La Corée ou Tchösen/Texte entier

La Corée ou Tchösen
Annales du Musée Guimet
Tome 26e
Ernest Leroux.


LA CORÉE OU TCHÖSEN


(LA TERRE DU CALME MATINAL)





I. — DESCRIPTION ET HISTOIRE.


La Corée, plus connue sous le nom de Tchösen, est le prolongement du plateau de la Mantchourie. Elle s’avance vers le Grand Océan sous la forme d’une longue presqu’île, entre la mer du Japon à l’est et la mer Jaune à l’ouest. Elle est comprise entre les 33e et 43e degrés de latitude nord, et les 122° et 128° de longitude est du méridien de Paris. La frontière du nord est marquée par les deux rivières Yalou et Toumen, qui prennent leur source dans la montagne Pak-Tou-San (la montagne toujours blanche). C’est un endroit très vénéré des indigènes comme ayant été le théâtre de mystères sacrés qui ont donné lieu à de nombreuses légendes populaires.

Le Yalou est tributaire de la mer Jaune, et le Toumen porte ses eaux à la mer du Japon. À l’ouest, s’étend l’empire chinois, au nord la Mantchourie et au nord-est la Sibérie. Près de cette dernière frontière, sur la côte de la mer du Japon, se trouve Vladivostok, port de mer russe, appelé à devenir une station navale et militaire importante. C’est en effet à ce point de la côte que doit aboutir le chemin de fer transsibérien qui reliera la capitale de la Russie à l’Extrême-Orient, la Baltique au Grand Océan.

Le contour de la Corée offre une particularité digne de remarque : il représente, ainsi qu’il est facile de s’en convaincre en consultant une carte, la figure d’un dragon, animal qui est considéré comme dieu dans le culte du pays. La tête de cet animal se trouve à l’embouchure du Toumen, dont nous avons parlé ; les oreilles sont formées par les deux projections du cap Bruat ; le cou se trouve dans l’enfoncement de la baie Broughton ; les épaules ainsi que le dos sont représentés par les caps Duroche et Pélissier, et la chaîne des montagnes abruptes qui longent la mer du Japon ; la queue se prolonge jusqu’à l’île Quelpaërt ou Tchœ-Tchiou ; les pieds de derrière reposent sur l’archipel de la mer Jaune, et ceux de devant se trouvent à l’embouchure du Ta-Tong et du Yalou. Le versant occidental de ces montagnes s’incline vers la mer Jaune par une succession de collines et de monticules entre lesquels s’étendent des vallées d’une fertilité remarquable. Sur ces hauteurs prennent naissance un grand nombre de rivières, telles que : le Han, le Ta-Tong et autres, qui, après un cours sinueux, vont déverser leurs eaux dans la mer Jaune.

La Corée a été appelée la Nation Ermite, par suite de son isolement volontaire et complet du reste du monde ; sauf toutefois des visites annuelles de ses ambassadeurs à la cour de Pékin, porteurs du tribut comprenant du ginseng. Le gouvernement chinois, depuis fort longtemps, exerce sur ce pays les droits de suzerain et le désigne encore dans ses correspondances comme frère cadet.

Du Halde cite trois différents auteurs en parlant de la Corée, le Tsien-kio-kim-loui-tchu, le livre de Quang-yu-li et la géographie universelle intitulée Fang-yu-ching-lio et après ceux-ci, il dit :

« La Corée a été autrefois la demeure de différens peuples, dont les principaux étoient les , les Kaokiuli, les Hans, et ces derniers se partageoient en trois espèces, sçavoir les Méhan, les Pien-han et les Tchin-han. Ces peuples composoient plusieurs royaumes, tels qu’étoient celui de Tchaossien et celui de Kaoli. Mais ils furent dans la suite tous réunis sous une seule domination et ce grand État eut d’abord le nom de Kaoli d’où nous avons formé par corruption le nom de Corée que nous lui donnons.

« Il prit ensuite le nom de Tchaossien sous la dynastie régnante, qui est la famille des Li. Mais quoique, dans les actes publics, on ne lui donne que ce dernier titre à la Chine, cependant dans le discours ordinaire il retient encore le premier. Les Mantcheoux nomment la Corée Solho-kourou ou royaume de Solho. »

« Mais on sçait si peu de choses de leur histoire avant la dynastie des Tcheoux que les historiens chinois ont raison de commencer l’établissement de cette monarchie par Kitsei, depuis lequel jusqu’à présent elle a subsisté deux mille huit cent quatorze ans sans y comprendre les temps auxquels elle fut réduite en province sous la conduite de Pheï-tchoung-Sun qui proclamoit roi de Kaoli, Tching, fils d’une concubine du roi Tchy, lequel n’avoit été que heou ou duc, mais il fut obligé de se cacher dans l’île Tchin-tao. Les Mongols le punirent et rétablirent la tranquillité.

« Dans l’histoire de la Corée Toung-kouè-tong-kian ou Miroir véridique du royaume oriental, et qui est citée dans la grande Encyclopédie japonaise Wo-han-san-thsaï-thou-hoei, il est dit : « Primitivement ce pays n’avoit ni princes ni chefs. Un homme surnaturel descendit sous un arbre de santal than-mou ; les gens du pays en firent leur prince ; il reçut le nom de Than-kiun, prince de santal, et son royaume fut appelé Tchaosian ; ceci eut lieu du temps de Thang-yao, vingt-trois siècles avant J.-C. Les descendants de ce prince régnèrent plus de mille ans. Ensuite Kitsu fut nommé roi. »

Selon la tradition actuelle, Kitsu en fut le premier roi, et c’est celui-ci qui dota le pays du nom de Tchösen, qui signifie terre du « Calme matinal ».

La Corée, selon la même autorité citée dessus, fut anciennement conquise et rendue tributaire par Zin-gou-kwo-go, impératrice du Japon (201 à 269 ap. J.-C). Au ive siècle de notre ère, la Corée fut saccagée par les hordes barbares des Huns, Kitans, Mongols et Tartares dont le torrent atteignit l’Europe.

Au xiiie siècle, une nouvelle invasion se produisit, mais cette fois sous les étendards du grand Ghenkis-Khân. Sa conquête fut un bienfait, il réunit les diverses tribus en corps de nation et leur inculqua les premières notions d’un sentiment patriotique.

Il faut encore mentionner les terribles invasions des Japonais conduites par Kato Kiyomasa et Konichi Youkinaga, en 1592 et 1598.

Au commencement de l’ère chrétienne, la Corée se composait de hordes sauvages, originaires de la Mantchourie, qui étaient presque continuellement en guerre les unes contre les autres. Cet état de choses durait encore au vie siècle lorsque les provinces du sud devinrent l’objectif des apôtres du bouddhisme, apportant avec eux la civilisation indo-chinoise ; ils répandirent dans le pays la culture des arts et des sciences ; ils fondèrent les trois royaumes distincts de Koraï, dans le nord ; Hiaksai et Shinrai, dans le sud ; et, vers le viie siècle, Kion-Tchou, la capitale de ce dernier, devenait un centre brillant de civilisation indo-chinoise.

D’après les Annales chinoises, des marchands arabes de la Syrie visitaient la Chine et la Corée, où ils vendaient des objets en verre colorié. Khordadbeh, géographe arabe du ixe siècle, rapporte qu’un certain nombre de ses compatriotes allaient faire du commerce dans un pays connu sous le nom de Sila et situé de l’autre côté de la Chine, en face de Kantou ; plusieurs de ces marchands, ajoute-t-il, s’établissaient dans le pays, d’où ils exportaient du ginseng, des bois de cerf, de l’aloès, du camphre, des clous de girofle, de la porcelaine, de la soie, du zimmit (?) et du galanga (?).

Sila est sans doute l’ancien Shinrai, la province la plus riche et la plus prospère à l’époque de Khordadbeh ; Kantou est le promontoire de Chan-toung à l’est de la Chine et dans la mer Jaune.

Le bouddhisme atteignit la plus haute période d’éclat de 905 à 1392. Le Grand Mongol, Koublai-Khan, en était devenu lui-même un ardent apôtre. La fin du xive siècle marque l’ère de décadence de cette religion. La pureté du dogme s’altère, les monastères qui étaient autrefois le séjour des vertus devinrent des foyers de vice et de corruption. La dépravation et la licence des prêtres de Bouddha excitèrent contre eux de violents murmures, et l’indignation étant arrivée à son comble, le peuple se souleva et en fit un massacre général, tant dans la capitale que dans le reste du pays.

Avec les bonzes périssait la civilisation dont ils avaient apporté les germes, et la Corée fut bientôt replongée dans l’état de barbarie d’où ils l’avaient tirée. Du bouddhisme, il ne resta plus qu’un vague souvenir, et le chamanisme prit sa place. Le chamanisme est la pratique des plus grossières superstitions, l’adoration des esprits de l’air et de la terre, et surtout la crainte du dragon, animal redoutable qui habite les montagnes et exerce un pouvoir absolu sur la vie du Coréen.

Pour donner une idée de ces superstitions je citerai le fait suivant : Sa Majesté le roi m’envoya prévenir un jour, en ma qualité de chargé d’affaires de mon pays, que je ne devrais pas me préoccuper du bruit que j’allais entendre la nuit suivante. Il paraît que Sa Majesté avait fait cette démarche à la suite d’un conseil tenu avec ses astrologues attachés à la cour dans lequel il fut résolu de chasser à coups de fusil un mauvais dragon qui lui faisait maintes farces, coupait le chignon de ses soldats, et, enfin, embêtait Sa Majesté même. Ce qui fut dit fut fait ; pendant toute la nuit je fus assourdi par des décharges continuelles de mousqueterie, et le lendemain, Sa Majesté m’informa officiellement que le dragon avait disparu.


II. — SA MAJESTÉ LI-HI, ROI DE TCHÖSEN.


La dynastie qui règne actuellement en Corée date de l’année 1392. Elle eut pour fondateur Li-Tadjo, jeune guerrier dont le courage égalait l’ambition, et qui réussit à s’emparer du trône.

Sa Majesté Li-Hi est le 28e souverain de cette famille ; il s’intitule Tai-Tchösen-Tai-Koun-Tchou (grand roi du grand Tchösen). Il a, pour l’aider à supporter le fardeau du gouvernement, trois premiers ministres, et six autres qui sont à la tête d’autant de départements : Intérieur, Guerre, Cérémonies et Rites, Finances, Justice et Travaux publics ; à chaque ministère est attaché un nombre considérable de hauts fonctionnaires portant les titres de pansa, tchampan, tchamwie et tchousa. Ces derniers sont employés comme interprètes et intermédiaires entre Sa Majesté et les représentants des puissances étrangères.

Sous les apparences d’une monarchie absolue, le gouvernement de Tchösen est une véritable féodalité. Lors de sa conquête, Ghenkis-Khân établit un système dont le fonctionnement rend toute révolution presque impossible ; les emplois publics, même les plus élevés, sont ouverts, au moyen d’examens successifs, à tout Coréen, depuis le pansa jusqu’au simple coolie ou laboureur.

Grâce à ce système, il s’est créé une hiérarchie administrative et civile, dont tous les degrés sont liés entre eux comme les anneaux d’une chaîne. À chaque grade est attaché un titre dont l’obtention est l’objet des désirs et le but principal de l’existence de tout Coréen. La classe la plus élevée porte le nom de Yang-Ban et la dernière s’appelle Song-Nom.

Retenu par un lien si puissant, le Coréen ne cherchera jamais à renverser un ordre de choses dont la disparition lui serait préjudiciable, et si parfois des troubles se sont produits ce n’a été que par haine de l’étranger, contre les Japonais surtout, qui ont laissé d’ineffaçables souvenirs de leurs invasions, contre les missionnaires qui essayèrent de le détourner du culte des ancêtres.


Fig. 1. — Type d’étudiant. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Tels ont été par le fait le mobile des émeutes de 1882, 1884 et 1888. Changer le gouvernement, cela ne vaut pas la peine dans l’esprit du Coréen.

En dehors des classes attachées au gouvernement se trouvent celles des guilds ou corporations nommées Pusang et Posang ; organisée sur le modèle de celle de la Chine, cette classe de la population s’adonne au commerce. Par une union étroite, ces guilds font la loi dans les foires et marchés de l’intérieur, et savent également se mettre à l’abri des exactions auxquelles seraient tentées de les soumettre les castes officielles.


Fig. 2. — Type d’étudiant. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


La population de la Corée est estimée à 12 ou 13 millions d’habitants. Le climat est très rigoureux en hiver ; en été, il fait une chaleur excessive, rendue même plus insupportable par l’humidité que produisent les pluies continuelles qui tombent en juin et en juillet. Le printemps est tardif ; l’automne est la saison la plus agréable de l’année, la flore est très abondante ; la faune a, comme principaux sujets, le tigre, le léopard, l’ours, le sanglier et le cerf. La présence du tigre est un fait à noter ; cet animal, originaire des pays chauds, habite de préférence les jungles qui font pourtant complètement défaut en Corée. Il est de grande taille, sa robe est très belle et son poil long et fourni. Il est la terreur du pays, et il suffit de jeter le cri de horang pour causer un sauve-qui-peut général.

Le gibier de toute espèce est en grande quantité : cygnes blancs, cygnes noirs, oies et canards sauvages, outardes, faisans, perdrix, cailles, bécasses, lièvres se lèvent à chaque instant sous les pas du promeneur.

La principale récolte est celle du riz ; il est d’une qualité supérieure ; on en exporte fort peu ; il arrive même assez souvent que la récolte est insuffisante et que le gouvernement est obligé de venir en aide aux cultivateurs auxquels il fait des distributions de grains. Cette disette provient du manque de pluie dans la saison convenable, et de la sécheresse qui fait périr la plante sur pied.

Le ginseng, tenu en si haute estime en Corée comme en Chine, est un végétal auquel on attribue les vertus du chanvre indien, et ses qualités régénératrices lui donnent une très grande valeur.

Les montagnes de la Corée renferment des mines d’or, mais les quelques essais d’exploitation qui ont été faits n’ont pas encore donné de résultats appréciables. Dès le début, les entrepreneurs se sont heurtés contre les superstitions absurdes du peuple qui sont partagées par le gouvernement même. Le Coréen voit de mauvais œil la moindre tentative faite pour toucher à ces montagnes ; il craint d’irriter le dragon qui, pour se venger du trouble apporté dans son séjour de prédilection, ferait pleuvoir sur le pays les plus grandes calamités.

L’impôt est perçu en nature. Les ressources du trésor proviennent des dîmes prélevées sur les produits du sol, et principalement du ginseng, dont le roi a le monopole. Un système de douane, sur le modèle de celui qui a été établi en Chine par des étrangers, donne une autre source de revenu, celle-là en espèce, mais peu considérable, un million de francs environ, qui sert à payer les employés européens qui forment le corps des douaniers dans les ports de Fousan, Guensan ou Wonsan et Tchemulpo.

L’armée se compose de six bataillons (si l’on peut leur donner ce nom) placés sous le commandement d’autant de généraux qui partagent avec le roi le pouvoir et les revenus de l’État, moins celui du ginseng.

Ces troupes ressemblent assez aux bandes armées que les anciens barons féodaux fournissaient autrefois, en temps de guerre, à leur suzerain ; le soldat jouit d’immunités et de privilèges qui lui font rechercher le service militaire ; souvent même il paye pour y être admis ; une fois enrôlé, il ne travaille plus, reçoit deux habillements complets par an et une ration quotidienne de riz.


Fig. 3. — Soldat coréen. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Il lui arrive fréquemment de se livrer à des actes de maraude et même de pillage, sans qu’il ait à craindre la moindre répression. C’est au nom de son chef qu’il agit et il n’est jamais désavoué.

Cet état de choses met presque tout le pouvoir entre les mains des six généraux. Le roi a fait, il y a sept ans, des tentatives pour se créer une armée à lui et s’affranchir ainsi de la tutelle de ses généraux ; mais les chefs de l’armée coréenne, prévoyant le danger qui menaçait leur position, ont soulevé de tels obstacles sous les pas des officiers américains, engagés comme instructeurs, que le souverain ne réussit pas dans son entreprise. Sa Majesté m’a engagé à plusieurs reprises à quitter mon poste pour accepter le commandement en chef de l’armée. Mais la situation qui m’était offerte n’eut pas le don de me séduire ; aussi, avec force remerciements, je déclinai l’honneur insigne qui m’était fait.

Une école militaire a été fondée à Séoul, depuis, par les instructeurs militaires, où ne sont admis que les fils des Yang-bans ou nobles. Mais l’esprit de ceux-ci comme celui du peuple, du reste, laisse peu d’espoir qu’on arrive au résultat cherché par le roi. Depuis près d’un siècle, les missionnaires français se sont introduits dans la Corée, pénétrant dans le pays par la Chine ; ces apôtres infatigables sont parvenus à faire un certain nombre de prosélytes malgré l’hostilité du gouvernement et les massacres que leur propagande a provoqués à différentes reprises. Le récit intéressant, mais douloureux, des efforts de ces courageux propagateurs de la foi, et des persécutions auxquelles ils ont été en butte, se trouve relaté dans un ouvrage intitulé : Histoire de l’Église de Corée, par le R. P. Dallet.

En 1866, l’attention du gouvernement français fut attirée par l’un de ces massacres. L’amiral Roze, n’ayant pu obtenir réparation, bombarda la forteresse de Kang-Hoa ; mais ne se trouvant pas en force suffisante pour appuyer cette démonstration, il se vit obligé de se retirer, et l’affaire en resta là.

