de l’archevêque ; elle avait tenu, dans un dernier sursaut, à crier, devant lui, sa fidélité persistante à Jansénius, son culte pour lui ; qu’elle le considérait « comme un grand docteur, comme un Saint. » Bossuet, lui, ne demande pas qu’elles brûlent ce qu’elles ont adoré. Calmement, fermement, précisément il marque ce qu’il accorde : « Je me sens obligé de vous avertir qu’en rapportant « les exemples » des hérétiques condamnés, « je n’entends faire aucun préjudice à la personne de Jansénius... Je vous déclare, mes sœurs, que je ne pense pas qu’il y ait rien à conclure de son livre contre sa personne, » mais « que... je ne prétends pas non plus qu’on puisse tirer de sa personne aucun préjudice en faveur de son livre. » — Sur leurs maîtres récents, vivants, même réserve et liberté de jugement. Il a beau s’être montré sympathique à leur augustinisme, il ne s’abstient pas de les traiter d’ « esprits contentieux. » Il ne craint pas de les blâmer des « histoires » qu’ils font aux religieuses des « dissensions » de l’ancienne Eglise, et de tous ces « narrés d’intrigues et de cabales, » de toutes ces récriminations « folles et sans discipline. »

Quant au fond, ce que j’ai seulement à signaler ici, c’est d’abord combien cette lettre touche exactement, minutieusement, à toutes et à chacune des difficultés qui s’étaient accumulées et enchevêtrées depuis ce quart de siècle de disputes et de guerre. Pour prouver le bien fondé de la souscription exigée, la plupart des « ambassadeurs » qui l’avaient précédé, avaient, d’ordinaire, pris chacun un point de vue, son point de vue, censé le meilleur, l’invincible. Bossuet, lui, reprend, récapitule toutes les thèses encore que ressassées, — et il s’en excuse, — mais il se ferait scrupule de les oublier. Et cela, lors même que, visiblement, elles le gênent. Gênante était, par exemple, cette théorie de la foi humaine et suffisante pour le « fait, « affirmé par le Formulaire, théorie téméraire, risquée par Péréfixe, dans un mandement du 7 juin 1664 et dans une ordonnance du 15 février 1665. D’en adopter la démonstration, on peut trouver Bossuet un peu bien complaisant et d’une déférence hiérarchique extrême. Il s’évertue à confirmer, par les exemples de l’ancienne Église, la thèse de son supérieur, et il y réussit médiocrement. Il prétend, pour rassurer les religieuses jalouses de sauver l’honneur de Jansénius, que l’Eglise primitive, tout en « joignant » la condamnation des défenseurs des mauvaises doctrines avec celle des doctrines, n’avait jamais l’intention que « ce qui touchait les personnes fût un article de foi. » C’est fort douteux. Alors pourquoi ne disjoignait-elle pas ces deux choses ? Pourquoi, au contraire, les fondait-elle ensemble, si ce n’était dans l’intention d’inspirer contre l’errant la haine, en même temps que l’on ordonnait la détestation de l’erreur ? Ce que voulaient ces juges sans douceur de « l’Eglise primitive, » n’était-ce pas précisément de « porter par tout l’univers les noms » de Nestorius, de Pelage, d’Arius « chargés des anathèmes de tous les peuples ? » N’était-ce pas de les « faire fuir » et maudire ? Et sur ce point particulier, on peut s’étonner que Bossuet affirme « qu’il ne venait alors à l’idée de personne que ce fût l’intention des docteurs de faire détester ensemble les hérétiques et les hérésies, avec la même soumission de foi catholique. » Tout ce qu’on peut lui concéder, c’est ce qu’il établit facilement, que les faits relatifs aux hérétiques « n’étaient pas élevés » proprement et expressément « au rang de vérités révélées. »

Ce qui est plus intéressant, c’est l’habileté avec laquelle, s’emparant de la faible et contestable thèse de Péréfixe, il en tire tout de suite un argument singulièrement plus fort et plus haut.

