La Convention (Jaurès)/1701 - 1750

pages 1651 à 1700

Les idées sociales de la Convention
et le gouvernement révolutionnaire

pages 1701 à 1750

pages 1751 à 1800


forme précise à son idée. Il requit qu’une commission fût instituée pour divers objets, mais notamment « pour rédiger une pétition à la Convention nationale tendant à fixer son attention sur les matières premières, sur les fabriques, et qu’elle soit priée de les mettre en réquisition, en prononçant des peines contre les détenteurs ou fabricants qui les laisseraient dans l’inactivité, ou même de les mettre à la disposition de la République, qui ne manquera pas de bras pour les faire aller. »

Jeu de quilles républicain.
(D’après une aquarelle de la Bibliothèque Nationale.)


C’est sans doute la première proposition officielle de nationalisation de l’industrie qui ait été faite. Or, cette idée ne naissait pas seulement à Paris. Partout, semble-t-il, où des ouvriers sans-culottes avaient à souffrir du modérantisme ou du fédéralisme des patrons, la pensée leur venait que la nation pourrait bien devenir le grand industriel, le grand fabricant dont les intérêts et la pensée se confondraient avec les intérêts et la pensée des sans-culottes eux-mêmes. Voici que, dans la même séance de la Commune « une députation des membres composant le directoire du département de la Nièvre se présente ; l’orateur, après avoir donné les détails les plus étendus et les plus satisfaisants sur la situation politique de ce département, fait le tableau de cette contrée précieuse par ses productions, ses mines et les bois immenses qui seraient de la plus grande utilité pour la République si elle les faisait exploiter pour son compte. »

Voilà donc les industries métallurgiques du centre de la France qui demandent, elles aussi, à être nationalisées. Mais n’est-ce pas l’hébertisme, n’est-ce pas tout au moins la Commune de Paris qui, par Chaumette, a propagé cette idée dans la Nièvre ? Précisément, dans la deuxième quinzaine de septembre, Chaumette est allé dans la Nièvre pour y voir sa vieille mère malade, et il y a porté l’esprit de la grande Commune. Il a trouvé en Fouché un homme tout préparé à cet ordre de pensée. Fouché, en mission dans l’Allier et la Nièvre, a mandat de surveiller le Centre. Il doit expédier le plus de forces possibles sur Lyon ; il doit en tous cas épier, écraser toute velléité fédéraliste, tout mouvement de sympathie pour la contre-révolution lyonnaise. Or, qu’est Lyon ? la ville des prêtres et la ville des grands marchands et fabricants. Il est impossible d’animer les esprits contre Lyon sans les exciter contre le fanatisme des prêtres, contre l’égoïsme de la grande fabrique.

Ce n’est pas dans la bourgeoisie industrielle et capitaliste du Centre, ce n’est pas parmi les propriétaires et exploitants des grands bois qui alimentent le feu des usines, ce n’est point parmi les propriétaires et exploitants des mines et des forges qu’il trouve un concours énergique et un point d’appui. Il a donc besoin des ouvriers ; il a besoin des prolétaires ; il a besoin des pauvres bûcherons et des ouvriers du fer ; mineurs qui extraient le minerai, fondeurs et marteleurs qui le façonnent. Et pour qu’il les garde avec lui, c’est-à-dire avec la Révolution, pour qu’ils ne glissent pas, à l’exemple de tant d’ouvriers lyonnais, sous la domination politique de leurs maîtres économiques, il faut que lui, commissaire de la Convention, représentant de la Révolution, il fasse sentir à tous que c’est le gouvernement révolutionnaire qui est le vrai maître, le vrai patron. Il faut qu’il donne aux pauvres et aux prolétaires ce qui leur manque, plus de confiance en eux-mêmes. Et voilà pourquoi, en ce mois de septembre, quand la ville de Lyon est toute brûlante de contre-révolution, Fouché parle de haut aux riches du Centre. Voilà pourquoi il annonce et promet aux pauvres « la Révolution intégrale ». Il somme la bourgeoisie de multiplier les sacrifices nécessaires, si elle-même ne veut périr. Il ébauche au moins le projet de vastes institutions sociales de protection des faibles et de solidarité. Qu’il ait voulu à ce moment avec sa souplesse infinie de tactique et d’ambition, faire sa cour à la Commune de Paris, qui paraissait plus forte de loin qu’elle ne l’était en réalité ; qu’il ait voulu conquérir l’utile sympathie de Chaumette, c’est probable ; mais toute la politique sociale de Fouché à cette date est aussi l’expression d’une nécessité révolutionnaire. C’est dans cette pensée qu’il interpelle les riches, dans les derniers jours d’août, par un manifeste véhément :

« Le riche a entre les mains un moyen puissant de faire aimer le régime de la liberté : c’est son superflu. Si dans cette circonstance où les citoyens sont tourmentés par tous les fléaux de l’indigence, ce superflu n’est pas employé à la soulager, la République a le droit de s’en emparer pour cette destination… Riches égoïstes, si vous êtes sourds aux cris de l’humanité ; si vous êtes insensibles aux angoisses de l’indigence, écoutez au moins les conseils de votre intérêt et réfléchissez : que sont devenus depuis la Révolution tous ceux qui, comme vous, n’étaient tourmentés que du désir insatiable et sordide du pouvoir et de la fortune ? »

Ceux-là ne comprennent rien à l’histoire qui croient que le futur duc d’Otrante, plusieurs fois millionnaire, chef de la police et maître occulte de bien des pouvoirs, n’a pas été sincère en écrivant ces lignes. Il se livrait au soulèvement de forces énormes, et il jugeait sans doute tout à fait vain de discuter avec elles.

Du 19 septembre au 15 octobre il prend, à Nevers ou à Nantes, une série d’arrêtés qui instituent des « comités philanthropiques » chargés de lever sur les riches de quoi nourrir les pauvres, qui organisent pour les valides le droit au travail, qui déclarent « suspects, les manufacturiers qui négligent de faire travailler, les entrepreneurs qui ne pourvoient pas à la subsistance de leurs ouvriers ».

Dans les usines, dans les forges, notamment à Guérigny, où il charge Chaumette de faire une enquête, il réglemente le travail dans l’intérêt des ouvriers, il révoque et emprisonne un inspecteur des manufactures trop complaisant aux grands industriels. Ainsi il est fort voisin de cette sorte de collectivisme proposé éventuellement par Chaumette ; et il n’est pas étrange qu’il y ait accord entre les vues des délégués de la Nièvre et celles, du procureur de la Commune. Au demeurant, ils témoignent que c’est à lui, pour une large part, c’est-à-dire à la Commune de Paris, que le Centre doit ce mouvement révolutionnaire et social. L’orateur de la séance du 14 octobre à la Commune de Paris, « donne au républicain Chaumette les plus grands éloges ; c’est lui qui, par son ardent civisme et ses nombreuses relations dans ces contrées qui l’ont vu naître, est parvenu à les préserver des exhalaisons pestilentielles que soufflaient les aristocrates et les malveillants ».

Mais si la Commune de Paris, par Chaumette (beaucoup plus préoccupé qu’Hébert du côté social des problèmes révolutionnaires) donnait à cette tendance collectiviste une forme vigoureuse et nette, elle ne faisait que formuler le mouvement général de la Révolution. Qu’était, à bien des égards, la loi contre les accapareurs, sinon la substitution de la nation aux commerçants individuels ? Qu’était la loi du maximum, surtout quand elle aura été complétée le 11 brumaire selon les indications de l’expérience par les dispositions qui tarifaient le bénéfice commercial, qu’était cette grande loi sinon une première nationalisation de la vie économique ? Et la lutte même dont cette loi était née devait, par sa logique, aboutir à une formule de nationalisation plus complète, plus intérieure, si je puis dire, à la production.

Dans la même période, Cambon faisait procéder à ce qu’on peut appeler la nationalisation de la Banque, de toute la banque, au moins en ce qui concernait ses opérations avec l’étranger. La nation se substituait aux banquiers, se chargeait de recouvrer à leur place les traites sur l’étranger et de payer à leur place les traites tirées sur la France par l’étranger ; c’était, je le répète, la nationalisation de toutes les opérations internationales de la Banque. Mallet du Pan a bien vu le sens de cette audacieuse mesure, destinée soit à permettre au gouvernement français de vigoureuses représailles contre les pays qui suspendraient le paiement de ce qu’ils devaient aux citoyens français, ou surtout à soutenir le cours de l’assignat, en supprimant les opérations à la baisse et toutes les manœuvres d’agiotage de la Banque.

« Tous les efforts du Comité de Salut public, dit Mallet du Pan, dans son Mémoire du 1er février 1794, tendent à soutenir et à élever le papier (l’assignat), à en diminuer l’emploi, à restreindre la masse en circulation et à faire remonter le change par des payements en espèces. C’est dans cette vue que le Comité de Salut public s’est emparé dernièrement de l’actif et du passif de la Banque de Paris et du royaume, en prenant tout le papier sur l’étranger qui se trouvait chez les banquiers, et en se chargeant de payer leurs créances au dehors. Vraisemblablement, le but de cette opération, qui se consomme en ce moment, est, ou de spolier le commerce de ses créances dans l’étranger et l’étranger de ses créances sur la France, ou de faire hausser les changes en faveur de celle-ci, en offrant, ainsi que le fait le Comité, d’acquitter les remises en argent ou en assignat. »

Mais, même en ce qui concerne particulièrement l’industrie, ce n’est pas seulement la Commune de Paris, ce ne sont pas seulement ceux qui sont animés de son esprit, qui menacent la bourgeoisie industrielle de saisir les fabriques et de les remettre à la nation.

Baudot n’était pas hébertiste : il avait même du mépris pour Hébert. C’était un dantoniste, mais dont la vigueur révolutionnaire était restée intacte. Or, aux Jacobins, le 21 juillet 1793, il avait prononcé contre les grands marchands égoïstes des paroles violentes :

« À Marseille, à Bordeaux comme à Lyon, des commerçants se sont rendus dépositaires de toutes les denrées et refusent de les donner, soit pour or ou argent ou pour les assignats qui valent encore mieux. Puisqu’ils tiennent en leurs mains tout ce qui peut soutenir la vie de leurs semblables, il est clair que l’existence des citoyens est à leur disposition. Il faut permettre au peuple de leur faire rendre gorge ; il faut donner aux sans-culottes la propriété de tout ce qu’ils prendront sur eux. »

Ce n’est pas dans une vue de réorganisation sociale, c’est seulement dans une pensée de combat révolutionnaire que Baudot voulait écraser l’aristocratie mercantile, et c’était presque l’appel anarchique au pillage. Mais, le 27 septembre, à Castres, dans cette ville de bourgeoisie industrielle, de fabricants de draps, qui un moment avait paru suivre son représentant Lasource dans la lutte contre la Montagne, c’est la nationalisation des fabriques que Baudot fait entrevoir nettement à ceux qui résisteraient. J’ai donné plus haut la reproduction photographique de la page du registre de la municipalité de Castres où le discours de Baudot est résumé.

La séance du Conseil de la Commune, qui se tenait à huis clos pour des mesures de sûreté générale, devint publique quand on annonça le représentant :

« Le citoyen Baudot a dit que plusieurs départements s’étaient laissé égarer par les malveillants sur les journées des 31 mai, 1er et 2 juin ; que le département du Tarn avait des reproches à se faire ; que, néanmoins, déjà depuis longtemps on ne pouvait compter au nombre des vrais républicains que ceux qui adhéraient formellement à cette Révolution mémorable et salutaire, et que ces journées étaient le signe auquel on reconnaissait les patriotes… Il a dit que le fédéralisme avait été enfanté par l’égoïsme, que c’étaient ceux qui avaient gagné le plus à la Révolution en tenant le peuple dans la misère et en ne proportionnant pas le prix des salaires des ouvriers aux profits énormes qu’ils faisaient sur leur fabrication ; mais qu’ils sachent que, s’il le faut, la nation s’emparera de leurs fabriques et pourvoiera ainsi elle-même à la subsistance de la classe industrielle qui peuple les ateliers.

« Le citoyen représentant, considérant ensuite le haut prix du pain, sa mauvaise qualité en général et la rareté des subsistances, a exhorté le Conseil général de s’occuper sans relâche de ce grand objet de sa sollicitude, conseillant d’ôter aux boulangers la fabrication du pain et d’établir une boulangerie municipale ».

Nationalisation des fabriques, boulangerie municipale, ce serait un programme socialiste complet, si Baudot n’avait pas vu seulement dans ces mesures un remède temporaire à une crise exceptionnelle. Le Conseil de la Commune lui répondit qu’il avait le projet « d’établir une boulangerie afin que le pain qu’on distribue soit plus beau et de meilleure qualité ».

Ce qui prouve qu’alors la pensée immanente des événements était plus hardie que la pensée des hommes, c’est que Baudot, dans ses notes, sembla avoir complètement oublié cette crise quasi-socialiste de son esprit. Ce n’est certes point par calcul qu’il a gardé le silence là-dessus : les notes qu’il a laissées sont d’une sincérité évidente. Or, quand il combat le communisme de Babeuf, il ne songe pas un instant que lui-même a proposé, qu’il a presque imposé un régime collectiviste de l’industrie.

