La Coopération, ou Les nouvelles associations ouvrières dans la Grande-Bretagne/1


I

LES GRÈVES ET LES TRADES’ UNIONS

Depuis le rappel de la loi contre les coalitions d’ouvriers, de nombreuses associations ont sous le nom de Trades’ Societies ou de Trades’ Unions, surgi dans une foule d’industries. Elles ont toutes pour but de donner des secours à leurs membres, en cas de maladie et de chômage, et de maintenir ou d’améliorer le taux des salaires. Elles sont avant tout des sociétés de secours mutuels, parfaitement analogues aux autres sociétés de bienfaisance qui foisonnent en Angleterre, sous les noms de Forestiers, Vénérables Druides, — Drôles de corps (odd Fellows), — Anciens Romains, — Jolis Bergers, — Ordre de la Toison, — Ordre indépendant et loyal de l’Arche ; appellations bizarres semblables à celles que prennent les loges maçonniques, qui ont pu leur servir de modèle : Rose du Parfait Silence, Temple de l’Honneur, Colombe pacifique, etc.

Dans une même industrie, les associations locales sont reliées par un comité central, qui a des ramifications dans toute l’Angleterre et même au delà ; la Société des Graveurs ayant des membres actifs aux États-Unis, et celle des Mécaniciens réunis (Amalgamated Engineers), ayant des représentants en Australie, dans le Canada, en France, en Italie, et généralement dans tous les pays civilisés.

Le tarif des salaires, adoptés par les Trades’Unions, varie selon les différentes industries : les unes n’admettent que le prix à la pièce, d’autres que le prix à la journée, plusieurs les admettent simultanément. Les prix doivent être égaux pour tous les ouvriers d’une même industrie, entre lesquels ne distingue pas l’association, qui les suppose de force et de capacités égales. Elle n’accepte, d’ailleurs, que des membres ayant passé leur apprentissage. Par contre, elle ne permet aux patrons d’employer qu’une proportion donnée d’apprentis. Plusieurs associations, celles des filateurs entre autres, vont même jusqu’à interdire l’emploi à prix réduit des apprentis, pour lesquels ils exigent le payement intégral d’une journée d’homme.

Un ouvrier entre dans une Société de secours mutuels ou dans une Trades’Union, selon les hasards de la camaraderie et les affinités de son caractère. Du reste, les Unions n’admettent pas le premier venu ; elles entendent n’enrôler que des travailleurs d’une capacité et d’une moralité reconnues. Leurs membres, loin d’être, comme leurs ennemis l’ont prétendu, le rebut et l’écume de leur métier, en sont plutôt l’élite. Nous extrayons d’un excellent article de Westminster Review (octobre 1861) le témoignage porté par l’architecte M. Marsh Nelson sur les associations, avec lesquelles il était journellement en contact :

« Les règles établies par les ouvriers, pour le maintien de l’ordre et de la sobriété, sont vraiment excellentes. C’est à ces règlements, dont l’infraction est punie par des amendes ou par l’exclusion du contrevenant, qu’il faut attribuer la tranquillité qui a succédé au tapage et à l’ivrognerie du samedi soir. — Depuis leur groupement en sociétés, la condition des ouvriers en construction de Londres a fait d’immenses progrès. Ils ne franchissent plus le seuil des workhouses et les cas de malhonnêteté sont devenus très-rares, L’Union des maçons a établi des règles qui sont un véritable chef-d’œuvre et se rapprochent de l’admirable système pratiqué en Allemagne, chez les compagnons voyageurs. Les maçons se sont déjà groupés (6 octobre 1859) dans plus de 200 localités diverses. Parmi eux, quiconque forfait à la sobriété, à la décence, ou à la moralité, est puni ou expulsé de l’association ; car, disent-ils dans leurs statuts, leur désir est de se rendre dignes de l’estime de tous les honnêtes gens. »

Les administrateurs de ces sociétés ouvrières sont élus par le suffrage universel ; mais il est de règle de ne pas les laisser vieillir au pouvoir par plusieurs excellentes raisons, dont voici les principales : intéresser le plus de personnes possible à la bonne gestion des affaires communes, en forçant le plus de monde à s’en occuper ; — prévenir ou apaiser les conflits entre la gérance et ses commettants ; — donner au pouvoir exécutif des juges compétents, — maintenir la sincérité du pouvoir représentatif, qui étant un compromis, pourrait glisser facilement dans l’un ou l’autre extrême, soit dans l’anarchie, soit dans le despotisme individuel. — Les pouvoirs des administrateurs sont du reste très-bornés, et pas besoin n’est d’un talent hors ligne pour exercer ce mandat. On ne demande aux gérants que de l’honnêteté, de l’activité, du bon sens, et beaucoup de patience ; d’ailleurs, si un administrateur se rendait coupable de quelque improbité ou de quelque indélicatesse, il serait déposé promptement et sans grande cérémonie. Tous les témoignages recueillis par le Comité de la Société pour l’avancement des sciences sociales en Angleterre, ont établi de la façon la plus péremptoire que, loin de fomenter les disputes et d’établir des foyers d’agitation, le pouvoir exécutif de ces associations remplit essentiellement la fonction de nos conseils de prud’hommes et de nos juges de paix, occupé qu’il est à empêcher des querelles entre ouvriers, et entre ces derniers et leurs patrons. Loin de se proposer des grèves, qui ont pour résultat de dévorer leurs ressources, il tâche autant que possible de les prévenir ; car la grève est pour les ouvriers une calamité dix fois, cent fois plus cruelle qu’elle ne l’est pour les fabricants. Depuis la consolidation des Trades’Unions, le nombre des grèves a énormément diminué, mais, très-malheureusement, leur importance s’est accrue d’autant ; une grève d’aujourd’hui prenant immédiatement des proportions qui auraient semblé impossibles autrefois. — En 1853, on vit à Liverpool 5 000 hommes abandonnant leurs chantiers pour faire porter leurs journées à 5 francs. À Stockport, 20 000 ouvriers quittèrent leurs filatures le même jour ; ils demandaient à la fois une augmentation de 10 % sur leurs gages, et une diminution des heures de travail. Dans le pays de Galles, 6 000 mineurs se mirent tout d’un coup en grève, demandant une augmentation sur leurs salaires, que les propriétaires leur accordèrent, en voyant ces 6 000 ouvriers, puis 2 000 autres, faire leurs préparatifs de départ pour émigrer en Australie. À Manchester, les « fellowes » se mirent simultanément en grève, au grand embarras des autorités qui préférèrent céder immédiatement. — Quelques semaines plus tard, le mouvement se répandit sur toute la contrée et gagna Nottingham, Hull et Bristol. Les charpentiers de tous les grands charpentiers maritimes de la Clyde, de la Tamise et de la Wear, se mirent en grève. D’une étincelle, tombant là-dessus, eût pu allumer une guerre sociale, — l’étincelle ne tomba pas.