Au commencement de l’année 1867, une expédition fut dirigée sur la Corée par les nommés Oppert et Jenkins, ayant pour objectif d’enlever les cercueils de plusieurs rois du pays que l’on disait être tout en or massif et d’un poids considérable.

Les Américains-Allemands maraudeurs trouvèrent les cercueils convoités bien gardés, et l’entreprise en fut pour ses frais.

Quelque temps après, l’équipage entier d’un voilier américain, le Général Sherman, se trouvant dans les eaux coréennes, dans le même but, fut massacré par les indigènes ; et plus tard, en 1871, une flotte américaine, sous le commandement de l’amiral Rogers, partit pour en demander réparation.

Profitant de l’expérience que leur avait donnée l’expédition française, les Américains, après avoir, eux aussi, bombardé Kang-Hoa, débarquèrent un nombre d’hommes suffisant pour infliger une rude leçon à l’armée coréenne. Néanmoins, le chef de l’escadre recevait du gouvernement de Séoul la note suivante, qui est reproduite ici pour donner une idée de l’esprit de ce peuple et des dispositions dont il est animé à l’égard des étrangers :

« La nation coréenne a vécu quatre mille ans, satisfaite de sa civilisation propre et sans éprouver aucun besoin d’en changer. Nous restons paisiblement chez nous et ne sommes jamais allés déranger les autres peuples : pourquoi venez-vous troubler notre tranquillité ? Votre pays est situé à l’Occident, le nôtre se trouve à l’Extrême-Orient ; des milliers de milles nous séparent ; quelle est la raison qui vous a fait franchir sur l’Océan une distance aussi considérable ? Si c’est au sujet du vaisseau le Général Sherman, nous vous répondrons que les hommes de son équipage se sont livrés sur nos côtes à la piraterie et au meurtre, et qu’ils ont été punis de mort. Si vous désirez vous emparer d’une partie de notre territoire, sachez que nous ne le souffrirons pas ; n’auriez-vous même que l’intention de vous mettre en relation avec nous, cela ne peut pas être non plus. »

Que ce soit l’effet des deux bombardements ou toute autre cause, en 1876, la Corée concluait un traité de commerce avec le Japon, puis, successivement, avec les États-Unis, la France, l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie, et ouvrait quelques-uns de ses ports à ces mêmes puissances.

En l’année 1888, elle envoya à Washington une ambassade qui excita une vive curiosité, à cause des costumes bizarres portés par ses membres. L’influence de la Chine fit bientôt rappeler l’ambassadeur, Pak, qui fut disgracié pour avoir, par sa mission, porté atteinte à la dignité du Céleste Empire. Et cependant, on peut dire que ce fut à son corps défendant que M. Pak s’acquitta de ses hautes fonctions, car, au moment de l’embarquer sur le vaisseau de guerre américain, qui devait le transporter aux États-Unis, le courage lui manqua, et faisant volte-face, il s’enfuit à toutes jambes. Quelques-uns de ses amis s’élancèrent à sa poursuite et le ramenèrent de force à bord, sachant du reste qu’il y allait de sa tête s’il persistait dans ses velléités de résistance. Presque à la même époque une autre ambassade fut envoyée en Europe : instruit par l’expérience de son collègue, le second ambassadeur, Son Excellence Cho, ne fit aucune difficulté pour partir, mais il n’alla pas plus loin que Hong-Kong, où, depuis cette époque, il se trouve encore, me dit-on, dans un hôtel de dernier ordre, ayant pour enseigne : Au perchoir des matelots.

Il doit une somme assez ronde à son hôtelier qui refuse de s’en dessaisir, et le conserve en garantie de sa créance.

Le Coréen, au point de vue ethnique, a peu ou rien de commun avec ses voisins les Chinois et les Japonais. Il est un composé, sans doute, des envahisseurs venus du plateau ; et, en lui, le sang hun, kitan, mongol, tartare et turc se trouve mélangé avec celui des aborigènes.

Dans cet ordre d’idées, je suppose que des races venues des îles Aléoutiennes et des continents polaires ont fourni leur contingent dans la composition du Coréen ; et cette idée, qui m’est venue en Corée même, trouve un certain appui dans un ouvrage que je viens de lire, intitulé Les Grands Esquimaux, par le R. P. Petitot. L’auteur fait un croquis des mœurs de l’Eskimau, qui pourrait bien servir pour décrire celles du Coréen. Exemple : l’Eskimau, comme le Coréen, ne se nomme qu’avec les plus grands détours, et ne prononce ni n’écrit facilement le nom d’un supérieur ; ce serait, selon son code, de la plus grande impolitesse. Il est d’une vanité illimitée, d’une curiosité sans bornes. Il est ivrogne, glouton, avec un goût passionné du poisson gâté. Il se couche tout nu sur la terre échauffée par les sous-conduits appelés cahns. En visite il se fait suivre par un porteur d’un vase que dans d’autres pays les habitants ont soin de garder chez eux. Et encore, je pourrais dire des Coréens, ce que le Père Petitot dit des Esquimaux :

« J’étais donc, pour ces civilisés de la mer polaire, une sorte de sauvage ridicule, ou, tout au moins, un curieux barbare, une sorte de talapoin cinghali, voyageant et me montrant pour le plus grand plaisir de leur société. Si, par malheur, il y avait eu par là quelque barnum ambulant, c’en eût été fait de moi ; on m’y eût interné d’urgence à la manière de nos Omahas et de nos Tamouls nomades, sous l’étiquette : Peau blanche, barbare et intraitable venu des pays du soleil brûlant. »

Résoudre la question complexe de l’origine du Coréen ou bien recueillir quelques données qui pourraient servir comme argument sérieux dans la solution de ce problème, voilà ce qui m’engageait à entreprendre un voyage en 1888 à l’île de Quelpaërt, laquelle, d’après une note trouvée dans les Annales chinoises, fut indiquée comme étant le quartier-général des Khâns conquérants, Ghenkis et Koublai.

Cette note, la voici :

« Dans la sixième année de Tchaoting (1234 de notre ère), sous la dynastie Soung, l’empereur des Mongols, Ogadaï, envoya son général, Sa-li-tha, à l’île de Tchae-Tchiou, le vrai nom de Quelpaërt, pour conquérir la Corée. »

Envoyé comme secrétaire de la légation des États-Unis en Corée, en 1887, j’ai profité d’un congé de deux mois pour mettre à exécution une visite à Quelpaërt ; grâce à mes relations officielles à la cour de Séoul, j’ai pu obtenir une lettre de Sa Majesté Li pour le gouverneur de l’île, et, après maints obstacles, je suis parvenu à pénétrer dans la capitale même de l’île mystérieuse.


III. — DE NEW-YORK À SÉOUL


Le 3 septembre 1887 je quittai New-York pour mon poste lointain, et après un séjour à San-Francisco, m’embarquais à bord du City of Peking, de la Compagnie le Pacifique-Mail, pour Yokohama, on nous arrivâmes le 10 octobre, — vingt jours de mer sans escale. Je n’étais donc pas fâché d’apprendre qu’il fallait y attendre une huitaine de jours le départ du steamer le Higo-Maru, de la Compagnie japonaise le Nippon-Yusen-Kaisha, faisant le service entre Yokohama et Nagasaki, en correspondance avec Tchemulpo, port ouvert de la Corée.

J’ai profité de ce délai pour connaître le Japon, Yokohama et ses environs et la capitale, Tokio ; j’emportai les meilleurs souvenirs d’un peuple qui a été appelé le Français d’Orient, vu sa cordiale hospitalité, son goût artistique et raffiné, et je regrettai vivement que mon mandat ne me permît pas un séjour plus prolongé.

Parti le 20 octobre, nous arrivâmes à Nagasaki le 24.

Nous y descendîmes pour prendre un autre bateau de la même Compagnie, arrivant à Tchemulpo dans la matinée du 28.

Tchemulpo est le principal port de la Corée. En 1882, l’année des traités, c’était un petit village connu sous le nom d’Inchon ; aujourd’hui il a acquis quelque importance sous l’influence des marchands chinois et japonais, lesquels, en dehors d’une dizaine d’Européens, constituent le plus gros de sa population. Déjà, il y a deux hôtels, l’un tenu par un Chinois, l’autre par un Japonais, Daibutsu ; ce dernier était un ancien chef de cuisine à bord d’un navire américain, qu’il quitta pour s’installer dans la ville, d’abord comme boulanger et ensuite boucher, banquier, cordonnier, à ces métiers ajoutant celui d’hôtelier.

Le matin du 29, j’ai quitté Tchemulpo pour la capitale, distante, par voie de terre, de 35 kilomètres. La chaise à porteurs étant le seul moyen de transport permis à un officier, c’est ainsi que je me suis mis en route, porté par huit coolies. La route n’offre rien de remarquable ; elle traverse des champs de blé ou de riz et des villages composés des misérables huttes des coolies. Mappo, sur le côté droit de la rivière Han, que nous traversons en bac, est situé à 10 li ou 4 kilomètres de la capitale, dont il est, par le fait, un faubourg. C’est un village mesquin, habité par les riverains pêcheurs qui font le service entre la capitale et le port de Tchemulpo.

Le soleil se couchait lorsque nous arrivâmes devant les murs imposants de Séoul, et, franchissant la porte ouest, nous passâmes rapidement par les rues étroites pour gagner la résidence des États-Unis, accostés à chaque instant par des curieux qui, sans la moindre gêne, plongeaient leurs figures par les fenêtres de ma chaise en demandant : Nou-Gounya ? (Qui vive ?) et mes porteurs répondaient : So-Yang-Saram, un homme venu de l’Océan occidental ; ceci étant la désignation de tout étranger européen.

La résidence de tout gentilhomme, en Corée, est composée de plusieurs petites maisons, entourées de hauts murs, et c’est dans une de ces maisonnettes, peu confortables, que j’allais habiter pendant mon séjour en Corée.


Fig. 4. — Coolie (porteur de chaise). (D’après un croquis d’un artiste coréen.)


Séoul, la capitale, vue de loin, dans la grande clarté d’un jour ensoleillé, a l’air pittoresque et enchanteur ; vue de près, jamais désillusion plus profonde. Il n’y a que deux choses de jolies, ce sont les deux montagnes : le Pok-San et le Nam-San, montagnes nord et sud qui sont vraiment grandioses et paraissent deux sentinelles qui tiennent la veille sur la ville couchée à leurs pieds. Et sentinelles, elles le sont par le fait, car, suivant un très ancien usage, les feux-signaux sont allumés sur leurs sommets chaque nuit, pour indiquer aux habitants, suivant leur nombre, que le pays est tranquille ou qu’il court un danger.


Séoul en hiver.


Bâtie par le fondateur de la dynastie actuelle, en 1392, la ville est entourée d’une muraille d’environ 20 pieds de hauteur sur 3 d’épaisseur. Sept portes monumentales donnent accès à l’intérieur. Elles ont été construites dans le style chinois, reste de l’art bouddhique, dont il y a quelques temples et monuments encore debout.

Les murs de la capitale, ainsi que les enceintes des fortifications, qu’on appelle les citadelles du roi, ont été bâtis par le roi Tadjo ; ce souverain ordonna que tout habitant, entrant ou sortant, porterait une pierre d’un certain poids ou d’une certaine taille et la déposerait sur le revêtement. La pensée du roi fut trouvée heureuse, et les murs de la ville, ainsi que ceux des fortifications désignées, grandirent comme par magie.

Les portes de la ville ont chacune une affectation particulière : la porte du Nord est affectée spécialement au service de Sa Majesté ; la porte du Sud est pour les nobles ; la porte Est amène au temple du roi, et c’est par là que Sa Majesté sort lorsqu’elle va, en procession, sacrifier aux cendres de ses ancêtres ; la porte Ouest est celle dont se servent les visiteurs ou résidents européens. Celle du Sud-Est est celle par laquelle sortent les processions funéraires ; la porte Sud-Ouest est celle où passent les criminels à exécuter ; la porte Nord-Ouest mène à Pékin.

En dehors des quelques habitations des étrangers et des palais et résidences européens récemment construits, Séoul, avec ses 250,000 âmes, se compose de misérables huttes couvertes de chaume, autour desquelles se trouvent des mares d’immondices qui défient toute description. Le choléra s’y trouve à l’état endémique, mais le grand fléau du pays est la variole. Si le traitement n’est pas efficace, il est au moins excessivement simple ; la pharmacie coréenne est peu compliquée, la seule médication employée étant un bouillon de chien ! Sa Majesté Li-Hi use fréquemment de ce remède dont il absorbe un verre ou deux à la moindre indisposition.

Lorsque le potage de chien est sans efficacité et que le malade se trouve à l’agonie, on a recours au moutang : une bande de vieilles femmes, sorcières armées de gongs et d’autres instruments de musique analogues, entourent le moribond et le gratifient d’une symphonie infernale, afin de chasser le maudit dragon qui a pris possession de son corps. Si le malheureux n’a pas succombé à la maladie, il est sûr de ne pas échapper au moutang.

Le mode de chauffage des habitations empêche la population d’être asphyxiée par les émanations pestilentielles de la ville. Dans le sous-sol de toute habitation est construit un fourneau destiné à chauffer l’appartement : la cheminée débouche dans la rue. Au coucher du soleil, les feux sont allumés et, deux ou trois heures après, une chaleur intolérable pour un Européen règne dans l’intérieur. En même temps, des nuages d’une fumée noire et épaisse se répandent dans l’atmosphère, entraînant sans doute au loin les miasmes délétères de ce foyer d’infection, mais suffoquant celui qui, par malheur, aurait à traverser la ville pour gagner sa demeure.

D’après un ancien usage, une immense cloche, appelée In-Kioung, donne le signal auquel tout Coréen obéit en gagnant au plus vite sa cabane. Ainsi, toute boutique se ferme et, en un clin d’œil, les rues qui, tout à l’heure, fourmillaient de monde, sont silencieuses et désertes. Enfermé chez lui, le Coréen, grand buveur et grand joueur de son naturel, se livre aux jeux et à une consommation formidable de sul, eau-de-vie de riz, sorte de saki, boisson dont il est fort amateur.

Dès que la nuit est tombée, une obscurité profonde règne sur la ville et le silence n’est guère rompu que par quelques rares policiers armés de barres de fer auxquelles sont attachées des chaînes dont on entend de loin le bruit : c’est pour avertir les malfaiteurs de s’éloigner et non pour les arrêter, — ou par les aboiements des chiens qui, en dehors du service qu’ils rendent à la pharmacie du pays, et à la voirie, sont aussi les fidèles gardiens de l’habitation du coolie. Les portes de la ville sont fermées vers les 8 heures du soir, et personne ne peut entrer ni sortir avant 3 heures du matin, heure réglementaire où elles sont ouvertes par les soldats gardiens.


Femme coréenne en toilette de promenade. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


On a rapporté que, si les hommes avaient été privés de sortir le soir, ce privilège était réservé aux femmes. Ce droit leur est certainement acquis, mais il n’y en a pas qui en profitent, par cette raison que les rues ne sont pas éclairées ; s’il n’y a pas danger de se noyer dans les mares d’immondices qui bordent les passages, il y a parfois risque de rencontrer des léopards et des tigres même qui, poussés par la faim, pénètrent, surtout en hiver, jusqu’au centre de la ville.


Fig. 5. — Chaise fermée. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


La femme coréenne est tenue plus isolée que partout ailleurs, en Orient ; à partir de sept ans, la fille est séparée des enfants mâles dont elle partageait la société jusque-là. Dorénavant, elle vit en cachette et n’attend que le moment où elle doit habiter chez un mari auquel elle est fiancée depuis son enfance. Elle peut sortir, faire des visites, mais soigneusement enveloppée — à la turque — et mise dans une chaise fermée, toujours accompagnée d’une ou de deux vieilles servantes. Les vieilles femmes du coolie et les kisang ou danseuses, voilà les seuls échantillons du beau sexe qu’on voit en Corée, et la vue n’est pas toujours très attrayante. Les kisang, par leurs costumes, chants et mœurs, rappellent les almées ou ghawazi égyptiennes. Elles dépendent du gouvernement qui leur alloue une certaine compensation pour leur assistance aux fêtes officielles ou banquets donnés au nom du gouvernement.


Fig. 6. — Femme coréenne. (D’après le croquis d’un artiste coréen).


Le costume coréen est bizarre, c’est le même que portaient autrefois les Chinois. Les Mantchous, vainqueurs des Chinois et des Coréens coalisés, imposèrent aux premiers, en signe de mépris, l’obligation de porter cette queue, devenue aujourd’hui, chez eux, une marque d’honneur et de distinction, et qui dégénère même en fanatisme. Moins rigoureux envers le Coréen, les Mantchous lui permirent de porter les cheveux comme il l’entendait ; depuis cette époque, il les laisse pousser de toute leur longueur. Les jeunes gens jusqu’à leur mariage doivent les porter, sans aucune coiffure, séparés au milieu de la tête et réunis en une seule tresse tombant dans le dos, ce qui leur donne l’air de jeunes filles. Dès qu’il est marié, le jeune homme les ramasse en un chignon sur le sommet de la tête ; alors pour la première fois, il peut porter le chapeau, qui constitue une dignité à laquelle aboutit l’ambition de tout jeune Coréen. Ce chapeau, ou kat, est d’un même modèle pour toutes les classes. Il est formé de tiges de bambou ou de lanières de crins de cheval finement tressées ; la calotte a une forme ronde et les bords sont très larges. Elle est fort ridicule, cette coiffure coréenne, mais pas plus, il faut l’avouer, que notre chapeau de haute forme qui fait rire les Orientaux.