« La liberté, écrit-il, ne saurait être entièrement dans la dépendance du magistrat, comme l’entendaient Babeuf, Darthé, Buonarotti et autres. La liberté ne peut s’entendre que de la permission de faire ce qui n’est pas défendu par la loi. Il faut que l’homme, pour être libre, puisse diriger à sa volonté son travail, son industrie, son commerce et l’application de son intelligence aux arts et aux sciences, toutes les fois que la loi ne s’y oppose pas. Le magistrat qui forcerait l’homme dans le travail qu’il doit à la société serait un tyran, et l’homme qui subirait cette direction serait un esclave. Owen et d’autres ont essayé en Écosse et aux États-Unis un gouvernement comme Babeuf, mais dans un cercle circonscrit et comme objet de spéculation commerciale, et sans succès. »

Qu’est-ce à dire ? c’est que, même en septembre 1793, Baudot ne croyait pas ébaucher un ordre communiste, et quand l’ardeur du combat révolutionnaire fut tombée, le sens même des idées sociales qu’il formulait alors disparut de son esprit. L’horizon des jours tempérés ne se souvient même plus des grands éclairs qui traversèrent les jours ardents. Mais c’était bien un éclair de communisme révolutionnaire qui traversait en août, septembre et octobre 1793, l’horizon brûlant.

Depuis que les prolétaires, qui en général étaient Montagnards, avaient à lutter contre la bourgeoisie girondine, la contradiction entre le régime politique qui organisait leur souveraineté et le régime économique qui organisait leur dépendance commençait à leur apparaître. Et c’est dans la nationalisation générale de l’industrie que résidait pour eux la solution de l’antinomie. Le 7 août 1793, à propos d’une manufacture d’armes nationale créée à Montauban sur l’initiative de Jean Bon Saint-André, la Société populaire, où les ouvriers dominaient, lui écrit :

« C’est là que l’industrie active pourra s’exercer sans dépendre de celui qui l’exerce et sans lui faire le sacrifice d’aucune portion de sa liberté. Si la nation pouvait seule occuper toutes les mains laborieuses, elle anéantirait d’un seul coup l’aristocratie dans toutes ses ramifications et elle préviendrait pour jamais son retour. »

Les manufactures de tout ordre, manufactures d’armes, de cordages, etc., que, dans l’intérêt de la défense nationale, improvisaient partout la nation, les municipalités, multipliaient les exemples du service public industriel et suggéraient l’idée collectiviste. Les représentants en mission, ayant besoin de minerai pour fondre canons et fusils, encouragent les ouvriers mineurs par des réformes. Aux mines de plomb argentifère de Poullavrien, Laignelot assure aux ouvriers, de la part de la nation et comme complément de salaire, le pain à bon marché.

Jean Bon Saint-André, lorsqu’en mars 1794 il presse à Brest, à Lorient, les constructions navales et l’armement des navires, constate avec colère qu’aux mines de Carhaix la compagnie, qui exploitait un reste d’une concession d’ancien régime, était dure aux ouvriers. « Elle cherche, dit-il, à plumer la poule aux dépens des ouvriers. » Ceux-ci, « maltraités et malheureux, meurent de faim. » et il n’y a pas la moindre retraite ou le moindre secours pour les vieux. Ils sont « inhumainement abandonnés à la misère aussitôt qu’épuisées par le travail leurs forces ne leur permettent plus d’alimenter l’avarice et la cupidité. »

« Je ferai en sorte, écrit-il au Comité de Salut public, qu’ils aient au moins du pain. »

Provisoirement, il met la mine en régie, mais il suggère l’idée qu’elle devrait devenir propriété nationale et être exploitée par la nation. La fermentation socialiste qui se manifeste en ces jours ardents n’est donc pas l’effet particulier de la pensée hébertiste, mais de tout le mouvement révolutionnaire.

Parmi ceux d’ailleurs qui participaient à des degrés ou sous des formes diverses au mouvement hébertiste, il y avait des tendances sociales très différentes. Cloots, leur allié dans la lutte antichrétienne, était opposé, dans l’ordre économique, à toute intervention de l’État, à toute réglementation. Il voulait la libre expansion infinie de toutes les forces individuelles dans l’humanité unifiée, et se comparant au prédicateur catholique qui, consulté sur un article du carême, répondait : « Mangez un bœuf, mais soyez chrétiens », il disait : « Ayez des millions, mais soyez citoyens ». Ce n’est donc pas au nom d’une doctrine sociale que l’hébertisme pouvait combattre le Comité de Salut public.

Dans la question religieuse, l’hébertisme n’a été que violence superficielle et vaine, incohérence et contradiction. D’août à novembre un mouvement très vif de déchristianisation s’est dessiné. Ce n’est plus seulement contre les prêtres insermentés, ce n’est même plus contre l’Église, c’est contre le christianisme même qu’une partie du peuple révolutionnaire est soulevé. Et il essaie d’en arracher jusqu’à, l’idée de l’esprit des hommes en détruisant les symboles et les emblèmes qui, par les yeux, le faisaient entrer dans la pensée. C’est la guerre au culte comme moyen de guerre à la croyance. Ce sont les prêtres qui ont fanatisé la Vendée ; ce sont les prêtres qui, à Lyon, ont été les complices des riches égoïstes. La Révolution ne sera assurée, la liberté humaine ne sera définitive que lorsque la puissance qui s’est emparée des âmes et qui les soumet à toutes les tyrannies de la terre et du ciel aura disparu. Et qu’on ne distingue pas entre les prêtres assermentés et les prêtres insermentés, entre les prêtres constitutionnels et les prêtres réfractaires. Qu’ont fait les prêtres constitutionnels ? Quelle a été leur action en Vendée, à Lyon, à Toulon, à Marseille, en Lozère ? Ou ils ont été secrètement complices de l’ennemi par leur inertie, par leur timidité, ou bien ils ont été impuissants. Leur demi-fanatisme a moins de prise sur les ignorants que le fanatisme entier des autres. Si donc les prêtres constitutionnels n’ont pas produit la diversion qu’on attendait d’eux, s’ils n’ont pas servi de caution utile à la Révolution auprès des croyants et des simples, quel est leur rôle ? et pourquoi la Révolution se prêterait-elle plus longtemps à un compromis qui n’est que duperie ? Car, pour ménager les prêtres constitutionnels, pour ne pas offenser « leur foi », on est obligé de ménager les prêtres réfractaires : on ne peut pas aller jusqu’au fond des questions, et mettre à nu la racine de mensonge sur laquelle s’appuie toute l’Église, constitutionnelle ou réfractaire. Qu’on en finisse donc, et puisque le fanatisme forme autour des esprits une couche épaisse et impénétrable à la raison, puisqu’il est inutile de discuter avec des hommes qui croient par habitude machinale, c’est cette habitude machinale qu’il faut rompre. Il faut prouver à ces abêtis que le Dieu qu’ils adorent n’est qu’impuissance et néant ; et pour cela, il faut lui arracher les instruments de son culte. Il faut lui enlever les vases sacrés ; il faut les profaner à la face du ciel, pour attester aux plus grossiers des fanatiques le néant d’un Dieu qui ne sait même plus se défendre. Il faudrait des siècles à la philosophie pour libérer l’esprit par l’esprit ; c’est par la force qu’il faut briser les chaînes que l’ignorance, cette forme de l’esclavage, a rivées. Voici les calices et les ostensoirs, et qu’un âne revêtu de l’étole, coiffé de la mitre, battant ses flancs d’une hostie attachée à sa queue, promène la dérision du culte antique, et dégoûte à jamais les croyants eux-mêmes d’une foi qui se prête à d’aussi dégradantes parodies.

D’ailleurs, le peuple révolutionnaire, le peuple des sections est devenu familier avec l’Église : c’est dans les églises qu’ont lieu les réunions patriotiques. C’est du haut de la chaire que les représentants en mission prêchent la guerre pour la liberté. Mais comment permettre que dans la même enceinte s’organise la servitude des esprits, c’est-à-dire la guerre contre la liberté ? Tous ces vases, tous ces flambeaux sur l’autel, ce sont des armes de contre-révolution ; qu’on les brise et qu’on les fonde pour en faire des armes de révolution ou pour donner à la Révolution saturée de papier la monnaie d’or dont elle a besoin. Déjà la cloche est descendue du clocher, elle a été fondue, elle est devenue canon, et la corde de la cloche est un cordage des navires équipés par Jean Bon Saint-André pour les croisières contre l’Anglais.

Mais il ne suffit pas de brutaliser le culte. Il faut arracher aux prêtres eux-mêmes l’aveu qu’ils ont menti, qu’ils ont jusqu’ici trompé les hommes. Leur enlever leurs ornements est bien, mais les amener eux-mêmes à rejeter leur étole, à la piétiner sera mieux. Et le triomphe de la raison sera que les prêtres se déprêtrisent, qu’ils renient eux-mêmes le Dieu si longtemps annoncé par eux, et qu’ils révèlent aux fanatiques le vide du tabernacle où depuis des siècles résidait l’illusion humaine. Grand triomphe ! Cloots, Léonard Bourdon, quelques autres encore, décident l’évêque de Paris, Gobet, à venir à la Convention abjurer ses fonctions. C’était le 7 novembre. D’autres abjurations suivirent. Des prêtres en foule envoyaient leurs lettres de prêtrise, ou par entraînement révolutionnaire, ou parce que l’Évangile, décoloré peu à peu par eux de ses teintes surnaturelles, se confondait, en une sorte d’équivoque grisâtre, avec la Déclaration des Droits de l’Homme ; ou pour se débarrasser d’une fonction tous les jours plus difficile et plus fausse, ou encore par lâcheté.

Fac-similé de l’ordre d’arrestation de Rouget de l’Isle, donné par le Comité de Salut public.
(D’après un document des Archives nationales.)

Chaumette triomphait, et la Commune, ne voulant pas laisser chômer l’imagination du peuple, instituait une grande fête civile pour remplacer les fêtes religieuses. Elle proclamait le culte de la Raison, et le 10 novembre, à Notre-Dame, devant la statue de la liberté, « élevée en lieu et place de la ci-devant Sainte-Vierge », des voix célébrèrent l’affranchissement de l’homme. La Convention, invitée le soir à une réédition de la fête, se rendit en corps à Notre-Dame. La Raison (c’était la citoyenne Momoro) descendit de son trône et elle embrassa le président de la Convention, Laloi. L’hébertisme semblait maître de Paris et de la Révolution.

Certes, il pouvait y avoir quelque grandeur dans cette tentative radicale et brutale de déchristianisation et on entrevoit la justification théorique qui peut en être essayée. L’esprit humain porte un lourd fardeau de superstitions et d’habitudes. Si une secousse violente peut faire tomber en un jour des épaules de l’homme ce sédentaire fardeau, quelle délivrance ! Comme l’humanité sera libre, et comme l’esprit entrera plus audacieusement dans le mystère du monde quand les formes surannées, traditionnelles, de la croyance auront disparu ! Même les grandes interprétations religieuses de l’univers redeviendront possibles quand elles ne risqueront plus de se confondre, par de superficielles analogies, avec les superstitions du passé ou d’être exploitées par la rouerie de l’Église au profit de sa domination. Après tout, la force peut briser des croyances qui ne furent formées que par l’automatisme ; l’aveugle habitude est aussi une forme de la force, et la brève violence de l’heure libératrice ne fait qu’abolir les effets de la lente et obscure violence des siècles.

Oui, mais l’opération hébertiste ne pouvait réussir ou même être tentée qu’à une condition. Il fallait au moins que l’hébertisme eût pris nettement parti sur la question décisive. Voulait-il simplement taquiner et outrager le culte, ou voulait-il le déraciner ? S’il ne voulait que l’outrager, la tentative était aussi stérile que basse, et s’il voulait le déraciner, il fallait qu’il proclamât bien haut que la liberté des cultes, inscrite dans la Constitution, était un leurre et un péril. Il fallait penser et il fallait dire que la croyance chrétienne, principe de servitude, n’avait pas le droit, de s’affirmer. C’est seulement au nom du droit qu’on peut opérer des révolutions aussi profondes. Si la Révolution n’a pas le courage de dire : « Je ne reconnais pas le droit du christianisme à exister, et j’en écraserai toutes les manifestations, ou collectives ou individuelles » ; si elle ne dit pas cela, la guerre au culte n’est qu’une ignominieuse parade et la plus grossière tyrannie. Or, l’hébertisme ne s’est même pas posé le problème, et il a flotté misérablement de violences démagogiques qu’aucun principe n’ennoblissait à des rétractations dictées par la sottise ou par la peur. Fouché décide, dans le mémorable arrêté pris à Nevers le 9 octobre :

« Article premier. — Tous les cultes des diverses religions ne pourront être exercés que dans leurs temples respectifs.

« Art. 2. — La République ne reconnaissant point de culte dominant ou privilégié, toutes les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes, sur les places et généralement dans tous les lieux publics seront anéanties.

« Art. 3. — Il est défendu sous peine de réclusion à tous les ministres, à tous les prêtres, de paraître ailleurs que dans leurs temples avec leurs costumes.

« Art. 4. — Dans chaque municipalité, tous les citoyens morts, de quelque secte qu’ils soient, seront conduits au lieu désigné pour la sépulture commune, couverts d’un voile funèbre sur lequel sera peint le Sommeil, accompagnés d’un officier public, entourés de leurs amis revêtus de deuil et d’un détachement de leurs frères d’armes.

« Art. 5. — Le lieu commun où leurs cendres reposeront sera isolé de toute habitation, planté d’arbres sous l’ombre desquels s’élèvera une statue représentant le Sommeil. Tous les autres signes seront détruits.

