La Conversion du 5 pour 100

La Conversion du 5 pour 100
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 182-203).
LA
CONVERSION DU 5 POUR 100


I.

On a beaucoup parlé de la conversion du 5 pour 100 à la fin du mois de février, après la nomination de la commission du budget, dont la majorité paraissait favorable à cette mesure. On la croyait même imminente, lorsque tout à coup M. le ministre des finances est venu déclarer que, dans l’état actuel de la crise commerciale et industrielle, on ne pouvait pas songer à la conversion, que la question était inopportune. Cette déclaration a beaucoup surpris ; on ne voit pas bien la relation qui existe entre la crise industrielle et commerciale qui sévit en ce moment partout en Europe et la nécessité d’ajourner la conversion. Vous dites que, dans les temps difficiles où nous sommes, il serait téméraire d’augmenter les souffrances des rentiers en leur proposant une réduction d’intérêt; cependant, vous n’osez pas les rassurer tout à fait et ajouter qu’elle ne se fera jamais. Qu’en résultera-t-il? Que la situation actuelle va continuer; le 5 pour 100 traînera toujours au pied le boulet de la conversion dont vous ne voulez pas et ne pouvez pas l’affranchir; il oscillera autour des cours actuels de 114 à 115; le 4 1/2 restera à 109 ou 110, c’est-à-dire qu’il y aura 4 ou 5 francs de différence, comme capital, entre deux fonds rapportant, l’un 5 pour 100 et l’autre 4 1/2, et le 3 pour 100 n’aura pas non plus tout l’essor qu’il doit avoir. Beaucoup de rentiers, appréciant à leur manière vos raisons d’inopportunité, croiront que la conversion est enterrée, ou du moins ajournée pour longtemps, et ils préféreront le 5 pour 100, rapportant au cours actuel encore 4 1/2, au 3 pour 100 donnant moins de 4. En un mot, déclarer l’inopportunité de la conversion, c’est pour ainsi dire déclarer l’immobilité du crédit de l’état et par suite celle du crédit public. Est-ce bien là ménager la situation et servir les intérêts du pays? Nous comprendrions mieux, dans l’intérêt de ce crédit, qu’on vînt dire tout à coup : Nous renonçons pour toujours à la conversion, elle serait impopulaire et pourrait troubler l’existence de la république; nous ne voulons pas nous exposer au mécontentement qui en résulterait. Cette déclaration serait grave assurément et jugée sévèrement par l’histoire, mais au moins dans le présent elle créerait une situation nette; le 5 pour 100 monterait à son niveau naturel, à 125 ou 130, le 4 1/2 serait à 115, et le 3 pour 100 à 85, peut-être même à 90; il n’y aurait de sacrifié que l’intérêt des contribuables, qui seraient privés à tout jamais du dégrèvement d’impôt pouvant résulter d’une réduction de la dette; le crédit, de l’état au moins aurait repris tout son essor. Au lieu de cela, on fait une déclaration bâtarde qui ne tranche rien et compromet tout. On veut attendre la fin de la crise industrielle et commerciale pour tenter la conversion. Cette crise peut durer longtemps, car elle dépend de causes diverses sur lesquelles malheureusement le gouvernement n’a pas trop d’action. Attendra-t-on toujours? et d’ailleurs c’est une véritable pétition de principes. Qu’est-ce qui peut le plus faciliter la reprise des affaires, si cette reprise est possible, dans l’état d’anarchie économique où l’on est en France et en Europe? c’est à coup sûr le bas prix de l’argent.

Le capital à bon marché a toujours été un élément favorable pour les affaires, et personne n’ignore que le crédit de l’état sert de régulateur au crédit en général, aujourd’hui plus que jamais avec l’importance des fonds qui émanent du gouvernement. Si on obtient 4 1/2 pour 100 avec la rente, on ne placera pas son argent ailleurs à un taux plus bas, à moins de considérations exceptionnelles. Loin donc que la crise industrielle et commerciale soit un, obstacle à la conversion, elle est au contraire une invitation à la faire. On peut ajouter de plus qu’elle est presque une garantie du succès. Que faut-il pour ce succès? Qu’il y ait beaucoup de capitaux disponibles et qu’on n’ait pas d’intérêt à les placer ailleurs que dans la rente. Or, quand les capitaux s’éloignent du commerce et de l’industrie pour cause de crise, ils deviennent malheureusement trop nombreux eu égard aux besoins, et on n’en sait que faire. Ira-t-on les placer à l’étranger? On prétend qu’on peut en avoir la crainte, que, déjà pendant les premiers bruits qui ont circulé au sujet de la conversion, un certain nombre de personnes ont vendu leur rente 5 pour 100 pour chercher des placemens au dehors. Cette crainte nous étonne. Il y a pour les valeurs étrangères des périodes d’engoûment et des périodes d’éloignement ; nous sommes en ce moment dans une des dernières. Beaucoup de gens ne se sont pas bien trouvés d’avoir placé leur argent à l’étranger; ils ont subi successivement la banqueroute de l’empire ottoman, la réduction d’intérêt de l’Espagne, la conversion forcée de l’Egypte, les impôts très lourds de l’Italie et de l’Autriche, etc., sans parler des pertes totales essuyées dans les emprunts d’Haïti et des républiques de l’Amérique méridionale. Toutes ces plaies sont encore saignantes, il faudra une génération nouvelle pour qu’on en perde le souvenir, et qu’on remette de l’empressement à prendre des valeurs étrangères. Dans les circonstances actuelles, il n’y a pas beaucoup à craindre, sauf de la part de quelques esprits aventureux que rien ne corrige, que le grand public, que les porteurs de la rente française, qui recherchent surtout les valeurs assurées, envoient leurs capitaux au dehors. Ils préféreront supporter une réduction d’intérêt, avec un fonds qu’ils connaissent et qu’ils apprécient, plutôt que de chercher un revenu élevé dans une valeur étrangère dont ils ont pu voir tous les risques, risques d’autant plus grands que l’intérêt est plus élevé.

Nous craindrions plus pour le succès de la conversion si nous étions au milieu d’une grande reprise d’affaires, avec le capital très recherché, comme cela arrive toujours en pareil cas; alors les porteurs de 5 pour 100 pourraient quitter la rente et porter leur argent dans le commerce et l’industrie avec profit, ou tout au moins avec espérance de profit; mais aujourd’hui, dans l’état des choses, et étant donné l’éloignement que nous supposons pour les valeurs étrangères, ils ne peuvent que subir la conversion ou garder leur argent improductif. Les banquiers, les gros capitalistes, peuvent recourir à ce dernier moyen, en attendant des occasions plus favorables qu’ils ne trouvent pas toujours. Le petit capitaliste ne le peut pas, il vit de son revenu, dont il a grand besoin, et il ne laisse pas son argent à rien faire, il aime encore mieux se contenter de 4 1/2 et même de 4 pour 100 que de n’avoir rien du tout. Ajoutez que, s’il regarde autour de lui sur le marché des valeurs, il n’en verra aucune lui présentant les mêmes garanties de sécurité que la rente et rapportant plus de 4 pour 100.