On est généralement loin de soupçonner l’importance des sommes confiées au pouvoir exécutif des Associations ouvrières. Pour ne citer que deux exemples, la somme encaissée en 1861 par l’Union des maçons a dû s’élever à 400 000 francs environ. — En 1858, les mécaniciens Réunis dépensèrent un million et demi de francs, sur deux millions et un quart qu’ils avaient à leur disposition. — D’aussi fortes sommes sont fournies par de pauvres prolétaires et gérées par des mains calleuses, avec une prudence, une exactitude et une probité qui feraient honneur aux gérants grassement payés des banques et des puissantes compagnies industrielles. Il faut remarquer, en outre, que les Trades’ Unions étant considérées comme des sociétés commerciales, n’ont pas la faculté de se faire enregistrer, selon les dispositions de la loi sur les Sociétés de bienfaisance (Friendly societies’act) et n’ont d’autre sauvegarde que la moralité de leurs administrateurs. — L’insinuation si souvent répétée que ces derniers grugent leurs camarades et abusent de la confiance qu’on leur témoigne déshonore ceux qui la mettent en avant. « Il en coûterait cher de jeter des doutes sur l’honorabilité d’un M. P. ou d’un banquier, s’écrie Westminster Review, mais l’on suppose sans doute que les ouvriers sont moins délicats ou moins susceptibles. » — Et voici comment s’exprime une lettre adressée au Times (Letter of right gentlemen) :

« Les ouvriers quittent leurs ateliers pour prendre place au comité exécutif. La plus haute indemnité qui leur soit allouée équivaut au prix de leur journée payée en fabrique ; beaucoup se contentent de moins, personne ne reçoit davantage. En aucun cas, le pouvoir ne doit être une source de profit. » Et le meneur (le leader) de la fameuse grève de Pression répondait en ces termes, aussi dignes que sévères, à Sa Seigneurie lord Brougham ; « Les dix membres du Comité et moi, nous avons reçu un mandat de confiance absolue ; pendant les trente-neuf semaines qu’a duré la grève, 2 400 000 francs ont été distribués en secours à 17 000 ouvriers et à leurs familles. Au milieu des pénibles souffrances que nous eûmes à endurer, notre gestion n’a été l’objet d’aucune plainte, d’aucun murmure. Nous avons rendu compte de chaque pièce de monnaie, nos livres étaient ouverts à un chacun, et sollicitaient l’inspection la plus minutieuse. Et la confiance que nos camarades nous témoignaient, ils nous la continuent encore aujourd’hui. De quel droit nous qualifie-t-on de « brouillons malhonnêtes, » alors surtout que nous ne sommes pas là pour répondre ? »

Intelligente ou absurde, admirable ou funeste, cette grève de Preston fut conduite avec une persistance et une force de sacrifice qui rappellent le mouvement héroïque des ouvriers de Paris venant mettre trois mois de misère au service de la République. Certes, nous ne sommes pas les admirateurs quand même de l’Angleterre, cette vivante énigme : sa froide cruauté à l’égard des Irlandais, des Chinois, des Indous, nous a souvent frappés d’horreur, et cependant, nous tressaillons d’émotion en songeant à maint acte de grandeur et d’héroïsme dont elle nous a rendus témoins.

C’est le Birkenhead, ce navire sombrant avec 700 soldats à bord. Une irrésistible voie d’eau s’était déclarée. Ou embarqua dans les chaloupes les femmes et les enfante avec quelques matelote-choisis, les hommes se rangèrent par escouades et par compagnies, puis ils se recueillirent pour mourir. Les uns priaient à voix basse, d’autres, tranquilles et forts, se faisaient leurs adieux. Le ciel était pur, le soleil était splendide un silence majestueux et terrible planait sur l’océan. Débouté ! sans mot dire, ils regardaient l’eau monter ; l’eau les atteignit ; l’eau les submergea ; le navire s’engouffra dans l’abîme, puis les flots clapotant se rejoignirent en écume blanche, et des cercles ondulèrent au loin dans la plaine bleue. — Des marins du Vengeur préférèrent couler à fond plutôt que d’amener le drapeau tricolore, et, lâchant une dernière bordée, ils disparurent dans un tourbillon de feu, de vagues et de fumée, au bruit du canon retentissant et au cri suprême : Vive la République ! Les marins du Vengeur furent grands, dans une grande cause ; cependant la mort silencieuse et résignée des marins du Birkenhead témoigne peut-être d’une âme mieux trempée, et d’un héroïsme plus rare encore.

Et les mineurs de New-Hartley ! Un éboulement les avait ensevelis dans les entrailles de la terre ; ils n’avaient plus d’air, ils étouffaient, les lampes s’éteignaient, le grisou les envahissait. Quand on put pénétrer enfin dans la lugubre caverne, on trouva deux cents cadavres gisant sur le sol : les parents, les amis s’étaient groupés ensemble, plusieurs se tenaient embrassés, d’autres se tenaient encore la main. Quelques lignes écrites au crayon apprirent que jusqu’au dernier moment on s’était exhorté, on avait prié à haute voix et que dans ces affreuses ténèbres on avait chanté des cantiques !

Donc à Preston, durant neuf mois et pendant un terrible hiver, dix-sept mille ouvriers, soit avec leurs familles, soixante à soixante-dix mille personnes, ont souffert la famine. C’était une terrible armée ; les plus terribles à voir étaient les plus faibles, ceux qui marchaient pâles et exténués, ceux qui souffraient et ne disaient mot. — Chose extraordinaire ! et qui montre combien l’ouvrier s’est développé et combien les masses populaires ont appris à se contenir : ces multitudes, dans lesquelles fermentaient à la fois tant de faim et tant d’oisiveté, tant de colères, tant de forces matérielles et tant de désespoir, ne commirent aucune violence, ne brisèrent aucune machine et n’incendièrent aucune usine. Nulle plainte sur la voie publique, nulle violence, nulle menace ; les ouvriers, attendaient toujours et semblaient dire aux fabricants ; « Nous luttons avec notre nécessaire contre votre superflu. Nous risquons notre vie et plus encore ; dans cet enjeu, vous exposez votre amour-propre et votre fortune ; mais nous, nous exposons la vie de nos femmes et de nos enfants ! »

Appréciant parfaitement la gravité des circonstances, les maîtres réorganisèrent leur propre coalition locale sur une très vaste échelle et firent appel aux usiniers du dehors. Ils furent si bien entendus que dans le seul district de Burnton, la grève de Preston avait trouvé des imitateurs, cinquante-sept manufacturiers conclurent un traité, par lequel, sous peine d’une amende de 50 000 fr., chacun d’eux s’engageait à fermer tous ses ateliers, si les travailleurs ne rentraient pas immédiatement dans les deux fabriques qu’ils avaient désertées. Les gens de Burnton furent intimidés, mais ceux de Preston tinrent bon ; ils se rassemblaient de jour en jour, de semaine en semaine, ils ne levaient leurs séances qu’au cri de : « Dix heures et pas de capitulation ! »

Il se forma une association de maîtres manufacturiers, sous le nom de : " Masters spinners’and manufacturers’Defence Fund. " Un comité fut élu, investi de pouvoirs discrétionnaires ; pour secrétaires on lui donna deux hommes de loi, deux avoués chargés de correspondre avec d’autres associations d’usiniers. On calcula quelle était la somme nécessaire aux patrons pour tenir leurs ateliers fermés, et cette somme leur fut payée régulièrement de semaine en semaine, au moyen de contributions volontaires levées parmi les grands industriels et la haute bourgeoisie du pays.

