La Coopération, ou Les nouvelles associations ouvrières dans la Grande-Bretagne/4

IV

L’ASSOCIATION APPLIQUÉE À LA PRODUCTION


Il n’est qu’une voix en Angleterre pour constater l’éclatant succès des Cooperative Stores. Commerçants, aristocrates et financiers ont été également surpris. Richard Cobden a consacré au mouvement quelques-uns de ses éloquents discours. John Bright, le maire de Rochdale, a raconté histoire des Pionniers à la Chambre des Communes. Brougham s’est fait le parrain des Stores auprès de quelques cercles scientifiques, en particulier auprès de la Société pour l’avancement des sciences sociales. Des Lords, des Lords eux-mêmes, ont daigné en parler favorablement, par exemple Lord Teynham. Ce dernier est celui qui a défendu la cause du suffrage universel à la tribune de la Chambre Haute ; c’est aussi celui qui a osé prêcher ses croyances religieuses du haut d’une chaire de Baptistes, a vulgar people. Tant de vertu semblera peut-être excentrique, et l’on trouvera plus décisive l’approbation donnée par Lord Stanley[1], fils du comte Derby, la fleur des pois de l’aristocratie anglaise. Ce nobleman a « lecturé » le public au sujet de la Coopération qu’il a très-courtoisement patronnée. Tel autre grand seigneur a fait écrire au Cooperator, par son révérend chapelain, une lettre quasi-officielle pour certifier que l’aristocratie voyait avec plaisir se développer un système qu’elle croyait essentiellement favorable aux intérêts des propriétaires.

L’Association ayant si bien réussi aux consommateurs, il était tout naturel de la conseiller aux producteurs. Mais quand on se mit à l’œuvre, on s’aperçut que les conditions faites aux uns et aux autres étaient bien différentes. Les « voix autorisées » et les « hommes sérieux » se sont exprimés sur l’Association entre producteurs avec d’autant plus de blâme ou de réserve qu’ils avaient décerné plus d’éloges à l’Association entre consommateurs. S’il ne s’agissait que de malveillances ou d’incrédulités, le mal ne serait pas grave ; mais les difficultés ont été telles, que la discorde s’est glissée dans le camp des Coopérateurs eux-mêmes.

Les Stores, avons-nous vu, achètent et vendent comptant. Pas de frais de réclame, de publicité, ni d’étalage. Vendeurs, acheteurs et intermédiaires, étant tous intéressés au succès de l’entreprise, les dépenses d’exploitation sont réduites au strict minimum ; les seules pertes subies sont les détériorations de certaines marchandises, et la vente en temps de baisse de quelques denrées achetées en temps de hausse. La consommation se renouvelant incessamment, le chiffre des affaires faites pendant l’année est, en général, huit fois plus considérable que celui du capital.

Appliqué aux manufactures, le nouveau système ne peut pas être d’un fonctionnement aussi simple et aussi avantageux. À la réunion des membres de l’Association pour l’avancement des sciences sociales, tenue à Glasgow en septembre 1860, sir James Emerson Tennent a présenté les intéressantes remarques que voici :

« Le succès des Stores est palpable ; les causes de leur réussite sont également manifestes. Une association qui est son propre consommateur, en même temps que son fournisseur et son distributeur, possède, pour peu qu’elle soit bien dirigée, tous les éléments de profit et de sécurité.

Mais les ouvriers, continue-t-il, se sont lancés dans une autre entreprise dont l’issue est, à mon avis, fort incertaine, la nouvelle opération étant, par la force même des choses, en dehors de leur contrôle et de leur direction. Aussi longtemps que les affaires sont limitées à la vente d’objets de première nécessité incessamment renouvelés que les Coopérateurs s’achètent à eux-mêmes, l’approvisionnement se règle sur des besoins connus et immédiats. Il n’en est plus ainsi dès qu’il s’agit d’usines et de fabriques, lesquelles, ne consommant pas elles-mêmes leurs propres produits, sont soumises à tous les hasards de la concurrence et du marché. Les produits manufacturés, vêtements et autres, sont d’une consommation qui est relativement beaucoup plus lente que les objets d’alimentation qu’on achète chez les épiciers et autres fournisseurs. Dès que la production n’a plus de règle mathématique, le principal instrument de succès pour les Stores est hors de cause. Par suite, la Coopération perd son caractère distinctif : se transformant en co-capitalisation, elle court tous les risques auxquels sont exposés les capitaux ordinaires. » — Il faut encore considérer qu’une fluctuation dans le prix des matières premières se répercute au double dans le prix des produits. Chose plus grave encore : la gestion d’une manufacture comporte une foule d’éléments sur lesquels les classes populaires ont reçu peu ou point d’instruction. Elle suppose la connaissance de la physique, de la chimie théorique et appliquée, de la mécanique, des mathématiques, et d’une foule de détails commerciaux, géographiques et politiques.

On dit aussi que de toute nécessité une grande manufacture ne doit obéir qu’à une volonté unique ; on dit qu’un comité d’administration serait, dans un moment donné, incapable de montrer autant de décision qu’un gérant ; on prétend même que le conflit de volontés équipotentes est le grand vice du système d’association ; et cela par la raison donnée par Frédéric ii, de Prusse : « À la tête d’une même armée, il y a quelque chose de pire qu’un mauvais général, c’est deux excellents généraux. » L’on cite effectivement la déconfiture de deux manufactures coopératives, celles de Penndleton et de Paddiham, dans le Lancashire, qui n’ont pas pu marcher, parce que le plus modeste ouvrier y voulait occuper une place de contre-maître. Restent ensuite les grandes questions des salaires et de la répartition des bénéfices.

D’après les critiques fort judicieuses qui précèdent, les difficultés théoriques s’opposant à la réalisation du projet des producteurs associés seraient immenses, et la probabilité de leur succès plus qu’incertaine. Hé bien ! le vrai danger était ailleurs. Comme ils ont dû s’étonner, ces hommes sérieux et ces connaisseurs en économie politique, en apprenant que la ruine de quelques manufactures sociétaires a été incomparablement moins préjudiciable à la cause des Coopérateurs que de trop faciles succès, disons mieux, que des succès exorbitants ! — Pour peu qu’on y regarde de près, on verra s’expliquer ce paradoxe apparent par les lois mêmes de la nature humaine.


