La Corée avant les traités/Chapitre II

Texte établi par Ch. Delagrave, Institut géographique de Paris (p. 17-32).


CHAPITRE II

HISTOIRE DE LA CORÉE DEPUIS L’ANTIQUITÉ JUSQU’EN L’ANNÉE 1883


Le peu que nous savons sur les origines du peuple coréen nous vient des écrivains chinois, ce qui enlève une grande valeur aux faibles notions qu’ils nous donnent sur ce sujet. Ainsi, s’il faut en croire le Chou-King, le plus célèbre des livres classiques du Céleste Empire, la Corée, en tant que nation, aurait eu pour fondateur un descendant de la dynastie chinoise des Chang qui, ne pouvant vivre dans son propre pays, aurait été chercher une vie plus calme dans la presqu’île coréenne, où son influence civilisatrice n’aurait point tardé à se faire sentir sur les populations barbares qui habitaient cette région. Comme la dynastie des Chang régna sur la Chine de 1766 à 1154 avant Jésus-Christ, on voit que l’on retrouve, dans le fait que nous venons de rapporter, les deux grandes tendances qui enlèvent aux travaux historiques des Chinois une grande partie de leur valeur, et qui sont : 1o une grande exagération dans la durée des périodes historiques, qui fait que pour eux les origines de toute chose chinoise se perdent dans la nuit des temps ; 2o un orgueil national excessif qui pousse les historiens du Céleste Empire à voir chez tous les peuples, tant soit peu civilisés, des rameaux issus de la grande famille chinoise. Cependant, malgré le peu de valeur des données historiques chinoises, comme ce sont jusqu’ici les seules que nous possédions sur la Corée, force nous sera de nous en contenter.

Trois siècles avant notre ère, le royaume actuel de Corée était divisé en sept principautés qui se rattachaient au vaste système que formaient les tribus tartares. Ces sept principautés étaient : 1o le Bien-Han, qui occupait l’extrémité sud de la péninsule ; 2o le Tchouen-Han, qui s’étendait sur la côte septentrionale ; 3o le Ma-Hon, sur la côte méridionale ; 4o, 5o, 6o et 7o le Pui, le Ou-jo, le Goa et le Tchosen qui occupaient l’extrémité continentale de la péninsule. C’est de ces deux dernières principautés que les Chinois ont pris les deux noms sous lesquels ils désignent encore aujourd’hui la Corée, de Kao-li et de Tchao-sien.

Au xiiie siècle, lors de la conquête de l’Empire du Milieu par les Mongols, la Corée passa sous la domination immédiate de ces derniers ; et, depuis lors, elle n’a cessé de suivre la fortune des Fils du Ciel, que ce dernier fût Chinois, Mongol ou Mandchoux. Cette soumission des Coréens aux souverains chinois montre combien ce peuple sait se souvenir des leçons de l’histoire. Lors de la première conquête de leur pays par la Chine, où régnait alors la dynastie indigène des Tong, les Coréens avaient fait œuvre de patriotes ; ils s’étaient défendus avec courage ; mais ils avaient dû céder devant le nombre ; écrasés par la masse des troupes impériales, ils eurent alors l’idée d’appeler les Japonais à leur aide, et, en l’année 662, une flotte du Mikado était allée jeter l’ancre à Fou-sang pour y débarquer une nombreuse armée. Malheureusement, les Japonais ne purent rétablir le prince coréen sur son trône, ou plutôt lui rendre son indépendance ; les forces alliées furent battues, leur flotte en partie détruite, et la domination chinoise s’étendit, sans rencontrer d’obstacle, sur toute la presqu’île. Ce fut là une rude leçon dont les Coréens se souviennent encore à l’heure qu’il est, et qui fit pour bien longtemps de la Corée un des satellites les plus soumis du monde chinois.

Les Japonais rapportèrent sans doute, en dépit de leur défaite, un excellent souvenir du pays qu’ils avaient secouru ; car, près de dix siècles plus tard, en 1592, nous voyons les sujets du Mikado entrer de nouveau en relations avec leurs voisins les Coréens ; seulement cette fois les rôles furent changés du tout au tout. Une flotte japonaise vint de nouveau troubler la paisible baie de Fou-sang, non pour y amener des libérateurs comme la première fois, mais pour y débarquer des conquérants. La cour de Séhoul, après avoir vu ses armées mises en déroute par les envahisseurs, s’adressa à Pékin pour demander aide et protection. Le Fils du Ciel ne laissa pas échapper une aussi belle occasion de s’immiscer dans les affaires de la Corée, dont il n’était plus guère alors le souverain que nominalement ; les armées impériales marchèrent à la rencontre des forces japonaises ; et, après une longue campagne où le sort des armes fut successivement favorable aux deux partis, une convention intervint entre les belligérants. En vertu de cet arrangement la cour de Pékin reconnut Sivogi comme roi du Japon, mais à la condition que ce dernier fît évacuer la Corée par ses troupes, et renonçât à s’occuper des affaires de ce pays. Cependant ce traité ne fut pas, du côté des Japonais, exécuté très fidèlement ; ceux-ci laissèrent une garnison dans le poste fortifié de Fou-sang, sur l’emplacement duquel a été établi, de nos jours, la concession étrangère. Le Mikado avait conduit, du reste, cette expédition avec beaucoup de mollesse ; ses contingents étaient composés en grande partie de chrétiens, qui commençaient alors à devenir assez nombreux parmi ses sujets, et leur envoi en Corée ne fut, dit-on, qu’un prétexte pour se débarrasser d’eux, sans avoir à redouter des rébellions.