Les ouvriers s’adressèrent à lord Palmerston, implorant sa médiation dans ce terrible conflit. Son Excellence répondit, comme de juste, que l’affaire de Preston ne le regardait en rien, et que le taux des gages ne devait pas être fixé par le Gouvernement, mais par le rapport de l’offre et de la demande sur le marché du travail.

À leur tour, les patrons s’adressèrent à lord Palmerston pour lui demander une démonstration militaire, et, comme de juste, Son Excellence répondit immédiatement par l’envoi d’une troupe de soldats.

Les ouvriers se tournèrent alors vers la Société des arts et métiers qui voulut bien accepter le rôle de conciliatrice. On convoqua en conférence les personnages les plus distingués de l’Angleterre, et les plus compétents sur les questions industrielles ; les délégués de plusieurs chambres de commerce se rendirent à l’invitation, ainsi que lord Stanley, M. P., vicomte Goderich, M. P., vicomte Eimsley, sir William Glay, révérend Maurice, Thornton Hunt, George Holyoake et Ernest Jones, Patrons et ouvriers avaient été convoqués pour exposer contradictoirement leurs griefs dans ces assises du travail ; à ces nouvelles conférences du Luxembourg anglais, apparurent les délégués des Trades’Unions, des filateurs, des vitriers, des chapeliers, des tisserands, des camionneurs, des tailleurs, etc., leur nombre était légion. Mais de délégués de la partie adverse, personne ne parut ; de ce beau projet de conciliation solennelle, il ne résulta qu’une mystification de plus.

Un mois après avoir fait avorter des conférences, l’association des patrons fit offrir la réouverture des ateliers, moyennant retour au statu quo. Refus des ouvriers.

Les autorités municipales de cette pauvre ville de Preston que ces discussions avaient à demi ruinée, offrirent alors leur médiation ; mais déjà sûrs du succès, les fabricants la refusèrent, déclarant catégoriquement qu’ils n’accepteraient « aucun intermédiaire entre eux et leurs gens. » Cependant la victoire tardant à venir, les maîtres songèrent en ce moment à appeler dans leurs fabriques des hommes du dehors. Des agents furent expédiés en Irlande, dans les comtés agricoles de l’Angleterre, et jusqu’en Belgique.

Mais les ouvriers rendirent coup pour coup. Ils envoyèrent, de leur côté, des agents à Liverpool, à Fleetwood, à Manchester et en d’autres endroits pour exhorter leurs camarades à ne pas trahir la cause ; leurs orateurs parcoururent les campagnes. Un jour, une grande troupe d’Irlandais embauchés pour Preston, furent reçus à leur débarquement à Fleetwood par le représentant des ouvriers, qui les harangua avec tant d’éloquence, que ces braves Paddies rebroussèrent chemin et se rapatrièrent par le premier navire. Des orateurs apostrophaient les nouveaux venus aux débarcadères des chemins de fer, et leur exposaient si pathétiquement l’état des choses, que presque toujours les arrivants se laissaient payer le voyage de retour. Bref, les filateurs durent abandonner leur projet de remplacer leurs employés récalcitrants par des étrangers qu’ils auraient tenus sous la main.

La situation devenait cependant absolument intolérable pour les ouvriers qui avaient épuisé déjà toutes leurs ressources. Ils prirent donc leur courage à deux mains et adressèrent une nouvelle supplique à lord Palmerston, qui, avec l’ironie hautaine qu’on lui connaît, se borna à répondre que « des considérations morales n’avaient rien à faire dans cette question. »

Les maîtres manufacturiers ayant envoyé à leur tour un nouveau mémoire, le Premier eut recours à toute autre chose qu’à « des considérations morales. » Il envoya au préalable de nouveaux soldats à Preston, puis interdit le droit de réunion, et fit arrêter George Cowell et six autres des principaux meneurs du mouvement, qu’on envoya dans les prisons de Liverpool, comme prévenus du crime de conspiracy, ou de conjuration. Certainement oui, Cowel et consorts s’étaient conjurés, ils s’étaient coalisés, mais avaient-ils été les seuls à le faire ?

La partie était devenue par trop inégale. Les ouvriers ne pouvaient répondre que par l’insurrection et la guerre civile, mais ils n’en voulurent pas, et bien firent-ils. Donc, ils s’avouèrent vaincus ; en frémissant, ils courbèrent la tête, et acceptèrent les conditions qu’il plut à leurs vainqueurs de leur imposer.


Il faut le dire, on ne trouverait pas facilement dans la presse anglaise un exposé de la question aussi favorable aux vaincus, c’est-à-dire aussi impartial que celui qui précède. Par les grèves, les associations ont menacé trop sérieusement de puissants intérêts pour qu’on les envisageât avec modération, elles ont affecté trop notablement les bénéfices nets des entrepreneurs, pour n’être appréciées qu’à un point de vue strictement scientifique et désintéressé. À entendre le Times, l’histoire des grèves et des Trades’Unions est le développement invariable du thème suivant ;

« De rusés fainéants organisent une masse imbécile en associations dans lesquelles s’incorporent les chartistes d’hier et les radicaux d’aujourd’hui, des gâte-sauce politiques flanqués de leurs dignes collègues, les athées et les sécularistes. Les non-unionistes, c’est-à-dire les artisans restés en dehors, sont des sujets pieux, dociles, loyaux et rangés, mais quant aux unionistes, gens turbulents, grossiers, ivrognes et débauchés : they are all low people, Sir ! — Ces agitateurs de profession, grassement payés par leurs dupes, remuent toutes ces graves questions de salaires, de participation aux bénéfices, de subsistances, de concurrence faite au travail humain par le travail mécanique, toutes redoutables difficultés avec lesquelles ils sont toujours sûrs d’émouvoir une masse ignorante. Au moment voulu, ces émeutiers lancent dans les multitudes le brandon de la discorde et soulèvent les employés contre leurs employeurs, ces derniers étant tous, ou à peu près, des philanthropes éclairés, imbus des plus saines doctrines industrielles.

» Il est évident que sur la question de machines, par exemple, les fabricants ne peuvent ni ne doivent céder ; ils ne peuvent, pour complaire à des prétentions barbares, renier le principe même de la civilisation, et leurs intérêts les plus évidents qui sont en définitive identiques aux intérêts des travailleurs eux-mêmes.

» Ils ne peuvent pas non plus céder sur la grande question des salaires, l’objet principal en litige. Les gages sont généralement équitables et suffisants ; ils sont du moins aussi élevés que faire se peut, sans mettre le manufacturier en perte. Les ouvriers tendent à l’égalisation des prix, ils désirent un tarif uniforme pour tous les départements d’une même industrie : les patrons, tout au contraire tendent à la différentiation des prix de main-d’œuvre, en raison des avantages ou des désavantages propres à chaque localité, et de mille circonstances diverses. D’ailleurs, les bénéfices ne laissent point une marge pour qu’on y puisse tailler en plein des augmentations de salaire. Quand un fabricant travaille en grand, et, à plus forte raison, quand il travaille en petit, le bénéfice net se compose peut-être de la différence de 10 centimes par kilogramme entre le prix de vente et le prix de revient. S’il fallait payer quelques centimes de plus le kilogramme de matière première ; si, par l’augmentation des salaires dans toutes les industries, il fallait payer 1 franc de plus pour la tonne de houille, 2 francs de plus pour la tonne de fer ; s’il fallait payer davantage aux camionneurs, et aux chemins de fer et aux courtiers, la fabrication serait en perte au lieu d’être en bénéfice.

