La Convention (Jaurès)/901 - 950
pages 855 à 900
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Vergniaud, désire la mort de Louis XVI ? Il veut que la Convention prononce la peine : personnellement il votera la mort. La Convention doit, dans sa pensée, voter la mort, et comme la sentence rendue par elle servira très probablement de lumière et de règle aux assemblées primaires, le peuple suivra la Convention dans la sentence de mort ouverte par celle-ci. On dirait donc que Buzot recourt à l’appel au peuple, non pour diminuer les chances de mort de Louis XVI, mais pour donner au jugement de mort plus de poids et de majesté.
Et pourtant, lui-même, dans le même discours, parle de telle sorte des raisons qu’aura peut-être le peuple d’épargner la vie de Louis XVI qu’il est difficile de ne pas voir dans ses paroles une suggestion de clémence :
« Je suis loin de regarder les clameurs d’une portion des habitants d’une ville comme l’expression du vœu national ; je ne puis reconnaître celui-ci que par la majorité de la nation même. Les affections se modifient avec les localités. Paris, témoin des désordres de la Cour, doit éprouver plus vivement, peut-être, les sentiments d’indignation et de vengeance que ces désordres ont excités ; mais la justice de ces sentiments ne suffit point à une dernière résolution ; il faut juger comme la postérité, sans emportement et sans passion, comme on doit juger dans la généralité des départements, par les faits et non par les sensations ; il faut que la raison motive et détermine notre conduite ; c’est elle qui doit l’emporter à la longue, parce qu’elle est de tous les temps et ne connaît point d’exception. Paris même, où les crimes du dernier règne semblent avoir fait des traces plus profondes, verrait peut-être, si l’opinion de tous pouvait être consultée paisiblement en liberté, une partie de ses habitants s’étonner et s’émouvoir du grand exemple d’infortune que présente Louis XVI. »
Ainsi Buzot, après avoir dit que la Convention devait donner au peuple, par la condamnation à mort, un exemple de fermeté et de juste sévérité, semble attendre du peuple lui-même un acte de clémence. Comment, dans cette confusion des idées, dans cette dispersion de l’effort, la Gironde aurait-elle pu agir sur les événements ? et quelle était au juste la pensée de Buzot ? Ce n’est pas sans stupeur que je lis dans ses Mémoires, écrits à la fin de 1793, et dont l’authenticité semble d’ailleurs indéniable :
« Pensez-vous que je fusse assez stupide pour imaginer jamais que Louis XVI eût l’intention de favoriser les institutions nouvelles ? Non, cela n’était pas naturel ; j’excuse même, autant qu’il est en moi, les dispositions contraires. Mille autres à sa place auraient fait pis encore. Les scélérats qui ont inhumainement égorgé ce monarque infortuné auraient été, à sa place, et plus audacieusement criminels et plus heureux peut-être par de plus grands crimes. En laissant Louis XVI sur le trône, les Constituants ont été seuls dans l’égarement ou coupables, ils ont trompé l’espoir de la nation ; ils ont créé tous ses malheurs. »
Je sais bien qu’à l’heure où Buzot écrivait ces paroles il était proscrit, sans cesse sous le coup de la mort. Je sais bien qu’il était poursuivi par les mêmes hommes qui avaient frappé le roi, et qu’il était entré, pour ainsi dire, dans l’ombre de l’échafaud royal. Il est étrange cependant qu’il ose flétrir « les scélérats qui ont inhumainement égorgé le monarque infortuné », comme si lui-même n’avait pas annoncé qu’il votait la mort, et ne l’avait point votée en effet. Sans doute, il se disait à lui-même que ses efforts en faveur de l’appel au peuple, et bientôt en faveur du sursis, avaient eu pour objet de sauver le roi. Et il devait se rendre ce témoignage que jamais, au fond de sa conscience, il n’avait voulu vraiment que le roi mourût. C’est par là sans doute qu’il se croyait autorisé à flétrir un vote de mort que, matériellement, il avait émis. Mais quelles complications ! Et comme la Gironde devait se perdre elle-même en toutes ces subtilités !
Il y a dans l’opinion de Pétion la même contradiction latente que dans celle de Buzot. Il se déclare obligé en conscience à voter la mort tout en faisant valoir les raisons qui doivent la faire rejeter.
« Je pense que chacun de nous doit dire son avis sur la peine qu’il croira juste et politique de faire subir à Louis et que cet avis doit être constaté par un appel nominal.
« Maintenant, quelle sera cette peine ? Il ne s’en présente que deux : la prison ou la mort.
« Le bannissement hors de la République a aussi été proposé ; cette mesure a de la grandeur, elle annonce le sentiment qu’une nation a de sa puissance ; elle frappe de mépris les despotes ; ce fut celle qu’employa Rome lorsqu’elle chassa de son sein les Tarquins. Mais ceux mêmes qui ont ouvert cette opinion ont bien senti que Louis ne pouvait pas, sans danger, être expulsé en ce moment du territoire de la liberté ; ils ont bien senti qu’il fallait avant tout que nous fussions en paix avec nos ennemis. Louis, je le pense, ne redoublerait pas leur zèle sanguinaire, n’ajouterait rien à leur fureur et à leur horreur pour notre liberté ; mais il suffirait qu’on pût le croire ; il suffirait qu’on pût penser que Louis deviendrait un point de ralliement plus actif, pour ne pas commettre une semblable imprudence.
« La prison ou la mort, c’est entre ces deux peines qu’il faut choisir.
« La détention a ses dangers ; le plus grand de tous, c’est que cette peine n’est pas juste, qu’elle n’est pas proportionnée au délit. Celui qui a voulu assassiner tout un peuple, celui qui a voulu assassiner la liberté, celui qui a fait périr des milliers d’hommes est plus criminel, sans doute, que celui qui a arraché la vie à un individu. Si ce dernier tombe sous le glaive de la loi, comment soustraire le premier à sa vengeance ? La justice et la morale se soulèvent à cette pensée.
« Louis, au milieu de nous, pourrait devenir un foyer perpétuel de divisions et de discorde, le centre de tous les complots, de toutes les espérances criminelles et l’arme la plus terrible entre les mains des factieux.
« La mort a aussi ses dangers. Je ne dirai pas que la société n’a pas le droit d’arracher la vie à un individu ; que cette peine est aussi inutile que barbare. Elle existe encore dans notre Code, et jusqu’à ce que la raison et l’humanité l’aient effacée, j’obéis en gémissant à cette loi indigne d’un peuple libre.
« Mais cette expiation de la vie serait-elle plus salutaire que nuisible à notre liberté ? Pour abattre un tyran, abat-on la tyrannie ? La mort des rois ne peut-elle pas faire revivre la royauté ? L’histoire en offre des exemples mémorables. Ah ! si tous les tyrans n’avaient qu’une tête, ce serait alors qu’un homme libre réaliserait, pour le bonheur du monde, ce souhait qu’un empereur barbare, enivré du sang des hommes, faisait pour la destruction de l’humanité ; mais un tyran abattu, mille renaissent de ses cendres.
« Si le peuple français était jamais assez lâche pour reconnaître des maîtres, serait-ce la mort de Louis qui l’empêcherait d’en trouver ?
« Louis serait celui de tous qui lui ferait le plus d’horreur de la royauté, Louis est méprisé. Louis est avili ; le peuple aurait toujours devant ses yeux ses crimes. Qu’il meure, ils descendront avec lui dans le tombeau, où ils ne laisseront plus que des traces que le temps affaiblit et quelquefois efface. Bientôt, peut-être, Louis serait un objet de pitié ! Telle est la marche constante de l’esprit humain ; ne nous aveuglons pas, voyons-nous comme nous sommes.
« Ne doutons pas davantage que les puissances étrangères qui nous feront la guerre, quelque indifférentes qu’elles soient au sort de Louis, ne manqueront pas de publier que la cause principale de leurs hostilités est sa mort illégale et cruelle. Que nous ayons ensuite des revers, que des calamités nous accablent, le peuple, dans son désespoir, ne peut-il pas voir dans la fin tragique de Louis la source de tous ses maux ?
« Qui sait alors si des hommes habiles et ambitieux ne s’empareraient pas de lui et n’iraient pas jusqu’à lui faire regretter son ancien esclavage ?
« N’y a-t-il pas plus de grandeur, de dignité et de vrai courage à laisser vivre Louis qu’à le faire périr, et sa mort serait-elle moins nuisible que sa vie ?
« Au milieu de ces difficultés, de ces conjectures, de ces chances diverses, de ce vague de l’avenir. Je trouve un point d’appui : c’est la justice. Louis a mérité la mort, mon devoir me prescrit de la prononcer. Les événements incertains peuvent rendre cette mort funeste à mon pays ; ils peuvent la rendre utile : je ne dois pas sacrifier le sentiment de ma conscience à des combinaisons qui peuvent varier à l’infini. »
Étrange politique, qui fait ou qui paraît faire de la mort de Louis un devoir de conscience et qui en même temps signale au pays les périls effroyables qui peuvent en résulter ! A ne consulter que la raison, Pétion ne peut décider si la détention ou la mort sont préférables : il hésite, quoique en vérité c’est surtout contre la mort qu’il dirige les objections les plus redoutables. Et s’il n’avait d’autres ressources que les calculs de l’esprit essayant de prévoir l’avenir, il ne pourrait pas prendre un parti. Mais pourquoi rejeter sur la nation, par l’appel au peuple, cette formidable incertitude ? Le peuple n’aura pas plus de lumières que la Convention sur la suite probable des événements, et pas plus qu’elle il ne pourra fixer des combinaisons qui varient à l’infini.
Et si c’est la conscience qui doit intervenir et résoudre le problème devant lequel la pensée se dérobe, si le devoir dit : la mort, là où la politique se trouble, pourquoi infliger à la nation ce terrible conflit de la conscience et de ta pensée ? Pourquoi la Convention n’assume-t-elle pas la responsabilité glorieuse de résoudre elle-même, au nom de la conscience qui lui apparaît ici comme l’arbitre suprême, la question insoluble où se débat l’esprit ? Pourquoi veut-elle que le peuple, un jour, si des événements funestes se produisent, s’accuse lui-même au lieu d’accuser la Convention ? Ce serait un désespoir national bien plus profond encore, une crise morale bien plus redoutable, parce qu’en atteignant la confiance de la nation en elle-même, elle atteindrait les racines mêmes de la vie nationale. Pétion aggrave le problème de toutes les incertitudes et de toutes les responsabilités avant de le rejeter sur le peuple.
Mais n’était-ce point parce que le fardeau pouvait devenir accablant que la Convention devait le porter elle-même, au risque de plier un jour ? Aussi bien, le peuple, s’il était réduit à s’accuser lui-même, rejetterait à son tour la charge sur la Convention : C’est elle qui pouvant résoudre le problème nous l’a confié. C’est elle qui, pouvant réunir plus de lumières que nous, nous a jetés dans ces ténèbres. C’est elle qui, sous prétexte de respecter notre souveraineté, a commencé par la lier par ses conseils, mais par des conseils ambigus où, comme l’oracle, elle se réservait toujours de dire que le peuple avait mal compris.
Non, vraiment, il n’y avait aucune raison sérieuse de décider l’appel au peuple, et la Gironde essayait en vain de couvrir, par cet expédient suprême, l’incertitude et l’inconsistance de sa pensée. L’impression produite par les Girondins fut si équivoque que, tandis que bientôt la Montagne les accusera d’avoir voulu sauver le roi, tandis que Danton, provoqué par eux, leur lancera dans son discours du 1er avril cette accusation terrible ; Fabre d’Églantine, dans une note trouvée dans les papiers de Robespierre et transcrite par Baudot, dit ceci :
« Les Girondins désirent la mort du roi, parce que sa vie est un obstacle à leur ambition, mais ils veulent conserver pour eux des apparences d’humanité, ils marchent ainsi d’une manière sourde à leurs desseins. Lanjuinais, du côté droit, ne voulait pas la mort du roi, et cependant les autres la voulaient, ils le disaient et ils applaudissaient Lanjuinais. »
Et le dantoniste Baudot, comme s’il acquiesçait à cette interprétation, ajoute : « Quoi de plus tortueux et de plus perfide ! »
Non, je ne crois pas qu’ils aient souhaité la mort du roi. J’ai dit comment et par quelle mélancolie mêlée déjà à leur fatuité subsistante, ils étaient émus d’humanité et de pitié. Il leur suffisait, pour ne pas désirer sans réserve la mort du roi, que la Montagne la demandât avec passion. Ce qu’ils se proposaient avant tout, je le crois, c’était d’affaiblir la Montagne, de lui fermer le pouvoir. Et pour cela, il fallait ou que les solutions voulues par la Montagne ne prévalussent pas ou qu’elles prévalussent par d’autres moyens. C’est par là que les Girondins furent conduits à imaginer l’appel au peuple. Comme des assiégés qui veulent « se donner de l’air », les Girondins qui commençaient à se sentir pressés par l’influence croissante de la Montagne et bloqués par la démocratie parisienne, cherchaient une issue vers les départements. Ils n’avaient pas réussi à appeler à Paris une garde départementale. Ils n’avaient pas réussi à faire adopter la proposition de Guadet qui, en permettant aux assemblées primaires, où les Girondins croyaient avoir encore la majorité, de révoquer les représentants, mettait à la merci de la Gironde ceux des Conventionnels des départements qui marchaient d’accord avec les Conventionnels de Paris.
Si tout à coup, dans une question vitale et où toute la Révolution était engagée, les assemblées primaires étaient chargées de décider, c’est la France départementale qui devenait la grande force. Les sections de Paris étaient dépouillées brusquement de l’influence particulière que leur donnait leur action centrale. Et alors, quelle que fût la décision des assemblées primaires, les Girondins triomphaient. Si la France faisait acte de clémence, si elle épargnait la vie du roi, c’était la défaite de la Montagne qui avait si implacablement demandé sa tête, c’était aussi le désaveu de ce que les Girondins appelaient la politique de sang, c’était la condamnation de ces massacres de septembre que maintenant, après les avoir comme amnistiés d’abord, ils s’obstinaient à dénoncer ; car si la France ne vengeait pas sur la tête du principal coupable, du chef de la trahison, les crimes commis par lui, si elle avait assez de cœur pour faire grâce de la vie au plus grand des criminels, quelle excuse restait à ceux qui, en septembre, prétendirent venger la nation et sauver la liberté par le massacre de prisonniers inoffensifs, ou dont tout au moins le crime n’était pas encore prouvé ? Et au contraire, si les assemblées primaires votaient la mort, les Girondins se retournaient vers la Montagne et lui disaient :
« Vous voyez bien que vous nous avez calomniés, vous et vos satellites, quand vous avez prétendu que notre appel au peuple des départements était un appel à la contre-révolution, ou tout au moins au modérantisme ; c’est par un arrêt terrible que la France vient de frapper le tyran, et cet arrêt rendu par tout le peuple donne à la Révolution un élan que la Convention seule ne pouvait lui donner. Notre vraie pensée éclate donc aux yeux de tous, et vous ne pourrez, quelle que soit votre scélératesse, l’obscurcir plus longtemps ; ce que nous voulons, ce n’est pas affaiblir le mouvement révolutionnaire, c’est en arracher la direction exclusive à ces fractions minimes du peuple qui prétendaient usurper la souveraineté et qui se laissaient dérober ensuite par quelques agitateurs habiles cette puissance illégale. En écrasant les factions et les factieux, le vote de la France a sauvé la Révolution, et la même sentence rendue par le peuple entier a fauché la tête de la tyrannie et la tête de l’anarchie. »
Ainsi, la Gironde était moins préoccupée de la sentence finale que des moyens politiques par lesquelles elle serait rendue. C’est Buzot, celui qui menait le plus âprement la lutte girondine contre Robespierre, et la bataille des départements contre Paris, qui témoigne dans son discours, à l’égard de la vie du roi, le plus d’indifférence et de sécheresse. Mais, pour tous, il s’agissait avant tout, et quelle que dût être la destinée du roi, de rétablir en son entier le prestige amoindri de leur parti puissant encore. Même en cet admirable discours de Vergniaud, qui est comme soulevé par une large palpitation humaine, et où il semble parfois que la politique s’évanouit dans la pitié, c’est contre la Montagne que se porte le principal effort, et le grand orateur semble moins préoccupé de sauver le roi que d’accabler la faction de Robespierre.