Pendant les trois siècles qui suivirent cette infructueuse incursion des Japonais chez leurs voisins, les relations des deux pays ne présentèrent rien de remarquable. La Corée avait enfin reconnu, plus que nominalement, la souveraineté de l’Empire du Milieu, et lui payait régulièrement un tribut comme gage de sa soumission. À l’égard du Japon, son obéissance était moins passive ; les envois d’ambassadeurs étaient tout à fait laissés à l’initiative des souverains de Séhoul, qui abusaient parfois de la latitude qui leur était donnée. Aussi, lorsqu’on septembre 1875, un navire de guerre japonais, qui s’était approché un peu trop près du sol fermé de la Corée, fut salué d’une volée de coups de canons, chargés autrement qu’à poudre, par une batterie coréenne, le Mikado envoya aussitôt, sur les côtes de Corée, une escadre destinée à établir des relations régulièrement avec ce pays, à tout prix, même par la violence. Les Coréens, pris au dépourvu, n’eurent même pas le temps de demander conseil et protection à Pékin, et ils conclurent avec leur ancien allié un traité qui ouvrait au commerce japonais trois ports de la Corée. Seulement, les Japonais, pendant les trois cents ans qui s’étaient écoulés, entre la deuxième et la troisième expédition qu’ils avaient envoyées dans ce pays, avaient oublié leurs voisins à tel point qu’ils jugèrent prudent de ne nommer, dans ce traité, que le port de Fou-sang, se réservant de fixer ultérieurement les deux autres ports à ouvrir, lorsque la connaissance du pays leur permettrait de choisir les points les plus favorables à l’établissement de marchés internationaux. Ce ne fut que trois ans après que la cour de Tokio, se croyant enfin suffisamment éclairée sur cette question, se décida à demander à Séhoul l’ouverture des deux ports de Ghentsantsou et de Djin-sen, conformément à l’article 4 du traité de Koka. La première de ces deux places, située sur la côte est de la Corée, dans la province de Hangingto, fut ouverte aux sujets du Mikado en juin 1880. Au moment où j’étais en Corée, plusieurs maisons de commerce de Yokohama y avaient déjà établi des succursales, et l’une d’elles avait même entrepris la construction de vastes bâtiments qui donnent maintenant abri à une exposition permanente des produits de l’industrie japonaise, destinée à faire connaître, aux sauvages coréens, les nombreuses merveilles de la civilisation que leurs philanthropiques alliés mettent gracieusement à leur disposition moyennant payement.

La récente ouverture de Ghentsantsou ne permet pas encore d’apprécier l’influence que pourra exercer ce nouveau marché sur le développement des relations commerciales entre la Corée et le Japon ; seulement, des rapports publiés par le Gouvernement Japonais font supposer que les environs de cette place produisent de grandes quantités de riz, et que l’élevage, des vers à soie n’y est pas complètement inconnu.

Quant à Djin-sen, situé sur la côte ouest de la presqu’île, à peu de distance de Séhoul, la capitale du royaume, le gouvernement coréen s’est refusé à ouvrir, pour le moment du moins, ce port aux trafiquants japonais. Les raisons mises en avant par la cour de Séhoul, pour ajourner l’exécution définitive et complète du traité de Koka, furent les difficultés que lui avait déjà causées l’ouverture des deux ports de Fou-sang et de Ghentsantsou, — difficultés qui seraient, dit-elle, bien augmentées à Djin-sen, par le voisinage de la capitale qui est, ainsi que de récents événements l’ont montré, le principal centre de l’agitation contre les étrangers et en faveur de la fermeture complète du pays à ces derniers. Comme de raison, les Japonais ont protesté contre cette décision ; mais le gouvernement coréen s’est alors décidé à leur envoyer une ambassade, chargée spécialement de traiter avec eux l’importante question du port de Djin-sen et d’obtenir d’eux : 1o l’interdiction de l’exportation des denrées alimentaires par les ports de la Corée, 2o la revision des tarifs douaniers. L’envoi de cette ambassade semblait, tout d’abord, devoir amener un rapprochement entre les deux gouvernements ; malheureusement ces espérances furent déçues, et la haine entre Japonais et Coréens fut grandissante de jour en jour jusqu’au moment où la mesure comble finit par déborder, en produisant une crise salutaire qui a fait disparaître, d’un seul coup, les barrières qui séparaient la Corée du reste du monde, depuis tant de siècles.