Les commencements de la minoterie de Leeds avaient été difficiles, ceux de la minoterie de Rochdale l’avaient été encore plus. Malgré leur entente des hommes et des choses, malgré leur inflexible volonté, les Pionniers avaient failli échouer, et même l’un d’eux était mort à la peine ; mais enfin, après bien des traverses, le triomphe avait récompensé leur dévouement. Les minoteries, les boulangeries qui fabriquaient le pain à la mécanique formaient la transition naturelle de la consommation à la production. Le moment décisif était venu. Sous peine de recul, c’est-à-dire sous peine de suicide, le principe progressif des Coopérateurs devait conquérir la manufacture des colons qui est l’industrie la plus nationale et la plus progressive de la Grande-Bretagne. Effectivement : instruits par leurs expériences antérieures et par leur pratique journalière d’ouvriers cotonniers, les Coopérateurs de Rochdale, on se le rappelle, établirent sans trop d’encombres leur filature, qui bientôt devient, sous leur direction, un établissement aussi prospère qu’important.

La Manchester Cooperative Spinning and Manufacturing Company à Newton-Heath inaugurait en octobre 1861 son tissage, et le filage devait suivre bientôt ; 430 actionnaires, la plupart ouvriers, avaient souscrit 5000 actions de 25 fr chacune, soit un capital de 125 000 fr. De nouvelles actions devaient être émises par la suite. Aujourd’hui, le bâtiment contient 381 métiers pour tissage. Part des bénéfices (on ne dit pas laquelle) devait être attribuée aux ouvriers.

Inutile d’énumérer toutes les associations manufacturières qui ont été fondées. Mentionnons comme d’un bon augure pour l’avenir l’établissement de manufactures sociétaires à Preston, Colne et Clitheroe, localités que des grèves ont rendu trop célèbres, et qui, nous l’espérons bien, ne verront jamais plus renaître ces guerres désastreuses entre employeurs et employés. Ce fut la fille d’un riche manufacturier, miss Alice Birdwhistle, qui donna le premier coup de truelle à une fabrique fondée par des ouvriers associés. Ensuite elle prononça, ou plutôt gazouilla[2] quelque petit discours, dans lequel elle a sans doute annoncé l’aurore d’une ère nouvelle, la réconciliation du travail et du capital.

Les ouvriers ne se sont pas bornées à établir des filatures de coton, ils ont pensé que l’Association était bonne à tout. Leurs sociétés de bienfaisance et de secours mutuels les avaient déjà familiarisés avec le nouvel instrument du progrès. Des clubs de toute espèce se sont formés, les plus répandus donnent à leurs membres le moyen de fêter somptueusement Noël en famille. D’autres prennent des abonnements avec des tailleurs, qui livrent aux associés des pantalons et des redingotes à bon compte. Dans les Watch-Clubs, un certain nombre de jeunes gens groupent leurs cotisations hebdomadaires, avec le produit desquelles on achète des montres, qui sont réparties entre les souscripteurs, par voie de tirage au sort. Rochdale possède une Société d’enterrements mutuels : Equitable Provident Sick and Burial Cooperative Society. Les ouvriers s’associent pour acheter et pour exploiter des mines de houille, pour fabriquer des casquettes, des boutons de guêtres. À Coventry ils se sont unis pour la fabrication des montres — à High Wycombe pour celle des chaises, — à Rochdale, Édimbourg et High Wycombe des rangées de maisons ont été bâties et acquises par les ouvriers, à Acerington l’on parle de rues entières. — Nous regrettons de voir dire à cette occasion, qu’une imprimerie coopérative n’a pas trouvé pour se constituer un nombre d’actionnaires suffisant.

Au moment où la crise cotonnière avait déjà commencé, Lord Brougham évaluait à une cinquantaine de millions le capital engagé dans les associations industrielles d’ouvriers. Au commencement de 1861, les trente plus importantes parmi celles-ci avaient émis pour plus de 25 000 000 de capital social, soit en moyenne pour plus de 800 000 fr. Voici comment s’exprimaient sur les manufactures coopératives M. Alex. Redgrave et sir John Kîncaird, dans leurs rapports officiels des mois d’août et de février 1861 :

« Les sociétés de Coopération se multiplient. Elles sont presque entièrement composées d’ouvriers. Chacune possède en moyenne un capital de 250 000 fr. divisé en actions de 125 à 250 fr. Elles émettent des obligations. J’ai appris que dans la seule ville de Bury, la somme requise pour faire marcher les manufactures de cette espèce, bâties ou à bâtir, ne s’élève pas à moins de 7 500 000 fr. — Ailleurs, les tisseurs se réunissent sous des hangars (scheds) communs, achètent du fil, louent des métiers et vendent leurs tissus à d’autres manufacturiers ou à des marchands ; ils y gagnent de n’avoir à risquer que des frais insignifiants de premier établissement, de travailler à leurs pièces avec les membres de leur famille, et de rester leurs propres maîtres. »

Un formidable élan avait été donné par le succès vraiment prodigieux de la filature de Wardle et Bacup. En octobre 1859, elle déclara un dividende de 44 % sur le capital versé. En juin 1860, elle paya 48 %. Six mois après, elle affirmait un nouveau bénéfice de 35 % qui représentait 50 % de bénéfices annuels. « À Bacup, dit M. Farn, les gains pour l’exercice 1861 ont été de 300 000 francs, cependant la crise cotonnière exerçait déjà ses ravages, et les temps étaient loin où le manufacturier recueillait 300 000 fr. de bénéfice net par chaque 200 000 fr. qu’il payait en salaire à ses ouvriers. »

Quand on apprit que certains associés coopérateurs avaient touché jusqu’à 60 % pour un argent qu’ils avaient emprunté à 5 %, l’enthousiasme gagna les esprits comme un incendie. En Écosse, de petits rentiers, des propriétaires, des industriels, des commerçants vendirent leurs maisons, leurs fonds de commerce, leurs outils, leur petit avoir, pour les investir dans quelque entreprise de coopération ; une fièvre de cupidité maligne s’empara des âmes. Les agioteurs qui, ne l’oublions pas, étaient pour la plupart ouvriers, se ruèrent sur Rochdale. Des spéculateurs se précipitèrent sur l’invention pour l’exploiter ; ils en firent une chose vile et malhonnête. Pour préserver l’esprit moral de leur entreprise et ne pas se laisser déborder par les mômiers les Équitables Associés avaient, comme on se le rappelle, suspendu pendant six mois l’admission de tout nouveau membre. L’exemple qu’ils avaient donné dans leur Store ne fut pas suivi dans la manufacture à l’égard de ces pourchasseurs de dividendes ; on accepta tous les souscripteurs qui se présentaient, et, avant qu’on s’en rendit bien compte, l’ennemi était dans la place, le vieux monde avait reconquis Rochdale.