« Assez et trop longtemps, dit Buzot, nos départements n’ont été que simples spectateurs des événements qui ont influé sur la destinée de la France entière. Le temps est arrivé enfin d’appeler l’attention de chacun d’eux sur ce qu’ils doivent être dans la balance politique. Le jugement de Louis XVI vous en fournit l’occasion ; vous seriez coupables de la laisser échapper… Si vous vouliez n’être plus opprimés par cette poignée d’hommes qui osent parfois vous commander votre volonté ; si vous voulez être à l’abri des ravages de la corruption et de la misère, des orages de l’ambition et de l’anarchie qui dévorent cette ville, pour y travailler, dans l’isolement de la paix et de la vertu, à cette Constitution qui doit faire le bonheur ou le malheur de 25 millions d’hommes ; enfin, si vous voulez conserver Paris, le moment est venu, sachez en profiter. Il faut enfin que tous les départements soient instantanément les organes de leur propre volonté ; il faut que cette volonté générale, hautement prononcée, étouffe toute volonté partielle, et présente ainsi l’espérance et le moyen d’une insurrection paisible et nationale contre les desseins de quelques ambitieux ou l’erreur même et la tyrannie des représentants, s’ils devenaient coupables. »
Voilà le vrai fond de la pensée girondine, voilà la vraie raison de la tactique de la Gironde. Aussi, chacun pouvait bien s’abandonner, en ce qui touche la mort du roi, ou aux inspirations de sa pitié, ou aux préoccupations de politique extérieure, et ils inclinaient certainement à une politique de clémence, mais ils évitaient de s’engager si à fond, dans tel ou tel sens, que le jugement des assemblées primaires pût être pour eux un désaveu. Ils avaient un peu l’attitude et l’état d’esprit de juges en première instance qui voudraient pouvoir dire, en toute hypothèse, que le jugement d’appel qui interviendra est, au fond, une confirmation de leur arrêt. En tous ces calculs, les Girondins n’oublient qu’une chose : c’est que jeter cette question redoutable dans des milliers d’assemblées primaires où intrigueraient les nobles et les prêtres, où s’opposeraient les diverses factions révolutionnaires qui, de Paris et de la Convention, commençaient à se dessiner à travers la France, c’était déchaîner la guerre civile et perdre la Révolution. Peut-être, pour les Girondins eux-mêmes, était-il déjà trop tard. Ils n’auraient pas été partout les maîtres des assemblées primaires ; en tout cas, dans les régions mêmes où ils croyaient dominer, il y aurait eu des chocs violents. Je ne puis oublier que dans le département même de Buzot, dans l’Eure, sa politique était très combattue : Buzot, Richou, Lemaréchal, Savary, Dubusc votèrent l’appel au peuple ; les deux Lindet, Duroy et Bouillerot votèrent contre. Barbaroux recevait de Marseille les plus sévères avertissements. Et je me demande si la Gironde ne se hâtait pas de provoquer, par l’appel au peuple, une manifestation des départements avant que son influence y ait été trop fortement minée.
Un moment, le génie de Vergniaud parut emporter les esprits au-dessus de tous les calculs et de toutes les combinaisons.
C’était le privilège de ce grand homme que même quand il servait ou paraissait servir un parti étroit, il donnait tant de noblesse à sa cause qu’elle semblait dominer tous les partis et se confondre avec l’intérêt le plus haut de la patrie et de l’humanité. Ah ! quel dramatique combat oratoire et politique entre Robespierre et lui ! Jamais leur génie, leur tempérament, leur méthode ne s’opposèrent plus fortement. Jamais aussi, comme si chacun d’eux avait voulu s’égaler à la grandeur des événements et faire honneur à son parti de toute la puissance de son esprit et de sa parole, jamais ils ne furent plus éloquents.
Robespierre, dans son discours du 28 décembre, porta à la thèse de l’appel au peuple des coups formidables. Il démontra, par une analyse décisive et où l’âpreté de l’invective était, pour ainsi dire, l’amertume mêlée de la raison et de la haine, quel péril mortel cette procédure ferait courir à la Révolution. C’était « un moyen de ramener au despotisme par l’anarchie ». C’était une discussion éternelle, sans limite et sans fond, ouverte dans des assemblées dont on ne pouvait borner la compétence à la question de la peine. C’était la dérision de la souveraineté nationale, puisque les pauvres absorbés par le travail de chaque jour ne pouvaient être assidus à ces longs et interminables débats. Et pendant que la nation sera paralysée par cette délibération immense et éparse, pendant que ses énergies seront comme dévorées sur place par une discussion dont nul ne peut prévoir le terme, les ennemis envahiront le territoire :
« Ils trouveront la nation délibérant sur Louis XVI ; ils la trouveront occupée à décider s’il a mérité la mort, interrogeant le Code pénal, ou pesant les motifs de le traiter avec indulgence ou avec sévérité ; ils la surprendront agitée, épuisée, fatiguée par les scandaleuses discussions. Alors, si les intrépides amis de la liberté, aujourd’hui persécutés avec tant de fureur, ne sont point encore immolés, ils auront quelque chose de mieux à faire que de disputer sur un point de procédure : il faudra qu’ils volent à la défense de la patrie, il faudra qu’ils laissent les tribunes et le théâtre des assemblées, converties en arènes de chicaneurs, aux riches, amis naturels de la monarchie, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les champions du feuillantisme et de l’aristocratie…
« Ainsi, tandis que tous les citoyens les plus courageux répandraient le reste de leur sang pour la patrie, la lie de la nation, les hommes les plus lâches et les plus corrompus, tous les reptiles de la chicane, tous les bourgeois orgueilleux et aristocrates, tous les hommes nés pour ramper et pour opprimer sous un roi, maîtres des assemblées désertées par la vertu simple et indigente, détruiraient impunément l’ouvrage des héros de la liberté, livreraient et leurs femmes et leurs enfants à la servitude, et seuls décideraient insolemment des destinées de l’État. »
C’est toute la clientèle girondine, bourgeoisie de chicane ou bourgeoisie du haut négoce, dominante encore dans les municipalités, que Robespierre dessine ici d’un trait implacable. Le prétendu appel au peuple ne sera, en réalité, qu’un appel à la bourgeoisie contre le peuple. Voici que l’unité première de la Révolution se dissout et que la lutte engagée autour du procès du roi apparaît comme une lutte de classes dans la société de la Révolution. On dirait que Robespierre, redoutant l’influence éblouissante encore de la Gironde et de la grande bourgeoisie révolutionnaire, appelle à lui du fond de la terre toutes les forces inorganiques du prolétariat. Que les riches sauvent le roi, que les pauvres sauvent la Révolution. Vraiment, c’était bien un abîme de guerre civile qu’allait ouvrir l’appel au peuple : guerre civile, creusée bientôt en guerre sociale. C’est bien le salut du roi que l’on se propose : à mesure que les jours s’écoulent, l’impression des crimes de Louis s’atténue, et plus on s’éloigne du Dix-Août, plus les chances du coupable augmentent. L’appel au peuple, c’est encore une façon de gagner du temps pour le roi contre le peuple. Et la royauté sauvée rendra aux riches, par l’attiédissement général de la Révolution, ce qu’elle aura reçu d’eux.
Ainsi Robespierre approfondissait tout ensemble et envenimait le problème ; et comme d’habitude, avec une force de dialectique étonnamment pressante, il convertissait les suites probables ou possibles des choses en intentions formelles, en desseins délibérés et précis de l’ennemi :
« Voilà le but affreux que l’hypocrisie la plus profonde, disons le mot, que la friponnerie la plus déhontée cache sous le nom de la souveraineté du peuple qu’elle veut anéantir. »
Vérité et fiel : pointe acérée et jalouse qui, au fond même de la blessure qu’elle fouille et qu’elle guérit, laisse une goutte de venin. Quand je lis et relis ce discours et que je m’interroge, je démêle en moi une émotion irritée et une admiration qui n’est point toujours sans malaise. Je sais gré à Robespierre d’avoir vu si juste et d’avoir parlé si fortement ; je lui sais gré d’avoir évoqué, contre les influences funestes qui allaient égarer la Révolution, même les puissances de l’envie et de la haine, et d’avoir mis l’obscure révolte sociale au service de la liberté menacée. Mais je lui en veux de mêler un accent de personnelle rancune et un besoin de personnelles représailles à son âpre réquisitoire ; je lui en veux d’avoir contribué, par ses calomnies homicides de septembre, à fournir aux Girondins le prétexte dont leur conscience un peu vaine avait besoin.
Et pourtant, Robespierre, ici, avait si pleinement raison, il avait si bien le droit d’être irrité par la mensongère invocation de la souveraineté nationale et par l’intrigue de parti qui mettait la Révolution en péril, que l’on finit parfois par oublier que lui-même ne s’oublie point.
Ce qu’il y a de beau dans le discours de Vergniaud, qui lui répondit trois jours après, c’est l’inspiration de générosité qui harmonise les parties du discours les plus disparates, en apparence, et les plus contraires ; c’est la sérénité un peu triste, qui enveloppe et adoucit même les passages de colère. Certes, il ne ménage pas Robespierre et sa faction : il accuse avec l’abondance et la véhémence d’une âme longtemps contenue et qui éclate enfin ; et quand il rappelle à Robespierre qu’aux journées de péril il se cacha dans un souterrain, quand il demande à ceux qui vont déchaîner la guerre et peut être affamer le peuple, s’ils pourront le nourrir avec les lambeaux sanglants des victimes : « Voulez-vous du sang ? Prenez, en voici, du sang et des victimes », quand il élargit ainsi le charnier de septembre pour y ensevelir l’honneur même de ceux qu’il combat, ce sont de terribles paroles ; et pourtant, on n’y sent aucune haine intérieure, sournoise et profonde : c’est la brusque expansion d’une âme noble et un peu indolente, qui se révolte un jour contre ce qui lui paraît injuste ou barbare, mais qui est émue de plus de pitié sur la folie mauvaise des hommes que de ressentiment individuel. Peut-être aussi la beauté même de la forme où ces colères se manifestaient les épurait dans l’âme de l’orateur comme elle les épure dans la nôtre.
L’inévitable et noble joie de l’artiste sincère qui ne cherche point la beauté des mots, mais qui ne peut qu’en elle satisfaire toute son âme, adoucit, élève, élargit même les passions les plus violentes. L’homme en qui les événements prennent soudain une sorte de splendeur se réconcilie à moitié même avec les forces hostiles ; il sait qu’elles ne peuvent lui ravir cette puissance d’émotion sacrée, qu’elles l’exaltent, au contraire. Il sait aussi qu’il a conquis, dans le souvenir des hommes, une part d’immortalité, et que sa vie est désormais au delà des haines. Vergniaud se souvenait qu’à certaines heures il avait été la splendeur de la Révolution, et qu’on ne pouvait pas plus le séparer d’elle qu’on ne peut séparer du jour la beauté de la lumière.
Pourquoi donc attendrais-je les dernières heures de la vie de Vergniaud pour citer le mot qu’il dit en se défendant devant le tribunal révolutionnaire et que Baudot nous a transmis ? Ce mot qu’il disait tout haut à ses juges pour dissiper les ombres de la mort prochaine, il l’a dit, sans doute, tout bas à lui-même, bien des fois, pour dissiper les ombres de la tristesse et du doute :
« Eh ! qui suis-je pour me plaindre, quand des milliers de Français meurent aux frontières pour la défense de la patrie ? On tuera mon corps, on ne tuera pas ma mémoire. »
Par delà les orages, par delà les calomnies, par delà toutes les haines, les haines de ses ennemis et les haines de son propre cœur, Vergniaud se reposait dans la gloire, et il répandait sur le présent la sérénité de l’avenir immortel, qui ne laissait sur la vie et sur les choses qu’un voile de mélancolie. Oui, c’est une rencontre passionnante que celle de ces deux âmes dissemblables, mais portées parfois par des forces diverses à une égale hauteur. C’était, sous les souffles contraires de la Révolution, le choc de des nuées : l’une sombre et sèche, exhalant en éclairs un peu courts, mais aigus, directs et meurtriers une âme de haine et de justice ; l’autre abondante et splendide, éblouissant l’horizon, plus qu’elle ne l’effrayait, de fulgurantes beautés, et roulant dans ses plis un peu incertains sa rumeur d’indignation et d’orage, avec plus de majesté que de fureur. Grandiose mêlée qui, de ses lueurs et de ses ombres, émouvait la face attentive et tragique de la terre.
Ce qui rend plus dramatique encore, à ce moment, la lutte des deux hommes, c’est que tous deux ont un même pressentiment de défaite et de mort. C’est alors que Robespierre prononça ces paroles :
« La vertu fut toujours en minorité sur la terre. Sans cela, la terre serait-elle peuplée de tyrans et d’esclaves ? Hamden et Sidney étaient de la minorité, car ils expirèrent sur l’échafaud. Les Curtius, les Anitus, les César, les Clodius étaient de la majorité, mais Socrate était de la minorité, car il avala la ciguë. Caton était de la minorité, car il déchira ses entrailles. Je connais ici beaucoup d’hommes qui serviront la liberté à la manière de Sidney ; et
n’y en eût-il que cinquante, cette seule pensée doit faire frémir tous les lâches intrigants qui veulent ici égarer ou corrompre la majorité. En attendant cette époque, je demande au moins la priorité pour le tyran. »
Hélas ! Robespierre devait demander la priorité pour bien d’autres. Il y aurait sans doute quelque pédantisme à discuter en elle-même, et comme si elle était une formule générale de philosophie de l’histoire, la parole de Robespierre, qui ne prend évidemment son vrai sens que du combat où il est engagé. Je ne cherche donc pas si ces expressions numériques et parlementaires de majorité et de minorité conviennent aux conflits de la force dans l’histoire humaine, à la lutte des institutions et des puissances établies contre les hardis novateurs.
On aurait, sans doute, étonné beaucoup César en lui demandant s’il était de la majorité ou de la minorité. Je ne sais aussi ce que peut signifier, au juste, la terrible parole : « La vertu fut toujours en minorité sur la terre. » Toujours l’effort de progrès des minorités a fini, dans l’histoire, par conquérir les majorités. Mais, c’est en pleine Révolution populaire, en pleine Révolution de démocratie et de raison que le mot de Robespierre est dit ; et là il a un sens amer, désespéré et dictatorial. Étrange révélation d’une âme tourmentée à la fois par son idéal et par son orgueil ! Il semble que, malgré les épreuves, les hommes de la Révolution pouvaient, en ces derniers jours de 1792, s’abandonner à quelque optimisme, et témoigner de quelque foi dans la nature humaine, dans la force de l’idée, dans la puissance du progrès. En trois années une grande nation avait fait l’œuvre des siècles : elle s’était libérée, et maintenant elle jugeait son roi.