Fig. 7. — Type coréen. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


La robe en coton ou en soie descend jusqu’aux chevilles ; elle est serrée à la taille par une cordelière en soie noire. Sous la robe, est un court veston en soie rouge ou bleue, et un large pantalon doublé de ouate en hiver. La chaussette est une espèce de botte en coton blanc doublé en ouate ; quand il sort, le Coréen met, au-dessus de celle-ci, de gros souliers en drap noir ou bleu qui sont laissés à la porte en entrant.

Un autre costume encore plus curieux est celui du deuil. Quand un parent meurt, les mâles sont tenus rigoureusement, qu’ils soient princes ou paysans de prendre le deuil dont la durée est de trois ans. S’il a le malheur, dans l’intervalle, de perdre un autre parent, c’est à recommencer. Il y a des gens en Corée qui n’ont porté de leur vie que ce costume. Il consiste en une robe en toile de lin écrue, étoffe grossière ; elle est serrée à la taille par une corde ou ruban de même matière.


Fig. 8. — Coréen en deuil. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Les souliers sont de même étoffe, ainsi que l’éventail.

Le chapeau, un véritable parapluie, en paille jaune et tombant sur les épaules, cache absolument le visage du porteur. Il peut voir, mais ne peut être vu ; d’ailleurs on ne cherche pas à le voir, car l’usage veut que ce costume mette le porteur à l’abri du plus curieux. Ce costume a été adopté par les missionnaires catholiques qui, grâce à son inviolabilité, ont pu faire la propagande de leur foi pendant de longues années. À la mort du roi, le costume serait porté par la nation entière.

La vie à la capitale manque de la gaieté, comme on peut se le figurer. Les rues proprement dites n’existent pas ; il n’y a pas d’hôtels, ni de cafés, ni de théâtres ; on ne sort qu’en chaise et pour se rendre chez ses collègues aux dîners donnés réciproquement, qui constituent les seuls événements qui rompent la monotonie d’une existence plus que paisible. Hors la ville, on trouve une jolie campagne et des routes suffisamment bonnes pour permettre des promenades à cheval.

La monnaie du pays consiste en un alliage de cuivre et de fer. Il n’y a qu’un seul étalon, le sapèque ou le cash, dont il faut trois cents environ pour faire un franc. Chaque pièce est percée au milieu et on les enfile dans une ficelle comme un chapelet. Le yen en argent, ou piastre japonaise, a cours seulement parmi les Européens, Japonais et Chinois. Le gouvernement de la Corée, comme celui de Chine, maintient le cash pour des raisons politiques, car, vu les obstacles que cette dernière monnaie présente pour son transport, elle empêche ainsi l’étranger de pénétrer à l’intérieur.

La division du temps est basée sur le système chinois. Le jour solaire est divisé en douze heures ou si : le si en huit keik et le keik en quinze pun. L’heure coréenne étant le double de la nôtre, le keik vaut quinze minutes, et le pun une minute. Au lieu d’être désignées par des numéros, les heures prennent le nom d’un des signes du zodiaque auquel on ajoute le mot si : Ho-si, l’heure du tigre ; Riong-si, l’heure du dragon. Il n’y a ni montre, ni horloge, la mesure du temps est indiquée au moyen des occupations ordinaires de la vie ; ainsi, pour midi, on dira pap (riz), l’heure du repas.


IV. — À LA COUR CORÉENNE


Le palais royal consistait, en 1888, en une collection de constructions semblables aux vieux temples, entourées de hauts murs et communiquant entre elles par des portes intérieures. Depuis lors, un architecte français, M. Salabelle, avait été chargé, par Sa Majesté, de lui construire un palais moderne dont la construction a été arrêtée faute d’argent. En attendant, le roi continue à habiter ses anciens bâtiments qu’il a fait éclairer à la lumière électrique. Le roi en est tellement satisfait qu’il a supprimé la nuit, par décret royal, en tenant sa cour pendant toute la nuit — éclairée a giorno, — et se couchant pendant le jour ; de cette façon, il est sûr, dit-il, de ne pas être dérangé par le redoutable dragon.


Palais d’Été (du roi Li-Hi).


Le matin du 16 novembre 1887 avait été fixé comme jour de ma réception par Sa Majesté. À la dite heure, je me suis rendu en chaise à porteurs au palais, accompagné de M. Wo-In-Tak, l’interprète de notre légation. Suivant l’étiquette de la cour, les représentants des puissances étrangères sont tenus de quitter leur chaise à une centaine de mètres de la grande porte, pour, de là, gagner la salle de réception à pied. Mon gouvernement, ainsi que ceux de mes collègues, à l’exception du résident chinois, se sont accordés pour accepter cette humiliation. M. Yuan-Sie-Kouai montre son dédain en entrant par la grande porte avec sa chaise et en ne descendant qu’à la porte même de la salle d’audience. À la salle d’attente, nous sommes reçus par Son Excellence Shim-Pansa, grand maître des cérémonies, qui nous fait entrer dans la salle où rogne un froid intense. En attendant le plaisir de Sa Majesté, M. Shim nous fait avaler du champagne et du sul. Profitons de ce délai pour décrire le costume de M. Shim, qui est celui de tout courtisan de service au palais, qu’il soit pansa, tchampan, tchamwie ou tchousa.

La coiffure est faite de tiges de bambous ou de lanières de crins de cheval en forme de toque ou plutôt de mitre, ayant des projections de chaque côtés, semblables à des oreilles et à des ailes, avec l’intention ainsi de symboliser l’aptitude de son porteur à écouter les ordres et à voler les exécuter. La tunique est composée d’une robe en soie verte foncée qui descend aux chevilles, montrant les revers des bottes en feutre noir ; un ceinturon, orné de morceaux de verre et de jade, entoure la poitrine. Sur les plastrons, attachés sur la poitrine et sur le dos, se trouvent brodées des figures de cigognes et de tigres, selon le rang du porteur. C’est un costume unique, mais bien loin d’être joli.


Fig. 9. — Un dignitaire du palais. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Shim-Pansa, après une longue attente, fut enfin sommé de se présenter et nous le suivîmes sur un seul rang, marchant avec lenteur, pareils aux oies, auxquelles nous ressemblions pas mal. Nous traversâmes plusieurs cours en franchissant quelques portes et arrivâmes, après maints détours prescrits par l’étiquette, devant une salle ouverte où se trouvait le roi, debout, entouré de ses eunuques et de ses ministres au second rang. Shim-Pansa, qui avait tenu le dos courbé et tête en bas, se prosternait sur le ventre et, dans cette attitude, s’est mis à imiter le crabe, grimpant rapidement les marches ; et ainsi, marchant de côté, il gagna la salle. M. Wo, mon interprète, suivit Shim et, seul, je montai les escaliers et, marchant droit, je me trouvai en présence du roi. M. Wo vient en même temps prendre sa place, indiquée d’avance, entre le roi et moi. Wo courbe son dos, laisse tomber ses mains jusqu’à ce que ses doigts touchent le parterre et, dans cette pénible posture exigée par l’étiquette, débute mon audience avec le Tai-Tchösen-Tai-Koun-Tchou.

Sa Majesté Li est de petite taille, la figure est douce, le teint est jaune et les yeux noirs. Il portait ses vêtements de cérémonie : une robe en soie rouge, ornée de plastrons attachés sur la poitrine et sur le dos, brodés de figures de tigres et de dragons ; un ceinturon d’or entoure sa poitrine. Sa toque est faite de la même étoffe et du même modèle que celles portées par ses courtisans, mais dépourvue des appendices. Les eunuques, selon l’étiquette, lui servent comme souffleurs, lui disant à l’oreille ce qu’il devra dire, et ensuite le roi dit au tchousa, et le tchousa de répondre :

Sa Majesté est très heureuse de votre arrivée dans sa capitale.

Sa Majesté demande si vous avez eu une traversée agréable.

Sa Majesté demande à savoir si vous êtes en bonne santé.

Sa Majesté s’informe de la santé de votre Président.

Sa Majesté désire savoir votre opinion sur sa capitale.

Comme on le voit, ces questions, élaborées et arrêtées d’avance dans un conseil des ministres, ne sont pas de nature à fatiguer trop l’esprit du roi ni de ses conseillers.

Pendant l’audience, on entendait des bruits pareils à des coups de pistolets, dont le roi paraissait beaucoup s’amuser ainsi que les eunuques. M. Wo me disait après l’audience que c’étaient les dames du harem qui, pour s’amuser et pour voir l’étranger nouvellement arrivé, perçaient de leurs doigts les murs, couverts seulement d’un papier parchemin. M. Wo était au bout de ses forces quand le roi donna le signal de la retraite. Le maître de cérémonies et l’interprète exécutèrent des mouvements pareils à ceux par lesquels ils s’étaient présentés et disparurent ; de mon côté, je m’inclinai et me retirai. Une visite fut faite ensuite au prince héritier, jeune homme de seize ans, de peu d’intelligence ; puis, ayant terminé ce devoir officiel, j’ai pu regagner la salle d’attente où, avant de m’en aller, Shim-Pansa avait tenu à me faire prendre encore du Champagne et du sul.

Le chinois est usité pour la littérature, mais le coréen, qui est une langue polysyllabique, est, par le fait, la langue la plus usitée de la cour.

Dans l’entourage du roi se trouve un corps de lettrés. Ils tiennent un journal quotidien de tous les événements du royaume, ainsi que des faits et gestes du souverain, et la tradition veut que celui-ci ne s’informe jamais de ce qu’ils ont écrit, afin de n’exercer sur eux aucune influence et de leur laisser la plus grande indépendance pour la rédaction de leur chronique. Mais la fonction principale des lettrés est de tirer des horoscopes et d’indiquer les jours fastes et néfastes. Cette prédiction est de la plus haute importance pour les fêtes et cérémonies, qui ne peuvent avoir lieu que dans une journée heureuse. Le roi ne sort presque jamais et n’entreprend quoi que ce soit sans l’avis de ses astrologues. On les dit d’ailleurs aussi habiles à tirer parti de leur art qu’autrefois les prêtres de Jupiter Ammon ou les augures de Rome.

Les astrologues se servent d’une boussole, constituée par une coupe creusée dans un bloc rond de bois dur d’environ un pied de diamètre. Sur la face supérieure du bloc sont tracés plusieurs cercles concentriques comme ceux qu’on marque encore sur l’horizon de bois de nos globes célestes. Les cercles embrassent les douze heures doubles, les dix symboles, les huit diagrammes et les autres signes du zodiaque chinois. Autrefois, on remplissait la coupe d’eau pour faire flotter une aiguille aimantée : tel fut le compas en usage en Chine au ive siècle (avant notre ère), et un auteur inconnu en a parlé comme de l’aiguille dont se servaient également des professeurs de géomancie à la cour de Chine sous la dynastie des Tsin, 265 ans après J.-C. Le même auteur raconte, qu’en 1122 un ambassadeur chinois, se rendant en Corée, vit, sur le navire où il a pris passage, une aiguille aimantée servant à donner la route. C’est la première mention qui est faite du compas de mer, et cela paraît trancher la question de priorité en faveur des Célestes. À cette époque, l’aiguille était toujours portée par un flotteur sur un vase rempli d’eau. Mais sous la dynastie des Mings, des jonques japonaises ayant été capturées par les Célestes, ceux-ci y trouvèrent des compas à sec avec une aiguille portée sur un pivot. Dès lors, les Chinois adoptèrent le principe du pivot, et le compas sec devint d’un usage courant. C’est ainsi que les marchands arabes, allant aux Indes et en Chine, connurent l’usage du compas.


Fig. 10. — Chaise fermée d’une dame. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Pendant mon séjour en Corée, j’ai pu me procurer un compas dans le genre de ceux dont se servent les astrologues à la cour, pour déterminer les jours heureux, etc., et, de retour à New-York, j’en ai fait cadeau à la Société de géographie de cette ville.

Le roi de Corée se fait voir rarement de son peuple ; il est tenu, cependant, par un ancien usage, une fois au moins pendant l’année, de sortir de son palais en procession pour aller au temple sacrifier aux mânes de ses ancêtres. Ce jour heureux est une affaire grave pour les astrologues qui jouent de leur réputation si, par malheur, ils choisissent une mauvaise journée. En l’année 1888, la procession, connue sous le nom à Que-Dong, avait lieu le 14 mars, et j’ai eu l’heureuse chance d’y assister ; j’avais pris avec moi un objectif dont le Coréen n’avait pas eu jusque-là la moindre notion ; je le note ici, car plus tard cet incident servit de prétexte à une émeute de la populace contre les étrangers ; j’y reviendrai plus loin ; parlons maintenant de la procession. À la tête du cortège passa d’abord le maréchal du Que-Dong, perché haut sur une chaise, espèce de monocycle ; la roue du centre supportait le poids de la chaise où était assis le maréchal ; les timons, en avant et en arrière, étaient tenus par des coolies qui, en tirant et en poussant, imprimaient au véhicule une vitesse vertigineuse. En avant et sur les flancs passaient d’autres coolies armés de gourdins avec lesquels ils flanquaient, à ceux qui ne cédaient pas facilement le chemin, de rudes coups. Les soldats des différentes casernes venaient ensuite prendre le chemin et, sous les ordres du général Han, formaient un rang de chaque côté de la rue.

Une musique baroque et où on distingua la terrible cornemuse annonça l’arrivée du roi. D’abord, il était précédé de serviteurs portant haut l’immense ombrelle en soie rouge, emblème de la royauté en Corée ; ensuite, le roi, assis sur une chaise couverte d’une large couronne en soie rouge et portée sur les épaules des nombreux coolies ; puis, autour de la chaise royale, se trouvaient des favorites du roi, les eunuques tenant le premier rang ; tous éventaient Sa Majesté, sans doute pour chasser les odeurs insupportables et non pas certainement pour le rafraîchir, car la tempérarature était basse et il gelait ferme. Au moment de son passage, toute la foule s’inclina en koteou (prosternations) car l’usage ne veut pas qu’on regarde Sa Majesté de face ; venaient ensuite des étendards jaunes, blancs, rouges, sur lesquels étaient inscrites des devises curieuses. Les porte-drapeaux ainsi que les coolies criaient à tue-tête des notes accoutumées, mais tout à fait intraduisibles par la plume. Le prince héritier suivait la chaise du roi ; il était escorté par une centaine de garçons de dix à quinze ans, coiffés de chapeaux en paille jaune et habillés en robes de soie jaune et rouge.


Fig. 11. — Le Maréchal du Que-Dong. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


L’arrière-garde était composée de gens armés et vêtus, comme les anciens guerriers, en cotte de mailles avec casque en fer sur la tête ; de longs cheveux noirs, qui tombaient sur leur figure, leur donnaient une mine vraiment sauvage. D’un autre côté, leurs montures extrêmement petites — les poneys coréens — les faisaient ressembler aux singes qu’on voit parfois paraître dans les foires. Il était tard lorsque la procession rentra en ville et, passant par la même rue, regagna, dans l’obscurité de la nuit tombante, les portes du palais au moment où la cloche d’In-Kioung sonna la retraite.


Fig. 12. — Domestique du palais. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Plaçons ici l’incident de la photographie auquel j’ai fait allusion tout à l’heure. Les Coréens éprouvent des préjugés très prononcés contre l’étranger, et il ne manque pas à la capitale de gens haut placés qui guettent l’occasion d’exploiter ce sentiment, espérant qu’une émeute quelconque pourra leur donner le pouvoir. Le Tai-Ven-Koun, père du roi actuel et, pendant quelque temps, régent, aspire à succéder à son fils, dont la faiblesse de caractère aurait déjà perdu le trône sans la reine, femme à laquelle on attribue une forte intelligence et beaucoup de mérite. Le Tai-Ven-Koun travaille toujours à pousser la populace à massacrer les étrangers. Il intrigua contre les Japonais d’abord, en 1882 et 1884 ; mais les Japonais se défendirent si bien qu’il fallut abandonner la partie. En 1888, les Européens, peu nombreux, et surtout les missionnaires, offraient une meilleure chance de succès. Les agents du Tai-Ven-Koun lui rapportèrent la présence dans la capitale de la mystérieuse photographie, et on lui parla des secrets de la chambre noire ! Le vieux conspirateur vit là une arme dont il ne tarda pas à se servir. On faisait courir le bruit que les missionnaires employaient des agents pour voler des enfants coréens, et que ceux-ci, après avoir été bouillis, étaient mangés par des missionnaires, les yeux de ces enfants étant utilisés pour produire les images sur les plaques qu’on montrait aux indigènes comme preuve indiscutable de ce qu’on avançait. Le 17 juin 1888, la capitale était en émoi ; le roi était dans la plus grande crainte et, cette fois, une catastrophe paraissait imminente. Ce jour-là, en traversant la place, de retour d’une promenade à cheval, je vis de mes yeux les cadavres de sept ou huit malheureux qui jonchaient la terre, lapidés par la foule qui les avait attrapés, ayant avec eux des enfants volés ; ces enfants, paraît-il, avaient été prêtés pour l’occasion et confiés à quelques agents inconscients destinés à être victimes de la fureur de la populace, qui voyait en eux les agents des missionnaires.


