La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie IV/Chapitre II


II

LE COMTE INOUYE



Ce diplomate était à Séoul quand j’y arrivai, au mois de mars 1895, et grâce aux fonctions de correspondant militaire que je venais de remplir auprès de l’armée japonaise, j’obtins sans difficulté une audience, au cours de laquelle il m’exposa lui-même, en anglais qu’il parle parfaitement, la politique qu’il suivait et les résultats déjà obtenus.

Ami d’enfance et émule du comte Ito dont il avait partagé les périls comme samouraï du daïmio de Nagato, et le voyage aventureux en Angleterre, l’un des auteurs de la révolution de 1867 (Meidji) et de l’introduction des mœurs européennes au Japon, ayant été plusieurs fois ministre, une fois même président du Conseil, il était renommé pour le premier homme d’État de son pays après le comte Ito.

Petit, avec des membres grêles, surmontés d’une grosse tête hérissée de cheveux raides sur un crâne en dôme, comme si le cervelet avait été rabattu sur le cerveau, les yeux petits, très noirs et bridés, recouverts de paupières lourdes plissées en persiennes, le comte Inouye avait plus la physionomie d’un Kalmouk que d’un Japonais. Une expression de ruse et de froide insensibilité démentait sur ses joues semées des touffes raides d’une barbe rare et mal plantée la bénignité doucereuse, sournoise qui éclairait d’un sourire sinistre son visage défiguré par des cicatrices de variole et des coutures de coups de sabre.

« J’étais tout prêt en arrivant, me dit-il. On me connaissait bien depuis 1883. On savait que je venais réaliser la grande mission civilisatrice que le Japon peut seul remplir en Corée, et j’étais résigné d’avance à faire le bien de ce malheureux pays, à le sauver, même malgré lui, même en le faisant cruellement souffrir. C’est une des tristesses imposées au médecin. Mais il s’en console, comme vous savez, en pensant au beau rôle qu’il joue.

« J’ai immédiatement soumis à Sa Majesté Li-Hsi le document que voici. Ce sont mes vingt suggestions. » Et prenant un petit cahier sur sa table il lut :

« Les vingt suggestions du comte Inouye :

« Afin que l’indépendance de la Corée puisse être fermement établie et le pays affranchi du vasselage de la Chine, les articles de réforme suivants sont de première importance.

I. — Le pouvoir politique devrait émaner d’une seule source. Sa Majesté devrait contrôler le gouvernement, approuver et décider en personne tous les ordres et tous less règlements. Mais, si quelque personne, directement ou indirectement, exerce une autorité égale à la sienne, la division s’établira dans les conseils. Comment des fonctionnaires consciencieux peuvent-ils appliquer les lois dans de telles conditions ? Le manque de centralisation donne naissance à toutes sortes d’irrégularités. Plusieurs rois paraissent avoir gouverné depuis longtemps, en même temps, ce pays. C’est un vice qui réclame une attention immédiate. Le Taï-ouen-koun n’est ni roi ni ministre. En conséquence, il n’a aucune autorité pour intervenir, soit dans la promotion, soit dans la dégradation des fonctionnaires. La même proposition est vraie en ce qui concerne Sa Majesté la Reine.

II. — De l’attention personnelle que donne Sa Majesté aux affaires du Gouvernement, résulte pour elle la nécessité d’observer strictement les lois du pays.

Les lois et règlements devront être déterminés et publiés incessamment. Après consultation approfondie avec les ministres des divers départements, Sa Majesté prononce la décision finale.

Les promotions aux offices et les destitutions ne peuvent être ordonnées que conformément aux lois. Afin que le commun peuple et les fonctionnaires puissent respecter les lois qui vont être mises en vigueur, Sa Majesté ne doit violer volontairement aucune d’elles, et les affaires du pays devront être réglées conformément aux lois.

III. — La Maison Royale devra être mise en dehors des affaires du Gouvernement.

La famille royale en Corée a été accoutumée à disposer en maîtresse absolue de la vie et de la propriété des sujets. En conséquence, dans l’esprit aussi bien du Roi que de son peuple, il n’existe ni État ni autorité au-dessus ou au delà des personnes de la Famille Royale. C’est l’origine qu’on peut assigner à l’identification des affaires de l’État avec celle de la Famille Royale.