L’objection d’inopportunité, tirée de la crise, n’a donc aucune valeur; on n’aggraverait pas la crise en faisant la conversion, on apporterait plutôt dans une certaine mesure le moyen de la faire cesser. Maintenant, en se plaçant au point de vue politique, on invoque contre la réduction d’intérêt l’exemple des 45 centimes de la république de 1848 ; cet exemple n’est pas topique. Nous n’avons pas à justifier la mesure qui a été prise alors et qui était peut-être commandée par la nécessité. Mais c’est voir les choses par un bien petit côté que de croire qu’elle ait été la cause principale de la chute de cette république, elle n’y a joué qu’un rôle très accessoire. D’ailleurs il n’y a aucune comparaison à établir entre les deux situations. En ajoutant 45 centimes au principal de l’impôt foncier en 1848, on atteignait six millions de propriétaires au moins, et cela dans un moment de panique effroyable, lorsque toutes les industries étaient suspendues et que personne ne paraissait avoir de ressources. Aujourd’hui, que se passerait-il avec la conversion du 5 pour 100? On a fait grand bruit de la diffusion de la rente : elle a pénétré, dit-on, jusque dans les plus petits villages et tout le monde en possède. Nous voudrions bien que cela fut vrai, car cela indiquerait un état de bien-être qui dépasserait les suppositions les plus optimistes. Malheureusement il n’en est pas encore tout à fait ainsi. Il y a, paraît-il, deux millions sept cent soixante mille titres de rente 5 pour 100. Or, comme plusieurs de ces titres sont réunis dans la même main, si l’on prend une moyenne de quatre titres par personne, il y aurait aujourd’hui en France à peu près sept cent mille porteurs de cette rente sans tenir compte de ceux qui sont à l’étranger; et si maintenant on suppose que chaque personne est un chef de famille, ayant quatre individus derrière lui, supposition exagérée et bien improbable, ce sont deux millions huit cent mille individus au plus qui seraient atteints par la conversion. C’est beaucoup assurément; mais qu’est-ce que ce chiffre à côté de celui des personnes qui ont été frappées par l’impôt des 45 centimes ! Il y a en France et il y avait déjà en 1848 six millions au moins de propriétaires du sol et d’immeubles[1]; à quatre personnes par famille de propriétaires, cela fait vingt-quatre millions d’individus, et ils n’avaient pas la compensation qu’on pourrait espérer aujourd’hui à la suite de la conversion, celle d’un dégrèvement ultérieur d’impôts, venant atténuer le sacrifice qu’ils avaient fait. Avec la conversion, non-seulement on ne lèse que deux millions huit cent mille individus au lieu de vingt-quatre, mais on peut satisfaire trente-six millions de contribuables par le dégrèvement. Et, si celui-ci est opéré judicieusement, il peut avoir sur le progrès de la richesse une influence assez importante : les rentiers, privés d’une partie de leur revenu, trouveront une compensation dans la plus-value de cette richesse, comme commerçans ou industriels, comme travailleurs à un titre quelconque. Il n’y a donc aucune assimilation à faire entre les 40 centimes de 1848 et le projet de conversion d’aujourd’hui.

Nous n’avons qu’un mot à dire du droit qu’a l’état de proposer le remboursement de sa dette et d’arriver ainsi à la conversion en un titre produisant moins d’intérêt. Ce droit est inscrit formellement dans l’article 1911 du code civil, qui est ainsi conçu : « La rente constituée en perpétuel est essentiellement rachetable. Les parties peuvent seulement convenir que le rachat ne sera pas fait avant un certain délai, qui ne pourra excéder dix ans, ou sans avoir averti le créancier au terme d’avance qu’elles auront déterminé. » Et du reste, ceux qui combattent la conversion ne contestent pas le droit de remboursement; ils voudraient seulement qu’il restât à l’état platonique et qu’on ne s’en servît jamais. La seule question à examiner dans une mesure de ce genre est celle de savoir si la mesure est bien justifiée par la nécessité. Cela ne nous paraît pas contestable. Au point de vue financier, elle permet d’abord de réaliser une économie plus ou moins considérable au profit du trésor ; et cette économie n’est pas à dédaigner dans les circonstances présentes. Nous avons un budget très lourd, on est obligé pour y faire face de maintenir des impôts qui sont une entrave pour la richesse publique et dont la disparition produirait certainement un excellent effet. On ne peut pas songer à les supprimer, ni même à les réduire, sous peine de mettre le budget en déficit. Avec l’économie provenant de la conversion, cette suppression ou réduction deviendrait possible.

Maintenant, au point de vue économique, nous sommes dans une situation tout à fait fausse, préjudiciable au crédit public, et dont il importe de sortir au plus tôt. Deux fonds sont à côté l’un de l’autre, émanant du même débiteur et capitalisés à des taux différens; l’un, le 5 pour 100, est à 115 francs, et l’autre, le 4 1/2, à 110, avec 5 francs de différence seulement, lorsqu’il y a un écart de 1/2 pour 100 dans le revenu, ce qui devrait représenter au moins 10 francs dans le capital. Cette anomalie tient à la menace de conversion qui pèse sur le 5 pour 100. Ce fonds ne peut pas s’élever. Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée ; si on veut la fermer, qu’on déclare hautement qu’on ne fera jamais la conversion du 5 pour 100, les contribuables y perdront tout le bénéfice qu’ils peuvent attendre de la diminution de la dette, et le budget ne sera pas allégé. Mais, je le répète, la situation sera nette, elle se régularisera dans un certain sens. Le crédit de l’état débarrassé de ses entraves s’élèvera au taux qu’il doit atteindre ; si au contraire la porte doit rester ouverte, il faut alors qu’on fasse la conversion le plus tôt possible, car il y a perte à rester dans une situation fausse où le crédit trouve une limite artificielle. La conversion du 5 pour 100 est le prélude indispensable de ces appels aux capitaux qu’on se propose de faire pour l’exécution des grands travaux d’utilité publique dont le programme est devant les chambres.

M. Gambetta, dans son fameux discours de Romans du mois de septembre dernier, a dit « qu’il était opposé à la conversion parce qu’il voulait assurer le crédit, et qu’il importait de ménager les intérêts de ceux qui étaient venus apporter avec bonne foi leur épargne au trésor dans les momens douloureux qu’avait traversés la France. » On a eu lieu d’être surpris d’un pareil langage dans la bouche d’un homme qui avait été plusieurs années de suite président de la commission du budget et qui avait pu voir les choses de près et étudier ce qui est favorable ou nuisible au crédit de l’état. Que la conversion soit désagréable aux porteurs de 5 pour 100, cela n’est pas douteux. Ils aimeraient mieux assurément conserver leur revenu entier que de le voir réduit. Pourtant, si on leur offre 100 francs pour 82 francs qu’ils ont prêtés, en prenant le taux moyen des derniers emprunts de 1871 et 72, ils n’ont pas à se plaindre. Et, parce qu’ils auront apporté leur argent à l’état « dans des circonstances douloureuses » et stipulé en conséquence un intérêt plus élevé que celui qu’ils auraient obtenu en temps ordinaire, sera-t-il donc interdit à ce même état d’améliorer sa situation? Du moment qu’il offre ce qu’il a reçu et même plus, n’a-t-il pas le droit, si on n’accepte pas le remboursement, d’imposer une réduction d’intérêt qui est justifiée par les circonstances nouvelles? Il trouverait facilement aujourd’hui à emprunter à 4 pour 100, et parce qu’il a été obligé un jour de subir un intérêt de 6, il ne pourrait pas profiter de l’amélioration qui s’est produite? Ce serait singulièrement abusif. — On n’a pas songé assez à l’intérêt des contribuables. Nous ne dirons pas-comme certaines personnes : tout pour les contribuables. On pourrait aller fort loin avec cette maxime; C’est celle qu’invoquent les états qui ne font pas honneur à leurs engagemens. Mais lorsqu’on a satisfait à ses engagemens de la façon la plus complète, il est bien permis de s’occuper aussi des contribuables et de chercher ce qui peut légitimement alléger le poids qui pèse sur eux.