Votre prélat vous demande « une foi ecclésiastique ? » Ce mot, Bossuet s’en empare, et il l’interprète, pas peut-être au sens où Péréfixe l’avait employé, mais d’une façon bien avisée et large. « Ne prenez point de vaines terreurs de cette foi ecclésiastique. » Ce que « votre archevêque, — affirme-t-il, — entend par là, cette soumission de votre jugement à celui de vos supérieurs légitimes qu’il croit pouvoir réclamer de vous, c’est un acte d’humilité et non pas d’intelligence, » c’est une « bonne disposition du cœur et de la volonté. »

Et voici qu’ici nous voyons poindre les raisons qui touchent personnellement Bossuet, et qu’il croit susceptibles de toucher les âmes chrétiennes, et qu’il va longuement développer. : Qu’elles pensent, ces âmes, qu’elles font partie d’un corps, qu’elles en sont les membres, nourris de sa substance, obligés, en retour, d’en soutenir la vie. De là une nécessité logique de discipline et, au besoin, de sacrifices. Prenons ces objections des champions de la résistance... Que Jansénius n’a point eu la faculté de plaider juridiquement sa cause ? — Mais l’Eglise a bien le droit de juger ce qu’elle veut ! « Quand le livre de Jansénius n’aurait eu ni adversaires, ni sectateurs, » il relevait d’elle.

... Qu’Innocent X n’était pas théologien ? — Mais ne tremblez-vous pas en voyant « les malheureuses ouvertures que donne cette induction injurieuse, » par où l’on pourrait toujours récuser le premier magistrat, le docteur suprême de l’Eglise ?

... Qu’il y a des Evêques qui repoussent le Formulaire ? — Non, point pour le fond, affirme Bossuet ; la condamnation doctrinale portée par le Pape rallie « l’acceptation et le consentement de tous les évêques ; » leur dissentiment ne porte que sur l’opportunité de publier le Formulaire.

Donc, laissez là, s’il vous plaît, le Pape, les Assemblées du Clergé, les Évêques : voyez ce qu’il y a derrière eux : l’Église. « Pensez à quoi vous vous hasardez... Eh quoi ! de tels jugements des Supérieurs sont-ils de si peu de poids ? Vous dites : « J’ai ma conscience, mes scrupules... parce que je ne sais pas si les faits sont tels que le jugement canonique le suppose. » Mais précisément, « s’il y en a quelques-uns » qui doivent avoir de toute nécessité logique « cette déférence, ce sont surtout ceux qui n’ont nulle connaissance du fait et nulle obligation de s’en enquérir. »

Mais, à le bien prendre, y a-t-il des chrétiens auxquels il soit permis de n’avoir pas cette déférence ?... Encore une fois, comprenez ce qu’est l’Eglise. Ne voyez-vous pas que vous la désarmez ? que vous sapez sa magistrature, avec son magistère spirituel ? que vous la tuez ? L’Eglise devra-t-elle, juge timide et asservi, attendre que les faits soient avérés par le consentement des parties ? Sa science de la vérité, comme sa puissance sur ses sujets est-elle subordonnée à leur contrôle : piteuse souveraine qui attendrait pour ses ordonnances la vérification et l’approbation de ses sujets ! « L’Eglise prendra-t-elle jamais « aucun jugement, si, après qu’elle les a rendus canoniquement, ils ont si peu d’autorité que ses enfants auront droit de lui soutenir qu’ils ne peuvent pas, sans offenser Dieu, croire respectueusement qu’elle a bien jugé ? En vérité, mes très chères sœurs, ce sentiment est insupportable ! » Je ne comprends pas qu’on ne voie pas « quelles ouvertures donneraient de telles maximes au bouleversement total de l’Eglise. » Et Bossuet dirait volontiers ici, il dit même en d’autres termes ce qu’il dit si souvent à ses auditeurs dans ses sermons : « Prenez garde ! » Que chacune de vous s’interroge en sa conscience. N’êtes-vous pas déjà sur la pente fatale ? Déjà n’est-ce pas chose exorbitante que cette opposition irréductible que vous posez entre votre ignorance personnelle et votre scrupule d’une part, et, d’autre part, l’autorité du pape, de l’Église ? « Car si son autorité était telle dans votre esprit qu’elle y doit être, il n’y a personne qui ne voie qu’elle pourrait facilement emporter un doute comme le vôtre, lequel ne peut pas être appuyé, de votre aveu même, sur aucune raison tirée du fond de la chose. »