Ce fut donc avec une stupéfaction douloureuse et la rougeur au front, que les Pionniers annoncèrent que, dans la Ville Sainte de la Coopération, une majorité d’ouvriers, réunis en assemblée d’actionnaires, avaient, en dépit des règlements sociaux, décidé de forclore de toute participation aux bénéfices les ouvriers, leurs confrères, qu’ils avaient embauchés dans la manufacture nouvelle. Enhardis par ce coup d’État, d’autres actionnaires à Rochdale et hors de Rochdale proposèrent et firent même accepter l’interdiction aux camarades par eux salariés de souscrire aux actions de capital ; l’Association, selon leur idée, ne devant exister qu’entre exploiteurs. Bien plus, on fit défendre aux ouvriers souscripteurs de travailler dans leur propre fabrique, sans doute pour qu’aucune atteinte ne fût portée au prestige d’oisiveté qui doit entourer le nom d’actionnaire. Accusés de socialisme et d’irréligion, les Équitables Pionniers furent très malmenés. Des ouvriers qui se connaissaient en économie politique prouvèrent en patois que le partage des bénéfices entre artisans et patrons était une doctrine communiste, une chose immorale et irréligieuse. Et si le travailleur ne devait avoir aucune part dans des bénéfices issus de l’œuvre de ses mains, à plus forte raison l’acheteur devait-il être frustré de sa part dans les gains réalisés sur lui ; à plus forte raison fallait-il que les Stores achetassent au meilleur marché pour vendre au plus cher. À les en croire, l’Équitable Pionnier devait cesser d’être le champion de l’avenir, pour s’enrôler bravement dans la corporation des négociants en denrées coloniales. « Rien n’est changé, aurait-il pu s’écrier après son apostasie ; il n’y a dans le vieux monde que quelques épiciers de plus ! »

« Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ! »

— « Ces soi-disant Coopérateurs, s’écria le Reasoner, ne sont que des égoïstes qui, substituant à l’ancien patron une centaine de maîtres nouveaux, établissent le Hundred Master’s system (le mot est resté), ou le règne des cent tyrans : Ces gens-là ne pratiquent qu’une Coopération bâtarde, ou plutôt ils font de la coalition. Les coalitions sont des unions entre maîtres, mais la Coopération est l’union entre hommes libres ; les unes se font au profit des capitalistes, l’autre a pour but l’intérêt collectif de ceux qui travaillent !

Quelques ouvriers apprenant que, grâce au nouveau système, certains de leurs camarades gagnaient beaucoup d’argent, se sont précipités sur l’entreprise, sans même se soucier d’en comprendre les principes. Aussitôt qu’ils ont été admis dans l’Association, ils se sont retournés contre ceux qui voulaient y entrer à leur tour, et se sont écriés : « Nous aussi sommes de petits maîtres ! Nous ne voulons pas partager nos bénéfices avec nos ouvriers ! Ailleurs, on ne les partage pas, pourquoi donc les partagerions-nous ?

« Et comme ces égoïstes avaient droit de vote, ils ont proposé d’exclure des bénéfices communs certains de leurs nouveaux camarades. Hier encore ils déclamaient contre les injustices sociales, aujourd’hui ils se mettent au niveau de leurs maîtres ; hier ils se vautraient dans la fange de la servitude, aujourd’hui ils veulent y écraser leurs frères. Ces ouvriers sont la honte du prolétariat ! »

En se produisant sur un marché encombré de cotonnades, le déficit de la matière première semble avoir préservé l’industrie anglaise des faillites et des banqueroutes qui seraient résultées d’une production surabondante. Par un phénomène connu en physique sous le nom d’interférence, les deux crises, en se superposant, se sont neutralisées l’une l’autre, jusqu’à un certain point, et pendant un certain temps. À quelque chose malheur est bon ; le point d’arrêt dans la production manufacturière paraît avoir débarrassé la Coopération de ses ignobles parasites. L’infortune fortifie les hommes vaillants, et surtout elle les délivre de tous les faux frères et des faux amis.

Quoi qu’il en soit, le nom révéré de Rochdale a reçu une flétrissure. Des Équitables Pionniers, ulcérés de l’insulte faite à leur œuvre, ont déclaré vouloir marcher de nouveau à la tête du mouvement ; ils n’attendent, disent-ils, que la fin de la crise pour fonder une manufacture dans laquelle les ouvriers entreront dans le partage des bénéfices. C’est là que nous les attendons avec une inquiète sollicitude. — Quelles parts feront-ils au travail et au capital ? La question est d’une importance vitale ; de la réponse dépendent l’avenir de l’Angleterre et du monde industriel et, jusqu’à un certain point, l’avenir de la société moderne.


La solution de ce redoutable problème économique n’est point facile à donner ; car il s’agit de concilier deux puissances antipathiques jusqu’ici, et de trouver une mesure commune à deux termes mobiles qui semblent se fuir incessamment, vu que la proportion entre le travail et le capital varie constamment d’une industrie à l’autre. Certaines difficultés ne sauraient être résolues, à moins de faire appel au cœur et à la conscience. La détermination du partage équitable à effectuer entre l’ouvrier et son commanditaire est une de ces questions-là.

Ce qui nous enhardit à aborder un sujet aussi délicat, c’est la conscience de notre bonne volonté, le désir de bien faire, et aussi l’espérance d’être utile, transformation intime des conditions économiques actuelles, la mise de l’instruction et des instruments de travail à la portée de tous, telle est la grande tâche dévolue au xixe siècle. À cette œuvre de rénovation sociale, il est de l’honneur et du devoir de chacun de nous de contribuer pour sa quote-part, aussi modeste fut-elle ! On le sait, la question économique est, en politique et en morale, au fond de tous les événements importants. À cause d’elle, un million cinq cent mille hommes s’entr’égorgent aux États-Unis ; à cause d’elle, la gêne et la famine se sont abattues sur des populations entières. On l’a remarqué : la misère a frappé les districts industriels en raison inverse des progrès économiques qu’ils ont accomplis. Les Coopérateurs ont été bien moins cruellement frappés que les ouvriers leurs voisins qui ne s’étaient point départis des anciens errements[3]. Par conséquent, l’adoption universelle du système d’association délivrerait le pays de nouvelles invasions de la misère ; la diffusion des principes et des moyens de progrès économiques équivaudrait à une production plus abondante et plus réglée. Chaque nouvelle vérité sociale devient tôt ou tard un bienfait matériel et contribue pour sa part au bien-être général.

