La Convention de Lalla Mar’nia et la Frontière algérienne de l’ouest

La Convention de Lalla Mar’nia et la Frontière algérienne de l’ouest
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 859-879).
LA CONVENTION DE LALLA MAR’NIA
ET LA
FRONTIÈRE ALGÉRIENNE DE L’OUEST

A l’occident de l’Algérie, l’Empire chérifien s’étend le long du département d’Oran. Limitrophe de notre colonie que géographiquement il complète, le Maroc occupe dans l’angle nord-ouest du continent africain une situation privilégiée, puisqu’il domine, en face de Gibraltar l’entrée de la Méditerranée. D’autre part cette région a des contours terrestres vagues, sauf sur une petite étendue où les plénipotentiaires du roi de France s’efforcèrent de délimiter une frontière en signant la convention de Mar’nia de 1845. Or les points de contact que nous avons avec ce pays sont multiples. Nos tribus oranaises se trouvent en relations constantes avec celles de l’empire voisin, et non seulement sous ce rapport spécial, mais encore au point de vue plus général de notre politique en Afrique, il ne nous est pas possible de nous en détacher. Aussi bien le Maroc est-il dans un état tout à fait particulier; en face de l’Europe, à quelques milles des côtes andalouses, il est demeuré ce qu’il était aux siècles passés, contrée fermée que régit une rigoureuse théocratie musulmane. Le fanatisme y a toujours été la force et comme la raison d’être du gouvernement. Depuis les premières dynasties qui s’y sont succédé jusqu’aux Filali actuels, le caractère religieux des sultans ne s’est point démenti; de nos jours, le chef du Maghzen trône bien plutôt en prince religieux qu’il ne commande aux Berbères de cet empire sans consistance, véritable et simple expression géographique. Invoquant sa descendance du Prophète Mohammed, Sa Majesté chérifienne jouit d’un prestige réel parmi les musulmans du nord de l’Afrique. Terre sainte où les confréries religieuses ont poussé leurs racines les plus vivaces, le Maroc nous intéresse ainsi et au plus haut titre, car notre domaine s’étend du Soudan aux côtes barbaresques. N’a-t-on pas déjà et excellemment dit que les populations musulmanes sont ce que devaient être les peuples chrétiens du moyen âge alors qu’une même communauté de sentimens et d’idées les rendait solidaires? Pour ces raisons autant que pour la sécurité de sa colonie algérienne, la France fait donc œuvre de prudence en suivant avec vigilance les choses du Maroc, car d’autres puissances européennes s’efforcent d’y jouer un rôle d’autant plus accusé que leurs intérêts y sont moindres et que de ce fait, leurs légations n’y ont pas une immédiate responsabilité.

De cet exposé, ressort le rôle de notre diplomatie. Sur ce terrain que l’on est convenu d’appeler la question du Maroc, véritable question d’Occident, où la gravité des intérêts est extrême, il nous faut faire prévaloir notre influence en dépit des jalousies et des intrigues qui s’agitent autour du chérif et préparer également les voies de l’avenir sans compromettre l’état de choses actuel, si défectueux soit-il dans le pays voisin de l’Algérie.

C’est ainsi que l’on sentira l’importance de la convention de Lalla Mar’nia puisque, ayant voulu fixer notre frontière algérienne de l’ouest, elle régit nos rapports de voisinage et que par là elle influence directement nos relations avec la cour marocaine.

Signée le 18 mars 18 45, elle est depuis cette date déjà lointaine, de la part de nos autorités algériennes, l’objet d’incessantes réclamations et des commentaires les plus fâcheux. Commandans de cercles, généraux, gouverneurs militaires, gouverneurs civils, chacun a comme lancé sa pierre contre cet instrument diplomatique. Méritait-il une telle hostilité, si violente, si unanime? C’est précisément ce que nous nous proposons d’étudier.


I

Deux victoires éclatantes, Isly, Mogador, avaient contraint la cour de Fez à signer la paix. Nous avions hâte de traiter, comme on le verra plus loin : les circonstances nous y obligeaient. De là, le traité de Tanger, qui prévoyait la fixation d’une frontière entre les deux États :

« La délimitation des frontières entre les possessions de Sa Majesté l’empereur des Français et celle de Sa Majesté l’empereur du Maroc reste fixée et convenue conformément à l’état de choses reconnu par le gouvernement marocain à l’époque de la domination des Turcs. »

De cette clause devait sortir la convention dite de Lalla Mar’nia. Nous la rappellerons en quelques lignes. Elle comprend deux parties distinctes : la première, délimitant nos possessions, indique les points de notre frontière, qui part de la mer, à l’embouchure de l’Oued-Kiss, pour remonter jusqu’à la source de ce cours d’eau et de là gagner le col dit Teniet-es-Sassi qui en est le point terminus. La seconde partie, considérant que le Teniet-es-Sassi peut être admis comme la limite extrême des pays habitables, ne s’occupe plus d’aucune fixation de frontière. On est arrivé au désert. Ce pays n’est à personne, c’est le « pays des fusils », quelque chose d’analogue, d’assimilable à une mer intérieure, où l’on se contenta de partager les tribus et les villages ou ksour de la région.

Les difficultés et les récriminations qui s’ensuivirent commencèrent presque aussitôt, c’est-à-dire dès le moment où la soumission d’Abd-el-Kader faisait disparaître toute cause de trouble immédiat dans notre région de l’ouest et permettait l’organisation de ces territoires. Dans cet ordre d’idées nous avions un double but à poursuivre, et c’est à faciliter notre tâche, à lui préparer une base solide, que visait la convention de Lalla Mar’nia. Nous devions faire reconnaître notre domination à de nouveaux sujets en même temps qu’assurer, par la tranquillité des Hauts-Plateaux, la sécurité de nos établissemens naissans du Tell. A ce point de vue le plan général du traité fut bien et largement compris. Dans le Tell, du côté du Maroc, il établissait une frontière qui séparait nos possessions des possessions de nos voisins, nous laissant toute latitude dans ces territoires nouveaux et nous préservant des coups de main tentés par les tribus marocaines ; vers le sud, il permettait d’asseoir notre influence sur un groupe de tribus, qui, venues à l’obéissance, formaient une sorte de rideau protecteur vis-à-vis du désert.