« Il n’est plus question d’appeler ici votre intelligence : » c’est une affaire d’âme. Il s’agit d’opter entre le jugement particulier et la qualité d’enfants de l’Eglise ; il s’agit de ne pas marchander sa soumission. « Ne demeurez-vous pas d’accord, sans que je me mette en peine de vous le prouver, que c’est une vertu chrétienne et religieuse d’anéantir son jugement propre, même hors du cas des vérités révélées, et surtout dans les choses qu’on ne sait pas ? » N’est-il pas « certain et indubitable qu’au-dessous de la foi théologale, il y a un second degré de créance pieuse, laquelle souvent ne peut être refusée sans une rébellion manifeste ? »

Nous sommes au tuf. C’est de la foi même qu’il s’agit. C’est de la confiance aux promesses du Christ. Ne dit-on pas que les jugements des évêques qui ont souscrit à deux genoux aux décrets du Pape « ne peuvent être considérés comme canoniques ?... » Voyez « OÙ vous jetterait cette malheureuse pensée ! » Elle vous ferait regarder avec le temps tout l’ordre épiscopal d’un étrange œil. « Oui, de quelque côté qu’on se tourne, c’est le décri de tout le gouvernement de l’Église. Ce sont des suites épouvantables. » Que risquez-vous à vous soumettre ? Rien. « Vous ne pécherez » jamais « en croyant. » Que risquez-vous à résister ? De cesser d’être chrétiennes. Voilà où toutes ces chicanes vous mènent. — Allons ! courage, ressaisissez- vous. Et s’il vous en coûte, songez que c’est « ici peut-être la dernière perfection du sacrifice de dépouillement et d’abnégation de vous-mêmes que vous avez juré à Dieu au jour de votre profession. »


III. — POURQUOI LA LETTRE A PORT-ROYAL NE FUT PAS REMISE.
LE POINT CULMINANT DE LA CRISE JANSÉNISTE

Cette belle lettre qui, par la netteté avec laquelle un problème capital y était posé, constitue un document important dans l’histoire des idées religieuses françaises, n’alla pas à son adresse. Elle ne fut ni remise, ni même envoyée : cela paraît incontestable. Quand elle fut imprimée en 1709, les religieuses déclarèrent ne posséder aucune trace de sa réception. Elle s’arrêta sans doute aux mains de Péréfixe. Diverses explications en ont été données, peu valables, comme le prouvent en leurs notes les nouveaux éditeurs [6], qui n’en proposent point, que je sache, une nouvelle.

C’est, je pense, parce qu’ils estiment que cette explication ressort, d’une part, des faits même de l’histoire du Jansénisme et du couvent de Port-Royal en 1665, et, d’autre part, de la façon même dont Bossuet prétendait amener les religieuses à la soumission.

En effet, l’été de cette année 1665 vit le Jansénisme insurgé s’autoriser, quoi qu’en pût dire Bossuet, d’appuis épiscopaux déclarés. Le pape Alexandre VII, par une bulle du 15 février 1665, donnée à la prière de Louis XIV, a substitué au Formulaire du Clergé de France un autre Formulaire, qui n’est guère moins précis et contraignant. A cette déclaration les évêques d’Alet, de Pamiers, d’Angers et de Beauvais répondent, du 1er juin au 31 juillet, par des mandements qui permettent ou prescrivent la distinction du fait et du droit, portent le débat devant le public, affectent, enfin, si vivement de défendre la doctrine de saint Augustin qu’ils accusent par là même le Saint-Siège de la trahir ou de la compromettre [7]. A ces mandements, dont la portée était grave, aucune restriction n’est apportée par les « Quatre évêques, » dans l’été de 1665. Bossuet avait peut-être rédigé, avant que ces mandements n’eussent été rendus publics, tout ou partie de sa lettre ; il avait cru pouvoir, nous l’avons vu, alléguer, et objecter aux religieuses réfractaires la soumission « unanime » de tous les évêques de France : — pouvait-il, à la fin de cet été de 1665, à la date où probablement il la rédige définitivement, maintenir cet argument écroulé ?

Et cela déjà lui devait être une forte raison de ne pas remettre sa lettre.