Qu’on ne s’y méprenne pas : ces questions d’employeurs et d’employés, de patrons et d’ouvriers, d’intérêts et de capital, de travail et de répartition de bénéfices, sont les plus irritantes de notre époque, parce qu’elles en sont aussi les plus graves. Les plus graves sont les plus urgentes. Nous ne les voulons toucher que d’une main prudente et calme. Que nos lecteurs se laissent aussi prier de les aborder avec un large sentiment de fraternité humaine, et avec l’idée qu’en matière d’organisation du travail il y a beaucoup à changer pour le mieux. — Puis, est-il besoin de le dire ? Notre conviction est profonde et enracinée, mais elle est tout individuelle. D’un bout à l’autre, la présente étude ne peut ni ne doit exprimer autre chose que les appréciations personnelles de son auteur, heureux, mais non surpris de la bienveillante hospitalité que, dans un but de libre discussion, la Revue a donnée à ce travail.


Pour être aussi clair qu’il nous est possible, nous commencerons par le commencement, mais en promettant d’être bref. En premier lieu se présentent les deux opinions extrêmes dont l’une refuse au capital, et dont l’autre refuse au travail toute participation dans les bénéfices.

La première arrive escortée de hautes autorités. Elle a été proclamée dans tous les temps, et dans tous les lieux ; elle est sanctionnée par la plupart des religions qui proscrivent toute espèce d’intérét. Dans cet ordre d’idées, l’ouvrier de Bacup et de Wardie n’aurait pas eu le droit d’emprunter à 5 % pour gagner 60 %, le capital n’ayant pas droit même à l’intérêt de 5 % devenu sacramentel aujourd’hui. Il faudrait donc interdire le 4 %, le 3 % et le 2 % ; car l’intérêt, disent les canons de l’Église, est usuraire de sa nature. — On serait fort embarrassé de répondre logiquement aux canons de l’Église. Par contre, on serait fort embarrassé de nier que le prêt d’un capital est un service qui mérite quelque récompense. Voilà pour la théorie. Quant à la pratique, ces logiciens, qui auraient triomphé dans le champ clos de la théologie, seraient fort empêchés de constituer, sans capital, une entreprise même d’utilité publique, et de réunir ce capital sans offrir au financier un intérêt suffisant. Au point de vue de l’équité et du compromis pacifique, il tombe donc sous le sens que le capital doit être admis dans la participation des bénéfices. En toute justice, l’engagement pris par le capitaliste de laisser pendant un certain temps son capital engagé dans l’entreprise constitue un certain service qui correspond à un certain intérêt.


Le second système, qui refuse au salarié toute participation dans les produits de son travail, remonte également à la plus haute antiquité. Tout aussi logique que le précédent, ce système se base sur le droit du propriétaire d’user et d’abuser de sa propriété, sous toutes les formes qu’elle peut revêtir. Dans cette conception, la propriété n’est pas un fait d’ordre relatif, mais d’ordre absolu, un fait éternel, et qui, sous le nom de mainmorte, survit au propriétaire. La loi anglaise s’inspirait de ce principe de propriété quand même, alors qu’elle ordonnait de pendre l’homme qui aurait volé la valeur d’une corde de chanvre. Poussée à ces dernières conséquences, cette loi autoriserait le bourreau à ouvrir le ventre d’un homme soupçonné d’avoir avalé une pièce d’argent ; elle déclarerait esclave, pour la vie, l’homme qui aurait accepté, pour sustenter sa vie, une écuellée de nourriture. Ainsi raisonnait Jacob vis-à-vis de son frère Ésaü qui se mourait de faim ; ainsi raisonnait Joseph, cet astucieux spéculateur en farines, qui, opérant pour le compte du roi, fit vendre aux paysans d’Égypte leur liberté en échange de quelques sacs de blé. Le maître qui donne à manger est le maître de la vie[4]. Le détenteur des instruments de travail peut exiger pour leur loyer tout ce qu’il lui plaira demander. Si, en face de quelques misérables affamés, le capitaliste condescend à ne pas employer sa fortune à brûler des feux d’artifice ou à casser des porcelaines de Sèvres, s’il daigne, moyennant salaire, donner du travail à quelque ouvrier, celui-ci, après avoir mangé son morceau de pain, n’a rien à réclamer. Le salaire lui-même, cette maigre pitance, est, pour ainsi dire, un don auquel le misérable n’a pas le droit de prétendre. Au fond, le pauvre affamé possède peut-être comme le cannibale le droit de tuer n’importe qui, le riche, par exemple, et de le manger à défaut de pain (car on n’a jamais pu savoir jusqu’où allait le droit de défense personnelle et de conservation individuelle) ; — mais il n’a pas le droit d’imposer au riche tel ou tel usage d’une pièce d’argent au fond de son escarcelle ; il n’a pas surtout le droit de lui imposer de prêt à conditions gratuites ou onéreuses. À ce point de vue, le prêt d’une somme, à intérêt, à de lourds intérêts même, est presque une œuvre de générosité. Et puisque l’intérêt est plus que légitime, les intérêts des intérêts ne sont que la continuation du droit primitif. Cette théorie, d’une application incessante, peut recevoir une expression mathématique que nous demandons la permission de formuler :


Judas Iscariote ne manquait pas de talent, mais l’exiguïté de sa bourse l’obligeait de travailler en petit. — Une opération — celle de vendre Jésus aux Pharisiens, — lui rapporta trente pièces d’argent.

Sur cette somme, il prêta cinq sous à un besoigneux, au misérable Isaac Laquédem, qui partait pour le long voyage qu’on sait. Il prêta cinq sous à intérêts composés. — Tel était son droit.

En l’an 1862 de Notre-Seigneur, le Créancier quitte la Géhenne pour réclamer les cinq sous primitifs, plus les intérêts composés à 5 %, subséquemment acquis. — Tel est son droit.

Voilà le pauvre Juif Errant, condamné à rembourser cinq sous en principal. Plus, en intérêts, un ou deux globes en or massif, aussi gros que notre terre. — Tel est le droit de Judas !


La théorie de la non-participation de l’ouvrier aux bénéfices de son travail est rigoureusement déduite. En langage purement abstrait, on la résume par les mots d’Exploitation de l’homme par l’homme ; industrie bien vieille, mais toujours nouvelle. Elle s’exerce d’une foule de manières, les unes grossières et cruelles, les autres ingénieuses et si raffinées, qu’il serait difficile de les distinguer d’une philanthropie délicate. Aux heures solennelles où l’on ose regarder la vérité en face, l’on s’avoue que cette même théorie est celle qui fait le fond de notre question sociale, et l’on s’avoue que notre génération en a le cœur assombri, parce qu’elle a peur d’y appliquer sa raison. sa conscience et sa volonté. — Chacun a peur de sonder le problème jusqu’au fond, chacun a peur de se trouver injuste, et cache son remords dans quelque phrase vide et sonore. Chacun a peur… Et c’est précisément parce que chacun a peur, que personne ne devrait craindre ; si la faute est commune, personne n’a de reproches à faire aux autres !