Malheureusement l’exécution de ce plan devait être imparfaite, et l’on peut même se demander s’il répondait à l’esprit des populations. Celles-ci, composées de tribus, les unes complètement, les autres à peu près indépendantes, étaient mal préparées par leurs habitudes de vie à concevoir une idée exacte de ce que représente pour nous, en Europe, une ligne frontière, et de la gravité que nous attachons au fait de la violer. Aussi bien, dans ces régions lointaines chaque tribu a son territoire où depuis des siècles elle vit à l’état nomade ; elle a ses parcours définis, ses points d’eau consacrés, en un mot son domaine pastoral toujours respecté en temps normal par les voisins. Mais les confins de ces terres de parcours ne sont nullement définis ; ce sont là des causes incessantes de luttes pour la possession de ce « bled-el-baroud », pays de la poudre, comme l’appellent les indigènes. La conception d’une barrière fictive, d’un tracé précis, limitant à un mètre près les droits de chacun, n’entre pas dans leur esprit. Il fallait donc, pour imposer, aussi bien à nos nouveaux sujets qu’à leurs voisins du Maroc, nos coutumes d’ordre et de méthode, user de mille précautions, s’attacher, sur tout le parcours de la frontière, à établir un tracé qui ne soulevât jamais la moindre contestation. Les nôtres, sous une étroite surveillance, eussent pris rapidement l’habitude de demeurer en deçà, tandis que par des mesures, des conventions préventives, les tribus marocaines, à peine soumises à l’autorité de la cour chérifienne, eussent été dans l’obligation de respecter nos droits. Et d’autre part, afin d’assurer cet état de choses nouveau, et de nous prémunir, dans la mesure du possible, contre une confusion des tribus limitrophes, il convenait de relever exactement leurs domaines respectifs, leurs propriétés, leurs champs, les possessions individuelles. C’eût été tenir compte des habitudes indigènes et nous ménager sur notre ligne frontière la faculté d’une action vigoureuse et indiscutable, tandis que nous aurions de même obtenu, dans les régions non délimitées, la même solidité d’installation.

Cela n’a point été fait. La convention signée à Lalla Mar’nia semble plutôt une ébauche qu’une mise en œuvre définitive ; et par là-même elle offrait un double inconvénient : d’abord elle devait être plus tard sujette à interprétations diverses et opposées, sources intarissables de difficultés avec nos voisins du Maroc ; en second lieu, elle exigeait de ceux qui avaient à l’appliquer ou à la subir sur place, une habileté comme surhumaine pour éviter les conflits, et par suite elle paralysait leurs efforts.

Un rapide résumé des faits nous en donnera la preuve, en même temps qu’il mettra en lumière les erreurs commises par les plénipotentiaires chargés de rédiger la convention.


II

D’après cet acte diplomatique, la ligne frontière, partant de l’embouchure de l’Oued-Kiss, suit cette rivière jusqu’à Ras-el-Aïoun, « remonte la crête des montagnes avoisinantes jusqu’à ce qu’elle arrive à Dra-el-Doum, puis elle descend dans la plaine d’El-Aoudj. De là elle se dirige à peu près en ligne droite sur Haouch-Sidi-Aïed. Toutefois le Haouch lui-même est à 250 mètres environ du côté de l’est, dans les limites algériennes. De Haouch-Sidi-Aïed, elle va sur Djorf-el-Baroud, située sur l’Oued-bou-Naïm. De là elle arrive à Kerkour-Sidi-Hamza ; de ce point à Zoudj-el-Beral ; puis, longeant à gauche le pays des Oulad-Ali-ben-Talha, jusqu’à Sidi-Zahir, qui est sur le territoire algérien, elle remonte sur la grande route jusqu’à Aïn-Takbalet, qui se trouve entre l’Oued-bou-Erda et les deux oliviers nommés El-Toumiet, qui sont sur le territoire marocain. D’Aïn-Takbalet, elle monte vers l’Oued-Rouban jusqu’à Ras-Affour; elle suit au delà le Kef, en laissant à l’est le marabout de Sidi-Abdallah-ben-Mohammed- el-Hamlili; puis, après s’être dirigée vers l’ouest en suivant le col de El-Mechamich, elle va en ligne droite jusqu’au marabout de Sidi-Aïssa, qui est à la fin de la plaine de Missiouin. Ce marabout et ses dépendances sont sur le territoire algérien. De là elle court vers le sud jusqu’à Kouddiet-el-Debbar, prend la direction du Sud jusqu’à Kheneg-el-Hada d’où elle marche sur Teniet-es-Sassi, col dont la jouissance appartient aux deux empires. »

Or, à part l’Oued-Kiss, qui forme une ligne de démarcation à peu près nette, la plupart des points désignés par la convention ont donné lieu à des contestations. Algériens, Marocains, réclamaient tour à tour, car depuis 1847, pendant dix ans, ce ne fut qu’une longue série de conflits auxquels les officiers chargés de la surveillance des cercles bordant la frontière, avaient la plus grande peine à mettre fin. C’est qu’en dehors de cette difficulté constante soulevée par la dénomination inexacte des points de frontière, on se heurtait à un autre inconvénient qui ajoutait Picore aux complications.

Des tribus reconnues comme marocaines se, trouvaient sur le territoire algérien, tels les Attia et les Beni-Mengouch-Tahta ; d’autres étaient des fractions infimes de sujets algériens ; nos Angad avaient des propriétés aux portes d’Oudjda, ceux du Maroc sur les bords de la Tafna. Nos Oulad-Sidi-Medjahed possédaient leurs mechtas (établissemens d’hiver) sur le territoire marocain, etc., etc. C’était la confusion organisée. On devine quelles peines avaient nos administrateurs militaires pour maintenir seulement un peu d’ordre dans ce mélange et ce heurt continuel d’intérêts divers. La tâche était ardue, de gouverner des populations habituées à ne connaître aucun joug, pour qui la frontière n’existait pas; cette frontière, indécise, mal définie, toujours discutée, n’étant un obstacle que pour arrêter notre poursuite ou notre action. Il est donc aisé de concevoir que, dès le principe, les autorités algériennes aient protesté contre un tel état de choses et que ces protestations n’aient jamais cessé complètement.