Jamais, aux heures tragiques, au 14 juillet, après la fuite à Varennes, au Dix-Août, le peuple ne s’était manqué à lui-même, et à l’initiative courageuse et clairvoyante des minorités avait répondu l’assentiment rapide des majorités ; il y avait eu même parfois des heures d’unanimité radieuse. Pourquoi douter, pourquoi désespérer à ce moment de la vertu révolutionnaire ? À coup sûr, bien des calculs, bien des ambitions, bien des convoitises et des intrigues se mêlaient au grand mouvement, le retardaient et risquaient de l’égarer. Mais, chose curieuse ! Robespierre semble rompre avec les majorités et se réfugier dans l’orgueil amer des minorités juste à la veille du jour où, sur la question même du jugement du roi, il va l’emporter et devenir lui-même majorité. Que faut-il donc à cet esprit concentré ? N’aura-t-il quelque sérénité et quelque joie que lorsque la diversité infinie des passions humaines se sera accommodée à son idéal rigide et un peu pauvre de la vie ? Ne s’abandonnera-t-il avec confiance à la Révolution que lorsqu’il la sentira tout entière en sa main, comme il croit la porter tout entière en son cœur ? Oui, parole amère et parole dictatoriale : car l’homme qui glorifie ainsi la minorité dont il est, qui ne voit la Révolution et la vertu que là où il est, ne se prêtera pas à ces transactions et conciliations humaines qui sont nécessaires même au salut des révolutions. Il ne pardonnera pas aux hommes qui ont imposé une trop longue attente au rêve absolu de son esprit, à l’impatience de son orgueil, et comme il ne faut pas que la vertu périsse, il assurera la victoire de ce qu’il se complaît à appeler la minorité, par la mort et par la terreur. Lui-même, il sait bien que, dans cette âpre lutte, il risque sa vie : il évoque l’échafaud de Sidney pour y monter à son tour ; et ce qu’il y a de tragique, c’est qu’en effet il y montera, mais qu’il y fera monter d’abord ceux contre lesquels il se prévaut maintenant du sublime privilège de la mort. Vergniaud, que Robespierre essaie de dominer, en ce moment, du haut de l’échafaud de Sidney, y montera avant lui et par lui. Ah ! quel formidable débat de priorité va s’ouvrir !
« On nous accuse, s’écrie Vergniaud, on nous dénonce, comme on faisait le 2 septembre, au fer des assassins ! Mais nous savons que Tibérius Gracchus périt par les mains d’un peuple égaré, qu’il avait constamment défendu. Son sort n’a rien qui nous épouvante : notre sang est au peuple ; nous n’aurons qu’un regret, celui de n’en avoir pas davantage à lui offrir. »
C’est comme une émulation de tous les partis de la Révolution, et de tous ses grands hommes, devant la mort. À tous, l’histoire offre de glorieux précédents dont ils s’emparent, de nobles analogies dont ils se réclament. Oui, il y a, dans l’histoire, promesse de mort pour tous, et envers tous la Révolution s’acquittera. Ils ont déjà le vertige du sacrifice, et la dangereuse ivresse de la mort est en eux. La mort est une solution commode qui dispense de chercher d’autres solutions. La Révolution menacée ne pouvait se sauver que par l’unité d’action des révolutionnaires. Cette unité d’action, ils n’auraient pu la réaliser qu’en renonçant aux prétentions exclusives et aux soupçons démesurés, et en affirmant ce qu’il y avait de commun et d’essentiel dans leurs tendances un peu diverses. Il leur fut plus facile de la réaliser par simplification, c’est-à-dire par extermination. La mort n’est pas le plus grand sacrifice : il est plus aisé de donner sa vie que d’humilier son orgueil et d’abandonner sa haine. Et le danger de la mort, c’est qu’en donnant à l’homme l’illusion du sacrifice total, elle le détourne et le dispense d’autres sacrifices plus profonds, elle ajoute un surcroît d’orgueil à l’orgueil qu’il eût fallu dompter, et elle donne je ne sais quoi de sacré aux passions que l’homme renonce à réduire.
Il me semble encore que chez Vergniaud l’ombre de la mort prolonge en mélancolie l’incertitude de la pensée. On sent, sous la magnificence oratoire, je ne sais quelle indécision. Il souffrait sans doute de ne pas avoir un conseil précis et immédiat, une politique ferme et claire à apporter au peuple tourmenté. Lorsque Périclès, après avoir conseillé à Athènes la guerre contre Sparte, éprouva, aux premiers revers, la colère du peuple, il fit front avec une admirable sérénité : il ne parla pas de la mort, parce qu’il avait des conseils précis à donner, un plan vigoureux et net à développer, et c’est la pure lumière de l’esprit qui apaisait les haines. Il y a dans la splendeur de parole de Vergniaud je ne sais quoi de trouble, la brume d’une pensée inconsistante. Il ne dit pas au peuple de la Révolution : Frappe le roi ; il ne lui dit pas : Sauve-le ; il lui dit : Délibère, et ordonne un chaos que nous-mêmes nous ne savons pas débrouiller… Il offre au peuple tout son sang, parce qu’il n’a pas autre chose à lui offrir. Et le mélancolique appel à la mort est, comme l’appel au peuple, un moyen suprême d’ajournement et d’évasion.
Mais quel drame que ce procès, où les deux hommes, les deux chefs de Révolution, se heurtant à propos de la mort du roi, invoquent sur eux-mêmes l’ombre de la mort ! Et l’on se demande tout bas : Mais qui donc est en jugement ?
C’est le discours de Barère qui fixa les tragiques incertitudes de la Convention. Il fut merveilleusement habile dans le détail de l’argument. Il résuma avec force les crimes et les trahisons du roi, et il conclut à la mort, sans appel au peuple. C’est lui, je crois, qui détruisit le mieux le sophisme de l’inviolabilité royale. Oui, si le roi avait accepté loyalement et pratiqué la Constitution, et s’il avait ensuite commis une faute grave, il aurait été inviolable pour cette faute, car ayant créé entre la Constitution et lui un lien, il aurait été couvert par elle. Mais pas un moment il n’a voulu l’appliquer, pas un moment il n’a été lié à elle. Il ne peut l’invoquer maintenant contre le peuple. À la rigueur, il pouvait se servir de l’inviolabilité constitutionnelle pour résister aux pouvoirs constitués qui auraient voulu entreprendre sur lui. Il pouvait, par exemple, refuser de se laisser juger par la Législative qui, ayant été formée dans le cadre même de la Constitution, ne pouvait se substituer à elle, même pour la venger. Mais l’inviolabilité ne valait pas contre la Convention qui avait puisé son pouvoir à des sources beaucoup plus profondes que la Constitution désormais tarie, à la souveraineté populaire.
Et contre l’appel au peuple, Barère fit valoir, outre les raisons politiques déjà invoquées si fortement par Robespierre, un argument ingénieux et neuf. On peut soumettre à la ratification du peuple une loi, mais le procès du roi n’est pas une loi. On peut même lui soumettre un jugement, mais le procès du roi n’est pas un jugement, puisqu’aucune des formes judiciaires ne peut vraiment être observée. Le procès est en réalité « un acte de salut public, une mesure de sûreté générale ». Toutes les formes de discussion dont cet acte est enveloppé n’en modifient pas le caractère. Elles servent, au contraire, à lui donner toute son efficacité en ralliant le peuple, par la publicité des débats et la démonstration des crimes du roi, à la décision de salut national prise par la Convention. C’était concilier merveilleusement la thèse abrupte soutenue d’abord par Robespierre et Saint-Just avec l’ample procédure adoptée par la Convention. Mais un acte de salut public, une mesure de sûreté générale ne sont pas soumis à la ratification du peuple.
Dans tous les points du discours méthodique de Barère c’était même force, même clarté pénétrante. Mais ce qui lui donna son effet politique décisif, c’est qu’il soutenait la thèse de la Montagne en la dépouillant de toute passion, de toute agression contre la Gironde.
La Gironde s’était même appliquée jusque-là, sinon à le revendiquer (car elle-même ne formait pas une organisation bien définie), tout au moins à le tirer à elle, à interpréter dans son sens exclusif toutes ses paroles. Tout récemment encore, le journal de Brissot dans son numéro du 25 décembre, applaudissait au discours prononcé la veille par Barère sur l’état de Paris et de la France.
« Barère a fait une peinture énergique de notre situation intérieure. Il en a conclu la nécessité pour la Convention de prendre l’attitude qui lui convient, et il a ajouté que jusqu’à présent elle n’avait cessé d’offrir l’image d’Hercule luttant, dans son berceau, contre des serpents. La vérité de cette comparaison a frappé les bons citoyens et a fait frémir ceux sur lesquels elle tombait.
« Ce n’est pas la seule vérité que l’orateur ait exprimé. Il a été vivement applaudi par les républicains lorsqu’il a dit que la Convention n’a plus rien à démolir, lorsqu’il a parlé du système d’avilissement dirigé contre elle, et qu’il a observé que tous les traîtres n’avaient pas été à Longwy, que plusieurs étaient restés à Paris ; lorsqu’il a observé que si la Convention avait eu jusqu’ici une marche plus ferme, si l’anarchie avait été réprimée, le terme de la guerre serait bientôt arrivé, et des alliés puissants auraient secondé nos travaux. »
Je le répète : la Gironde forçait dans son propre sens la flexible pensée de Barère. Quand il comparait la Convention commençante à « Hercule qui, dans son enfance, se débattait contre des serpents », il pensait surtout aux agitations « démagogiques » de Paris, aux prétentions de la Commune ; il pensait aussi un peu à la vaniteuse intrigue de la Gironde. Si celle-ci avait été attentive, si elle n’avait pas été infatuée, elle aurait noté que Barère, en prononçant le nom de Roland, n’y avait pas attaché un mot d’éloge.
« On a beaucoup parlé du ministre de l’intérieur, mais je crains bien qu’on n’ait attaqué que l’homme au lieu d’attaquer l’organisation de son immense ministère. »
Était-ce le défendre ou seulement l’excuser ? Visiblement, Barère ne s’associait pas plus aux déclamations et à l’esprit de coterie de la Gironde qu’aux prétentions de la Commune et aux violences de Marat. Mais lorsqu’il demandait, le 24 décembre, qu’un rapport général sur l’état de la France fût fait à la Convention par le conseil exécutif et par la municipalité de Paris, que les principaux comités de celle-ci se réunissent pour recevoir ce rapport, quand il proposait, dans un projet de décret adopté à l’unanimité : « Les Comités réunis (diplomatique, des finances, des sceaux publics, de la guerre, de la marine et des colonies, de correspondance, de sûreté générale, d’agriculture et de commerce) se concerteront avec le conseil exécutif provisoire pour présenter incessamment à la Convention toutes les mesures nécessaires au maintien de l’ordre et des lois, à la conservation de la liberté et à la défense de la République », que faisait Barère ? Il cherchait à fortifier la Convention en appelant à elle tous les pouvoirs ; et pourquoi voulait-il fortifier la Convention ? Non pas pour se servir d’elle comme d’un instrument contre telle ou telle faction, mais pour dominer toutes les factions. Et s’il se préoccupait, en ces jours où se débattait le sort du roi, d’assurer l’ordre, ce n’était pas pour que la Convention pût impunément braver et heurter, en sauvant le roi, l’instinct de la démocratie parisienne ; c’était, au contraire, pour qu’elle pût frapper le roi sans être suspecte de céder à une pression extérieure et à des menaces démagogiques.
Barère était avant tout l’homme de la Convention, et c’est là ce qui assure, à travers les sinuosités de sa tactique, l’unité de son action révolutionnaire, l’honneur et la dignité, de sa vie. Elle était à ses yeux la force suprême et le moyen suprême de salut. Tout ce qui tendait à l’affaiblir, à la disperser, à la subordonner était également funeste. Maintenir et accroître le prestige de la Convention, c’était, pour Barère, sauver la Révolution elle-même. Il avait ce sentiment plus qu’aucun des hommes de ce temps.
Les Girondins s’étaient agités et ils avaient conquis la gloire avant la Convention. Ce n’est pas eux qui avaient eu l’idée de la convoquer, elle n’était pas l’expression même de leur âme, ils se flattaient de la mener de l’éblouir, mais ils ne voyaient en elle qu’une nouvelle carrière où pouvait se déployer leur génie. Dès qu’elle leur résistait, ils songeaient à la violenter ou à l’entamer. Ce sont eux qui, les premiers, eurent l’idée d’annuler les pouvoirs d’un certain nombre de représentants.
Robespierre avait du respect pour la Convention : il voyait en elle la force nationale et centrale ; c’est lui qui en avait demandé la convocation. Mais il n’oubliait pas que dans l’intervalle politique de la Législative à la Convention il avait puissamment agi par la Commune de Paris, et sans chercher à déchaîner les forces de la Révolution parisienne, il laissait ouvertes de ce côté les chances obscures de l’avenir. Surtout, il continuait à aller aux Jacobins, et c’est par là qu’il entendait dominer et régler le mouvement politique. Ils étaient à ses yeux une sorte de Convention nationale consultante, dont à la longue l’action sur la Convention délibérante devait être irrésistible.
Barère, lui, ne fréquentait pas plus les Jacobins que le salon des Roland. Je ne relève pas une seule fois sa présence aux Jacobins, où bientôt, en mars et avril 1793, il sera un moment accusé de « rolandisme ». Auprès de la Convention, qui avait reçu l’âme ardente et grande du peuple tout entier, tout lui paraissait mesquin ou anarchique. C’est en mesurant Robespierre sur cette grandeur de la Convention qu’il le déclara médiocre et petit.
Les vanités girondines et les fureurs maratistes doivent se perdre également dans la majesté de la Convention nationale, et celle-ci, pour se défendre, n’a pas besoin de menaces et d’outrages : elle n’a qu’à concentrer son action et à renvoyer au peuple, en décision révolutionnaire, la force qu’elle en a reçue. Elle est le prodigieux miroir qui concentre tous les rayons, et qui, à son foyer, volatilise toute intrigue, toute ambition partielle. Et quand vient le procès du roi, c’est la Convention seule qui doit agir, assumer la responsabilité.
Que signifient les sommations de la Commune, les pétitions arrogantes des sections, les violences des feuilles de Paris ? Ce sont des portions minuscules du souverain qui veulent jouer au souverain, et qui, si la Convention a du sang-froid, si elle a conscience de sa propre force, seront châtiées par le ridicule et le mépris plus encore que par la loi. Mais que signifie l’appel au peuple ? Ce serait disperser de nouveau la souveraineté que le peuple même, pour son salut, a concentrée ; ce serait « détruire le point de ralliement des volontés du peuple, affaiblir le gage et le moyen qui seul établit l’unité de la République. »
Je reviens à l’image grande et forte sous laquelle Barère représentait la Convention. Lui-même, sans doute, dans ses conversations politiques comme dans ses discours, y revenait volontiers : « J’ai, dit-il, comparé souvent la Convention à Hercule qui, dans son enfance, se débattait contre des serpents. » Mais Hercule ne déléguait pas sa massue, pas plus qu’il ne permettait, quand il en était armé, que l’on dirigeât son bras. La Convention ne permettait pas à la Commune de Paris de diriger son action, et quand l’heure était venue d’abattre de sa massue herculéenne la royauté, elle ne se dessaisissait point, par l’appel au peuple, de sa force souveraine. Ainsi Barère installait la Convention au centre de l’action politique, et c’est de ce centre que devait se développer toute la force de la Révolution. C’est pour avoir compris cette grandeur impersonnelle de la Convention que Barère est un des hommes en qui la Révolution se reconnaît.
Baudot a écrit : « Barère, durant son exil à Bruxelles (après 1815), était très recherché des Anglais whigs ; ils le regardaient comme un type de la Révolution, tandis qu’ils ne s’occupaient nullement de Sieyès, de Thibaudeau, de Merlin et autres ; c’étaient pour eux des figures effacées par mille impressions différentes. »
Oui, et mieux qu’un type de la Révolution : il s’était en certaines journées, par son identité avec la Convention, identifié à la Révolution. Dans l’opinion calme et forte qu’il lui apporta le 4 janvier 1793, elle reconnut « le point de ralliement ». Il parla avec noblesse de Vergniaud, au moment même où il se séparait de lui.
« L’opinion soutenue avec tant d’éloquence par Vergniaud a un avantage naturel sur l’opinion contraire, et cet avantage est dans l’âme de ceux qui nous écoutent. Vergniaud réunit en faveur de son opinion tout ce qu’il y a de penchants nobles et délicieux dans le cœur humain, la générosité, l’adoucissement des peines, le plus bel attribut de la souveraineté, la clémence, et l’hommage légitime que chaque citoyen se plaît à rendre à la souveraineté du peuple.