Maintenant, où a-t-on vu qu’en payant ses dettes on nuisît à son crédit? C’est absolument le contraire qui est vrai. Et sans faire de théorie à cet égard, ce qui serait inutile, nous n’avons qu’à citer l’exemple des États-Unis. Depuis la fin de la guerre de sécession, ils ont déjà remboursé le tiers de leur dette, 5 milliards sur 15. Jamais leur crédit n’a été à un taux plus élevé. Pour montrer l’avantage que peut avoir la conversion, pour le crédit public et les affaires, supposons que l’état réduise sa rente 5 pour 100 d’un dixième et même d’un cinquième. Sur 375 millions d’intérêts afférant à cette rente qui sont à payer chaque année, c’est une économie de 37 millions dans un cas et de 74 millions dans l’autre. C’est beaucoup assurément, et l’avantage est appréciable pour notre budget. Mais qu’est-ce que cette économie à côté de l’immense avantage qui pourrait en résulter pour les affaires? Cette économie d’un cinquième dans le loyer du capital, appliquée seulement aux 50 milliards et plus qui constituent le fonds de roulement du commerce et de l’industrie, et en admettant que l’intérêt actuel soit de 5 pour 100, représente 500 millions. Il y aurait donc 500 millions de moins à payer pour la production de toutes les marchandises et pour le mouvement commercial alimentés par ce fonds de roulement. Croit-on que ce serait là une chose insignifiante pour le progrès de la richesse publique? Le capital est le grand levier du commerce et de l’industrie à l’égal de toutes les matières premières dont on a besoin, à l’égal du charbon, du fer, du coton et de la laine, et il l’est même à lui seul autant que toutes les matières premières réunies. Or, supposons qu’on apprenne demain que sans sacrifice aucun pour personne, par suite d’une production plus grande et plus économique il y a une réduction de prix d’un cinquième sur toutes les matières premières : quel essor il en résulterait pour l’industrie et le commerce! Eh bien, cet essor peut naître de la diminution seule du loyer du capital, car le capital intéresse toutes les industries. Il faut rappeler ici la belle image de Turgot : « On peut regarder, dit-il, le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plaines immenses. C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux. » Que peut-on dire de mieux pour montrer l’avantage qu’il y a de réduire le prix de l’argent? c’est comme si on ajoutait à la fertilité du sol, à la puissance du travail, comme si on augmentait la production. C’est un des élémens essentiels du progrès, il faut donc s’en préoccuper sérieusement, et loin qu’un pays compromettre son crédit en remboursant sa dette, il le sert au contraire de la façon la plus efficace.

Pour qu’une conversion puisse se faire, disait M. Bineau dans le préambule du décret du 14 mars 1852, trois conditions sont nécessaires : il faut que par suite de l’abaissement général du taux de l’intérêt dans le pays, le taux réel du crédit de l’état, l’intérêt auquel il pourrait contracter un emprunt, soit inférieur à l’intérêt de la dette qu’il s’agit de convertir; il faut en outre que le trésor soit dégagé de tout embarras, afin d’être en mesure de pourvoir aux remboursemens partiels qui pourraient être demandés. Il faut enfin que le pays soit calme et l’avenir assuré. M. Bineau trouvait que ces trois conditions existaient en mars 1852. On aurait pu le contester, car on était au commencement d’un nouveau règne plein d’incertitude; la guerre civile venait à peine d’être apaisée, et le 5 pour 100, qu’on voulait convertir, dépassait tout juste le pair. En outre, le trésor était loin d’être dégagé de tout embarras, il n’avait pas de grandes ressources pour faire face aux remboursemens, et cependant la conversion a réussi. Que doit-on penser aujourd’hui? La rente qu’il s’agirait de convertir est à 115 francs, les capitaux sont on ne peut plus abondans, jamais ils ne l’ont été davantage. Et si ceux qui sont dans les mains des particuliers ne suffisaient pas pour absorber les déclassemens de titres qui auraient lieu et faire face aux demandes de remboursement, la Banque de France pourrait à elle seule prêter toute l’assistance dont on aurait besoin. Seulement la politique est là qui fait hésiter le gouvernement, et il hésite d’autant plus que depuis 1852 le nombre des rentiers s’est beaucoup étendu. On comprendrait cette hésitation s’il s’agissait d’accomplir une mesure d’un caractère douteux et d’une utilité contestable, ou si encore on pouvait, sans compromettre des intérêts sérieux, rester dans la situation où l’on est. Mais l’utilité de la conversion est évidente, incontestable, et quant à rester longtemps dans la situation actuelle, avec la menace de la conversion pendante et l’immobilité qui en résulte pour les fonds de l’état, cela nous paraît impossible. L’hésitation n’est donc pas permise, elle serait un grand signe de faiblesse de la part du gouvernement. On proclame tous les jours que la république est un gouvernement très fort, qui n’a pas à s’occuper des intérêts particuliers, comme les monarchies ou les aristocraties, qui ne voit que l’intérêt général. Et il reculerait devant la première des mesures que commande aujourd’hui cet intérêt! Ce ne serait pas heureux. Un gouvernement qui est réellement fort considère comme choses secondaires les questions de popularité ou d’impopularité qui sont attachées à telle ou telle mesure. Il fait son devoir sans craindre les récriminations plus ou moins intéressées. En définitive, c’est toujours la vérité qui prévaut. Louis-Philippe a fait ajourner la conversion pendant tout son règne pour ménager la bourgeoisie qui possédait la rente, cela ne l’a pas empêché de tomber par la faute de ces mêmes bourgeois qui ne l’ont pas soutenu. Louis-Napoléon a fait la conversion résolument et peut-être d’une façon téméraire en 1852; on lui en a su gré plus tard, et cette mesure n’a pas nui à l’essor qu’ont pris les affaires. Il n’y a donc pas lieu de s’arrêter devant cette défaillance subite qui s’est emparée du gouvernement au moment de réaliser la conversion et lorsque l’opinion y était déjà préparée. La question sera reprise, elle ne peut pas être ajournée pour longtemps. C’est pourquoi il nous a paru utile de l’étudier dès à présent et de chercher comment on pourrait la résoudre.


II.