« Art. 6. — On lira sur la porte de ce champ consacré par un respect religieux aux cendres des morts, cette inscription : « La mort est un sommeil éternel ».

Au fond, c’était un arrêté modéré. Il respectait la liberté des croyances et même la liberté des cultes. Je sais bien que l’inscription : « La mort est un sommeil éternel », a la prétention d’être une formule matérialiste, et on a pu dire ainsi que c’était le matérialisme officiel, obligatoire pour les morts sinon pour les vivants. À vrai dire, l’inscription est plus enfantine qu’agressive. Elle est encore plus antiscientifique qu’antichrétienne. Le sommeil est une fonction de la vie : la mort en est la dissolution. Parler de sommeil, c’est encore flatter le besoin de survivance : c’est prolonger la forme de la vie, enveloppée seulement de silence et de repos. La mort est plus dramatique et plus poignante, elle est la dissolution de la forme, la dissolution de la conscience. L’homme se demande si cette dissolution est apparente ou réelle, provisoire ou définitive. C’est là le problème de la mort. Il serait trop commode de l’éluder par un mythe aussi enfantin que les conceptions du sauvage. Au demeurant, l’arrêté de Fouché respectait (il ne pouvait pas y toucher) l’organisation officielle et constitutionnelle du culte. Il se bornait à refouler tous les cultes à l’intérieur de leurs temples. C’est une loi de police des cultes ; ce n’est pas une loi bien décisive et bien profonde. La Commune de Paris s’engagea plus avant, et le 17 novembre elle prit un arrêté, sur le réquisitoire de Chaumette, qui supprimait, en fait, la liberté des cultes.

« Le Conseil arrête :

« 1o Que toutes les églises ou temples de toutes religions ou de tous cultes, qui ont existé à Paris, seront sur-le-champ fermés ;

« 2o Que tous les prêtres ou ministres de quelque culte que ce soit demeureront personnellement et individuellement responsables de tous les troubles dont la source viendrait d’opinions religieuses ; que celui qui demandera l’ouverture soit d’un temple, soit d’une église, sera arrêté comme suspect… »

Évidemment, si ce n’est pas la suppression du culte domestique très difficile à atteindre, c’est la suppression révolutionnaire du culte collectif. La messe publique est supprimée ; la messe privée est bien près d’être assimilée à une manœuvre suspecte et clandestine. C’est bien la fin de tous les cultes. Et on pouvait attendre de la Commune qu’après avoir pris un arrêté aussi hardi, qui révolutionnait le fond même de la vie et qui allait soulever ou des réclamations violentes ou d’innombrables protestations muettes, on pouvait attendre d’elle qu’elle le défendît délibérément, qu’elle s’appliquât à en faire comprendre le grand sens et l’audace nécessaire. Quand on affronte les siècles il faut être prêt à un long et rude et douloureux combat. Mais Robespierre parle aux Jacobins le 21 novembre. Il s’élève contre la politique antichrétienne de la Commune, et la Commune s’aplatit de peur. En huit jours elle chante une lamentable palinodie.

Le 28 novembre, à la Commune, Chaumette met les révolutionnaires en garde contre les mesures qui peuvent aigrir le fanatisme religieux. Il rappelle que l’article 7 de la Déclaration des Droits garantit expressément le libre exercice des cultes. Et il affirme que l’opinion ne doit pas être maîtrisée par la terreur, « mais par la vérité, la raison, la justice ». La persécution ne ferait que développer de sombres enthousiasmes comme ceux du Nazaréen et des premiers chrétiens.

« Rien n’est si cher à l’homme que ses opinions ; il y sacrifie son bonheur et souvent sa vie ; les idées absurdes, les notions chimériques sont celles dont la plupart des hommes se dépouillent le plus difficilement, même parmi les gens instruits. »

Il demande enfin au Conseil de déclarer « que l’exercice des cultes étant libre, il n’a jamais entendu et n’entendra jamais empêcher les citoyens de louer des maisons, de payer leurs ministres, pour quelque culte que ce soit, pourvu que l’exercice de ce culte ne nuise pas à la société par sa manifestation ; que, du reste, il fera respecter la volonté des sections qui ont renoncé au culte catholique, pour ne reconnaître que celui de la Raison, de la liberté et des vertus républicaines. »

Ce n’est plus la suppression des Églises : c’est la séparation des Églises et de l’État, et un programme de large tolérance sous la garantie de la loi. Les citoyens de toutes les religions pourront louer des immeubles pour l’exercice commun des cultes. Les sections qui ont disposé des édifices religieux pour le culte de la Raison resteront en possession, mais elles ne pourront pas inquiéter ceux qui chercheront dans un autre immeuble un abri pour leur croyance. Oui, mais que devient alors toute la politique de la Commune ? Que signifie le déchaînement hébertiste ? De quel droit offenser les croyants par la profanation des objets du culte, si ce n’est pas pour les guérir violemment de leur foi ? C’est le suprême désordre d’esprit et le signe d’une médiocrité intellectuelle qui condamnait l’hébertisme à un lamentable échec. Mais Hébert surtout, comment se fait-il qu’aux Jacobins, ce soir du 21 novembre où Robespierre attaqua de front sa politique religieuse, il n’ait pas dit un mot ? Robespierre lui avait donné pourtant l’exemple de la netteté et du courage. Robespierre n’avait pas seulement condamné l’intolérance comme impolitique. « C’est elle, avait-il dit, qui rallume le fanatisme. » Ou plutôt elle est elle-même une autre forme de fanatisme.

« On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe. »

Et à qui fera-t-on croire que les prêtres avec leurs dévotes sont maintenant le plus redoutable ennemi ? On égare la Révolution.

Mais Robespierre ne se borne point à une déclaration politique. Il fait une profession de foi déiste. Il formule une philosophie qui est selon lui la règle nécessaire de la vie sociale.

« Il est des hommes qui veulent aller plus loin ; qui, sous le prétexte de détruire la superstition, veulent faire une sorte de religion de l’athéisme lui-même. Tout philosophe, tout individu peut adopter là-dessus l’opinion qu’il lui plaira. Quiconque voudrait lui en faire un crime serait un insensé ; mais l’homme public, mais le législateur serait cent fois plus insensé qui adopterait un pareil système. La Convention nationale l’abhorre. La Convention n’est point un faiseur de livres, un auteur de systèmes métaphysiques ; c’est un corps politique et populaire, chargé de faire respecter non seulement les droits, mais le caractère du peuple français. Ce n’est point en vain qu’elle a proclamé la Déclaration des Droits de l’Homme en présence de l’Être suprême. On dira peut-être que je suis un esprit étroit, un homme à préjugés ; que sais-je ? un fanatique. J’ai déjà dit que je ne parlais ni comme un individu, ni comme un philosophe systématique, mais comme un représentant du peuple. L’athéisme est aristocratique. L’idée d’un grand Être qui veille sur l’innocence opprimée et qui punit le crime triomphant, est toute populaire. » (Vifs applaudissements.)

Dangereuse théorie qui opposait l’intolérance du déisme officiel à l’intolérance de l’athéisme obligatoire. Robespierre a beau distinguer l’individu du citoyen : quelle sera la liberté de l’individu devant le problème du monde, si le citoyen devient suspect pour avoir professé des opinions qui avilissent « le caractère français » ? Si l’athéisme est aristocratique, l’athée est bien près d’être aristocrate ; or, on sait ce qui attend l’homme convaincu d’aristocratie. Et à tout cela, Hébert ne répond rien, rien. S’il avait eu quelques idées dans le cerveau, s’il avait eu vraiment le sens du mouvement antichrétien violent qu’il avait ou déchaîné, ou encouragé, il aurait répondu à Robespierre en commentant le mot de Chalier :

« Nous avons abattu le tyran des corps, il faut abattre le tyran des âmes. »

Et de même que nous faisons disparaître tous les emblèmes de la tyrannie féodale et monarchique, nous devons faire disparaître tous les emblèmes de la tyrannie religieuse.

« Les prêtres ne sont dangereux que parce qu’ils parlent au nom de Dieu. Leur laisser Dieu, c’est leur laisser l’instrument suprême de domination. Et le dieu de Robespierre n’est qu’une pâle copie du dieu de l’Évangile. L’appétit fanatique du peuple excité par le déisme ne trouvera satisfaction entière que dans le christianisme. La preuve que le déisme n’est qu’un christianisme atténué, c’est qu’il conduit à peu près à la même intolérance. Robespierre propose et impose une philosophie d’État comme on imposait sous l’ancien régime une religion d’État : le livre du monde va être de nouveau fermé à triple sceau, et nul ne pourra, sous peine de mort, briser les scellés apposés par l’orthodoxie déiste sur l’univers.

« Quoi donc ? et quel est le blasphème proféré par Robespierre contre la Révolution ? Il a besoin d’un Être suprême pour veiller sur l’innocent et châtier le coupable. Mais cette fonction de justice, l’homme ne veut plus la laisser à Dieu : tout le sens de la Révolution, c’est qu’elle donne à l’humanité affranchie la noble mission de faire justice. Si la protection de l’innocence et le châtiment du coupable sont la fonction et la raison d’être de Dieu, c’est l’homme mainterant qui est Dieu, c’est la Révolution qui est Dieu. »

Oui, Robespierre avait fourni un beau thème à Hébert ; mais le lâche Hébert, lâche d’esprit et lâche de volonté, n’a trouvé en soi, quand il a fallu répondre, que défaillance et néant. Il ira bientôt balbutiant qu’il n’est pas athée, qu’il considère Jésus comme le premier des sans-culottes, « comme le premier fondateur du club des Jacobins ». Mais comment s’il n’ose pas faire remonter son invective jusqu’à Jésus, comment espère-t-il éliminer la religion dont Jésus est l’objet et le centre ? Il n’avait pas songé à ces choses, il avait cru que les mascarades d’un faux rationalisme pousseraient sa popularité. Il n’avait pas médité une minute sur le problème religieux, et il se taisait maintenant, par impuissance comme par poltronnerie.

Vraiment, le christianisme n’aurait pas duré dix-huit siècles s’il avait suffi de l’hébertisme pour le renverser. Et puis, ni Hébert, ni Chaumette n’avaient pris garde à ceci : c’est que, pour procéder utilement à l’arrachement du christianisme, pour anéantir la croyance en détruisant ses emblèmes et en prohibant ses cérémonies, il aurait fallu pouvoir appliquer cette politique à la fois dans toutes les régions de la France. Réduire en poudre la croix d’une commune, si la croix de la commune voisine reste debout, abattre un clocher si là-bas à l’horizon se profile la silhouette d’un autre, c’est laisser subsister l’obsession religieuse. C’est manquer cet effet d’oubli total, qui seul pouvait légitimer en quelque façon l’emploi de la violence. Or l’hébertisme savait bien, quand il se jetait dans cette politique, qu’il ne pourrait pas l’appliquer partout avec une rapidité et une simultanéité suffisantes. Et les représentants en mission constatent que le culte, un moment interrompu en une région, reprend bientôt par la contagion de la région voisine. Les communes redemandent les prêtres qu’elles ont déprêtrisés. Et tout le champ est envahi de nouveau de la superstition qu’on ne pouvait tuer qu’en la déracinant partout à la fois.

Mais quoi ! même là où l’hébertisme paraît réussir, ce n’est qu’un trompe-l’œil. Les observateurs remarquent que les fêtes de la Raison sont suivies surtout par des femmes ; elles continuent en réalité à aller à l’église : elles vont, selon le mot de Chaumette, respirer « l’odeur cadavéreuse des temples de Jésus, » même quand ces temples sont affectés à un autre culte. Elles cherchent dans le symbolisme nouveau la vague continuation du symbolisme ancien. Pour avoir voulu se passer du temps et de la raison dans une œuvre de libération qui suppose et le temps et la raison, l’hébertisme n’a fait que modifier le décor de superstition. Les foules passent de l’adoration de la nature invoquée au Dix-Août, au culte de la raison, et bientôt au culte de l’Être suprême, et c’est toujours la même ignorance sous l’apparente diversité des formules. Non, non, il n’est pas possible de se passer de l’esprit pour libérer l’esprit.

Profonde est donc la misère intellectuelle et morale de cet hébertisme violent et sournois, arrogant et vide, qui guette le Comité de Salut public, qui lui tend des embûches, et qui cherche par tous les moyens, par l’intrigue d’abord, bientôt par la force, à s’emparer du pouvoir et à confisquer la Révolution.

Il ne pouvait pas alléguer qu’il représentait Paris. Tout ce qu’avait voulu le grand Paris patriote et révolutionnaire, il l’avait maintenant par la Convention épurée et par le Comité de Salut public. Il avait voulu que la force révolutionnaire fût concentrée et agissante : elle l’était. Il avait voulu que les vaines querelles où s’épuisait la Convention fussent ou apaisées ou écrasées : elles l’étaient, et la Convention travaillait, comme une machine puissante et silencieuse, à broyer les insurgés, les traîtres, les ennemis. Il avait voulu que l’avenir de la démocratie fût assuré contre la main-mise orgueilleuse d’une oligarchie de beaux parleurs et de bourgeois arrogants : la démocratie avait reçu la garantie d’une Constitution populaire, et elle enveloppait le gouvernement. Paris avait voulu enfin qu’on ne se méfiât ni de Paris, ni du peuple, que de fortes lois assurent la subsistance des prolétaires : c’est en harmonie avec Paris que la Convention et le Comité de Salut public gouvernaient, c’est pour le peuple qu’ils édictaient le maximum.

