La Convention (Jaurès)/1801 - 1825
pages 1751 à 1800
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qu’elle était possible. J’ajoute qu’elle était infiniment difficile. Quand une Révolution a été obligée pour se défendre d’engager la lutte contre l’univers, quand elle a créé pour parer à une crise extraordinaire un régime politique aussi paradoxal et violent que la Terreur, un régime économique aussi violent et paradoxal que l’assignat et le maximum, quand elle a suscité l’essor prodigieux des énergies et jeté à la guerre quatorze cent mille hommes, presque toute l’âme ardente du pays, il lui est bien malaisé de se modérer elle-même et de se détendre sans s’affaiblir. La Révolution portait dans son âme et dans sa chair l’effroyable tare originelle, le pli terrible de la guerre ; et elle en restait toute déformée.
Comment mener à fond la guerre, la guerre nécessaire et sacrée pour la liberté, tout en suspendant ses combinaisons politiques à l’hypothèse, bien incertaine encore, de la paix ? Comment annoncer que la Révolution régularisée se hâtera de retirer l’assignat et se réserver cependant la possibilité des grandes émissions nouvelles auxquelles la prolongation du conflit avec l’Europe condamnera peut être la Révolution ? Si on n’avertit pas le pays du but à atteindre, il ne comprendra rien à la politique du Comité de Salut public et prendra pour de l’incapacité et de la trahison l’apparente contradiction des attitudes, dictées les unes par le souci du péril immédiat, les autres par des calculs d’échéance lointaine. Et si on l’avertit, comment maintenir en lui cette effervescence d’action qui est, dans les grandes crises, une nécessité vitale ? Les armées, qui commencent à subir, à leur tour, une sorte d’entraînement professionnel encore sublime, déjà dangereux, garderont-elles toute leur vigueur et tout leur élan si une politique de paix limite brusquement les rêves illimités de combat, de péril et de gloire où se complaisaient la générosité du patriotisme révolutionnaire et les calculs secrets de l’ambition ? On a beau prévoir que la loi du maximum, que la politique de réquisitions et de taxations prendra fin quand la guerre sera ou terminée ou réduite, quand la circulation de l’assignat sera diminuée. On ne peut l’abolir d’emblée, et tant que cette politique subsiste, elle se meut, elle se développe selon sa logique interne ; et les difficultés mêmes où elle se heurte l’obligent à se dépasser sans cesse elle-même.
Voici que les citoyens réclament contre les effets fâcheux, parfois funestes, qui résultent de l’application inégale du maximum selon les régions ou même les industries. Il en est qui vendent au prix du maximum et achètent au prix de la concurrence. Régime intolérable. Il faut que le maximum soit appliqué partout et avec une rigueur égale ou qu’il ne soit appliqué nulle part. Or, pour qu’il soit appliqué partout avec exactitude et rigueur, le plus sûr n’est-il pas de constituer, sous la surveillance immédiate de la nation et de la commune, de vastes magasins de dépôt où tous les producteurs porteront tous leurs produits et où la distribution se fera selon la loi, et aux prix fixés par elle ?
C’est ce que demande notamment la Société des Jacobins de Montereau, et voici qu’un des amis les plus intimes de Robespierre, son camarade d’enfance à Arras, celui-là même qui l’a averti des cruautés de Joseph Lebon, lui écrit aussi que le commerce devrait être confié aux communes. Comment revenir au régime de la libre circulation et de la vente libre quand il est impossible d’abolir en un jour la loi du maximum, et quand celle-ci, par son seul fonctionnement, suggère des systèmes encore plus absorbants ?
Le problème politique et économique à résoudre était donc singulièrement ardu : peut-être même était-ce un problème surhumain. J’entends par là qu’il dépassait non seulement la force d’un individu, mais la force d’une nation. Cette application du calcul aux forces morales, qui était selon Condorcet le progrès suprême de la science, n’était point réalisée encore ; et nul ne savait s’il était possible de régler l’enthousiasme et la passion de tout un peuple sans les abattre, ni par quelle transition le passage de l’état révolutionnaire à l’état normal pouvait être ménagé. Il n’est donc pas surprenant qu’au lendemain même de l’écrasement de ces factions qui aggravaient le problème, mais qui le masquaient, Robespierre et ses amis aient été pris d’hésitation et d’inquiétude.
Tendre vers la paix, vers le rétablissement des rapports économiques normaux était bien leur vœu secret et leur politique ; mais ou ils n’osaient la formuler ouvertement ou ils ne savaient comment y plier les événements et les esprits. L’intrépide Saint-Just sait bien que la Terreur ne peut faire vivre la République, qu’elle ne suscite pas les vertus nécessaires et qu’elle ne sert même plus en se prolongeant à épouvanter le vice et le crime. Il sait bien que le régime des assignats et du maximum ne peut se continuer indéfiniment ; mais dans les notes mêmes où il marque pour lui la nécessité de grands changements, il se conseille à lui-même la temporisation et la prudence. Parfois aussi il paraît n’attendre le remède que de l’excès même du mal. Il écrit après la disparition des hébertistes et des dantonistes, à l’heure même où il semble qu’il n’a plus qu’à cueillir la victoire de la Révolution :
« La Révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis ; il ne reste que des bonnets rouges portés par l’intrigue. L’exercice de la Terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. Sans doute, il n’est pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l’on fait est un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand pour que l’opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible et paraît bizarre, lorsqu’on commence trop tôt. »
À propos des denrées, il dénonce tout le système de l’assignat et de la taxation comme une invention de l’étranger.
« L’étranger, de vicissitudes en vicissitudes, nous avait conduits à ces extrémités ; lui-même, il en suggéra le remède. La première idée des taxes est venue du dehors apportée par le baron de Batz ; c’était un projet de famine. Il est très généralement reconnu aujourd’hui dans l’Europe, que l’on comptait sur la famine pour exciter le courroux populaire, pour détruire la Convention, et sur la dissolution de la Convention pour déchirer et démembrer la France. La circulation des denrées est nécessaire, là où tout le monde n’a pas de propriété et de matière première. Les denrées ne circulent point là où l’on taxe (c’est Saint-Just qui souligne)… Il faut tirer les assignats de la circulation en mettant une imposition sur tous ceux qui ont régi les affaires, et ont travaillé à la solde du Trésor public. »
Oui, mais c’est précisément à propos de ses vues que Saint-Just se rappelle à lui-même la loi de la prudence, qui est d’attendre, de laisser mûrir les idées.
« On eût présenté la ciguë à celui qui eût dit ces choses il y a huit mois ; c’est beaucoup d’être devenu sage par l’expérience du malheur. Que cet exemple nous apprenne à ne point maltraiter les hommes sévères qui nous disent la vérité.
« Il ne faut pas que les gens de bien en soient réduits à se justifier du bien public devant les sophismes du crime. On a beau dire qu’ils mourront pour la patrie ; il ne faut point qu’ils meurent, mais qu’ils vivent, et que les lois les soutiennent. Il faut qu’on les mette à l’abri des vengeances de l’étranger. Je conseille donc (c’est encore Saint-Just qui souligne) à tous ceux qui voudront le bien, d’attendre le moment propice pour le faire afin d’éviter la célébrité que l’on obtient en le faisant trop tôt. »
Toutes ces formules cachent mal un embarras immense. Il manquait à Robespierre, quelque grand qu’il fût, précisément les qualités nécessaires à la solution du problème. Certes, il avait appris depuis des mois à assumer les responsabilités les plus directes et les plus terribles. Depuis le 31 mai, il semblait avoir renoncé aux formes enveloppées, aux allusions vagues. Il allait droit au but, droit à l’adversaire. Mais qu’on le remarque, c’est seulement quand le système qu’il préfère est attaqué que Robespierre se découvre et s’engage à fond. Or, il voit après le 31 mai que l’autorité du Comité de Salut public et de la Convention est le salut de la Révolution ; et contre toutes les intrigues qui menacent le Comité et la Convention, il lutte courageusement. Puis, il craint que l’hébertisme ne discrédite et ne perde la République. Il marche droit à l’hébertisme. Mais, dès que les adversaires lui font défaut, dès qu’il n’est plus obligé par la précision des attaques à la précision des réponses, il retourne à ses habitudes un peu vagues et cauteleuses.