Fig. 13. — La famille d’un coolie. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Le lendemain, une proclamation du Ministère des Affaires étrangères montrait que le Tai-Ven-Koun ne manquait pas de coadjuteurs gouvernementaux et qu’il allait peut-être arriver à son but. Cette proclamation est citée pour montrer le degré de civilisation que la Corée avait atteint en 1888 ; la voici :

« Dernièrement, il est arrivé à notre connaissance des rumeurs que le peuple perd ses enfants et que les étrangers les achètent et ensuite les font bouillir et les mangent ; plusieurs voleurs d’enfants ont été attrapés dans les rues. S’il était vrai que les étrangers mangent des enfants, nous ne pourrions retenir notre indignation, mais nous ne savons pas encore si c’est vrai. Lorsque la vérité sera connue, notre Ministère agira. Lorsque le peuple verra un voleur d’enfants, qu’il le suive et ainsi vérifie à qui les enfants sont vendus et ensuite qu’il vienne faire son rapport à ce Ministère. Nous nous mettrons en correspondance avec les représentants des nations étrangères, et, s’il y a des coupables, ils seront exécutés, n’importe à quel pays qu’ils appartiennent. Il vous est commandé de ne pas ajouter à l’agitation actuelle, mais bien de chercher à trouver les coupables. »


Fig. 14. — Femmes coréennes. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Cette proclamation, signée de la plus belle plume de M. Tcho-Pyong-Sik, le ministre des Affaires étrangères, fut considérée par les représentants des puissances étrangères comme une provocation directe à émeuter la populace, et, d’un commun accord, les représentants de la France, de la Russie et des États-Unis demandèrent à leurs vaisseaux de guerre dans le port de Tchemulpo des détachements de marins. Leur arrivée inopinée mit fin à la conspiration du Tai-Ven-Koun, qui espérait faire égorger une centaine de résidents européens, sous prétexte qu’ils étaient mangeurs de leurs enfants, et, dans le désordre qui suivrait, classer le roi, son fils, et se mettre à sa place.


V. — DE SÉOUL À L’ÎLE DE QUELPAËRT OU TCHAE-TCHIOU


L’île de Quelpaërt, que les indigènes désignent sous le nom de Tchae-Tchiou, est située dans la mer de Chine, à environ 96 kilomètres au sud de la péninsule coréenne, entre les parallèles 33° et 34° nord et les méridiens 124° et 126° est de Paris. Elle se développe sur une longueur de 64 kilomètres de l’est-nord à l’ouest-sud-ouest, tandis que sa largeur n’est que d’environ 27 kilomètres.

La haute chaîne de montagnes qui la traverse dans toute son étendue est dominée au centre par le pic élevé connu sous l’appellation de Halla-San, environ 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Bien que placée sur la route suivie par les navires qui naviguent dans les mers de Chine et du Japon, Quelpaërt est restée terra incognita et a continué à demeurer isolée du reste du monde encore plus strictement que la Corée même, dont elle est cependant une dépendance.

Il y a maintenant deux cent trente-cinq ans que le voilier hollandais l’Épervier (Sparwehr), qui se rendait de Batavia à Nagasaki, fit naufrage sur la côte de l’île. On sait par les renseignements qui nous sont parvenus que l’Épervier avait quitté Formose le 16 juillet 1603 et se dirigeait sur le Japon quand une tempête épouvantable s’éleva aux environs de Quelpaërt. Le bateau se trouvant à proximité d’une terre sous le vent, le capitaine, en présence d’une mort certaine, tenta de s’y mettre à l’abri ; il ordonna en conséquence aux matelots de couper le mât et de se recommander à Dieu. Trente-six des soixante-quatre hommes composant l’équipage réussirent à gagner la côte, et parmi eux Hendrik Hamel, le subrécargue. Celui-ci, avec ses compagnons, passa quatorze années dans les prisons coréennes et parvint enfin, avec quelques-uns des malheureux qui avaient survécu à cette captivité, à prendre la fuite. Le récit qu’il publia plus tard de ses aventures est une merveilleuse histoire qui, partout où elle a été lue, a appelé la plus vive attention sur le royaume ermite.

Personne avant Hamel et personne, depuis lors, n’a foulé le sol sacré de Quelpaërt. L’hostilité envers les étrangers et un isolement complet du monde extérieur sont devenus la base de la religion de ses habitants.

L’origine de cette aversion contre les hommes de toute race et de toute couleur restera sans doute toujours un mystère. Quelpaërt n’a pas d’autre histoire que la mythologie et les traditions dont le Halla-San est l’objet : c’est là que, d’après les croyances populaires, le premier homme vit la lumière du jour.

J’avais d’abord pensé me rendre au Pak-Tu-San, « la montagne à la cime toujours blanche », située dans le nord de la péninsule, pour explorer la rivière Ya-lou, découvrir ses sources dans cette montagne mystérieuse, et, peut-être pénétrer dans la Mantchourie, le plus riche des domaines pour les études ethnologiques. Mais je n’étais pas en mesure d’accomplir une telle expédition dans les délais qui m’étaient fixés ; il me fut donc nécessaire d’attendre une autre occasion et je me décidai à diriger mes projets sur le point de la Corée qui me semblait le plus intéressant après celui-là, c’est-à-dire Quelpaërt.

Dans ce voyage, je n’avais pas en vue seulement les découvertes géographiques, mais encore les recherches ethnographiques qui me permettraient de déterminer peut-être, au moyen des types que je rencontrerais, l’étrange et mystérieuse origine de sa population et ses relations avec celle de la Corée. Hamel, en effet, dit très peu de chose sur cette île où, sans doute, il ne séjourna pas longtemps, les indigènes qui redoutaient les étrangers s’étant empressés de le conduire sur la terre ferme.

Le 1er septembre 1888, j’obtins de S. M. le roi, par la bienveillante entremise du président du Comité des Affaires étrangères de Séoul, la permission de visiter Quelpaërt et je fus muni, en vertu de ses ordres, d’un passeport et d’un koun-tjà, lettre spéciale de recommandation.


Port du Nord.


Le 5 septembre, accompagné de M. Kim-Won, que j’avais pris à mon service personnel comme interprète, et d’un cuisinier, je m’embarquai à Tchemulpo, à destination de Fousan. Nous arrivâmes le 7 dans ce dernier port, où je m’occupai d’affréter une barque indigène pour l’expédition. Mais il ne s’y trouvait alors aucun bateau qui put être utilisé pour une semblable traversée. On ne pouvait songer aux jonques coréennes dont les patrons se refusaient à partir, alléguant les risques et les dangers qu’ils auraient courus s’ils avaient transporté un étranger à Quelpaërt. Grâce à la courtoise intervention de M. Murota, consul du Japon, j’appris qu’il me serait possible de louer un sampan, long de 6 mètres et calant 1m,80, appartenant à un de ses compatriotes. Comme il n’était pas d’autre alternative, je fis marché de suite avec le patron.

L’équipage comprenait, outre ce dernier et moi, cinq Japonais, mon interprète et mon cuisinier, soit en tout huit personnes. Je n’avais pas compté sur les risques plus que hasardeux d’un trajet accompli dans ces conditions, car il est inutile d’ajouter que mon petit bâtiment était certainement bien fragile pour affronter les dangers de la mer Jaune.

Nous quittons Fousan le 22 septembre, bien munis de provisions, en faisant route par la mer Intérieure. Bien que cet itinéraire rendît la traversée plus longue, je ne pus que m’en féliciter, car il me procura le plaisir inattendu de jouir de la vue d’une côte superbe et pittoresque, avec de nombreux ports qui contribueront beaucoup, quand ils seront ouverts au commerce, à augmenter les revenus de la Corée. Nous arrivons le 25, sans incident à Soando ou Port-Chrichton, comme le désigne la carte de l’Amirauté. J’avais espéré trouver là une jonque coréenne pour éviter les obstacles que je prévoyais devoir éprouver à mon débarquement à Quelpaërt, si j’arrivais dans cette île à bord d’un bâtiment monté par des Japonais, contre lesquels existe chez tous les Coréens un sentiment très prononcé d’hostilité. Mais ces prévisions ne se réalisèrent pas, et je me décidai à aller de l’avant avec mes matelots. Une bonne fortune inespérée me fit découvrir dans cette localité un pilote de Quelpaërt, un nommé Yang Man Touk, qui attendait une occasion pour y retourner. Je l’engageai aussitôt, et je suis redevable à ses bons offices d’avoir pu débarquer avec succès dans l’île. Le soir du 27, Touk, interrogé sur la probabilité d’un vent favorable, répondit : Taïne Ouriga Tchae-Tchiou ril nïïl pogesso, qui veut dire en langue tchösen : Excellence, demain nous verrons Tchae-Tchiou.


Le pilote Yang-Man-Touk.
Taïne Ouriga Tchae-Tchiou ril nïil progresso !


Faute de vent, nous ne faisons voile vers le sud, dans la direction de Quelpaërt, que le 28 septembre, à 4 heures du matin. La brise est beaucoup trop fraîche pour notre petit bateau et la mer est grosse ; néanmoins, le sampan continue sa route, et à midi, un peu plus de huit heures après, nous avions franchi les 50 milles de mer qui nous séparaient de l’île, et, guidés par le pilote, nous entrions sains et saufs dans le port de Pelto.

Le port de Pelto est formé par deux collines qui, se prolongeant en dehors, rendent le Halla-San comparable aux deux pieds de l’avant d’un sphinx colossal. Au centre, dans une sorte de baie, plusieurs lignes de jetées ont été élevées avec un grand soin au moyen de roches volcaniques : par suite, les petites embarcations pour lesquelles elles ont été construites s’y trouvent bien protégées contre la mer. Une jetée extérieure, partant d’une des collines pour relier l’autre, constituerait, à peu de frais, un port admirable pour les vapeurs et voiliers d’un fort tonnage.

Pelto, connu des géographes sous le nom de « Ville du Nord », est bâti dans une vallée ou plutôt sur les flancs d’une colline dont les élévations successives atteignent les hauteurs du Halla-San, cultivé jusqu’à une altitude de plus de 600 mètres. On peut estimer approximativement à six cents le nombre de maisons, ce qui, d’après le procédé usuel de dénombrement, donnerait à Pelto une population de 3,000 habitants. Pour les constructions, on a employé les mémes roches volcaniques que pour le port ; bien que couvertes en chaume, elles ont une apparence de solidité que relèvent encore les hautes murailles qui entourent les ruelles étroites de la ville.

Au moment où nous pénétrons dans le port, les quais et les murs sont couverts d’une véritable fourmilière de curieux. On entend de longues clameurs, qu’accompagnent de grands gestes et des vociférations. Kim est très déconcerté, mais je le réconforte par l’ordre bref de montrer un visage impassible. « Que disent-ils ? lui demandai-je. — Ils crient, me répondit-il ; Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Pourquoi venez-vous ? Les étrangers ne peuvent pas venir à Tchae-Tchiou. Allez-vous-en ! — Dites-leur, repris-je, de fermer leurs bouches. Nous ne voulons pas débarquer avant que leur mandarin nous y ait autorisés. Envoyez-nous votre chef. » Ce dernier fait bientôt son apparition ; nous lui remettons nos papiers, et il disparaît avec la foule anxieuse d’apprendre quelle sorte de gens nous sommes.

« Un étranger vient à Quelpaërt ! quel sacrilège ! quelle calamité ! » Telles étaient les interjections que murmuraient de tous côtés à nos oreilles ceux qui restaient en arrière et qui se querellaient pour prendre la place les uns des autres, afin de jeter un coup d’œil sur l’homme blanc.

En attendant la réponse du gouverneur, le jour tomba et la nuit vint, sans autre incident que l’envoi d’une lettre impertinente qu’on nous adressa et que Kim me dit être une sorte d’interrogatoire pour connaître les raisons de notre voyage. L’auteur de cette lettre pleine de menaces n’avait pas cru nécessaire d’y mettre son nom, ce que je considérai comme un présage encourageant ! Dès lors, toutes les dispositions furent prises par mes Japonais en vue d’une attaque. Le 29, à 10 heures du matin environ, j’envoyai Kim à terre pour s’enquérir auprès du mandarin des raisons de son silence. Il revint peu après pour me dire qu’une tente avait été dressée et que le préfet de police me recevrait sans délai, mais qu’on ne savait rien des intentions du mandarin. Vers midi, un messager vint m’apporter l’autorisation de descendre à terre. En même temps, des fonctionnaires en costume d’apparat, précédés de musiciens, s’assemblaient : aussitôt Kim et moi nous nous mîmes en route, protégés contre la foule par un détachement de keuissos (gardes), qui frappaient sans relâche la populace avec des bâtons et d’énormes gourdins.

Entrés dans la tente, nous nous trouvons en présence du préfet et d’un autre fonctionnaire, son subalterne, tous deux richement vêtus et assis en grande pompe sur une sorte de trône. Chacun de ces dignitaires portait de grosses lunettes de cristal fumé. Je fus l’objet de questions innombrables, relatives aux motifs qui m’avaient fait entreprendre ce voyage, et à toutes je répondis en présentant mon passeport et la dépêche officielle dont j’étais porteur : « J’ai affaire au gouverneur. Pourquoi ne m’écrit-il pas ? » On me demanda en outre si j’étais missionnaire. À cette interpellation aussi singulière qu’inattendue, je répliquai quelque chose qui signifiait la négative. Le préfet parut très étonné que je fusse venu seul, sans un compagnon blanc, et me dit : « Je ne puis comprendre que vous soyez venu à Quelpaërt tout seul. » Et il ajouta : « Si vous aviez amené un autre homme blanc avec vous, cela aurait été très mauvais pour vous et le peuple vous aurait tués tous les deux. » Franchement, je commençais à penser que la population était peut-être moins hostile aux étrangers que les fonctionnaires eux-mêmes. On envoya alors chercher un de mes matelots japonais : on prit exactement note de son âge, de sa profession et de son nom, et en même temps de tous les détails qui nous concernaient.

Je portais un uniforme militaire qui avait fait un long service, mais qui était encore élégant et richement orné de galons d’or. Il provoquait presque autant de surprise et d’attention que ma personne. Mes cheveux, mes yeux et mon teint étaient un sujet d’étonnement constant pour la foule qui ne pouvait être retenue en arrière que par les coups ininterrompus des gourdins. La collation d’usage fut ensuite apportée : elle consistait principalement en algues marines frites, en poisson, en biches de mer (holothuries), et diverses autres choses que je ne pus identifier, et en vin (extrait de céréales). Après avoir mangé les algues et bu cette liqueur, je me trouvais, en fin de compte, fatigué de cette réception interminable. Je me levai pour m’en aller et retournai à mon bateau. Plus tard les fonctionnaires vinrent me voir et je les abouchai avec Kim qui leur montra tout mon attirail. Mes jumelles de théâtre et de campagne leur procurèrent — ce qui paraîtra étrange — la plus grande surprise. C’était pour eux une chose absolument magique que de voir les objets se rapprocher d’eux au point, disent-ils, de pouvoir les toucher.

Le 30 septembre au matin, le gouverneur, à qui j’avais envoyé une note pour protester contre la situation qui m’était faite, et qui était en somme celle d’un prisonnier, donna des ordres pour que je fusse conduit à la capitale. Les préparatifs du départ terminés et des poneys ayant été mis à notre disposition, je partis avec mon interprète, le cuisinier et un matelot japonais, accompagné de bannières déployées et de musiciens jouant des airs discordants. Un détachement de deux cents soldats composait l’escorte. Et quels soldats ! À les voir vêtus d’une sorte d’armure ou cotte de mailles déchirée, couverts de casques munis d’une pointe, leurs longs cheveux s’échappant de leur coiffure et tombant sur leur figure et autour de leur cou, on aurait cru qu’ils avaient servi sous les drapeaux de Ghenkis-Khân et de Koublai-Khân, ou qu’ils avaient formé une partie des hordes de Tamerlan ou des troupes mantchoues et mongoles qui, plus tard en 1637 (quinze ans seulement avant l’arrivée de Hamel), envahirent la Corée, brûlèrent Séoul et s’emparèrent de la famille royale. Leurs fusils étaient du modèle le plus rudimentaire et le plus primitif. Si ce n’étaient pas des instruments de défense formidables, du moins un collectionneur d’armes antiques aurait eu là un riche champ à exploiter.

Une marche de deux heures nous amena à la porte méridionale de Tchou-Song. Aux approches de la capitale, on suit une route étroite bordée de chaque côté par de hautes murailles qui dévalent de celles qui entourent la ville. La lourde porte était fermée : on me dit que, conformément à une ancienne coutume, la nouvelle de notre arrivée devait être portée au gouverneur : par suite, nous descendîmes de cheval pour attendre son bon plaisir. Les murs étaient garnis de tourelles et de postes d’observation que couvrait en ce moment une foule innombrable ; des milliers d’yeux cherchaient à contempler l’étranger.

En vertu des ordres donnés par le gouverneur, la porte fut ouverte, et, après avoir repris nos montures, nous pénétrâmes dans les rues de Tchou-Song. La foule compacte n’était retenue que par les coups de gourdin vigoureusement appliqués par les gardes.