En 1880, les puissances occidentales se ressouvinrent encore une fois du royaume de Corée, et successivement les pavillons américain et italien visitèrent la rade de Fou-sang, dans l’espoir de parvenir à prendre langue avec les intraitables mandarins du lieu, de par les bons offices du consul du Mikado. Ces deux tentatives furent infructueuses ; ni le duc de Gênes, cet excellent loup de mer italien, qui commandait alors le Vittore Pisani, ni le commodore américain Shuffieldt ne purent communiquer avec les représentants de la cour de Séhoul. Bien mieux, lorsque les Coréens apprirent que ce dernier venait de ce même pays d’A-mi-li-ka, qui leur avait fait la guerre en 1871, ils saluèrent son départ d’une volée de feu d’artifice ; d’aucuns ont dit de coups de canon, mais je ne crois en rien cette dernière version, qui suppose l’existence, dans la rade de Fou-sang, de batteries que je n’ai pu parvenir à découvrir pendant le séjour que j’y ai fait, un mois après le départ du commodore Shuffieldt.

La cour de Séhoul semblait donc, au commencement de l’année 1882, aussi bien renfermée dans son isolement que par le passé, lorsqu’au mois de juillet, l’incendie qui couvait depuis longtemps finit par éclater à Séhoul, où la soldatesque coréenne se rua sur les étrangers. Le London and China Telegraph, le seul journal d’Occident qui nous tienne régulièrement, avec une ponctualité digne d’éloge, au courant des événements qui se passent dans l’extrême-Orient, raconte ainsi la sanglante journée qui fut la cause directe de l’ouverture de la Corée aux étrangers.

« Le 23 juillet au matin, tout paraissait calme dans la capitale coréenne, lorsque subitement une bande de soldats indigènes se présenta devant la porte de la Légation japonaise, manifestant des sentiments d’hostilité à l’égard de ses habitants. Aussitôt, un combat terrible s’engagea entre les émeutiers coréens et le personnel de la légation, qui comprenait heureusement quelques agents de police bien armés. Malgré cela, cependant, les assiégés ne tardèrent pas à être débordés de toutes parts, et ce fut à grand peine que S. E. le ministre japonais, M. Hanabusa, parvint à sortir de Séhoul, après avoir vu tomber, sous les coups des assaillants, une grande partie des siens. Une fois sorti de la capitale, le représentant du Mikado put heureusement gagner le bord de la mer, où il dut s’embarquer sur une petite chaloupe, afin d’échapper à la fureur de la population coréenne, chez laquelle s’était produit un réveil de sentiments de haine pour les étrangers, à la nouvelle des massacres qui avaient ensanglanté la capitale. Abandonné au milieu des flots, sans vivres, le malheureux ministre serait sans doute mort de faim, si la chaloupe qui le portait n’avait été aperçue par un navire de guerre anglais, le Flying-fish, qui le recueillit et le mena, sain et sauf, à Nagasaki.

Il faut avoir vécu au Japon, et avoir pu apprécier par soi-même la vivacité du caractère japonais, pour se représenter l’indignation dont furent saisis les sujets du Mikado, petits et grands, lorsque le Flying-fish déposa à Nagasaki les rares survivants des massacres de Séhoul. Avec une rapidité, qui fait le plus grand honneur aux départements de la guerre et de la marine de Tokio, une belle escadre japonaise prit la mer et fit son apparition sur les côtes coréennes pour y jeter un corps de débarquement de 5000 hommes qui, grâce à cette diligence, s’empara de Séhoul sans coup férir. Le 12 août, vingt jours après son départ précipité de cette ville, d’où il n’avait fui qu’avec peine, le ministre Hanabusa y rentrait en vainqueur, pour y dicter les dures conditions que le Japon allait imposer à la Corée, et pour laver l’injure qui avait été faite à son pavillon.