» Les demandes étant déraisonnables, les événements en font justice, et les ouvriers sont écrasés par la force des choses plus encore que par celle de leurs maîtres. Les grèves amènent d’immenses désastres sur les coupables ; elles réduisent des milliers de familles à une misère atroce, et font perdre en salaires des millions de livres sterling ; elles font perdre en bénéfices d’autres millions qui auraient été employés derechef à payer de nouveaux travaux. En s’insurgeant contre le taux de leurs salaires, les prolétaires s’insurgent contre leur estomac, et force doit rester au capital, au fabricant et à la faim ! »

Et Master Punch égaye de son esprit les dissertations du Times ; il fait de la science charivarique au profit du gros public. Tantôt, c’est un ivrogne rentrant en chancelant dans son taudis : il regarde d’un œil stupide sa femme éplorée, ses enfants dégnenillés, ses filles laides comme le péché. Tel est le home, le foyer de l’unioniste. — Tantôt c’est un misérable au ventre concave implorant la pitié d’un ventre convexe. Une légende explique aux intelligences obtuses : l’homme maigre, c’est le méchant travailleur qui fait grève, et cette espèce de monsieur gros et gras, charnu, dru et dodu, c’est le sujet rangé, moral et soumis au chef d’usine. Telles sont les significations qu’on a presque réussi à inculquer aux mots de grèves et de Trades’Unions ; elles ne sont pas exactes, mais, en revanche, elles sont très-simples et généralement admises.


La question ainsi posée, ne peut pas aboutir. Au reproche de brutalité qu’on lui a maintes fois adressé, la classe ouvrière a rétorqué par le mot de perversité. C’est ainsi que l’on voit deux enfants se disputer, l’un criant à l’autre ; « Méchant, va ! » et le second répliquant : « Méchant toi-même ! » — Ah ! combien notre société, dite civilisée, est loin d’avoir réalisé l’harmonie entre tous les intérêts ! — Les belligérants ressentent plus que de raison leurs torts réciproques ; s’exagérant l’hostilité qui règne entre l’acheteur et le vendeur, ils passent légèrement sur les conséquences redoutables d’un conflit. — Le moraliste doit mettre encore en ligne de compte le fatal entraînement de la lutte qui, entreprise pour un motif d’intérêt prétendu, continue pour l’assouvissement de l’orgueil, et finit par une ruine commune.

L’Association se flatte souvent de triompher par le nombre d’hommes qu’elle peut mettre en ligne de bataille. En cela, elle se trompe grandement ; car sa plus grande faiblesse provient de ce qui, au premier abord, semble faire sa force. Une coalition de dix mille pauvres, dont l’intelligence et les ressources matérielles sont inévitablement fort diverses, sera facilement rompue par une coalition de dix riches qui sont unis par la communauté de position et d’intérêts, et surtout par un égal degré d’intelligence. — La logique des choses, les besoins impérieux du ventre qui n’a point d’oreilles, et — ce qui est infiniment plus puissant encore ; — les pleurs d’une femme en détresse, et les gémissements d’enfants que la faim jette à la fièvre ou livre à la consomption, ces affreux vampires, pousseront toujours les nécessiteux à se faire concurrence les uns aux autres, à louer leurs bras à vil prix, à vendre leur travail pour une quantité de nourriture insuffisante ; par conséquent, à installer la souffrance à leur foyer. Entre le besoin pressant et immédiat et le remède qui opère lentement, c’est la nécessité présente qui fatalement l’emporte. Poverty must always sell itself. Traduisez : « La misère mène à l’esclavage.»

Les économistes du coin du feu ont donc beau jeu à théoriser sur la question des salaires, qui, prétendent-ils avec lord Palmerston, se balance uniquement par le jeu de l’offre et de la demande, comme par un mécanisme automoteur, le fabricant et son employé entrant dans la relation réciproque d’un acheteur et d’un vendeur de travail. C’est vraiment dommage que cette relation réciproque ait été viciée elle-même dès l’origine. C’est bien dommage pour la théorie, qui serait parfaite, si elle ne négligeait un tout petit détail pratique ; à savoir, que la misère, rien que la misère, pèse sur un des plateaux de la balance. On compare le labour market, ou marché du travail, au marché de draperies et rouenneries ; mais l’on oublie que l’offre et la demande ne s’y présentent pas dans les mêmes proportions, s’il y a comparativement plus de vendeurs que d’acheteurs de drap, il y a par contre, moins de fabricants acheteurs de travail que d’ouvriers vendeurs de travail. Ces engagements, qui liaient les fabricants de Preston, par des clauses de dédit considérables, étaient vraiment des précautions de luxe et de surcroît. Adam Smith le remarquait déjà : « Par un accord tacite, par un accord que l’on retrouve partout et toujours, les patrons se prémunissent contre l’augmentation et se coalisent pour l’avilissement des salaires. De cette coalition personne ne parle, précisément parce qu’elle est universelle. » (Wealth of Nations, vol. 1, p. 3.) Les fabricants ne voudraient pas gâter un métier, qu’ils aiment, et pour lequel ils savent se dévouer au besoin. Sans aller bien loin chercher des exemples, nous nous rappelons que, dans la grève de 1859, des entrepreneurs ont déclaré vouloir faire plutôt dix fois banqueroute, que d’accéder aux demandes (raisonnables) de leurs maçons, et ils ont fait banqueroute !

La misère est donc un des éléments de la question, élément que, sous prétexte de science pure, on n’a pas le droit de négliger. À un meeting pour l’avancement des sciences sociales, où l’on débattait la question de savoir si le travail est une richesse ou non, un gentleman émit l’ingénieuse idée que le « travail vivant (!) » ne se distinguait du travail mécanique ou même d’une marchandise que par la faculté qu’il avait d’être obéissant ou rebelle. Ce monsieur n’avait sans doute jamais été obligé de s’apercevoir que la force humaine ne s’emmagasine pas comme celle d’une machine à vapeur. La force physique n’est pas disposée dans un coin de l’estomac pour en être retirée à volonté et à certaines heures. Le manœuvre doit manger ou mourir, ce qui est assurément chez les pauvres une grave imperfection organique. Donc le vendeur de travail ne peut conserver sa force indéfiniment par devers lui jusqu’à ce qu’il en obtienne un bon prix. Le fabricant peut fort bien attendre toute une année pour toucher le pourcentage de son capital industriel, mais un estomac doit renouveler toutes les vingt-quatre heures son capital alimentaire.