Néanmoins, vers 1857, la frontière jouissait d’une tranquillité presque absolue ; les tribus marocaines, châtiées, avaient cessé leurs incursions sur notre territoire. C’était pour peu de durée. En 1859, nous voyant engagés dans une guerre européenne, elles crurent l’heure propice, mais une rapide campagne calma cette effervescence; nous reprîmes l’organisation de nos tribus; et, quelques années plus tard, l’application du sénatus-consulte de 1863, qui constituait la propriété indigène, forçait à vérifier d’une façon plus attentive le tracé de notre frontière. C’est ainsi que l’on constata le vague ou l’inexactitude des points désignés par la convention de Lalla-Mar’nia. Par exemple, si nous cheminons de Ras-el-Aïoun vers le sud, nous arrivons au point dit Dra-el-Doum. C’est un contrefort de 4 kilomètres de long! De même pour la plaine d’El-Aoudj qui lui fait suite, plaine très grande, assez fertile, également convoitée par les Beni-Snassen marocains, nos Beni-Ouassin et nos Achache, et que l’on ne savait comment départager. Plus loin c’est un kerkour. On nomme kerkour des amas de pierres, sortes de pyramides, que les indigènes marocains ne se font, on le devine, aucun scrupule de déplacer. Quand ils ne les déplacent pas, ils en élèvent d’autres là où leur intérêt les engage à le faire. C’est ce qui était arrivé pour le Kerkour Sîdi-Hamza désigné par le traité. Puis on s’apercevait que l’Oued-Rouban n’existait pas, que Kouddiet-el-Debbar, après la plaine de Missiouin, envahie par les Beni-Hamelil marocains, se trouvait à l’est et non au sud du point noté, ce qui faisait perdre à nos Oulad-En-Nehar presque toutes leurs terres. Or, comme cette vérification de frontière avait pour but de s’entendre avec les autorités du Maroc afin de régulariser une situation difficile, que nous devions, pour éviter d’interminables complications, nous montrer accommodans, il en résultait que nos administrés se trouvaient lésés en partie de leurs droits. Que faire? Rester dans le statu quo sur la plupart des points frontières et continuer à subir les conséquences de cet état fâcheux.

Plus tard encore, toujours pour obvier à des difficultés, on reprenait, d’accord avec les autorités marocaines, la vérification de la frontière ; mais on ne parvenait pas davantage à s’entendre ; aussi bien, il fut décidé de laisser des terrains neutres dans lesquels Algériens et Marocains pourraient s’établir sans qu’ils fussent censés avoir franchi la frontière soit d’un côté, soit de l’autre. C’est ainsi que l’on procéda entre Djorf-el-Baroud, Zoudj-el-Beral et les deux kerkour Sidi-Hamza ; puis à Aïn-Takbalet et au Ras-Asfour, etc. Un fait donnera une idée de la singulière bonne foi des autorités marocaines. Celles-ci prétendirent, au point marqué par la koubba de Sidi-Abdallah-ben-Mohammed-el-Hamlili, qu’il fallait, pour trouver la frontière, tirer de là une ligne de 1 600 mètres vers l’ouest pour arriver à un petit col à l’est du col de Mechamich, indiqué cependant par le traité. Or il n’a jamais été fait nulle part mention de cette mesure de 1 600 mètres. Le seul but de nos voisins était de gagner une portion de terrain, ainsi qu’ils l’ont su faire peu à peu sur presque toute la ligne frontière, et la question dite du col de Mechamich n’a pu être résolue.

Aussi l’attitude des tribus riveraines est-elle parfois très fâcheuse. On a toutes les difficultés à leur faire payer l’impôt achour, dû pour avoir labouré sur notre territoire. Il faut recourir à des mesures de police sévères, saisir leurs récoltes, ouvrir avec l’amel d’Oudjda des négociations intarissables. On n’arrive point à leur faire respecter la frontière, — double pourtant sur certains points.

En somme, à part la ligne de l’Oued-Kiss, il n’y a pas eu de limite nettement caractérisée, nettement tracée. Il apparaît jusqu’à l’évidence que la reconnaissance des points assignés par la convention n’a pas été faite sur place, et que, d’autre part, les indigènes intéressés n’ont pas été consultés sur leurs droits. La convention de Lalla Mar’nia n’a donc pas répondu à cette partie du plan qu’on devait se proposer : établir une ligne ferme, incontestable, sur laquelle appuyer notre action.

A-t-on été plus heureux en ce qui concernait les choses du sud? Là, plus de frontière, un partage des tribus et des ksour. Ce partage fut-il fait de telle sorte que notre influence se pût établir sur les nôtres d’une façon solide? Il ne le semble pas.

Il fut spécifié que les tribus dépendant du Maroc étaient les Mehaïa, les Beni-Guil, les Hamian-Djembâ, les Eumour Sahra, et les Oulad-Sidi-Cheikh-R’araba ; celles qui dépendaient de l’Algérie étaient les Oulad-Sidi-Cheikh-Cheraga, et tous les Hamian, à l’exception des Djembâ. Pour les ksour, deux étaient reconnus marocains, Ich et Figuig, et sept algériens, Aïn-Sefra, Sfissifa, Asla, Tiout, Chellala, El-Abiod et Bou-Semr’oum.

Or, dès que les circonstances nous obligèrent à tourner nos regards vers ces régions, nous songeâmes à les organiser. Aussitôt on constata une situation qui devait se prolonger durant de longues années, qui existe encore, situation toute pleine d’incessantes difficultés. Les tribus se trouvent enchevêtrées les unes dans les autres. Les Amour (Eumour-Sahra) ont leurs magasins de provisions et leurs greniers dans les villages laissés à l’Algérie. Ils en habitent les environs, ils y possèdent la majorité des jardins (Tiout, Aïn-Sefra, Sfissifa). Les Djembâ, fraction des Hamian, campent à l’est des Chafaa, sur notre territoire, emmagasinent à Tiout, Asla, Aïn-Sefra. Les Oulad-Sidi-Cheikh sont divisés, par erreur, en deux groupes, Cheraga (orientaux) et R’araba (occidentaux). Pas plus eux que la cour de Fez ne partagent à ce sujet notre illusion. La tribu se soumet tout entière à nous. L’empereur du Maroc Moulai-Abd-er-Rhaman lui déclare même qu’ancienne raya des Turcs elle est notre sujette. Elle nous paye l’impôt. Cela se prolonge deux ans. L’erreur du traité nous fait alors hésiter, et la scission se produit. Les ksour que l’on reconnaît marocains, Ich et Figuig, sont implantés dans notre sphère d’action. Sfissifa, qui nous appartient, les commande. C’est le désordre. On dirait que ksour, tribus, fractions de tribus ont été tirés au sort. L’installation de notre influence sur ces populations devient alors des plus difficiles. A l’esprit d’indépendance qui les anime s’ajoute, chez les nôtres, le commerce constant des Marocains. Ceux-ci ne relèvent que nominalement de la cour de Fez. En réalité ils ne reconnaissent aucun maître. Ils entravent nos mesures, ils soutiennent, ils suscitent les révoltes, les défections. Figuig est un repaire. D’incessantes expéditions, pour calmer l’effervescence de ces tribus qui menacent le Tell, nous entraînent peu à peu vers les Hauts-Plateaux. Nous devons nous y installer, y créer des postes, et ce sont des luttes continuelles. Nos indigènes sont travaillés par les prédications religieuses, des insurrections éclatent. C’est, en 1864, celle des Oulad-Sidi-Cheikh ; en 1881, celle de Bou-Amama. De là viennent les menaces, l’esprit de turbulence, un qui-vive continuel, car nos essais d’organisation sont suivis de déboires. Les populations se désagrègent. Elles fuient, reviennent, se soumettent, obéissant aux influences, aux intérêts du moment. Nous devons recourir tantôt à la persuasion, tantôt à la force, à des compromis avec les personnalités indigènes qui, un jour ou l’autre, finissent par nous glisser entre les doigts.