Quand après l’élimination de l’hébertisme et du dantonisme, il est en réalité le seul maître de la politique, responsable des événements, il n’a qu’un moyen de gouverner en effet, de rallier autour de lui les esprits : c’est de dire nettement où il veut conduire la Révolution ; et il ne le dit pas ; et il se trouve qu’à côté de lui le fier et courageux Saint-Just, comme s’il renonçait à défier la mort, conseille le silence et l’attente. Funestes temporisations qui laissaient se produire toutes les incertitudes. De plus, après les grandes et sanglantes épurations de Germinal, le devoir de Robespierre était de rassurer autour de lui les révolutionnaires. Les factions étant brisées, il n’y avait aucun intérêt à s’acharner sur des individus, même s’ils avaient été liés à ces factions, même s’ils avaient pratiqué la plus détestable politique. Cela, Robespierre le savait ; et il avait limité le plus possible le sacrifice. Il avait sauvé les soixante-treize Girondins. Il s’était opposé à ce que Boulanger, Pache, Henriot fussent enveloppés dans la proscription des hébertistes. Il n’avait pas touché à Carrier, malgré l’horreur que lui inspiraient les crimes de Nantes. Il ne s’était point élevé au Comité de Salut public contre Collot d’Herbois. Mais il ne suffisait point de n’avoir pas frappé ces hommes. Il fallait leur donner confiance en l’avenir. Il fallait leur donner l’impression et même la certitude que leurs excès seraient imputés à la fièvre révolutionnaire et qu’on ne leur ferait point payer, une fois cette fièvre tombée, les violences peut-être inévitables des jours mauvais. Il fallait ménager de même les craintes de ceux qui ayant cédé, comme Tallien à Bordeaux avec sa belle amie La Cabarrus, à l’éblouissement du pouvoir et du plaisir, voyaient dans les paroles trop souvent répétées d’austérité, de vertu, de morale, une menace à leur vie même.
Ou Robespierre se condamnait à la politique de l’échafaud à perpétuité, ou il fallait qu’il annonçât, qu’il pratiquât une large amnistie révolutionnaire pour tous les égarements de la Terreur, pour ses frénésies sensuelles, comme pour ses frénésies sanglantes. Et toutes les énergies de révolution qui avaient été un moment ou surexcitées par un fanatisme de violence ou corrompues par une ivresse de passion et de volupté devaient espérer leur place dans l’ordre révolutionnaire nouveau plus calme, plus ordonné et plus pur.
Enfin, plus Robespierre était puissant, plus il importait qu’il ménageât l’amour-propre de ses collègues du Comité de Salut public et du Comité de Sûreté générale, qu’il les associât à toutes ses pensées et à tous ses actes. Comment pouvait-il détendre, apaiser, organiser la Révolution sans le concours du Comité de Salut public ? Et comment pouvait-il amener à une large politique des fanatiques sombres comme Billaud-Varennes, des déclamateurs effrénés et compromis comme Collot d’Herbois, s’il ne les attirait point à lui, peu à peu, par la confiance, la franchise, la cordialité ? Robespierre ne sut point imposer autour de lui la confiance. Dans l’âpre lutte où il avait dû assumer tant de responsabilités sanglantes, son orgueil avait encore grandi. Il s’était écrié en août 1793 :
« La Révolution est perdue, si un homme ne se lève pas. »
Il s’était levé, mais obligé bientôt à frapper de toutes parts et d’être en quelque sorte le répartiteur de la mort, il avait contracté un pli de hautaine tristesse. Il était peu fait pour ces communications cordiales qui étaient pourtant à cette date la condition absolue du succès de sa politique. Il avait souffert, et dans sa dignité, et dans son amour-propre, et dans son pur amour de la Révolution, des violences atroces qui avaient déshonoré çà et là le gouvernement révolutionnaire. Il ne parvenait point à les oublier.
Il les détestait d’autant plus que, n’ayant pu les empêcher, il pouvait en paraître solidaire ; et il cherchait au fond de son cœur le moyen de rompre devant l’histoire cette solidarité : déplorable tentation de l’orgueil et de la vertu. Il se souvenait désespérément de tout, à l’heure même où il eût fallu beaucoup oublier. Et parfois ceux qu’il méprisait et haïssait surprenaient sur son visage l’inquiétant reflet d’une pensée profonde.
Enfin, et c’est la terrible rançon de l’échafaud, la mort avait été si souvent depuis des mois l’expédient suprême, la grande solution, qu’à chaque problème qui troublait et dépassait l’esprit elle revenait s’offrir avec une sorte de familiarité obsédante. Ou bien elle aurait raison des pervers et des corrompus qui souillaient la Révolution, ou bien elle ouvrirait aux hommes vertueux cet asile d’immortalité où ils aspiraient. Parfois aussi une inquiétude qui ressemblait à un remords étonnait Robespierre et Saint-Just : Quoi ! Vergniaud était mort, et mort par eux ! Desmoulins était mort, et mort par eux ! Danton était mort, et mort, par eux ! Et tout bas, à ces heures de trouble, ils s’offraient eux-mêmes à la mort pour s’absoudre de l’avoir si souvent appelée contre des compagnons de lutte, contre des amis.
Saint-Just voulait vivre : il comprenait bien que la politique de la mort était la négation de la Révolution elle-même, que des ombres, même illustres, ne défendraient pas. Et pourtant il est comme habité du fantôme de ceux qu’il a d’un geste menés à l’échafaud. Et quel mélange poignant de mélancolie et d’orgueil dans les lignes qu’il a tracées après la mort de Danton !
« J’avais l’idée touchante que la mémoire d’un ami de l’humanité doit être chère un jour. Car enfin l’homme obligé de s’isoler du monde et de lui-même, jette son ancre dans l’avenir, et presse sur son cœur la postérité, innocente des maux présents. »
C’est Saint-Just qui souligne lui-même ces paroles, cet appel d’un homme déjà déraciné de la vie.
« Dieu, protecteur de l’innocence et de la vérité, puisque tu m’as conduit parmi quelques pervers, c’était sans doute pour les démasquer !
« La politique avait compté beaucoup sur cette idée, que personne n’oserait attaquer des hommes célèbres environnés d’une grande illusion… J’ai laissé derrière moi toutes ces faiblesses ; je n’aime que la vérité dans l’Univers, et je l’ai dite…
« Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau (souligné par Saint-Just). Je l’implore, le tombeau, comme un bienfait de la Providence, pour n’être plus témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l’humanité.
« Certes, c’est quitter peu de chose qu’une vie malheureuse, dans laquelle on est condamné à végéter, le complice ou le témoin impuissant du crime…
« Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle, on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. »
Sombre et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d’autres. Et au moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans la bonté de la vie, et rasséréner les cœurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes s’essayent sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau.