Si, dans le monde économique et financier, on est généralement d’accord sur l’utilité de la conversion, on ne l’est pas autant sur la manière de l’opérer. Quelques personnes voudraient qu’on la fît selon les précédens qui ont eu lieu en Angleterre et en France, en réduisant simplement l’intérêt de 1/2 pour 100, c’est-à-dire en convertissant le 5 pour 100 en 4 1/2; alors la solution serait très facile, personne ne réclamerait, et la conversion serait aussitôt faite que décrétée. Mais cette conversion en 4 1/2-répond-elle bien aujourd’hui au but qu’on doit se proposer? Ce but est double. Il s’agit d’abord de réaliser au profit du trésor toute l’économie qui est compatible avec l’état du marché ; il faut ensuite procurer au crédit toute l’élasticité dont il a besoin, en un mot le débarrasser du boulet de la conversion qu’il traîne déjà depuis trop longtemps. Si on convertit en 4 1/2, on donne aux porteurs du 5 un fonds qui vaut aujourd’hui 110 francs, c’est-à-dire 10 francs de plus que la somme qu’on est obligé de leur rembourser. Quelle sera la situation le lendemain ? On ne pourra pas promettre aux porteurs du 4 1/2 de ne pas les convertir de nouveau un peu plus tard; on prendra seulement vis-à-vis d’eux l’engagement de ne pas le faire avant un certain délai, et en attendant le nouveau fonds, menacé à son tour d’une conversion plus ou moins prochaine, et elle devra n’être pas très éloignée, si on se préoccupe sérieusement des intérêts de l’avenir, le nouveau fonds, dis-je, ne s’élèvera pas ou presque pas. C’est lui qui traînera le boulet qui est maintenant au pied du 5 pour 100; l’effet sera le même pour le crédit public. Quant à l’économie, elle sera de 37 millions seulement lorsqu’elle pourrait être dès à présent plus forte. On craint que, si dans les circonstances actuelles l’état allait jusqu’au bout de son droit et imposait toute la réduction qui résulte de l’état du marché, il provoquât un grand déclassement parmi les 7 milliards de capitaux qui sont aujourd’hui engagés dans le 5 pour 100, et se mît par suite dans l’impossibilité de faire face aux demandes de remboursement qui se présenteraient. Il vaut mieux, dit-on, se contenter d’une simple réduction de 1/2 pour 100 que de courir des risques en en cherchant une plus forte ; d’ailleurs on pourra arriver à cette réduction plus forte en procédant successivement et par étapes. Cette considération impressionne beaucoup de gens ; elle nous impressionnerait nous-même, s’il n’y avait en jeu que la question d’économie. Ce n’est pas en effet pour 30 ou 40 millions de plus à économiser par an, quoique le chiffre soit assez gros, que nous voudrions courir le risque d’un grand déclassement de capitaux. Mais il y a une raison qui domine tout, c’est l’essor à donner au crédit et l’impossibilité de rester dans la situation où l’on est. Avec le 4 1/2 pour 100 on n’a rien fait pour le crédit, il reste paralysé comme auparavant. Aujourd’hui, c’est le 5 pour 100 qui, à 114 ou 115 francs rapportant 4 fr. 40, ne peut pas monter sensiblement parce qu’il est menacé de conversion; demain ce sera le 4 1/2 qui oscillera autour des mêmes cours et ne pourra pas s’en écarter beaucoup par la même raison. Et quant au 3 pour 100 qui, au taux de 78 fr., donne 3 fr. 80 pour 100, il souffrira de la comparaison avec le 4 1/2. Le capitaliste sérieux qui veut faire un placement n’achètera pas du 3 pour 100 rapportant 3 fr. 80 lorsqu’il pourra trouver au moins 4 fr. avec un autre fonds de l’état. En faisant la conversion en 4 1/2, on aura pour un temps plus ou moins long mis une entrave au crédit. C’est ce qui nous empêche d’accepter les étapes par lesquelles on voudrait arriver à une réduction plus grande de l’intérêt.

On a reproché à l’état d’avoir fixé autrefois à 5 pour 100, par la loi de 1807, le maximum du taux de l’intérêt. Avec la conversion en 4 1/2, on ferait quelque chose d’analogue, sans obéir à la même nécessité; on décréterait pour ainsi dire le maximum du taux de capitalisation de l’intérêt. Non, on ne peut pas proposer aujourd’hui sérieusement la conversion en 4 1/2, elle ne répondrait à rien de ce qu’on doit attendre, ce serait une besogne à recommencer dans quelques années, et d’ici là, je le répète, tout resterait en suspens et en souffrance. Quant aux précédens qu’on invoque, en Angleterre et en France, ils ne signifient rien. La situation n’était pas la même. En Angleterre, pour ne parler que de la plus importante des conversions qui ont eu lieu dans ce pays, de celle qui fut faite en deux parties : la première en 1844 en réduisant le 3 1/2 pour 100 en 3 1/4, et la seconde en 1854 en convertissant le 3 1/4 en 3 pour 100, on va voir que l’analogie n’existait pas. Lorsqu’on proposa la première, le 3 1/2 était à 102 et le 3 1/4 au-dessous du pair ; on eut confiance néanmoins, on alla de l’avant, et une fois cette première conversion opérée, le nouveau 3 1/4 monta à 103, à un taux plus élevé que celui qui avait été atteint par le 3 1/2. Ce qui indique bien, par parenthèse, l’avantage qu’il y a à lever les obstacles qui gênent le crédit. Et qu’on ne croie pas qu’il s’agissait là d’une mince opération; le fonds à convertir était de plus de 6 milliards; l’état usait de son droit jusqu’à la dernière limite, peut-être même au delà, puisque le nouveau fonds qu’on proposait n’était pas au pair. Sur ce capital de 6 milliards, les remboursemens demandés ont été insignifians et n’ont pas dépassé 1/2 pour 1,000. Chez nous, en 1852, au lendemain du rétablissement du second empire, lorsque M. Bineau fit décréter la conversion du 5 pour 100 en 4 1/2, le 5 pour 100 était péniblement à 103, rapportant par conséquent 4 fr. 90, et le 3 pour 100 à 68 donnait encore plus de 4 1/2 ; il fallait convertir plus de 3 milliards, l’œuvre n’était pas facile, on peut même dire qu’elle était téméraire, et sans l’assistance de la Banque de France elle aurait bien pu échouer, car le 5 pour 100 pendant l’opération tomba un instant à 99 fr. 05. Le péril était d’autant plus grand qu’on n’était pas embarrassé de placer son argent avantageusement; il y avait à côté des fonds de l’état beaucoup d’autres valeurs recherchées par la spéculation et procurant un revenu plus élevé que la rente : la conversion réussit néanmoins, tant est grande la confiance qu’on a en tout temps dans le crédit du gouvernement. Le trésor n’eut pas à rembourser plus de 75 millions. Que devrait-on craindre aujourd’hui? Le 5 pour 100 est à 115 et le 4 1/2 à 110, de plus on n’a aucune occasion de placement présentant la même sécurité que la rente et donnant un revenu supérieur. Il n’y a donc, je le répète, aucune analogie entre les deux situations. Un ministre des finances qui proposerait aujourd’hui la conversion en 4 1/2 manquerait à son devoir et ne tirerait point de la situation tout le profit qu’il peut en tirer.

Proposera-t-on le 4 pour 100? Les objections qui existent contre le 4 1/2 se retrouvent contre ce nouveau fonds; moins fortes assurément, puisque le cours du 4 pour 100 ne dépasse pas le pair, et que l’état, au point de vue de l’économie à réaliser, obtiendrait immédiatement toute celle à laquelle il peut prétendre aujourd’hui. Le taux de son crédit est en effet à 4 pour 100, et en donnant une valeur rapportant cet intérêt, il offre la conversion à des conditions équitables. Mais, ici encore on crée un fonds qui manquera d’élasticité. Le crédit de l’état ne restera pas toujours à 4 pour 100, il faut bien espérer qu’il s’élèvera plus haut et sera bientôt à 3 1/2, c’est-à-dire qu’il faudra donner 100 francs pour avoir 3 fr. 50 cent, de revenu (il est à 3 pour 100 en Angleterre). Que deviendra alors le 4 pour 100? Il sera paralysé à son tour, l’obstacle qui gênait l’essor du 4 1/2 pour 100 gênera plus tard celui du 4. Ce sera une amélioration sans doute, puisqu’on aura obtenu une plus grande économie et une plus grande réduction d’intérêt. Mais, dans un cas comme dans l’autre, on n’aura rien fait de définitif, et le crédit de l’état aura toujours une limite artificielle.