Après un court trajet, notre colonne tourna tout à coup à l’ouest et continua sa marche pendant cinq minutes, pour déboucher ensuite dans une large voie sur les côtés de laquelle plus de deux cents soldats, portant le même costume que ceux de notre escorte, étaient rangés sur une seule ligne. Un pavillon de réception fermait l’avenue : on y voyait assis en grande pompe le mandarin entouré d’une foule de curieux. En cet instant, un coup de fusil fut tiré. Kim en fut complètement démoralisé et je confesse que je ne me sentis pas moi-même très à mon aise, dans l’ignorance où j’étais de sa raison d’être. Ce n’était, paraît-il, autre chose qu’un signal pour nous inviter à avancer. Je descendis de cheval et, accompagné de Kim, je suivis jusqu’aux degrés du pavillon le maître de cérémonies qui rampait plutôt qu’il ne marchait : arrivé devant le gouverneur, il tomba sur ses genoux comme s’il se trouvait en présence d’un personnage royal. Quittant Kim qui entra par une porte de côté, comme le prescrit l’étiquette, je me frayai un chemin à travers la salle d’audience remplie par la foule, et pris la place d’honneur à gauche du mandarin qui m’y avait convié.

Le gouverneur était un homme d’environ cinquante ans, d’un aspect imposant, difficile à définir à cause des énormes lunettes qu’il portait, mais il devait certainement être d’origine tartare. Il était richement habillé de soie et son chapeau rond était orné de plumes de paon, insigne de son rang.

Le mandarin commença par s’excuser du retard qu’il avait mis à me recevoir. « Ma visite, disait-il, l’avait fort embarrassé. Deux cents personnes s’étaient adressées à lui pour protester contre la permission qui m’avait été accordée de débarquer. Aucun étranger n’avait jamais auparavant reçu la permission de venir à Quelpaërt. Pour aucune raison, le visiteur ne pourrait se rendre à Halla-San, qui était consacrée aux dieux du peuple. Si cette défense était enfreinte, il faudrait ensuite faire des sacrifices pendant une centaine de jours pour rendre propices les esprits de la montagne, car si l’on n’agissait pas ainsi, il surviendrait de grandes calamités, les récoltes seraient perdues, etc. »

Il n’y avait d’autre chose à faire que de se soumettre à ces conditions. Un repas fut apporté ; il se composait de biches de mer, d’algues marines frites, de poisson, de miel et de vin. Mon domestique et le matelot japonais étaient assis à quelque distance, très effrayés, car ils ne pouvaient comprendre le sens de l’entrevue et craignaient qu’il ne résultât de tout cela quelque chose de terrible pour eux. Du reste, on ne saurait guère les blâmer de leurs craintes, parce qu’ils entendaient les menaces violentes qu’on proférait autour d’eux. Enfin, cette longue audience se termina. Le gouverneur envoya son maître de cérémonies pour m’escorter jusqu’à la maison qu’il m’avait réservée. Il me pria d’excuser la pauvreté de ce logis, et il eut raison. Déjà, le matin, on m’avait donné à monter un poney sauvage qui n’avait jamais été dressé (avec l’intention, je crois, de me faire casser le cou), et maintenant j’allais habiter une cabane empoisonnée par les miasmes les plus épouvantables. Kim et le cuisinier étaient ravis, car ils pensaient que le maître ne voudrait pas rester dans un tel endroit et qu’on partirait bientôt. Ils n’avaient pas tort, car je me proposais de partir le plus tôt possible avec les notes et observations que je comptais prendre, et de quitter tout de suite Tchou-Song. J’envoyai Kim, après le déjeuner, chez le gouverneur, pour lui demander de m’envoyer une garde destinée à m’accompagner, dans la matinée, à travers les rues de la ville, que je voulais photographier.

Je parlerai à peine de la seule nuit que nous avons passée au milieu de l’air empesté de nos logements. Kim était complètement malade par suite des événements émouvants de la journée, et je redoutais les conséquences d’une autre nuit. Dans la matinée, la garde arriva rapidement, et, en compagnie d’un officier, je visitai les endroits les plus importants de la ville et accomplis avec succès mon projet, le peuple étant retenu à la baie, ou plutôt dans ses cases, par les ordres péremptoires du gouverneur, que les soldats qui gardaient et dégageaient les rues étaient chargés d’exécuter. Cela fait, je rendis visite au gouverneur, le photographiai, lui et son entourage, et lui fis mes adieux après un repas auquel je pris peu de part. À 4 heures et demie, avec des chevaux qui nous avaient été envoyés et des coolies pour porter les bagages, nous suivîmes la colonne détachée pour nous servir d’escorte et revînmes par la route de la porte de l’Est qui est très agréable et pittoresque, et serpente à proximité de la mer. Arrivés à Pelto, au coucher du soleil, nous nous dirigeâmes immédiatement vers notre petite barque. L’équipage était ravi de notre retour et avait compté avec une grande anxiété les minutes de notre absence.

Deux mots maintenant pour décrire la ville que nous venions de visiter.


L’ÎLE DE QUELPAËRT OU TCHÆ-TCHIOU


D’APRÈS UN DESSIN DE THIAN-KONG-TCHÉ, DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE LA CORÉE, LA QUATRIÈME DES ANNÉES KING-TÉ (1007 DE J.-C.)


(L’original a été communiqué à l’auteur par M. V. Collin de Planay, commissaire de France à Séoul, et traduit par M. Guérin, chancelier de France à Séoul.)



VI. — LA CAPITALE DE QUELPAËRT


Tchou-Song est la capitale de Quelpaërt. Elle est située à environ un mille de la mer, à une distance qui ne dépasse pas 4 milles du port de Pelto. Elle est entourée, comme nous l’avons déjà dit, d’une muraille de 6 mètres de haut, sur près de 1 mètre de large, et construite avec des roches noires volcaniques. Les maisons sont bâties avec les mêmes matériaux et couvertes en chaume. Tchou-Song a trois portes appelées respectivement tonh-moun, la porte de l’Est, ss’o-moun, la porte de l’Ouest, et nam-moun, la porte du Sud. C’est une des trois principales villes de Quelpaërt, qui sont : Tchou-Song, dans le nord ; Tchengha, dans l’est, et Taitcheng, dans le sud. Elle a une population qu’on peut évaluer à 25,000 âmes, en se basant sur ses cinq mille maisons. Les deux autres villes ont chacune 5,000 âmes, de sorte que la population entière de l’île se monte approximativement à 50,000 personnes.

Les bâtiments officiels se composent d’une salle d’audience d’une structure imposante et construite dans le style des Yamen chinois, de la résidence du gouverneur et d’un certain nombre de résidences du même genre qui ont dû être jadis élégantes, mais qui tombent aujourd’hui en ruines. Tout près de la salle d’audience, on voit une cloche placée dans un kiosque qui rappelle, en miniature, celui de Tchong-no, à Séoul. Cette cloche semble n’avoir aucun usage particulier. Les portes de la ville ne sont pas fermées à la nuit tombante et les habitants ne sont pas forcés de rester chez eux comme à Séoul, les personnes des deux sexes étant libres de circuler selon leur bon plaisir.

La campagne qui environne Tchou-Song et Pelto est bien cultivée et des murs solides entourent les champs en exploitation. Les haricots, les pois, l’orge, le millet, le sarrasin et le froment sont les principaux produits. Le froment est la base de l’alimentation à Quelpaërt, quoique le riz soit aussi cultivé, mais en petite quantité.

Les fruits consistent en oranges, limons et différentes sortes de prunes. De grandes quantités de miel sont recueillies dans les montagnes. La faune est représentée par le sanglier, l’ours et le daim qui s’y trouvent en grand nombre.

La famille des oiseaux y est très bien représentée : l’oie sauvage, le cygne, le faisan doré et la caille y abondent, me dirent les indigènes. Je n’en vis point cependant et fus incapable de vérifier leur assertion. Les insulaires aiment beaucoup la pêche ; pour se livrer à cet exercice, ils se servent d’une sorte de radeau à double pont sur lequel on peut voir en tout temps un grand nombre de personnes occupées à pêcher dans le port de Pelto et les environs. On trouve là, en grande quantité, une monstrueuse bivalve (huître perlière), connue sous le nom de tchon-pok, dont la chair est très estimée quand elle est sèche et dont la coquille fournit une superbe nacre que les Coréens recueillent et vendent aux Japonais ; ceux-ci l’envoient alors dans leur pays où elle est employée pour la fabrication des objets incrustés et l’ornementation des boîtes. Les algues marines sont un important élément de nourriture pour les gens de la côte et des îles.

À propos de religion, Hamel dit : « Les Coréens en ont à peine une. Ils ne connaissent rien des mystères et des prédications, et par conséquent n’ont pas de discussion touchant les matières religieuses. » La religion bouddhique a pénétré en Corée au ive siècle et a atteint son apogée de splendeur de 960 à 1392 de notre ère. À cette époque, on bâtit de splendides monastères et des temples dont quelques-uns existent encore, quoique tombant en ruines. Il est certain que le bouddhisme s’établit à Quelpaërt, car le long des rues à travers lesquelles nous passâmes, je remarquai quatre grandes statues de Bouddha usées et défigurées par l’empreinte du temps.

Aujourd’hui, la religion des habitants de Quelpaërt se réduit simplement à une croyance aux esprits de la terre et de l’air (une sorte de chamanisme, un mélange d’adoration des ancêtres avec les idées de Pythagore) ; mais, dans ces convictions, la foi dans le dragon est l’idée suprême et prédominante. Les dieux de Quelpaërt sont réunis dans le Halla-San et, sauf les statues précitées, il ne reste dans l’île aucun vestige du bouddhisme.

Un vieillard, qui est venu me faire visite pendant mon séjour dans l’île, a fait la réponse suivante à ma question concernant l’histoire ancienne de l’île, sa religion, etc. :

« Lors de la création de la terre, l’homme n’existait pas. Mais, un jour, de ces cimes (désignant les hauteurs de la montagne Halla-San) il sortit trois hommes qui s’appelaient Ko, Yang et Pou.

« C’est ainsi que l’homme est venu sur la terre.

« Les trois hommes descendirent la montagne en causant de choses graves et ils se rendirent aux bords de la mer ; à peine s’y trouvèrent-ils qu’ils apercevaient une boîte, qui, apportée par les vagues, fut déposée à leurs pieds. Sans attendre ils enlevèrent le couvercle et, à leur grande joie, y trouvèrent dedans trois jolies femmes, qu’ils s’empressèrent d’épouser : de là, l’origine de la race humaine. Quant à l’origine des bêtes et autres choses nécessaires à la vie de l’homme, elles ont été déposées sur les cimes d’Halla-San par des nuages. »

Puis le vieux ajouta :

« Les descendants de Ko du 15e grade ont construit un bateau avec lequel ils s’embarquèrent faire un voyage. Ils sont descendu en Corée où ils ont rendu visite au roi, guidés par un astre. Il paraît que leur arrivée avait été prédite par l’astrologue de la cour du roi de la Corée et pour cette raison Tchae-Tchiou rend tribut à Tchosen. »

Tchösen a bien son premier roi qui descend des nuages et se trouva sous un arbre de santal. Tchae-Tchiou pourra bien, de son côté, placer le berceau de ses trois Adam dans le sein de la montagne d’Halla-San.

Dans le San-Kokf-Tsou-Ran-to-sets ou « Aperçu général des trois royaumes », traduit de l’original japonais-chinois par Klaproth, on trouve sur Quelpaërt la note suivante : « Tsi-tcheou-tching est au sud de Nan-ynan-fou et sur l’île Nan-haï-to de la mer Méridionale, qu’on appelle aussi île de Tsi-tcheou. Ce furent les rois de Tchao-sian, qui établirent ici une ville de deuxième ordre… C’est l’ancien Tan-lo. Sous les Yuan (1301), on établit à Tan-lo un commandement militaire ainsi qu’une station de la marine » (p. 55-56).

Dans l’histoire de la Corée, intitulée Toung-Kouè-tong-Kian, citée dans la grande Encyclopédie japonaise, on lit : « Tan-lo est une île située dans la mer, au sud de la Corée. Du temps de Tcheou-wen-wang, roi de Pé-tsi, ses habitants envoyèrent pour la première fois le tribut au Pé-tsi. Il y a une montagne qui est sortie de la mer ; voici ce que les habitants de Tan-lo racontent sur son origine : Des nuages et des brouillards couvraient la mer, et la terre trembla avec un bruit de tonnerre pendant sept jours et sept nuits ; enfin les ondes s’ouvrirent et il en sortit une montagne haute de plus de 100 tchang (1 tchang = 3m,381) et ayant 40 li, ou plus de 22 kilomètres de circonférence. Il n’y avait ni plantes, ni arbres, et une épaisse fumée couvrait sa cime qui, de loin, paraissait être composée de soufre. Thian-Kong-tchi, docteur de l’Université de Corée, y alla pour examiner la montagne en détail et en fit un dessin qu’il rapporta. Cet événement eut lieu sous la dynastie chinoise des Song, dans la quatrième des années King-té (1007 de J.-C). Sous les Song, dans la sixième des années Tchao-ting (1233 de notre ère), l’empereur mongol Ogadaï envoya son général Sa-li-tha pour conquérir la Corée.

« Celui-ci arriva en effet jusqu’au sud de la ville royale et s’empara de Tchou-tchou-tching… Les Mongols établirent dans la capitale et dans les autres villes un système d’inspecteurs (au nombre de 72) qu’ils appelèrent « Darouk-hatchi ». Tous ont été, ce me semble, mis à mort par le peuple de Kaoli. Les Mongols envoyèrent alors une armée contre le Kaoli, et, prenant chaque cité l’une après l’autre, rétablirent l’ordre et la paix. Depuis 1264 jusqu’à 1294, les habitants du pays tout entier furent incorporés sous les bannières mongoles. »

Il ne semble pas douteux que les habitants de Tchae-Tchiou soient les descendants des Mongols qui, comme le prouvent les relations chinoises, s’installèrent dans l’île, il y a six cents ans, et y établirent, outre des garnisons, les jetées qui ont gardé l’empreinte du temps comme du génie de ceux qui les ont construites et qui attestent aussi des sentiments guerriers. J’ai su que des livres et des manuscrits existaient dans l’île, mais malgré toutes les ruses que j’ai employées pour m’en procurer, je n’ai pu réussir à en obtenir même un seul. Cela ne semblera pas, du reste, étrange au voyageur qui a vécu en Corée, car, à Séoul, aussi bien qu’à Tchou-Song, c’est un vrai travail d’Hercule que d’arriver à jeter un coup d’œil sur un volume relatif au passé de la Corée : on regarde presque comme un crime de parler des actions des morts, vénération qui va même jusqu’à éviter, autant que possible, de mentionner le nom des rois.

Durant mon séjour à Tchae-Tchiou, je demandai fréquemment des renseignements sur Hamel. Mais tout souvenir de sa visite s’est évanoui avec la génération qui l’a vu. Un vieillard de quatre-vingts ans me dit que, quand il était encore enfant, un bateau s’était échoué sur la côte, mais que les passagers n’avaient pas été autorisés à rester dans l’île et avaient été renvoyés immédiatement sur le continent.

Je m’étais laissé dire que les Portugais s’étaient jadis établis à Quelpaërt. Cette assertion semble n’avoir pas le moindre fondement, si l’on en juge par le teint et le type des habitants qui ont l’air absolument mongol et tartare.

Le 2 octobre, me trouvant toujours dans l’impossibilité de débarquer mes hommes, même après la visite que j’avais faite à la capitale, et tenu sous une stricte surveillance, je résolus de me retirer. Un changement de vent nécessaire, et nous n’attendions pas autre chose.

Je passai la journée sur le quai à faire des photographies, recevant des visites, entre autres celles de beaucoup de personnages de la classe officielle, affligés de maladies de foie, de fièvres gastriques, d’ophtalmies et de syphilis. À Tchae-Tchiou, comme dans l’Afrique centrale, une boîte bien garnie de médicaments est la meilleure arme pour détruire les préjugés d’un peuple sauvage. Malheureusement, mon stock de remèdes fut bientôt épuisé et je fus dès lors forcé de mystifier ceux qui venaient me consulter, en leur donnant des préparations inoffensives que je pus faire (avec de l’eau de mer comme base). L’ordre transmis au capitaine de partir aussitôt que le vent aurait changé, donna une nouvelle vie à mon équipage ainsi qu’à Kim et à Tchong qui étaient plus ou moins inquiets. Il ne fallait pas non plus oublier notre vieux pilote Yang Man Touk, qui avait pris place parmi nous de force et qui avait été, s’il faut en croire ses dires, chassé du pays et menacé violemment parce qu’il nous avait amenés à Quelpaërt. Je le fis venir et lui proposai de le conduire à l’extrémité orientale de l’île d’où il pourrait, sans obstacle, gagner sa maison qu’il disait être située dans l’intérieur. Je lui donnai une certaine somme d’argent en sapèques (petites monnaies de cuivre enfilées dans une corde) qu’il enroula autour de son corps, en me faisant le k’ot’éou (salutations) à plusieurs reprises, et en m’avouant qu’il n’avait jamais été possesseur d’une aussi forte somme. Il insinua ensuite qu’il irait silencieusement à terre la nuit venue et se dirigerait vers la demeure d’un ami ; il n’était pas effrayé, disait-il, il ne lui arriverait pas malheur. Et il s’en alla comme il l’avait dit.

Le 3 octobre, à 3 heures du matin, le capitaine me réveilla. Le vent, disait-il, avait changé et était favorable. « Partons, capitaine », lui répondis-je. Notre barque, éclairée par un brillant clair de lune, sortit alors tranquillement du port ; grâce à une bonne et forte brise, elle pressa son allure dans sa course vers le continent. Au coucher du soleil, nous gagnâmes sans encombre le point sous le vent du groupe Soando et, tournant vers le nord-est, nous continuâmes notre route durant la nuit et le jour suivant.