La cour de Pékin, qui s’était jusqu’alors abstenue de s’interposer entre la Corée et les étrangers qui avaient essayé d’y pénétrer, ne put cependant rester inactive, lorsque le télégraphe lui apprit le débarquement d’une armée japonaise sur le territoire de son vassal. En 1875, elle n’avait cru devoir intervenir, parce que la Cour de Séhoul s’était soumise, sans résistance, aux exigences, fort raisonnables du reste, du Japon, ce qui avait empêché ce dernier pays d’y envoyer une expédition. En 1882, la situation était bien différente : les troupes du Mikado occupaient Séhoul ; et, s’il plaisait à ce dernier d’exiger de son cousin coréen des conditions par trop dures, il n’était que trop à craindre qu’il ne saurait résister au désir d’agrandir un peu ses états au détriment d’un vassal du Fils du Ciel. Dans de semblables conditions, le cabinet de Pékin n’hésita pas à agir sur-le-champ, et une armée chinoise envahit le territoire coréen, tandis qu’un délégué de Li-Hong-tchang, Ma-Kien-Tchong, s’abouchait successivement avec les autorités coréennes et les représentants du Mikado, afin d’obtenir d’eux un arrangement qui permettrait aux troupes japonaises de reprendre, au plus vite, le chemin de leur pays.

C’est seulement après l’habile enquête que fit Ma-Kien-tchong à Séhoul même, que l’on put connaître la signification exacte des événements dont cette ville avait été le théâtre, en juillet 1882. On apprit alors que le mouvement n’avait point été dirigé seulement contre les étrangers, mais aussi contre le roi qui avait eu grand peine à échapper aux insurgés, commandés par un de ses oncles qui, faute de mieux, avait mis à mort la reine. La situation était donc plus mauvaise qu’on ne l’avait cru tout d’abord, puisque l’on se trouvait en présence d’un souverain impuissant à se faire respecter par son propre peuple, et d’une armée ennemie toute prête à profiter de sa faiblesse. Cependant, grâce à l’habileté dont fit preuve le délégué Chinois, Japonais et Coréens finirent par s’entendre ; la cour de Séhoul s’engagea à payer au Mikado une indemnité de 2,500 000 francs et une autre de 250,000 francs aux familles des victimes du massacre ; et entretenir à ses frais une garde japonaise pour garder le représentant du Japon en Corée, pendant aussi longtemps que ce dernier jugerait cette précaution utile à sa sécurité. En outre, il fut convenu que les deux gouvernements procéderaient à une revision des règlements commerciaux établis entre leur pays. Grâce à ces concessions, la Chine obtint du Mikado l’évacuation du territoire de la Corée par ses troupes.

Le commandore américain Shuffieldt, que l’insuccès de sa tentative de 1880 n’avait point découragé, crut voir, dans les événements qui suivirent les massacres de juillet, une excellente occasion de tenter un nouvel effort pour faire ouvrir la Corée à ses compatriotes. Il se présenta cette fois sur les côtes de ce pays avec l’appui de quatre canonnières chinoises, et obtint du gouvernement coréen, grâce aux bons offices du cabinet de Pékin, un traité fort mal rédigé, quoiqu’un écrivain français ait cru devoir annoncer en mars 1884 « qu’il servirait de base aux traités des autres puissances avec ce pays », assertion dont les événements s’étaient déjà chargés du reste de démontrer le peu de valeur, puisque, deux mois après l’arrangement coréo-américain, l’Angleterre concluait avec Séhoul un traité absolument différent de ce dernier. Quoi qu’il en soit, les États-Unis d’Amérique obtinrent l’ouverture, à leurs nationaux, des trois ports déjà ouverts aux Japonais, de Fou-sang, Jensang et Jenchouang. Ils peuvent y faire du commerce à la condition de payer, aux douanes coréennes, un droit d’importation de 40 p. 100 sur les produits de première nécessité, et de 30 p. 100 sur les marchandises de luxe, telles que le vin, les liqueurs, l’horlogerie, et d’un droit à l’exportation de 9 p. 100. Plus heureux que les Chinois, les Coréens ont obtenu d’abord des Américains, puis des Anglais, le droit d’interdire le trafic de l’opium. Les citoyens de la libre Amérique, qui iront s’établir dans les concessions qui leur seront ouvertes en Corée, seront placés sous la juridiction de leurs consuls, mais seulement jusqu’au moment où l’état de la législation coréenne permettra de supprimer cette loi d’exception.

Comme le traité avait été négocié, grâce à l’intervention du cabinet de Pékin, ce dernier n’a point été oublié dans sa rédaction ; et le premier article stipule que la Corée reste placée sous la dépendance de la Chine, et que le président des États-Unis ne pourra intervenir, en aucune circonstance, entre le suzerain et le vassal.

Une convention aussi favorable aux Coréens n’eut point de peine à être acceptée par eux ; et le 19 mai 1883, le général Foote, premier envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire des États-Unis d’Amérique, près le roi de Corée, procéda à Séhoul, à l’échange des ratifications du premier traité entre la terra incognita de l’Extrême-Orient et les fils de Japhet. Voici le récit que donne le London and China Telegraph de cette solennité.

