La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie II/Chapitre III


III

LA VILLE DE SÉOUL



En somme, j’avais adopté le moyen le plus pratique et le plus expéditif. Par eau, il aurait fallu remonter le Han-yang pendant une demi-journée avant d’aborder à Hyong-Sang ou Ryong-Sang, petit port qu’il a été question d’ouvrir au trafic international, et qui deviendrait facilement une importante place de commerce. Par terre, j’étais arrivé à Séoul en dix heures de cheval. En chaise à porteur, pousse-pousse ou à pied, j’aurais atteint au moins deux heures plus tard les deux points de passage du Han-Yang, Mapou que nous connaissons, ou Chinghaï, situé en amont. De l’un de ces trois points, la ville est encore distante de près de 8 kilomètres, soit deux heures de route ; et ce qu’il faut bien appeler des routes, offre les plus beaux échantillons de fondrières et de casse-cou que puisse désirer un chercheur de pittoresque, ainsi qu’on a pu en juger.

Tout le monde a vu dans les journaux illustrés la Porte ouest, haute et épaisse arche de granit rose taillé en grand appareil, coiffée des deux auvents d’une toiture chinoise dont les plans noirs n’allègent pas la lourdeur. Elle n’a de mérite que comme observatoire. Et quand on est arrivé sans broncher, par l’escalier plusieurs fois interrompu, jusqu’à la galerie carrée du mirador, on prend commodément une idée de la ville.

SÉOUL. — GRANDE RUE EST-OUEST, PRÈS DE LA PETITE PORTE OUEST.

On voit d’abord comme une grande moire, d’un contour indéfinissable, carré ou cercle, car les deux formes subsistent dans ce polygone dont certains côtés sont des segments. L’œil qui cherche des repères dans ce vague déconcertant ne les trouve qu’à l’horizon. Il est vraiment superbe.

SÉOUL. — PALAIS NEUF, LE SÉRAIL DU ROI DE CORÉE AU PIED DU POUKHAN.

Au nord-est, un haut cône escarpe une pente presque géométrique hérissée de pins qui l’égaient des bandes noires et violacées de leurs cimes et de leurs troncs. Sa crête nue dessine plusieurs plans en retrait, enfermant des vallons frais et délicieusement boisés, comme je l’ai su depuis, dont l’un cache un monastère célèbre. Les moines, soldats à l’occasion, ont plusieurs fois recueilli les rois de Corée pendant des révoltes et des émeutes. C’est le San-Kak-San, Pouk-San ou Pouk-han (900 mètres), compris dans l’enceinte des palais Neuf et Vieux, qui élèvent à son pied leurs toitures, aux coins retroussés à la chinoise, assombries dans leur perspective lointaine, mais d’un galbe haut et superbe au milieu des masses mouvantes de bouquets d’arbres noirs.

Droit en face, au nord et à l’est, des rocs « sourcilleux », dirait un classique, étagent en barrière qui paraît perpendiculaire leurs blocs ennoblis par la patine séculaire des vents, des brouillards, des neiges et des pluies. Pas une broderie d’arbres, de buissons ou de broussailles. Mais, tout en haut, une dentelure continue, très surprenante. C’est le mur de la ville qui escalade on ne sait pourquoi cette rampe haute de 1130 pieds, en longeant une longue surface uniformément déclive, absolument nue, sauf deux ou trois pins qui donnent la note morne de la solitude et de l’ennui, et ne déparent pas ce fond de ruine cyclopéenne. C’est la « Crête de Coq », au pied opposé de laquelle est creusée la gorge étroite de la route de Pékin.

SÉOUL. — FAUBOURG NORD-OUEST. — MURAILLE ESCALADANT LES PENTES.

À l’ouest et au sud, le Nam-Kok-San ou Nam-San fait pendant au Pouk-han grâce à l’obliquité nette des arêtes qui le dressent en pyramide. Heureusement, il est « tabou » et personne ne s’aviserait de transformer en bois de grume ou en bourrées les colonnettes orangées ou jaunes des pins qui le couvrent de la base au faîte.

C’est un paysage japonais, un immense Kakemono, qu’un à-propos bizarre dresse au-dessus du quartier nippon de Tchikkokaï.