« Cet orateur a eu pour son opinion tout ce qu’il y a de favorable et de touchant, il ne reste à la mienne que ce qu’il y a de sévère et d’inflexible dans les lois. Il n’y a dans mon lot que l’austérité républicaine, la sévérité des principes, la fidélité aux mandants, et la terrible nécessité de faire disparaître le tyran pour ôter tout espoir à la tyrannie. »
Mais il avertit bien que si son opinion est conforme à celle des sections agitées de Paris et à celle de Marat, cette rencontre lui pèse, et il va jusqu’à indiquer qu’il est possible qu’il y ait une intrigue obscure nouée autour du duc d’Orléans, et où la mort du roi ne serait qu’une carte du jeu.
« Si quelque chose avait pu me faire changer, c’est de voir la même opinion partagée par un homme que je ne peux me résoudre à nommer, mais qui est connu par ses opinions sanguinaires ; c’est de voir mon opinion se rapprocher de celles de quelques sections de Paris, entre autres de cette section du Luxembourg, dont on aurait dû punir l’arrêté provocateur de la désobéissance aux lois, et coupable d’attentat à la liberté des opinions publiques.
« Enfin, si quelque pensée avait pu arrêter ma plume, c’eût été de me dire que, si je repousse la ratification populaire pour extirper la royauté, en déracinant le trône, d’autres, avec la même opinion que moi, dans la République, ont peut-être l’arrière-pensée de substituer une idole à une autre, et de faire naître, des principes les plus purs des moyens d’agitation et de trouble. »
Sans doute (et c’est le côté faible de sa méthode qui peut aboutir parfois à une sorte de balancement systématique et à une fausse symétrie), je crois que Barère est trop complaisant pour cette hypothèse de Buzot. En fait, ni dans la Convention, ni à la Commune, il n’y avait un seul parti, un seul groupe qui songeât vraiment à installer sur le trône le duc d’Orléans.
Mais, par là encore, Barère rassurait ceux qui pouvaient craindre, en votant la mort sans appel au peuple, de donner trop de gages à la Montagne ; ils ne craignaient plus maintenant, après ce désaveu presque flétrissant de « l’écrivain sanguinaire », d’être confondus avec les maratistes.
Barère d’ailleurs persuadait d’autant mieux qu’il ne paraissait pas vouloir s’imposer. Sa modestie à la fois sincère et calculée contrastait avec ce qu’il y avait d’impérieux, dans la volonté de Robespierre, et parfois dans le génie même de Vergniaud.
« Je viens, disait-il, exposer ma pensée et ne veux influencer celle de personne. Je n’ai jamais ambitionné que ma voix comptât pour plus d’une. »
Je crois démêler ici une nuance d’ambition fine, mesurée et discrète, qui attendait patiemment son heure et qui croit qu’elle est arrivée. Il parlait d’une façon pénétrante et douce, avec une aisance qui donnait un air de franchise à tout. Lacombe Saint-Michel dira, quelques semaines plus tard, en combattant une opinion de Barère :
« Opinion d’autant plus dangereuse que son éloquence, marquée au coin de la bonne foi et de la plus douce sensibilité, pouvait à la rigueur en égarer plusieurs par la franchise qu’il met dans tout ce qu’il dit. »
Et Baudot, bien des années après, quand ils eurent traversé ensemble bien des orages, disait de lui :
« Il était généralement aimé dans son département : tous les habitants, pauvres ou riches, voyaient en lui un grand homme, et ils n’étaient pas loin de la vérité ; ils voyaient surtout en lui un homme doux, facile, aimant, porté au bien et sans haine dans le cœur. »
Son intervention en janvier 1793 fut décisive. Garat l’a très bien et très finement noté dans ses Mémoires. Il raconte une conversation qu’il eut, au commencement de mars, avec Robespierre :
« C’est votre discours, lui disait-il, qui a fait incliner rapidement la balance de la justice nationale du côté de la mort, et c’est le discours de Barère qui, après avoir compté tous les poids, les a fixés du même côté. »
Peut-être même Barère a-t-il fait plus que fixer la balance. Après le discours de Vergniaud, qui avait pu renverser l’équilibre dans le sens de la clémence, Barère l’a ramenée tout ensemble et fixée.
Ce n’est qu’à la dernière heure, et quand déjà sans doute la décision de chacun était prise, que Danton put jouer un rôle. Il avait été retenu loin de Paris par sa mission en Belgique. Il ne rentra que le 15 janvier au soir, quand déjà la Convention avait statué par appel nominal sur les deux premières questions, la culpabilité de Louis et l’appel au peuple, et quand il ne lui restait plus à statuer que sur la peine. Lamartine ne paraît pas avoir soupçonné l’absence de Danton.
« Danton, dit-il, muet et observateur jusque-là, saisit dès le lendemain 16 (le lendemain des premiers votes), la première occasion d’accentuer énergiquement l’impatience du sang qu’il n’avait pas dans l’âme, mais qu’il feignait pour rester au niveau de lui-même. »
L’inconvénient de ces sortes d’erreurs, c’est qu’elles tendent à faire de Danton une sorte de sphinx, à donner à sa physionomie et à son rôle je ne sais quoi d’énigmatique. Danton n’avait été « ni muet ni observateur », il avait été absent, retenu au loin par le mandat difficile et redoutable que lui avait donné la Convention. L’inadvertance commise par Michelet, et qu’ont signalée en partie Louis Blanc et Ernest Hamel, est plus singulière encore et plus grave. Michelet, dans les documents de cette époque, a lu Danton là où il y a Daunou.
C’est Daunou qui, le 14 janvier, au moment où la Convention cherche sous quelle forme et dans quel ordre seront posées les questions, propose une longue série de questions, qui, en effet, tendaient presque toutes à compliquer le procès et à ajourner la solution. Il ne tenait aucun compte du vote par lequel la Convention avait décidé qu’elle jugerait Louis, et se plaçant dans l’hypothèse où ce décret serait rapporté, il indiquait les questions suivantes : « 1o Y a-t-il lieu à accusation contre Louis Capet ? 2o Sera-t-il jugé par le tribunal criminel de Paris, ou par une cour nationale, ou encore par tous les départements ? »
C’était faire table rase de tout le travail, de tous les votes de la Convention. Et non seulement Daunou prévoyait dans ses questions l’appel au peuple, mais aussi que le vote sur l’appel au peuple pouvait être ajourné à la fin de la guerre « La question de la confirmation du jugement par la nation sera-t-elle ajournée à la fin de la guerre ou à l’époque de l’acceptation de la Constitution ? » Daunou indiqua, sans les motiver, toutes ces questions. Et ce travail étrange d’un juriste minutieux, qui semblait étranger aux événements, ne fut même pas discuté par la Convention.
Comment Michelet a-t-il pu voir dans cette assez pénible élaboration juridique, sans vigueur, sans éclat et sans effet possible, une puissante manœuvre de Danton pour sauver Louis XVI ? Si Danton avait voulu tenter une diversion en cette question redoutable, s’il avait voulu essayer de rompre en ce point le courant révolutionnaire, il aurait fait un effort de passion et d’éloquence. La méprise de Michelet est à peine concevable, et il y a bâti tout un système.
« Que Louis XVI fût jugé, condamné, cela était très utile, mais que la peine le frappât, c’était frapper tout un monde d’âmes religieuses et sensibles… Le moyen qu’employa Danton, le seul peut-être qu’il pût hasarder dans l’état violent des esprits, lui Danton, lui dont la Montagne attendait les plus violentes paroles, ce fut, sans préface ni explication, de présenter une liste de questions très nombreuses, habilement divisées, où revenait par deux fois, sous deux formes, la question capitale : La peine, quelle qu’elle soit, sera-t-elle ajournée après la guerre ? Danton, évidemment, mettait une planche sur l’abîme et tendait la main, invitant à passer dessus. On devait croire que la Gironde s’empresserait de passer la première, de donner l’exemple au centre. La Montagne resta muette d’étonnement. Un seul homme réclama, et un homme secondaire (c’était Garnier de Saintes). Robespierre n’eut garde de rien dire. Il regarda froidement si Danton allait se perdre en avançant vers la Gironde. Mais Danton n’avança pas. »
À vrai dire, rien n’égale le trouble de la vue de Michelet sur Danton à cette période. Non seulement il croit que Danton a fait, le 14, cette suprême tentative pour sauver le roi. Non seulement il croit que si Danton, le 15 janvier, n’a pas pris part aux deux scrutins, c’est parce qu’il était découragé par son insuccès du 14 : « L’échec du 14 l’avait dégoûté, découragé ; c’est la seule explication de cette absence déplorable » ; mais je relève encore la même erreur, compliquée encore d’une légère erreur de date, pour la séance du 9 janvier. Un peu plus loin, Michelet, parlant de Cambacérès, « le jeune et doux Cambacérès », dit : « Il se rapprochait volontiers des hommes qui avaient au plus haut degré la qualité qui lui manquait à lui-même, je veux dire l’énergie virile… Seul dans toute la Convention, il appuya Danton, au 9 janvier, dans la proposition qui aurait sauvé Louis XVI, alors il vota pour la vie. »
Ici, la confusion est double. Michelet confond Danton avec Daunou, et, pour Daunou lui-même, il confond visiblement la séance du 14 avec la séance non pas du 9, mais du 7. Dans la séance du 14 comme dans la séance du 7, Cambacérès et Daunou avaient marché en effet parallèlement. Dans la séance du 14, Cambacérès proposa, lui aussi, un moyen d’ajournement, inédit celui-là et un peu imprévu. C’était un appel au peuple qui devait porter non plus sur la peine infligée à Louis, mais sur l’étendue du pouvoir de la Convention. Celle-ci devait demander à la nation : Me reconnaissez-vous le pouvoir de juger en dernier ressort ?
Et ici encore, ce doute sur soi-même et sur son propre droit révolutionnaire est à l’opposé de la pensée de Danton. Et dans la séance du 7, devenue, dans les notes évidemment hâtives et brouillées de Michelet, la séance du 9, laquelle d’ailleurs a l’air de faire double emploi avec la séance du 14, Daunou et Cambacérès remettent tous les deux à la Convention leur opinion écrite sur le procès du roi. Cambacérès conclut, comme il fera le 14, à une consultation nationale sur la compétence judiciaire de la Convention. Daunou concluait à bannir le roi après la guerre, à le détenir jusqu’à la paix, et il réservait en même temps à la Convention « le droit d’accuser Louis et de le faire juger pour sa conspiration personnelle. » Il n’y a pas de plus pitoyable chaos d’idées, et c’est dans ce guêpier politico-juridique que Michelet a égaré un moment le grand Danton.
Si j’ai insisté sur cet imbroglio au risque de suspendre par une discussion critique la marche du drame, c’est que l’erreur de Michelet, analogue à celle de Lamartine, contribue à fausser la physionomie morale et historique de Danton. À coup sûr, il n’avait point de haine, et il était capable de soumettre à la raison les entraînements les plus passionnés de sa nature véhémente. Mais il était avec la Révolution, il marchait et pensait avec elle, et il faut se garder de lui prêter, surtout à cette date, un système de sentimentalité et un parti pris de clémence qui le sépareraient des vives forces révolutionnaires. L’erreur de Michelet a des prolongements inquiétants. Cette attitude de Danton, qui contraste si nettement avec son attitude en septembre, et aussi avec l’attitude des dantonistes eux-mêmes, de Fabre d’Églantine, de David, de Basire, de Desmoulins pendant le procès du roi, il faut bien l’expliquer. Et c’est par le séjour de Danton à l’armée que Michelet l’explique :
« Danton apportait des pensées absolument différentes, celles de l’armée elle-même. Cette grande question de mort, que les politiques de club tranchaient si facilement, l’armée ne l’envisageait qu’avec une extrême réserve. Nulle insinuation ne put la décider à exprimer une opinion ou pour ou contre la mort du roi. Réserve pleine de bon sens. Elle n’avait nul élément pour résoudre une question si obscure. Elle croyait le roi coupable, mais elle voyait parfaitement qu’on n’avait aucune preuve. Elle ne désirait point la mort. »
Simples conjectures ; l’armée aurait-elle si vite, au commencement d’avril, abandonné le glorieux Dumouriez, cherchant à la détourner de la Convention, si elle avait été meurtrie dans sa conscience et dans son humanité par la mort du roi ? C’est une tactique qui a été trop souvent adoptée par les historiens d’opposer l’héroïsme calme et humain de l’armée aux fureurs aveugles des politiciens, aux cruautés des factions. L’armée avait le sentiment très net que son héroïsme égalait à peine l’héroïsme de ceux qui, au sein de la tempête, sans pouvoir connaître le repos de l’esprit et la joie du devoir certain, soutenaient sur leur pensée le poids accablant des événements. Mais le système de Michelet est grave, car il engage Danton bien avant dans la politique de Dumouriez.
Si c’est pour répondre aux sentiments de l’armée de Belgique, avec laquelle il venait de vivre, que Danton inclinait à sauver le roi, comme Dumouriez, en haine et par peur des Montagnards, semble avoir désiré dés lors qu’ils soient affaiblis par un échec dans le procès du roi, voilà la force révolutionnaire de Danton prisonnière de l’intrigue. Le voilà lié, avec la Gironde, à un système de modérantisme dont Dumouriez serait prêt à serrer le nœud.
Dumouriez, enivré par ses victoires, fatigué et irrité du contrôle que prétendaient exercer sur lui les Comités de la Convention, exaspéré par ses conflits avec Cambon au sujet des fournitures de l’armée, des modes d’achat et de paiement, effrayé aussi par les attaques de Marat, qui lui reprochait une discipline trop dure, et dénonçait déjà, au risque de la provoquer, sa trahison, Dumouriez cherchait à jouer un jeu tout personnel et à s’assurer contre les chances de l’avenir : il pratiquait à l’égard des Belges une politique de ménagements, conservatrice, tout à fait contraire à l’esprit du décret révolutionnaire du 15 décembre. Et il songeait sans doute dès lors à intervenir dans la lutte des partis, avec le prestige de la victoire et la force de l’armée, si sa sécurité était menacée, ou si son ambition était arrêtée.
Mais il n’avait encore à coup sûr que des desseins très obscurs et très flottants. Et je crois bien qu’il n’en avait rien laissé paraître à Danton, et que celui-ci ne le soupçonnait nullement à cette date. Dumouriez, quittant son armée une seconde fois, était arrivé à Paris le 1er janvier 1793. Il y resta jusqu’au 26, explorant le terrain, interrogeant les hommes et les choses, sollicité entre des intrigues diverses. Il raconte dans ses Mémoires qu’il essaya, par des combinaisons discrètes et de prudentes interventions, de sauver le roi. La véracité de ces Mémoires est plus que suspecte. Ils ont été écrits quand Dumouriez était passé à l’ennemi, quand, détesté et flétri par la France révolutionnaire, il n’avait plus d’autre ressource que de flatter les émigrés, les princes et les puissances étrangères en leur persuadant qu’il avait multiplié les efforts pour le salut de Louis XVI. Il met même une sorte de coquetterie un peu lourde et d’habileté maladroite à dire qu’il fut malade du 18 janvier au 22 : « Le 18, la santé du général Dumouriez, quoique très robuste, fut vaincue par le chagrin ; la fièvre le prit et il fut contraint de rester à la campagne d’où il n’est sorti que le 22. » C’est d’un charlatanisme un peu grossier.