Aller au delà, réclamer davantage pour Paris et pour la Commune, c’était parler, non plus au non de Paris, mais au nom d’une coterie parisienne. C’était déchirer la belle unité révolutionnaire de Paris et de la France ; c’était recommencer en sens inverse, par le particularisme parisien, le crime du fédéralisme girondin. C’est cet esprit de coterie effervescente et ambitieuse que l’hébertisme tentait d’imposer à la France. C’est pour assurer l’orgueilleuse primauté de certains hommes, c’est pour donner à la Commune une préséance de vanité, c’est pour accaparer au profit de quelques sectionnaires et de quelques commis tous les emplois et tous les grades, que l’hébertisme voulait mettre la main sur le pouvoir, et qu’il dénigrait le gouvernement central de la Révolution. C’est pour libérer de tout contrôle le ministère de la guerre et en faire la forteresse hautaine du pouvoir exécutif révolutionnaire que les hébertistes cherchaient à dissoudre le Comité de Salut public ou à le déconsidérer. C’est parce qu’ils espéraient jouer, dans l’Assemblée qui succéderait à la Convention, un rôle important et décisif, c’est parce qu’ils voulaient profiter en hâte de leur popularité parisienne pour devenir représentants et ministres, que les hébertistes demandaient l’application précipitée de la Constitution, « l’organisation constitutionnelle du ministère », c’est-à-dire la dissolution de la Convention, le destin de la liberté et de la nation remis au hasard d’élections en pleine crise de guerre civile et de guerre étrangère. Eux, les prétendus révolutionnaires, ils veulent mettre fin avant l’heure au gouvernement révolutionnaire, dans l’espoir d’être du gouvernement qui suivra ou de le dominer.

Dès maintenant, Hébert ne pardonne pas à Danton et à Robespierre de n’avoir pas fait de lui, Hébert, le successeur de Garat au ministère de l’Intérieur. Le père Duchesne a hâte de fumer sa pipe dans un salon ministériel, et il faut voir avec quel dépit misérable, mal couvert sous des grimaces de dédain, il commente son échec devant les commères que convoque sa fiction et qui lui font une cour admirative et empressée.

Ce n’est pas seulement cet esprit de coterie misérable et de particularisme ambitieux que représentait l’hébertisme. Il est encore, sous forme démagogique, la première apparition du militarisme dans la Révolution française. Oui, l’hébertisme est militariste par son origine même ; c’est dans les bureaux de la guerre qu’il est né et qu’il a grandi. Il a le sabre traînant et la moustache provocatrice. Il est militariste par le goût de la brutalité et de la parade. Il se plaît aux expéditions de l’armée révolutionnaire, aux gestes terrifiants qui ressemblent aux allures d’une armée en pays conquis. Et ces chefs populaires (c’est Chaumette qui nous l’apprend) se couvrent de dorures pour marcher derrière la guillotine, comme les prêtres se revêtent d’étoles splendides pour aller sous le dais. Il est militariste par l’horreur et la crainte du pouvoir civil. Casser la Convention lui serait un jeu, et il installerait au pouvoir, le lendemain, tout un état-major à panaches. Le furieux hébertiste Vincent disait des commissaires de la Convention aux armées : « Qu’on achète des mannequins et qu’on les habille du costume dessiné par David. Voilà les délégués de la Convention. » Belle affectation de simplicité démocratique chez ces officiers révolutionnaires qui se chamarraient à plaisir. Non, ce qui choquait Vincent, c’était précisément que les délégués de la Convention ne fussent pas des mannequins, et que par eux les armées de la Révolution dont l’hébertisme espérait envahir tous les grades fussent tenues sous la discipline du gouvernement central et de la loi. L’hébertisme était militariste par sa complaisance à une politique prolongée d’exécutions militaires. Son idéal révolutionnaire, c’était, le lendemain d’un assaut, les sauvages représailles de guerre sur les villes vaincues. Lyon est pris, la répression s’y déchaîne. Marseille est pris ; la fureur de revanche s’y déploie. Toulon capitule ; la trahison est noyée dans le sang. La Vendée fléchit ; Nantes devient le centre d’opération du bourreau.

Partout les commissaires de la Convention, Fréron et Barras à Toulon et à Marseille, Collot d’Herbois à Lyon, Carrier à Nantes, par un inévitable entraînement de la nature humaine, subissent les terribles passions de guerre civile.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Il faut qu’ils soient non seulement les interprètes farouches de la loi, et les vengeurs de la Révolution, il faut encore qu’ils assouvissent la rage des patriotes qui furent menacés et torturés, et aussi l’instinctive colère des soldats qui prennent leur revanche des fatigues et des périls que leur a imposés la cité rebelle. Oui, c’est là pour les commissaires, dans la fumée mal dissipée de la bataille, à la lueur troublante des incendies qu’un vent de haine prolonge, c’est là une terrible fatalité, et ceux qui leur jettent trop facilement l’anathème oublient les crimes de la contre-révolution, les horreurs vendéennes, les atrocités des réacteurs toulonnais pendant au croc des boucheries les patriotes égorgés.

Mais enfin ce lendemain d’assaut ne peut pas devenir pour la Révolution une politique normale. De Paris qui n’est pas au foyer même de la guerre civile, devraient venir des conseils de mesure, de sagesse et d’humanité. Or l’hébertisme s’acharne à souffler sur le feu. Collot d’Herbois, à Lyon, aurait eu singulièrement besoin d’être averti : car, par une sorte de malentendu sinistre, peut-être à demi volontaire, il outre et il fausse le sens du vote si terrible de la Convention.

Le décret avait dit :

« La ville de Lyon sera détruite ; tout ce qui fut habité par les riches sera démoli, il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes égorgés ou proscrits, les édifices spécialement employés à l’industrie, et les monuments consacrés à l’instruction publique. »

Le décret est formidable ; mais au fond il laisse subsister Lyon, car pourquoi conserver les édifices spécialement employés à l’industrie si l’industrie ne doit pas renaître, si les ouvriers ne doivent pas rester groupés dans la cité, si bientôt les métiers ne doivent pas battre de nouveau ? Tous les termes étaient calculés pour concilier l’effet de terreur que la Convention voulait produire sur les imaginations avec la nécessité de conserver à la France une magnifique force de travail et de richesse. C’est sans doute ainsi que Couthon eût interprété la pensée de la Convention. Mais il fut suspect de faiblesse, et, pour des raisons ou sous des prétextes de santé, il demanda à être déchargé de ce fardeau.

C’est Collot d’Herbois, qui représentait, au Comité de salut public, l’élément le plus voisin de l’hébertisme, qui reçut mission d’appliquer le décret. Et tout de suite, il ne voit que l’enseigne théâtrale : Lyon sera détruit. Et c’est à la lettre qu’il veut détruire Lyon : il n’y restera, si on le laisse faire, ni une pierre, ni un homme. Son plan est de déporter, de disperser sur toute l’étendue de la France, toute la population ouvrière lyonnaise, cent mille prolétaires. Il ne sait rien de Lyon, de son passé glorieux et triste, de ses révoltes sociales ; il ne sait rien des grandes grèves répétées par où, depuis trois siècles, la classe ouvrière lyonnaise préludait aux grandes luttes prolétariennes des temps futurs. Il ne soupçonne pas la force de révolution latente cachée sous la résignation triste de ces hommes.

« Il faut, écrit-il à Robespierre le 3 frimaire an II, licencier, faire évacuer cent mille individus travaillant, depuis qu’ils existent, à la fabrique, sans être laborieux, et bien éloignés de la dignité et de l’énergie qu’ils doivent avoir ; intéressants à l’humanité, parce qu’ils ont toujours été opprimés ou pauvres, ce qui prouve qu’ils n’ont pas senti la Révolution. En les disséminant parmi les hommes libres, ils en prendront les sentiments, ils ne les auront jamais s’ils restent réunis… »

Il écrit à Couthon, le 11 frimaire :

« Tu m’as parlé des patriotes de cette ville ; penses-tu qu’il puisse jamais y en avoir ? Je crois la chose impossible. Il y a soixante mille individus qui ne seront jamais républicains. Ce dont il faut s’occuper, c’est de les licencier, de les répandre avec précaution sur la surface de la République, en faisant pour cela le sacrifice que notre grande et généreuse nation est en état de faire. Ainsi disséminés et surveillés, ils suivront au moins le pas de ceux qui marcheront avant ou à côté d’eux. Mais réunis, ce serait pendant longtemps un foyer dangereux, et toujours favorable aux ennemis des vrais principes. »

C’est la déportation en masse du prolétariat lyonnais. Collot prend pour de la paresse, pour de l’atonie, cette réserve, cette habitude discrète et silencieuse d’hommes qui dépensent à leur travail accoutumé plus d’attention que de force musculaire. Mais comment peut-il oublier que ce sont les ouvriers lyonnais, qu’il accuse de n’avoir pas « senti la révolution », qui ont contribué le plus efficacement, par la révolte, à la suppression des octrois dans toute la France ? Comment peut-il oublier qu’ils avaient formulé récemment un nouveau tarif des salaires avec des considérants d’une haute portée sociale ? Et si le désarroi survenu dans la fabrique de soieries a anéanti leur élan, s’ils ont été pris d’hésitation à la pensée que l’austérité révolutionnaire proscrirait peut-être on ruinerait leur délicate industrie, est-ce une raison pour désespérer d’eux à jamais ? Ne convient-il pas de les rassurer, au contraire, de leur montrer que la vie d’un peuple renouvelé par la Révolution n’exclura pas la délicatesse du luxe ?

Si on avait laissé faire Collot d’Herbois, s’il avait pu appliquer son programme jusqu’au bout, cette magnifique agglomération ouvrière qui, dans la première moitié du dix-huitième siècle, a donné à tout le prolétariat européen une impulsion si vigoureuse et de si tragiques leçons d’héroïsme, aurait été dispersée comme une poussière à tous les vents. Collot d’Herbois, penché sur ce puits sombre dont il ne percevait pas le bouillonnement profond, rêvait de le tarir ou de le combler. À ce maniaque de destruction qui, en dissipant un immense rassemblement prolétaire, faisait œuvre de contre-révolution économique et sociale, il aurait fallu des conseils de prudence, des rappels ou à l’humanité ou au bon sens, ou mieux, à la Révolution. Mais non, tandis qu’il s’enivre lui même de sa puissance, comme un roi de théâtre dont le rôle se prolongerait soudain dans la vie, tandis qu’il ne cesse de répéter « qu’il lance la foudre », il y a à côté de lui l’hébertiste Ronsin qui lui souffledes fureurs meurtrières ; et il y a à Paris l’hébertiste Vincent qui placarde les férocités de Ronsin. Ronsin écrit à Vincent : « Il n’y a pas quinze cents lyonnais qui méritent de vivre. » Vincent fait de cette lettre une affiche, comme pour propager dans Paris une contagion de folie haineuse, et pour rendre impossible à Robespierre, au Comité de salut public, d’avertir Collot d’Herbois qu’il s’égare. C’est le militarisme sauvage de la guerre de Trente ans transporté dans la Révolution. À Nantes, Carrier pousse si loin la répression, qu’il ameute contre lui les patriotes eux-mêmes. Mais ils ne peuvent plus l’aborder. Il ne vit qu’avec des officiers ; là, il ne rencontre ni contradiction, ni blâme, et les plus farouches consignes s’exécutent avec entrain comme à un lendemain d’escalade. Or, Carrier adopte l’hébertisme et est adopté par lui.

L’hébertisme enfin est militariste par son goût pour la guerre illimitée. Elle est devenue pour lui une carrière : c’est là que tous les tape-durs, sans emploi maintenant dans les sections, pourront déployer leur vigueur et monter en grade. C’est là que ce besoin de commander, de despotiser, qui se développe dans les révolutions prolongées chez les petits groupes d’hommes ardents qui mènent la bataille, trouvera une satisfaction durable et permanente.

« Ne discutez pas, disait Boissel aux révolutionnaires des sections, jouez du bâton. » Mais jouer du bâton prépare à jouer du sabre ; les armées révolutionnaires qui font des battues dans les fermes pourraient être licenciées ; si la guerre avec le monde continue, les galons seront solidement cousus aux manches, et le panache sera fortement attaché au chapeau. Par la prolongation de la guerre la Révolution va à la ruine ou à la servitude. Elle dépense trois cents millions par mois : la France dévore sa substance. Elle peut bien, par un effort héroïque de bravoure, d’abnégation, relever l’assignat malgré ce fardeau écrasant. Elle peut, d’un mouvement presque surhumain, marcher, respirer, combattre ; mais combien de temps ? Bientôt ou elle tombera épuisée, ou elle sera obligée, pour se refaire, de demander à la guerre le moyen de nourrir la guerre, de faire de la guerre l’industrie nationale de la Révolution, d’organiser, par des rançons formidables, le pillage en grand et d’étendre sur les peuples le système tributaire de l’ancienne Rome conquérante. Dans tous les cas, c’est la défaite de la Révolution, soit qu’elle succombe au déficit de ses finances et de ses forces, soit qu’elle se renie elle-même en suivant un Imperator. C’est là ce qu’avait pensé Robespierre quand il s’était opposé en 1792 à la déclaration de guerre si imprudemment déchaînée par Brissot. Et c’est ce qui lui faisait dire maintenant : « La guerre étrangère est le péril mortel pour la liberté ».