Pendant cette revue, l’œil s’est habitué à l’impression lilas sur lilas du fond de cette colossale cuvette, large d’au moins 6 kilomètres. Il en dégage peu à peu quelques ensembles partiels. Des toitures denses, aucune ne dépassant sensiblement le niveau commun, sont étroitement blotties l’une contre l’autre. La servitude des esprits et des corps a passé son joug sur tous ces chaumes pales, bombés en carapaces, maintenus par des cordes de paille, en souvenir de la « yourte » qui en a été le modèle. Ils gisent, tapis comme les moutons autour du berger, satisfaits de la part de soleil et d’air libre qui leur a été laissée.

Quelques lignes noires, capricieuses, tranchant sur le ton clair des entours figurent les rues importantes ! De loin en loin, quelques buttes émergent, comme les petits rochers disposés par les Japonais dans les minuscules pièces d’eau de leurs jardins. Sur l’une, près de Tchikkokaï, un cube de briques rouges et la dentelure d’une bâtisse en train derrière les poteaux d’un échafaudage : c’est l’Évêché, la Mission et la Cathédrale, interrompue depuis que les maçons chinois se sont enfuis, l’abandonnant aux soins de la belle étoile.

SÉOUL. — LA CATHÉDRALE.

Plus loin, l’Union Jack et le pavillon allemand sur deux buttes d’ocre jaune affouillées et coiffées de broussailles. Puis une série de dés rouges sous un mât d’où se déroule au vent le drapeau étoilé des États-Unis : c’est la colline des Missionnaires américains et de leur Consul. Puis, une construction qu’on jugerait déballée de Hong-Kong, devant ses larges galeries-vérandas aérées par des baies en arcade, porte à une vingtaine de mètres au-dessus de la plus haute de ces mottes le pavillon russe. Il faut chercher longtemps, pour découvrir en face, et juste le long du rempart, le mât qui porte nos couleurs, et la maison basse et vraiment trop modeste du commissariat français.

Aussitôt se présente le souvenir des larges pans d’eau stagnante, couverts comme d’un dallage, des feuilles séchées de leurs lotus, près de Colombo.

Devant cette ville-phénomène, on se demande : « Qui donc a été assez abandonné de Dieu et des hommes pour venir savourer dans cette fosse un avant-goût de la tombe ? » Ce bizarre conglomérat de matériaux grisâtres, à une bonne journée de la mer, à plusieurs heures d’une voie difficilement navigable, ne réalise en aucune façon, pour nos cerveaux habitués à enchaîner les causes aux effets, l’idée d’une capitale, c’est-à-dire d’un centre adopté par et pour les besoins d’un État.

Fondation de Séoul. — Généralement, la recherche des origines historiques est un voyage à travers une jungle, au terme duquel on ne rapporte que des débris susceptibles de plusieurs classifications. En Orient, et surtout en Corée, il faut se contenter de poèmes ou de contes enfantins. Heureux quand le conte est gracieux ! Et quand le poème n’est pas trop long !

Il y a sept cents ans, la Corée avait pour capitale Song-Dô, à 10 lieues environ de Séoul, et l’emplacement de celle-ci, traversé par une rivière qui naît sur le Pouk-han et va rejoindre le Han en contournant le Nam-San, formait une vallée fraîche et délicieusement boisée, renommée au loin pour sa grâce.

Le roi Chin-Soo-Yang, de la dynastie Koraï, et la reine, fille de l’empereur chinois Saï-Chao, la choisirent pour l’érection d’une petite pagode de marbre que ce dernier leur avait envoyée de Nankingen morceaux tout taillés et sculptés. Les géomanciens eurent soin de mettre les indications de leurs boussoles en harmonie avec le désir royal.

Le monument fut transporté commodément par la petite rivière citée plus haut, érigé, puis encadré d’un grand temple précédé d’un pont, le Supio-lary, encore debout, auquel aboutirent plusieurs routes percées à travers le bois.