Reste la conversion en 3 pour 100 ; avec ce fonds évidemment on a une marge beaucoup plus large; jusqu’à ce que le 3 pour 100 ait atteint le pair et qu’on songe aussi à le convertir, il se passera du temps, et d’ici là on aura beaucoup profité du progrès réalisé. Il y a pourtant une grosse objection; on dit : Si vous faites la conversion en 3 pour 100, vous pouvez en effet obtenir immédiatement une plus grosse réduction d’intérêt, on sera séduit par l’augmentation du capital et on se montrera moins difficile sur le revenu. Seulement, cette augmentation de capital est une charge énorme que vous léguez aux générations futures, et qui pourra les gêner beaucoup. Vous vous reconnaissez débiteur de 133 francs pour 100 francs que vous avez le droit de rembourser aujourd’hui, votre dette est accrue d’un 1/3. Est-ce bien sage, bien prévoyant, et devez-vous, pour dégrever un peu le présent, surcharger ainsi l’avenir? Telle est l’objection, et alors on cite l’opinion de tous les hommes d’état célèbres, de tous les financiers qui se sont opposés à une conversion faite dans ces conditions. « J’emprunterais, disait le baron Louis, si j’étais réduit par la nécessité, à de gros intérêts, tant qu’on voudra, en 6, 7, 8, 9 et même 10 pour 100, mais jamais avec augmentation de capital, parce que dans les temps meilleurs je rachèterais avec l’amortissement, tandis qu’au contraire avec un intérêt modique et un capital immense, je ne pourrais jamais racheter et finirais par succomber. » Et en Angleterre, John Sinclair s’exprimait avec plus de force encore. « Ajouter, disait-il, un capital artificiel à un capital réel, obliger l’état à payer 100 francs, lorsque peut-être il n’en a reçu que 50 ou 60, c’est la plus spécieuse des opérations financières, et tout ministre qui proposerait au parlement un pareil moyen devrait être mis en accusation. » Le comte Roy, à propos du projet de conversion de M. de Villèle, en 1824, blâmait également l’augmentation éventuelle de 33 pour 100 de capital qui résultait de ce projet, « Cette augmentation présentée, disait-il, comme une indemnité pour la diminution d’intérêt imposée au rentier n’était avantageuse qu’aux joueurs et aux spéculateurs. » Enfin, M. Bineau, dans les considérans qui précédèrent le décret de mars 1852 sur la conversion du 5 pour 100 en 4 1/2, faisait valoir aussi qu’une des qualités de son projet consistait en ce qu’il n’y avait pas augmentation de capital. « Le mode de conversion, ajoutait-il, qui a lieu avec augmentation de capital a toujours été écarté, aussi bien en France que chez les autres peuples, car il n’est bon qu’à faire des réductions, qu’on peut appeler prématurées avant l’époque où l’abaissement du taux de l’argent permet d’accomplir plus naturellement la réduction d’intérêt de la dette nationale. »

Ces citations montrent l’objection dans toute sa force. On ne veut pas augmenter le capital de la dette pour ne point sacrifier l’avenir au présent, et, parce qu’on pourrait être entraîné, selon M. Bineau, par l’appât de la prime de remboursement qu’on offre, à aller au delà de la réduction d’intérêt qui est légitime, et en harmonie avec les conditions actuelles du marché. Cette objection a été reproduite encore dans un excellent livre qui vient d’être publié sur la matière par M. Labeyrie, trésorier général, et auquel nous empruntons beaucoup de renseignemens. Eh bien, nous devons le dire, elle ne nous émeut pas beaucoup, et nous croyons qu’elle part d’un point de vue tout à fait faux. On pouvait la faire sous la restauration, à l’époque du baron Louis et du comte Roy, lorsque l’argent conservait toujours à peu près la même valeur, et qu’il y avait une certaine immobilité dans les prix. Déjà en 1852, lorsque parlait M. Bineau, la situation avait un peu changé; mais aujourd’hui, après la révolution qui s’est opérée depuis vingt-cinq à trente ans dans le prix des choses, révolution qui est due à des causes diverses, parmi lesquelles figure la dépréciation des métaux précieux, venir dire que, si on rembourse, après un temps plus ou moins long, un capital égal ou à peu près à celui qu’on a reçu, on est dans des conditions de parfaite équité et qu’on fait ce qu’on doit, cela est parfaitement contestable. Tout le monde sait que pour les choses principales de la vie, pour les denrées alimentaires, par exemple, et pour les loyers, il y a eu un renchérissement d’au moins 30 à 40 pour 100; par conséquent, si vous me remboursez la même somme que je vous ai prêtée il y a trente ans, vous ne me mettez pas dans la situation où j’étais alors, vous ne me rendez même pas ce que vous avez reçu en réalité. Avec les 100 francs que je vous ai prêtés, vous avez pu vous procurer beaucoup de choses dont je n’aurai pas l’équivalent aujourd’hui avec le remboursement que vous m’offrez. Devez-vous bénéficier à mon détriment? C’est en pareil cas qu’on pourrait dire comme M. Gambetta : « Il faut respecter les intérêts de ceux qui sont venus vous apporter avec confiance leur épargne dans les momens difficiles. » Qu’un particulier rembourse exactement la somme qu’il a reçue numériquement, quel que soit le délai après lequel le remboursement a lieu, c’est son droit, et il n’a pas à songer à l’intérêt de son débiteur si celui-ci a été assez imprévoyant pour ne pas se préoccuper de l’avenir. Mais l’état doit obéir à d’autres considérations. Sans doute il a comme le particulier le droit de rembourser sa dette au taux nominal qui a été indiqué, et, s’il ne s’agissait que d’un remboursement pur et simple, il n’y aurait rien à dire; mais lorsque cette offre de remboursement n’est qu’une manière d’arriver à la conversion, c’est-à-dire à une réduction d’intérêt, c’est alors un nouveau contrat qui va intervenir entre le créancier et son débiteur, il faut que les deux intérêts en jeu soient satisfaits, il faut notamment que le créancier qui consent à une diminution immédiate d’intérêt en trouve la compensation dans l’augmentation du capital. Cette compensation est de toute justice, elle est tellement admise aujourd’hui qu’il n’y a pour ainsi dire plus un état ni une compagnie industrielle ou financière qui emprunte autrement qu’en promettant une prime de remboursement. C’est la condition essentielle pour trouver de l’argent à de meilleures conditions.

Si l’intérêt est plus élevé, dira-t-on, sans qu’il y ait augmentation de capital, au moins on n’engage pas l’avenir, tout le poids de l’emprunt pèse sur la génération présente et cela est juste, car c’est souvent pour payer les folies de celle-ci que l’emprunt a eu lieu. Et quant au prêteur, s’il veut se mettre en état de pouvoir supporter un jour l’accroissement du prix des choses, il n’a qu’à prélever chaque année une part de l’intérêt plus élevé qu’on lui sert et la consacrer à l’amortissement. Cette théorie un peu spécieuse n’a plus beaucoup d’adhérens; on ne voit guère d’états, je le répète, qui, pour diminuer la prime de remboursement dans l’avenir, consentent à augmenter immédiatement l’intérêt de leur dette: c’est tout le contraire qui a lieu. Sans doute, il arrive que des emprunts soient faits pour payer les folies de ceux qui les contractent; mais il arrive aussi souvent qu’ils servent à satisfaire des intérêts permanens dont profite l’avenir, à payer, par exemple, de grands travaux d’utilité publique. Pourquoi la génération présente en supporterait-elle tout le poids? Si l’on est si pressé de décharger les générations futures, on a un moyen bien simple de le faire, c’est d’imiter les États-Unis et de s’imposer extraordinairement pour éteindre la dette le plus vite possible. De cette façon, tous les intérêts sont sauvegardés ; l’état ne paie pas plus qu’il n’a reçu, ou peu en plus, et le créancier, qui est remboursé à bref délai, ne souffre pas trop des variations de prix qui peuvent avoir lieu dans l’intervalle. Mais, lorsqu’on stipule pour un long terme et qu’on ne sait pas quand on remboursera, il faut offrir au créancier une augmentation de capital équivalente à celle qui pourra se produire dans le prix des choses. Et quant à compter sur ce créancier pour faire son amortissement lui-même, cela est puéril. Personne ne le fera, et quand viendra le jour du remboursement, on subira sans compensation une diminution de capital, sinon dans le chiffre en lui-même, au moins dans la puissance d’achat qu’il représentera. L’emprunt avec prime est aujourd’hui absolument conforme aux nécessités financières. Une seule chose est à considérer, c’est de savoir si, à côté de l’augmentation du capital, on a créé un amortissement efficace.