On peut donc affirmer que sur ce second point la convention de Lalla Mar’nia n’avait pas mieux que sur le premier atteint son but. Sans doute nous devions, avec l’intelligence des mœurs et des idées arabes, nous attendre à de longues difficultés pour faire accepter dans ces régions lointaines notre domination avec nos habitudes de discipline. Mais en raison même de ces complications faciles à prévoir, il était nécessaire d’attacher aux mesures qu’on allait arrêter la plus minutieuse attention. Par la connaissance des lieux de pacage, par celle des établissemens divers des tribus à partager, on pouvait éviter la confusion des sujets marocains et des sujets algériens, par suite se ménager une action plus simple, plus directe, écarter des tâtonnemens qui devaient nous coûter tant d’efforts.

C’est le devoir de plénipotentiaires de ne point se laisser tromper, j’entends de connaître à fond les choses et les faits concernant leurs négociations, et aussi de prévoir. Est-ce à dire que les signataires de la convention de Lalla Mar’nia se sont montrés au-dessous de leur tâche, et que, si ce traité nous apparaît aujourd’hui si défectueux, ils sont entièrement responsables des anomalies qu’il comporte? On peut hautement répondre que non. La convention de Lalla Mar’nia, signée par eux, fut à peu près ce que les circonstances permettaient alors qu’elle fût. S’il y a eu faute, cette faute remonte plus haut et elle s’explique. Elle est sortie tout entière de la situation politique et militaire que nous avions à cette époque en Afrique. L’examen de cette situation nous le fera comprendre, en même temps qu’il nous permettra de marquer le point de départ établi par la convention de Lalla Mar’nia et de voir ensuite ce que nous a permis, ce que nous permet de faire un traité dont le plan général fut si défectueux.


III

La cause de notre entrée en campagne contre le Maroc avait été, comme on sait, la révolte d’Abd-el-Kader. L’émir rebelle, poursuivi depuis dix ans par nos troupes, s’était réfugié dans le Rif. Il y avait trouvé un terrain tout préparé pour sa prédication forcenée contre les chrétiens. Ardent, infatigable, exerçant sur les populations fascinées par son génie un immense prestige, il préparait là un grand mouvement. Ses défaites ne l’avaient pas diminué. Tant que nous aurions à notre porte, sur notre flanc, un pareil voisin, le sort de notre colonie nouvelle restait compromis, car Abd-el-Kader représentait à nos yeux la nation arabe tout entière ; on pouvait même avancer que sa présence au milieu de notre conquête eût tout remis en question. Celui qui le jugeait ainsi était un homme dont les vertus militaires et les talens d’administrateur ne sauraient laisser taxer d’exagération une telle opinion, c’était le maréchal Bugeaud.

Le sultan marocain, pressé par nous, entouré d’intrigues ourdies par des créatures dévouées à l’émir, ne pouvait rien, n’osait rien. À la légation britannique de Tanger on voyait, avec les pires inquiétudes, cette situation devenir de jour en jour plus tendue. On craignait qu’une guerre, qu’on sentait inévitable, ne nous portât vers l’ouest. Le sort de cette lutte n’était pas douteux. Où pouvait nous conduire une victoire ? Cet inconnu effrayait, à Londres ; le gouvernement anglais, redoutant de notre part un acte d’énergie, redoublait d’insistance auprès de Moulai-Abd-er-Rhaman pour qu’il nous donnât satisfaction. Nous-mêmes, nous désirions éviter les hostilités. Mais le sultan louvoyait, cherchait à gagner du temps, et le rebelle en profitait. Il faisait dire qu’il était soutenu en sous-main par la cour de Fez, et effectivement il avait là un parti puissant, que redoutait le souverain du Maroc, et auquel ce dernier devait par instans donner des gages. D’autre part, il était de toute évidence que ses sympathies ne le portaient pas de notre côté. Son inaction encourageait les fanatiques. L’agitation gagnait nos tribus où les intrigues d’Abd-el-Kader se multipliaient. Il allait jusqu’à faire menacer l’empereur du Maroc, par des sous-entendus sur la position prédominante qu’il prenait dans le monde arabe. Ouvertement il lui renouvelait sa soumission. Il le mettait ainsi dans la nécessité soit de le laisser librement agir, soit même de le soutenir, au risque de se perdre à jamais aux yeux des populations musulmanes. Et, en définitive, il réussit dans cette politique, puisque, malgré nos assurances pacifiques, notre modération, et l’appui moral que nous prêtait l’Angleterre, il fallut une campagne pour faire entendre raison à Abd-er-Rhaman. La paix de Tanger s’ensuivit, — et la convention de Lalla Mar’nia.