Cependant Robespierre ne pouvait demeurer dans cet état suspensif. La Révolution, la France, l’Europe attendaient de lui une parole, un signal. Son premier grand acte fut une grande faute. En floréal, il proposa à la Convention, et il lui fit adopter, après un long discours éloquent, la reconnaissance officielle de l’Être Suprême et de l’immortalité de l’âme. Oui, ce fut une faute politique décisive. Non pas que ces affirmations déistes choquassent la raison de la plupart des Français. Les athées et les matérialistes étaient rares. Ceux mêmes, comme Danton, qui devaient dire devant le tribunal révolutionnaire : « Ma demeure sera bientôt le néant », avaient cru politique de parler de Dieu. Aussi bien le panthéisme matérialiste pouvait s’accommoder de ce mot de Dieu et l’interpréter. Les plus déistes, comme l’ancien rédacteur du Journal de la Montagne, Laveaux, étaient bien près de confondre Dieu avec « l’ordre de la nature ». Et la Convention elle-même avait décrété une « fête à l’Être Suprême et à la Nature ». Peut-être, si le socialisme était arrivé dès lors à une idée claire, à une nette et profonde conscience de lui-même, aurait-il objecté que le Dieu extérieur et supérieur au monde, invoqué par Robespierre pour compléter ou redresser la justice humaine, rompait la solidarité des hommes dans l’espace et le temps. Il faisait justice à chacun d’eux individuellement ; et toutes ces âmes séparées, tous ces esprits dont le destin s’accomplissait hors de l’humanité, semblaient ravaler la société humaine, puisque c’est hors d’elle et au-dessus d’elle qu’ils trouvaient le bonheur et le droit. Mais le communisme n’avait pas encore sa formule ; et il n’avait pu façonner une métaphysique du monde.
D’autre part, ceux qui, comme Condorcet, ne voulaient d’autre élysée que celui que la raison savait se créer n’étaient qu’une minorité infime et vraiment négligeable. La grande crise révolutionnaire avait exalté en beaucoup d’âmes le sens de la vie immortelle. Les chrétiens qu’avait envahis l’indifférence du siècle retrouvaient dans l’épreuve l’ardeur de leur foi. Combien, de la charrette qui les conduisait à l’échafaud, cherchèrent des yeux dans la foule le prêtre insermenté qui leur avait promis un signe de réconciliation éternelle ! Les révolutionnaires aussi, en qui l’idée de l’immortalité avait été insinuée par Rousseau comme une vague rêverie morale, la passionnaient soudain de toute la frénésie de la vie menacée. L’échafaud emplissait la ville d’une lueur d’immortalité. Les Girondins, ou dans leurs suprêmes paroles ou dans leurs écrits désespérés, attestèrent leur foi en Dieu et en l’âme immortelle. Camille Desmoulins, de sa prison, demandait à Lucile le livre de Platon sur l’immortalité de l’âme. À beaucoup d’esprits exaltés par le malheur, par l’héroïsme et par la gloire, l’immortalité apparaissait comme le rendez-vous sublime des héros de tous les siècles : Charlotte Corday, avec une sérénité antique, disait qu’elle allait rejoindre aux Champs-Élysées tous ceux qui moururent dans tous les pays et dans tous les temps pour la liberté et pour la patrie. Le paradis chrétien semblait éclipsé, comme une sorte de zone intermédiaire obscure, par la grande lumière de gloire immortelle qui rayonnait de la Rome antique et de la France moderne. De Décius ou de Lucrèce à Charlotte Corday, les Champs-Élysées formaient comme une avenue lumineuse, continue et sereine, que les siècles du moyen âge n’interrompaient pas.
Et Saint-Just, dans le cri douloureux et superbe que j’ai cité toute à l’heure, semble confondre l’immortalité de l’esprit et l’immortalité de la gloire : « la vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux… »
Même dans le décret de la Convention il n’y avait pas abdication, mais au contraire orgueil de la raison et de la liberté. Il semblait que la reconnaissance officielle de Dieu par la France révolutionnaire ajoutait aux titres de Dieu. Et lorsque dans ses Institutions, Saint-Just parle de l’Éternel et de l’immortalité, on dirait qu’il soumet les jugements de Dieu même aux décrets de la pensée révolutionnaire.
« Le peuple français reconnaît l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme… L’âme immortelle de ceux qui sont morts pour la patrie, de ceux qui ont été bons citoyens, qui ont chéri leur père et leur mère, et ne les ont jamais abandonnés, est dans le sein de l’Éternel. »
C’est la Révolution, avant Dieu, qui fait, pour l’éternité, le départ des bons et des méchants ; et le ciel n’est qu’une sorte de Panthéon invisible où Dieu réside mais dont la Révolution a les clefs et ouvre les portes à ceux qu’elle-même a marqués au front d’un signe immortel.
Si donc l’acte de Robespierre fut dangereux et mauvais, ce n’est pas qu’il y eût contradiction violente entre les formules déistes qu’il imposait et l’état d’esprit du peuple français lui-même. Non, mais d’abord, en organisant la fête à l’Être Suprême, en promulguant un dogme philosophique et en organisant une sorte de culte, il paraissait chercher à attirer à lui de nouveaux pouvoirs. Il était, en fait, le chef du pouvoir civil ; on pouvait croire qu’il cherchait à devenir le chef d’un pouvoir religieux, et les méfiances s’éveillaient. De plus, les prêtres, guettant toujours l’équivoque qui pouvait les servir, allaient répétant que cet Être Suprême n’était, après tout, que le Dieu du christianisme. La fête de l’Être Suprême leur apparaissait comme une transition vers la glorification officielle de Jésus. Et Robespierre ranimait l’espérance contre-révolutionnaire plus que ne l’avait fait le Vieux Cordelier.
Enfin, Robespierre, après avoir écrasé l’hébertisme comme faction, semblait s’acharner encore à prendre sur l’esprit hébertiste une sorte de revanche posthume, terrible menace pour les survivants.
Le Comité de Salut public avait laissé faire. Mais ni Billaud-Varennes, ni Collot d’Herbois, ni même Barère, n’avaient au fond approuvé cette manifestation où se marquait surtout la tendance religieuse particulière de Robespierre. Il n’avait pas osé aborder de front le problème. Il n’avait pas dit à ces milliers d’hommes qui avaient confiance en lui : « Voici par quels chemins la Révolution doit passer. » Non, il préparait la détente révolutionnaire en tournant les esprits vers des idées qu’il jugeait grandes ; c’était par une sorte de dérivation religieuse et morale qu’il voulait calmer la fièvre révolutionnaire. Mais c’étaient là des chemins profonds et obscurs. Et Robespierre s’isolait, se singularisait, à l’heure critique où il aurait dû concilier, appeler à lui toutes les forces révolutionnaires, mêlées de bien et de mal.
Dès ce moment, les cœurs s’aigrissent, se détournent et le levain des inquiétudes et des défiances fermente de nouveau dans la Révolution. C’est par une journée splendide de prairial que Robespierre, président de la Convention, conduisit le cortège qui portait à Dieu la reconnaissance officielle de la Révolution. La joie dont rayonnait son visage fut courte. Quelques murmures, quelques apostrophes de députés l’avertirent des haines et des craintes. Il marchait un peu en avant de la Convention : « Voilà bien le dictateur ! Il veut appeler sur lui seul l’attention du peuple ! Il ne lui suffit pas d’être roi ! il veut être Dieu ! »
Soudain les abîmes se rouvraient. Quoi ! il faudra donc frapper encore ! Il faudra encore verser du sang ! Oui, Robespierre veut frapper ; il veut prévenir ses ennemis qui ne songeaient, eux aussi, qu’à le prévenir, et dans ce circuit ferme des défiances et des terreurs le courant de mort allait passer de nouveau.