L’ouvrier se présente sur le marché, mais à moins d’avoir les ressources de l’Association derrière lui, il doit se défaire de son travail immédiatement, parce que sa force décroît et se déprécie d’heure en heure ; il doit s’en défaire et ne pas trop marchander, parce que derrière lui se tient son camarade prêt à accepter pour son propre compte. Certes, il y a trop de travailleurs, Non que le travail manque et puisse manquer, mais la répartition des produits se fait de la façon la plus injuste et la plus désastreuse. — Qu’on nous permette de citer à ce sujet quelques paroles de John Stuart Mill, le plus grand économiste vivant de l’Angleterre :

« J’avoue n’être nullement enthousiaste de l’idéal qu’on nous présente de compétition à outrance. Je ne puis croire que notre état normal soit de nous exterminer pour défendre notre vie, de nous pousser du coude, de nous marcher sur les talons, de nous renverser, de nous fouler aux pieds, de nous écraser les uns les autres. Cet état de choses, qu’on donne comme le type idéal de la société, je le considère comme fort peu satisfaisant, et comme une pénible phase de notre progrès industriel… Quand on envisage la question à ce point de vue, l’on est comparativement indifférent à la simple accumulation de produits qui est le dernier mot de nos grossiers systèmes. Il est bon qu’une nation ne soit pas en arrière sur la production de ses voisines ; mais la production en elle-même est chose de peu d’importance, si quelque motif empêche d’en tirer parti. Pourquoi, je le demande, féliciter un riche, qui l’est déjà trop, de ce qu’il est devenu plus opulent encore ? pourquoi s’applaudir de l’augmentation du nombre des oisifs, se livrant à des prodigalités improductives ? Dans les pays arriérés et barbares, on se préoccupe de l’augmentation des produits ; dans les nations plus avancées, l’objet de la science est une meilleure distribution des richesses. » Political Economy, vol. II, p. 319. Voilà de profondes paroles qui devraient servir de préface à l’économie politique moderne !

Nous disions qu’il y a trop de travailleurs pour la répartition qui est faite de leurs produits ; il y a donc trop de population dans nos vieux pays conservateurs de vieilles civilisations. À ce propos, longtemps nous avons cru, contrairement à la loi de Malthus, que la production des subsistances pouvait croître plus vite que la population, c’est-à-dire que si deux produisent pour deux, trois travaillant en harmonie pouvaient, avec la division du travail, produire pour trois et pour un en sus. — Nous le croyons encore, mais comme vérité théorique seulement, et d’une application erronée tant que nos sociétés suivront leurs errements actuels, basés sur la protection du travail national, la tutelle gouvernementale, la fameuse balance du commerce, et autres sophismes dont les plus gros ont acquis force d’axiome : « L’intérêt du vendeur est contraire à celui de l’acheteur. — Les affaires, c’est l’argent des autres. — Les nations doivent vendre énormément et acheter aussi peu que rien. — Un homme est d’autant plus riche que ses voisins sont plus pauvres. » — Dans son remarquable article sur les grèves, M. le professeur Baseley raconte avoir entendu un jeune Curate catéchisant ainsi sa congrégation rustique sur le texte de l’Évangile : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous. » — « Admirez, s’écriait-il, la sagesse de la Providence ! Elle prend soin de ne pas laisser le pays manquer de pauvres ; car si nous n’avions pas de misérables, qui, je vous le demande, prendrait la peine de labourer ? Et nous ne pourrions plus manger de pain ! »


Bien plus, des formules dites scientifiques ne résoudront pas un problème compliqué de passions.

L’intérêt n’est pas tout, quoiqu’il soit bien puissant et que certains le proclament le seul motif des actions humaines. Au dire de M. Dunning, toutes les institutions des nations civilisées pivotent sur le fameux 5 % d’intérêt ; 10 % attireront le capital n’importe où ; 20 % produiront zèle, ferveur, sollicitude ; 50 % inspireront hardiesse et vaillance ; 100 % un homme foulera toutes les lois humaines et divines, mais à 300 % il n’est, dit-il, pas de crime qu’on ne commette, de risque qu’on ne veuille encourir, même celui d’être pendu ou écartelé ! — N’en déplaise à M. Dunning, il est une chose plus forte encore que la soif du lucre, c’est la soif de la domination à laquelle, le cas échéant, on sacrifierait mille fois son intérêt. L’esprit d’orgueil et d’ambition a fait des martyrs comme en fait le dévouement ; on a vu des hommes se jeter pour leur caste dans la perdition, sacrifier leur fortune et les intérêts de leur famille. Et le semblable engendrant le semblable, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que l’esprit de domination ait amené par réaction l’esprit de révolte, de colère et de vengeance qui, lui aussi, a produit ses martyrs, c’est-à-dire ses fanatiques ? — Grâce à l’esprit de fraternité humaine, qui a toujours subsisté entre employeurs et employés, quoi qu’on ait pu dire, et quoi qu’il ait pu sembler ; grâce à l’entente des intérêts communs, ni d’un côté ni d’autre, on n’a jamais poussé l’antagonisme jusqu’à l’extrême, car il ne faudrait pas, — qu’on veuille bien y réfléchir, — il ne faudrait pas beaucoup de mauvaise volonté de part et d’autre pour désorganiser de fond en comble toutes les conditions actuelles de la production ! Si cet épouvantable malheur ne nous a pas accablés ; si lentement nous émergeons hors du patriarcalisme, du servage et de la féodalité ; si le bien-être augmente et se généralise sensiblement, c’est qu’après tout, les uns et les autres pratiquent la grande solidarité humaine davantage qu’ils ne la comprennent peut-être !


Mais il est malsain de parler des choses malsaines. Laissant de côté ces tristes considérations, revenons à l’examen général de la situation, à la simple appréciation des faits, et, par manière de transition, vidons dès l’abord la question extérieure.

— Est-il vrai que les Trades’ Unions nient un but, ou du moins une arrière-pensée anti-gouvernementale ? — Généralement non. Les fondateurs et promoteurs de ces associations ont pour la plupart des opinions avancées ; l’on rencontre parmi eux d’anciens Chartistes, des disciples de Robert Owen ; mais dans leurs réunions officielles, ces mêmes individus s’abstiennent scrupuleusement de toute ingérence politique.

Autre observation. — La question sociale et la question politique pourront-elles, en Angleterre, rester longtemps isolées comme elles le sont aujourd’hui ? — Certainement non. Si les prolétaires réussissent à se procurer une meilleure instruction et un plus grand bien-être matériel, le contre-coup de ce changement se fera nécessairement sentir dans l’ensemble de leurs conditions sociales : l’indépendance matérielle produit l’indépendance politique, tout aussi naturellement qu’un germe végétal produit tiges et feuilles. Mais nous aurions tort de discuter ici une question que se réserve l’avenir ; il nous suffit de savoir qu’à l’heure présente, la classe ouvrière n’a pas de préoccupations foncièrement politiques. Nous le voyons bien par l’apathie avec laquelle elle a laissé passer les récents projets de Reform-bill. À vrai dire, elle est indifférente à l’égard de la Royauté, incrédule à l’égard du Parlement. Elle se croit trop pratique pour s’occuper d’avantages si lointains, et ne veut s’attacher encore qu’à son intérêt le plus immédiat : la vie matérielle.

Constatons un second fait. Il est trop vrai que même en ces derniers temps, des ouvriers se sont plus d’une fois révoltés contre les lois du progrès économique, en se mettant en grève pour empêcher l’introduction de machines perfectionnées. Ainsi, en 1859, un constructeur de Liverpool, qui avait acheté du cuivre perforé à la mécanique pour le doublage des navires, se vit obligé de livrer son cuivre aux foreurs, qui, prétendant avoir seuls le droit de le travailler, se firent ainsi payer un ouvrage auquel ils n’avaient pas touché. — Nous apprenons que, tout récemment, des manufacturiers de Sheffield ont déclaré ne pas oser introduire dans leurs ateliers une certaine machine qui, imitant la plupart des mouvements exécutés à la main dans la fabrication des linges, aurait permis de produire cet article à bien meilleur marché. Le résultat de ce refus, sera probablement de transférer tôt ou tard à Manchester le centre de cette fabrication. — Les corsetières de Kettering se mirent dernièrement en grève pour empêcher l’introduction de machines à coudre dans leur industrie ; et la sympathie qu’elles ont excitée fut si générale, que leur grève fut soutenue par des souscriptions provenant de la manufacture même des machines à coudre.