Mais, dès le début des opérations, on sait quelles clameurs éclatèrent à Londres. Quoique fort bien renseigné par ses agens, le gouvernement britannique et spécialement sir Robert Peel affecta de craindre que nous n’entreprenions la conquête du Maroc. Aussi apparut-il que nous dussions redouter des complications avec l’Angleterre. Avant l’entrée en campagne, nous avions déclaré ne rien vouloir conquérir, ne poursuivre, avec l’internement d’Abd-el-Kader, que la dispersion des bandes marocaines qui lui prêtaient leur appui. Nous nous empressions de publier les conditions de la paix que nous imposerions au vaincu. Nous ne cessions avant, pendant, après cette courte guerre, de rassurer nos voisins d’au delà de la Manche. L’ambassadeur d’Angleterre à Paris, lord Aberdeen, s’étant entremis, apaisa son gouvernement, et nous crûmes sincèrement qu’il nous avait servis. Auparavant, Moulai-Abd-er-Rhaman, conseillé sans doute, nous avait accusés de rechercher un conflit armé. On voulait — nos ennemis connus et nos adversaires occultes — nous rendre responsables de la guerre. Tout était exploité dans ce sens. C’était d’avance nous lier les mains ; nous nous y prêtions du reste de bonne grâce puisque nous allions au-devant des victoires avec une sorte de timidité. Dès Isly nous nous arrêtâmes bien vite, les deux grandes préoccupations du moment dominèrent toutes nos négociations : 1° nous emparer d’Abd-el-Kador ; 2° éviter le moindre froissement avec la Grande-Bretagne, et, pour cela, ménager le Maroc.

Donc nous avions hâte de traiter afin d’en terminer avec Abd-el-Kader. Certains voulaient que l’empereur du Maroc nous le livrât. C’était trop lui demander. Ses tergiversations, ses récens revers l’avaient compromis aux yeux des populations du Maghreb. La sédition qui s’était manifestée aux extrémités du pays gagnait du terrain. Même autour du sultan, on conspirait. Son trône était ébranlé. On regardait le rebelle, dans toute une partie de l’empire, comme le plus glorieux défenseur de l’islam. On commençait à dire que, lui empereur, il opposerait plus de résistance aux chrétiens. Dans ces conditions, une exigence trop grande de notre part eût donné une apparence de raison à ceux qui nous surveillaient et intriguaient contre nous. Il parut donc qu’il valait mieux se contenter d’obliger la cour de Fez soit à expulser Abd-el-Kader du territoire marocain, soit à l’arrêter et à le retenir. En même temps il était convenu que les frontières seraient tracées, selon l’état de choses reconnu par le gouvernement marocain à l’époque de la domination des Turcs en Algérie. Ce traité, dit de Tanger, est du 10 septembre 1844 ; la convention de Lalla Mar’nia, on se le rappelle, du 18 mars 1845.

Or, tandis que nos plénipotentiaires entraient en relations avec ceux du Maroc pour la fixation de la frontière, nous pressions le sultan Abd-er-Rhaman d’exécuter la clause concernant Abd-el-Kader. Ce souverain, comme toujours, hésitait. Mais nous ne pouvions recourir à une mise en demeure, afin de rester dans les limites que nous imposait notre modération. Nous devions subir ses atermoiemens ; puisque nous voulions amener Abd-er-Rhaman à des relations amicales, nous devions écarter tout ce qui pouvait le froisser. « Nos dispositions, écrivait le ministre des Affaires étrangères à notre représentante Tanger, sont essentiellement amicales envers le Maroc, et nous ne demandons qu’à bien vivre avec lui tant que son souverain lui-même se montrera sincèrement animé du désir d’éviter tout ce qui serait propre à troubler la bonne intelligence établie entre les deux États. Nous croyons que telle est, quant à présent, son intention, et qu’il ne tiendra qu’à lui que toute nouvelle cause de conflit soit écartée (allusion très transparente à nos demandes au sujet d’Abd-el-Kader et des bandes qui lui prêtaient leur appui). Nous faisons d’ailleurs la part des difficultés de sa position. Il le sait et il a pu apprécier la modération et la générosité dont nous avons si largement usé à son égard dans des circonstances bien critiques pour lui. La mission confiée à M. le comte de La Rue (notre plénipotentiaire de Lalla Mar’nia) sur la frontière de l’Algérie est encore un gage du caractère bienveillant et loyal de notre politique à l’égard du Maroc, car cette mission n’a pas seulement pour but d’assurer la fixation des limites respectives, elle tend également à resserrer et à fortifier les relations des deux empires en faisant disparaître et en prévenant autant que possible tout sujet d’ombrage et de mésintelligence. »

La cour de Fez savait profiter de ces dispositions. Et plus le souverain du Maroc et son entourage affectaient de craintes au sujet du traité de délimitation, plus ils montraient de répugnance à entreprendre quoi que ce fût contre Abd-el-Kader, plus nous pensions être obligés de nous en tenir strictement aux données vaguement fournies par les indigènes sur les droits des Turcs, qui nous avaient été reconnus. Car, ces droits, nous les ignorions absolument, et pour qui connaît le caractère arabe, un mensonge était léger à la conscience de fanatiques ayant affaire à des chrétiens. En outre, même s’ils furent de bonne foi, l’état des choses au moment de notre conquête de l’Algérie n’était point fait pour qu’ils apprissent, autrement que par ouï-dire, jusqu’où s’était étendue la domination turque. De frontière, telle que nous la concevons, il n’y en avait pas. Oudjda, depuis 1795, était en la possession du Maroc. La frontière naturelle de la Moulouia n’existait plus. Cette zone était à peu près indépendante, ni turque, ni guère marocaine. Les renseignemens que nous avions puisés à cet égard dans les archives des beys étaient incertains.

Depuis plusieurs années cependant, nous nous préoccupions d’établir, avec une bonne foi digne d’un meilleur sort, le tracé d’une frontière éventuelle. C’est ainsi que nous avions demandé au vieux général indigène Mustapha-ben-Ismaïl de nous dresser une carte. Le fac-similé qu’on en garde encore dans nos ministères est chose enfantine. I) semble néanmoins qu’on s’en soit servi. De même, des renseignemens furent puisés dans un ouvrage publié en 1834 par un consul à Tanger, Graeber de Hemsö, ouvrage qui faisait autorité, et dont l’auteur ne connaissait pas le pays qu’il a eu la prétention de décrire.