Mais cette fois, Robespierre, comme pris de fièvre, veut en finir : illusion lugubre et toujours renaissante. Il veut précipiter la marche de la justice révolutionnaire et la débarrasser de toute entrave pour qu’elle puisse porter des coups décisifs. D’abord, les prisons sont trop encombrées et Robespierre ne peut plus les ouvrir, même par le Comité de justice qu’il opposait au Comité de clémence de Camille Desmoulins. Il a déjà trop éveillé, par sa malencontreuse fête à l’Être Suprême, l’espoir de la contre-révolution, le soupçon des révolutionnaires exaltés. Il faut qu’il frappe du couteau la contre-révolution pour avoir la force et le droit de frapper du couteau les révolutionnaires qui le menacent, les restes de l’hébertisme, peut-être une partie du Comité. Ainsi recommence, avec une monotonie sinistre, le jeu de bascule qui coucha hébertistes et dantonistes sur la même planche. Mais il a besoin, cette fois d’un instrument de meurtre plus effroyablement équivoque.
Quand il y avait des partis, des factions, on pouvait les atteindre par des définitions générales mais assez précises. Tout parti a sa tendance, sa caractéristique, que le juge révolutionnaire peut noter. Mais quand les factions sont brisées, quand le pouvoir révolutionnaire ne redoute plus que les haines individuelles, les intrigues obscures et changeantes, les groupements incertains, il faut que la loi de mort soit informe comme est informe la conspiration redoutée.
Robespierre, par son impuissance au lendemain de sa victoire sur l’hébertisme et le dantonisme, par les défiances que sa maladroite inspiration déiste avaient éveillées, s’était comme obligé à tuer encore. Et il fallait qu’il tuât, en même temps, par une même loi, dans une effroyable confusion, les contre-révolutionnaires, les suspects détenus dans les prisons, et les hommes comme Carrier, comme Fouché, comme Barras à qui il faisait peur et dont il avait peur.
Il dira en son suprême discours de thermidor un mot qui est la clef de ces sombres jours : « La chute des factions a mis en liberté tous les vices ». Il voulait dire par là que le pouvoir révolutionnaire, dont il était le plus haut représentant, était menacé, non plus par des systèmes politiques, mais par l’intrigue dispersée des égoïsmes, des convoitises et des craintes. Il fallait que la loi de mort pût s’insinuer jusque dans la diversité des cœurs. Et pour qu’elle pût s’adapter à toutes les formes, il fallait qu’elle fût elle-même sans forme, une sorte de spectre ambigu qui irait recruter ses victimes le même jour dans les prisons, à la Montagne de la Convention, au Comité de Salut public.
C’est la loi de prairial. Elle se résume à créer des délits terriblement vagues, à dispenser l’accusation de presque toute preuve et à retirer à l’accusé tout moyen de défense.
« Le tribunal révolutionnaire est institué pour punir les ennemis du peuple.
« Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique, soit par la force, soit par la ruse.
« Les ennemis du peuple sont ceux qui auront provoqué le rétablissement de la royauté, ou cherché à avilir ou à dissoudre la Convention nationale et le gouvernement révolutionnaire et républicain, dont elle est le centre ;
« Ceux qui auront trahi la République dans le commandement des places et des armées, et dans toute autre fonction militaire…
« Ceux qui auront cherché à empêcher les approvisionnements de Paris, ou causé des disettes dans la République ;
« Ceux qui auront secondé les projets des ennemis de la France, soit en favorisant la retraite et l’impunité des conspirateurs et de l’aristocratie, soit en corrompant les mandataires du peuple, soit en abusant des principes de la Révolution, des lois ou des mesures du gouvernement, par des applications fausses et perfides ;
« Ceux qui auront trompé le peuple ou les représentants du peuple pour les induire à des démarches contraires aux intérêts de la liberté ;
« Ceux qui auront cherché à inspirer le découragement pour favoriser les entreprises des tyrans ligués contre la République ;
« Ceux qui auront répandu de fausses nouvelles, pour diviser et pour troubler le peuple ;
« Ceux qui auront cherché à égarer l’opinion et à empêcher l’instruction du peuple, à dépraver les mœurs, à corrompre la conscience publique… »
Vraiment, avec des délits aussi vagues il n’y avait pas un homme en France, contre-révolutionnaire ou révolutionnaire, que la loi du 22 prairial ne menaçât. Et quelle procédure sommaire ! quelle sanction terrible !
« La peine portée contre tous les délits dont la connaissance appartient au tribunal révolutionnaire est la mort.
« La preuve nécessaire pour condamner les ennemis du peuple est toute espèce de document, soit matériel, soit moral, soit verbal, soit écrit, qui peut naturellement obtenir l’assentiment de tout esprit juste et raisonnable. La règle des jugements est la conscience des jurés éclairés par l’amour de la patrie ; leur but, le triomphe de la République et la ruine de ses ennemis ; la procédure, les moyens simples que le bon sens indique pour parvenir à la connaissance de la vérité dans les formes que la loi détermine.
« S’il existe des preuves, soit matérielles, soit morales, indépendamment de la preuve testimoniale, il ne sera point entendu de témoins ; à moins que cette formalité ne paraisse nécessaire, soit pour découvrir des complices, soit pour d’autres considérations majeures d’intérêt public.
« La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle n’en accorde point aux conspirateurs. »
Ainsi, pas de témoins, sauf les témoins à charge ; pas de défenseurs ; pas de débats : c’était une exécution sommaire. Cette loi de prairial est comme un couteau fantastique, habile à se glisser partout et à s’insinuer comme une ombre, et retrouvant soudain, sur les vertèbres du cou, sa rigidité meurtrière.
Dès maintenant, et en toute hypothèse, Robespierre est perdu. Cette loi démontre qu’il ne suffisait plus à l’immensité du problème et des événements, et que le vide même laissé par la disparition de ses adversaires lui donnait le vertige. Évidemment, s’il a proposé et imposé au Comité de Salut public cette loi atroce, c’est dans l’espoir et la pensée d’en finir vite. Pas de discussions ; rien qui rappelât les scènes du procès des dantonistes ; la mort muette, rapide, étouffante. Robespierre s’est dit qu’après quelques semaines de ce régime il aurait si bien glacé d’épouvante tous les ennemis de la Révolution, et il aurait éliminé si bien tous ceux qu’il appelait « les faux révolutionnaires », qu’il lui serait possible d’introduire enfin un régime normal.
L’excès de la Terreur devait conduire à l’abolition de la Terreur. Robespierre rêva d’intensifier le terrorisme, de le concentrer en quelques semaines effroyables et inoubliables, pour avoir la force et le droit d’en finir avec le terrorisme. À diluer la Terreur, à la prolonger, on risquait d’énerver à jamais la Révolution. Que toute l’épouvante soit ramassée en quelques jours. mort, ouvrière sinistre, dépêche-toi, fais ta besogne en hâte ; ne te repose ni jour, ni nuit ; et quand ton horrible tâche sera faite, tu recevras un congé définitif.