Dans sa lutte contre le capital, le travail n’a pas été invariablement vaincu, ainsi qu’il a été affirmé dans quelques plaidoyers. Aux exemples déjà produits du contraire, nous en ajouterons quelques autres dans un but purement historique. Ainsi nous mentionnerons la double grève en 1848 des ouvriers en bâtiment, pour obtenir la fermeture de leurs chantiers, le samedi à partir de quatre heures du soir, et pour une augmentation de paye de douze sous par jour. Preuves encore : l’issue en 1859, des grèves des constructeurs de navires, sur les ateliers de la Tyne et la Wear, des cordonniers de Northampton et des ouvriers en construction de Dublin. Il est aussi arrivé que battus dans une première grève, les ouvriers ont fait de nouvelles propositions, que les maîtres se sont hâtés d’accepter, peu soucieux de remporter une seconde victoire, qui aurait pu leur coûter aussi cher que la première. Dernièrement, on a pu lire dans nos journaux de Paris l’entre-filet suivant :

« On craint à Londres une grève dans la boulangerie. Les geindres de Londres travaillent quinze heures par jour ; ils voudraient pour le même salaire ne travailler que douze heures. Cette prétention est à coup sûr fort raisonnable, surtout quand on considère leur pénible labeur et l’insalubrité de leur métier, qui est, entre parenthèses, un des plus malpropres qui existent. Pourquoi cacher ce déplorable fait, quand il existe des pétrins Roland, des pétrins mécaniques de toute espèce ?

Les journaux anglais donnent généralement tort aux patrons, qui semblent ne vouloir accorder aucune concession. Les habitants de Londres se réveilleraient-ils un jour sans avoir le moindre petit pain à se mettre sous la dent ? Cela pourrait bien arriver.

Il y a quelques années, les cochers de Londres s’étant mis en grève pendant vingt-quatre heures, il ne circula dans l’immense capitale aucune voiture publique. On peut se figurer la perturbation causée par cet incident. Ce fut une véritable terreur. Les uns ne purent se rendre aux gares de chemins de fer ; les autres manquèrent des rendez-vous d’affaires ; les plus intrépides couraient dans les rues, et plongeaient dans les boues et dans les brouillards de Londres ; car le fait se passait en hiver. Espérons pour nos voisins que s’ils ont pu manquer de voitures, ils ne manqueront pas de pain, et que les maîtres boulangers céderont à de justes réclamations. » Car, aurait pu ajouter le journaliste, les réclamations nous paraissent d’autant plus justes, que ceux qui les font sont plus en mesure de les appuyer.

Mais la grève des facteurs, ce fut bien autre chose ! Comme on se hâta de faire droit à leurs demandes ! Comme le Times, si hargneux d’ordinaire, prit sans coup férir la défense de ces humbles fonctionnaires, et fit de terribles articles contre ces gros bonnets du Post-Office ! « Y pensez-vous ? Nos lettres, nos journaux, nos traites sur la Banque, nos affaires, toute la circulation intellectuelle, industrielle, politique et sociale de la Grande-Bretagne suspendue, et cela pour quelques sous par jour, rognés sur la paye de quelques misérables facteurs ? Allons donc !


Il n’est pas exact d’affirmer qu’il serait impossible aux manufacturiers d’élargir la quotité des salaires. Cette quotité dépend, il est vrai, du prix de vente des objets fabriqués, et fluctue avec les cours du marché. La hausse des salaires est d’ailleurs contre-balancée par une hausse correspondante des objets de première nécessité. Sur une base aussi vacillante que celle d’une augmentation de salaire, il serait insensé de vouloir fonder le bonheur futur du peuple. Toute réserve étant faite sur le fond même de la question, il faut cependant en convenir, dans beaucoup d’industries, les patrons pourraient fort à leur aise rogner une part de leurs gains pour augmenter d’autant les salaires de la main-d’œuvre.

Dans la dernière grève, les entrepreneurs de Londres se sont montrés très-tenaces à l’encontre de leurs ouvriers ; eh bien ! il résulte de devis parfaitement établis que, lorsqu’il s’agit d’une maison ordinaire de Londres, un constructeur compte sur un bénéfice de 10 à 30%, soit en moyenne de 20%.

Supposons qu’une maison doive coûter 100 000 fr. :

Pour matériaux divers 
 64 000 fr.
Pour frais de main-d’œuvre 
 30 000 fr.
Et pour intérêts à 6 % 
 6 000 fr.

L’entrepreneur est engagé, les fondements de la maison sont creusés, les délais de livraison sont fixés, c’est le moment que prennent les ouvriers pour réclamer une augmentation de 10% sur leurs salaires. Nous supposons l’entrepreneur obligé de passer par leurs conditions et d’emprunter 3 000 fr. à 6 %. pour les ajouter aux 30 000 fr. de salaire portés sur son devis primitif. La maison lui coûtera donc 103 180 fr. au lieu de 100 000 fr. En la revendant 120 000 fr., comme il le comptait, il ferait encore un bénéfice fort raisonnable de 16 %. Mais il ne faut pas être grand devin pour supposer qu’il lâchera de faire retomber tout ou partie de la différence entre 16 et 20 % sur le dos du propriétaire, qui le fera retomber à son tour sur le dos du locataire.

Il y a donc beaucoup à faire pour équilibrer les salaires d’industrie à industrie, et pour répartir d’une façon plus équitable les bénéfices entre le travail et le capital. Les salaires n’ont pas augmenté comme le prix des subsistances. D’une étude faite par M. John Holmes de Leeds, il résulte que, depuis 1810, les revenus des propriétés territoriales ont triplé et quadruplé ; que, depuis 1830, les revenus des entreprises industrielles ont quintuplé et sextuplé, tandis que, dans les mêmes laps de temps, les salaires ont dans les manufactures à peine augmenté de moitié, et dans les campagnes, d’un tiers à peine. En conséquence, la mortalité des pauvres reste à peu près la même, tandis que la vie moyenne des riches augmente sensiblement.


Quoi qu’il en soit des avantages que peut procurer aux ouvriers une augmentation de leurs salaires, Preston nous donnera un triste exemple de ce que peuvent coûter les grèves, au moyen desquelles on veut se procurer cette amélioration.

xx On se rappelle qu’il s’agit du chômage de 12 000 ouvriers pendant trente-huit ou trente-neuf semaines. La perte en salaires s’élève environ à ..... 10 000 000 fr.
et ce chiffre n’est pas le plus fort de ceux qui nous ont été indiqués.