En ce qui concernait le sud, nous étions encore plus insuffisamment documentés. [[... Au sud des populations que je viens d’indiquer, écrivait le général de Lamoricière (il parlait des populations situées à l’ouest du Djebel-Amour), se trouve la plaine de sables où les tribus ne peuvent plus camper avec leurs troupeaux, que les caravanes seules peuvent franchir, et qui forme, de notre côté, pour cette cause, la véritable frontière sud de l’Algérie. A l’ouest, sont les populations nomades qui dépendent du Maroc. » Or le général de Lamoricière avait recueilli tout un travail qu’il avait fait préparer sur la délimitation à établir entre l’Algérie et le Maroc. Il était un des mieux informés; et l’on peut juger, par les quelques lignes qui précèdent, de la connaissance que nous avions alors des choses du sud, du désert aussi bien que des tribus qui le peuplent. Il fallait donc nous en remettre à la bonne foi de nos caïds et des personnalités arabes consultées. Garantie douteuse, on en conviendra, car de ce côté les Turcs, encore moins les souverains du Maroc, n’avaient jamais songé à exercer une autorité sérieuse. Or nous arrivions en Afrique à un moment où les deux empires affaiblis avaient à peu près renoncé à une influence quelconque dans ces parages ; certaines indications d’auteurs arabes et espagnols nous étant restées tout à fait ignorées, nous n’avions pas le moindre indice pour contrôler les affirmations qu’on nous apportait. Il y a plus. Tandis que ces tribus, placées aux extrémités des deux empires, livrées à leurs instincts, à leurs luttes toutes locales et qui ne menaçaient en rien la tranquillité générale, étaient dépendantes ou soi-disant telles des autorités turques, elles consentaient à un simulacre de soumission vers le moment des récoltes ; puis, une fois leurs approvisionnemens rentrés dans leurs ksour, elles s’enfonçaient dans les immenses steppes de leurs territoires pour y retrouver jusqu’à l’année suivante une indépendance complète. C’est ainsi que dès notre installation à Oran, à Tlemcen, ces habitans du petit désert, comme on les appelait, cessèrent même la plus courte apparition dans nos parages. Soit par crainte, soit par fanatisme religieux, ils s’en allèrent tirer leurs provisions du pays voisin.

Devant ce vide, nous devions donc être facilement trompés et l’on s’explique ainsi l’erreur du général de Lamoricière, erreur que devait partager le comte de La Rue. Le désert représentait bien pour nous la mer, une limite naturelle dont nous pensions n’avoir rien à craindre. Ce n’est d’ailleurs que plus tard que l’on eut l’idée de chercher à se rendre compte de l’importance des populations nomades au-dessous de Tiaret, Saïda et Sebdou. Nous avions créé là trois postes avancés et nous supposions cette ligne suffisante pour la protection de nos établissemens du Tell, où nous nous proposions de nous cantonner.

Cette espèce d’indifférence envers les choses du sud, la crainte que nous avions de voir Abd-er-Rhaman ne point souscrire à nos prétentions sur les tribus qu’on nous désignait comme nôtres, servirent les plénipotentiaires marocains dans ce partage des populations et des ksour. Quant à la frontière, le tracé qu’en avait préparé le commandant de Martimprey fut accepté par eux. Aussi bien ils ne virent pas sans satisfaction que nous abandonnions la ligne de la Moulouia à laquelle nous pouvions prétendre. Mais une telle prétention nous paraissait bien osée. Elle eût exigé « des négociations », dit une note trouvée dans les papiers du comte de La Rue. Cette expression seule suffit à nous faire garder le silence.

Enfin, et pour tout dire, il semble que nous n’attachions pas à ce traité un caractère définitif. Les agissemens de la cour de Fez, les intentions du sultan, d’après notre représentant à Tanger, étaient de revenir sur cette convention. Abd-er-Rhaman et son entourage avaient vu avec regret notre domination s’étendre au loin sur des populations musulmanes. Cela était si exact qu’au mois de juin suivant le souverain prescrivait à son ministre de refaire une autre convention, de n’accepter que la délimitation du Tell, de rejeter celle du désert, et d’éloigner tous les articles relatifs aux tribus et aux droits de domination sur elles.

Dans ces conditions générales, — fort mauvaises, — on l’avouera, fut rédigé et conclu l’instrument diplomatique signé à Lalla Mar’nia. On a vu comment il a répondu à notre attente. On s’étonnera moins qu’il ait sacrifié en outre une grande partie de nos droits.


IV

Ces droits, il faut les rechercher à travers l’histoire, chez les écrivains arabes et espagnols. Ils nous montrent quelle fut de tout temps la frontière qui sépara les deux royaumes de Tlemcen et de Fez. Ils nous indiquent en outre que dans le sud, ce qu’à présent nous appelons, assez improprement du reste, le Sud Oranais, la domination des sultans du Maroc, non plus que celle des Turcs, ne s’est manifestée d’une manière assez solide pour qu’elle nous soit opposable ; et ils témoignent enfin que nous étions admis à réclamer comme nôtres, au moment du partage des tribus, les Mehaïa, les Amour et les Hamian-Djemba, ainsi que l’oasis de Figuig et le ksar d’ich.

Aussi loin qu’on se reporte, on voit la Moulouia servir de limite aux deux empires voisins. C’est une sorte de tradition ininterrompue qui se perpétue à travers les siècles, car cette frontière indiquée par la nature s’imposait d’elle-même. La Moulouia séparait les deux Maurétanies, la Tingitane de la Césarienne, et cette division s’est maintenue, à travers le moyen âge arabe ou berbère, jusqu’à notre époque.

« Le Maghreb-el-Aksa, écrit au XIVe siècle Ibn-Khaldoun, est borné à l’est par la Moulouia... Le Maghreb central est habité en majeure partie par les Zenata. Tlemcen en est maintenant la capitale, et le siège de l’empire. »

La suite des événemens qui se sont produits dans l’Afrique septentrionale, après la conquête musulmane, ne fait que confirmer ce qu’avance l’antique historien berbère. Les Khalifes ommiades investissent du gouvernement des deux Maghreb le Zénète Hiri-ben-Atia. Celui-ci fonde Oudjda pour s’installer au centre même de son commandement. La nouvelle cité devenait le boulevard de la frontière. Elle eut, durant des siècles, à subir les continuels assauts des souverains du Maghreb-el-Aksa, dont l’effort tendait sans cesse à s’étendre du côté de l’Orient. Aussi bien, dans leur capitale de Fez, ils ne se trouvaient pas suffisamment à l’abri des invasions orientales qui, pour les atteindre, n’avaient qu’à suivre la trouée marquée et facile qui relie les royaumes de Tlemcen et de Fez. Cette histoire des deux Maghreb n’est donc qu’une longue nomenclature de luttes identiques pour l’occupation d’Oudjda. Mais, quoi qu’il arrive, nous retrouvons toujours la Moulouia comme limite des deux empires, et souvent même les souverains marocains prennent le titre de princes moulouyens ou de la Moulouia.