Brissot menait à Hébert, qui mènera à Bonaparte. Girondisme, hébertisme, bonapartisme sont trois termes liés. Ce que l’hébertisme pardonnait le moins à Danton, c’est d’avoir cherché, quand il était au Comité de Salut public, à négocier la paix ; il fermait le débouché immense que ces armées de douze cent mille hommes avec leur énorme appareil d’administration et de commandement offraient aux ambitions et aux convoitises qui, par le monopole des certificats de civisme, se seraient réservé le monopole des grades, des fournitures et des emplois. Et Robespierre aussi était suspect parce qu’on le soupçonnait de désirer la fin de la guerre. À la seule idée que l’on traiterait peut-être avant d’avoir assuré à la France au moins l’embouchure du Rhin. Anacharsis Cloots, que l’esprit de système jetait à l’hébertisme dans la question extérieure comme dans la question religieuse, criait au scandale. Cloots se débattait dans de lamentables contradictions.

J’ai dit quelle était la grandeur de sa formule juridique de la souveraineté du genre humain. Appliquée aux faits avec discernement, elle pouvait tempérer les égoïsmes et particularismes nationaux, préparer une vaste union des peuples, prélude nécessaire de leur unité. Il y aurait eu folie à attendre des effets immédiats de la force l’organisation unitaire du genre humain. Même victorieuse, cette guerre effrénée et universelle n’aurait abouti qu’à une monstrueuse dictature militaire, à un césarisme énorme pesant sur l’univers. Et Cloots disait : « Je consens à ce qu’on ne pousse pas la guerre aussi loin que s’étendra un jour prochain la souveraineté humaine ».

Il se contentait, en attendant, d’agrandir la France jusqu’au Rhin et à l’Escaut. De là, son influence révolutionnaire rayonnerait nécessairement sur le monde. Oui, mais pourquoi faire de l’annexion de toute la rive gauche du Rhin et des bouches de l’Escaut une condition nécessaire de la paix ? Pourquoi proclamer, comme il le fit aux Jacobins le 10 octobre, comme il ne cessa de le répéter dans tous les journaux qui accueillirent sa lettre ouverte aux Bataves et aux Belges, que si ceux-ci n’étaient pas incorporés révolutionnairement à la France révolutionnaire, il n’y aurait qu’une paix honteuse et hypocrite, une paix scélérate, « une paix plâtrée » ?

Si la France est tenue envers tous les groupes révolutionnaires épars dans les autres pays à s’annexer ces pays pour étendre la garantie de la Révolution, pourquoi ne pas incorporer tous les États de l’Allemagne, tous les États de l’Italie ? Et si elle n’est obligée envers les groupes révolutionnaires d’Italie ou d’Allemagne qu’à cette protection indirecte qui résultera pour tous les hommes de la fière autonomie de la France de la Révolution et d’un glorieux exemple de liberté, pourquoi serait-elle contrainte, en tous cas, quelles que puissent être les chances et les combinaisons de paix, à s’annexer Belges et Bataves ? C’est qu’au fond Cloots ne veut pas de la paix, tant que la France révolutionnaire n’aura pas assimilé à elle, même par la force mise au service de l’idée, tous les peuples qui contiennent des éléments de révolution assimilables. Il a dans les forces de la France une confiance indéfinie, inépuisable. Et ce serait une énorme jactance, si Cloots n’était vraiment, et en toute sincérité, possédé par son rêve.

« Tout est grand, colossal, sublime en France. Nous ne comptons que par millions de soldats et par milliards de livres. Il semblerait à chaque recrutement que la guerre commence.

« — C’est bien le moment de nous parler de paix, à nous qui par la réquisition de nos jeunes gens et par le démonnayage de nos assignats, venons de construire deux bastions devant lesquels se briseront tous les efforts de la ligue royale. Nous avons dans Paris les mines du Pérou, les foyers des Cyclopes, le levier d’Archimède et le coup de pied de Pompée. »

Vantardise démesurée et débordante. Mais est-ce bien Pompée, est-ce bien le chef des aristocrates qui peut, en frappant du pied, faire jaillir des légions ? Non, c’est la Révolution aujourd’hui, ce sera César demain, et cette guerre toujours recommençante, cette guerre sans limites et sans fond, cette réquisition toujours renouvelée des forces évoquent en effet d’avance ces formidables réquisitions impériales qui vont dévorer les générations. Comment, dans un tel état d’esprit, Cloots pourrait-il consentir sérieusement à s’arrêter même à la limite du Rhin ? Ce n’est pas là un pacte durable avec l’Europe. Ce n’est pour lui qu’une halte, un arrangement tout provisoire et dont on annonce dès maintenant qu’il sera dépassé.

Il ne suffit pas à Cloots d’incorporer Belges et Bataves ; il ne lui suffit pas d’exiger et de prendre Bruxelles, Ostende, Amsterdam, pour équilibrer dans la formation française le Nord et le Midi, les pays de vignobles et d’huiles et les pays de blé et de bétail. Il ne lui suffit pas d’annoncer qu’aux Belges et aux Bataves sera appliquée, comme aux Français, l’intégralité du programme hébertiste : destruction du culte, anéantissement des aristocrates, déportation des suspects et des fanatiques. L’expansion française révolutionnaire continuera jusqu’à ce que la France se confonde avec l’universelle sans-culotterie.

« Examinez notre position géographique et vous serez convaincus que l’embouchure du Rhin est essentielle à notre bonheur. Et encore si le peuple souverain s’arrête sur le Rhin, ce sera par condescendance, par pitié pour les sots. »

Il ne s’y arrêtera pas longtemps :

« Mais en nous étendant tout le long du Rhin, cet accroissement de prospérité rompra la balance politique ; mais rien n’arrêtera le torrent de la sans-culotterie. Voilà des mais incontestables ; cette perspective n’alarmera que les coquins et les idiots. Il faudra respecter un citoyen français comme jadis un citoyen romain. Et comment défendra-t-on à nos voyageurs de dessiller les yeux aux peuples asservis ? Où sera l’audacieux qui interrompra nos chants patriotiques ? Notre commerce fera circuler la vérité avec le superflu de l’univers, par les bouches du Rhin et du Rhône, deux cornes d’abondance. Toutes les villes ci-devant hanséatiques, depuis Brême et Strasbourg, jusqu’à Lubeck et Riga, secoueront un joug odieux pour fraterniser avec nous, pour s’incorporer à l’instar de nos établissements maritimes dans la République des droits de l’homme. »

C’est presque la carte de la France napoléonienne. Je l’ai dit, hébertisme, césarisme : le rêve d’unité et d’absorption légué au César par la Révolution épuisée. À Robespierre qui sentait cela ; à Saint-Just qui disait avec une fierté douloureuse : « À chaque bataille nous perdons par milliers des hommes libres, la coalition ne perd que des esclaves » ; ce parti pris de la guerre illimitée était odieux. Et dans les notes où il se résumait à lui-même sa pensée, Robespierre disait : « Il faut armer non pour aller au Rhin, c’est la guerre éternelle, mais afin de dicter la paix, paix sans conquête. »

Penser cela, essayer de réaliser cela, c’était offrir à la Révolution la dernière chance de salut. Il n’y a point contradiction entre cette politique de paix et la défiance haineuse de Robespierre à l’égard de l’Angleterre, du peuple anglais comme de son gouvernement. Il ne consentait pas à faire la différence ; il rendait la nation anglaise responsable de la politique de Pitt, puisqu’elle tolérait Pitt. Mais c’était encore pour lui un moyen de préparer la paix en coupant court à toute pensée de propagande. Il disait aux Jacobins :

« Le peuple anglais est en arrière de vous de deux siècles. S’il veut la liberté, qu’il la conquière lui-même. »

Et cela signifiait : « Pas plus auprès du peuple anglais qu’auprès des autres peuples, vous n’avez chance de susciter d’emblée un mouvement d’opinion qui vous seconde. Vous êtes donc condamnés à faire la guerre tout seuls, et comme vous ne pourriez ainsi la soutenir longtemps, il faut saisir toutes les occasions qui s’offriront de faire honorablement la paix. Il faut profiter des victoires qu’ont su ménager à la France l’énergie et la sagesse du gouvernement révolutionnaire, pour « dicter la paix », non pas une paix ambitieuse et conquérante, mais une paix qui garantisse à la France, dans ses limites traditionnelles, l’usage paisible et fort de sa liberté enfin conquise, le droit et le moyen de mettre la Révolution en œuvre et d’organiser la démocratie. »

Quel scandale pour Cloots ! C’est bien la « paix plâtrée » qui l’indigne, la paix d’abdication et de trahison, la paix d’humiliation nationale et humaine. Et l’historien Avenel, fidèle à l’esprit de l’hébertisme et aux métaphores même de Cloots, désigne les amis de la paix, les révolutionnaires robespierristes, sous le nom de « pacificateurs plâtriers ». C’est une de ces gentillesses romantico-hébertistes où se complaît son ironie lourde. Mais qu’importait aux hébertistes l’incohérence de Cloots ? Il couvrait de sa philosophie l’immense appétit de pouvoir militaire, de grades, de galons, de lucratives conquêtes, que seule la guerre immense et éternelle pouvait apaiser.

Contre ce parti hébertiste qui n’avait ni programme social, ni programme religieux, ni tactique militaire, ni système administratif, ni vigueur, ni humanité, et qui ne représentait qu’une surenchère de sang et le déchaînement illimité du fonctionnarisme militaire et de la guerre épuisante, Robespierre lutte avec force, avec un mélange admirable de fermeté et de souplesse. Il ne le provoque pas, il n’envenime pas les difficultés par des déclamations et dénonciations éternelles à la mode girondine. Il oppose aux hébertistes ce qu’on peut appeler des lois organiques de Révolution, la loi du 17 septembre qui, pour prévenir le fédéralisme sectionnaire, oblige les comités de surveillance à correspondre directement avec la Convention et avec elle seule, destituant ainsi la Commune de toute action centrale révolutionnaire, la loi du 10 octobre qui déclare le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix et consolide ainsi le Comité de Salut public, contre ceux qui le minaient sous prétexte de hâter l’application de la Constitution, enfin et surtout la loi du 4 décembre qui assure la primauté du Comité de Salut public, qui fait de lui la force exécutive dominante et dirigeante, le centre de toute correspondance et de toute action. Ce décret remplace les procureurs syndics de districts, les procureurs de communes et leurs substituts par des « agents nationaux » ; il décide que les procureurs et substituts en fonctions garderont leur mandat, sous le nom d’agents nationaux, sauf « ceux qui sont dans le cas d’être destitués ».

C’est une épuration du personnel administratif révolutionnaire. Et comme c’est la Convention qui est instituée juge en dernier ressort du maintien ou de la révocation, c’est la centralisation du pouvoir révolutionnaire. Les agents nationaux devront correspondre tous les dix jours avec le Comité de Salut public et le Comité de Sûreté générale qui tiennent ainsi en mains tous les ressorts. Les conseils généraux, les présidents et les procureurs généraux syndics des départements sont supprimés ; la présidence du directoire du département sera exercée alternativement et pendant un mois seulement par chacun des membres du directoire. De là, accroissement énorme de la puissance des représentants en mission, auxquels faisait souvent échec le procureur général syndic du département, dont Baudot, en juillet, avait violemment dénoncé aux Jacobins la fastueuse puissance. De là, par conséquent, accroissement d’autorité de la Convention et du Comité de Salut public de qui les représentants relevaient. De plus, les présidents et les secrétaires des comités révolutionnaires doivent être renouvelés tous les quinze jours et ne peuvent être réélus qu’après un mois d’intervalle. Donc, pas d’autre autorité révolutionnaire stable que celle du Comité de Salut public, indéfiniment renouvelable.

Enfin, la loi décide qu’« aucun citoyen déjà employé au service de la République ne pourra exercer ni concourir à l’exercice d’une autorité chargée de la surveillance médiate ou immédiate de ses fonctions ».

C’était un coup très rude à tous ces employés hébertistes du ministère de la Guerre qui avaient encombré en même temps les Comités de surveillance. Le pouvoir de la Commune et de l’hébertisme était donc investi et resserré de tous les côtés, et ces lois, le Comité de Salut public les applique avec une vigueur inflexible et avec la force morale croissante que lui donnent ses victoires au dedans et au dehors.

En même temps, Robespierre, toujours présent sur le champ de bataille des Jacobins, défend les révolutionnaires que l’hébertisme menace. Il défend Barère, il défend surtout Danton, dans la séance vraiment tragique et belle du 3 décembre. De retour d’Arcis-sur-Aube où il avait passé un mois, soit qu’il fût malade ou fatigué, soit qu’il eût déjà le dégoût des hommes et le besoin de revoir la nature, d’admirer la beauté calme des arbres, il avait été accueilli aux Jacobins par des murmures.

« Quoi donc, s’écria-t-il, n’ai-je plus la physionomie de la liberté ? »

Supplice de Gobel, évêque de Paris.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

Mais ces appels presque physiques à la solidarité révolutionnaire avaient cessé d’émouvoir. Une suspicion vague enveloppait Danton. Robespierre intervint :

« Tu ne sais donc pas, Danton, qu’il suffit d’être patriote pour être calomnié ! Tu ne sais donc pas ce dont on t’accuse ? Je vais te le dire. Tu as quitté Paris pour émigrer, pour offrir les services à la contre-révolution. Tu ne le savais pas ? Apprends-le. Ce sont des hommes nouveaux venus dans la Révolution, mais plus capables, paraît-il, de la servir que toi et moi, qui ont raconté ces choses. »

Sous cette âpre ironie, Hébert, cette fois encore, garde le silence. C’est à fond, c’est sans précaution tortueuse, c’est avec le désir évident, passionné, de sauver cette grande force révolutionnaire, que Robespierre s’engage alors avec Danton. Et sur ce point encore il fait courageusement reculer l’hébertisme.