Nous repoussons la conversion en 3 pour 100 pur et simple, non pas à cause de l’augmentation du capital, mais parce qu’elle n’est pas accompagnée d’un amortissement obligatoire; le fardeau deviendrait plus lourd sans qu’il y eût moyen de l’alléger. Les états qui empruntent aujourd’hui au-dessous du pair ont bien soin, en même temps qu’ils offrent une prime de remboursement, d’organiser un système d’amortissement qui éteigne la dette dans un laps de temps déterminé, de façon qu’ils n’en soient pas grevés indéfiniment. Dira-t-on qu’ils font acte d’imprévoyance en s’engageant à rendre plus qu’ils n’ont reçu? L’annuité qu’ils consacrent à l’amortissement dépasse à peine l’intérêt qu’ils auraient dû payer en plus s’il n’y avait point eu d’augmentation de capital. La charge reste la même, et ils ont au moins la perspective d’être libérés un jour de leurs engagemens.


III.

Si le 3 pour 100 pur et simple n’est pas la valeur à employer pour la conversion, parce qu’il n’est point accompagné d’un amortissement obligatoire, il y a un autre 3 pour 100 de création récente qui, lui, est daté de cet amortissement et qu’on appelle le 3 pour 100 amortissable. C’est avec ce fonds qu’on se propose d’exécuter tous les travaux d’utilité publique qui sont en vue, et cela jusqu’à concurrence de plus de 4 milliards. Pourquoi ne l’emploierait-on pas pour la conversion? C’est un fonds, dit-on, qui n’est pas très connu, qui n’est pas encore assez répandu dans le public, et, quand il s’agit de mettre en mouvement 7 milliards de capitaux, il faut prendre garde et choisir comme type de la conversion un fonds pour lequel les préférences du public sont bien éprouvées. Cette objection n’est pas nouvelle, on l’a produite toutes les fois qu’il s’est agi d’emprunter autrement qu’en rentes perpétuelles. On la faisait déjà à l’origine des chemins de fer, lorsque les compagnies ont commencé à créer des obligations amortissables. Jamais, disait-on, on ne parviendra à en émettre assez pour exécuter le deuxième réseau; il s’agissait alors de dépenser 4 milliards en dix ans. Non-seulement on a emprunté les 4 milliards à raison de 500 millions par an, mais on s’est procuré 3 ou 4 autres milliards pour accomplir le troisième réseau, et le cours des obligations n’a pas cessé de monter. C’est à ce point que, si on veut se reporter à quelques années en arrière et faire une comparaison entre le 3 pour 100 de l’état sans amortissement et les obligations de chemins de fer amortissables, en un temps pourtant assez long, soixante-quinze ans en moyenne, on trouvera que le crédit des obligations est celui qui a le plus gagné. Il y avait autrefois entre le revenu des obligations et celui de la rente 3 pour 100 un écart de 1/2 pour 100 au profit de la rente, c’est-à-dire qu’on préférait celle-ci à 1/2 pour 100 d’intérêt de moins. Aujourd’hui, comme les cours l’indiquent, c’est le contraire qui a lieu. On donne, à intérêt égal, la préférence aux obligations. Lorsque le comte Roy disait en 1824 que le capitaliste sérieux s’occupait peu de l’accroissement du capital remboursable, cela était peut-être vrai pour son époque, ce serait absolument faux maintenant, il s’en préoccupe au contraire beaucoup et pour l’obtenir il consent volontiers à une réduction d’intérêt.

L’obligation amortissable avec prime de remboursement est le fonds par excellence du père de famille. Non-seulement nos compagnies de chemins de fer ont émis de ces sortes de titres pour 7 ou 8 milliards, mais il en vient tous les jours de l’étranger pour des sommes considérables; c’est par milliards encore qu’il faut compter les obligations des chemins de fer russes, autrichiens, espagnols, italiens, etc., qui circulent dans notre pays. Enfin les grands états n’empruntent plus autrement. Et l’on viendrait dire que cette valeur n’est pas très connue en France! Il est vrai que le premier essai qui a été fait de notre 3 pour 100 amortissable n’a pas été très heureux; on l’avait émis, par je ne sais quelle combinaison, à un taux plus élevé que ne le comportait l’état du marché, à 86 ou 87 francs par exemple; il est retombé immédiatement au-dessous de 80 francs, et les spéculateurs qui en avaient pris ont perdu de l’argent. De là leur rancune contre ce fonds. La spéculation est assurément très respectable, et il serait fâcheux de l’avoir contre soi dans une grande opération financière comme la conversion, mais elle n’a pas l’habitude de bouder longtemps contre ses propres intérêts, ses rancunes sont passagères. Le jour où le 3 pour 100 amortissable deviendrait le principal fonds de l’état, il aurait un grand marché, et les spéculateurs s’empresseraient de l’adopter. Ils s’y rallieraient d’autant plus vite qu’ils auraient une marge plus forte pour leurs opérations.

Le 3 pour 100 ordinaire a toujours été le fonds préféré par les banquiers, précisément à cause de cette marge qu’il y a entre le prix d’achat et le taux du remboursement. Pourquoi n’accueilleraient-ils pas de même le 3 pour 100 amortissable? Il a sur l’autre l’avantage que la prime est certaine, on la touchera un jour ou l’autre, plus ou moins vite, suivant les chances du tirage, tandis qu’avec le 3 pour 100 ordinaire on dépend de toutes les oscillations de la Bourse, et on peut ne rien gagner à attendre. Il est donc puéril de dire que ce fonds n’est pas assez connu, et qu’il ferait échouer la conversion. Étant donné, au contraire, qu’on veuille imposer aux rentiers une diminution d’un cinquième pour suivre les conditions du marché, le 3 pour 100 amortissable est la seule valeur qu’on puisse leur offrir, parce qu’elle compense la diminution de revenu par une augmentation de capital. Cette augmentation portera la dette de 7 milliards à 9 milliards 333 millions, il faudra créer une annuité en conséquence ; et une partie de l’économie provenant de la réduction d’intérêt sera absorbée par cette annuité, — cela est vrai; — mais, aussi, quel avantage immense on trouvera dans cet amortissement qui s’opérera régulièrement, obligatoirement et éteindra la dette dans un temps donné !