Les Turcs apparaissent à Alger au XVIe siècle. Ils ne tardent pas à entrer en lutte avec les maîtres du Maghreb-el-Aksa. Ils se sont substitués aux Beni-Zian et ils ont recueilli tous les droits de cette dynastie à la frontière de la Moulouia. Deux victoires consécutives les y conduisent, et ils s’installent définitivement à Tlemcen. Mais les Marocains vaincus n’en continuent pas moins leurs incursions sur la rive droite du fleuve. En 1553, Salah-Raïs, pacha d’Alger, irrité de ces continuelles agressions, réunit une armée formidable, défait deux fois les troupes chérifiennes, détrône Mohammed-el-Mahdi, chérif saadien qui venait de se substituer au mérinide Ahmed. Toutefois, au départ des Turcs, Mohammed-el-Mahdi reconquiert son royaume et court assiéger Tlemcen. Le pacha, pour s’en débarrasser, le fait assassiner. Dès lors, et pendant un siècle, la frontière de la Moulouia est respectée. Vers le milieu du XVIIe siècle, les sultans du Maghreb reprennent leurs projets du côté de l’Orient; un des leurs, Moula-Ismaël, se rend même maître du pays jusqu’à la Tafna. Mais c’est pour une courte durée. Le glorieux souverain du Maroc, un des plus grands qu’ait eus ce pays, est battu sur la Moulouia même par le dey Hadj-Chabane. Terrifiée par ce sanglant échec, l’armée marocaine oblige son chef à signer la paix. Il reconnaît d’une façon solennelle les droits des Turcs à la Moulouia. Huit ans plus tard le chérif qui veut venger cette défaite est de nouveau battu. Moula-Ismaël ramène au Maroc les débris de son armée et ne cherche plus, dès lors, à entrer en lutte avec ses voisins.

Un siècle environ se passe encore, durant lequel les souverains du Maghreb ne contestent plus la possession de la Moulouia. Ils se tiennent dans leurs anciennes limites. Mais en 1795, le sultan Moulai-Sliman, reprenant le chemin de l’est, envoie une expédition pour s’emparer d’Oudjda « qui, dit l’historien arabe El-Tordjemane, avec les tribus qui en dépendent, faisait alors partie du territoire turc. » Le bey d’Oran ne voulut opposer aucune résistance.

Dès lors les tribus d’alentour vécurent dans une indépendance à peu près complète ; on en vint à considérer le pays comme une sorte de zone neutre ; puis peu à peu le Kiss fut reconnu comme frontière turque. C’était là, comme on s’en est rendu compte, pures mœurs musulmanes et arabes. On a vu que, lorsque deux hommes de valeur ont eu à traiter cette question, ils ont eu la précaution de faire des engagemens écrits; je fais allusion au traité signé par Moula-Ismaël et reconnaissant la Moulouia comme frontière du royaume de Tlemcen. Aucun acte sérieux, sauf une usurpation de pouvoir, n’est venu changer cet état de choses, constant à travers tant de siècles depuis la domination romaine.

Ce sont donc là des droits, des droits indiscutables et qu’assurément nous étions les seuls à ignorer. Lorsque Abd-er-Rhaman recommandait à son ministre de revenir sur la convention de Lalla Mar’nia, il avait soin de maintenir le tracé que nous lui avions imposé. Et cela n’était pas sans raison. Les droits que nous possédons sur la ligne de la Moulouia sont précis, éternels. — Eternels parce que ce sont des droits historiques, et que ceux-ci, par leur nature même, sont imprescriptibles, — Cette limite s’indiquait si bien par elle-même qu’on y songea un instant, mais on en fut détourné par les appréhensions qui animaient alors notre action diplomatique en Europe.

Quant à ce qui concerne les tribus et les ksour du Sud, nous voyons que les Hamian, sans distinction aucune, ont toujours suivi le même sort. Avant 1830 ils échappaient presque complètement à l’autorité des Turcs, mais ils n’en étaient pas moins sous leur domination. Ils leur payaient de lourds impôts, soit qu’ils y fussent contraints par des troupes envoyées contre eux, soit que, venant faire leurs approvisionnemens dans le Tell, ils dussent verser une sorte de capitation appelée Gharama ou Lezma. A la suite des Turcs, Abd-el-Kader les réunit sous l’autorité du royaume de Tlemcen. De même pour les Amour. D’abord indépendans, ils se trouvent pressés par le besoin et viennent à Oran faire leur soumission à Mohammed, un des derniers beys d’Oran. Depuis ils conservent leur indépendance, mais ils relèvent du royaume de Tlemcen. De même pour les Mehaïa. Quant aux Oulad-Sidi-Cheikh R’araba, on sait déjà que le sultan Abd-er-Rhaman leur avait déclaré lui-même qu’ils dépendaient de nous. Enfin Figuig avait toujours joui d’une entière indépendance. L’histoire ne nous a conservé que le souvenir de deux tentatives des empereurs du Maroc sur ces oasis; mais ces deux tentatives n’eurent aucun résultat durable. Et nous étions parfaitement en droit de réclamer cette position qui se trouve située bien à l’est du méridien de Nemours, et devient, à plus forte raison, une dépendance du royaume de Tlemcen, avec la frontière de cet empire à la Moulouia.

Mieux informés, donc plus énergiquement décidés à exiger du Maroc une limite qui nous permît d’éviter, par la suite tout sujet de complications, notre frontière tracée devait partir de l’embouchure de la Moulouia, remonter son cours jusqu’à ses sources et atteindre l’Oued-Guir, ou bifurquer au confluent de l’Oued-Za, poursuivre jusqu’à Ras-el-Aïn des Beni-Mathar, et de là dans le sud ranger sous notre dépendance tous les Oulad-Sidi-Cheikh, les Méhaïa, tous les Hamian, les Amour, et nous pou- vions alors réclamer Figuig. Au début même des négociations il fut question de traiter ce dernier point, mais on y renonça.