Quoi qu’il en soit, ce principe, prétendu absolu, change avec les temps et les lieux, il se modifie avec l’histoire, il diminue à mesure que les progrès grandissent. Sous sa forme catégorique, il avait créé l’esclavage, qui s’est peu à peu mitigé en servage. Dans notre période actuelle de transition, le pauvre est libre et il ne l’est pas, et cet état contradictoire est désigné sous le nom de Prolétariat.

Discuter le principe du Propriétariat absolu, nous ne le ferons pas, par plusieurs excellentes raisons, dont la première est que ce serait peut-être dangereux, la seconde que ce serait parfaitement inutile. C’est le droit du plus fort, et ce droit ne se raisonne pas, il s’impose. — Parfois on a vu le travail s’imposer au capital. Alors il commandait en maître, et ne consentait pas à parlementer. Le plus souvent, c’est le capital qui a joué le rôle du despote, mais il a dû entrer malgré lui dans une phase plus ou moins constitutionnelle, celle de la commandite avec un certain taux d’intérêt. Plus l’intérêt est élevé, plus les conditions économiques sont imparfaites. Plus l’intérêt baisse, plus la Société monte.

Est-ce à dire que l’intérêt devra un jour baisser jusqu’à zéro ? — Il nous semble que non. En tout cas, ce zéro semblerait ne devoir être atteint que dans des périodes indéfiniment reculées. Qu’il nous suffise de constater que les revenus du capital se modèrent, à mesure que son omnipotence déchoit ; avec une puissance médiocre, il n’a plus que des prétentions moyennes.

Donc le capital sera d’autant moins attaqué et il sera d’autant plus respecté qu’il sera moins redoutable. Au droit strict du capital de prélever pour lui tout seul la totalité des bénéfices acquis par le travail se substitue peu à peu un droit plus large, plus doux et fraternel. Le capital, dit le proverbe, « n’a jamais prêté qu’aux riches ; » il est d’autant plus prévenant que l’on a moins besoin de lui. Dès que les travailleurs seront à leur aise, le capital se fera leur officieux. Et d’ores et déjà les classes ouvrières pourraient, avec un peu de bon sens et un peu d’instruction, se passer purement et simplement du capital qui ne voudrait pas traiter avec elles sur le pied d’égalité ; elles devraient pour cela s’adresser à quelqu’un de plus riche que tous les banquiers et fermiers généraux, à savoir M. Tout le Monde, celui-là même qui a plus d’esprit que M. de Voltaire.

En résumé : quand le capital était tout-puissant, il était seul à partager. Maître de tous, il était haï de tous, et ses esclaves se vengeaient en l’appelant impie et usurier. Mais à mesure que sa toute-puissance décroît, sa tyrannie se plie aux lois et aux convenances. C’était le plus cruel des maîtres, il devient le plus aimable des serviteurs.

Les théories extrêmes et contradictoires étant ainsi reléguées et mises de côté, sans que nous ayons eu à les combattre, reste la grande question : Admettant parfaitement que, dans l’avenir, le capital et le travail deviennent des alliés inséparables, quelle part faudra-t-il attribuer à l’un et à l’autre ? Qui aura la grosse part ? ou plutôt : Comment partager équitablement ? — Cette question, en apparence très-abstraite, résume, si on nous permet toujours de parler franchement et nettement, la difficulté aujourd’hui pendante entre le prolétariat et la bourgeoise. — Puisque compromis il doit y avoir, comment donc concilier les droits contradictoires du travail et du capital, qui ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre, mais qui se jalousent réciproquement ?

Pour consacrer la supériorité du travail actif sur le capital oisif, certains ont demandé que, dans la répartition des bénéfices, l’on fît au travail une double part. — Certes, nous n’y voyons aucune objection théorique, mais nous n’en verrions pas non plus si l’on demandait une part triple, décuple ou centuple. Mais alors, pourquoi le travail ne s’adjugerait-il pas le bénéfice entier, en s’écriant : « Je m’appelle Lion : Quia nominor Leo ? » À quoi le capital serait parfaitement en droit de répondre : « Moi aussi, je veux manger le bénéfice à moi tout seul. Je suis le Tigre : Quia nominor Tigris ? »

Des hommes de sens ont conclu qu’il fallait distribuer les bénéfices moitié au capital, moitié au travail. Cette formule est adoptée d’instinct par l’immense majorité ; et, pour notre part, nous y adhérons comme tout le monde. Mais c’est ici qu’apparaissent les vraies difficultés. Il s’agit de déterminer bien des choses : Qu’est-ce que le bénéfice ? — Si les travailleurs prétendent partager la moitié des bénéfices, peuvent-ils prendre sur eux la moitié des pertes ? Et s’ils ne se chargent d’aucune responsabilité pour les risques à encourir, leur part dans les bénéfices ne doit-elle pas être diminuée ? — En ce cas, de combien ? Et puis, autant il est difficile de dire quelle est la moitié d’une succession, autant il est difficile de dire quelle est la moitié des bénéfices d’une entreprise. Ainsi, dans ce plan de répartition, qu’une majorité d’actionnaires trouva trop généreux, les Équitables Coopérateurs croyaient avoir fait au capital et au travail des parts égales. Ce qu’ils appelaient la moitié, d’autres ne l’appelaient que le dixième. Écoutons le Reasoner :

« En fondant leur manufacture, les Pionniers, nos modèles, permirent à chaque ouvrier de souscrire une part du capital social sur lequel ils garantissaient 5 % d’intérêt annuel. S’il travaillait dans la fabrique, il y entrait aux mêmes conditions de paye que les autres ouvriers du même district. À la fin du trimestre, toute dépense payée, un premier prélèvement devait être effectué sur le bénéfice net, pour payer au capital les 5 % susdits. Le surplus devait être partagé par portions égales entre le capitaliste et les ouvriers, c’est-à-dire que la Société devait allouer un dividende égal, et à l’ouvrier qui lui aurait donné un travail représenté par cent francs de salaires, et au capitaliste qui aurait apporté cent francs en actions, — il restait entendu que, si dans une certaine année ou dans une série d’années, le capital n’avait pas reçu les 5 % d’intérêt obligatoire, toute répartition ultérieure des bénéfices nets devait être suspendue jusqu’à parfait payement des intérêts en souffrance. — Dans cette combinaison, la part du lion est faite, il faut le reconnaître, au capitaliste ; mais la part du travailleur n’est jamais oubliée non plus, son droit est reconnu et consacré, il conserve la chance de devenir un capitaliste à son tour, s’il en a le désir. »

— Il me semble, monsieur Reasoner, que, pour vous constituer l’avocat du pauvre prolétaire, vous êtes par trop modeste pour votre client en lui réservant la part que la fable donne à l’âne. Voyons, ne nous sachez pas mauvais gré de raisonner même après vous :


— « Voici une entreprise dans laquelle les capitalistes ont engagé un million, la paye des ouvriers s’élevant à cent mille francs par an. Telle est, en tout cas, la proportion entre le capital de fondation et les salaires annuels que N. Cooper, le secrétaire des Pionniers, indique pour la manufacture de Rochdale.