Enfin, s’il est impossible à Robespierre de surveiller de loin les proconsulats révolutionnaires de Carrier, de Fouché, de Barras, de Collot d’Herbois, s’il lui est impossible à distance de démêler les actes nécessaires de répression des sauvageries inutiles de cruauté et d’orgueil où les hommes se laissaient entraîner, s’il lui est impossible notamment d’entrer en lutte directe contre son collègue Collot d’Herbois et de risquer ainsi une dislocation du Comité de Salut public, du moins il fait connaître par tous les moyens que ni la Convention ni ses représentants « ne doivent multiplier inutilement les coupables ». Il est de plus en plus étroitement et de plus en plus ouvertement lié à Couthon, qui eut tous les courages, excepté celui de verser le sang à Lyon. Il envoie son frère Augustin en mission dans les Bouches-du-Rhône avec des instructions si fermes mais si humaines que bientôt tous les opprimés se tournent vers lui, tous les violentés lui demandent protection, et que le nom de Robespierre devient dans cette région du Midi le symbole de la ferme et clémente justice.

Quand les Marseillais envoient une délégation aux Jacobins pour dénoncer les excès de répression de Barras, Robespierre dit que ce sont de bons patriotes, et qu’ils doivent être entendus. Il envoie Saint-Just à Strasbourg pour mettre un terme à la dictature souvent bouffonne, parfois sanglante, de l’ancien chanoine allemand Schneider. Et là, la politique de Saint-Just est d’autant plus remarquable qu’elle est en contradiction, même avec ce que les journaux dévoués à la Montagne et à Robespierre avaient depuis longtemps conseillé. Qu’on lise, par exemple, les correspondances de Strasbourg au Journal de la Montagne en septembre et octobre 1793 ; on y verra que les citoyens de Strasbourg sont d’un patriotisme révolutionnaire fort tiède, qu’ils sont plus ou moins dévoués à Dietrich et à la vieille bourgeoisie strasbourgeoise, et qu’il faut se servir des « patriotes allemands », pour révolutionner la ville. Je lis, par exemple, dans le numéro du 2 septembre :

« L’énergie de la Société populaire s’est soutenue tant qu’il y a eu à Strasbourg une garnison considérable ; mais cette garnison ayant été affaiblie, les bourgeois-clients ont levé la tête, et la Société populaire a perdu une grande partie de la liberté de ses délibérations. Le mal a été augmenté encore par la permanence des sections. Ruhl, qui jusqu’alors avait paru attaché à la cause du peuple et que les patriotes chérissaient, leur a tourné tout à coup le dos, est entré en correspondance avec les sectionnaires contre-révolutionnaires et n’a cessé dans cette correspondance de jeter de la défaveur sur les meilleurs membres de la Société populaire, en plaisantant sur leur état et sur leur pauvreté ; chose bien propre à faire impression sur les bourgeois de Strasbourg qui n’ont de respect que pour la richesse, et qui ne mesurent le mérite d’un homme que par les affaires commerciales et l’ancienneté de la maison dans la ville impériale de Strasbourg… Mais il y a des remèdes à tous ces maux et il est encore temps de les appliquer. Mettez dans Strasbourg une garnison patriote ; chassez sans miséricorde tous ces gens suspects… Livrez à la vengeance des lois tous les intrigants qui ont maltraité les patriotes, et troublé les séances de la Société… Encouragez les Allemands patriotes qui peuvent éclairer le peuple par leurs discours et leurs écrits. »

Or, c’est précisément cette colonie révolutionnaire allemande qui était devenue, avec Schneider, maîtresse de Strasbourg ; et c’est son despotisme révolutionnaire que Saint-Just allait briser. Grand témoignage de l’effort de modération humaine tenté par Robespierre dans l’atroce déchaînement de la guerre civile. Ni les mitraillades de Lyon, ni les noyades de Nantes n’étaient de son goût. C’est à la suite des lettres du jeune Julien, le disciple vraiment aimé de Robespierre, que Carrier, en février, est rappelé de Nantes par le Comité de Salut public.

Cette œuvre de Robespierre était d’autant plus difficile et d’autant plus méritoire qu’il voulait épurer peu à peu le mouvement révolutionnaire de ses excès sans l’affaiblir. Il ne voulait pas, même quand l’énergie du peuple s’égarait, la décourager et la flétrir. Avertir les imprudents et frapper les fripons, mais ne pas anéantir l’élan nécessaire de la Révolution et du peuple, quel problème redoutable, peut-être insoluble, et qui en tous cas ne pouvait être résolu que par une extrême vigueur morale et une grande subtilité et sûreté d’esprit. Saint-Just disait : « Le peuple est comme Guillaume Tell : il faut qu’il touche la pomme sans blesser l’enfant, il faut qu’il se sauve sans se perdre. »

Pourquoi donc ceux que l’on appelle les dantonistes ne soutinrent-ils pas Robespierre ? Ce fut un malheur immense et une faute irréparable. Ou ils attaquèrent le Comité de Salut public par leurs intrigues, ou ils le compromirent de parti pris. Le refus obstiné de Danton d’entrer dans le Comité de Salut public créait une situation fausse dont les effets funestes allaient se développant. Il était ce que serait aujourd’hui un ministrable puissant qui refuserait le pouvoir. Il devenait, même malgré lui, le centre d’opposition. Même quand il paraissait soutenir le Comité de Salut public, ce concours éveillait des défiances. Danton demande en août que le Comité de Salut public soit le seul pouvoir, que les ministres ne soient que des commis. Il voulait sans doute créer l’unité du pouvoir révolutionnaire. Il reprenait sous une autre forme, la proposition qu’il avait faite, tendant à choisir où à pouvoir choisir les ministres dans la Convention.

Mais Robespierre, défiant, crut que Danton voulait l’accabler d’une responsabilité immense et exclusive. De même, quand Danton demanda que le Comité de Salut public ait le maniement direct de cinquante millions pour faire face aux intrigues du dedans et du dehors, le Comité de Salut public se récria. Ce serait l’occasion de calomnies incessantes. Et Danton répondit par une belle parole : « Ceux qui redoutent la calomnie ne seront jamais des hommes publics ».

Oui, mais cette parole aurait eu beaucoup plus de force si lui-même, à ce moment, ne s’était pas réservé, si on n’avait pu conjecturer qu’il voulait faire subir à d’autres popularités l’épreuve qu’avait subie la sienne. Surtout, cette sorte de demi-effacement encourageait l’intrigue. Tous ceux qui aspiraient à changer le gouvernement et à le remplacer, tous ceux qui voulaient ruiner le Comité de Salut public pour se substituer à lui ou pour ouvrir les chances de l’inconnu, ou simplement par inquiétude d’esprit et jalousie du pouvoir, tous ceux-là considéraient Danton comme un chef éventuel ; et son silence énigmatique était comme un centre où toutes les ambitions obscures se rattachaient.

Fabre d’Églantine était le chef et l’inspirateur de l’intrigue. Sa tête, suivant le mot de Danton lui-même, était un imbroglio. Homme de théâtre, fertile en combinaisons, observateur ingénieux et ironique, promenant sa lorgnette sur les événements et sur les hommes, il s’amusait à la politique comme à un jeu de l’esprit. Et, tout de suite, les rapports difficiles et compliqués de Robespierre et de l’hébertisme lui apparurent comme une matière admirable à combinaisons, à complications et à réussites. Ou Robespierre se jetterait dans l’hébertisme et se livrerait à lui. Alors il se perdait avec la secte insensée, et les dantonistes restaient les maîtres de la Révolution qu’ils modéraient à leur gré, qu’ils apaisaient et gouvernaient. Ou bien Robespierre, par peur de l’hébertisme, se replierait sur les dantonistes, solliciterait leur appui, et alors on le tenait à discrétion, on le compromettait en exigeant de lui des mesures décisives où sa popularité s’amoindrirait.

Ainsi, en ce jeu égoïste et subtil, tantôt Fabre d’Églantine conspire, même avec les hébertistes, contre le Comité de Salut public, tantôt il veut obliger le Comité de Salut public à brusquer les opérations contre le parti d’Hébert au risque de tout compromettre. En septembre 1793, c’est le rapport de Philippeaux sur les affaires de Vendée qui fournit à Fabre d’Églantine l’occasion d’une manœuvre contre le Comité et contre Robespierre. Philippeaux, en Vendée, avait créé un conflit violent avec Ronsin, avec Rossignol, les généraux hébertistes. Il revenait de l’Ouest l’âme ulcérée, la parole toute gonflée d’accusations. Il savait bien qu’au fond le Comité de Salut public n’avait, pour les délégués du ministère de la Guerre, qu’une médiocre sympathie, et la preuve c’est que, peu après, le 2 octobre, le Comité de Salut public propose, pour la guerre de l’Ouest, tout un plan de réorganisation qui, sans rompre brutalement avec le parti militaire d’Hébert, en diminuerait l’importance. Il était donc facile et sage de faire crédit au Comité de Salut public.

Le patriotisme révolutionnaire voulait que Philippeaux lui fit part, discrètement, sans tapage, des fautes commises en Vendée. Mais non, il ne rêve que scandale et vengeance. Le jugement porté par lui sur les hommes et sur les choses, sur les plans et sur les chefs, jugement que contredisent à fond Choudier et Levasseur, il faut que la Convention l’adopte ; il faut que le Comité de Salut public le fasse sien. Et, s’il n’obéit pas sans délai, s’il ne met pas au premier plan la question Philippeaux, Philippeaux le dénoncera comme le complice des désorganisateurs, des conspirateurs, des traîtres. C’était l’heure où l’hébertisme préparait son assaut. Qu’importe à Philippeaux ? Ou plutôt, c’est tant mieux pour Fabre d’Églantine, car c’est seulement par une coalition confuse que le Comité de Salut public peut être ébranlé, et il est bien plus ingénieux d’ailleurs et bien plus divertissant d’envelopper Robespierre dans un réseau d’intrigues contradictoires où il ne pourra se reconnaître.

L’agioteur politique qu’était Fabre d’Églantine jouait à ce moment à la baisse sur le Comité de Salut public, et cette baisse politique, il fallait, comme font les agioteurs des baisses financiéres, la déterminer par tous les moyens. C’est le 25 septembre que la spéculation se développa et que la bataille se livra à la Convention. Contre le Comité de Salut public étaient ligués ceux qui lui reprochaient sa faiblesse et ceux qui lui reprochaient son exagération. Il avait contre lui des Montagnards extrêmes auxquels on essayait de faire peur de sa dictature. Il avait contre lui les dantonistes intrigants et souples. Il avait contre lui aussi les représentants en mission qu’il avait rappelés, ou qui, mécontents de leur rôle, se plaignant de l’ingratitude de la Révolution qui ne reconnaissait pas leurs services, cherchaient à prendre leur revanche sur le pouvoir.

Briez, qui avait dû livrer Valenciennes, Merlin de Thionville qui, malgré son héroïsme, n’avait pu sauver Mayence et qui n’était pas encore tout à fait relevé du discrédit de la défaite, tous se plaignaient de n’avoir pas été assez soutenus, exhalaient leur amertume. D’autres pensaient que le Comité n’avait pas assez épuré les états-majors. D’autres lui faisaient grief de frapper Houchard après sa victoire d’Houdschoote. Plusieurs s’indignaient ou paraissaient s’indigner parce que des représentants en voyage avaient été un moment arrêtés par des autorités révolutionnaires qui invoquaient la consigne sévère du Comité de Salut public ordonnant de surveiller tous les courriers. Attentats, tyrannie, incapacité : c’était l’accumulation de tous les griefs, c’était la coalition immorale et âpre des politiques contradictoires, c’était une de ces tristes manœuvres dont le régime parlementaire a donné tant d’exemples, mais qui, dans la gravité formidable des périls publics, était cette fois vraiment criminelle.

Fabre d’Églantine, pour avoir tout le loisir de nouer le nœud et d’embrouiller les fils, voulait que la discussion fût continuée au lendemain. Le Comité allait sombrer quand Robespierre, véhément, terrible, accusateur, retourna la Convention et sauva le gouvernement révolutionnaire. Mais voici que soudain les dantonistes manifestent une impatience extrême de clémence et d’humanité. Plus de suspects : plus d’effusion de sang ; qu’un grand comité de clémence absorbe peu à peu tous les autres comités. Oui, mais la Révolution est-elle donc finie ? Est-il possible de refroidir brusquement l’effervescence révolutionnaire sans glacer la Révolution ? Voici qu’à ce mot de clémence qui semble comme un désaveu de toutes les colères et de toutes les énergies qui ont sauvé la liberté et la France, les contre-révolutionnaires reprennent espoir ; voici que les patriotes s’inquiètent et se demandent si ce n’est pas eux qui vont être livrés, si on ne les châtiera pas de l’ardeur que, hier encore, on encourageait. Voici que Robespierre, qui ne peut débarrasser la Révolution de l’hébertisme qu’à la condition de maintenir l’énergie révolutionnaire et de garder la confiance des patriotes, est soudain débordé, compromis, paralysé par les manœuvres des dantonistes qui semblent ne lui laisser d’alternative qu’entre la violence sauvage et un modérantisme contre-révolutionnaire. Jamais il n’y eut plus funeste inconscience ou plus coupable manœuvre, et grande est la responsabilité de Danton d’avoir laissé faire. Il s’était tû le 20 septembre. Il se tait encore en décembre. Et il laisse faire Camille Desmoulins comme il laisse faire Fabre d’Églantine. Car c’est l’imprudent Camille Desmoulins, c’est l’étourdi pamphlétaire qui se met subitement à outrer la modération et la clémence, comme il outra la violence et la calomnie.