Le 5, nous entrâmes dans le petit port de Madjamok pour prendre de l’eau fraîche.

Le 6, nous étions à To-yong, un superbe port, magnifiquement situé. De ce point, le rivage offre une succession de jolis petits villages qui sont une preuve de la prospérité du pays.

Le 7, à midi, nous étions de retour à Fousan. Cinq cents milles dans un sampan, les dangers de la mer, la rencontre possible d’un typhon, un heureux voyage à la mystérieuse et terrible île de Quelpaërt, telles furent les causes pour lesquelles notre petit bateau et son équipage, au milieu des simples pêcheurs qui nous souhaitaient la bienvenue avec enthousiasme, furent chaudement félicités de leur heureux retour.

Fousan (35° 6′ latitude et 126° 41′ longitude est de Paris) constitua jusqu’en 1868 un fief de Tshushima. À cette époque, il fut volontairement cédé par le Japon à la Corée. À la suite d’un traité avec le Mikado, en 1876, il fut ouvert au commerce. C’est encore une concession japonaise quant à l’aspect, à la construction et à la population qui comprend 3,000 âmes. La ville indigène coréenne est située à 3,800 mètres de distance, à la pointe de la baie, mais ce n’est qu’une simple réunion de huttes en boue et en chaume.

Le port de Fousan est peut-être le plus important de la Corée : il a un grand commerce d’exportation qui consiste en céréales, haricots, pois, peaux, os, algues marines, poissons, ailerons de requin, tchon-pok secs et coquilles de tchon-pok, chanvre et minerai de cuivre. Son climat est doux et sec, si bien qu’il peut être considéré comme le séjour le plus charmant de la Corée. Le port lui-même est excellent : il est absolument fermé par la côte et l’île du Daim, qui le met à l’abri de la mer et des typhons dont les forces s’épuisent en vain contre cette île majestueuse.

Le consul du Japon à Fousan, M. Murola, est à la tête du conseil municipal de cette ville ; grâce à sa direction intelligente, des rues et des avenues vont être ouvertes, et sous peu Fousan deviendra une station d’été où se donneront rendez-vous les gens de la capitale, dont le climat est insupportable pendant la saison chaude, en raison de l’excessive température et de la malpropreté inénarrable qui distingue Séoul.

Le 19 octobre, je pris passage sur le steamer Takachio Maru pour aller à Guensan ou Wôn-San. et de là à Vladivostok, ville russe située au nord-est de la Sibérie.

Vladivostok va être puissamment fortifié par une série d’ouvrages qui commanderont l’entrée de la baie. Il possède aussi une garnison militaire de soldats cosaques dont le nombre est, dit-on, de quinze mille, et sa population, sans compter les effectifs de l’armée et de la marine, est de dix mille âmes. Il y a là un grand nombre de Russes, de Finnois, de Polonais et d’Allemands. Le commerce est presque entièrement entre les mains de ces derniers. Les basses classes sont composées d’Aléoutiens, d’Aïnos et Kouriles du Sakhalien et du Yesso, de Korouks, de Tchouks et de Kamschadales, de Lamouls, de Goulaks, de Yackouts et de Bouriates, originaires des bords de l’Amour, de Menzes venant de Possiet, de Tartares, de Manjoors et d’Orochons, habitants des territoires qui s’étendent jusqu’à l’Olga. Parmi eux doivent être compris six cents Japonais, trois mille Chinois et mille coolies coréens. Ce mélange d’individus donnera quelque idée de la population mixte de Vladivostok.

Les autorités russes ont tout récemment établi de très lourdes taxes sur presque toutes les marchandises étrangères, dans le but avoué d’éloigner les négociants étrangers et d’encourager leurs propres commerçants.

Vladivostok a l’apparence d’une des villes sauvages situées sur la frontière occidentale de l’Amérique. Le long de bâtiments en pierre et en briques presque semblables à des palais, on peut voir de misérables masures en bois qui servent de demeure aux pauvres, mais qui remplissent aussi l’office de cabarets, la consommation de « vodka » étant véritablement effrayante à Vladivostok.

Vladivostok, le terminus qu’on a en vue pour le chemin de fer transsibérien projeté, est sans doute destiné à devenir, dans un avenir rapproché, un point d’un intérêt politique considérable. Le climat y est réellement exécrable ; les hivers y sont longs et très froids, et les étés, bien que frais, y sont caractérisés par des brouillards continus qui enveloppent la cité comme d’un manteau de brume et de ténèbres. Une poste impériale traverse la Sibérie, longe le fleuve Amour et se dirige vers Tchita. Irkotsk sur le lac Baïkal, Tomsk, Perm et Nijni-Novgorod, pour de là gagner Moscou.

Le 26, je revins par le même steamer à Wônsan, où je me proposais de prendre la route de terre à travers la Corée pour rentrer à mon poste, distant de 200 kilomètres.

Wônsan ou Port-Lazareff est un superbe port bien fermé. C’est de lui qu’on a dit : « Ses rivages sont une suite de magnifiques anses et promontoires, et les flancs de ses collines, tombant à pic dans un drap verdoyant de gazon, de ronces et d’arbustes, plongent ici dans l’eau profonde, tandis que là-bas c’est une plage couverte de blancs galets. Il contient un mouillage de plusieurs milles carrés, avec une profondeur d’eau de 6 à 10 brasses, et une marée qui ne monte et ne descend que de 2 pieds. »

La structure des maisons de Wôn-San est de style japonais, et, en fait, la plus grande partie de sa population est japonaise. On rapporte qu’il y a beaucoup d’or dans le pays environnant et qu’on exporte de là une quantité considérable de poudre de ce métal. On se livre aussi, à Wôn-San, à un grand commerce de fourrures et de peaux, les tigres et les léopards s’y trouvant en grand nombre.

Le 29 octobre, je fus reçu chez deux personnes hospitalières, le commissaire des douanes de Wôn-San et son assistant, qui me procurèrent un guide et deux chevaux de bât, et, avec ce simple moyen de transport pour moi et mes bagages, ou plutôt pour mes bagages seulement, car je fis presque toute la route à pied, je quittai Wôn-San. Je me rappellerai toute ma vie ce renvoi de mes domestiques pour faire, sans compagnie, un voyage dans un pays où un serviteur est presque le seul titre nécessaire pour être rangé parmi les Yang-Ban (nobles). J’ai à peine besoin de dire que je souffris d’abord des puces et de tous les autres insectes hémiptères, que je fus ensuite cuit au point d’en mourir dans les horribles chenils où je fus obligé de dormir pendant la nuit, et que je perdis enfin toute ma dignité en voyant que des coolies employaient, pour s’adresser à moi, l’expression « yo-po » (dis donc !), comme s’ils avaient affaire à un de leurs camarades.

Je traversai en route des placers et des mines d’or et j’atteignis le cours d’eau connu sous le nom de Han, qui passe près les murs de la capitale, que je suivis pendant 32 kilomètres depuis ses sources bouillantes dans les montagnes jusqu’à l’endroit où il s’élargit et se transforme en une fière et murmurante rivière.

Dans la matinée du 4 novembre 1888, j’entrai à Séoul.

Le 10 novembre et de rechef le 18 décembre, le roi m’invita à venir le voir en audience privée. Il s’intéressa beaucoup à mon voyage à Quelpaërt. Chose assez étrange, il ne connaissait rien ou presque rien de ce pays mystérieux et du peuple qui l’habite, et était curieux d’avoir à ce sujet des renseignements, en même temps qu’il désirait savoir quel serait le meilleur système de défense des côtes à appliquer à Quelpaërt et à Wôn-San. J’accédai naturellement à la demande du roi qui saisit cette occasion de renouveler sa gracieuse proposition par laquelle il voulait que j’acceptasse le commandement en chef de son armée, honneur que je croyais de mon devoir de décliner. C’est par cet agréable épisode que se termina mon expédition à Quelpaërt ou à l’île de Tchae-Tchiou.



VII. — UNE FÊTE CORÉENNE


Le 21 de la 3e lune de l’année 498 de la dynastie coréenne actuelle, qui correspondait au 1er mai 1889, je reçus une invitation à déjeuner chez Son Excellence Tcho-Pyong-Sik, le président du Ministère des Affaires étrangères coréen. L’invitation, qui fut adressée également à tous les membres du corps diplomatique et consulaire, était écrite en chinois. Le billet portait la figure d’une femme assise sous l’ombre d’un chrysanthème, fleur chère aux Coréens comme aux Japonais mêmes. Cela n’avait pas une signification spéciale si nous n’avions été prévenus d’avance que M. Tcho allait réunir, à cette occasion, toutes les kisangs ou danseuses dont nous avons parlé comme formant partie de toute fête officielle. L’invitation était drôlement conçue, la voici :


« Le rouge est en train de disparaître, le vert devient gras, ce qui annonce que le printemps est arrivé. C’est la saison de la joie. Ne viendrez-vous donc pas me prêter le plaisir de votre présence et vous joindre à moi et à mes amis pour festoyer des bonnes choses que j’ai préparées à cette intention, à midi du 1er mai.

« Signé : Tcho-Pyong-Sik. »


« Le rouge est en train de disparaître, le vert devient gras », qu’est-ce que cela peut dire, Monsieur Wo ? Et ce dernier a répondu : « En Corée, les fleurs fleurissent avant les feuilles. » Et, en effet, en regardant par la fenêtre, je me suis rendu compte de la vérité, et la métaphore employée par M. Tcho n’était que l’affirmation d’un fait banal.


Fig. 15 — Femmes coréennes. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


À midi donc, exactement je me trouvai avec mes collègues chez M. Tcho. Le ministre est un homme de soixante-cinq ans. Et puisque la vieillesse est considérée comme honorable en Corée, le meilleur compliment qu’on puisse faire c’est de dire : « Votre Excellence a l’air fatiguée aujourd’hui », ou bien : « Monsieur le Ministre, vous avez vingt ans de plus que vous n’aviez hier. » Le ministre en sera fort content et sans doute rendra votre politesse par un compliment pareil. Comme on le voit, il y a loin de ce code-là en Occident !

M. Tcho m’a accueilli avec ses cordiales salutations et m’a complimenté au sujet de mon âge, ce qui ne m’a fait aucune impression fâcheuse. De la salle de réception où je me trouvai obligé d’accepter un verre de sul, nous passâmes à la salle à manger, où notre hôte nous plaça à table : à côté de chacun de nous se tenait une de ces singulières créatures, les kisangs. La table était garnie de fleurs ou plutôt des fleurs de cerisier et de prunier, qui prêtaient un air d’élégance à la salle en même temps qu’elles exhalaient un parfum exquis. La nourriture coréenne est loin d’être appétissante, et ne plaira jamais à un palais raffiné ; il suffit de mentionner le poisson, qui est préféré à un état presque putride, et le kimtchie, espèce de choucroute pourrie dont l’odeur est insupportable : deux plats qui indiquent la cuisine du pays. On ne nous a pas assujettis à ce menu, mais à un repas européen, préparé par un cuisinier chinois et servi par les garçons chinois et japonais, qui ont appris leur métier, pour la plupart, à bord des navires de guerre européens.

Le marché de Séoul est rempli en abondance, sans parler du choix, du meilleur gibier : oies et canards sauvages, cygnes, outardes, faisans, cailles, lièvres. Comme poissons : le taï, goujons et d’autres espèces. Le seul fruit qui arrive à la perfection est le kam ou plaquemine qui, en Corée comme au Japon, est un fruit aussi gros qu’une pomme ordinaire et vraiment délicieux.

Après le Champagne, on nous servit du sul chaud, et malgré que ce liquide soit fort capiteux il en faut une quantité considérable pour enivrer le Coréen, grand buveur d’ailleurs. La conversation à table, cela se comprend, roule entre les Européens ; les kisangs boivent sec mais sont très réservées à l’adresse des étrangers, se contentant de nous envoyer des regards fauves.

La femme coréenne est loin d’être jolie, et sa coiffure n’est pas faite pour compenser cette qualité qui lui manque. Ses cheveux, très noirs, sont plâtrés sur la tête avec de l’huile rance, séparés au milieu de la tête et rassemblés à la nuque par des épingles en argent longues de 0m,25. Elle a le teint jaunâtre, de petits yeux, le front très proéminent et la figure marquée de variole, maladie à laquelle peu d’indigènes échappent. La femme marche peu et possède des pieds excessivement petits et très jolis, sans avoir recours aux moyens employés par les Chinoises. Sa robe décolletée laisse voir les seins, et la ceinture remonte si haut qu’on peut se demander si elle peut mériter ce nom. Elle doit porter beaucoup de sous-vêtements d’après le volume de sa robe, ce qui donne au tout ensemble l’apparence d’une bouteille ou plutôt d’une cruche. Elle est chaussée de petits souliers en drap bleu clair avec les pointes retroussées à la façon des babouches turques. Le chapeau est de deux sortes : un pour la toilette, l’autre pour la petite tenue. Le premier est à peu près de même modèle que celui porté par l’ancien soldat tartare ; c’est un chapeau en feutre noir, à larges bords et à fond conique duquel pend une aigrette en laine ou en crin de cheval, teinte en rouge ou bleu. L’autre est une casquette ressemblant à celle portée par nos cavaliers lorsqu’ils font un service de corvée, coquettement ornée de cordons rouges relevés par derrière, on dirait un chapeau de vivandière.


Fig. 16. — Jeune acrobate. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Après le déjeuner interminable, les portes ou fenêtres furent enlevées, comme cela se fait dans toute maison coréenne ; on eut ainsi une salle de spectacle qui donnait sur le jardin, où un trapèze avait été construit pour le service des acrobates et une plate-forme pour les danseuses et les musiciens convoqués. L’acrobate, un garçon de quinze ans, se montra assez habile et se retira au milieu des applaudissements des invités et d’une foule de non-invités qui, attirés par le bruit, entrèrent comme chez eux et ne furent point inquiétés.

Après, les kisangs entrèrent en scène, acclamées par tout le monde. L’orchestre, assis par terre, émit de ses instruments à cordes des sons peu agréables à nos oreilles, mais qui donnent aux Coréens des sensations de rapsodies. Les deux premières qui s’avancèrent se nommaient, d’après ce que me dit M. Tcho : Miung-Chou (bouquet de lumière), et Koum-Wha (fleur en soie) ; c’étaient les danseuses les plus réputées de la Corée. Elles allaient exécuter la danse des sabres. D’abord, elles commencèrent par la pose, les bras étendus, marchant lentement en avant, et puis, en se retirant, touchant alternativement le parquet des pointes du pied et des talons, battant le temps et se balançant, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Deux sabres se trouvaient par terre ; maintenant, aux notes du cumingo, du piri et d’un tambour semblable au darabouk des Arabes, les danseuses s’emparèrent chacune des sabres, et alors commença une bataille feinte entre ces deux adversaires pour se ravir leurs armes ; ce combat devint de plus en plus furieux et dura jusqu’à ce que les deux danseuses tombassent par terre presque évanouies de fatigue mais couvertes d’applaudissements effrénés. Ensuite, il en vint d’autres, et parmi celles-ci : Ok-Tchiou (belle de jade), Koum-Hong (soie rouge), Kouk-Ki (bienheureuse fleur d’automne), Houk-Hi (bienheureuse grue), Tcho-Whei (couleur heureuse), Koum-Wha (velours rouge) et Kioung-Ok (heureuse de jade), et toute la bande alors s’engagea ensemble dans une danse finale, dont le succès fut éclatant au point de vue indigène ; mais quant à nous autres, il était loin d’être à la hauteur de sa réputation, et nous fûmes plus que contents lorsque l’heure arriva, et lorsque, au milieu des cris de nos coolies, nous prîmes place dans nos chaises, laissant M. Tcho à la porte de sa maison, les mains croisées, se donnant à lui-même des poignées de main, comme cela se fait en Corée : Pan anyi Kassio ! (Ami, que la paix soit avec toi !).

La vie coréenne est remplie de cérémonies et de fêtes. Le Tchong-Tcho est le premier jour de l’année ; comme dans l’Occident, on se fait des visites, on s’envoie des cadeaux et, de plus, on consomme une quantité effrayante de sul ou eau-de-vie de riz. Le roi envoie, à ceux qu’il veut honorer, de la viande de bœuf, des poulets, du gibier en masse, des œufs, etc.

Le jour de Tchong-Tcho, chaque habitant, suivant un ancien usage, allume devant sa porte un feu dans lequel il jette tous les cheveux qui sont tombés de sa tête pendant le cours de l’année précédente ; il les a conservés religieusement pour les brûler ce jour-là, afin d’éloigner le mauvais dragon.

Le Tchong-Wal succède à cette fête. Tout bon Coréen qui désire une bonne et heureuse année doit, ce jour-là, jeter dans la rue des mannequins en paille dans lesquels il met autant de sapèques qu’il a d’années ; on appelle cela rejeter le malheur. Les rues sont remplies de bandes de coolies et de gamins qui ramassent les mannequins en criant à tue-tête : Acmaji jou ! (Donnez-nous du bonheur). Ils les ramassent et font bonne chère avec leur contenu.

Vient ensuite la fête du nettoyage des tombeaux. Chaque famille emporte avec elle des provisions et la cérémonie se termine par un festin monstre, après lequel les convives ont grand’peine à regagner leur demeure.