La grève a vidé les caisses de diverses Unions, car elle a été largement appuyée par les autres industries. Ainsi les Mécaniciens réunis lui ont compté en une seule fois 75 000 francs. La grève a absorbé en secours une somme de

2 400 000 fr.
xx Les économies perdues, les objets abandonnés au Mont-de-Piété, les maladies, les détériorations de vêtements, de mobilier, provenant d’une misère prolongée ont dû se traduire par des pertes énormes. Dans l’impossibilité où nous sommes de les évaluer même approximativement, nous les indiquons ici pour mémoire.

Ce qui nous donne en perte sèche pour les ouvriers, un minimum de .....

12 400 000 fr.
   Si, comme on l’a généralement cru, les bénéfices réalisés à cette époque par les filateurs de coton, équivalaient aux gages qu’ils payaient en main-d’œuvre, cette grève leur aurait coûté en pertes de bénéfices une dizaine de millions ; nous n’en portons que les trois-quarts 
7 500 000 fr.
   La détérioration de matériel a été évaluée à 
1 200 000 fr.
   La dépréciation de clientèle, à 
1 250 000 fr.
   La perte d’intérêt à 6 % sur le capital engagé, à 
7 267 500 fr.
   N’ayant pu en connaître le montant, nous portons ici les subventions des fabricants coalisés, pour mémoire
   En outre, les marchands et aubergistes accusent une perte de 
281 000 fr.
   Et les compagnies de chemins de fer, les camionneurs, les industries diverses 
250 000 fr.

                                 Total 
   17 748 500 fr.


Nous croyons donc être assez près de la vérité en concluant que la grève de Preston a coûté à la chose publique une trentaine de millions, somme assez ronde. Nous n’appuyons pas sur le côté moral de cet immense désastre, que lord Palmerston trouvait tout à fait étranger à la question. Les souffrances de tant de milliers de créatures humaines ne sont pas affaire de statistique, nous le reconnaissons à regret. Mais qu’il nous soit permis de constater que cette expérience a coûté trop cher à l’Angleterre, et qu’il eût peut-être mieux valu faire donner par des maîtres d’école quelques rudiments d’économie politique aux enfants du peuple. Encore si cette leçon donnée à Preston était la seule ! Mais il y en a tant d’autres ; et il en faudra, peut-être, tant d’autres encore !

Pour nous rendre compte du prix de revient de quelques-unes des plus récentes grèves, nous empruntons à M. Watts les données principales du tableau qui va suivre. S’il est vrai que dans les manufactures anglaises à outillage perfectionné, le capital mis dehors, par tête d’ouvrier, s’élève à dix fois le montant du salaire annuel, une paye de 975 francs suppose un capital engagé de 9 750. Nous évaluons à 22 % le rendement total de ce capital, soit 6 % d’intérêt, et 16 % de bénéfice brut, applicable à l’amortissement, aux frais généraux, etc. Disons-le expressément, les chiffres que nous transcrivons ici ne peuvent avoir aucune prétention à l’exactitude mathématique, vu qu’ils se rapportent à différentes industries dont le capital d’installation varie singulièrement. Tels quels, les chiffres ci-après ont été recueillis très-péniblement ; les appréciations contradictoires pouvant varier de 1 à 3. Pour ce qui nous concerne, nous avons généralement adopté une forte moyenne.

NOMS des VILLES. NOMBRE DES PERTE.
Ouvriers. Journées de travail. Montant des gages. Subventions fournies par les Trades’ Unions. Intérêts à 22 % sur le capital d’installation. Total
Padiham 800 162,400 435,000 108,750 957,000 1,500,750
Clithoro 3,000 126,000 337,500 84,375 742,500 1,164,375
Blackburn 40,000 840,000 2,250,000 562,500 4,950,000 7,762,500
Ashton 22,000 924,000 2,475,000 613,750 5,445,000 8,533,750
Colne 1,500 525,000 1,406,250 351,550 3,093,750 4,851,550
Bolton 12,000 304,000 1,350,000 337,500 2,970,000 4,637,500
Londres
Ouvr. en bâtim.
10,000 1,820,000 8,123,000 2,030,123 902,500 11,117,623
Totaux 89,300 4,901,400 16,378,730 4,088,350 19,120,750 39,588,050

* La paye des ouvriers en bâtiment de Londres était de 20 shillings par semaine, ou de 15 shillings dans toutes les autres localités mentionnées dans ce tableau.

Les sept grèves énumérées ci-dessus représentent donc à elles seules une perte en journées de travail équivalant à cent trente-six siècles ; durée double de celle que les chronologistes vulgaires assignent à notre globe, depuis Adam et Ève ; et une perte en espèces d’une quarantaine de millions avec lesquels on aurait pu se procurer un bon nombre d’hectolitres de blé. — Les mineurs de houille ont pendant les vingt dernières années dépensé en grèves quelque chose comme 6,250,000 francs. La grève des Mécaniciens Réunis a coûté une douzaine de millions en 1852. Pour avoir une évaluation de la perte totale, tous ces millions devraient être additionnés à la suite de tous ceux qui ont été dépensés dans une multitude de grèves locales dont personne n’a fait encore le relevé. Puis, en raison des pertes accessoires de diverse nature, la somme totale devrait être triplée ou décuplée, selon que l’évaluateur serait plus ou moins disposé au pessimisme. Vraiment, on se demande ce qui coûte le plus, des grèves, des grêles, des naufrages, des inondations ou des incendies. Des amateurs de statistique ont calculé que depuis le « glorieux avénement » des whigs en 1688, la Grande-Bretagne avait dépensé en guerres étrangères l’énorme somme de 75 milliards, et cela sans compter les budgets dits normaux, de la guerre et de la marine, une bagatelle, comme chacun sait ; une longue série de millions et de centaines de millions, aboutissant à des milliards. Ah ! comme l’on gaspille l’argent dans notre pauvre monde !


Un mauvais arrangement est, on le sait, préférable à un bon procès, et la plus coûteuse des paix revient encore meilleur marché qu’une guerre triomphante. Quelques calculs montreront jusqu’à quel point la passion peut aveugler employeurs et employés, lorsqu’ils commencent par se battre pour faire la paix ensuite, et qu’ils remettent au noble jeu de Qui perd gagne de prononcer sur leurs différends.

En temps de crise, les patrons réduisent le nombre de leurs travailleurs. La fabrication manquant de débouchés, une quantité d’ouvrage restreinte et un salaire encore plus restreint, sont distribués en un plus grand nombre de mains. Par contre, les ouvriers désireux de faire augmenter leurs salaires, choisissent le moment où les commandes abondent pour réclamer un surplus de paye. Si le manufacturier ne veut pas s’y prêter, il s’expose à une grève, au moment où il aurait pu espérer les plus gros bénéfices ; il risque de laisser inactifs ses capitaux de premier établissement, et son fonds de roulement, empruntés peut-être à d’onéreux intérêts. Des grèves se sont organisées pour des augmentations de salaire variant de 2 ½ à 15 %. Supposons, pour rester dans la généralité des cas, qu’il s’agisse d’une demande en augmentation de salaire de 5 %. Les deux parties intéressées ne pouvant pas parvenir à s’entendre, en appellent aux hasards de la lutte. Voyons les conditions qui sont faites aux deux ennemis.

Les ouvriers réclamant une augmentation de 5 % sur leurs salaires supposés de 
 fr. 975»
prétendent se faire payer 
 1 023,75
Pour obtenir par mois 
 85,31
au lieu de 
 81,25
comme ci-devant, ils se mettent en grève, et ils jettent 31 Tu les tiens, pour 85 Tu tes auras, peut-être !