« Après prélèvement des frais d’amortissement et des 5 % d’intérêt attribués au capital, on a, par supposition, 55 000 francs de bénéfice net, à partager au prorata des salaires et du capital. Dans ce cas, les ouvriers recevraient, sur le montant de leurs salaires, 5 % de surplus, soit

fr. 5 000
fr. 50 000
55 000

« Et les actionnaires toucheraient pour intérêt de leur capital, 5 % supplémentaires, soit


« Attribuer 5 % au capital, et 5 % au travail, quoi de plus juste et de plus raisonnable ? Au premier abord, il semble impossible de répartir le bénéfice en moitiés plus égales. Mais qu’on y regarde à deux fois, et d’un autre point de vue, alors on s’apercevra fort bien que les 55 000 francs de bénéfices nets ont été partagés en onze parts de 5 000 francs chacune, et que, de ces onze parts, dix ont été attribuées à l’actionnaire, un oisif et une seulement au travailleur, qui a produit le bénéfice. La proportion est-elle tout à fait équitable ? En saine et droite justice, faut-il donc dix travailleurs pour faire la monnaie d’un rentier ? Est-il vrai que cent mille francs équivalent juste à cent ouvriers à mille francs par an ? Un ouvrier ne vaut-il donc que sa paye ? »

— « Non ! » dit M. Vansittart Neale, le jurisconsulte des Coopérateurs et l’un des promoteurs les plus zélés de leur mouvement. « La répartition sus-indiquée, fût-elle vraie au début de l’entreprise, ne serait vraie qu’au premier moment ; car l’argent une fois donné reste toujours égal à lui-même, tandis que le travail de l’ouvrier se renouvelle constamment, et donne, par conséquent, à l’entreprise une valeur croissante et toujours nouvelle. Donc la part du capital dans les bénéfices nets doit être toujours stationnaire, tandis que la part de l’ouvrier doit augmenter constamment. » Voici l’ingénieuse théorie qui a été donc présentée par l’auteur du Cooperator’s Jandbook :

» Travail et capital sont des termes correspondants. Le capital est du travail accumulé ; le Travail est un capital qui s’accumule. L’intérêt est le salaire du capital ; les salaires sont les intérêts du travail. — Le travail est créateur, le capital est créé ; le travail augmente et progresse, car il est vivant ; le capital reste stationnaire, car il n’est lui-même qu’un produit. En tenant compte de ces faits, supposons qu’il s’agisse, comme dans l’exemple précédent, d’une entreprise ainsi constituée :


» Capital touchant régulièrement son intérêt de 5 % 
 fr. 1 000 000
» Montant des salaires annuels 
 » 100 000
» Après prélèvements pour intérêts, amortissements, etc., le bénéfice net est de 
 fr. 100 000

» Au bout de dix années qu’on suppose en tout semblables à la première, et dans lesquelles on aurait, par hypothèse, laissé dans la caisse les intérêts intacts et improductifs, le capital, les salaires et les bénéfices s’élèveraient tous les trois à la somme de un milion chacun.

» Le capitaliste représenté par un million de capital et l’ouvrier représenté par un million de salaires, ayant chacun contribué à l’obtention du bénéfice, se partageraient par moitié le million ci-dessus, et toucheraient chacun cinq cent mille francs.

» Et si l’on applique ce même système à une période de cent ans, les dix millions de bénéfice seraient partagés en onze parts, dont dix aux ouvriers et une seule au capitaliste. »

— D’après les calculs qu’il est inutile de reproduire ici, le capital serait, pendant les neuf premières années, plus avantagé que le travail dans la répartition des bénéfices. Passé dix ans, la part serait décroissante, et, au bout d’un siècle, elle n’équivaudrait plus qu’à la part faite au capital au bout de la première année.

En lui-même, le système de M. Vansittart Neale n’a rien que de très-équitable et de très-rationnel ; il aurait même l’avantage de communiquer au capital cet esprit d’initiative et cette prédilection pour les nouvelles entreprises qu’on lui croit, et avec juste raison, si antipathiques. En effet, le capital bénéficiant de moins en moins à mesure que les entreprises seraient solidement constituées, se porterait volontiers sur de nouvelles affaires qui lui offriraient de plus gros intérêts.

Mais ce système est affecté d’un défaut radical, c’est que le montant des répartitions à faire entre le travail et le capital varierait d’une façon vraiment exorbitante selon les époques de règlement de compte, la part des ouvriers étant d’autant plus considérable que la répartition serait plus longtemps différée, et d’autant moindre qu’elle aurait lieu par semestre plutôt que par année, et par trimestre plutôt que par semestre. En tout cas, la théorie ci-dessus exposée n’est pas, sous sa forme actuelle, d’une application immédiate, et son auteur lui-même en a dû juger ainsi ; car, après l’avoir présentée, il conclut à l’adoption de la méthode qu’il veut bien qualifier de française, à savoir : le partage par moitié des bénéfices entre l’ouvrier et le capitaliste. — Mais quelle est cette moitié ? demandons-nous toujours.

À cette importante question, qu’il nous soit permis d’apporter une solution que nous croyons peut-être nouvelle. Elle nous a été suggérée par l’étude du système de H. Vansittart, et par le désir de trouver une formule équitable pour tous les intérêts et acceptable pour toutes les intelligences.


L’ouvrier est un capital. S’il est un capital, il rapporte intérêts. L’intérêt de l’ouvrier, considéré comme capital, est le salaire annuel qu’il reçoit. L’ouvrier est un capital parce qu’il est une force. L’argent de l’actionnaire, la force de l’homme, celle d’un cheval ou celle d’un cheval-vapeur sont trois choses conversibles l’une dans les deux autres. La machine de sang et de chair travaille concurremment avec la machine qui a des soufflets de forge pour poumons, dont l’ossature est en fonte, et les muscles en acier. Or le capital d’un actionnaire se transforme en machines inanimées, qui ont leurs équivalents dans les machines humaines. Si le capital machine inanimé rapporte 5 % à son possesseur l’actionnaire, le capital machine humaine doit rapporter également 5 % à son possesseur l’homme, si tant est que le corps de l’ouvrier lui appartienne en propre, et non pas au gérant de la Compagnie. Telle étant la théorie, voici quelle serait la pratique :

Un ouvrier, payé pour ses services 1 000 fr. par an, serait considéré comme apportant à l’entreprise une valeur de 20 000 fr., et serait égal, devant la Caisse sociale, à un actionnaire détenteur de 40 actions de 500 fr. chacune. — l’exemple ci-dessus se présenterait ainsi :

Pour achat d’usines et de matières premières, pour fonds de roulement, etc… un capitaliste apporte fr. 1 000 000
moyennant 5 % d’intérêt annuel, soit 50 000 fr. Plus une part légitime dans les bénéfices.