Quelles propositions fit-il, ou quels conseils donna-t-il aux Girondins ? Il est certain qu’il vit plusieurs d’entre eux, et notamment Gensonné avec lequel il était lié depuis la fin de 1791. « Il avait toujours été lié avec Gensonné, député de la Gironde, il lui avait pardonné les démarches qu’il avait faites contre lui l’année précédente, lorsqu’il avait quitté le ministère. Il lui avait connu jusqu’alors de l’esprit, un jugement sain et un cœur sensible ; il avait renoué ses liaisons avec lui. Il lui déclara toutes ses craintes sur le sort du roi, toute l’horreur qu’il ressentait du crime dont on allait souiller la nation : il lui fit sentir que cet affreux triomphe des Jacobins achèverait d’écraser le parti des honnêtes gens, et de rendre incurable l’anarchie dont la France était affectée ; que celles des nations de l’Europe qui avaient vu avec indifférence, peut-être même avec plaisir, nos troubles intérieurs, notre guerre avec la Maison d’Autriche et le roi de Prusse, et peut-être nos succès contre ces deux puissances, ne pouvaient qu’être révoltées de la barbarie de l’assassinat de Louis XVI et seraient engagées par honneur à se joindre aux ennemis de la France ; que nous aurions tout l’univers contre nous et pas un allié. Ces réflexions avaient l’air de faire impression sur Gensonné ; mais, soit par la timidité, soit par la nonchalance de son caractère, il ne fit point de démarches, et il s’éloigna même depuis du général, qui eut peu d’occasions de le revoir. Il vit plusieurs autres députés, tant de ce parti que des indépendants, auxquels il représenta que, la République existant, Louis ne devait plus être regardé que comme un particulier, etc… »
Assertions sans contrôle, et trop intéressées pour être accueillies de confiance. En fait, les rapports de Gensonné et de Dumouriez continuèrent, leur correspondance ne cessa qu’à la veille de la trahison du général, et il est probable que Gensonné, qui vota bien l’appel au peuple, mais qui vota ensuite la mort du roi sans condition, aurait rompu avec Dumouriez, si celui-ci avait laissé entrevoir des desseins factieux, qui pouvaient devenir si redoutables pour ses confidents. Il est probable qu’il se borna à exprimer ses craintes pour l’avenir en des termes qui ne dépassaient guère le langage habituel des Girondins eux-mêmes. Peut-être attendait-il que ceux-ci se découvrissent avec lui et lui demandassent un appui éventuel, qu’évidemment ils ne sollicitèrent pas. Je vois bien dans une lettre de Gouverneur Morris à Washington, du 10 janvier 1793 : « Vergniaud, Guadet, etc., sont en ce moment intimes avec Dumouriez, et l’on m’assure que l’administration actuelle doit être renversée, en commençant par Pache, le ministre de la Guerre. » Mais, outre que les informations de Morris sont souvent bien légères, cette liaison politique de Dumouriez et des Girondins n’implique pas que Dumouriez ait tenté auprès d’eux en faveur de Louis XVI un grand effort.
L’hostilité contre Pache suffisait à les rapprocher. Il me paraît d’ailleurs très probable que Dumouriez désirait que les Girondins parvinssent à sauver le roi. C’était là une défaite et une humiliation pour ceux qui commençaient à menacer Dumouriez lui-même ; et je crois bien aussi qu’il prévoyait qu’un jugement de clémence surexcitant les passions révolutionnaires et démagogiques de Paris fournirait à un général l’occasion d’intervenir d’une façon légale en apparence et constitutionnelle. Mais il n’avait pas en politique la tête très forte. Danton disait de lui familièrement : « Il est très habile à la guerre, mais en politique c’est une mazette », et sans doute il n’avait pas encore bien débrouillé ses vues. Il attendait et regardait de divers côtés, et je crois que Gouverneur Morris voyait juste lorsqu’il écrivait le 6 janvier à Jefferson : « Dumouriez est à Paris depuis quelques jours. Il reste chez lui sous prétexte de maladie, mais en réalité pour recevoir et examiner les propositions des différents partis. » Et il ajoute ceci, qui implique qu’il n’y avait aucunement partie liée entre la Gironde et Dumouriez et qu’ils n’avaient pas songé à organiser en commun la résistance : « Les Girondins sont maintenant désignés comme des victimes à immoler à la première occasion. Mon révélateur, qui en est un, déclare qu’il vendra cher sa vie, mais il gémit sur la faiblesse de caractère de ses collègues, voués comme lui à la mort. »
Au demeurant, il y a bien des choses étranges dans cette partie des Mémoires de Dumouriez. Il prétend qu’il a essayé d’agir auprès de Robespierre : « Le général fit parler à Robespierre par un de ses amis qui lui dit que c’était à lui à sauver Louis XVI, que par là il s’immortaliserait ; que, s’il prenait ce parti, les généraux et les armées le regarderaient comme un grand homme ; que la dictature serait le prix de cette magnanimité ; que sinon il tomberait dans la même exécration que Marat, et serait toujours confondu avec lui, ce qu’il avouait lui déplaire beaucoup. » Ici l’imposture est évidente. Car si de semblables propositions avaient été faites, en ce mois de janvier, à Robespierre, il n’aurait pas manqué de les dénoncer : il aurait tiré argument, contre ceux qui voulaient sauver le roi, de la présence à Paris d’un général factieux, venu pour intriguer à l’occasion du procès du roi. Or jamais, même dans le discours violent qu’il prononça contre le sursis, même dans son discours si fielleux du 10 avril où il essaie d’engager à fond la Gironde dans la trahison de Dumouriez, il ne fait aucune allusion à ce séjour de Dumouriez à Paris en janvier 1793.
Dumouriez ajoute : « Le général avait pour courrier affidé un honnête et bonhomme nommé Drouet, frère du maître de poste de Sainte-Menehould, qui avait arrêté le roi à Varennes, et qui était un des députés de la Convention et Jacobin ; il le fit d’abord préparer par son frère le courrier, et ensuite il le fit venir ; il lui peignit avec tant d’énergie l’atrocité de ce crime, que Drouet, frappé d’horreur, promit de demander la suspension du procès à la Convention et aux Jacobins. Il ne fallait qu’un membre qui eût le courage d’en faire la proposition pour sauver le roi : personne n’osa. Drouet tomba malade, et n’opina pas au jugement. »
L’invention est romanesque ; et l’on comprend que Dumouriez mette quelque complaisance à raconter qu’il avait préparé le salut du roi précisément par celui qui l’avait perdu en l’arrêtant à Varennes. Mais Drouet, lui aussi, comment n’eût-il pas parlé ? Comment aurait-il gardé ce secret terrible ? Il fut malade, il est vrai, le 15 et ne prit pas part aux deux premiers votes. Mais le 16 il fit effort pour aller à la Convention, et vota la mort du roi sans condition, puis vota contre le sursis. Drouet, s’il avait été ainsi tenté par Dumouriez, n’aurait pas manqué de faire valoir son zèle, en dénonçant cette sorte de projet de fuite, en recommençant l’arrestation de Varennes. Il devait être très méfiant et avoir grand peur d’être soupçonné ; un jour, Marat ayant dit dans sa feuille (par un lapsus) : « Drouet, ce fourbe à trente-six carats », Drouet s’empressa de demander une rectification et un certificat de civisme !
Tous ces récits de Dumouriez ne prouvent qu’une chose, c’est qu’il n’avait pas encore, en janvier, pris un parti très net et qu’il cherchait à s’assurer en tout sens. Marat croit aussi (no du 12 janvier), que Westermann « cet intrigant qui s’introduit partout pour capter les esprits en faveur de Dumouriez son patron » était allé chez Santerre, sachant l’y rencontrer, « pour le tâter et savoir ce qu’il pourrait tirer de lui ». Mais on ne supposera pas que Dumouriez se soit risqué à plaider pour Louis XVI auprès de Marat. Il ne dit pas un mot des visites qu’il dut faire certainement au duc d’Orléans. Comment est-il possible de croire qu’ayant à son armée le fils de Philippe-Égalité il ne soit pas allé, sous ce prétexte très avouable, s’entretenir avec lui ? D’ailleurs, la maison d’Orléans devait tenir dès lors une grande place dans les combinaisons d’avenir de Dumouriez, et s’il se tait complètement là-dessus, c’est que voulant démontrer son zèle pour Louis XVI, il ne pouvait guère raconter ses démarches auprès de celui qui allait voter la mort de Louis XVI et qui ne pouvait arriver au trône ou y porter sa famille que par la mort de Louis. Dumouriez cherche donc visiblement à créer une impression fausse quand il donne le salut du roi comme objet principal de son séjour à Paris.
Ce qu’il dit de ses conférences avec les chefs Jacobins est curieux.
« Les Jacobins avaient détaché différents émissaires pour engager le général à paraître à leurs séances ; Anacharsis Clootz était venu plusieurs fois à la charge, et le général avait toujours éludé, en s’excusant sur ce qu’il ne pouvait pas paraître aux Jacobins avant d’avoir présenté ses hommages à la Convention. Le docteur Seypher, qui depuis est devenu un des généraux de l’anarchie, avait fait pareillement de vains efforts, ainsi que Proly, intriguant de Bruxelles, qui avait voulu, au moins, arranger une conférence avec un nommé Desfieux, fameux Jacobin, un des plus actifs voyageurs de la secte, qui arrivait de Bordeaux où il avait trouvé moyen de discréditer les membres de la Gironde, en excitant la populace de cette grande ville contre les honnêtes gens. Un nommé Jean Bon Saint-André, membre de la Convention, furieux Jacobin, quoiqu’avec la réputation d’honnête homme, pénétré d’estime pour le général, sans le connaître personnellement, insistait sur cette conférence, et voulait y assister. Le général ne voulait pas être conduit à ce rendez-vous par l’aventurier Proly, qu’il méprisait. Cependant, toute réflexion faite, il s’y décida ; le jour pris, le général se trouva avoir la fièvre et être obligé de rester au lit pour une sueur violente. Comme il ne voulait pas manquer de parole à Desfieux et à Saint-André qu’il ne connaissait pas du tout, il arrangea un autre rendez-vous avec eux chez Bonne-Carrère, ci-devant directeur des affaires étrangères, qui était fort lié avec eux.
« Là se passa l’entrevue. Desfieux parut au général une bête brute, un homme médiocre ; Jean Bon Saint-André lui parut un homme plus raisonnable ; on ne put convenir de rien, ni sur la manière dont le général se présenterait aux Jacobins, ni sur la conduite que ceux-ci tiendraient avec lui, étant gouvernés par l’affreux Marat ; il ne leur promit pas d’y aller, il n’assura pas qu’il n’irait pas. Au reste, il ne vit dans ces deux hommes sur l’affaire du roi, dont il n’osa traiter que légèrement pour ne pas nuire par trop d’empressement, qu’une rage grossière, digne des sauvages, qui s’exhalait en des termes les plus injurieux et les plus déplacés. Il reconnut alors qu’il n’avait rien à attendre d’eux. Quant au ministre de la guerre Pache, et aux bureaux de ce département, le général vit qu’ils étaient soutenus avec acharnement ; que les Jacobins, dont Desfieux se disait et pouvait bien être l’organe, les voulaient conserver en place, et désiraient que le général Dumouriez, abandonnant ses accusations contre eux, se joignit à leur faction, pour renverser Lebrun, Garat, Clavière, et surtout Roland, qu’ils regardaient comme les agents de la faction.
« Dès ce moment, il prit le parti de rompre ces conférences, et il le dit à Bonne-Carrère. Mais il sentit en même temps tout le danger qui en résulterait pour lui-même. »
L’entrevue n’est pas douteuse. Desfieux lui-même en fait implicitement mention aux Jacobins, dans la séance du 27 janvier, lorsqu’il dit, d’après un procès-verbal très sommaire « que Dumouriez serait très flatté de venir à la Société, mais qu’il craint d’y rencontrer Marat. Dumouriez lui a déclaré qu’il ne concevait pas pourquoi la Société n’avait pas chassé Marat. » Aussi, après l’entrevue de Bonne-Carrère, il n’y eut pas rupture. Bonne-Carrère était dès longtemps l’ami de Dumouriez. C’est lui, comme Buzot le rappellera le 6 avril, qui profitant de ses relations avec Foulon et avec la cour, aida Dumouriez à arriver au ministère ; et depuis, il était resté son agent à Paris. Visiblement, il s’employa, dans l’intérêt de la fortune de Dumouriez, à résoudre le conflit entre lui et les démocrates.
Jean Bon Saint-André avait attaqué à la Convention les fournisseurs Malus, d’Espagnac, dont Dumouriez s’était servi. Il y avait intérêt à le réconcilier avec Dumouriez et à ramener à celui-ci les Jacobins. Ils étaient une force, et ils sentaient que Dumouriez, encore éclatant de la gloire de Valmy et de Jemmapes et adoré de son armée, était aussi une force. Ne serait-il pas possible de le mettre dans le jeu de la Montagne ? Et si les Girondins réalisaient leur projet d’une garde départementale, s’ils appelaient en grand nombre à Paris leurs fédérés, Dumouriez ne serait-il pas aux mains des démocrates l’épée révolutionnaire ? Des rumeurs assez significatives avaient couru à ce sujet. Je lis dans une lettre de Gouverneur Morris à Jefferson datée, qu’on le remarque bien, du 21 décembre 1792, huit jours avant l’arrivée de Dumouriez à Paris : « Il y a quelque temps, les Jacobins avaient dépêché Bonne-Carrère pour faire des ouvertures à Dumouriez, dont la querelle avec le Conseil (exécutif) venait d’éclater. Il était entendu que si Dumouriez donnait sa démission, son armée reviendrait aussitôt à Valenciennes et l’on aurait profité de cela pour faire un coup de main dont l’influence se serait étendue sur toute la France. »
Chose curieuse : c’est au profit de la Montagne le plan que Dumouriez adoptera contre elle quelques mois plus tard. Je ne crois pas que le projet de coup d’État montagnard, signalé ici par le représentant des États-Unis en France, ait jamais atteint ce point de maturité. Gouverneur Morris, très éveillé, donnait à des bruits de clubs qu’il recueillait par des échos de salon plus de consistance et de valeur qu’il ne convenait. Mais il y a là tout au moins des rêves sinon des velléités. Dumouriez avait été en lutte, au sujet de l’invasion immédiate proposée par lui en Hollande, avec le ministre Lebrun et avec la majorité du Conseil exécutif. Que les Jacobins aient songé à exploiter ce mécontentement, c’est bien probable. Mais comment, en janvier encore, et quand se débattait le sort du roi, ces communications prolongées entre des Jacobins ou Montagnards et Dumouriez auraient-elles été possibles si Dumouriez avait donné l’impression qu’il voulait sauver Louis XVI ? Comment, le 27 janvier, au lendemain même du départ de Dumouriez, et quand des indices multiples auraient certainement trahi une campagne politique de vingt-six jours, comment Desfieux aurait-il pu, sans être accablé sous les huées, indiquer aux Jacobins à quelles conditions Dumouriez viendrait parmi eux et leur suggérer en quelque manière le sacrifice de Marat au profit du général ? Non : Dumouriez ne s’était pas découvert à fond ; lui-même sans aucun doute n’avait encore aucun plan arrêté, sinon celui de se sauver lui-même à tout prix et par tous les moyens.
Ainsi, ni le séjour prolongé fait par Danton à l’armée de Dumouriez, ni sa complaisance pour le génie vivant et rapide de celui-ci, n’avaient pu fausser ou gêner la pensée du grand révolutionnaire. Il y avait un point sur lequel il était d’accord avec Dumouriez : c’était sur la nécessité d’envahir sans délai la Hollande pour y organiser la Révolution. C’était pour Danton le moyen d’assurer la possession de la Belgique, c’était aussi le moyen de frapper dans ses intérêts commerciaux l’Angleterre dont il n’espérait plus empêcher les hostilités prochaines et qu’il aurait voulu prévenir par un coup hardi. Dumouriez, lui, avait un tout autre but. Il voulait renouveler, par des victoires en quelque sorte toutes fraîches, son prestige militaire, de façon à faire tourner ce prestige accru à l’intérêt de son ambition, ou tout au moins à sa sécurité. Il espérait aussi secouer le joug pesant des bureaux de la Guerre et des comités de la Convention qui, dans la période active de la guerre, laisseraient nécessairement plus d’initiative au général.