V

Telle quelle, la convention de Lalla Mar’nia nous permit néanmoins d’atteindre le but principal de notre action diplomatique, c’est-à-dire de serrer Abd-el-Kader. « Le traité de Lalla Mar’nia, écrivait le comte de La Rue, n’est pas une simple convention de limites, mais en même temps et surtout un traité de principe qui partage, entre un prince chrétien et le sultan du Maroc, des populations musulmanes ; qui place l’empire d’Algérie sur le pied d’égalité avec l’empire du R’arb, et qui nous reconnaît le droit de poursuivre Abd-el-Kader jusque dans l’intérieur du désert marocain. » Deux ans plus tard, en effet, l’émir rebelle, traqué par nos colonnes, se rendait au général de Lamoricière.

Mais aussitôt, les difficultés commencèrent pour nos administrateurs algériens. Tandis que les uns se débattaient sur la frontière tracée, les autres allaient montrer nos troupes aux populations qui nous devaient obéir dans le sud. C’est alors que nous aperçûmes le véritable intérêt que nous devions attacher au désert. Ce pays incultivable, inhabitable, où ne pouvaient, croyions-nous, s’aventurer nos colonnes, nous apparut alors tel qu’il est en réalité. Parsemé d’oasis, peuplé de nomades, mais qui avaient leurs parcours définis, entretenant un certain commerce, il ne pouvait rester pour nous une quantité négligeable. Et la turbulence de ses habitans, leur mobilité passionnée, leur fanatisme religieux, devaient nous obliger à l’action.

C’est alors que commença cette pénétration vers le Sahara qui, d’abord entreprise pour faire face à des dangers immédiats, nous a conduits jusqu’à concevoir une route qui relierait notre colonie algérienne à nos possessions du Niger. Ce ne sera pas un des résultats les moins surprenans de cette convention de Lalla Mar’nia, puisque nous aurons trouvé dans sa partie la plus vague et la plus confuse la faculté d’étendre le rayonnement de notre influence sans qu’un seul droit nous puisse être légitimement opposé.

Si donc les plaintes qu’elle a soulevées de la part des autorités locales sont malheureusement fondées, si des tâtonnemens défectueux se sont produits dans l’application, en revanche nous avons pu, jusqu’à présent, grâce au zèle de nos administrateurs en tirer un parti dont nous devons nous déclarer satisfaits. Des intérêts qui se rattachent à la politique générale ont obligé notre gouvernement à la maintenir malgré toutes les sollicitations de ses subordonnés. Il ne faut pas nous en plaindre. Si dans le nord, elle nous a lésés, nos droits restent entiers dans le sud, où se développe notre activité, la vigueur de nos entreprises, la patience et l’habileté de notre influence ayant par endroits remédié aux anomalies qui s’étaient créées.

On a donc eu raison de résister à certaines suggestions qui tendaient à modifier les derniers articles du traité de Lalla Mar’nia, et à lui conserver au contraire tout ce qui nous donnait une latitude plus grande. « Le désert n’est à personne », disent en 1845 la France et le Maroc. Aujourd’hui, cet espace qui n’était à personne est en partie à nous. Vouloir, comme l’indiquait avec une insistance mal inspirée un de nos gouverneurs, établir une frontière, même hypothétique, au-dessous du Teniet-es-Sassi, était un expédient fâcheux. En application, l’essai fut de courte durée, et échoua piteusement. Le seul qui en tira profit fut le révolté Bou-Amama, qu’on n’osa poursuivre.

Aujourd’hui nous avons une plus saine interprétation du traité. Mais il est à observer que cette interprétation émane d’Algérie; et elle aurait dû venir de ceux qui, tout en maintenant cette convention, devaient, en même temps, en indiquer l’esprit. C’est ainsi que bien des difficultés s’évitent, parce que, chacun s’entr’aidant, on agit d’après une même ligne de conduite, sans hésitation, dans un effort commun, vers un but identique. Par là on sent toute la délicatesse et toute l’importance de la tâche de notre diplomatie au Maroc.


Résumons-nous donc et concluons.

Nous avons montré les multiples erreurs commises par les plénipotentiaires chargés de rédiger la convention de Lalla Mar’nia, et nous avons indiqué de quelle situation diplomatique elle était sortie. Cette situation, tout en se modifiant, a subsisté. Il n’est donc pas probable qu’un changement soit apporté au régime qui gouverne notre voisinage du Maroc. Ce régime nous suffit, nous nous contentons de cette convention si peu soucieuse de nos droits, bien qu’elle ait tourné à notre détriment. Nous ne ferons rien, nous n’avons rien à faire pour tenter qu’elle se modifie, car nous n’avons aucune convoitise. Mais si sa majesté chérifienne voulait reprendre, comme Moulai-Abd-er-Rhaman en avait manifesté l’intention, la rédaction du traité, nous pourrions, mieux informés sur la légitimité de nos revendications, l’aider à réparer les injustices, voulues ou non, dont nos intérêts se sont trouvés victimes. Une convention nouvelle ne saurait effectivement avoir d’autre base que la clause du traité de Tanger nous substituant aux Turcs, et nous savons à présent quels furent leurs droits.

Mais la cour de Fez n’y songera pas, et nous ne souhaitons aucunement, — bien que devant en bénéficier, — que cette éventualité se produise. Il n’est personne en effet qui, au courant des choses algériennes, forme le vœu de nous voir entrer en conflit d’intérêts avec l’Empire chérifien. Notre colonie se développe normalement; son rayonnement civilisateur se poursuit lentement vers le sud, amenant avec des habitudes d’ordre et de paix la sécurité dans un milieu livré jusqu’ici à une piraterie intolérable. Nous ne demandons au Maroc que de nous aider dans cette tâche, en observant les conventions établies, c’est-à-dire en ne donnant aucun espoir de soutien, même moral, aux fauteurs de troubles, aux fanatiques religieux, tels que Bou-Amama, par exemple. Nos sentimens amicaux envers la cour marocaine sont d’autant plus sincères qu’ils correspondent à nos intérêts bien compris. Au début de cette étude nous avons indiqué comment on pourrait comprendre la question dite du Maroc; quant à présent, pour nous, elle n’existe pas, puisqu’il apparaît que l’on ne saurait s’attacher avec trop de soin à en reculer l’ouverture. Mais si d’autres, plus remuans, parvenaient à la poser d’une façon inéluctable, il va sans dire que plus qu’aucun nous aurions le devoir d’intervenir et de faire valoir non plus seulement les droits sacrifiés de prédécesseurs, mais les droits personnels, acquis par cinquante années d’efforts, de luttes et de sacrifices incessans.


H. DE LA MARTINIÈRE.