Les courtisans et les eunuques ne doivent pas être admis à intervenir dans les actes du Gouvernement. Les irrégularités du passé ont été causées par la confusion d’idées ci-dessus mentionnée. Les affaires de la Maison Royale devraient être confiées entièrement au Ministère de la Maison du Roi, dont les officiers devraient recevoir défense de s’ingérer dans les affaires du Gouvernement.

Et Sa Majesté, en prenant conseil, devrait limiter ses investigations au département spécialement concerné.

IV. — Organisation de la Maison du Roi.

Dans la limite où la prospérité de la Famille Royale et celle du pays sont solidaires, il est important que les lois régissant la première soient fixées soigneusement et fortement.

V. — Les pouvoirs du Ministère et les départements des ministres devraient être définis.

VI. — Les impôts devraient être confiés à l’administration du Ministère des Finances, et il faudrait édicter des lois pour les régulariser.

Il ne devrait être levé aucune taxe en dehors des lois, aucune contribution sous quelque prétexte que ce soit.

Mais, au lieu de cela, sept ou huit fonctions donnaient autrefois le pouvoir de lever les taxes, outre celles que levait le Ministère des Finances, et l’argent ainsi recueilli a été détourné par les parties intéressées, sans qu’elles en aient rendu aucun compte à ce département.

Ajoutons à ce fait que Sang-Chun-Pong et Myeng-Haï-Konn lèvent et recueillent des taxes spéciales en émettant simplement des ordonnances.

De telles irrégularités augmentent la confusion qui résulte du mélange des affaires de la Famille Royale avec celles du Gouvernement et de l’irresponsabilité qui en est la conséquence dans l’administration financière.

Les taxes illégales imposées arbitrairement par les magistrats devront être interdites.

Le droit du peuple à la propriété doit être déclaré sacré et l’imposition des taxes être effectuée d’après des lois bien définies.

VII. — Le budget annuel devrait être préparé avec soin.

Les dépenses devraient être limitées aux recettes. Les recettes annuelles devraient être évaluées à l’avance. Cela donnerait une base à une politique financière profonde.

Les dépenses pour la Maison Royale et les autres départements devraient être clairement définies. Les fonctionnaires, les attachés inutiles devraient être promptement congédiés.

VIII. — Réorganisation de l’armée.

L’armée devrait être sous les ordres de Sa Majesté et non soumise à une quantité de généraux comme actuellement.

L’armée est nécessaire pour maintenir la paix dans le pays ; en conséquence, une certaine portion des recettes annuelles devrait être réservée à son usage. Pour rendre l’armée capable de fonctionner, les officiers doivent être dressés à la tactique militaire. Mais augmenter l’armée, sans pourvoir d’abord à cette dépense dans le budget, serait ruineux.

Une marine n’est pas nécessaire, au moins jusqu’au moment où l’armée aura été organisée entièrement.

IX. — Les parades somptueuses et vaines devraient être abandonnées.

En vue de maintenir les exhibitions inutiles de la Famille Royale, et de plusieurs Ministères, beaucoup d’argent est gaspillé. L’achat d’articles inutiles et coûteux, et la mise en train d’entreprises incertaines, sans aucune pensée ou possibilité de les poursuivre et de les mener à terme, devraient être abandonnés. La Maison du Roi devrait donner l’exemple en matière d’économie.

X. — La codification des lois criminelles devrait être ordonnée.

Les lois criminelles et les lois civiles ont toutes deux besoin d’une codification. Mais cette entreprise est si vaste, qu’elle ne peut être accomplie en un jour. Le premier travail, en conséquence, est de corriger l’ancien code criminel par l’introduction de lois étrangères capables d’être adaptées aux besoins nationaux.

Les délinquants ne devraient plus être punis que conformément à ces lois, et le Roi lui-même ne devrait plus pouvoir infliger de châtiment en dehors de leur teneur. Jusqu’ici, des magistrats et les familles influentes ont exercé le pouvoir d’emprisonner et de punir le peuple à leur volonté. Mais c’est un vice et cela devrait être interdit. Grand soin devrait être pris pour instituer des juges sans peur, instruits et impartiaux.