Les Américains avaient créé 15 milliards de dettes pendant la guerre de sécession. Aussitôt la guerre finie, ils se sont mis résolument à organiser un amortissement considérable qui s’est élevé, dans les premières années, jusqu’à 500 millions de francs par an. L’effet ne s’est pas fait attendre. Avant même qu’ils eussent remboursé une partie notable de leurs charges, le taux de l’intérêt avait tellement baissé chez eux qu’ils ont pu convertir successivement leurs obligations de 6 pour 100 en 5 et maintenant en 4 pour 100. Il n’y a rien de plus significatif que cet exemple. Oui, pendant le temps destiné à l’amortissement, on ne jouira pas directement de toute l’économie provenant de la conversion, on en profitera indirectement par l’essor donné au crédit et à la richesse. On paiera peut-être la même somme d’impôts, mais comme on sera plus riche, la charge sera moins lourde. Aujourd’hui, quelle est la situation? Quand on arrive péniblement à réaliser quelques excédans de recette, immédiatement trois intérêts se présentent pour se les disputer : celui des contribuables qui demande une réduction d’impôts, celui de l’amortissement qui réclame pour la diminution de la dette, et enfin celui des travaux publics qui veut qu’on fasse des dépenses utiles pour augmenter la richesse. Et chacun de ces intérêts a d’excellentes raisons à mettre en avant. Après la création d’un amortissement obligatoire, on sera au moins débarrassé du souci de chercher à diminuer la dette; cette diminution se fera naturellement et progressivement ; et, si on a des excédans de recettes, on pourra les consacrer tout entiers soit à dégrever les impôts, soit à faire des dépenses utiles. Il ne faut pas se nourrir d’illusions, il n’y a d’amortissement efficace que celui qui est obligatoire, faisant partie des engagemens pris vis-à-vis des créanciers et auquel on ne peut pas plus se soustraire qu’au paiement des intérêts eux-mêmes ; celui-là seul avec les intérêts composés éteint à coup sûr la dette dans un temps donné. Tous les autres systèmes sont illusoires. Ou on les détourne de leur destination comme on l’a fait pour les dotations spéciales qui avaient été créées autrefois chez nous, ou si, comme en Angleterre depuis 1829, on se borne à racheter la dette avec les excédans de recette, on arrive à des résultats insignifians. Dans ce dernier pays, depuis 1815, l’intérêt de la dette a été diminué par différens procédés d’environ 130 millions par an. Sait-on pour combien figure le rachat avec les excédans de recettes ? Pour 14 millions de francs seulement. C’est dérisoire, et on peut déclarer hautement que, si l’on n’avait en France que les excédans de recette pour atténuer la dette, qui est aujourd’hui de plus de 20 milliards, nous en serions grevés à peu près à perpétuité. Quelqu’un a dit : « Plus la démocratie a fait de progrès en France et moindre a été l’amortissement. » Cela est parfaitement vrai et naturel. La démocratie n’aime pas les économies et ne les comprend pas, elle ne comprend que les grandes dépenses pour donner du travail aux ouvriers et augmenter, croit-elle, la richesse publique.

Je sais bien qu’il y a des financiers aussi qui se préoccupent peu de la perpétuité de la dette et qui pensent que tout le problème à résoudre est d’augmenter la richesse. « Quand le fardeau est trop lourd, a dit Robert Peel, il faut renforcer la monture. » Le chiffre de la dette n’est rien, ce qui est tout c’est la faculté des contribuables, et on cite l’exemple de l’Angleterre qui a vu, en 1815, l’intérêt de sa dette absorber 9 pour 100 de son revenu, et qui aujourd’hui ne consacre plus à cet intérêt que 3 pour 100 de ce même revenu, bien que la dette ait diminué tout au plus de 3 milliards. Cette thèse est plus spécieuse que fondée. Sans doute, pour mesurer la charge qui pèse sur un peuple, il faut la comparer avec la force dont il dispose. La France paie plus facilement 1,200 millions d’intérêts par an à ses créanciers que la Turquie n’en pourrait acquitter 200, bien que la population des deux pays soit à peu près la même. Mais il ne faut pas abuser de cette comparaison; les peuples les mieux établis, les plus riches, surtout les plus riches, subissent des crises financières, ils traversent quelquefois des révolutions, comme chez nous, et éprouvent des temps d’arrêt dans leur prospérité. Alors le poids de la dette qui pouvait, en temps normal, n’être pas trop lourd, devient écrasant; on ne peut plus faire face aux engagemens qu’en empruntant à nouveau et en augmentant encore les charges. Nous n’avons pas besoin de citer des exemples, ils sont malheureusement trop nombreux dans notre pays. Un état riche qui ne se préoccupe pas de sa dette en temps ordinaire, lorsqu’elle est arrivée à un chiffre très élevé, agit comme un homme qui, bien portant aujourd’hui, ne songe pas qu’il peut être malade un jour et ne fait aucune provision en conséquence.

Cette provision, dit-on, nous l’avons dans le retour des chemins de fer aux mains de l’état lorsque l’usufruit actuel des compagnies aura cessé, et il cessera dans une moyenne de soixante-dix ans. À cette époque, en supposant que la recette totale, qui maintenant dépasse 800 millions par an, s’élève à 1 milliard et que les frais d’exploitation continuent à être de 40 pour 100, soit de 400 millions, nous aurons une recette nette de 600 millions à mettre en regard des intérêts de la dette. Voilà un amortissement sérieux et efficace. Bien naïf serait celui qui compterait sur une pareille ressource. Dans soixante-dix ans, quand les chemins de fer reviendront à l’état, celui-ci se trouvera en présence d’autres exigences qui seront certainement très vives; on lui demandera de réduire les tarifs; les bas tarifs, dira-t-on, sont la condition essentielle du progrès de l’industrie et du commerce, l’arme de la concurrence vis-à-vis de l’étranger, et pourquoi l’état ne les abaisserait-il pas au niveau des frais d’exploitation, puisqu’il n’a plus de capital à rémunérer? On objectera en vain qu’il y a nécessité de faire face aux intérêts de la dette. On répondra qu’on y faisait face auparavant et qu’il faut avant tout donner de l’essor au développement de la richesse. L’état a bien construit les routes à ses propres frais, et il ne fait rien payer à ceux qui s’en servent; il a réduit de même à l’extrême limite le péage à percevoir sur les canaux, pourquoi agirait-il autrement en ce qui concerne les chemins de fer? Est-ce parce que ceux-ci sont plus employés et plus utiles? Raison de plus pour les mettre à de bonnes conditions à la disposition du public. On peut donc considérer comme à peu près certain, dès aujourd’hui, que l’état, après le retour gratuit des chemins de fer en sa possession, sera dans l’impossibilité de défendre les tarifs et de les tenir à un niveau sensiblement supérieur aux frais de l’exploitation. Les 600 millions de produit net auront à peu près disparu, et il n’y aura rien pour compenser les intérêts de la dette, si ce n’est la plus-value de la richesse publique. Mais quelle sera alors la dette? Si on pose en principe qu’il n’est pas nécessaire de songer à l’amortissement, elle aura certainement augmenté, et la plus-value de la richesse pourra se trouver fort insuffisante. Non, en tout état bien ordonné et qui veut avoir de bonnes finances, il faut songer à l’amortissement, surtout quand on est en présence d’une dette comme la nôtre et qu’on n’a pas le courage de s’imposer extraordinairement pour l’éteindre en peu d’années, comme ont fait les Américains; et en fait d’amortissement, il n’y a d’efficace que celui qui est lié à l’engagement lui-même et qu’on ne peut pas détourner de sa destination.


IV.