C’était un rêve insensé ; et plutôt que de jouer cette partie désespérée, Robespierre aurait dû, au risque d’être dupe, faire confiance à tous les survivants des factions qu’il avait brisées. Même s’il réussissait, ou s’il paraissait réussir, même s’il parvenait à frapper en même temps que les détenus contre-révolutionnaires et suspects, ceux des révolutionnaires qui lui faisaient ombrage ou qui lui inspiraient du dégoût, ce ne serait qu’une solution d’une heure. Il faudrait recommencer le lendemain ; et la politique de large confiance qui seule pouvait sauver le gouvernement révolutionnaire après l’élimination de l’hébertisme organisé et du dantonisme organisé, devenait plus difficile encore après la période d’exécutions effrénées. De nouvelles défiances se seraient éveillées provoquant de nouvelles rigueurs. Mais il y avait bien des chances pour que cette opération hasardeuse et terrible ne réussît pas. À peine commencée, elle coalisait sourdement contre Robespierre toutes les inquiétudes, toutes les peurs. Les contre-révolutionnaires, les suspects, les modérés devenus la rançon sanglante des futures et incertaines combinaisons de clémence, liaient soudain au nom de Robespierre le système de la Terreur. Il devenait pour eux l’homme de la loi de prairial.
Les Girondins qu’il avait sauvés et leurs amis se demandaient tout à coup s’il ne les avait point protégés par calcul, et s’ils n’allaient point être sacrifiés à des calculs nouveaux. Les survivants dantonistes avaient sur eux la menace de « la morale ».
Tous les représentants en mission qui avaient, selon Robespierre « abusé des principes révolutionnaires », et compromis la Convention par leurs cruautés ou par leurs désordres, Tallien, Barras, Carrier, Fouché, lisaient sur le visage de Robespierre, si fermé qu’il fût, leur sentence de mort. Et d’instinct ils avaient trouvé le moyen de défense : Robespierre tendait à la dictature ; ou plutôt il l’exerçait. À la fête de l’Être Suprême, des voix sourdes, perceptibles pourtant, avaient murmuré sur son passage : « Il y a encore des Brutus ». La loi de prairial n’avait pas eu l’assentiment très vif de tout le Comité de Salut public. Robespierre l’avait rédigée avec Couthon et Saint-Just : les autres l’avaient subie. Billaud-Varennes et Collot d’Herbois commençaient à s’effrayer, celui-ci pour sa sécurité, celui-là pour sa part de pouvoir, de la primauté de Robespierre. La Convention ne vota la loi qu’avec une réserve qui annulait presque tout l’effet utile que Robespierre en attendait. Elle décréta que seule elle pouvait faire procéder à l’arrestation de ses membres. Robespierre ne pourrait pas frapper les coups rapides et décisifs qu’il méditait.
Même méfiance au Comité de Sûreté générale dont le bureau de police créé par Robespierre et annexé par lui au Comité de Salut public, avait éveillé les ombrages. Robespierre se sentit enveloppé d’un réseau d’hostilités ; et la loi terrible sur laquelle il comptait pour la liquidation suprême de la Terreur était paralysée et faussée entre ses mains.
Dès lors, et par un subit changement de tactique, il affecta de s’en désintéresser ; du moment que cette loi ne pourrait atteindre les principaux « coupables », ceux qui siégeaient à la Convention, du moment qu’elle ne pourrait, à coup sûr, et à l’heure choisie par Robespierre lui-même, épurer la Révolution de Carrier, de Fouché, de Bourdon de l’Oise, de Tallien, de Barras, elle n’était plus qu’un stupide engin d’égorgement inutile. Il convenait donc de laisser à ceux qui en avaient contrarié la valeur politique toute la responsabilité de son fonctionnement.
De son côté, le tribunal révolutionnaire, comme s’il eût voulu échapper lui aussi à des responsabilités effroyables en se donnant je ne sais quelle apparence d’automatisme, interpréta la loi de prairial comme une loi de meurtre mécanique. Il s’agissait de tuer le plus possible. Les accusés couvraient chaque jour toute une série de gradins : ils étaient expédiés d’un mot ; et les têtes tombaient par centaines. Ce fut la grande Terreur qui fit plus de victimes en quelques semaines du 22 prairial au 9 thermidor, que n’en avait fait le régime révolutionnaire de mars 1793 au 22 prairial an II. Autour de la guillotine il y avait une intrigue effroyable. Robespierre n’intervenait pas, il ne modérait pas le jeu de la terrible machine pour bien marquer que ce n’était plus sa machine à lui, que ce n’était plus sa loi à lui. Et d’autre part, Fouquier-Tinville, l’accusateur public, et les jurés, affectant de ne pas voir que la loi avait perdu une grande partie de ce qui en avait été pour Robespierre la raison d’être, la faisaient fonctionner à plein. Si elle rendait Robespierre odieux sans le rendre plus fort, plusieurs s’en consolaient. Et Robespierre ne pouvait pas dire : Vous savez bien que la loi a perdu son objet, puisqu’elle ne peut plus faire justice des scélérats réfugiés à la Convention. Non, il ne pouvait pas dire cela : il ne pouvait pas désavouer la machine estropiée qui tuait en son nom. Ses ennemis ne laissaient point passer une occasion de le compromettre et de le perdre. Ils firent grand bruit autour de la pétition d’un zélateur de l’Être Suprême qui demandait qu’on ne pût, par des jurements, profaner le nom de Dieu.
La vieille inquisition n’allait-elle donc pas renaître ? Oui, inquisition et dictature, et Robespierre, selon le mot de Saint-Just, allait être accusé de « faire marcher devant Dieu les faisceaux de Sylla ».
Une illuminée, une folle, Catherine Théot, liée au bénédictin dom Gerle, annonçait une ère mystique où Robespierre serait le sauveur des hommes. Le Comité de Sûreté générale instruit cette affaire ridicule, la grossit, et Robespierre a de la peine à sauver la prophétesse de l’échafaud.
L’incorruptible préparerait-il donc sa tyrannie en corrompant l’esprit des simples par le fanatisme religieux ? Barère, en une sorte d’empressement ambigu, louait cyniquement la loi de prairial, peut-être pour faire sa cour à Robespierre, peut-être pour aggraver la terreur universelle par des commentaires d’épouvante :
« Il n’y a, disait-il avec une sorte de jovialité calculée et atroce, il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. »
Billaud-Varennes et Collot d’Herbois ou boudaient ou même, dans des séances orageuses du Comité de Salut public, attaquaient Robespierre : Barère se réservait, Saint-Just était aux armées ; Carnot, Prieur s’enfermaient dans leur spécialité militaire. Lindet ne s’occupait guère que des subsistances, et on se souvient qu’il avait refusé de signer la mort de Danton, disant : « Je suis ici pour nourrir les patriotes, et non pas pour les tuer. »
Isolé, aigri. Robespierre cesse, dès le commencement de messidor, de paraître au Comité de Salut public. Ou du moins il cesse d’y prendre sa part d’action et de responsabilité. Pourquoi M. Hamel s’obstine-t-il à le nier ? Il cite en vain quelques signatures apposées par Robespierre, en ces dernières semaines, au bas de quelques arrêtés du Comité. C’était la part de besogne mécanique.