De leur côté, 100 ouvriers se joignent au capitaliste. En force, en intelligence et en énergie, leur apport est évalué à fr. 2 000 000 pour lequel ils recevront un salaire annuel et collectif de 100 000 fr., prix de leur labeur quotidien. Plus une part légitime dans les bénéfices.

Si, après prélèvement des intérêts, des salaires, des frais généraux et d’amortissement, il se trouvait un bénéfice net de 5%, les 150 000 fr. seraient distribués en trois parts de 50 000 fr. chacune, dont une pour le capitaliste, et deux pour les ouvriers. — Et en ne touchant pas à leurs dividendes, mais en abandonnant au capitaliste un arrérage annuel de 100 000 fr. en amortissement de ses avances, les ouvriers pourraient devenir propriétaires de la fabrique en question, au bout de huit ans et quelques mois.


Cette assimilation du travail de l’ouvrier à celui d’une machine, cette comparaison entre la machine vivante et la machine morte nous semble d’une extrême simplicité. N’y a-t-il pas dans les ateliers un va-et-vient continuel entre les hommes et les mécaniques, des ouvriers étant substitués à des machines-outils, et des machines-outils à des ouvriers ? — Et, puisqu’à l’actif d’une Société industrielle on porte les moteurs mécaniques, les moteurs avec force animale, chevaux et mulets, pourquoi n’y mettrait-on pas également les moteurs intelligents en ligne de compte ? — Demander que l’ouvrier, possesseur de son propre corps, — cet admirable mécanisme, entre dans la répartition des bénéfices sociaux au même titre que l’actionnaire, dont le travail ne s’effectue dans l’usine que par l’intermédiaire d’une machine à vapeur, de bielles, d’engrenages et de courroies de transmission, nous paraît chose aussi modeste qu’équitable. — Au fond, tout notre dire se réduit à ceci : Un homme, un simple ouvrier, un travailleur du peuple, vaut, en moyenne, vingt mille francs. Sans doute, un bourgeois vaut beaucoup plus, et un banquier, cousu d’or, vaut infiniment davantage ; sans doute, le Monsieur qui, par an, fume pour mille francs de cigares de la Havane, et qui, par mois, gagne ou perd trois cent mille francs sur le marché des fonds publics, est d’une valeur inappréciable ! Mais un homme qui, pendant trois cents jours de l’année, travaille douze heures par jour, nous contestera-t-on qu’éventuellement il vaille autant que vingt tonnes de stéarine ou trente futailles de vin ? Ce ne serait pas H. Thomas Carlyle qui trouverait notre estimation exagérée.

« Autour de nous, s’écrie-t-il, quelque chose va mal. Sur le marché de la ville, un cheval bien conditionné trouve facilement un prix de vingt à deux cents louis. Mais un homme dans la vigueur de l’âge ne vaut rien du tout sur le marché du travail. Voire, si l’on en croyait certains économistes, qui vont répétant que le banquet social est encombré d’affamés, la société ferait une bonne affaire en soudoyant, sans trop marchander, quelques braves pères de famille pour qu’ils allassent se faire pendre ailleurs. Et cependant, même au point de vue de la machine, quel est le mieux agencé d’un homme ou d’un cheval ? — Bonté divine ! un blanc d’Europe, debout sur ses deux jambes, avec ses dix doigts au bout des mains, et ses mains au bout des poignets, avec sa miraculeuse tête sur ses épaules, — eh bien ! un homme ainsi bâti, vaudrait… vaudrait… combien, voyons ? Disons qu’il vaudrait autant que cinquante, autant que cent chevaux ! »

Certes, des gentilshommes des Carolines, des « vieux-sang » de la Virginie seraient arbitres compétents en pareille matière. L’on pourrait interroger deux chevaliers du Cycle d’or, deux planteurs de cannes. Ils se sont associés pour exploiter une fabrique de sucre, l’un apportant un capital en chaudières, cylindres et purificateurs ; l’autre, un capital en Quaggies, autrement dit en nègres. Les deux amis se partagent les bénéfices au prorata des dollars engagés, tant pour la négraille, tant pour la ferraille. Avant le coup de canon tiré contre le fort Sumter, ces industriels payaient 3 000 dollars pour un bon nègre de fabrique, et, nous disent le Delta et le Richmond Enquirer, ils espéraient bien voir le moment où ils auraient pu compter, rubis sur l’ongle, 5 000 dollars pour un beau gars d’irlandais, ou pour quelque vigoureux émigré d’Allemagne. — En présence de ces autorités, l’on doit nous accorder que la capitalisation d’un ouvrier libre, au taux de 40 actions de 500 francs, n’est en aucune façon exagérée.

Mais il nous semble entendre quelques philanthropes protester ici contre l’assimilation injurieuse que nous ferions entre l’ouvrier libre et l’esclave, entre l’homme et la machine, entre une intelligence et un billet de banque. — À merveille ! Qu’ils réclament alors pour l’ouvrier une justice plus large encore ; surtout qu’ils ne lui donnent pas moins parce qu’il mérite plus, et qu’ils ne traitent pas l’ouvrier, représentant de sa propre personne, moins bien que le représentant d’un marteau-pilon, installé dans une usine !

Ici se présente naturellement l’objection qui est le grand cheval de bataille des adversaires de l’association entre maîtres et ouvriers. En théorie, rien de plus juste, nous dit-on, que la participation de l’employé aux bénéfices sociaux ; mais, dans la réalité, il n’y a pas que des bénéfices, il y a aussi des pertes. Or, comme il est impossible de faire participer les ouvriers aux pertes, il faut, pour qu’elles puissent être payées, que le capitaliste se prémunisse contre elles en s’appropriant la totalité des profits.