Nous supposons que la grève dure un mois seulement. Nous la supposons victorieuse. Dans ce cas, les ouvriers, pour regagner seulement les 81 fr. 25 c. sacrifiés, devront travailler au tarif amélioré de 5 %, pendant vingt mois. Une grève de deux mois leur coûterait le travail de quarante mois, et ainsi de suite.

Nous concluons, comme s’il ne s’agissait que d’une simple loterie, que l’ouvrier qui fait grève pour obtenir une augmentation de 5 % sur ses salaires, a une fois raison et vingt fois tort. Il aurait une fois raison et dix fois tort, s’il s’agissait d’une augmentation de 10 % ; il aurait une fois raison et quarante fois tort, s’il se mettait en grève pour une augmentation de 2 ½ %. Mais si la disproportion de son enjeu diminue pour l’ouvrier à mesure qu’il se hasarde pour des salaires plus élevés, d’un autre côté, la possibilité de les obtenir diminue dans la même proportion. Car l’augmentation de la paye étant prise sur les bénéfices du fabricant, il ne faudrait pas aller bien loin dans cette voie pour les réduire à zéro. Ainsi dans l’hypothèse d’un capital de fr. 9 750, engagé par tête d’ouvrier, ce dernier reçoit 975 fr. en salaires, et produit fr. 214,50, soit fr. 58,50, intérêt à 6 %, et fr. 156, bénéfice brut, estimé à 16 %. Partie de ce bénéfice brut constitue la marge dans laquelle on peut tailler l’accroissement des salaires ; marge bien moins considérable qu’on ne suppose généralement. Dans le cas actuel, l’augmentation de 5 % sur les salaires s’élèverait au tiers de bénéfice brut, et peut-être à la totalité du bénéfice net.

Nous avons vu ce que la grève coûte à l’ouvrier ; voyons ce qu’elle coûte au chef d’usine. En supposant toujours une perte de 6 % d’intérêt et de 16 % de bénéfice brut par tête d’ouvrier représentant un capital de 9 750 francs, le chômage d’un mois qui coûte au premier 81 fr. 25 c., ne coûte au second que 17 fr. 87 c. par tête d’employé, soit, avec vingt fois moins de risques, une somme quatre ou cinq fois moindre.

Considérons ensuite qu’une même somme peut avoir vingt fois plus d’importance réelle pour l’un que pour l’autre. En effet, 4 000 fr. dans un petit ménage correspondent plus ou moins à une dépense de 20 000 fr. dans la famille du maître de l’usine. — À ce point de vue, l’ouvrier qui risque la grève pour augmenter son salaire de 5 %, entreprend la lutte avec une seule et unique chance de succès, contre environ dix-huit cents chances contraires que son usinier amène contre lui.

Est-il besoin de le dire ? Par ce qui précède, nous n’avons nullement voulu faire aux ouvriers leur procès, comme s’ils eussent tort de poursuivre la hausse de leurs salaires, surtout lorsqu’ils sont insuffisants ; mais nous avons voulu prouver que, dans l’immense majorité des cas, les remèdes qu’ils appliquent sont pires que le mal. Les grèves sont des batailles, les grèves sont de véritables désastres ; l’économiste et l’historien les constatent, mais en protestant douloureusement.

De toute manière, la science conclut à une association entre ouvriers et patrons, à une répartition plus équitable des bonnes et des mauvaises chances entre les uns et les autres. C’est dans cette voie que l’on trouvera le progrès, mais aussi d’immenses difficultés. Ce n’est point le moment d’essayer de les résoudre et de discuter la question. — Constatons seulement que des manufacturiers, entre autres M. W. F. Eckroyd de Marsden, près Burnley, se sont plaints que la loi anglaise ne leur permit pas d’intéresser leurs hommes pour une part dans les bénéfices. Il y a quatre ans, la Chambre des communes a rejeté un amendement par lequel on se proposait de corriger la loi. Si les fabricants le voulaient bien, ils pourraient sans aucun doute réformer cet état de choses ; ils savent bien que celui-là qui veut, peut. Where a will, there’s a way ; mais en attendant, il est certain que tout mauvais vouloir à ce sujet peut s’abriter derrière l’illégalité d’une réforme.

Des hommes de progrès ont proposé l’établissement en Angleterre de Conseils de prud’hommes, que la législation, influencée par l’opinion publique, investirait d’une mission d’arbitrage et de réorganisation industrielle. Ces conseils, composés de patrons et de délégués de Trades’Unions, siégeraient au centre de chaque industrie ; Manchester, Liverpool, Birmingham, Newcastle, Swansea seraient les sièges d’autant de tribunaux industriels, où se tiendraient les assises du travail. De là, il n’y aurait qu’un pas à faire pour l’établissement de Congrès internationaux d’industrie.

Nous croyons cette idée excellente, nous croyons même qu’elle se réalisera un jour, et cela tout aussi certainement qu’on verra s’assembler un congrès permanent, dont les attributions croîtront constamment en importance, un congrès chargé de décider en dernier ressort de toutes les questions de politique extérieure entre les nations fédérées des États unis d’Europe. Mais nous n’espérons pas que la réforme assez prochainement proposée se réalise en Angleterre, nous ne croyons pas surtout que ce Conseil de prud’hommes possède de longtemps des moyens d’action assez puissants pour opérer une réforme radicale dans les conditions actuelles du travail. On l’a déjà dit bien des fois, nous vivons à une époque de féodalité, c’est-à-dire de barbarie industrielle. Nous appelons barbarie, une organisation dans laquelle, en vue d’augmenter ses bénéfices, le fabricant ferme ses ateliers aux ouvriers auxquels il pourrait donner de l’ouvrage ; nous appelons barbarie, une organisation dans laquelle l’ouvrier ; pour augmenter son salaire, n’entre pas dans l’atelier qui lui est ouvert. Barbarie est le nom du système dans lequel les différends entre employeurs et employés se décident par des luttes meurtrières, qui ont pour résultat définitif d’envoyer des masses de malheureux à l’hôpital et aux workhouses, et de faire porter sur la liste des faillis les noms de plus d’un commanditaire et entrepreneur.

Nous n’attribuons donc pas à un Conseil de prud’hommes la valeur d’une panacée réformatrice. Ce serait fort beau de trouver douze hommes de bien, jugeant avec équité les malentendus entre maîtres et ouvriers ; mais nous trouverions encore plus beau qu’on abolît catégoriquement l’opposition entre telles et telles classes de la société, qu’on abolît l’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie. Nous voudrions que le même individu fût de règle générale capitaliste en même temps que travailleur. Et à tous les rapiéçages du vieux système, nous préférerions une création toute nouvelle…

— Quoi ! nous semble-t-il entendre, « quoi ! des élucubrations humanitaires ! Encore un projet de réforme sociale ! Voici venir le Garantisme et le Phalanstère, voici l’Organisation du Travail, voici les théories nouvelles et les anciennes utopies !… »

— Qu’on se rassure. Il ne s’agit pas ici d’une exposition de programmes, mais du récit d’œuvres accomplies déjà. Facts, hard facts ! stubborn facts, Sir !