Oh ! sans doute, la Révolution violente, sanglante, ne pouvait être un régime normal. Ces guillotines en permanence sur les places des villes, c’était atroce et humiliant. Sans doute aussi, dans le mouvement révolutionnaire, les viles et lâches passions, le besoin de domination basse, le goût du meurtre, le despotisme démagogique et ignominieux, se mêlaient aux plus nobles passions, aux plus généreux enthousiasmes, à la raison la plus haute et à l’esprit de sacrifice le plus sacré. Oui, la France ne pourrait pas vivre éternellement sous la loi des suspects et sous la discipline des guillotines ambulantes, des visites domiciliaires, des certificats de civisme. Oui, le triomphe de la Révolution serait précisément d’apaiser la Révolution, de rendre à la vie humaine enfiévrée, surmenée, son rythme normal dans une démocratie ordonnée et une liberté large. Oui, Desmoulins avait beau jeu, dans le numéro 3 de son Vieux Cordelier, à dénoncer tous les abus de la triste délation révolutionnaire. Mais était-il possible, sans trahison, était-il permis à ces fils de la Révolution, à l’heure tragique où celle-ci était menacée par l’univers, de lui donner les atroces couleurs du despotisme de Tibère ?

« Crime de contre-révolution à Libon Drusus, d’avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s’il ne posséderait pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d’avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendants de Cassius d’avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus d’avoir fait une tragédie où il y avait tel vers à qui l’on pouvait donner deux sens… Crime de contre-révolution d’être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses poches, ce qui était un manque de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution de se plaindre du malheur des temps, car c’était faire le procès du gouvernement. Crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula… Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches, allaient en rendre grâces aux dieux : ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendît coupable… Tout donnait de l’ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité : c’était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect. Fuyait-on, au contraire, la popularité, et se tenait-on au coin de son feu, cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Suspect. Étiez-vous riche : il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Suspect. Étiez-vous pauvre : comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de près cet homme. Il n’y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Suspect. Étiez-vous d’un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous affligeait, c’est que les affaires publiques allaient bien. Suspect. Un citoyen était-il vertueux et austère dans ses mœurs ; bon ! nouveau Brutus, qui prétendait par sa pâleur et sa perruque de Jacobin, faire la censure d’une cour aimable et bien frisée. Suspect. »

Oui, Desmoulins avait beau jeu, surtout s’il oubliait que la France révolutionnaire luttait, non pour la tyrannie d’un homme, mais pour la liberté de tous, s’il oubliait que depuis quatre ans elle avait été tout enveloppée, toute saturée de trahisons : trahison du roi, trahison de Dumouriez, trahison des nobles allant à l’étranger grossir les armées d’invasion et préparer les sinistres hécatombes ; atroce trahison de Toulon livré aux Anglais. Lui était-il donc interdit de se défendre ? et les révolutionnaires peuvent-ils faire un crime à la Révolution d’avoir épié les manœuvres incessantes de l’ennemi qui, en effet, conspirait, intriguait, corrompait, multipliait les faux assignats, les fausses nouvelles pour ruiner et pour affoler la France libre ? Le couteau de Desmoulins était ciselé avec un art incomparable, mais il le plantait au cœur de la Révolution. Il lui était facile aussi d’attendrir les cœurs par la vision de la liberté apaisée, humaine et noble.

« À quel signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine ? Cette liberté ne serait-elle qu’un vain nom ? N’est-ce qu’une actrice de l’Opéra, la Candeille ou la Maillart promenée avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de quarante-six pieds de haut que propose David ? Si par la liberté vous n’entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n’y eut jamais d’idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la vôtre.

« Ô mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point de nous prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, cette liberté descendue du ciel, ce n’est point une nymphe de l’Opéra, ce n’est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons ; la liberté, c’est le bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice, c’est la Déclaration des Droits, c’est votre sublime Constitution. Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la Déclaration des Droits il n’y a pas de cause de suspicion, il n’y a que des raisons d’arrêt. Le soupçon n’a point de prisons, mais l’accusateur public ; il n’y a point de gens suspects, il n’y a que des prévenus de délits fixés par la loi, et ne croyez pas que cette mesure serait funeste à la République, ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous eussiez prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ? Mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul sur l’échafaud sans vous faire des ennemis de sa famille ou de ses amis ? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez qui sont dangereux ? De vos ennemis, il n’est resté parmi vous que les lâches et les malades ; les braves et les forts ont émigré ; ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée : tout le reste ne mérite pas votre colère. »

Ah oui ! Mais Desmoulins ne faisait qu’ajouter aux tortures de la Révolution : le supplice de l’homme qui traverse le désert en feu, c’est de songer à la source fraîche ; l’angoisse de l’homme battu de la tempête s’accroît lorsque, par delà la mer des épouvantes et des naufrages, son cœur voit le doux foyer lointain. Les révolutions demandent à l’homme le sacrifice le plus effroyable, non pas seulement de son repos, non pas seulement de sa vie, mais de l’immédiate tendresse humaine et de la pitié. Peut-être, après tout, en cette lutte tragique de la Révolution contre le monde, le cœur de l’homme était-il soumis à une épreuve surhumaine. Celui de Danton avait fléchi ; celui de Desmoulins éclatait. Mais quelle erreur et quel désastre ! Le seul moyen d’amener, en effet, l’ère de la clémence et de rentrer dans la normale vie humaine, c’était de donner au gouvernement révolutionnaire prestige et force. Il ne pouvait calmer la Révolution qu’en la sauvant. Il ne pouvait lui rendre la paix intérieure sans lui donner la paix avec l’univers. Et cette paix, la Révolution ne pouvait la dicter que par la vigueur de son élan, par la puissance de son action.

C’est Robespierre qui travaillait vraiment à humaniser la Révolution lorsque, sans déclamation sentimentale, il donnait à la force révolutionnaire cette unité, cette rapidité qui préparaient l’apaisement par la victoire.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Ce n’était pas seulement le régime des tribunaux révolutionnaires et la loi des suspects qui faisaient violence à la nature humaine. Il n’était pas dans l’ordre, non plus, que quatorze cent mille hommes fussent aux frontières, et qu’en bien des cités, en bien des villages, il ne restât que des femmes et des enfants pour faire aller les métiers et labourer la terre. Il n’était pas dans l’ordre, non plus, en une société fondée sur la propriété privée et sur la concurrence, qu’un régime de réglementation et de réquisition mît tous les marchands et toutes les marchandises, tous les producteurs et tous les produits sous la surveillance révolutionnaire, sous les pénalités terribles de la loi contre les accapareurs, sous le niveau du maximum. Et pourquoi Desmoulins décompose-t-il ainsi l’immense crise ? Pourquoi veut-il désarmer soudain la Révolution de sa vigueur au dedans, quand il ne peut ni désarmer les quatorze armées révolutionnaires, ni désarmer les lois sur les subsistances ? Une même détente de paix, de liberté, d’humanité, se produira en tous sens par la victoire de la Révolution et cette victoire est-elle assurée en décembre 1793, quand Camille Desmoulins lance ses brûlots de clémence ?

Et à quel moment Desmoulins se risque-t-il ? Au moment même où son opération pouvait le plus compromettre et gêner Robespierre dans la lutte humaine qu’il avait entreprise contre les excès de l’hébertisme et les prétentions de la Commune.

C’est le 29 novembre que Robespierre avait demandé aux Jacobins de procéder à une épuration générale de leur Comité et de la société elle-même. Il voulait éliminer quelques-uns des éléments hébertistes qui des Cordeliers avaient envahi les Jacobins.

La tentative était hardie, car les Jacobins n’étaient pas une société fermée, ils étaient ouverts à tous les mouvements de la Révolution, et les infiltrations hébertistes y étaient profondes. Précisément le jour où Robespierre fait cette motion, c’est Anacharsis Cloots qui préside aux Jacobins, lui que Robespierre voulait exclure. C’est le 3 décembre que Robespierre se solidarise avec Danton. C’est le 4 décembre que la Convention vote la loi qui organise le pouvoir révolutionnaire et qui assure la primauté du Comité de Salut public sur la Commune et sur l’hébertisme. Et c’est au moment où Robespierre a besoin que l’hébertisme, poursuivi par lui, ne soit sauvé par aucune diversion, c’est au moment où il a tendu la main aux dantonistes, c’est au moment où il arme le pouvoir révolutionnaire d’une force légale qui lui permettra d’écraser peu à peu les factions sanglantes et inhumaines, c’est à ce moment que Desmoulins, sous prétexte d’humanité, fournit à Hébert une occasion admirable de reprendre l’offensive, compromet Robespierre solidarisé de la veille avec Danton, en donnant à la politique dantoniste une couleur de modérantisme et de contre-révolution, et neutralise les effets de la grande loi du 4 décembre.

Cette manœuvre soudaine jetait un tel désarroi dans la marche de la Révolution, elle servait si bien les intérêts des royalistes et les intérêts des furieux, c’est-à-dire deux fois les royalistes, l’excès de la fureur devant aboutir au royalisme par l’épuisement, que les contemporains se sont demandé si Danton n’avait pas une sorte de pacte secret avec la monarchie. L’hypothèse est certainement fausse. Mais le malheur immense et la faute de Danton, à ce moment, c’est que nul ne sait quelle est sa politique, quel est le but où il tend. La marche de Robespierre, à cette date, est décidée et claire. Il aurait voulu, sans violence, refouler peu à peu et éliminer l’hébertisme, former avec les dantonistes réconciliés un grand parti de la Révolution à la fois vigoureux et légal qui aurait découragé les forces ennemies et rendu possible, sans péril pour les patriotes les plus fervents, l’avènement de la Constitution et des négociations de paix. Au contraire, à voir l’étourderie avec laquelle, en décembre, les dantonistes déclarent la guerre à Hébert par des procédés qui aliénaient d’eux nécessairement Robespierre, on se dit : mais sur qui donc peuvent ils compter ? sur quelle force sociale ? Pour modérer et organiser la Révolution contre Hébert et sans Robespierre, ils n’auraient pu, en effet, faire fonds que sur les royalistes assagis, sur ceux qui auraient accepté le retour à la Constitution de 1791.

De là à supposer que Danton ne répugnait pas à une restauration monarchique, qui aurait mis sur le trône ou le duc d’Orléans, ou le jeune Louis XVII élevé loin des siens, et entouré d’un Conseil de régence donnant des garanties à la nation révolutionnaire, il n’y avait pas loin. Les dantonistes, par les intrigues de Fabre d’Églantine, par les pamphlets de Desmoulins, par la dénonciation retentissante de Philippeaux, reprenaient exactement le jeu de la Gironde. C’était le système des papiers rolandistes qui recommençait, et de même que les Girondins s’acculèrent eux-mêmes à n’avoir plus d’autre alliance possible que celle des royalistes, de même que ceux d’entre eux qui étaient républicains frémirent d’épouvante au bord de l’abîme de contre-révolution monarchique qui s’ouvrait à leur approche, de même Danton se serait sans doute foudroyé de son propre anathème le jour où il aurait constaté qu’en s’éloignant de Robespierre il s’était mis dans l’ombre du Temple.

Il n’est pas indifférent que deux observateurs aussi remarquables, aussi avisés que Mallet du Pan et Gouverneur Morris aient cru que la politique de Danton avait un arrière-fond royaliste. Ils se trompaient, mais leur erreur même est grave.