XI. — Unification de la police.

La police est importante pour l’administration judiciaire et exécutive du pays. Sa plus importante fonction est de protéger la vie et la propriété. En dehors de l’autorité compétente, aucune personne, si influente qu’elle fût, ne devrait avoir la permission d’employer la police de quelque manière que ce soit.

XII. — Des règlements disciplinaires devraient être établis pour les divers départements et rigoureusement mis en pratique.

Les fonctionnaires devraient être fidèles et consciencieux dans l’accomplissement de tous leurs devoirs. La corruption et le favoritisme sont l’origine de la confusion et des troubles.

Une protection convenable devrait être fournie aux fonctionnaires pour assurer leur fidélité dans leurs opérations. La vente des fonctions ne devrait pas être tolérée. La réforme du système de fonctionnarisme local et la réorganisation du système des impôts sont toutes deux d’une importance vitale.

XIII. — La limitation des pouvoirs des autorités locales et l’augmentation des pouvoirs du Gouvernement central sont nécessaires.

Les autorités locales ont été accoutumées à avoir la haute main sur les pouvoirs militaire et judiciaire dans l’étendue de leurs ressorts. On leur a permis de lever des lances illégales en outre de celles qui devaient être transmises au gouvernement central. Ceci vient de la pratique de vendre les offices. Comme les fonctionnaires locaux avaient obtenu leurs charges au prix de grosses sommes, ils étaient obligés de recourir à l’extorsion pour rentrer dans leurs déboursés. Ils ont honteusement abusé des pouvoirs excessifs qui leur avaient été confiés. Ceux-ci devraient être reportés au gouvernement central.

XIV. — Des lois devraient être promulguées pour la promotion, la destitution et la dégradation des fonctionnaires, de façon à assurer de leur part la plus stricte impartialité.

XV. — Les rivalités, la suspicion, les intrigues ne devraient pas être tolérées et les sentiments de rancune des factions ne devraient pas être favorisés.

XVI. — Un département spécial pour les Travaux publics, qui n’est pas actuellement nécessaire, doit être ajouté au Ministère de l’Agriculture ou à quelque autre Ministère.

XVII. — Les pouvoirs du Conseil d’État doivent être l’objet d’un nouveau règlement.

Les pouvoirs de ce Conseil sont devenus trop grands. Les lois et les règlements pour le Gouvernement devraient prendre leur origine dans les divers départements, et être ensuite soumis au Conseil avant d’arriver à Sa Majesté pour être approuvés. Ce Conseil ne devra avoir aucun pouvoir d’inaugurer aucune mesure.

XVIII. — Des experts devraient être employés par les divers départements comme conseillers.

XIX. — Des jeunes gens capables et des étudiants devraient être envoyés dans les pays étrangers pour faire des recherches et étudier.

XX. — Pour assurer l’indépendance de la Corée, les articles précédents de réforme et de politique nationale devraient être lus devant l’autel du Temple des Ancêtres et publiés pour le profit du peuple. »


Les trois ou quatre secrétaires qui nous entouraient me regardaient tout rayonnants. Qui pouvait, après une telle preuve, douter du désintéressement et de la grandeur de la politique japonaise ?

« Vous voyez, poursuivit le comte Inouye, que mon projet bouleverserait ici les habitudes détestables qui y entretiennent le désordre et la misère. S’il l’avait refusé, le roi de Corée aurait avoué qu’il ne voulait pas le bien de son peuple, et se mettait, avec lui, en dehors de la famille civilisée. Il a temporisé tant qu’il a pu espérer un revirement de la fortune des armes. Mais il a enfin codé et, sur mes instances, s’est rendu en grande pompe, au milieu d’un cortège en tous points semblable aux ridicules parades d’autrefois, le 7 janvier dernier, aux tombes de ses ancêtres, hors de Séoul. Devant ces monuments vénérés, il a déclaré :

« Une puissance voisine, et le jugement unanime de tous nos officiers, se réunissent pour affirmer que c’est seulement en gouvernant Notre pleine indépendance que nous pouvons rendre Notre pays fort.

« À compter d’aujourd’hui, dans l’avenir, Nous ne nous appuierons plus sur un autre État. Mais Nous développerons largement les destinées de la nation, ferons renaître la prospérité, et fonderons le bonheur de Notre peuple en assurant, ainsi, par la même, Notre indépendance.