Mais les délibérations politiques furent suspendues. C’est Saint-Just lui-même qui le déclare dans son discours du 9 thermidor. Robespierre, ne pouvant plus compter sur la loi de prairial, avait affecté de se désintéresser d’elle. Ne pouvant plus compter sur le Comité de Salut public, il affecte de se désintéresser de lui. Et n’étant plus le maître du gouvernement il laisse à d’autres la responsabilité du gouvernement. Lui, il va préparer sa revanche. Il va tenter de faire tomber, par d’autres moyens, les têtes que la loi de prairial ne pouvait plus lui donner. Il s’assure du concours toujours plus étroit des Jacobins. Ils avaient continué à être unis de cœur à Robespierre. C’est en lui, en lui seul, qu’ils voyaient la démocratie, la Révolution souveraine et organisée. C’est en lui, de plus en plus, qu’ils concentraient la Révolution. La Commune, où l’agent national Payan a remplacé Chaumette, et le maire Fleuriot, Pache, lui est toute dévouée. Henriot, qui commande la garde nationale, est aussi dans sa main. Usera-t-il de la force du peuple pour violenter la Convention, pour lui arracher contre ceux qu’il voulait perdre le décret d’accusation dont elle s’était réservé l’initiative ? Non, Robespierre compte encore sur la force de sa parole, sur son autorité morale que l’intrigue occulte a pu miner, mais qu’elle n’a pas détruite. Il prend l’offensive aux Jacobins contre Fouché. Il lui reproche sa politique matérialiste et athée de la Nièvre ; il lui reproche aussi, comme pour mêler tous les griefs et donner des gages aux révolutionnaires, d’avoir maltraité les démocrates lyonnais les plus fervents, les amis de Chalier. Fouché se garde bien d’accepter le combat en champ clos aux Jacobins, surpris par une première attaque, et invité à s’expliquer à une séance ultérieure, il ne reparaît pas ; mais il noue contre Robespierre les fils de la conspiration. Il va la nuit avertir les Conventionnels qu’il sait ou qu’il croit ou qu’il veut croire menacés. Des listes de proscription, grossies tous les jours par l’intrigue et par la peur, circulent. Qui sait si la Convention, trouvant un sursaut de courage dans l’excès même de la peur, ne frappera pas la première ?
Précisément, dans la période où Robespierre semblait avoir retiré sa pensée du Comité de Salut public, les victoires se faisaient plus éclatantes. L’armée de Sambre-et-Meuse, constituée sous le commandement de Jourdan avec Kléber et Marceau pour lieutenants, avait accentué sa marche ; le 7 messidor, elle s’emparait de Charleroi ; le 8 messidor, après un long et glorieux combat, elle délogeait les Autrichiens du champ de bataille de Fleurus et les obligeait à la retraite ; le 22 messidor, elle entrait triomphalement à Bruxelles. À chaque victoire nouvelle, il devenait plus difficile à Robespierre de frapper le Comité de Salut public ; et c’est pourquoi Barère dira plus tard : « Les victoires s’acharnaient sur Robespierre comme des furies. » L’heure de la crise est venue.
Robespierre va rêver à Ermenonville sur les traces de Rousseau ; il va demander à l’innocence première de ses songes et de ses pensées la force d’aller jusqu’au bout dans la voie sanglante ; et le 8 thermidor il porte la bataille devant la Convention. Il se plaint qu’on ait d’abord accusé le Comité de Salut public de dictature et de tyrannie et que peu à peu cette accusation ait été concentrée sur sa seule tête. Il se plaint que pour le perdre on lui prête le dessein d’amener la Convention à se détruire elle-même, à se livrer en détail. Il affirme que ces craintes sont vaines ; que « les fripons » sont en petit nombre ; et il demande si la République, qui ne pouvait vivre que par la vertu, sera sacrifiée à cette poignée de fripons.
Quoi donc, et suffirait-il que la Convention lui livrât quelques têtes encore pour que toute difficulté eût disparu ? Quelle serait donc le lendemain sa politique ? Et la menace à peine déguisée que le discours contenait contre Cambon suffirait-elle à rendre possible une nouvelle politique financière et économique ?
Ces « fripons », en petit nombre, Robespierre ne les nommait pas ; et ainsi la menace, qu’il avait voulu limiter, étant vague, était immense. Il n’y avait pas de Conventionnel qui ne fût sous le couteau. Et puis, quand cette « poignée de fripons », aurait été abattue, quelle assurance avait la Convention que Robespierre ne lui demanderait pas le lendemain et le surlendemain des fournées nouvelles ?
Je ne sais pourquoi Buchez et Roux disent que le tort décisif du discours de Robespierre fut de n’être que la préface du discours que Saint-Just voulait prononcer le lendemain, et où il annonçait que le Comité de Salut public remettrait ses pouvoirs à la Convention. Ce fut la suprême tactique de Saint-Just se séparant à demi de Robespierre. Rien n’autorise à dire que ce fut la pensée de Robespierre lui-même. Sans doute il n’était pas prêt à dissoudre le gouvernement révolutionnaire et à rentrer désarmé dans cette Convention où fermentaient tant de colères, de rancunes et de craintes. Et si le vague de son discours du 8 thermidor fut une faute mortelle, ce fut une faute inévitable. Dans la voie où il était entré Robespierre ne pouvait pas dire : Voici quel sera le dernier pas. Il s’était condamné à réserver toujours la possibilité de frapper encore.
Cependant le prestige de Robespierre n’était pas dissipé encore. Son discours fut applaudi. Mais Charlier, Cambon, Amar, Billaud-Varennes qui la veille avait été expulsé des Jacobins, Panis s’opposent à ce qu’il soit envoyé aux départements. Charlier veut amener Robespierre à prononcer des noms : « Quand on se vante d’avoir le courage de la vertu, il faut avoir le courage de la vérité. Nommez ceux que vous accusez. »
Si Robespierre les nommait, si peu nombreux qu’ils fussent, comme ils représentaient toutes les tendances de la Convention, toute la Convention se sentirait menacée. Mais s’il n’osait pas les nommer, quelle solution espérait-il ? Il garde le silence. Briard le dessaisit en quelque sorte de sa dictature incertaine par un mot qui rétablissait le pouvoir de la Convention :
« C’est un grand procès à juger par la Convention elle-même. »
Et la Convention décida que le discours ne serait pas envoyé aux départements. Robespierre avait fait l’essai de sa force morale. Elle n’avait pas suffi à dompter la révolte des Conventionnels menacés. Il était perdu. Il dit le soir aux Jacobins, après avoir lu le discours qu’il venait de prononcer à la Convention : « C’est mon testament de mort ».
Saint-Just, rappelé de l’armée, est sollicité, dans la nuit tragique du 8 au 9 thermidor, par les ennemis de Robespierre, par la fraction du Comité de Salut public dont Billaud-Varennes était le chef. Saint-Just ne voulut point trahir Robespierre ; mais il chercha une transaction. Il reconnut que Robespierre avait eu tort de s’éloigner longtemps des séances du Comité de Salut public ; mais il accusa Billaud-Varennes et Collot d’Herbois d’avoir cherché, en l’absence de Robespierre aigri, de Saint-Just délégué aux armées, de Jean Bon Saint-André toujours sur les côtes ou en mer, de Couthon malade, à s’emparer du gouvernement révolutionnaire. Son plan semble avoir été de renouveler le Comité de Salut public, de l’élargir pour en faire disparaître l’esprit de coterie, et de ranimer, par ce renouvellement même, la puissance de la Convention. Mais l’heure n’était plus à des projets transactionnels qui n’auraient rassuré personne : qui dominerait en effet dans le Comité renouvelé ou complété ? et qui tiendrait la hache ?
Saint-Just, le 9 thermidor, ne peut lire que les premières lignes de son discours. Entre Robespierre et ses ennemis la bataille est engagée à fond. Billaud-Varennes et Tallien mènent le combat.
Dès que Saint-Just, au début même de son discours, fit allusion à ses controverses avec Billaud-Varennes : « La confiance des deux comités m’honorait, mais quelqu’un cette nuit a flétri mon cœur », Billaud-Varennes l’interrompit avec violence, et s’empara de la tribune.