« Le 19 mai, à trois heures de l’après-midi, le ministre Foote se rendit au ministère des affaires étrangères coréen pour y procéder à l’échange des ratifications, et il y fut reçu par tous les ministres coréens, en tenue de cour. Cette dernière se compose d’une robe de satin vert foncé, descendant de la tête aux pieds, et serrée autour de la taille par une ceinture faite de morceaux de jade ou de bois, suivant le rang de celui qui la porte. Le chapeau est rond au sommet et orné de deux ailes en forme d’éventail, qui se rabattent derrière la tête. Yéou-Mok, président du conseil, et le général Foote s’assirent au bout d’une grande table ; les membres de la légation américaine prirent place à droite, et après eux une rangée de fonctionnaires coréens ; le côté gauche de la table fut occupé par les ministres coréens et les officiers de marine américains.

» Après l’échange de compliments entre le général Foote et Yéou-Mok, on apporta deux exemplaires du nouveau traité, l’un en anglais et l’autre en chinois. L’exemplaire anglais était revêtu du grand sceau des États-Unis et de la signature du président Arthur. Avant de procéder à l’échange de ces ratifications, une des clauses du traité, qui était restée pendante, fut discutée et rédigée séance tenante ; puis, cette formalité remplie, le Champagne circula, et les deux ministres burent à la santé du roi de Corée et du président des États-Unis,

» Le lendemain, le général Foote, accompagné du personnel de la légation et des officiers de marine, se rendit en grande tenue, au palais royal, où il fut reçu par le roi qui s’entretint pendant plus d’une heure avec lui. Le souverain portait, ce jour-là, une longue robe de soie rouge, avec de grandes manches à la chinoise et des dragons brodés d’or sur la poitrine et les épaules ; sa coiffure était la même que celle de ses ministres. Le soir, un grand banquet fut offert par le ministre des affaires étrangères coréen aux ministres d’Amérique et du Japon. Ce repas réussit parfaitement et le Champagne y coula encore à flots. Enfin le 20 mai au soir, un dîner fut donné au ministère des affaires étrangères, en l’honneur de la mission américaine. »

L’exemple des Américains n’influença en rien la cour de Tokio qui procéda à la revision du traité entre elle et le gouvernement coréen, avec l’intention bien formelle d’obtenir des concessions bien autrement importantes que celles dont s’était contenté le Commodore Shuffieldt. Après de longues négociations, elle arriva à ses fins et se fit concéder, par la Corée, des conditions fort avantageuses ; et, chose curieuse à notre époque, elle les obtint juste au moment où elle réclamait aux gouvernements étrangers le droit d’en enlever la jouissance à leurs nationaux résidant au Japon. L’article 34 de la convention coréo-japonaise de 1883 accorde aux Coréens le droit d’affréter des navires japonais, et l’article 22 accorde à ces derniers le droit de faire du cabotage sur la côte coréenne. Seulement, comme le Mikado voudrait, depuis plusieurs années déjà, défendre aux navires étrangers de faire de l’intercourse entre les ports de ses états, il a tenté de masquer l’incohérence de sa conduite en ajoutant à cet article 22 un paragraphe, sans valeur aucune au point de vue pratique, qui stipule que ledit article 22 sera abrogé de fait le jour où le développement de la marine marchande de la Corée lui permettra de suffire au mouvement du cabotage de ce pays. Quant à la partie de cette convention qui traite des tarifs de douane, elle paraît, au premier abord, rédigée dans un sens tout aussi prohibitif que celui du traité coréo-américain ; cependant, si l’on se donne la peine de l’étudier un peu, on voit qu’il n’en est point du tout ainsi. Dans le tarif japonais, les objets d’or et d’argent, les étoffes de soies, les tapis, les vins et les alcools payent un droit de 20 p. 100 de leur valeur ; seulement l’eau-de-vie japonaise — saki — ne paye que 8 p. 100, et le camphre, le cuivre, le pétrole, les étoffes japonaises, ainsi que tous les articles à l’usage des Japonais, n’acquittent qu’un droit de 5 p. 100. Comme on le voit, les Japonais se sont appliqués, dans leurs négociations avec la Corée, à faire peser les droits de douane sur tous les produits d’importation étrangère, tandis que ceux qu’ils produisent sont très légèrement taxés.