Mais, en outre, à Port-Royal, que se passait-il ? Que se passait-il, notamment, dans ce Port-Royal-des-Champs, où, le 3 juillet 1665, les religieuses internées dans divers monastères, furent de nouveau réunies par le Gouvernement, décidé cette fois à en finir en bloc, puisque la dispersion n’avait pas brisé la résistance ?

Le 16 et le 28 août, le couvent ainsi reconstitué écrit à l’archevêque de Paris deux lettres dernières, où son insubordination, se dégageant des timidités du début, rejetant tous les faux-fuyants de la veille, s’étend, s’approfondit, et s’élève aux hardiesses suprêmes [8]. Ecoutons ces ultima verba.

Qu’on ne pense pas qu’elles agissent sans se rendre compte, et dans cette pénombre où la volonté est agie plutôt qu’elle n’agit. Elles savent ce qu’elles font. Elles savent qu’elles se dressent, à présent, non plus contre les Evêques, l’Assemblée du clergé, les ministres, le Roi, mais en face du Pape lui-même. Cela est vrai, et en cela il n’y a rien qui les étonne. L’Église d’ici-bas n’est pas arrivée à cet heureux état où elle n’aura plus besoin d’aucune lumière empruntée. Sa foi est obscure, sa raison est faillible, « et donc il n’y a aucun sujet de se scandaliser de voir arriver dans l’Eglise qu’on y condamne des personnes qui ne sont point coupables, et que des guides et conducteurs de l’Eglise, marchant dans la nuit, ne reconnaissent pas quelquefois ses propres enfants et les prennent pour des étrangers. » Le jour du discernement, le jour de Dieu viendra, après le jour des Princes des Prêtres et du Pape.

En attendant, ces personnes-là, — ces personnes injustement, faussement condamnées, ces victimes de l’erreur et de l’iniquité, — ont pour se soutenir un support suffisant et indéfectible : le témoignage de « leur propre conscience. » — Et les voilà qui, par avance, parlent textuellement le langage de Jean-Jacques, glorifient « l’instinct divin, » la « voix intime et décisive. » — Ce témoignage, elles l’éprouvent dans une réalité impérieuse, indiscutable. Que ce soit à la vérité seule qu’en tout ceci « nous nous attachons, » notre conscience nous en donne « une forte assurance. »

Au surplus, ce témoignage, est-ce une intuition mystérieuse que seuls leurs yeux possèdent ? Une voix qui ne soit perçue que de leurs seules oreilles ? Nullement. Ces illuminées sont des rationalistes. Ce qu’elles appellent leur « conscience, » c’est l’évidence que leur science chrétienne et leur raison chrétienne leur procure méthodiquement. C’est, déclarent-elles, leur « jugement droit et équitable » fondé sur les « raisons très solides » d’une « délibération très sincère » et, — quoiqu’elles ne le disent pas, mais elles le sous-entendent, — très éclairée. Si elles confrontent l’obligation de la « signature » avec la Loi de Dieu, la signature leur apparaît comme le « violement » de tous les préceptes de cette loi. Oui, « la condamnation de M. d’Ypres (Jansénius) s’étend aux défenseurs de son livre ; » elle jette donc une accusation d’hérésie sur des personnes dont elles connaissent pertinemment l’innocence. Elles ne disent donc plus à présent qu’elles sont de pauvres filles ignorantes. Elles disent fièrement qu’elles « ont examiné, » qu’elles « savent, » qu’elles ont le droit d’avoir une conviction pour avoir « considéré l’affaire quatre ans avec liberté d’esprit. » Pour résister, ce n’est plus de leur ignorance, c’est de leur information qu’elles arguent.

Dès lors, qu’on ne vienne plus parler d’obéissance aveugle à ces clairvoyantes. Là aussi, leur « conscience » les renseigne, et leur apprend que la désobéissance apparente n’est parfois qu’une soumission mieux interprétée, meilleure et plus haute. Comme le leur disent en ce moment même M. Arnauld et M. Nicole, « l’obéissance est l’hameçon dont on se sert pour prendre les âmes qui ont de la piété ; » et cela, elles le comprennent encore mieux que MM. Arnauld et Nicole. Elles osent écrire ceci : « Bien loin de nous reprocher que nous ne rendons pas aux ministres de l’Église l’obéissance qui leur est due, » notre conscience nous persuade, au contraire, « que nous ne nous sommes jamais montrées plus assujetties » qu’aujourd’hui, puisque « la plus grande marque de respect et d’amour que l’on puisse donner à un père, c’est de souffrir sans altération ses plus mauvais traitements. »