« C’est pourquoi. Nous, Votre humble descendant, décrétons aujourd’hui les Quatorze Grandes Lois, et jurons, en présence des Esprits de nos Ancêtres qui sont dans le Ciel, et annonçons que, confiants dans les mérites accumulés par nos Ancêtres, Nous entendons en poursuivre l’heureuse application et ne Nous permettrons jamais de rétracter Notre parole. »

« Esprits de lumière, descendez et assistez-Nous ! »

« Il récita ensuite le texte de quatorze articles de loi qui reproduisaient exactement mes vingt suggestions.


« Le roi avait déjà du reste prouvé sa bonne volonté en appelant à diriger le gouvernement le chef du parti des réformes, Kim-hong-Jip, en fondant neuf départements ministériels, pourvus de tout le personnel nécessaire pour appliquer les nouveaux principes, les méthodes civilisées, et en changeant les noms des provinces qui, sous leur vieille forme, auraient favorisé la résistance des ennemis du progrès. C’est pour déraciner ces absurdes habitudes que je provoquai deux ordonnances pour faire rogner ces tuyaux de pipe longs d’un mètre et ces cheveux faits pour des têtes de femmes et honteux pour des hommes. Mais j’ai dû céder devant l’hostilité générale et y renoncer. N’est-ce pas la preuve formelle de l’obstination de ce peuple et de sa stupidité ? Et aussi du mérite qu’a le Japon à entreprendre d’en faire des hommes et des hommes de ce siècle ?


« Le service postal fut remis en activité avec 5 362 chevaux et 471 bureaux. 40 inspecteurs les surveillèrent, ainsi que les lignes télégraphiques Séoul-Moukden-Tien-tsin, construites par les Chinois en 1888 et propriété chinoise ; — Séoul-Hong-djou-Taï-kou-Fousan ; — Séoul-Gensan, construite en 1891, et Gensan-Ham-hong, établie en 1892.

— Oui, Excellence, répondis-je. Je l’ai remarqué avec plaisir et j’ai pu lire sur les bureaux la double inscription Teikokou Denchikakou — Imperial Japanese Post-office.

— C’est tout simple, répliqua le comte avec un sourire indéfinissable qui luisait à travers ses yeux fermés, tous les employés sont Japonais. Eux seuls sont capables d’assurer le service. Et aucun Coréen n’écrit de lettres.


« Mais nous avons fait mieux encore, car il nous fallait rendre la Corée capable de se défendre, après l’avoir affranchie. Le roi a été convaincu de la nécessité de cette nouvelle réforme, et par un décret de la fin de décembre dernier, a ordonné la levée d’un corps de 1 000 hommes, les Kounrentaï.

« Mais, ajouta-t-il, en grinçant le plus charmant sourire, il a attendu la prise de Weï-haï-weï et de Niouchouang pour y procéder.

« Il y a huit Jours à peine que ce corps existe réellement. Et tenez, si vous voulez le voir ? Justement il fait l’exercice sur l’esplanade devant le Consulat. Naturellement ce sont des Japonais qui les instruisent. »


En effet, recrues coréennes et instructeurs japonais, « pivotaient » de leur mieux devant nous.

Les Japonais qui n’ont, pas plus que les nègres, le sentiment du ridicule, portaient, avec un sérieux impayable, les reliques de de Moltke dressant les Turcs. Leurs gros corps aux jambes massives, qui regrettaient l’ampleur du kimono national, l’absence du pantalon et la liberté du pied nu sur le souple ouaradji (sandale de paille), se carraient gauchement dans des tuniques serrées, des pantalons collants et des bottes qui rendaient leur allure singulièrement lourde et cahotante.

Fièrement pavoisés de ce harnais de la victoire, ils enseignaient aux Kounrentaï à devenir des guerriers illustres à leur tour. Commandements brefs, détachés sèchement, coups de sifflet diversement modulés auraient donné l’illusion d’un « exercier-platz » allemand… à un témoin seulement auriculaire.