Pendant que les Japonais se tiraient aussi habilement d’affaire, en obtenant des Coréens des concessions qu’ils veulent, au nom de la justice, enlever aux étrangers établis chez eux, l’Angleterre, la reine des nations commerçantes, ne restait point inactive, et obtenait, en même temps que l’Allemagne, du gouvernement coréen, un traité en tout point semblable à celui concédé aux États-Unis. Seulement, comme dans la Grande-Bretagne les marchands et leurs représentants, les chambres de commerce, exercent une grande influence sur la direction du Foreign-office (ministère des affaires étrangères), ces dernières déclarèrent bien nettement que les tarifs acceptés par les États-Unis d’Amérique enlevaient toute valeur économique à l’ouverture des ports coréens aux étrangers, et que les produits industriels de l’Occident ne peuvent pénétrer sur des marchés aussi pauvres que ceux de la Corée, s’ils ont à supporter, en outre des frais de transports, des droits d’entrée égaux au cinquième de leur valeur intrinsèque. Ces excellents arguments décidèrent le gouvernement britannique à refuser de ratifier le traité qui avait été négocié par l’amiral Willes ; et ce ne fut qu’un an après que l’habile représentant de S. M. Britannique en Chine, Sir Harry Parkes, reprit, avec beaucoup d’à propos, les négociations à Séhoul même. Cette seconde fois, la diplomatie anglaise sut profiter de la leçon que lui avait donnée le commerce britannique, au sujet de la première convention ; et elle s’appliqua si bien à défendre ses intérêts économiques, qu’elle finit par obtenir, du gouvernement coréen, toutes les concessions que peut faire, sans s’exposer à de graves complications, un état qui n’est sorti que de la veille d’un isolement de plusieurs siècles de durée.

Dans le traité qui fut conclu le 22 novembre 1883 entre l’Angleterre et la Corée, la clause concernant la suzeraineté de la Chine sur ce dernier pays, qui avait été intercalée dans le traité américain et dans la première convention anglaise, brille cette fois par son absence. Le représentant de l’Angleterre, aidé par une expérience acquise pendant un séjour de plus de vingt-cinq ans dans l’Asie orientale, a pensé que les questions de suzeraineté et de vassalité dans l’extrême-Orient risqueraient fort de devenir des causes de complication sans fin, si les étrangers s’en mêlaient d’une façon quelconque, et que le mieux était de laisser aux états directement intéressés le soin de les résoudre comme il leur plairait. Il avait été aussi stipulé, dans le traité américain, que les citoyens des États-Unis, établis en Corée, seraient placés sous la juridiction de leurs consuls, seulement jusqu’au jour où l’état de la législation coréenne rendrait cette loi d’exception inutile. Comme, en général, les traités peuvent être revisés tous les dix ans, le négociateur anglais a pensé que cette clause n’avait point de raison d’être, puisqu’il n’était guère à supposer, ni même à souhaiter, qu’un pays qui ignorait hier encore le nom même des Européens arrivât à subir, en une aussi courte période de temps, une transformation si radicale que sa législation devînt semblable à celles de l’Occident. Cependant toutes ces modifications sont de peu d’importance dans le traité coréo-anglais, et là où Sir Harry Parkes a remporté sa plus belle victoire, c’est lorsqu’il s’est agi de fixer la base de ces fameux tarifs des droits de douane, dont la rédaction fort peu libérale avait causé le rejet de la première convention. Grâce à lui, les commerçants anglais ont obtenu de pouvoir importer leurs produits en Corée par le payement d’un droit ad valorem, dont le maximum est de 20 p. 100 et le minimum de 5 p. 100.

Le seul point sur lequel le représentant du gouvernement anglais n’a pu obtenir aucune concession, c’est au sujet de l’opium dont les Coréens ne veulent point entendre parler. Sir Harry Parkes a fort bien fait, à mon avis, de ne point insister afin de leur arracher le droit de leur vendre ce poison. Reste maintenant à savoir si les sujets du roi de Séhoul trouveront les Chinois aussi respectueux que les Anglais de leur tranquillité domestique. Depuis dix ans, l’Empire du Milieu se couvre d’immenses champs de pavots destinés à calmer un peu les tracas de l’existence de ses habitants, et il sera donc bien difficile, dans de semblables conditions, à ces derniers de résister à la tentation de faire de bonnes affaires en vendant fort cher de l’opium à leurs vassaux ; d’autant plus que chaque sujet du Fils du Ciel naît naturellement avec l’esprit mercantile, et qu’il pourrait écrire au-dessus de sa porte cette invocation que l’on a trouvée dans l’habitation d’un riche marchand de l’industrieuse Pompéï : Salut au lucre !