En Angleterre, il est bon de le noter, il se fait des cérémonies en l’honneur des morts qui sont tout aussi étranges que celles que je viens de citer. Vient, à son tour, le jour où la ville entière est ornée de lanternes en papiers de toutes nuances : la saison des cerfs-volants, un sport très recherché des hommes aussi bien que des enfants ; les batailles à coups de pierres ; le jour où le roi envoie des éventails à tous ses officiers, l’éventail étant un accessoire indispensable à tout gentilhomme ; le jour des distributions de grains et de fleurs. Et, pour ne pas continuer cette liste trop longue, la fête de Tap-Kio ou « traverser le pont », quand les Coréens se rassemblent et traversent, à pied, un certain pont ; un tel acte, selon une vieille tradition, les met à l’abri du danger d’avoir les membres cassés pendant toute la durée de l’année.


VIII. — LE PROLÉTARIAT DE TCHÖSEN


S’il y a des personnes qui croient que l’agitation qui règne parmi la classe ouvrière date de ces derniers temps, ils n’ont qu’à se reporter aux Annales chinoises pour se convaincre du contraire et ainsi s’assurer que, depuis un temps très reculé, à travers des siècles, l’ouvrier a essayé de se protéger contre les injustices du gouvernement ou d’une classe favorisée. C’est ainsi que fut organisée, à Rome, 67 ans avant le Christ, par les ouvriers, une Société connue sous le nom de Collegia opificum, qui était devenue tellement puissante qu’elle avait excité la jalousie de l’élément aristocratique, et que le sénat dut décréter son abolition. Plus tard, elle fut rétablie par Publius Pulcher Clodius, puis abolie de nouveau par Julius César. Sous Constantin le Grand, il y a déjà trente guilds d’ouvriers à Rome. Théodoric a fondé, lui aussi, des guilds à Constantinople, et l’histoire nous dit que Charlemagne, pour apaiser le peuple indigné de certains empiétements sur ses privilèges, confirma les guilds langobardes et conféra aux maneru ou maçons les mêmes privilèges que possédaient les libres Francs ; de là, l’origine de l’expression franc-maçon.

Il suffit de mentionner les apôtres du prolétariat depuis le dernier siècle, tels que Babœuf, Cabet, Saint-Simon, Fourrier, Louis Blanc, Proudhon, Marx, Robert Lassalle, pour montrer que la question du travailleur avait déjà occupé l’attention du monde et qu’elle n’est pas née sous l’inspiration des agitateurs modernes.

En Chine, les guilds, connus sous le nom de Wei-Kouan, chambre de commerce, et Koung-So, « Trades-Union », existaient depuis une époque très reculée.

Le guild de Shan-Toung de Ningpo a fait, il y a plusieurs années, l’édit suivant :

« Préambule. — Nous apprenons que Shoun (2255 années avant le Christ) rendait uniformes les poids et mesures et corrigeait les pesons ; dans la période ancienne de Tchou, les mesures furent établies par le gouvernement et gravées de caractères descriptifs ; les poids estampés furent confectionnés ; les heures du marché réglées et un crédit de dix jours permis. Il paraît donc que des arrangements furent conclus depuis l’ancienne période pour faire des transactions sur des bases équitables, comme nous les désirons aujourd’hui. À présent, l’empire est prospère, la mer n’est plus infestée de pirates et les navires, comme les nuages, sont libres de passer du nord au sud et vice versa. À moins que la simple promesse de l’homme ait la valeur de 1,000 cattiés d’or, il n’aura pas de crédit nulle part. Les marchandises devraient être transportées à l’avantage de tous les intéressés : Ceci est un axiome.


Fig. 17. — Noce coréenne. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


« Le temps et les circonstances changent, et les anciens usages exigent qu’ils soient adaptés aux nouvelles conditions ; pour être équitables et conformes aux sentiments humains, ils devraient être aussi égaux qu’une balance, aussi uniformes que l’océan sans vagues, et observés avec une ponctualité aussi sûre que la marée montante, pour que la confiance soit maintenue. »

Dans la constitution et dans les règlements du guild de Ningpo, la raison d’être de ces guilds est ainsi exprimée :

« Les Wei-Kouan ont été établis au Métropolis par les mandarins, parmi leurs compatriotes, pour se protéger mutuellement ; subséquemment, les marchands formèrent, de leur côté, des associations semblables à celles des mandarins, et maintenant ils existent partout en Chine. »

Les Koung-So ou « Trades-Unions » sont composées, pour la plupart, des petits marchands et des artisans. Ils font souvent grève contre leurs patrons ; et, semblables aux autres guilds, ils sont régis par leurs règlements écrits. Un appel à une réunion des maréchaux-ferrants de Wen-tcheou mérite d’être cité, il dit :

« L’art métallurgique a existé depuis un temps fort ancien, dans l’ère Tchou des vases et des trépieds furent fondus, comme nous l’apprenons du Livre des Codes. Ainsi, nos confections ont duré depuis des milliers d’années et, heureux dans leurs produits, ils continuent encore aujourd’hui. Mais, dernièrement, nous qui sommes engagés dans le métier de fondre vases et marmites et confectionnons les ustensiles en fer, nous avons découvert que la dépréciation des dollars était due en partie à l’augmentation des travaux publics ; nos règlements, pour notre protection, étant insuffisants, exigeraient que nous les rendions plus clairs. Donc, nous avons organisé une séance au temple et, pendant le spectacle et la fête, nous nous sommes accordés au sujet et un nouveau tarif de gages pour notre travail et le prix de nos confections. Une infraction à ces règlements sera punie par l’amende d’une représentation théâtrale et trois tables de liqueurs et mets. »

Boy cotter — mettre en interdiction quelqu’un — on pourrait croire que c’est là un système moderne ; mais pas du tout ; car il paraît qu’un règlement de tous les guilds chinois déclare que, pendant le litige avec les patrons ou avec les maisons visées, il est défendu aux membres des guilds d’avoir aucun trafic avec eux, et on cite le cas suivant pour montrer la rigueur avec laquelle cette loi était observée. L’empereur avait besoin d’une grande quantité de feuilles d’or ; l’ouvrage pressait et un membre dit au fonctionnaire que s’il pouvait avoir plus de travailleurs que le nombre prescrit par le guild, l’ouvrage serait plus tôt fini. Le gouvernement céda à cette suggestion, mais le guild s’informa et, outragé de la violation de ses lois, il condamna le malheureux ouvrier-adjoint à être mordu jusqu’à la mort. Cent vingt-trois membres du guild, chacun à son tour, mordit le malheureux qui ne manqua pas de succomber. Pour être sûr que personne n’aurait failli à son devoir, aucun membre du guild n’eut la permission de quitter l’atelier à moins que sa bouche sanglante ne témoignât de sa participation à l’acte. Il est vrai que l’ouvrier qui mordit le premier fut découvert et décapité, mais les cent vingt-deux autres ne furent pas inquiétés.

Les salles des guilds, en Chine, dans chaque ville, sont des constructions élégantes et tout ce que l’art peut faire pour les rendre dignes de ces sociétés est fait. Une partie de l’édifice est réservée aux représentations théâtrales et aux sacrifices aux dieux ; et, aux balcons, des visiteurs peuvent assister et regarder le spectacle tout en festoyant et en buvant du saki.

Comme ou le voit, le prolétaire, en Chine, est bien en avant de son frère occidental et le lecteur sera sans doute étonné d’apprendre que le Coréen, s’inspirant de l’histoire chinoise, a organisé aussi un système de guilds qui lui offre une certaine protection contre la classe gouvernementale. Comme nous l’avons dit, c’est le système féodal où tout fonctionnaire est réputé un voleur et celui qui ne l’est pas, un volé. Pour se défendre contre la rapacité des Yang-ban-Nom, la classe la plus élevée, et des Song-Nom, la classe qu’on peut désigner comme les bourgeois titrés, voleurs tous deux, le peuple, le marchand et le coolie se sont également entendus pour établir un guild connu sous le nom du Pusang, société qui date de la fondation de la capitale. Le Pusang est composé de petits marchands et de la classe ouvrière, et on dit qu’il compte deux cent mille membres. La Société est régie par un grand chef élu par elle. Toute propriété est commune et le produit du travail est versé au trésor de la Société. À la façon des francs-maçons, les membres se font connaître par des signes et, en cas de besoin, tout membre a le droit de demander aide à ses confrères ; s’il meurt, il est enterré aux frais de la Société, une taxe peu élevée étant réservée spécialement pour cet objet. Les membres du Pusang sont d’ailleurs indispensables au pays, ils sont les commissionnaires et porteurs de marchandises entre les tchangs ou marchés qui ont lieu dans les différentes provinces. La classe gouvernementale, jalouse de la popularité du Pusang, a organisé, depuis quelques années, une Société, connue sous le nom de Posang.

Il y a quelque temps, le gouvernement de Tchösen, agissant sous l’inspiration de cette Société, a arrêté le grand-maître de la Société Pusang contre lequel on avait porté des accusations de haute trahison et l’a fait décapiter.

M. Guizot a dit, dans son Histoire de la civilisation en Europe, sur les institutions monarchiques : « Les relations féodales du maître et du vassal et les sociétés de libéraux existaient en même temps ; ils furent souvent confondus et se cédèrent continuellement la place entre eux. » Tel était le caractère de la féodalité au moyen âge en Europe, et le lecteur sera sans doute étonné de trouver qu’il en a été ainsi dans l’Extrême-Orient et que c’est encore au milieu de conditions semblables que se maintient, à l’heure qu’il est, le prolétaire coréen.


IX. — L’ART ET LE MONASTÈRE EN TCHÖSEN


L’art coréen n’existe plus, n’a jamais existé par le fait. Né au sein du monastère, il avait été apporté en Corée avec le bouddhisme, venant des Indes au travers de la Chine. C’est donc un art indien qui existait et qui a disparu avec ses propagateurs lors de la chute du bouddhisme, à la fin du xive siècle. La porcelaine coréenne, dont on trouve ici et là quelques rares spécimens, était un produit d’un art pratiqué par les bonzes seuls. On voit encore de la porcelaine coréenne, il est vrai, mais elle est faite par les Japonais, près de Nagasaki. Voilà du moins ce qu’on m’a dit.

Sir Rutherford Alcock, dans son volume intitulé : Art and art industry in Japan, dit : « Sur toute l’étendue de l’Asie et parmi les races mogole, tartare et turcomane un sentiment d’art, dans n’importe quelle forme, faisait absolument défaut. » Et sir Rutherford avait raison. Le Coréen, descendant de ces races, est resté ce qu’il a été, sauvage, jusqu’à l’invasion indienne. M. Léon de Rosny, dans son ouvrage : Les peuples orientaux connus des anciens Chinois, a dit à ce sujet : « Les migrations indiennes qui ont apporté, dans le pays de Tchao-Sien (Tchösen), les caractères indiens, n’ont pas été sans y introduire les grandes doctrines du brahmanisme et du bouddhisme et avec elles les principaux monuments de la littérature hindoue. » Tout vestige de cet art indo-chinois a disparu, et la littérature ainsi que l’art n’existent, aujourd’hui, que dans l’imagination et la vanité du Coréen.

Comme nous l’avons dit ailleurs, la Corée, au commencement de l’ère chrétienne, était peuplée d’une population sauvage. Au ive siècle, arrivèrent les bonzes bouddhistes, qui ont su constituer les trois royaumes de Korai, Hiaksai et Shinrai. En l’année 384 A. D., un bonze thibétain, Maranauda, établit dans le sud (Hiaksai) des temples et des monastères où les femmes furent admises aussi bien que les hommes. Shinrai, il paraît fut colonisé plus tard, au vie siècle, par les bonzes chinois, et sa capitale, Kion-Tchou, devint un foyer de civilisation éclairée, dont les temples, en ruines aujourd’hui, attestent seuls l’existence. Du ive siècle jusqu’au xive il y a eu une période de véritable civilisation qui a pris racine dans ces trois royaumes. Le grand empereur, Koublai-Khân, qui a conquis le pays, s’est fait disciple du Maitreya Bodhisattva, et l’historien de la dynastie de Yuen dit :

« Koublai-Khân, en devenant souverain d’un pays sauvage et d’une grande étendue, et d’un peuple intraitable et querelleur, désirait donner à ces déserts natifs un aspect civilisé et amollir la sauvagerie naturelle de ses sujets, organiser des villes sur le modèle chinois, nommer des mandarins de tout grade et soumettre le peuple au régime d’un instructeur commun. »

Pour des raisons difficiles à approfondir, la philosophie de Confucius avait repris faveur en Chine ; l’émigration des bonzes indiens était arrêtée, et, privé ainsi de la source qui lui avait donné la vie, à la fin du xive siècle, le bouddhisme mourut en Corée.

Song-to, la capitale de Korai au nord, et les capitales de Hiaksai et Shinrai furent encore, en apparence, les foyers d’une civilisation indienne, mais ce ne fut qu’en apparence : les bonzes étaient devenus pervers et licencieux. Les Annales chinoises rapportent que le monastère, autrefois foyer d’art et de science, était devenu la demeure du vice et de la corruption. Les bonzes s’étaient fait une place dans toutes les familles comme confesseurs, et ce système avait amené un tel abus de confiance que le peuple se révolta et les menaça de mort. Plus tard, la fureur du peuple fut à son comble et un massacre général, commencé à Song-to, eut lieu dans tout le pays. Les bonzes se réfugièrent au palais royal par centaines, mais traqués par la populace, ils furent assommés et le palais brûlé. » C’est ainsi, ajouta l’historien des Annales, que Kaoli (Corée) a perdu son royaume, à cause de la confiance qu’il avait dans les bonzes. » Et lorsque le second roi de Tchösen arriva au trône, il promulgua un décret par lequel il disait : « Puisque Kaoli avait traité les bonzes comme amis du pays, Tchösen, son successeur, devra les traiter comme esclaves », ajoutant que jamais aucun prêtre n’aurait la permission d’entrer à la capitale sous peine de mort. Il y a de cela cinq cents ans et, jusqu’à ce moment, on n’a pu constater la présence d’aucun prêtre indigène à Séoul.

Li-Tadjo, le fondateur de la dynastie actuelle, comme on le verra, fut un disciple du bouddhisme qui tenta, par lui, un effort suprême pour empêcher sa chute finale. Suivant les conseils des bouddhistes, il construisit des places fortes dans les montagnes et constitua leur garnison avec des prêtres habillés en soldats, espérant ainsi créer de nouveau des foyers d’une religion rénovée. Ces monastères, avec leurs prêtres-soldats, tels que Pok-Han, Nam-Han et autres, existent encore aujourd’hui. Mais, séparés de leurs coreligionnaires et ne recrutant plus leurs rangs à l’étranger, ils ont perdu l’art et la littérature de leur culte, ils n’en conservent que les rites. Le gouvernement actuel les place sous les ordres d’un officier supérieur connu, comme Tchong-Sip et Ti-Jip-Sa. Ils sont au nombre de six cents et sont inscrits comme Seung-Koun. Ils sont traités comme les autres soldats ; on leur donne l’uniforme. Le chapeau diffère de celui du soldat ordinaire en ce qu’il a le haut conique au lieu d’être carré, et on leur accorde le privilège de se raser la tête.

J’avais souvent entendu parler du monastère de Sok-Oang-Sa (monastère du Rêve du roi), situé dans le nord-est de la Corée, au milieu des montagnes de Sol-Pong, dans la province d’An-Pien, comme d’un endroit vénéré des Coréens et, selon une vieille légende, érigé après le rêve du roi Tadjo. Le renom de Sok-Oang-Sa lui a mérité une mention dans les Annales chinoises. « Les nobles, les fonctionnaires et hommes de haut rang se rendaient souvent à Sok-Oang-Sa pour écouter les récits des bonzes qui enseignaient, en même temps, les classiques et la philosophie. » De retour de mon expédition à l’île de Quelpaërt, j’ai gagné Vladivostok, la capitale de la Sibérie nord-est, par bateau à vapeur, et descendant la côte, débarqué à Guensan, je me suis mis à traverser cette partie de la Corée à pied accompagné d’un mappo ou conducteur coolie et de deux poneys qui me servaient comme chevaux de bât, avec l’intention de gagner la capitale par cette route difficile et peu connue. Je profitai de cette occasion, en faisant un détour, pour faire visite au célèbre monastère. M. Wo, le consul chinois à Guensan, qui, par parenthèse, était un diplômé du Collège de Harvard, aux État-Unis, eut la complaisance de me donner une chaude lettre de recommandation pour le bonze chef du monastère, M. Sui-Ho (rivière neigeuse).


Tombeau d’un roi de Corée, au monastère de Sok-Ouang-Sa (Province d’An-Pien).


C’était au coucher du soleil du 29 octobre 1888, que, fatigué de la route, longue de 27 milles, parcourue depuis Guensan, accompagné de mon coolie, j’arrivai au pied de la montagne de Sol-Pong, et, entrant dans la gorge indiquée par mon guide, je me trouvai sur la route qui menait directement au monastère.