Et elles sont résignées à tout souffrir. A souffrir physiquement, s’il le faut, et il le faudra peut-être, car, déjà, en leur propre maison, elles sont, depuis le 3 juillet, en état de siège, et chez elles, comme chez les Huguenots de Normandie, une « garnison » tient les portes, occupe les cours et les jardins, les resserre et les séquestre « comme des criminelles. » Mais à souffrir aussi dans leur âme et leur vie spirituelle. Car l’excommunication a été prononcée contre elles par l’archevêque : une sœur a failli mourir sans les sacrements. Mais elle n’eût point faibli. Contre les défaillances possibles de la chair elles prennent leurs précautions et y donnent une publicité solennelle. « Nous voulons déclarer à toute l’Eglise que nous désavouons, infirmons et annulons dès à présent toute signature du Formulaire qu’on pourrait extorquer de nous ou que nous pourrions donner nous-mêmes, forcées par l’ennui de la souffrance, l’accablement de la maladie ou la crainte de la mort, quand même nous déclarerions que ce ne serait point par ces motifs... »

Elles comptent bien, du reste, ne pas faiblir. Que risquent-elles de plus grave, de plus terrible que la continuation de cette interdiction des sacrements, dont, depuis un an déjà, elles gémissent, — la mort sans eux, — l’exclusion de la sépulture ecclésiastique ?... Mais quoi ! « Nous l’avons éprouvé : il n’y a point de protection si forte que celle que Jésus-Christ donne. Dans la longue privation de toute assistance humaine, nous avons dû nous accoutumer à nous rendre les disciples de Dieu même... » Leur sera-t-il si malaisé de se suffire ainsi jusqu’au dernier soupir ? Non certes, et de cette mort solitaire d’excommuniées, maudites selon le monde et même selon l’Eglise, mais bien heureuses selon l’invisible Juge, elles voient d’un œil sans larmes, elles tracent d’une plume ferme le spectacle imaginé : « Si nous sommes si heureuses que de nous appuyer d’une ferme foi sur le Bien-Aimé de notre âme, » c’est lui qui viendra, « dans l’amertume de la mort, faire nos délices. » C’est « le Prêtre éternel, qui » sera notre prêtre. Nous ne serons pas confessées par un prêtre de chair. Mais c’est Jésus qui recevra la confession que nous ferons en sa présence avec un cœur humilié, — qui nous donnera lui-même une douleur de nos péchés qui nous tiendra lieu de l’absolution. Nous ne recevrons pas d’un prêtre humain l’hostie, mais Jésus-Christ nous communiquera, sans intermédiaire, « par l’infusion de sa grâce, le sacré Viatique qu’il est. » Nous n’aurons pas l’Extrême-Onction de l’Église, mais nous aurons « l’onction sainte de l’Esprit divin... » Et l’ignominie que l’on fera à nos corps de leur refuser « la terre sainte » n’empêchera pas « qu’ils conservent le germe de l’immortalité, » ni qu’ils « soient portés dans le sein d’Abraham, » par les Anges purs et glorieux.

Voilà les résolutions qu’en août 1665 « faisaient délibérément et signaient » en assemblée toutes les religieuses de la communauté de Port-Royal des Champs. Fut il jamais en des rebelles, rejetés par l’Eglise, décision plus claire et plus ferme parti pris de se passer d’elle ?

Il est trop visible que ces pensées étaient la réfutation anticipée et brutale de celles que Bossuet se proposait de leur soumettre, la réfutation hautaine, spécialement, de ses appels à la générosité chrétienne et de ceux de ses arguments sur lesquels visiblement il faisait le plus de fond ? Était-ce le moment de leur demander de ne pas chicaner sur l’obéissance et d’accomplir de bon gré, par amour de l’ordre de l’Eglise, l’immolation de leur conscience, quand elles déclaraient que leur « conscience » était leur «  Eglise, » et que, quand bien même on les séparerait, n’étant pas séparées d’elles-mêmes, elles ne se croiraient pas séparées ?