Le lecteur sera peut-être étonné de voir les efforts qu’ont faits, dans ces deux dernières années, les puissances occidentales à seule fin de se faire ouvrir un pays qui n’est ni riche, ni très peuplé. C’est donc dans cet attrait, qui pousse tout homme vers l’inconnu, qu’il faut chercher les causes de cette persévérance. La Corée fermée est devenue, dans l’esprit de l’Occident, une seconde terre promise, et comme le peu qu’on en connaissait ne permettait guère de se faire d’illusions au point de vue de la fertilité de son sol, on se la représenta comme une seconde Californie, où les mines d’or, de cuivre et de charbon se rencontraient en abondance, à quelques lieues seulement des ports d’embarquement. Nous ne connaissons point encore suffisamment la terra incognita pour savoir si ces suppositions sont plus que des rêves ; mais dans le cas où ils se réaliseraient, l’état de misère de ce pays ne tardera pas à être remplacé par une prospérité relative, si toutefois la Corée continue à se transformer aussi rapidement qu’elle l’a fait pendant les années 1882 et 1883. Au commencement de l’année 1884, le prince Min-Yog-ik, ancien ministre de Corée à Washington, a pris le chemin des écoliers pour regagner son pays, et a profité de son rappel pour visiter l’Europe. Accompagné de Soh-Kouang-pom, chambellan de S. M. coréenne, Son Excellence a visité successivement Londres, Paris, Marseille et Naples. Pendant ce voyage, la mission coréenne, qui avait perdu tout caractère officiel, du jour de son départ d’Amérique, ne fut distraite aucunement de ses occupations de touriste par des préoccupations politiques ; et, grâce à cette circonstance, les premiers Coréens venus en Europe ont pu en apprécier la vraie civilisation, c’est-à-dire celle qui reste complètement invisible pour quiconque est obligé de vivre dans les hautes sphères du monde officiel. Puis, dès le commencement de cette année 1882, le gouvernement coréen, qui n’avait cependant pu se procurer aucun renseignement certain au sujet de la civilisation occidentale, n’avait pas hésité à envoyer au Japon cinquante jeunes gens qui furent placés au collège de Keï-o-dji-djikou, afin d’y recevoir une instruction tout européenne.

Les faits que je viens de rapporter seraient bien de nature à prouver que, si l’influence chinoise a été presque toujours prépondérante en Corée, elle n’a pu cependant imposer à ce pays l’amour de l’immobilité qui constitue son caractère distinctif, et qu’elle a dû, en cela, céder le pas à sa rivale japonaise. Du train où marchent les Coréens, en peu d’années, ils auront rejoint et même peut-être dépassé leurs maîtres en civilisation, les sujets du Mikado.

Quoi qu’il en soit, l’histoire de la Corée, pendant plus de huit siècles, n’est en résumé que le récit du long combat que se sont livré, sur son territoire, les deux civilisations japonaise et chinoise. Jusque dans ces derniers temps, celle-ci, grâce au voisinage du pays qu’il s’agissait de conquérir, et dont elle n’était séparée que par une ligne de frontières terrestres, eut facilement raison d’un adversaire qui ne pouvait se présenter sur le champ de bataille qu’après avoir traversé la mer ; opération toujours difficile, souvent même dangereuse, lorsqu’on n’a à sa disposition que de lourdes jonques mues par le vent. Lorsque les Japonais se furent approprié nos moyens de locomotion terrestre et aquatique, la situation se modifia en leur faveur. Avec leurs navires cuirassés, ils arrivèrent facilement à intimider la cour de Séhoul, qui avait, dans le passé, quelque raison de les craindre, car il lui était arrivé plus d’une fois d’envoyer un tribut au Mikado, à l’insu de son suzerain légitime, le Fils du Ciel. Quant à ce dernier, l’ouverture de ses domaines aux étrangers, et la transformation économique et politique de son ancien vassal le Japon, avaient eu aussi pour résultat de modifier considérablement sa situation dans l’extrême-Orient. La prise de Pékin par les armées anglo-françaises avait amoindri son prestige dans ces régions, et les puissants moyens d’action que le Mikado avait achetés à grand prix en Occident lui avaient suscité un ennemi d’autant plus dangereux qu’il avait été, la veille encore, son très obéissant vassal. Aussi, lorsque ce dernier envoya sur les côtes de la Corée une flotte cuirassée, chargée de rendre prépondérante son influence dans ce pays, la cour de Pékin garda un silence prudent au sujet de cette violation flagrante de ses droits souverains ; seulement elle n’en continua pas moins à épier, d’un œil jaloux, les agissements de la diplomatie japonaise à Séhoul, et lorsque cette ville tomba au pouvoir des soldats du Mikado, elle se hâta d’intervenir afin d’amener les envahisseurs à se retirer, dès que satisfaction leur aurait été donnée. Puis, une fois le présent assuré, le cabinet de Pékin songea à pourvoir à l’avenir de son vassal, trop faible pour résister aux dangers qui le menaçaient. Après avoir mûrement réfléchi sur les meilleurs moyens à employer, à seule fin d’empêcher les Japonais de s’annexer la presqu’île coréenne, Li-Hongtchang, le plus habile homme d’État de l’Empire du Milieu, acquit la conviction que la seule ressource, qui restait à essayer, était d’ouvrir la Corée aux étrangers, ouverture qui aurait très certainement pour résultat d’arracher ce pays à l’influence exclusive de la cour de Tokio.