Mais, qu’importaient alors à Danton les arrière-pensées ambitieuses et vaniteuses de Dumouriez, que sans doute il démêlait en partie ? Il se croyait assez fort pour en avoir aisément raison ; et les incohérences politiques de Dumouriez le faisaient sourire. Ce grand enfant gâté qui s’imaginait qu’on peut toujours glisser de subtils desseins à travers les blocs heurtés des événements massifs, était opposé à la guerre avec l’Angleterre ; mais il croyait possible d’envahir la Hollande sans provoquer cette guerre. Danton n’avait point cet enfantillage. Il avait, à ce moment, pris son parti de la guerre avec l’Angleterre, et il voulait s’assurer par la possession des ports de la Hollande, par la main-mise sur ses forces navales, des moyens décisifs de combat. Il se servait donc de Dumouriez comme d’un instrument militaire très brillant et très souple. Il se félicitait sans doute que l’invasion de la Hollande, en flattant l’esprit de Dumouriez, développât toutes les ressources de son génie. Mais il ne tenait aucun compte des vues politiques de celui-ci. En Belgique, il allait juste à contre-sens de la politique de Dumouriez. Celui-ci aurait voulu ménager les habitudes, les préjugés des Belges, et en faire un État indépendant gouverné par un régime transactionnel, par une sorte de feuillantisme. Danton avait, au contraire, conclu qu’il était impossible d’assurer la Révolution en Belgique, si on abandonnait le peuple belge à lui-même, et qu’il serait funeste de livrer la minorité révolutionnaire à un retour offensif des nobles et des prêtres. Il s’était donc décidé pour l’annexion, et il avait, pendant sa mission, travaillé les esprits en ce sens. Non seulement il allait par là contre toute la politique de Dumouriez, mais en préparant l’incorporation de la Belgique et même d’une partie de la Hollande jusqu’au Rhin, il achevait de rendre inévitable la rupture avec l’Angleterre. Or, seul, le dessein de ménager l’Angleterre et le souci de prévenir une extension de la guerre aurait pu l’incliner à un système de clémence envers Louis XVI. Son énergie révolutionnaire n’était donc gênée ni paralysée en rien.
Est-il vrai qu’il ait songé un moment, sans doute quand la question du procès du roi commença à se poser, à lui faire grâce de la vie ? Je ne retrouve pas l’origine du mot que lui prêtent quelques historiens et qu’il aurait dit aux Cordeliers : « Une nation se sauve, elle ne se venge pas. » Ce n’est point d’ailleurs un appel à la clémence, mais une protestation contre la grossièreté d’esprit et d’âme qui voyait dans le procès du roi un « acte de vengeance ». Si ce propos avait eu quelque consistance, les Girondins l’auraient reproché à Danton quand, exaspéré et acculé par eux, il les dénonce en avril « comme des lâches qui avaient voulu sauver le tyran ». Saint-Just y fait allusion dans l’acte monstrueux qu’il rédigea contre Danton : « C’est toi qui, le premier, dans un cercle de patriotes que tu voulais surprendre, proposas le bannissement de Capet ; proposition que tu n’osas plus soutenir à ton retour, parce qu’elle était abattue et qu’elle t’eût perdu. Cela est bien vague, et Saint-Just n’insiste guère. Danton n’avait certainement dit aucune parole qui le liât, et c’est avec sa force intacte de Révolution, c’est avec sa foi superbe en elle et en lui qu’il reparaissait le 16 janvier à la Convention, juste à temps pour presser de sa parole et pour assurer de son vote la mort du roi.
La Convention n’était pas arrivée sans peine à fixer l’ordre dans lequel seraient posées les questions. Elle n’y réussit, dans la séance du 14, qu’après cinq heures de tumulte et de débats violents. L’ordre qui prévalut enfin est celui qui fut proposé par Boyer-Fonfrède :
« 1o Louis est-il coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d’attentat contre la sûreté générale de l’État ?
2o Le jugement, quel qu’il soit, sera-t-il envoyé à la sanction du peuple ?
3o Quelle peine lui sera-t-il infligée ? »
Cet ordre était logique, et il permettait vraiment à la pensée de tous de s’affirmer. L’historien conservateur, M. Dareste, préoccupé de démontrer, sous des formes discrètes, que le jugement du roi fut conduit par la violence et par la ruse, voit dans l’ordre adopté une habileté de procédure de la Montagne. Il dit, en parlant de l’appel au peuple :
« C’était encore une habileté de la Montagne d’avoir fait passer cette question avant celle de la peine ; beaucoup de votants pouvaient dès lors croire leur conscience en repos. Beaucoup de Girondins donnèrent dans le piège. »
Ô sage historien, si bienveillant pour la Révolution, comme vous avez mal lu le procès-verbal des débats ! L’ordre proposé par Boyer-Fonfrède, un Girondin, et qui fut adopté par la Convention, est le résultat d’une transaction entre deux tendances extrêmes. Les Girondins les plus exaltés, comme Louvet, demandaient que la question de l’appel au peuple fût posée la première. Guadet soutint fortement cette opinion, et Barère la combattit. Un moment il y eut doute. Les Girondins attachaient un grand prix à ce que la question fût posée d’abord. Si la Convention commençait à proclamer la culpabilité, elle faisait déjà acte de juge. Elle engageait directement sa responsabilité, et comme, à ce moment, nul ne saurait si l’appel au peuple serait adopté ou rejeté, cette responsabilité était engagée à fond. Dès lors, la Convention penserait-elle qu’il valait la peine de décider l’appel au peuple ? Au contraire, si la question de l’appel au peuple était posée la première, le droit de la « souveraineté nationale » apparaissait au premier plan. C’est pourquoi Barère, opposé à l’appel au peuple, proposait de ne l’inscrire qu’en seconde ligne dans l’ordre des questions. Finalement, la question de la culpabilité fut mise ensuite, et sur ce point, on pourrait dire qu’il y a eu échec de la Gironde, des appelants, et victoire de procédure de la Montagne.
Mais quant à l’ordre des deux dernières questions, où M. Dareste voit une habileté de la Montagne, c’est au contraire une défaite de la Montagne. Elle aurait voulu qu’après avoir statué sur la culpabilité, la Convention statuât immédiatement sur la peine et que l’appel au peuple fût rejeté à la fin. Elle obligeait ainsi la Convention à s’engager à fond sur la question de la peine, et elle rendait ainsi plus improbable l’adoption ultérieure de l’appel au peuple. Et elle ne perdait aucune chance de faire voter la mort, car les hésitants pouvaient se dire : Je voterai la mort, mais j’atténuerai mon vote en votant ensuite l’appel au peuple. Au contraire, si l’appel au peuple avait été rejeté d’abord, ils pouvaient se refuser à une sentence de mort qui était alors, et certainement, définitive. En tout cas, quelles que fussent les spéculations, bien conjecturales d’ailleurs, sur les suites que pouvait avoir tel ou tel ordre, il est certain que c’est malgré la Montagne que le vote sur l’appel au peuple fut inscrit avant le vote sur la peine.
L’appel nominal (il se faisait par département) commença le mardi 15 janvier, vers midi. Chaque député avait le droit de motiver sommairement son vote. Il y avait 749 membres de la Convention. 671 déclarèrent Louis coupable purement et simplement. Aucun ne dit non. Mais il y avait des malades, des absents par commission, et 45 députés joignirent à leur vote des commentaires. Dans le second vote, celui sur l’appel au peuple, la majorité opposée à l’appel fut considérable. 286 députés votèrent oui, mais 423 votèrent non. En ce point la Gironde était vaincue. Elle allait être obligée de se prononcer à fond et en dernier ressort sur la mort du roi. Avait-elle espéré la victoire ? Vergniaud avait exprimé ses doutes :
« Un des préopinants a paru affecté de la crainte de voir prédominer dans cette assemblée l’opinion de consulter le vœu du peuple ; je suis bien plus tourmenté par le pressentiment de voir prédominer l’opinion contraire. »
Il est vrai que ce préopinant était Robespierre, et qu’ainsi les deux partis avaient paru douter également de la victoire. Condorcet, qui révélait parfois par la complication de sa noble pensée les incertitudes de sa volonté, avait repoussé l’appel au peuple immédiat, et fait entrevoir une sorte d’appel à terme :
« Quand l’Assemblée aura prononcé la peine de mort, je voudrais que l’exécution fût suspendue jusqu’à ce que la Constitution fût finie et publiée, et que le peuple eût alors prononcé dans ses assemblées primaires, suivant les formes que la Constitution aura réglées ; mais étant consulté aujourd’hui en vertu d’un décret, s’il doit y avoir appel au peuple ou non, je dis non. »
Il avait dû flotter et hésiter beaucoup, car je lis dans son journal, la Chronique de Paris, dans le numéro du 15 janvier, qui contient un article signé de lui, la reproduction évidemment complaisante d’un long article du Mercure, intitulé : Réponse d’un citoyen de Paris à la lettre d’un Anglais, où il est dit :
« Je sens bien que sous une feinte sensibilité, votre cour et toutes les autres puissances trouveraient mieux leur profit dans la mort de Louis XVI ; mais la Convention nationale paraît résolue à consulter le vœu des assemblées primaires. Si Louis est condamné, ce sera par la nation entière, et si c’est un crime aux yeux des despotes, ce sera le crime de tous les Français ; c’est vous dire assez que, quelle que soit l’issue de cet événement, la République n’en sera pas moins unie, et il est possible que, connaissant toute sa force, elle donne en même temps un exemple de sa générosité. C’est en réunissant toutes ces considérations que j’ai de la peine à croire que votre gouvernement se détermine sérieusement à la guerre. »
Cela paraissait dans le journal de Condorcet le jour même où Condorcet émettait son vote contre l’appel au peuple, dans les termes que j’ai cités.
Même parmi ceux qui étaient plus près que Condorcet de la Gironde, il y avait eu incertitude. Plusieurs étaient opposés à l’appel au peuple, et Vergniaud avait dû les ménager.
« Je sais d’ailleurs, avait-il dit, que l’opinion que je combats est celle de plusieurs patriotes, dont je respecte également le courage, les lumières et la probité. »
Après le discours de Barère, dont l’effet fut immense, ils ne devaient plus guère espérer le succès. Lorsque Philippeaux, en motivant son vote contre l’appel au peuple, expliqua par quelles incertitudes il était passé avant de se fixer, il dut, j’imagine, raconter l’état d’esprit de beaucoup de ses collègues. La plupart craignirent, et justement, de déchaîner la guerre civile. Ils ne voulurent pas aussi écarter d’eux la responsabilité directe d’un vote contre le roi.
« On vous a souvent répété, dit Philippeaux, qu’il était extrêmement dangereux de se prononcer sur le sort de Louis Capet. Eh bien ! c’est cette raison même qui me fait repousser l’appel au peuple. S’il existe des chances périlleuses pour quiconque jugera le tyran, je dois avoir le courage de les fixer sur ma tête, sans faire à mes concitoyens ce présent funeste, qui ne me tirerait d’embarras que pour creuser leur abîme. »
Sans doute plus d’un parmi les Girondins regretta une solution qui leur permettait, sous le couvert de la souveraineté nationale, de faire clémence. Mais ils n’eurent pas de déception. Le mouvement des esprits contre l’appel au peuple était assez visible depuis plusieurs jours, et les plus généreux d’entre eux se consolèrent sans doute tout bas, en se disant qu’ils avaient fait, au prix de bien des outrages peut-être, et de bien des périls, un suprême effort d’humanité. Il y avait dans ce qu’on peut appeler l’âme de la Gironde plus de fougue que de persévérance, et, malgré la teinte plus sombre des choses, ils gardaient encore en la fertilité de leur génie une confiance qui leur permettait de se dégager assez vite d’une combinaison manquée, que d’autres combinaisons sans doute remplaceraient. Vergniaud, en quelques paroles d’apaisement et d’union, avait été, pour ainsi dire, au devant de l’échec de son parti :
« Je déclare que, quel que puisse être le décret rendu par la Convention, je regarderai comme traître à la patrie celui qui ne s’y soumettrait pas. Les opinions sont libres jusqu’à la manifestation du vœu de la majorité, elles le sont même après, mais alors du moins l’obéissance est un devoir. »
Les Girondins ne songèrent pas un instant, en janvier, à provoquer eux-mêmes l’appel au peuple, s’il était repoussé par la Convention.
L’incertitude était bien plus grande, le lendemain, dans la Convention et dans les tribunes, sur l’issue du troisième vote. On avait l’impression que les forces contraires s’équilibreraient sensiblement. Y eut-il des manœuvres suspectes pour déterminer le vote dans le sens de la clémence ? Il semble bien que l’envoyé d’Espagne, Ocharitz, qui devait écrire le 17 à la Convention une lettre pour demander l’ajournement du procès, ne se soit pas borné à cette démarche publique. Le bruit courut que, par une négociation directe et secrète avec les Girondins, il avait obtenu que l’un d’eux, en se prononçant sur la peine, demanderait qu’il fût statué ensuite sur le sursis. C’est en effet la motion que fit Mailhe. Baudot écrit à ce sujet :
« On sait que M. Ocharitz, chargé des affaires d’Espagne, voulut traiter la plus grande affaire de la Convention par la voie des négociations.
« La discussion étant tout entière dans l’Assemblée, les ministres, n’étant pas autorisés, ne purent écouter ses propositions, M. Ocharitz s’adressa aux Girondins, comme étant plus connus à la tribune et devant avoir une influence décisive dans les délibérations, d’autant plus que les Girondins eux-mêmes se donnaient au dehors une importance exclusive. M. Ocharitz en obtint l’amendement de Mailhe… S’il avait été admis, c’était gagner du temps, et en révolution le temps suffit. Peut-être, en cela, M. Ocharitz eut-il tort de prendre la partie pour le tout.
« Je suis porté à croire que cette négociation se fit avec honneur ; il n’était pas question à cette époque de traiter les affaires en argent. On discutait dans l’importance du temps et en dehors des intérêts privés.
« Il est à remarquer que les Girondins prenaient partout l’initiative, soit dans le peu de diplomatie qui existait, soit dans la haute administration, à la tribune, sans s’occuper des autres députés qui n’étaient point dans leur système, quels que fussent leurs talents ; ce qui n’était pas Girondin était, à leurs yeux, comme nul et sans existence. La Montagne les laissait faire, sachant très bien qu’elle détruirait quand elle le voudrait les arguments, les négociations et les traités par un seul mouvement de paupières… le quos ego de Jupiter !
Baudot ajoute en note :
« Quelques-uns ont prétendu que Mailhe eut trente mille francs en piastres pour son amendement, je suis assez porté à le croire. »
Robespierre en était convaincu : il écrit dans ses lettres à ses commettants que la proposition de Mailhe était « aussi bizarre qu’imprévue ». Il appelait Mailhe « le plus immoral des hommes ».
Cet affairement de la Gironde à se mêler de tout, à assumer sans mandat des négociations secrètes, était pour elle plein de périls. Elle s’exposait sans cesse étourdiment ou à la calomnie ou au soupçon. Déjà les révolutionnaires commençaient à être obsédés par l’idée que « l’or étranger » jouait un grand rôle dans la Révolution. Quand ce n’étaient pas les florins c’étaient les guinées, et quand ce n’étaient pas les guinées, c’étaient les piastres. Tous les partis se rejetaient l’accusation infâme. Tantôt l’étranger payait « les agitateurs », les « anarchistes », tantôt il payait « les modérés ». Précisément, à propos du procès du roi, et pour combattre l’appel au peuple, Camille Desmoulins avait prodigué les insinuations. Il cite une phrase de Pitt, du 21 décembre :
« La Chambre peut être convaincue que tous les moyens imaginables ont été employés pour détourner de dessus la tête de Louis XVI le sort affreux qui le menace ainsi que sa famille, et que tous les honnêtes gens doivent conjurer ; mais il y a dans l’Assemblée des hommes cruels et inflexibles, et ces moyens ont été sans fruit. »
Et il ajoute :
« Pitt ne pouvait pas être assez ennemi de ses amis pour dire en termes exprès : J’ai réussi à corrompre la Convention. Mais si nous traduisons en style familier ce langage ministériel et diplomatique, n’est-ce pas dire clairement : « Vous ne me demanderez pas, Messieurs, compte des dépenses secrètes… Dundas et moi n’y avons pas épargné nos guinées, et tout ce qu’il y a d’honnêtes gens dans la Convention en a rempli ses poches. On trouve ces messieurs, comme dit Sainte-Foy, tout autres dans le tête-à-tête que dans l’Assemblée, et s’ils sont trop avancés pour ne pas le condamner à mort, du moins voteront-ils pour l’appel au peuple, ce qui fait encore bien mieux nos affaires. »
Et Desmoulins enflait soudain ce flot de corruption, cette marée de l’or étranger jusqu’à submerger toute la France.