Tout ce dont il leur faisait peur, enfle leur courage ; tout ce dont il leur faisait scrupule, elles en font gloire. Comment s’adresser à leur cœur, quand c’était leur raison qui répondait toujours ?

Bossuet le comprit. Et pour peu qu’ait attendu, entre les mains de l’archevêque, la lettre qu’assurément il lui soumit au préalable, elle devenait de plus en plus inopportune. Il sentit qu’avant d’avoir paru, elle était périmée, infirmée, presque ridicule. A cette heure, bien loin d’être cru, il ne pouvait plus même être écouté en face. Leurs voies se séparaient. Lui, le Docteur, de plus en plus, pour fixer ses idées, pour fortifier son zèle, pour dissiper ses doutes, — s’il en eut jamais, — il regardait l’Eglise. Il en admirait, il en chérissait de plus en plus l’unité, la permanence, l’autorité ; il se souvenait tout le temps des « Promesses ; » il se disait que, pour servir ce passé ou ces avenirs magnifiques, nul sacrifice n’était trop grand, pas même celui de scrupules honorables ou de convictions opposées.

Elles, elles prenaient un autre chemin. Elles voyaient au-dessus de l’Eglise, quelque chose d’autre : la Vérité. Et pour lui être fidèles, elles n’hésitaient pas à tenir pour non existant ce qui existait mal, à se résigner à un schisme de fait. Après vingt ans de luttes subtiles ou passionnées, après cinq ans de surexcitation mystique, en elles se réalisaient, avec l’emportement féminin, tous les rêves, tous les griefs, toutes les velléités qui n’avaient arraché à Jansénius, à Saint-Cyran, à Pascal, que des allusions acres, des ironies indirectes, des cris étouffés de mystérieuse colère. On peut dire que, vraiment, cette année-là vit le paroxysme de l’insurrection janséniste.

Nul doute, pour le dire dès maintenant, que ce contact, pris par Bossuet en 1664-1665, non plus seulement avec la doctrine janséniste, mais avec l’âme qu’elle créait dans ses adhérents, n’ait planté pour jamais en l’esprit de Bossuet la borne que son adhésion ne dépassera jamais... Il travaillait au moment de sa mort à un livre sur l’autorité des jugements ecclésiastiques qu’il n’acheva pas. Ce livre nous l’eût montré, assurément, revenant à la fin de son existence, après des courbes et même des écarts, à cette doctrine de l’obéissance de l’individu chrétien, se pliant, sans restrictions ni marchandages, quel que soit le prestige des contingences séduisantes et des apparentes bonnes causes, aux lois les plus dures, pour le bien collectif et permanent de la Cité de Dieu ; — revenant à la doctrine de la Lettre aux religieuses de Port Royal.


A. RÉBELLIAU

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 1er août et 1er octobre 1919.
  2. Voyez Godefroy Hermant, Mémoires, édit. Gazier, t. V, p. 609-610.
  3. L’abbé Prunel, Sébastien Zamet.
  4. Relation contenant les lettres que les Religieuses du Port-Royal ont écrites pendant les deux mois qu’elles furent renfermées sous l’autorité de la mère Eugénie, p. 79.
  5. Cf. Faugère, Lettres de la mère Agnès, et Victor Cousin, Mme de Sablé, p. 210.
  6. Corresp. t. I, p. 87 et 129.
  7. Voir Ellies du Pin, Hist. ecclés. du XVIIe siècle, t. II, et Etienne Dejean, Nicolas Pavillon.
  8. « Acte des Religieuses de Port Royal du 16 août 1665, contenant un examen de leurs dispositions touchant la signature du Formulaire, où elles font voir qu’elles n’ont aucune raison de douter que leur refus ne soit légitime... fait en notre monastère de Port-Royal-des-Champs, relu et signé de nos seings, signé dans l’original de la Mère Abbesse et de toutes les Religieuses au nombre de 64, et encore de quatre autres qui sont venues depuis et de deux les dernières venues ; » — « Acte... du 28 août 1665, contenant leurs dispositions à la vie et à la mort, et leurs sentiments en cas de refus des sacrements à la mort. » Relations de Port Royal (recueil Augustin Gazier, pièce 11.)