« Sachez, citoyens, s’écria-t-il, qu’hier le président du tribunal révolutionnaires a proposé ouvertement aux Jacobins de chasser de la Convention tous les hommes impurs, c’est-à-dire tous ceux qu’on veut sacrifier ; mais le peuple est là, et les patriotes sauront mourir pour défendre la liberté.
« — Oui, oui, s’écrient un grand nombre de Conventionnels… »
Billaud-Varennes reprend :
« Un abîme est ouvert sous nos pas ; il ne faut pas hésiter à le combler de nos cadavres ; ou à triompher des traîtres. »
Robespierre monte à la tribune pour répondre. Mais les cris : « À bas le tyran ! À bas le tyran ! » couvrent sa voix ; c’était le mot d’ordre concerté dans les conciliabules nocturnes qu’avait multipliés Fouché. Tallien s’est élancé à côté de Robespierre :
« Je me suis imposé jusqu’ici le silence parce que je savais d’un homme qui approchait le tyran de la France qu’il avait formé une liste de proscription. Je n’ai pas voulu récriminer ; mais j’ai vu hier la séance des Jacobins ; j’ai frémi pour la patrie : j’ai vu se former l’armée du nouveau Cromwell, et je me suis armé d’un poignard pour lui percer le sein si la Convention nationale n’avait pas le courage de le décréter d’accusation. »
Mais, avant tout, les ennemis de Robespierre veulent briser les appuis qu’il trouverait au dehors. Tallien demande l’arrestation d’Henriot et la permanence de la Convention « jusqu’à ce que le glaive de la loi ait assuré la Révolution. » Il ne restait plus qu’à arrêter Robespierre. Mais il semble que devant l’acte décisif la Convention hésitait encore. N’allait-elle point frapper la Révolution elle-même ?
Tallien la décide et l’entraîne en élevant au-dessus de tous les individus la gloire et la force impersonnelle de la Révolution.
Il dénonce « cet homme qui devant être dans le Comité de Salut public le défenseur des opprimés, qui devant être à son poste, l’a abandonné depuis quatre décades ; et à quelle époque ? Lorsque l’armée du Nord donnait à tous ses collègues de vives sollicitudes. Il l’a abandonné pour venir calomnier le Comité, et tous ont sauvé la patrie. » (Vifs applaudissements.)
Et Tallien, ayant donné aux Comités tout le bénéfice des victoires, concentre sur Robespierre toute la responsabilité de la Terreur.
« C’est pendant le temps où Robespierre a été chargé de la police générale que les actes d’oppression particulière ont été commis. »
« — C’est faux », crie Robespierre.
Il gravit les premiers degrés de la tribune et, ne pouvant plus se faire entendre dans le tumulte, il fait appel du regard aux patriotes de la Montagne. Ils ne le connaissent plus. C’est l’heure des abandons. Ils détournent la tête. Puis, comme pour opposer coalition à coalition, Robespierre s’écrie, s’adressant à la Convention entière :
« C’est à vous, hommes purs, que je m’adresse, et non pas aux brigands. » Mais quoi ! la guillotine manœuvrée par un homme sera-t-elle chargée de discerner les hommes purs des brigands ?
La tempête s’élève plus forte. Robespierre près de sombrer interpelle Collot d’Herbois qui présidait et qui aidait au naufrage :
« Président d’assassins, me donneras-tu la parole ? »
Mais Thuriot le dantoniste a pris au fauteuil la place de Collot. Après l’ombre étriquée d’Hébert, c’est la grande ombre de Danton qui préside. Et c’est Danton qui dit à Robespierre :
« Tu n’auras la parole qu’à ton tour. »
Mais Danton, vraiment, l’aurait-il dit ? La voix de Robespierre se brise et s’enroue. Garnier de l’Aube lui crie :
« Le sang de Danton t’étouffe. »
Et lui, en un dernier effort de parole :
« — C’est donc Danton que vous voulez venger. Lâches, pourquoi ne l’avez-vous pas défendu ? »
Et je crois surprendre dans cette apostrophe suprême l’accent d’un regret désespéré. L’obscur Louchet intervient pour la parole décisive : « Je demande le décret d’accusation contre Robespierre. » L’arrestation est décidée, et non pas de Robespierre seulement, mais de Saint-Just et de Couthon. Robespierre jeune et Lebas demandent eux-mêmes à être frappés avec leur grand ami.
La Convention, émue mais résolue à en finir, fait droit à leur requête : tous ensemble descendent à la barre, et sont remis aux huissiers qui hésitent à mettre la main sur ceux qui tout à l’heure encore représentaient le gouvernement de la Révolution triomphante.
Est-ce par peur aussi, ou sur un mot d’ordre secret ? Les geôliers des prisons refusent de recevoir ces prisonniers redoutables. Ceux-ci vont à l’Hôtel de Ville, et aussitôt, sur la motion de Barère, ils sont mis hors la loi. Allaient-ils répondre par la force à ce décret ? Robespierre essaiera-t-il, soutenu par la Commune, les Jacobins, la garde nationale, de faire violence à la Convention ? Plusieurs de ses amis le pressèrent d’agir.
Après quelques hésitations, il s’y refusa. Ce n’était plus un 31 mai et un 2 juin qu’on lui demandait. La Convention, en le décrétant d’arrestation, en le mettant hors la loi, s’était engagée tout entière contre lui. C’est la Convention tout entière qu’il devrait briser. Au nom de quel principe ? En vertu de quel droit ? et que ferait-il le lendemain ? Il ne serait plus qu’un dictateur perdu dans le vide et bientôt dévoré par les armées, un sous-Cromwell civil à la merci du premier aventurier militaire qui prétendrait corriger le coup d’État par le coup d’État. Il attendit. Cependant Barras et Léonard Bourdon, au nom de la Convention, parcouraient les rues de Paris, haranguant les citoyens, les appelant contre le « tyran », contre « le factieux ». Et tous ceux qui étaient lassés par la tension extrême des choses, et qui attendaient vaguement de la chute du grand homme je ne sais quel apaisement de la vie, tous ceux qu’émouvaient encore, après tant de mutilations sanglantes, le prestige de la Convention et le mot de loi, se ralliaient à eux. Ils entraînèrent plusieurs sections, et envahirent l’Hôtel de Ville. Un gendarme, d’un coup de pistolet, fracasse la mâchoire de Robespierre : Couthon est gravement blessé d’un coup de sabre. Lebas se fait sauter la cervelle. Saint-Just, orgueilleux et stoïque, reste inébranlable et silencieux sous les outrages.
Robespierre sanglant est transporté au Comité de Salut public ; et là, couché sur une table, essuyant de son mouchoir sa cruelle blessure, insensible aux lâches insultes, il se recueille dans l’attente de la mort. Peut-être lui apparut-elle vraiment comme la libératrice. Elle le délivrait d’un problème où son esprit succombait, et de responsabilités disproportionnées au génie humain. Elle le délivrait aussi du trouble que sans doute le supplice de Danton et de Camille avait laissé en lui. Puisqu’il mourait pour la Révolution, n’avait-il pas eu le droit de frapper pour elle ?
Le 10 thermidor, à midi, par l’ordre de Billaud-Varennes, les proscrits furent transférés à la Conciergerie ; il fallait que l’itinéraire même de leur suprême voyage les confondit avec tous ceux qu’ils avaient eux-mêmes envoyés à la mort. À quatre heures, ils furent conduits à l’échafaud. Des femmes dansaient derrière la charrette, et elles outragèrent Robespierre ; il sourit tristement, et sans doute leur pardonna. Il avait foi dans la justice de l’avenir. Au passage, un enfant barbouille de sang la porte de la maison de Duplay. Robespierre détourne la tête ; mais pas une larme ne mouille ses yeux. Il n’avait pas fermé son cœur à la douleur ; mais il l’avait dompté au service de la Révolution et de la patrie.