Vers la fin du xive siècle, un soldat de fortune, Ouen-tah-chao ou Ni-taï-djo, venant de Ham-Kyong-do, au cours d’un de ses nombreux voyages, visita ce site renommé. La soif le conduisit à un puits creusé au milieu d’un bouquet de saules. Une jeune fille y puisait de l’eau ; sur sa prière, elle lui tendit la calebasse. Mais la Rebecca coréenne y mêla une poignée de feuilles de saule qui, en empêchant le voyageur de boire goulûment le liquide glacé, lui sauvèrent la vie. Il le crut probablement, car, après avoir réussi à usurper le trône, il se souvint de son intelligente échanson et l’épousa. On a donc bien tort de douter que des rois aient épousé des bergères…

Mais, la critique historique est si grincheuse qu’elle ne manquera pas de grogner que ceci n’est qu’un conte pour remplacer la véritable explication, oubliée, de la fondation de Séoul et de sa substitution à la vieille capitale par l’usurpateur Ni-taï-djo.

Cependant, il est bien possible qu’il n’y en ait pas d’autre, car, à chaque pas, en Extrême-Orient, en Chine et au Japon aussi bien qu’en Corée, on se heurte à des institutions ou à des monuments nés de l’engoûment d’un prince ou d’un grand pour tel ou tel paysage, même pour un arbre, une pièce d’eau, une source, voire pour une simple pierre.

Pour gagner le commissariat de France, en venant de Chémoulpo, il faut traverser toute la ville. Les excursions subséquentes ne font que documenter et compléter l’impression première.

La croisée de Séoul. — Bien qu’à Séoul l’empreinte de la civilisation chinoise soit visible partout, dans l’ensemble la ville n’est pas géométriquement percée, comme ChinChow, Yen-Ching, Wei-baï-weï ou Ping-Yang, de quatre rues divergeant d’un édifice exactement central vers quatre portes aux points cardinaux. Tel a dû être le tracé primitif, mais l’incurie coréenne a depuis longtemps laissé effacer les alignements, surtout dans les secteurs sud et est. Il ne reste des grandes démarcations des quatre blocs, qu’une vaste avenue allant de la porte de Mapou au centre de la ville où elle dépasse de quelques mètres l’avenue semblable, perpendiculaire, qui relie le Palais Neuf au Temple des Ancêtres, dépôt d’une partie des tablettes funéraires des anciens rois.

La Grosse Cloche. — Au point de jonction, à la place de quelque yamen entouré de mâts mandarins, ajouré d’ouvertures figurant des caractères, élégant sous sa toiture de grosses tuiles tourmentées, à cornières troussées et à arêtes chargées d’animaux fantastiques, un carré long de poutrelles peintes, en clairevoie, pas même isolé, mais simplement accoté contre une maison, très semblable à quelque remise municipale d’instruments de balayage ou de matériel d’incendie, abrite la Grosse Cloche.

Depuis l’occupation japonaise, on ne la laisse plus voir que comme un poulet dans son épinette.

LA GROSSE CLOCHE.

En s’approchant de cette cage longue de 16 pieds, large de 24, haute de 16, on distingue une énorme corolle dentelée comme une campanule, large de 8 pieds à l’orifice, haute de 10 pieds et très sobrement décorée de caractères qui signifient :

« Sye-cho, la grande XIIe année Mou-cha (année du cycle 9, deuxième lune, quatrième année du grand Empereur Myng-Syeng-Hwa (1468) après J.-C.), chef du Bureau des Dépêches Royales (Sye-cho-chieng), portant le titre de Sa-Ka-Chyeng, a fait bâtir ce pavillon et suspendre cette cloche ».

Au sommet est un pieu de bronze étreint par un dragon magnifique, dont les anneaux se déroulent à droite et à gauche en tourbillons posés sur de puissantes poutres. (Ce curieux objet d’art est l’agrandissement d’un autre beaucoup plus petit trouvé quand on creusa les fondations de la porte Est.)

Le métal pour fondre cette grosse cloche fut fourni par une taxe spéciale. Une pauvre femme, hors d’état de donner même une « cash » (sapèque de cuivre), portait, selon l’usage universel, son petit garçon sur son dos. Elle répondit au collecteur : « Je n’ai que mon enfant, le voulez-vous ? » On n’y prit pas garde et on moula la cloche sans la contribution de la mégère. Trois fois le métal claqua. Un des ouvriers, se souvenant de l’offre faite, assura que si on ne l’acceptait pas, la fonte échouerait toujours. La mère, sommée de tenir parole, livra le pauvre petit être… Et l’an dernier encore, avant l’arrivée des Japonais, quand matin et soir une large onde sonore se propageait sur les maisons, à mesure que les envahissait le premier ou les quittait le dernier rayon du soleil, les habitants de Séoul entendaient distinctement articuler la langue de bronze : Ah Mey là ! (C’est la faute de ma mère !)