— D’abord, est-il vrai que l’ouvrier ne participe pas aux pertes ? Et que signifient donc ces affreux chômages qui mettent en péril l’existence même des nations ? N’est-ce pas lui, au contraire, qui est le premier à souffrir par les accidents survenus à l’industrie, et qui en est le plus cruellement atteint par la suppression de partie ou totalité de ses salaires ? En cas de perte, le fabricant se rejette sur sa fortune personnelle, sur son crédit ou sur des économies antérieures ; tandis que les moindres fluctuations du travail attaquent l’ouvrier dans les parties vives de son corps, et dans son existence même. — Et cependant, n’est-ce pas le capitaliste qui, directeur souverain de la fabrique, sans aucune participation des travailleurs dans la gestion des affaires, devrait porter à lui tout seul la responsabilité et les tristes conséquences d’un insuccès ? — D’ailleurs, comment les économistes justifient-ils devant le tribunal de la morale la légitimité du simple 5 %, sinon en alléguant que cet intérêt est nécessaire pour couvrir le capital contre la possibilité du naufrage ? La prime d’assurance est, disent-ils, comprise dans le loyer de l’argent. Au capitaliste, réclamant de ce chef la totalité des bonis, ne devrait-on pas dire : « Passez, l’ami, on vous a déjà donné ? » —

Ensuite, la totalité des pertes survenues dans plusieurs périodes déterminées n’étant qu’une fraction sensiblement constante de l’ensemble des bénéfices, l’objection ci-dessus ne prouverait qu’une chose, c’est qu’il serait désirable qu’on étendit au commerce et à l’industrie le privilège de l’assurance, comme il a été souvent proposé. — Et enfin, quelle difficulté sérieuse y aurait-il à ce que, des pertes survenant dans une entreprise, le capitaliste continuât, comme par le passé, son industrie du crédit et son métier de bailleur de fonds, sauf par lui à joindre ses nouvelles avances à son apport primitif, pour lesquelles il réclamerait des intérêts supplémentaires à 5 %, plus une part proportionnelle dans les gains futurs ?


Maintenant que nous croyons avoir écarté les objections sérieuses contre l’assimilation, dans le partage des bénéfices, de l’ouvrier à un actionnaire, nous reconnaissons volontiers ne pas attribuer à cette solution la valeur d’une panacée sociale, douée des effets les plus prompts et les plus énergiques. Tant s’en faut ! — Qu’elle soit adoptée par nos financiers, nous n’avons pas non plus la naïveté de le croire ; car il serait contre toute expérience qu’habitués, comme ils le sont, à faire manœuvrer leurs ouvriers comme des capitaines leurs soldats, habitués surtout à garder pour eux tout seuls les produits de l’œuvre commune, ils puissent avoir la sérieuse volonté d’associer leurs subalternes dans les profits et dans la direction. — Sans doute, nous croyons qu’ils feraient bien de le vouloir ; mais, comme il est impossible qu’ils le veuillent, ce n’est point à eux particulièrement que nous désirons soumettre le résultat de cette étude, mais plutôt aux jeunes travailleurs qui voudraient entrer résolûment dans les voies de l’avenir. — Il nous paraît que, dans notre organisation industrielle, l’ancien et le nouveau système pourraient coexister parfaitement, le premier répondant aux besoins déjà connus et marchant selon la tradition qui lui est propre, tandis que le second s’engagerait dans la voie des nouvelles expériences. Voilà deux arbres côte à côte ; l’un est issu de l’autre. Il y a place pour les deux au soleil. Laissons l’ancien vieillir à son aise et produire encore ses fruits, tant que la sève circulera dans ses branches déjà paralysées peut-être, et laissons aussi le nouveau venu développer à son aise ses jets vigoureux et ses pousses verdoyantes.

Surtout, que les pionniers du progrès n’attendent aucun secours financier en dehors des classes ouvrières. Qu’ils se gardent bien d’emprunter leur capital social aux capitalistes. Ces derniers entreraient dans leur entreprise avec leurs systèmes, leurs habitudes, avec l’esprit ancien, et tout serait perdu. À une œuvre de régénération, il faut des hommes nouveaux et un capital tout neuf. Les associations ouvrières, gérées par les travailleurs eux-mêmes, ne doivent pas s’embarquer dans les affaires de crédit. Pris en masse, le peuple n’est nullement à la hauteur des questions de banque ; il ne doit pas jouer avec un instrument encore trop délicat pour lui, mais se restreindre aux opérations de comptant, qui sont les moins compliquées et les plus énergiques. Aux forts, les choses simples, et celles qui demandent le plus de dévouement. En fait d’emprunts, que les nouveaux sociétaires se permettent tout au plus d’émettre des obligations à 4 ou 5 % d’intérêt, remboursables avec une prime quelconque, la prime représentant la participation dans les bénéfices auxquels nous persistons à croire qu’en tout état de cause le capital doit être associé. Dans une association de coopérateurs bien constituée, le capital-obligations dont les droits sont invariables et, dès l’origine, nettement déterminés devrait être seul ouvert aux capitalistes du dehors, et le capital-actions, plus entreprenant, plus actif, plus intelligent et plus responsable, devrait être exclusivement réservé aux associés.

Que les ouvriers le sachent bien, et qu’une fois pour toutes ils le gravent dans leur cœur : ce n’est pas avec le capital du capitaliste qu’ils s’affranchiront, mais bien à leurs propres frais et risques. Jamais ils ne posséderont que la liberté dont ils se seront rendus dignes, et qu’ils auront créée de toutes pièces. Il sera difficile aux masses de s’affranchir de la misère, nous le savons ; mais, quoiqu’il en doive coûter, elles ne peuvent et ne doivent être rachetées que par elles-mêmes. Que les peuples modernes ne se flattent jamais d’échapper aux misères du prolétariat, et de s’enfuir de la maison de servitude en butinant les Égyptiens, et en leur empruntant, pour ne point les leur rendre, de riches costumes et des vaisselles d’or et d’argent !

  1. Le même qu’on a dernièrement proposé au peuple grec de prendre pour roi, à défaut du prince Alfred.
  2. Birdwhistle, traduisez littéralement : sifflet, chant d’oiseau.
  3. Depuis que ces lignes ont été écrites, la misère qui exerçait déjà ses ravages en Angleterre s’est propagée dans plusieurs provinces de la France. Elle est devenue manifeste, elle est intense, elle est criante. Et le fait que l’on a observé chez les Coopérateurs anglais a été remarqué également chez les ouvriers d’Alsace comparés à ceux de la Normandie. La misère est venue d’autant plus tard, elle sévit d’autant moins sur les populations que patrons et ouvriers ont avancé davantage dans les doctrines et dans les pratiques de l’économie politique moderne. Les progrès sociaux ne sont autre chose que des progrès intellectuels et moraux ; ils se résument tous dans une solidarité de plus en plus étroite entre patrons et patrons, entre ouvriers et patrons, et surtout entre ouvriers et ouvriers.
  4. Étymologiquement, le mot anglais de lord, le seigneur, s’explique par l’équivalent allemand de brodherr, le maître du pain. « Donne-nous notre pain quotidien ! » s’écrie-t-on dans l’oraison dominicale.