Au fur et à mesure que nous avancions, la beauté de l’endroit se développait. Nous passâmes au travers de superbes forêts de sapins, lesquels dégageaient de doux parfums. Au milieu de ces forêts, venait, des hauteurs un ruisseau qui, tombant de rocher en rocher, formait des cascades dont le bruit semblait chanter joyeusement le bonheur et la douce solitude de l’endroit. Plus loin, nous traversâmes un pont pittoresque et, éclairés par les rougeurs du soleil couchant, nous nous arrêtâmes à la porte du monastère. Nous fûmes accueillis par de nombreux bonzes et je fus conduit dans une chambre qui me fut assignée. Ayant changé mes vêtements et accompli mes ablutions, je me mis, aidé de mon conducteur, à préparer mon dîner, composé de viande et de légumes conservés, dont je m’étais muni pour le voyage, ne voulant pas accepter la bonne hospitalité des bonzes, leur nourriture ne consistant qu’en riz.

M. Sui-Ho, cédant aux désirs exprimés dans la lettre de M. Wo, me mit entre les mains des pièces curieuses qui racontent l’histoire du monastère, et dont la traduction du chinois fut faite plus tard par mes bons amis et collègues, M. Collin de Plancy, commissaire français, et M. Guérin, chancelier au commissariat de France à Séoul.

La première pièce donne la description et la composition du monastère de Sok-Oang-Sa et de ses dépendances ainsi détaillées :

Les temples de la Libéralité et de la Prudence, de la Bravoure, de la Sincérité, de la Grande Joie, des Dix Rois, de Hai-Tchang (?), de Kai-pok (?), des Huit Ministres (?), du Nénuphar blanc, du Vrai Repos, de l’Honnêteté céleste. Total : 11.

Les pavillons du Dragon volant, du Clair de lune, de la Montagne neigeuse, du Bonheur et de la Prospérité, de la Cloche, de la Pluie et des Fleurs, de la Justice. Total : 7.

Petits temples : de la Clarté universelle, de Sim-Keum (?), du Prince de la Longévité extraordinaire. Total : 4.

Les temples réservés aux bonzesses : de la Cour intérieure de Po-Mou (?) des Parfums, des Génies cachés, des Sapins, de la Tranquillité et des Secours. Total : 6.

Les terrasses de l’abordage, pour brûler des parfums, des pierres portant des vieilles inscriptions, des pierres portant des nouvelles inscriptions. Total : 4.

La salle de la Lumière d’Orient.

La halle consacrée au roi Tai-Tcho (Tadjo).

Salon pour les visiteurs.

Hospice pour les vieillards.

Portes : de la Rencontre des bienfaits, de la Protection de Tcho-Kié (?), de l’Incomparable, de la Séparation (division ?) du monde.



La légende de la bonzerie de la Cime de Sol-Pong, écrite par le vieux bonze Sso-San.


« Avant de monter sur le trône, le roi Tadjo a fait un songe dans lequel il a entendu les coqs de dix mille maisons qui chantaient tous à la fois, et les pierres (sur lesquelles on bat le linge) de mille maisons résonner en même temps. Il a rêvé, en outre, qu’il entrait dans une chambre en ruines, portant trois chevrons sur son dos, et qu’il en sortait peu après. Le célèbre bonze Mou-Hak expliqua ce songe de la manière suivante : Les coqs des dix mille maisons chantaient en chœur pour louer et féliciter Tadjo de sa future grandeur (Ko-Koui-Oui-Ko-Kori-Ko)[1], et les pierres des mille maisons résonnaient en même temps pour avertir ce dernier qu’il serait bientôt nommé roi. Quant aux trois chevrons qu’il portait sur son dos, c’était l’image du caractère ouang ()[2]. Voilà la raison pour laquelle on a appelé la bonzerie en question Sok-Ouang-Sa (monastère du roi annoncé par les disciples de Bouddha). »



Histoire de Sok-Ouang-Sa, écrite par le vieux bonze Sso-San.


« 1o Dans le courant de la 10e année Kap-tcha du règne du roi de Kaoli, appelé Sin-Ou, du règne de Hong-Mou, empereur chinois de la dynastie des Ming, Son-Kié (devenu plus tard roi sous le nom de Tadjo) se transporta de Kôm-Ma à Hak-Song où il bâtit une maison en chaume pour son usage. Il avait un caractère très libéral et ses manières d’agir différaient de celles du vulgaire ; ce qui lui valut de la part de ses voisins l’épithète de grand homme. Un soir, dans un rêve, il entendit les coqs de dix mille maisons chanter tous à la fois et les battoirs (pour repasser le linge) de mille maisons résonner en même temps. Il vit qu’il entrait dans une maison en ruines, portant sur son dos trois solives, que des fleurs tombaient des arbres et qu’une glace (en corne) se cassait. Quand il se réveilla, il chercha à expliquer son rêve, mais comme il ne comprenait pas, il fut contraint de s’adresser à une vieille femme qui demeurait dans son voisinage. Celle-ci lui dit : « Moi qui ne suis qu’une femme, comment puis-je connaître l’avenir ? Dans la direction de l’ouest, à 40 lis d’ici, il y a une montagne appelée Sol-Pong dans laquelle se trouve un antre où vit retiré un bonze extraordinaire ; il vit en ermite, il a abandonné ce monde, garde le secret de son nom, se nourrit de graines de pin et se vêt avec des herbes : on l’appelle Heuk-tou-Ta (Bouddha à la tête noire), parce que sa figure est noire. Il y a neuf ans qu’il est entré dans cet antre et il n’en est jamais sorti depuis. Il faut que vous l’interrogiez au sujet de votre rêve. »


Fig. 18. — Femmes de ménage battant le linge. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


« Song-Kié revêtit alors des vêtements de chanvre, prit dans sa main un bâton et se rendit dans l’antre en question. Il y trouva ledit bonze qui demeura assis, et il le salua en ces termes : « Je suis un pauvre homme qui désire éclaircir un fait qui vient d’avoir lieu : je vous prie de vouloir bien me donner des explications. — De quoi s’agit-il ? » demanda le bonze en levant la tête. Song-Kié raconta tout ce qu’il avait vu en rêve. En entendant ce récit, le bonze changea de couleur et dit : « Cela signifie que vous serez roi un jour. C’est là un rêve qui sort de l’ordinaire ; les coqs de dix mille maisons chantaient en chœur pour vous louer et vous féliciter de votre nouvelle grandeur ; les pierres de mille maisons résonnaient en même temps pour vous avertir que vous serez bientôt nommé roi ; les trois chevrons que vous portiez sur le dos signifiaient le caractère (roi) ; les fleurs, en tombant, faisaient place aux fruits, et la glace s’est cassée avec fracas, ce qui veut dire que vous serez célèbre (vous ferez du bruit dans le monde). En un mot, tout cela signifie que vous serez roi. » Cela dit, le bonze examina un instant Song-Kié et ajouta : « Il ressort, du reste, sur votre visage que vous serez roi ; surtout gardez le silence sur cette affaire ; bâtissez une bonzerie ici et appelez-là Sok-Ouang-Sa. Pendant trois ans, faites cinq cents sacrifices à Bouddha pour lui demander sincèrement son assistance, et alors le saint Bouddha vous aidera à réussir. Mais si vous ne suivez pas mes instructions, non seulement votre affaire échouera, mais encore il vous arrivera de grands malheurs. Faites donc bien attention à ce que je viens de vous dire. »

« Song-Kié fit quelques pas en arrière pour manifester son respect envers ce bonze, qu’il considérait dès lors comme son maître, il affirma qu’il se conformerait aux instructions de ce dernier, et le pria de l’aider à réussir, conformément aux ordres reçus. Song-Kié bâtit, en un an, la bonzerie de Sok-Ouang-Sa et fit, pendant trois ans, cinq cents sacrifices : ses voisins n’ont jamais su pourquoi.

« En la 14e année du règne du roi de Kaoli, appelé Sin-Ou (année Mou-Tchin de Hong-Mou), le roi de Kaoli nomma Song-Kié général, avec la mission d’aller attaquer le Liao-Tong. Au cominencement du 4e mois, Song-Kié arriva à Eui-Tchou avec ses soldats ; dans le 5e mois, il traversa le fleuve Ya-lou-Kiang (Apnok-Kiang) et arriva dans l’île de Ouei-houa-tao. Mais comprenant que c’était contraire au bon sens d’attaquer un pays aussi vaste que la Chine (pour se débarrasser de sa domination), il ramena ses soldats en Kaoli. Plus tard, le 16e jour du 7e mois de l’année Ym-Sin (25e année de Hong-Mou), il monta sur le trône, dans le palais Sou-Tchang (forteresse de Song-to). Devenu roi, il invita le bonze qui vivait dans l’antre de Sol-Pong à venir à Song-to et le nomma son professeur. C’est ce bonze qui a choisi l’emplacement sur lequel est bâti Séoul pour en faire une capitale. Il a choisi également des terrains pour enterrer les ancêtres du roi.

« Un jour de printemps que le roi Tadjo et son professeur s’étaient assis en face l’un de l’autre dans le palais de Sou-Tchang, Tadjo dit, en plaisantant, à celui-ci : « Faisons un pari : celui d’entre nous qui comparera l’autre à la chose la plus stupide gagnera. »

« Le professeur dit : « Je prie Votre Majesté de vouloir bien commencer.

« Le roi. — Je vous vois pareil à un cochon. « Le professeur. — Je vous vois pareil à un Bouddha. « Le roi. — Pourquoi ne dites-vous pas une chose stupide ? « Le bonze. — Si l’on voit quelque chose avec les yeux de Bouddha, cette chose ressemble à un bouddha. Si l’on voit quelque chose avec les yeux d’un cochon, cette chose ressemble à un cochon. Puisque vous me voyez avec les yeux d’un cochon, c’est que vous êtes un cochon ; j’ai donc gagné le pari. »



Histoire du bonze To-Sou, professeur du roi de Kaoli.


« To-Sou étant allé en Chine à l’époque de la dynastie des Songs, avait reçu des leçons de Hataing (bonze chinois), qui comprenait très bien les trois religions (confucianisme, bouddhisme et taoïsme), l’astronomie, le calcul et les principes primordiaux. Il savait conduire l’eau des fosses sur le sommet des montagnes et placer la Grande Ourse (constellation) dans un vase. To-Sou, ayant appris de ce professeur tous ces procédés extraordinaires, lui demanda la permission de retourner en Corée. Hataing lui répondit : « J’ai appris que dans la Corée il y a beaucoup de montagnes et de canaux qui ont désobéi à leurs maîtres (les Coréens prétendent que les montagnes et rivières de leur pays ne sont pas dans un ordre naturel) ; il s’ensuit que ce pays a été divisé d’abord en neuf parties, puis en trois parties, et qu’il a possédé sans cesse des conspirateurs. La terre est donc malade ; son sang et ses nerfs sont dérangés ; voilà pourquoi les Coréens meurent tués par les maladies, la famine et les guerres : c’est très malheureux. Maintenant, je désire soigner la maladie de ces montagnes et de ces canaux, pour que la Corée devienne tranquille. Faites une carte de la Corée et apportez-la-moi. » To-Sou lui offrit cette carte. En la regardant, Hataing dit : « Puisque les montagnes et les canaux sont dans ces conditions, il est certain que la Corée doit être la scène de nombreuses guerres. » Il prit alors un pinceau et marqua sur la carte dix-huit cents endroits où il y avait soit des montagnes, soit de l’eau ; après quoi, il dit : « Quand on est malade, il faut chercher promptement l’endroit où on doit piquer les veines et brûler la peau : c’est ainsi qu’on peut guérir les maladies. Les maladies des montagnes et des canaux ressemblant à celles de l’homme, si l’on établit des bonzeries sur les endroits que j’ai marqués, les résultats obtenus seront pareils à ceux de l’acuponcture et du feu, et les maladies de la terre seront alors guéries. De même que les personnes ignorantes qui se moquent de moi et ne veulent pas qu’on les pique et les brûle sont condamnées à une mort certaine ; de même, si l’on ne me croit pas et si l’on détruit les bonzeries, le pays sera dépeuplé certainement. »

« Plus tard, quand To-Sou retourna dans sa patrie, Hataing lui dit, en lui remettant une lettre : « Quand vous serez arrivé en Corée, cherchez un nommé Ouang-Young, et remettez lui ma lettre en lui faisant savoir qu’il aura un enfant l’année prochaine. » To-Sou remit la lettre de Hataing à Ouang-Young, qui, très surpris, le remercia beaucoup, car il était très désolé de voir que jusqu’ici il n’avait pu avoir aucun fils. L’année suivante, il eut, en effet, un enfant qui s’appela Keun. Ce fut le premier roi de Kaoli (Ouang-Keun). La prédiction de Hataing s’est accomplie dans ses détails ; la dynastie de Ouang-Keun dura cinq cents ans. Tous les habitants de la Corée furent alors comblés de bienfaits de la tête aux pieds. »

Comme on le voit, le rêve du roi de Kaoli a été interprété par le bonze bouddhiste au gré et en faveur de sa secte, en lui faisant construire le monastère de Sok-Ouang-Sa. D’ailleurs, il paraît que c’est par des prédictions semblables que, depuis un temps très reculé, les bonzes procédaient lorsqu’il s’agissait de faire construire un nouveau monastère.

C’est ainsi que fut construit, en 1084, le monastère de la Grande-Chartreuse, en Dauphiné, dont, par parenthèse, l’ordre est fondé sur les mêmes canons que ceux qui régissent les bonzes bouddhistes. Saint Hugues, dans un rêve, vit sept étoiles qui, tombant à ses pieds, s’élevaient et se dirigeaient à travers des montagnes désertes et s’arrêtèrent dans les solitudes de la Grande-Chartreuse. L’arrivée de saint Bruno avec ses collègues (nombre correspondant aux étoiles du rêve) en donna l’explication, et le monastère fut construit à l’endroit où s’arrêtèrent les sept étoiles.


Fig. 19. — Sacrifice aux ancêtres. (D’après le croquis d’un artiste coréen.)


Les monastères en Corée, autrefois les foyers des arts et des sciences, ne sont plus aujourd’hui que les habitations de ceux qui, très ignorants par suite de leur isolement complet, ne gardent que de vagues souvenirs de leur ancien culte.


X. — FIN


Je m’embarquai à Tchemulpo, à bord d’un steamer japonais, allant à Shanghaï, d’où je pris passage sur le Yang-tse, de la Compagnie des Messageries maritimes, en partance pour Marseille, commandé par le capitaine de vaisseau de la marine militaire M. Flandin. La veille de mon départ de Tchemulpo, le commandant de la corvette française Le Chasseur, M. le capitaine Bugard, est venu m’inviter à dîner à son bord. À Shanghaï, j’ai été accueilli très amicalement par M. le docteur Louis Pichon, citoyen français, longtemps résidant dans cette ville, où, en dehors de sa réputation de médecin distingué, il s’est fait un nom de voyageur estimé qu’atteste son livre : Un voyage au Yunnan, que vient de publier Plon (1893).

À Hong-Kong, nous nous sommes arrêtés deux jours : je profitai de ce délai pour remonter la rivière Chi-Kiang en petit bateau à vapeur. Je visitai Canton, située sur la rive gauche de la rivière, la plus industrielle et assurément la plus intéressante de toutes les villes chinoises. Parmi maintes choses remarquables vues dans cette ville, j’ai visité le temple des Cinq cents Génies, lequel renferme un nombre égal de statues et, parmi celles-ci, la statue du Vénitien Marco Polo, qui, à l’époque du grand khân Koublai, fut chargé, par celui-ci, d’une mission auprès de l’État de Venise. J’y ai trouvé aussi une mosquée bâtie, selon mon guide, au viiie siècle, et, à côté, un minaret, dont la construction remonte à un siècle plus tard.

De retour à Hong-Kong, nous partîmes le 16, faisant escale à Saïgon, Singapore et Colombo. Dans ce dernier port, pour faire plaisir à un officier du bord, nous sommes allés voir Arabi-Pacha, triste héros des mascarades britanniques en Égypte. L’Angleterre lui laisse toute sa liberté, cela se comprend ; elle ne serait que trop heureuse s’il voulait se sauver et rentrer en Égypte pour y jeter le trouble. Mais Arabi, dont la nature timide convient peu au rôle de rebelle, ne se laisse point tenter. Il est tranquille là, il y reste.

De Colombo, nous touchâmes à Aden, Suez, et, passant, par le canal, à Port-Saïd et ensuite à Alexandrie où, dans une audience privée qu’il m’accorda, le feu Khédive Tewfik m’exprima l’horreur et la haine qu’il ressentait pour la domination anglaise, laquelle lui pesait horriblement. Reprenant ma route par la Gironde, j’arrivai à Marseille le 18 septembre, et le 19 j’étais à Paris, où j’ai pu visiter l’Exposition pendant un séjour prolongé jusqu’au 4 octobre. Le 5, je m’embarquai au Havre sur la Bourgogne, de la ligne transatlantique, et, huit jours après, j’étais à New-York d’où je m’étais embarqué, en 1887, par la voie de l’océan Pacifique, terminant ainsi le tour du monde tout en restant deux années en Tchösen, la terre du Calme matinal.

  1. L’expression chinoise « Ko-Koui-Oui » signifie littéralement : « Vous obtiendrez une position superbe et élevée. » C’est également une onomatopée rappelant le cri du coq en Corée : « Ko-Koui-Oui ! » ; c’est notre Ko-Ko-Ri-Ko ! Ko-Ko-Ri-Ko !
  2. En chinois, trois, c’est : (). Le même caractère, traversé par une ligne perpendiculaire, signifie roi et se prononce : ouang (). Les trois barres horizontales sont donc, dans l’esprit du célèbre bonze, les trois chevrons, et la ligne transversale, c’est le dos du roi.