Ils ont une telle vénération pour cette relique, que toutes les rues qui y aboutissent sont appelées Choung-Ro (rue de la Cloche). Il paraît que les facteurs retrouvent quand même les adresses !

La pagode de Chin-Soo-yang. — Près de là, au-dessus d’un mur lépreux, un faite d’un blanc crémeux semble une tête de curieuse. C’est la Pagode de marbre, le bijou de Séoul, en même temps que son plus ancien monument. Elle vaut qu’on traverse, pour la contempler, une cour étroite, fétide, idéalement sale. Il semble que le hasard se soit chargé d’accabler le présent honteux de la Corée par la confrontation d’un passé esthétique et glorieux, si, comme certains l’affirment, langue, littérature et arts, chinois ou japonais, sont nés au « Pays du Matin Calme ! »

On se croit devant une réduction de la tour de porcelaine de Nankin. La forme générale est une pile de treize icosaèdres en retrait l’un de l’autre et de plus en plus petits à mesure qu’ils s’élèvent. Le soubassement est formé de quatre gros blocs larges et longs de 6 pieds, épais de 2. Chaque assise est sculptée et séparée des voisines par un auvent de toiture joliment sculpté aussi. Les trois dernières, plus courtes, n’ont qu’un pied de haut.

Devant le piédestal, gisent les trois derniers étages et le faite, démolis par les Japonais quand, ayant envahi la Corée sous le Chogoun « Yedeyoshi » (1592-1598), ils voulurent emporter ce bijou au Japon. Leur vandalisme alla jusqu’à tenter de le détruira par l’incendie ; la décoloration des blocs inférieurs l’atteste !

La Grande Tortue. — Tout auprès, dans une autre cour, hélas ! aussi sale, une énorme tortue de granit porte sur le dos un haut pilier ou stèle de même matière couverte de caractères chinois. Pagode, tortue et stèle étaient enclavés dans le temple bâti par Ching-Soo-Yang, peut-être détruit par le feu, peut-être peu à peu envahi et submergé par les cahutes qui ont utilisé de lui les parties à leur convenance, phénomène cryptogamique visible dans des capitales plus esthétiques que Séoul.

Les murs de Séoul. — Le plus curieux monument du passé de la ville, après ceux-ci, est la ceinture des murs. Très analogues à ceux de Pékin, plus beaux même, ai-je entendu dire, et mieux conservés dans leur ensemble, ils sont faits de magnifiques blocs de granit, taillés en grand appareil, comme dans nos constructions romaines ou féodales. Étayés par un talus de gazon en solide tronc de pyramide, ont 4 pieds d’épaisseur, 20 pieds de haut et une circonférence évaluée entre 12 et 13 kilomètres.

Le sommet du talus est longé sur tout son pourtour par un sentier praticable, au pied du couronnement du mur percé de meurtrières, en forme d’angle ouvert en dedans, pour permettre le tir aux archers. Contre des lances et des flèches, cet ouvrage devait être inexpugnable. De loin en loin, il est écrêté et on observe le long de la surface extérieure, légèrement oblique, des zones d’usure, de polissement et en même temps de joints dégradés, d’arêtes cassées et de pierres déchaussées. Ce sont les entrées clandestines de Séoul.

Tout le long de la muraille, au dehors, un chemin de ronde suit les mouvements du terrain. Il est bordé de faubourgs très populeux où les bourgeois de la ville s’attardent volontiers. Mais au coucher du soleil, les portes sont rigoureusement fermées. Pour rentrer chez eux, les traînards escaladent, le long d’une de ces glissoires, à l’aide d’une corde que jettent volontiers leurs amis ou quelques flâneurs. Ils peuvent ainsi narguer, aux huit points cardinaux et collatéraux, les arcades monumentales dites Humanité Élevée, Haute Cérémonie, Brillante Amabilité, etc. Leurs épais vantaux d’énormes madriers, bardés de plaques de bronze ou de fer artistement ciselées, constellés d’énormes clous, sont plus décoratifs, mais aussi inoffensifs et inutiles que les gardiens désarmés qui les ouvrent et les ferment.