« Je frémis quand, venant à réfléchir à cette urgence pour les tyrans de bouleverser la République, songeant à la corruption de nos mœurs et à notre égoïsme, je crois voir rôder tous ces tyrans et leurs agents de corruption dans nos villes maritimes, influencer dans les sociétés des Jacobins, dans nos armées, dans nos murs, et surtout dans la Convention, partout y acheter à tout prix tout ce qui n’est pas incorruptible, s’adresser tour à tour au royalisme, à la cupidité, à la peur, au fanatisme, à l’amour-propre, à la jalousie, à la haine, au patriotisme même qu’ils égarent, et liguer, coaliser tous ces intérêts, toutes ces passions contre notre patrie !
« Combien vous faut-il, vous, pour empêcher que tous les rois ne soient condamnés à l’échafaud et effigiés dans un seul, pour faire des efforts pour le roi en attendant que vous puissiez faire des vœux pour la royauté ? Et vous, pour calomnier la ville à un million d’yeux, en face de qui il vous sera à jamais impossible de faire une Constitution aristocratique ?… Et vous, pour faire fleurir votre département et transférer la Convention à Bordeaux ?… et vous, juges pusillanimes qui avez devant les yeux la fin tragique des juges de Charles Ier combien voulez-vous pour vous guérir de la peur, pour vous décharger de la responsabilité par l’appel au peuple, et dans tous les cas, nous ménager une retraite à Londres, en secondant Pitt à obtenir cet appel ? Et vous, hypocrites d’une philosophie à contre-temps et désorganisatrice, que voulez-vous pour mettre dans vos intérêts les hypocrites de religion en parlant de supprimer le traitement des prêtres constitutionnels, et en les poussant à agiter, non pas le peuple des villes, mais celui des campagnes, non pas le peuple des sections, mais celui des paroisses, et à ajouter à la fermentation, en lui disant que l’Assemblée nationale, qui n’a encore rien fait pour eux, puisqu’ils sont également grevés des impôts, veut leur ôter les espérances de la religion lorsqu’ils n’ont plus encore que ces espérances ?… Et vous enfin, dont la complicité avec le tyran ne peut manquer d’être révélée et a déjà transpiré de l’armoire de fer, malgré les précautions de Roland, etc… »
Tout y passe, et Cambon, que Robespierre n’aimait pas, est atteint par ricochet, avec la Gironde. Tous sont suspects de faire, pour de l’or, le jeu de l’étranger. C’est une verve de calomnie énorme, joyeuse, étourdie et féroce. On ne peut plus dire que la cour, dispersée ou captive, corrompt les révolutionnaires ; on ne peut plus dire que le roi, prisonnier et dépouillé, se sert de la liste civile pour fomenter des intrigues et acheter les représentants. Mais la coalition des tyrans dispose d’une liste civile bien plus formidable, et c’est le budget universel de la contre-révolution qui travaille, pour les dissoudre, les consciences françaises. Le monde lutte contre la France de la Révolution, et il lutte par l’or comme par le fer. Voilà ce que Desmoulins insinue aujourd’hui, sans y croire toutefois peut-être, voilà ce que d’autres croiront demain : la calomnie devient colossale comme le combat. Ô ironie ! Au moment même où le député pamphlétaire enveloppe ainsi tous ses adversaires dans une accusation de vénalité, au moment où il les submerge, c’est lui qui se plaint du déluge de la calomnie.
« Depuis quatre mois il a plu sans discontinuer des calomnies contre les plus zélés républicains : ce déluge de libelles inonde la France… la vérité, cette colombe de l’arche, n’a pas encore où reposer le pied. »
Je ne sais si cet océan d’or corrupteur, que déchaîne l’imagination de Desmoulins, poussa une de ses vagues jusqu’à la Convention et si Mailhe en fut éclaboussé. Mais vraiment la Convention, dans son ensemble, était au-dessus de ce soupçon misérable. Elle était au-dessus de la corruption et elle était aussi au-dessus de la peur. À en croire la légende contre-révolutionnaire à laquelle se sont trop prêtés les historiens comme Lamartine épris de couleur et de drame un peu grossier, la Convention, le 16 et le 17 janvier, dans cette séance de trente-six heures qui décida du sort de Louis XVI, vota sous les menaces et sous les poignards. Il paraît qu’à chaque député des hommes apostés à l’entrée de la salle disaient : « Sa tête ou la tienne » et sans doute à plus d’un Conventionnel le cœur faillit. C’est une invention grossière. Malgré ses déchirements et ses haines la Convention, à cette date, avait un grand orgueil collectif. Elle n’aurait pas souffert qu’on l’humiliât ainsi devant le pays et devant l’histoire. Quelques exclamations parties des tribunes, quelques propos de groupes minuscules ne pesaient pas et ne pouvaient pas peser dans cette lourde balance où des siècles d’histoire oscillaient. Les Montagnards surtout, qui voulaient la mort du roi, avaient intérêt à ce que le vote, espéré par eux, gardât sa majesté en gardant sa liberté. Si la Convention avait voulu que l’acte de salut public qu’elle accomplissait eût des formes judiciaires, si elle avait institué un débat public et accordé des défenseurs à Louis XVI, si elle avait donné la parole à l’accusé devant le pays et devant le monde, se livrant ainsi elle-même au hasard des paroles dramatiques et émouvantes qui pouvaient jaillir du cœur de cet homme, roi d’hier et pour beaucoup martyr de demain, si elle avait écouté Louis et ses conseils dans ce silence profond, si, sur la motion de Barère, elle avait mandé le conseil exécutif et la municipalité pour assurer autour de ses délibérations l’ordre, le calme et un silencieux respect, si Marat lui-même demandait passionnément que le jugement eût lieu avec apparat et avec une suffisante lenteur, ce n’était pas pour livrer à l’heure décisive la majesté du vote aux menaces de quelques forcenés.
S’il y avait eu vraiment, le 16 et le 17 janvier, une organisation de menaces, elle aurait été dénoncée d’emblée à la tribune même de la Convention, et par les plus grands hommes de tous les partis. Or il n’y a au procès-verbal qu’un mot de Lefranc :
« Charles Villette m’a prié d’instruire l’Assemblée d’un fait… A la porte même de cette salle on a dit à Charles Villette que, s’il ne votait pas la mort de Louis, il serait massacré. »
Charles Villette, un seul député ! Et s’il y avait eu vraiment un appareil de terreur destiné à agir sur toute l’Assemblée, y aurait-il eu besoin d’avertir celle-ci ? Legendre répondit :
« Je suis d’avis qu’on ne vienne pas nous rapporter ici les cris de quelques stipendiés, pour en prendre occasion de calomnier le peuple de Paris. »
Et ce fut tout. Quand on sait comment la Convention toute entière, un peu plus tard, au 25 février, au 10 mars, se souleva contre toute tentative de pression extérieure, quand on sait comment Marat dénonça et accabla les chefs des groupes « factieux », quand on songe que, pour que la Convention cédât, le 31 mai et le 2 juin, à la force du dehors, il fallut tout l’ébranlement de la trahison de Dumouriez, de la guerre de Vendée et des événements de Lyon, et un vaste mouvement de Paris, il apparaît bien que le 16 et le 17 janvier la Convention n’aurait pas toléré une minute la moindre entreprise sur sa liberté et sur sa dignité. Il n’y eut rien, rien qu’une lettre sénile et affolée, criminelle vraiment à force de délire, qu’envoya Roland. Le Comité de sûreté générale l’avait informé que des personnes effrayées quittaient Paris et que ce mouvement d’émigration pouvait semer la panique. Il répondit, le 16 janvier au matin, que ces frayeurs étaient bien naturelles dans une ville où des furieux parlaient sans cesse de meurtre, de pillage, d’incendie, où l’on vivait toujours dans « l’attente affreuse » du massacre.
« Je sais que la Commune et Santerre disent que tout est tranquille : je sais qu’ils l’assuraient aussi au 2 septembre. »
Voilà la lettre que Roland envoyait au Comité de la Convention le jour même où celle-ci prononçait sur le sort de Louis XVI. Voilà le tocsin d’épouvante et de fuite que sonnait ce malfaisant vieillard à l’heure même où la Convention, Paris et la France avaient le plus besoin de lucidité et de sang-froid. Le Comité avait décidé de garder cette lettre qui fut, par une indiscrétion, communiquée le jour même à la Convention.
Quelques agités subalternes tentaient, non par peur, mais par politique de parti, de jeter le discrédit sur le vote que la Convention allait rendre. Mais les plus hauts esprits, dans la Gironde, eurent honte de cette manœuvre basse, de cette affectation de peur qui, si elle était prise au sérieux par la nation, déshonorait l’Assemblée et la Révolution elle-même. La Convention ne se laissa ni émouvoir ni dégrader, elle s’assura que les barrières de Paris étaient ouvertes, et, pour l’honneur de la Gironde, ce fut un Girondin, Boyer-Fonfrède, qui protesta contre toute idée de donner, le jour même, une garde à la Convention :
« Citoyens, ne calomniez pas vous-mêmes le jugement que vous allez rendre : reposez-vous de ce soin sur vos ennemis. Par une mesure aussi extraordinaire, ne jetez pas l’alarme dans cette cité que des scélérats voudraient peut-être agiter et qui sera calme si vous l’êtes vous-mêmes. L’Europe vous contemple ; vous devez m’entendre. »
Mais comment Boyer-Fonfrède aurait-il tenu ce langage si une sorte de cannibalisme menaçait irrésistiblement l’Assemblée, hurlant dans les tribunes ou à la porte de l’Assemblée, demandant la tête des députés ou la tête du roi ? Insinuera-t-on que Boyer-Fonfrède, ayant voté contre l’appel au peuple et décidé à voter la mort sans condition et sans sursis, n’avait personnellement rien à craindre ? Mais c’eût été pour cet homme, qui mourut noblement avec ses amis, une raison de plus de protéger les Girondins, et il aurait dénoncé avec plus de véhémence un péril qui, sans le menacer lui-même, eût pesé sur ses frères d’armes. Vraiment, devant les misérables jérémiades de Roland, on arrive à comprendre presque le sardonique éclat de rire de Marat s’écriant ce jour-là même, à la Convention :
« Ils vous disent qu’ils votent sous les poignards, et il n’y en a pas un seul qui soit égratigné. »
C’est un fait bien remarquable que, depuis l’ouverture de la Révolution, aucun représentant, quel qu’il soit, ne fut frappé pour ses opinions « anti-populaires ». Il y aura des députés livrés au tribunal révolutionnaire et la Convention se décimera misérablement elle-même. Mais ni sur Maury, ni sur Cazalès, ni sur Mirabeau lorsqu’il heurta, violemment, dans le débat sur la paix ou la guerre, le sentiment du peuple de Paris, ni sur Barnave, ni sur aucun des Girondins il n’y eut jamais un seul acte de violence individuelle. Jamais la foule, jamais un individu surgi de la foule ne se risqua à les frapper. Tous ceux qui finirent par des attentats individuels et hors des formes légales, demain Lepelletier de Saint-Fargeau, après-demain Marat, appartiennent à l’extrême-gauche des partis populaires, et c’est par des contre-révolutionnaires qu’ils sont frappés.
On dirait que le peuple révolutionnaire, même dans ses groupes les plus forcenés, a l’instinct profond qu’il ne peut attenter à la vie ou même à la dignité d’un seul représentant de la nation sans attenter à la nation elle-même. Et c’est à la Convention que le peuple, aux journées de colère, demandera de frapper des membres de la Convention.
Ah ! qu’on m’entende bien : je ne dis pas qu’autour de la Convention et sur elle, il n’y avait, en ces jours sombres, ni péril ni menace. Tous les Conventionnels, en jugeant le roi et de quelque façon qu’ils dussent juger, assumaient des responsabilités redoutables. Laissaient-ils la vie au roi ? ils risquaient de tourner un jour contre eux la colère peut-être aveugle du peuple exaspéré. Livraient-ils le roi à l’échafaud ? ils s’offraient eux-mêmes aux haines profondes de la contre-révolution, aux poignards des royalistes fanatiques, aux terribles représailles de l’Église, à la fureur de tous les rois compliquée de l’indignation brutale des peuples trompés, aux poignards d’aujourd’hui, aux vengeances de demain, aux calomnies éternelles. Pour tous l’obscur avenir avait des menaces diverses mais égales. Et tous, ceux qui épargnaient, ceux qui frappaient, même s’ils n’avaient pas été élevés au-dessus de la peur par cette grandeur même des événements qui se communique aux consciences, tous ils auraient renoncé bien vite à lui demander conseil, car elle eût été une conseillère ambiguë et incertaine, soufflant à l’esprit ébranlé des desseins contradictoires.
Où était le plus grand péril ? Était-il dans le cynisme violent de quelques forcenés s’agitant en un coin des tribunes ? Était-il dans la haine sournoise et muette du royaliste caché ? Était-il dans les prochaines explosions populaires ? Était-il dans la lente revanche de la contre-révolution ? L’incertitude eût suffi à délivrer de la crainte et les effets de la peur se seraient détruits par leur contrariété même. La légende qui fait des séances du 16 et du 17 janvier le triomphe de la peur, de l’abjecte et immédiate peur physique, est aussi grossière qu’elle est menteuse.
Mais quoi ! les calomniateurs de la Convention oublient-ils par qui elle fut présidée, en cette séance permanente qui dura deux jours ? Barère, ancien président, et Vergniaud, président en exercice, se succédèrent au fauteuil. Or, ni Barère, dont toute la politique était d’assurer l’intégrité morale et la majesté de la Convention, ni Vergniaud qui avait besoin, plus que tout autre, pour la dignité même du vote de mort qu’il allait émettre, que la pleine liberté des décisions fût non seulement certaine, mais évidente et éclatante, ni Barère ni Vergniaud n’auraient accepté de présider à la sinistre entreprise du cannibalisme imposant à la peur blême des arrêts sanglants. Barère aurait protesté par une de ces paroles à la fois méprisantes et mesurées où il excellait et Vergniaud aurait fait éclater sa foudroyante parole. Ils n’eurent pas à dire un mot, et tous les Conventionnels qui votèrent contre la mort, ou qui la votèrent sous condition, purent expliquer longuement leur pensée sans être interrompus par un murmure. Ceux-là seuls provoquèrent des murmures, qui dans l’exposé de leur opinion, quelle qu’elle fût, polémiquaient trop âprement contre l’opinion adverse, comme le fit Desmoulins. Et cela même est un signe de la dignité et de la grandeur de la séance.