Il est toujours permis à l’historien d’opposer des hypothèses au destin. Il lui est permis de dire : Voici les fautes des hommes, voici les fautes des partis, et d’imaginer que sans ces fautes les événements auraient eu un autre cours. J’ai dit quels furent surtout, depuis le 31 mai, les services immenses de Robespierre, organisant le pouvoir révolutionnaire, sauvant la France de la guerre civile, de l’anarchie et de la défaite. J’ai dit aussi comment, après l’écrasement de l’hébertisme et du dantonisme, il fut frappé de doute, d’aveuglement et de vertige.
Mais ce qu’il ne faut jamais oublier quand on juge ces hommes, c’est que le problème qui leur était imposé par la destinée était formidable et sans doute « au-dessus des forces humaines ». Peut-être n’était-il pas possible à une seule génération d’abattre l’ancien régime, de créer un droit nouveau, de susciter des profondeurs de l’ignorance, de la pauvreté et de la misère un peuple éclairé et fier, de lutter contre le monde coalisé des tyrans et des esclaves, de tendre et d’exaspérer dans ce combat toutes les passions et toutes les forces et d’assurer en même temps l’évolution du pays enfiévré et surmené vers l’ordre normal de la liberté réglée. Il a fallu un siècle à la France de la Révolution, d’innombrables épreuves, des rechutes de monarchie, des réveils de république, des invasions, des démembrements, des coups d’État, des guerres civiles pour arriver enfin à l’organisation de la République, à l’établissement de la liberté légale par le suffrage universel. Les grands ouvriers de révolution et de démocratie qui travaillèrent et combattirent il y a plus d’un siècle ne nous sont pas comptables d’une œuvre qui ne pouvait s’accomplir que par plusieurs générations. Les juger comme s’ils devaient clore le drame, comme si l’histoire n’allait pas continuer après eux, c’est un enfantillage tout ensemble et une injustice.
Leur œuvre est nécessairement limitée ; mais elle est grande. Ils ont affirmé l’idée de la démocratie dans toute son ampleur. Ils ont donné au monde le premier exemple d’un grand pays se gouvernant et se sauvant avec la force du peuple tout entier. Ils ont donné à la Révolution le magnifique prestige de l’idée et le prestige nécessaire de la victoire ; et ils ont donné à la France et au monde un si prodigieux élan vers la liberté que, malgré la réaction et les éclipses, le droit nouveau a pris définitivement possession de l’histoire.
Ce droit nouveau, le socialisme le revendique et s’y appuie. Il est au plus haut degré un parti de démocratie, puisqu’il veut organiser la souveraineté de tous dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique. Et c’est sur le droit de la personne humaine qu’il fonde la société nouvelle, puisqu’il veut donner à toute personne les moyens concrets de développement qui seuls lui permettront de se réaliser toute entière.
C’est en pleine lutte que j’ai écrit cette longue histoire de la Révolution jusqu’au 9 Thermidor ; lutte contre les ennemis du socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte entre les socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d’action et de combat. Et plus j’avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s’animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête.
Elle est tout ensemble un moyen d’action décisif, et une forme-type selon laquelle les rapports économiques doivent s’ordonner comme les rapports politiques. De là la joie passionnée avec laquelle j’ai noté l’ardente coulée de socialisme qui sortait comme d’une fournaise de la Révolution et de la démocratie.
Nous sommes, en un grand sens, au sens où l’entendait Babeuf évoquant Robespierre, le parti de la démocratie et de la Révolution. Mais nous n’avons pas immobilisé et glacé celle-ci. Nous ne prétendons pas figer la société humaine dans les formules économiques et sociales qui prévalurent de 1789 à 1793 et qui répondaient à des conditions de vie et de production aujourd’hui abolies. Trop souvent les partis démocratiques bourgeois se bornent à recueillir au pied du volcan quelques fragments de lave refroidie, à ramasser un peu de cendre éteinte autour de la fournaise. C’est dans des moules nouveaux que doit être coulé l’ardent métal.
Le problème de la propriété ne se pose plus, ne peut plus se poser comme en 1789 ou en 1793. La propriété individuelle pouvait apparaître alors comme une forme et une garantie de la personnalité humaine. Avec la grande industrie capitaliste, l’association sociale des producteurs, la propriété commune et collective des grands moyens de travail est devenue la condition de l’universel affranchissement. Et pour arracher la Révolution et la démocratie à ce qu’il y a de suranné maintenant et de rétrograde dans les conceptions bourgeoises, une forte action de classe du prolétariat organisé est nécessaire.
De classe et non pas de secte, car c’est toute la démocratie, c’est toute la vie que le prolétariat doit organiser, et il ne peut organiser la démocratie et la vie qu’en s’y mêlant. Grande et libre action sous la discipline d’un clair idéal. Politique de démocratie et politique de classe, voilà les deux termes nullement contradictoires entre lesquels se meut la force prolétarienne, et que l’histoire confondra un jour dans l’unité de la démocratie sociale.
Ainsi le socialisme se rattache à la Révolution sans s’y enchaîner. Et c’est pourquoi nous avons suivi d’un esprit libre et d’un cœur fervent les héroïques efforts de la démocratie révolutionnaire.
Je passe aux mains de nos amis le flambeau dont tant de vents d’orage ont déjà agité la flamme, et qui s’est à demi dévoré lui-même en éclairant le monde tragiquement. Flamme tourmentée, mais immortelle, que despotisme et contre-révolution s’acharneront à éteindre, et qui, toujours ranimée, s’élargira en une ardente espérance socialiste. Maintenant, c’est dans la trouble atmosphère de thermidor que va se débattre la clarté de Révolution.
ERRATUM ET OBSERVATIONS
À propos de l’ordre dans lequel les divers départements furent appelés aux scrutins du procès de Louis XVI, j’ai été en un point induit en erreur. J’ai cru sur la foi du Moniteur et des Révolutions de Paris, que l’appel avait commencé deux fois par la Haute-Garonne. Le fait est inexact, et, tout naturellement, la conséquence que j’en avais tirée tombe. D’ailleurs l’essentiel de l’intrigue de Mailhe demeure.
Je tiens à répéter ici, à la fin de mon long travail, que j’ai fait effort pour tirer des documents relatifs à la vie économique de la Révolution le plus grand parti possible. Mais la plupart de ces documents sont encore dans les archives, dispersés, à peine classés, et la vie d’un homme ne suffirait pas à en prendre connaissance, même superficiellement. Aussi, j’ai proposé récemment à la Chambre (novembre 1903) une motion invitant le gouvernement à inscrire dans le budget de 1905 un crédit pour commencer le classement et la publication des documents d’archives relatifs à la vie économique de la Révolution : assignats, ventes de biens nationaux, agronomie, manufactures, subsistances, maximum, partage des communaux, etc., etc.). J’ai tout lieu d’espérer que cette motion sera bien accueillie par le gouvernement et le Parlement. J’espère aussi que le Comité de la Société de l’histoire de la Révolution française voudra bien assumer la lourde tâche de diriger cette grande entreprise, qui suscitera sans doute bien des recherches et projettera une lumière décisive jusque dans les profondeurs de la vie révolutionnaire.