Donc pour toutes ces raisons, si la conversion du 5 pour 100 se fait, et nous croyons avoir démontré qu’elle est nécessaire, elle devra se faire en 3 pour 100 amortissable. Maintenant une autre question se présente, celle de la durée de l’amortissement. En combien de temps amortira-t-on le nouveau fonds? Si on était en face d’une situation très prospère, nous dirions que la durée la plus courte sera toujours la meilleure. Dans un moment de concurrence universelle, où chacun s’applique à réduire le plus possible ses frais de production, l’avenir appartient aux états qui auront le moins de dette; parce qu’ils auront plus de facilité de produire à bon marché. Il y a quelques années, on avait eu l’idée dans notre pays de créer un fonds remboursable en trente ans pour payer certaines dépenses d’utilité publique. Ce laps de temps parut trop court, la charge de l’annuité était trop lourde, et comme en définitive les dépenses qu’il s’agissait de faire profitaient au futur plus encore qu’au présent, on étendit le délai, et les obligations trentenaires devinrent remboursables en soixante-quinze ans. Ce délai est assurément bien long, et il eût été désirable qu’on pût l’abréger un peu. Si la conversion était faite avec une réduction de 1 pour 100 d’intérêt, l’économie serait de 74 millions. En en affectant 57 à l’amortissement on éteindrait la dette en soixante ans et on laisserait encore 17 millions de disponibles. Mais ce serait une innovation; il faudrait modifier le précédent qui vient d’être créé avec la rente amortissable en soixante-quinze ans, il vaut peut-être mieux se rallier purement et simplement à ce précédent et proposer la conversion en 3 pour 100 amortissable en soixante-quinze ans. L’amortissement alors n’absorbera qu’une annuité de 34 millions, laissant libre une économie annuelle de 40, dont on pourrait se servir immédiatement pour dégrever les impôts. Que peut-on dire contre la conversion ainsi proposée? Craindrait-on qu’elle ne réussît pas et que le public préférât son remboursement à ce qu’on voudrait lui donner en 3 pour 100 amortissable? Cette crainte serait fondée, si on ne lui offrait que l’équivalent de 100 francs; alors le moindre caprice, la moindre oscillation dans les cours de la Bourse pourraient multiplier les demandes de remboursement et faire échouer la mesure, ce qui, je le répète, a failli arriver lors de la conversion de 1852. Mais aujourd’hui on a beaucoup plus de marge qu’à cette époque, les cours sont beaucoup plus élevés; supposons que ceux du 3 pour 100 amortissable se maintiennent aux environs de 81 francs et qu’on offre 4 pour 100 en cette valeur contre l’ancien 5 pour 100 ; 4 francs de rente en 3 pour 100 amortissable vaudraient immédiatement 108 francs comme capital; or personne ne s’aviserait de demander le remboursement de 100 francs, lorsqu’il pourrait recevoir un litre valant 8 francs de plus, indépendamment de la prime de remboursement. En 1852, pour faire réussir la conversion, tentée un peu prématurément, on a eu recours à la Banque de France, qui a prêté environ 100 millions. Grâce à cette assistance, la mesure a réussi, et les oscillations du crédit n’ont guère dépassé 2 pour 100. Cette intervention de la Banque, en 1852, a pu être critiquée, parce qu’elle tendaità fausser les cours et à leur donner une élévation factice. Une conversion n’est légitime et équitable que lorsqu’elle résulte bien de l’état du marché et qu’on pourrait se procurer aisément à des conditions meilleures les fonds nécessaires au remboursement. Alors, eu offrant ce remboursement, on fait une proposition sérieuse d’où découle naturellement la conversion. Qui pourrait critiquer aujourd’hui l’intervention de la Banque de France pour soutenir une mesure de ce genre, alors que le 5 pour 100 est à 115 et que le crédit de l’état, calculé sur le 3 pour 100, est à moins de 4? elle serait parfaitement justifiée et elle n’aurait qu’un but : prévenir la panique et empêcher toutes les manœuvres que pourrait tenter la spéculation en sens contraire de la mesure proposée. Si une assistance de 100 millions a suffi en 1852, aujourd’hui la Banque, après l’épreuve qu’elle a faite de son crédit, mettrait aisément à la disposition de l’état une somme infiniment plus forte : supposons qu’elle offre 500 millions. On ne peut pas douter qu’avec une pareille assistance la conversion ne réussisse parfaitement. Il suffirait de le vouloir pour qu’elle fût opérée sans difficulté et sans trouble et que le lendemain on vît le crédit de l’état reprendre son essor.

Sans doute, il sera douloureux d’imposer aux porteurs du 5 pour 100 une perte d’intérêt d’environ 1 pour 100. Mais qu’y faire? Faut-il, pour leur être agréable, sacrifier les intérêts de l’état, celui des contribuables et l’avenir du crédit? Ils ne peuvent pas contester que le crédit du gouvernement ne soit aujourd’hui au-dessus de 4 pour 100. De quel droit alors leur servirait-on un intérêt de 5? Il faut bien qu’ils se résignent à la réduction qui est dans la force des choses. Seulement on a commis une grande faute vis-à-vis d’eux en ajournant la conversion, et en la déclarant inopportune. Les rentiers qui ont déjà pu constater par expérience ce que signifient au fond ces questions d’inopportunité se sentiront plus rassurés qu’ils ne doivent l’être. Beaucoup de gens, même sur la foi de cette déclaration, se sont remis à racheter du 5 pour 100, et si on veut plus tard leur proposer une réduction d’intérêt, ils seront d’autant plus irrités et crieront à la trahison.

Quand une mesure est mûre, comme l’est la conversion, il faut l’exécuter résolument; au moins on ne trompe personne, et s’il y a des mécontens, il y en a toujours, même pour les réformes les plus utiles, on doit s’en rapporter à l’avenir pour vous rendre justice et ratifier ce qui a été fait. Le statu quo qu’on voudrait maintenir est le plus déplorable des expédiens. S’il nous était permis de prendre un exemple dans une question que nous avons souvent traitée ici, nous dirions qu’on commet à propos de la conversion la même faute qu’on a faite pour la monnaie. Il y a dix ans et plus, lorsqu’on a demandé qu’on adoptât l’étalon d’or unique et qu’on réduisît l’argent à n’être plus qu’une monnaie d’appoint, ce dernier métal n’avait encore perdu que 1 ou 2 pour 100 par rapport à l’or, et il y en avait au plus pour 1,500 millions dans le pays ; on a déclaré la question inopportune et on a préféré attendre. Aujourd’hui l’argent perd de 16 à 17 pour 100, et il y en a en France pour 2 milliards 1/2 dont on ne sait que faire. L’embarras est devenu très grand. Cet exemple est précieux, et on pourrait le méditer. Eh bien, au lieu de cela on s’apprête à faire la même faute pour la conversion. Il y a un mois, elle était très facile, tout le monde y était préparé. Elle est un peu plus difficile aujourd’hui, à cause des espérances contraires qu’on a fait naître. Dans quelque temps, on n’osera plus y songer de peur de l’impopularité qui en résulterait et qui aura grandi en raison de l’ajournement.

Les adversaires de la république prétendent que des trois questions financières et économiques qui sont en ce moment sur le tapis, question de la conversion, question des chemins de fer et des traités de commerce, elle n’en résoudra et n’en pourra résoudre aucune; qu’elle vivra dans un éternel statu quo, ajournant ou prorogeant ce qu’elle ne peut ou n’ose décider en principe. Veut-on absolument leur donner raison? On a déjà commencé à le faire en ajournant la conversion. Espérons pourtant qu’on reconnaîtra l’erreur, et qu’on ne tardera pas à la réparer.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez les statistiques officielles publiées par le ministère de l’agriculture et du commerce.