Une fois le choix du moyen fait, il s’agissait de l’appliquer alors qu’il en était encore temps. Dans ce but, le commodore américain Shuffieldt fut prié de se rendre à Séhoul pour s’y aboucher avec le roi de Corée, et obtenir de lui un traité, à l’aide des bons offices du délégué chinois qui avait été chargé de maintenir la paix entre Japonais et Coréens. Le récit que j’ai donné, dans les lignes précédentes, montre jusqu’à quel point la savante manœuvre de la diplomatie chinoise a donné les résultats qu’on en attendait à Pékin. Le traité américain, le premier négocié, a été le seul, et est probablement le dernier, qui ait reconnu la suzeraineté de la Chine sur la Corée. Au point de vue théorique, on peut donc dire que les mandataires du Fils du Ciel ont fait fausse route. Reste à savoir maintenant si, au point de vue pratique, l’ouverture de la Corée aux étrangers empêchera les Japonais de s’établir solidement dans ce pays ? Il est facile de présumer que, sous ce rapport, les espérances du cabinet de Pékin devront, tôt ou tard, se réaliser, et que son vassal ne tardera pas à échapper complètement à l’influence des deux grandes puissances asiatiques, pour devenir un facteur nouveau de la question d’Orient.

Depuis longtemps déjà, la Russie tend à accroître ses possessions dans l’Asie orientale, en reportant de plus en plus vers le sud les frontières de la Sibérie, et déjà cette politique lui a donné pour voisine la Corée. En agissant de la sorte, le Palais d’hiver n’obéit nullement à un vain désir d’accroître l’étendue d’un empire déjà beaucoup trop vaste, mais il est entraîné par une impulsion raisonnée aussi bien qu’instinctive. Les ports russes du Pacifique, comme ceux de la Baltique, sont bloqués par les glaces pendant cinq mois de l’année, ce qui les rend d’une utilité presque nulle, comme base d’opérations pour les navires de guerre du Tsar. Les ports de la presqu’île coréenne sont, au contraire, accessibles pendant toute l’année, et, occupés par une grande puissance occidentale comme la Russie, ils se transformeraient rapidement en des places de guerre de premier ordre, d’où la Russie pourrait exercer sur les mers de l’Extrême-Orient une influence désormais prépondérante, puisqu’elle n’aurait à lutter que contre des adversaires dont les bases solides d’opérations seraient ou en Europe ou en Amérique. Seulement, dans l’Asie orientale, comme dans l’Asie centrale et occidentale, la diplomatie moscovite aura à lutter, dès qu’elle tentera un mouvement en avant, avec un ennemi bien plus redoutable que les hommes d’états asiatiques dont la finesse ne sert le plus souvent de rien, parce qu’elle ne s’appuie sur aucune base solide. Dans l’avenir, la Chine ne sera plus seule à défendre, contre les attaques du Japon ou de la Russie, son vassal de Séhoul ; car les progrès de la seconde de ces puissances, qu’ils se fassent au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest, sont toujours arrêtés par les efforts persévérants de la Grande-Bretagne, qui ne tardera point vraisemblablement à conclure une alliance tacite avec le Fils du Ciel, pour protéger les états de ce dernier contre les dangers qui le menacent du côté du nord.

Quelles seront les péripéties du drame qui se jouera sur la nouvelle scène qui vient d’être ouverte à l’antagonisme anglo-russe, dans l’Extrême-Orient ? C’est ce qu’il est impossible de prévoir. Une pièce du même genre s’est jouée, et se joue encore actuellement sur les bords du Bosphore ; déjà le rideau s’y est abaissé sur la fin de plus d’un acte ; tout permet de croire que le drame approche de sa fin, et cependant les plus habiles de nos hommes politiques en sont encore à faire des conjectures au sujet de son dénouement probable. Comment pourraient-ils donc prévoir la fin de celle qui va se jouer sur les bords de la mer Jaune, et dont ils n’ont encore vu que le prologue ? Quoi qu’il en soit, on peut déjà estimer que l’action ne sera point un simple dialogue, et que, autour des deux premiers personnages, l’Angleterre et la Russie, iront se grouper un plus ou moins grand nombre de comparses, dont l’apparition et la sortie de la scène constitueront une source inépuisable de complications imprévues et de changements à vue. Parmi les comparses, nous pouvons déjà en nommer deux, sans aucune crainte de nous tromper : ce sont le Japon et la Chine, dont les rôles ne seront guère moins importants que ceux des deux premiers sujets, au point de vue des conséquences qu’aura pour eux le dénouement du drame ; cependant, ils ne seront appelés à y paraître qu’au second rang, peut-être même au troisième, à cause de la faiblesse de leurs ressources.