Danton marqua quelque impatience des discussions où d’abord, avant d’ouvrir le vote, semblait s’attarder la Convention. Comme on discutait à propos d’un arrêté de la Commune interdisant, pendant la durée du procès, la comédie de l’Amis des Lois, qui pouvait donner prétexte à des manifestations, il s’écria avec sa manière un peu ostentatoire :
« Je l’avouerai, citoyens, lorsque je suis rentré ce matin de la Belgique, je croyais qu’il était d’autres objets qui devaient nous occuper que la comédie… Il s’agit de la tragédie que vous devez donner aux nations. Il s’agit de faire tomber sous la hache des lois la tête du tyran. »
Puis, comme autour de la lettre folle de Roland le débat traînait, il demanda que la Convention statuât, « sans désemparer, sur le sort du ci-devant roi ». Mais comment statuer ? et quelle majorité serait nécessaire ? Plusieurs prétendaient que la Convention devait s’inspirer du Code pénal qui exigeait, pour l’application des peines, plus que la majorité absolue (les deux tiers ou les trois cinquièmes des jurés suivant les cas). Danton soutint que le jugement rendu pour Louis était un décret du souverain, et que la majorité absolue devait suffire comme pour tous les décrets :
« Je demande pourquoi, quand c’est par une simple majorité qu’on a prononcé sur le sort de la nation entière, quand on n’a pas même pensé à élever cette question lorsqu’il s’est agi d’abolir la royauté, on veut prononcer sur le sort d’un individu, d’un conspirateur, avec des formes plus sévères et plus solennelles. »
Et comme le rejet déjà prononcé de l’appel au peuple servait d’argument à ceux qui demandaient plus de garanties pour ce jugement désormais définitif, ce fut une occasion pour Danton de revenir sur la question décidée en son absence et de la marquer de son empreinte : « Nous prononçons, comme représentant par provision la souveraineté. Oui, par provision, car c’est dans le peuple seul qu’elle réside. Je demande, si quand une loi pénale est portée sur un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si vous avez quelque scrupule à lui donner une exécution immédiate. Je demande si vous n’avez pas voté à la majorité absolue seulement la République, la guerre : et je demande si le sang qui coule au milieu des combats ne coule pas définitivement. »
C’était un mot d’une logique terrible. À la majorité absolue, et sans appel au peuple, le sang de Louis peut bien couler aussi définitivement. Pourquoi Danton, peu prodigue d’habitude de manifestations, intervint-il trois fois dans cette séance, toujours dans le sens de la mort et comme pour appeler sur lui les décisives responsabilités révolutionnaires ?
Cédait-il, en se retrouvant dans la Convention après une assez longue absence, à l’exubérance naturelle des hommes qui ont gardé un long silence ? Ou bien, quoiqu’il n’eût pas le goût d’être toujours en scène, et qu’il aimât au contraire, en pleine agitation, les intervalles d’obscurité, de repos et d’oubli, avait-il quelque regret de n’avoir pas été mêlé de plus près au drame le plus émouvant de la Révolution, et voulait-il graver son nom sur la cloche qui allait sonner à l’univers la mort tragique d’un roi ? Peut-être encore, selon sa tactique accoutumée, voulait-il reprendre contact avec l’énergie révolutionnaire, avec la simplicité un peu brutale de la conscience populaire, afin de conquérir par là la force et le droit de conseiller bientôt et d’imposer la modération. Il ne s’était pas lié à Dumouriez ; mais il s’était avancé dans la même voie, et il avait dès ce moment le dessein de le seconder en demandant que Pache fût écarté du ministère de la Guerre. Il renouvelait dans le procès du roi son crédit révolutionnaire pour pouvoir manier plus sûrement les affaires extérieures où tout l’avenir de la Révolution était engagé.
« Quelle peine Louis, ci-devant roi des Français, a-t-il encourue ? »
L’appel nominal commencé le mercredi, 16 janvier, à six heures du soir,
continua sans interruption jusqu’au jeudi soir, 17 janvier, à sept heures.
« C’était, dit le Journal de Brissot qui, certes, n’eût pas manqué pourtant de dénoncer les désordres de l’« anarchisme », c’était le spectacle le plus imposant dont jamais les hommes aient été témoins, que de voir plus de sept cents citoyens choisis par vingt-cinq millions de leurs semblables pour exercer leurs pouvoirs, monter, tour à tour, à la tribune, et exprimer leur opinion sur le sort d’un homme qui réglait, il y a peu de temps, les destinées d’une grande nation. Le patriotisme et la probité du très grand nombre, les lumières de la plupart, les talents de plusieurs ajoutaient un nouvel intérêt à l’importance de la délibération. Oh ! que la nation entière ne pouvait-elle entendre ses représentants, juger leur opinion, peser leurs motifs et démêler leur intention ! » Ce témoignage spontané et immédiat du Journal de Brissot aurait dû suffire à écraser la légende.
Circonstance remarquable : c’est Mailhe qui donna le premier son opinion, l’appel nominal se faisait, comme on sait, par département, et par ordre alphabétique de département. Quand un département avait voté dans un appel nominal le premier, au scrutin suivant l’appel commençait par le département suivant. Ainsi, à un premier appel nominal on commençait par l’Ain ; à un second appel nominal on commençait par l’Allier et ainsi de suite. Au moment où s’ouvrit dans le procès de Louis XVI la série à jamais fameuse des quatre appels nominaux, on en était au commencement de la lettre G. au département du Gard. Il aurait donc fallu commencer le premier appel par le Gard, le second par la Haute-Garonne, le troisième par le Gers. etc. Avant l’ouverture du quatrième scrutin, le procès-verbal spécifie que le secrétaire, Osselin, « se conforme à l’usage observé par la Convention, qui est de suivre, pour chaque appel nominal, l’ordre alphabétique des départements, afin que successivement chacun ait l’avantage d’opiner et de voter le premier ».
Or, j’observe que dans les deux premiers scrutins cette règle ne fut pas suivie. On commença bien par le Gard le premier appel nominal, celui sur la culpabilité du roi, mais au second, sur l’appel au peuple, au lieu de passer au département immédiatement suivant et de commencer par la Haute-Garonne, on commença encore par le Gard. Ce fut très probablement pure inadvertance. Ou bien les secrétaires de la séance du 14 pensèrent-ils que, pour une même séance, le même ordre d’appel pouvait être maintenu ? Pensèrent-ils même qu’il devait être maintenu pour toute la série des votes relatifs à un même objet général, ici au jugement de Louis XVI ? Des esprits très soupçonneux et sans doute fort téméraires pourraient conjecturer aussi que si les secrétaires de la Convention, très dévoués à la Gironde, donnèrent deux fois de suite le premier tour au Gard, c’est afin que dans le troisième vote, celui sur la peine, la Haute-Garonne pût opiner la première, et que Mailhe pût agir sur toute la série des votes en posant d’emblée la question du sursis. En tout cas, il me paraît probable que, si au troisième vote, les secrétaires revinrent à la règle qu’ils paraissaient avoir oubliée et s’ils appelèrent d’abord la Haute-Garonne, ce fut sur l’intervention de ceux des Girondins qui étaient dans le secret de la combinaison Mailhe. On pressentait que les votes pour et contre la mort s’équilibreraient à peu près. Si donc à ceux qui rejetteraient la mort s’ajoutait un certain nombre de Conventionnels qui, tout en la votant, indiqueraient la nécessité d’un sursis, on pouvait mettre la mort en échec.
Mais pour cela, il ne fallait pas perdre une voix. Il fallait que l’exemple donné par Mailhe pût produire tout son effet sur tous les députés. Il fallait donc que Mailhe votât le premier, et c’est sans doute pourquoi les secrétaires, après avoir donné d’abord la parole au Gard dans les deux premiers scrutins, passèrent pour le troisième à la Haute-Garonne. Mais comment Mailhe formula-t-il sa motion ? Déclara-t-il que son vote pour la mort était subordonné au sursis ? ou bien que les deux questions étaient indépendantes ? D’après les Archives parlementaires, qui ont collationné leur texte sur la minute même du procès-verbal de la Convention, Mailhe aurait dit :
« Par une conséquence naturelle de l’opinion que j’ai déjà émise sur la première question, je vote pour la mort de Louis. Je ferai une seule observation. Si la mort a la majorité, je pense qu’il serait digne de la Convention nationale d’examiner s’il ne serait pas politique et utile de presser ou de retarder le moment de l’exécution. Cette proposition est indépendante de mon vote. Je reviens à la première question et je vote pour la mort. »
Or, il est absolument impossible que Mailhe ait prononcé à ce moment, la phrase soulignée, et si elle figure en effet à la minute des procès-verbaux, ce ne peut être que l’effet d’une surcharge complaisante et d’un remaniement ultérieur. Il suffit, pour être sûr que Mailhe n’a pas prononcé cette phrase, de se reporter à l’incident qui se produisit, dans la même séance, entre Garrau, Cambon et Mailhe lui-même. C’est pendant qu’on dépouillait le scrutin. Le résultat du vote pouvait être complètement renversé selon que le vote de mort, rendu par Mailhe et plusieurs autres députés avec motion de sursis, était conditionnel ou absolu. Garrau interrogea Mailhe :
« Avant que le résultat de l’appel soit proclamé, je demande qu’on définisse d’une manière bien précise la nature et le terme des suffrages ; des membres viennent de demander à Mailhe si son vœu contenait une réserve, ou s’il avait donné un suffrage pur et simple ; il a répondu qu’il n’y avait mis aucune restriction. Je demande que Mailhe explique lui-même son vœu qui paraît avoir été suivi de plusieurs membres de cette assemblée, et dont il est important de connaître la nature. »
Évidemment, si Mailhe avait dit en formulant sa motion relative au sursis : « Cette proposition est indépendante de mon vote », il n’y aurait eu aucun doute. Au reste, Mailhe lui-même répond ceci : « Au point où en sont les choses, il ne m’est possible que de répéter le vœu que j’ai émis hier : je le répéterai donc sans en changer non pas un mot, mais une seule lettre. Je prie les citoyens, mes collègues, qui m’ont entendu d’attester si ce que je vais répéter est ce que j’ai prononcé hier. Voici sur mon honneur, ce que j’ai dit hier. » Et Mailhe reproduit littéralement le texte cité plus haut, moins la phrase soulignée.
Puis, il ajoute : « Je ne puis, ni ne veux donner aucune explication ». Je suis très tenté de croire qu’il avait laissé à dessein une forme ambiguë à son vote : il se réservait, selon le résultat de l’appel et l’état des esprits, de lui donner telle ou telle signification. C’est quand la majorité pour la mort fut acquise, même si on comptait Mailhe et ses amis comme opposants, qu’il se décida à préciser. Il se dit sans doute : A quoi bon se compromettre pour une cause qui, même ainsi, est perdue ? Mais il y a dans toute sa conduite quelque chose d’ambigu et de trouble qui semble bien confirmer les soupçons de Baudot. En tout cas, il y a là une intrigue. À en croire une note assez aigre du Journal de Brissot (numéro du mercredi 23 janvier), beaucoup de Conventionnels avaient compris que l’adoption du sursis était, pour Mailhe, la condition absolue de son vote pour la mort. Et c’est une preuve de plus que Mailhe n’avait pas déclaré que « la proposition était indépendante de son vote ».
« Mailhe (dit le Patriote français), dont on lira l’amendement au département de Haute-Garonne, a prétendu ensuite que cet amendement n’était pas indivisible ; mais toute la Convention en était si convaincue que, lorsque plusieurs membres ont conclu à la mort, en adoptant son sursis, il n’y a eu aucune réclamation, et lui-même n’a réclamé que trente heures après. Il ne m’appartient pas de penser qu’aucune considération ait pu influencer notre collègue ; mais j’ai dû dire pour la vérité du fait, que sa réclamation tardive n’a été faite à moi-même qu’à l’instant où le scrutin finissait d’être dépouillé. »
Quand, dans la séance du 18, il fut procédé à la vérification des votes, Mailhe, opportunément malade, se dispensa de fournir des explications personnelles et précises.
Plusieurs de ceux qui avaient voté l’amendement de Mailhe déclarèrent que leur vote était indivisible. D’autres, au contraire, expliquèrent que le vœu en faveur du sursis n’enlevait pas son caractère absolu et inconditionnel à leur vote pour la mort. « Mailhe, dit le procès-verbal, était absent pour maladie ; on observe que son vote, tel qu’il l’avait d’abord énoncé et qu’il le répéta hier, ne renferme aucune restriction, et que la demande qu’il a faite d’une discussion sur l’époque de l’exécution est indépendante de son vote pour la mort. » C’est sans doute cette interprétation donnée après coup qui a pris place abusivement dans l’énoncé premier du vote. Mais, pour prévenir toute contestation, la Convention ne compta pas, parmi ceux qui avaient voté la mort sans conditions, Mailhe et ses amis. C’est ainsi, par une intrigue girondine assez obscure et un peu inquiétante que s’ouvrit, avec Mailhe, le vote sur la peine. Pendant treize heures, les votes de mort, absolus ou conditionnels, les votes de détention ou de bannissement se succédèrent de telle sorte qu’il était impossible de savoir de quel côté serait la majorité.
Vergniaud vota pour la mort, mais avec le sursis de Mailhe. Ce n’était point en contradiction directe et brutale avec son discours, car il avait déjà affirmé souvent la culpabilité de Louis, et il avait dit que le peuple seul pouvait faire grâce. En demandant que la Convention délibérât sur l’idée du sursis, il réservait une suprême chance à la clémence. Pourtant, s’il n’y a pas opposition absolue et violente entre son discours et son vote, il y a néanmoins comme une dissonance qui laisse dans l’esprit quelque malaise. Sa magnifique parole sur « l’humanité sainte » se résout en un vote de mort, à peine tempéré d’une réserve incertaine et qui ne liera pas Vergniaud jusqu’au bout. L’irrésolution et l’inconsistance girondines apparaissent à fond. Le grand Condorcet semble heureux d’avoir trouvé, dans son opposition irréductible et de principe à la peine de mort, un point fixe, un recours contre son hésitation habituelle :
« Toute différence de peine pour les mêmes crimes est un attentat contre l’humanité. La peine contre les conspirateurs est la mort, mais cette peine est contre mes principes ; je ne la voterai jamais. Je ne puis voter la réclusion que nulle loi ne m’autorise à voter. Je vote pour la peine la plus grave dans le Code pénal et qui ne soit pas la mort. Je demande que la réflexion de Mailhe soit discutée, car elle le mérite. »
Mais Danton, si conciliant d’habitude, lui qui bientôt, attaqué à fond par la Gironde, ne se décidera qu’à la dernière extrémité à marcher sur elle, à quel mobile obéissait-il en faisant de l’énoncé de son opinion une sorte de bref réquisitoire contre les Girondins ?
« Je ne suis point de cette foule d’hommes d’État qui ignorent qu’on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu’on ne frappe les rois qu’à la tête, qui ignorent qu’on ne doit rien attendre de ceux de l’Europe que par la force de nos armes. Je vote pour la mort du tyran. »
Il pensait sans doute que puisque la guerre générale était inévitable, il fallait y entrer avec audace, avec défi, et donner au jugement du roi toute sa valeur révolutionnaire. Il en voulait sans doute à la Gironde de ces combinaisons incertaines et impuissantes qui n’arrêtaient pas les événements, mais qui contrariaient l’élan de la Révolution.
Comme pour justifier ce ton dédaigneux et hautain de Danton, Brissot formule son opinion en un discours tout plein de découragement et de détresse. Cet honnête homme, simple de mœurs et affairé, d’un esprit assez étendu, mais inquiet, superficiel et léger, était débordé par son œuvre. Il avait déchaîné la guerre dans l’espérance candide qu’elle aurait, en quelques mois, résolu le problème de la Révolution : elle aurait démasqué le roi, « déroyalisé la Constitution » et groupé autour de la France libre les peuples aisément affranchis. Il avait pratiqué en Amérique les quakers, les hommes de paix, et c’est un peu avec des idées et des sentiments de quaker qu’il avait ouvert la guerre, comme le court et nécessaire prologue de la paix définitive dans l’universelle liberté. Dans cette idylle, nul doute que la nation, débarrassée de la trahison et de la tyrannie, ne fît grâce au moins de la vie au roi. Et voilà que le vent de guerre soufflait en tempête, voilà que le tourbillon de mort et de sang s’élargissait, voilà que les peuples, abusés par leurs tyrans ou effrayés par la violence libératrice de la Révolution, se détournaient de la France ; voilà que dans cet orage toutes les passions de colère et de haine, toutes les jalousies et tous les soupçons furieux se déchaînaient, et la grande mer apaisée et lumineuse qui devait aller de la France à l’Amérique, envelopper et baigner l’Angleterre, s’insinuer doucement dans toutes les déchirures de tous les rivages, était un océan aveugle et trouble, sombre comme la haine et sanglant comme la mort. Brissot, désemparé et effrayé, tentait maintenant de limiter son propre ouvrage, de contenir et de refouler la guerre :
« La Convention a rejeté l’appel au peuple et, je le dis avec douleur, en protestant de mon respect pour la Convention, le mauvais génie qui a fait