Les malheureux Coréens, cruellement gênés par leur exil dans des casaques, pantalons, guêtres et demi-bottes, peut-être aussi conscients de leur ridicule et de leur humiliation, grands, forts, mais plus balourds encore que les Japonais, exécutaient le maniement d’armes, les marches, contremarches, dispersions, rassemblements, etc., en entrechoquant leurs armes dans des mouvements saccadés et précipitamment successifs. Quel dédain plissait les joues en losange et les petits yeux des instructeurs ! Et comme ils secouaient, bourraient et crossaient leurs élèves !

Étant si bien châtiés, pouvaient-ils ne pas se sentir bien aimés ?

S’ils m’ont paru manquer d’enthousiasme, c’est sans doute parce que tout sentiment profond se tait et se dissimule… ?

Et je pensai que ces malheureux, déracinés, mis fatalement en antagonisme avec le reste de l’armée nationale et du pays, seraient, tôt ou tard, un instrument, conscient ou non, précieux pour la politique mikadonale.

Nous revînmes nous asseoir devant le feu.


« Et la Reine ? » demandai-je au comte Inouye en allumant une cigarette qu’il m’offrait, fidèle à l’invariable courtoisie des hommes de son rang. « Se résigne-t-elle sans lutte à ce nouvel ordre de choses ?

— Elle est femme, répondit le comte. Elle nous oppose la patience et la ruse. Elle a fait placer le reste de l’armée sous le commandement de quatre grands mandarins fixés à Séoul, et d’un instructeur en chef, M. le général Mac E. Dye, Américain, Mais elle n’a pu empêcher le ministre de la guerre d’aller visiter nos territoires récemment conquis et notre armée victorieuse. Elle n’a pu surtout retarder la mesure décisive que nous avons fait adopter pour fournir au Trésor coréen les ressources nécessaires aux réformes dont nous avons suggéré la nécessité et l’urgence.


« M. Souyematson, président du Conseil de Législation de Tokyo, gendre du comte Ito et membre de la Chambre des pairs, avec qui vous avez voyagé, m’a-t-il dit, en venant du Japon, a fait accepter à Sa Majesté coréenne un prêt de 3 millions de yen — (7 800 000 francs), — avec intérêts à 6 pour 100 et remboursement par annuités entre le 30 de ce mois et le 31 décembre 1899. Nous n’avons pu malheureusement le faire gager par les recettes des douanes maritimes coréennes.

— C’était difficile, lui dis-je. Elles gagent déjà un emprunt à 7 pour 100, de 10 400 000 francs, fait à la Chine.

— Oui ; mais nous avons maintenant les moyens de faire le bonheur de ce pauvre pays, notre allié, malgré lui et malgré les parasites qui le dévorent tout vivant.


« Et je ne crains guère un retour offensif de la Reine. Elle s’est mise bénévolement à notre entière discrétion, par haine contre le Taï-ouen-koun et le petit-fils du vieux Régent, dont elle craint l’ambition pour l’avenir de son fils. J’ai démontré clairement au Roi quel avait été l’artisan du complot qui faillit lui coûter la vie en février 1894. Les preuves, jusque-là impénétrablement cachées aux plus sagaces limiers de la Reine, sont sorties de terre ; les muets sont devenus bavards et toutes leurs confessions tardives ont crépité comme un feu de salve sur le Taï-ouen-koun et Li-Shoun-yoo dont j’ai montré des lettres écrites aux chefs des Tong-haks. Sur mon conseil, le Roi fit comparaître devant nous les deux princes, et leur interrogatoire le convainquit.

« Je demandai alors au vieux Régent quelle peine il aurait prononcée lui-même en pareil cas. Il répondit comme je l’attendais d’un homme de sa naissance et de son caractère : « la mort ! » Mais je calmai la colère du roi et j’obtins que le Taï-ouen-koun vivrait désormais dans une retraite absolue, pour expier, et me déléguerait son autorité grand-paternelle sur Li-Shoun-yoo, que j’élèverai avec affection, clairvoyance et sévérité, au Japon, où il va aller, pourvu d’une charge honorifique, achever son éducation loin des factions effrénées et de coteries corrompues.

« J’ai donc tout lieu de croire que tous les grains de sable, gros et menus, ont été retirés de la mécanique coréenne. Désormais, dit-il, en se levant et en terminant ma longue audience, nous pourrons procéder plus tranquillement à l’accomplissement de la mission civilisatrice du Japon dans ce pays. »