Mallet du Pan dit (et on va voir comme les traits sont forcés et souvent inexacts) :

« Dès la fin de novembre, et pour tenir tête aux hébertistes (le parti de la Commune), Robespierre s’unit avec Danton, son ennemi mortel, mais menacé comme lui, ayant à se reprocher sa vénalité, les sommes qu’il reçut de la liste civile, une fortune scandaleuse, des connivences avec le Temple et son opposition au procès de la Reine. »

La fortune de Danton n’était pas scandaleuse ; il n’avait reçu du Trésor royal, en 1790, que le remboursement de sa charge (peut-être un peu complaisamment établi par les ministres du roi qui cherchaient, en effet, à amadouer « le démagogue »). Mais ce que je retiens, c’est l’impression qu’a eue Mallet du Pan d’une entente secrète de Danton avec le Temple. Plus tard, faisant l’histoire des modérés, Mallet du Pan dit :

« Réduits à la seconde ligne par la supériorité de Robespierre et de ses coadjuteurs, ils s’étaient rangés sous la bannière de Danton ; ils participèrent à ses craintes, à ses projets et ont failli participer à sa destinée. Comme leur chef et intimidés par le tribunal révolutionnaire à l’élévation duquel ils avaient concouru, ils laissèrent périr la reine de France et Mme Elisabeth, avec le désir de les sauver. »

Gouverneur Morris est plus précis. Il n’attribue aucunement à Danton un plan de restauration monarchique. Il croit qu’il se proposait surtout, à la fin de 1793 et en 1794, de modérer la Révolution pour n’être pas écrasé lui-même sous ses débris. Mais il ajoute que Danton ne croyait pas à la République, qu’il avait du mépris pour la foule, qu’il pressentait l’avènement d’un César et qu’il laissait à l’avenir de décider quel serait ce chef, ou Danton lui-même ou peut-être un héritier du roi. Qu’on suive la progression dans la correspondance de Gouverneur Morris ; le 21 janvier 1794, il écrit :

« Il y a trois partis parmi les faiseurs du jour. L’un peut être appelé les dantonistes, parti avec lequel Robespierre est lié, et qui désire, par la douceur ou par quelque chose qui ressemble à un gouvernement légal, inspirer une sorte d’attachement à la Révolution. Ils craignent que le peuple, si souvent trompé, n’essaie enfin, par un effort unanime, effort non d’une conspiration, mais de la répulsion générale qu’inspire la tyrannie, de renverser, quelque imprévu que soit le régime qui doive lui succéder, l’édifice que ces hommes soutiennent au prix du sang, et dont les débris les écraseraient dans leur chute. »

Et pour consolider quelques-uns des résultats de la Révolution, Danton serait prêt à accepter un compromis avec la royauté. C’est ce que Morris écrivait il y a un an, en décembre 1792 :

« Peu après le 10 août, j’ai eu des renseignements auxquels vous pouvez croire, portant que le plan de Danton était, en obtenant l’abdication du roi, de se faire nommer lui-même chef d’un conseil de régence, composé de ses créatures, pour le temps de la minorité du dauphin ; cette idée n’a jamais été entièrement abandonnée. »

Et Morris répète en 94 que le plan de Danton, tel qu’il l’a exposé, est toujours le même. Aussi bien, comme il l’écrit le 15 avril 1794 (quelques jours après la mort de Danton) :

« Danton a toujours cru, et ce qu’il y a eu de plus malheureux pour lui, a toujours soutenu qu’un système de gouvernement par le peuple en France était absurde ; que la foule est trop ignorante, trop inconstante, trop corrompue pour fournir une administration basée sur la légalité ; qu’habituée à obéir, il lui faut un maître, et qu’en supposant même que le peuple eût été élevé dans les principes de la liberté, et qu’il joignît à l’énergie du sentiment la force de l’habitude, cependant, comme dans l’ancienne Rome, il aurait atteint l’époque où Caton devint fou, et César un mal nécessaire. La conduite de Danton fut à l’unisson de ses principes ; mais il était trop voluptueux pour son ambition, et trop indolent pour conquérir le pouvoir suprême. »

Non, Danton ne désespérait pas ainsi de la démocratie et de la liberté, et Morris, convaincu dès lors que la France marchait rapidement au despotisme, supposait volontiers aux hommes de la Révolution les pensées dont lui-même était plein. C’est à peine s’il accorde que Robespierre fût attaché à la République :

« Je crois que l’affermissement de la République serait, tout bien considéré, ce qui lui conviendrait le mieux. »

Danton ne s’était pas amusé à souffler le feu de la fournaise et à y jeter du minerai pour assister seulement au bouillonnement du métal et pour laisser le destin refondre la statue de la monarchie. J’imagine qu’il n’avait pas un système très lié, qu’il ne voulait pas enfermer d’avance en une formule la force inconnue des événements, mais qu’il avait encore assez de confiance en lui-même et aux hommes, malgré des accès de lassitude et de dégoût, pour espérer des réussites de la liberté. Mais ce qui reste inquiétant, c’est que la logique de la politique de modération hasardeuse et outrancière des dantonistes les conduisait à une alliance involontaire avec la monarchie. Et l’ambiguïté de la conduite de Danton, couvrant de son silence ou morigénant d’un ton de reproche fraternel et complaisant Fabre d’Églantine, Philippeaux et Desmoulins, jetait à tous les périls la Révolution que Robespierre, avec une obstination héroïque, voulait sauver tout à la fois de la démagogie et de la contre-révolution.

Robespierre fut exaspéré et meurtri. Du coup, après l’explosion des pamphlets de Camille, la Société des Jacobins devient une arène. Hébert, accablé en novembre par la vigoureuse et sage offensive de Robespierre, rebondit. Et l’épuration se poursuit comme une bataille où la victoire passe sans cesse d’un camp à l’autre. C’est Robespierre qui le 12 décembre fait rejeter Cloots ; Robespierre fut terrible. Il l’accusa d’avoir fait le jeu de l’ennemi par sa propagande d’irréligion et d’intolérance. Il l’accusa de méditer la guerre sans fin.

Et il alla jusqu’à l’outrager, jusqu’à animer contre lui la défiance chauvine et la jalousie. Que veut ce baron prussien ? et cet homme, avec ses cent mille livres de rente, peut-il être un sans-culotte ? Cloots, noyé sous ce flot, ne se défendit pas ; il sortit des Jacobins comme un cadavre emporté à la dérive par le courant.

Lâchement Hébert avait gardé le silence. Mais Desmoulins est obligé de se justifier le 14. Mais le 21, Nicolas insiste contre lui. Il demande que le Vieux Cordelier soit jugé ; Hébert élargit l’accusation : Fabre d’Eglantine aussi doit rendre compte de ses intrigues. La société jacobine hésite à exclure Desmoulins, d’abord à cause des services qu’il a rendus à la Révolution, et puis parce qu’il fut l’ami de jeunesse de Robespierre ; il semble qu’en le frappant on frappe un peu celui-ci.

Robespierre essaie de le sauver de lui-même. Il l’adjure de revenir à la prudence, de ne pas faire la joie des ennemis de la Révolution. Le 5 janvier la querelle entre Desmoulins et Hébert est personnelle et violente. Robespierre consent à ce qu’on brûle les numéros du Vieux Cordelier, mais demande que la société garde Camille. « Brûler n’est pas répondre » s’écrie celui-ci. Et il accule Robespierre à la rupture. La colère et la douleur de Robespierre étaient d’autant plus grandes qu’il savait bien que Desmoulins avait cédé à une fantaisie violente de son imagination et de sa sensibilité. L’intrigue profonde était ailleurs ; elle était dans les menées de Fabre d’Églantine. Mais Desmoulins était celui qui se découvrait le plus et qui compromettait Robespierre son ami. Par une sorte de diversion suprême, le jour même où il défendait encore Camille, le 8 janvier 1794, Robespierre s’engageait à fond contre Fabre d’Églantine :

« Je demande que cet homme qu’on ne voit jamais qu’une lorgnette à la main et qui sait si bien exposer des intrigues au théâtre, vienne s’expliquer ici. »

Ainsi s’aggravait l’imbroglio, et, par les démarches imprudentes ou funestes des dantonistes, la lutte que Robespierre avait voulu engager courageusement aux Jacobins contre l’hébertisme aboutissait, à quoi ? À obliger Robespierre à suivre Hébert dans l’acte d’accusation contre Fabre d’Églantine.

Les intrigues de quelques-uns des dantonistes, l’imprudence de quelques autres, le détachement de Danton qui grondait un peu et qui laissait faire, tout cela réduisait Robespierre à la défensive, juste à l’heure où il avait décidé l’offensive héroïque contre la faction d’Hébert. En vain il essayait, pour gagner du temps et pour rétablir son plan de campagne, de proposer aux Jacobins de hauts objets de discussion. Le club n’était plus qu’une arène où les révolutionnaires se dégradaient et se déchiraient. Saint-Just traduisait l’arrière pensée de Robespierre, lorsqu’il écrivait le 8 ventôse (26 février) :

« Dernièrement, on s’est moins occupé des victoires de la République que de quelques pamphlets. On distrait l’opinion des plus purs conseils, et le peuple français de sa gloire, pour l’appliquer à des querelles polémiques : ainsi Rome sur son déclin, Rome dégénérée, oubliant ses vertus, allait voir au cirque combattre des bêtes. »

Au cirque des Jacobins, le dantonisme et l’hébertisme se déchiraient et montraient tous deux leurs crocs à Robespierre et au Comité de Salut public.

Ce qui aggravait le malaise, c’était l’affaire obscure d’agiotage, de faux et de corruption à laquelle était mêlé Chabot et où va être impliqué Fabre d’Églantine. Elle couvait sourdement depuis deux mois, depuis la fin de vendémiaire. On se souvient que Delaunay, en juillet, avait dénoncé les manœuvres dolosives de la Compagnie des Indes, laquelle soustrayait à tout impôt le revenu de ses actions en les remplaçant par de simples inscriptions de transfert et, sous prétexte de procéder à sa liquidation, prolongeait son existence et ses opérations, malgré la loi qui l’avait dissoute, et accroissait même son capital. De même, dans ce rapport du 3 août sur l’agiotage, que j’ai déjà analysé, Fabre d’Églantine signalait les manœuvres illicites et illégales de cette grande Compagnie capitaliste.

« Par la loi du 22 août 1792, disait-il, les compagnies financières sont assujetties à un impôt du vingtième de leurs bénéfices. La Compagnie des Indes se moquant toujours de la loi (comme pour les mutations d’actions dissimulées en un registre secret de transfert) a converti ses bénéfices en entassement de capitaux simulés.

« Et la liquidation aussi est simulée ; et la preuve, c’est qu’elle est du double plus riche qu’elle ne l’était en commençant cette prétendue liquidation. »

Ces deux coups successifs frappés par Delaunay et Fabre d’Églantine éveillent l’attention de la Convention. Et elle décrète, le 27 vendémiaire (17 octobre), que la Compagnie sera tenue de se dissoudre sous la surveillance et par les soins du gouvernement. C’était le coup mortel. Delaunay, qui avait dénoncé la Compagnie, s’opposa à la mesure décisive qui assurait l’exécution de la loi. Pourquoi ? Il paraît bien démontré qu’il n’était qu’un agioteur véreux. Il avait attaqué la Compagnie des Indes ou pour déterminer une baisse des actions et spéculer ensuite en produisant un mouvement inverse de hausse, ou plutôt pour faire chanter la Compagnie. Ayant vu en lui un adversaire redoutable, elle l’acheta. Il devint son homme, et il commença à jouer cyniquement ce rôle en essayant d’amortir, devant la Convention, l’effet des coups que lui-même avait portés.

Au contraire, Fabre d’Églantine, fidèle à lui-même, appuya vigoureusement devant la Convention, le 27 frimaire, les mesures rigoureuses que son discours du 3 août avait en quelque sorte rendues nécessaires. Oui, mais voici que le texte du décret, renvoyé pour rédaction, selon l’habitude de la Convention, au Comité des Finances, est falsifié. Notamment (je ne retiens que la falsification la plus grave) la liquidation par l’État disparaissait et la Compagnie restait chargée du soin de se liquider elle-même. C’est Delaunay et Jullien de Toulouse qui avaient fait le faux, et ils avaient associé à leur opération l’abject et lâche et cupide Chabot, mêlé aux affaires de finances depuis qu’il fréquentait chez les banquiers autrichiens Frey, dont il venait d’épouser la sœur (5 octobre), avec une dot de deux cent mille francs. Chabot avait accepté de corrompre Fabre d’Églantine, celui-ci était secrétaire, et les faussaires avaient besoin ou de sa complicité active, ou tout au moins de son silence complaisant pour que le décret falsifié passât sans encombre.

Chabot, engagé ainsi dans le crime, n’osa pas aller jusqu’au bout. La silhouette de l’échafaud le hantait et, pris d’épouvante, il alla porter chez Robespierre non pas une confession sincère, mais un récit arrangé qui le sauvait. Il avait, dit-il, fait semblant d’écouter les propositions corruptrices qui lui étaient faites afin de découvrir la conjuration immonde par laquelle l’étranger se flattait de corrompre et de discréditer la Convention. Delaunay et Jullien étaient des malfaiteurs : ils lui avaient remis cent mille francs pour qu’il les portât à Fabre d’Églantine et qu’il achetât celui-ci. Mais Chabot ne voulait pas se risquer plus loin. Il avertissait Robespierre, et il tenait à la disposition du Comité de Sûreté générale les cent mille francs qu’il avait reçus pour une œuvre de corruption à laquelle il avait fait semblant de se prêter pour démasquer les coupables.

Le Comité de Sûreté générale trouva plus que louche le récit de Chabot, que Robespierre paraît avoir accueilli avec une confiance assez ingénue. Chabot fut arrêté ; une enquête fut ouverte ; et que découvre le Comité ? que le décret falsifié portait la signature de Fabre d’Églantine. Fabre d’Églantine, quand il fut appelé à s’expliquer devant le tribunal révolutionnaire, affirma que la pièce était un faux. Il avait signé le texte exact, et c’est après coup que les faussaires, abusant de sa signature, avaient ajouté la disposition favorable à la Compagnie. Il l’affirma et je crois aussi, avec Louis Blanc et Michelet, qu’il l’a démontré. Certainement, le tribunal révolutionnaire, âpre à la condamnation, n’a pas fait ce qu’il aurait dû faire pour résoudre l’énigme. Mais, à mon sens, Louis Blanc et Michelet n’ont pas assez dit que si Fabre d’Églantine fut compromis par la scélératesse des deux faussaires, il a été perdu aussi par ses habitudes d’intrigue, par l’obscurité éternelle et l’éternelle complication de son jeu.

Il reste à expliquer comment les deux faussaires avaient pu compter sur lui au point de jouer ainsi de sa signature. Il ne suffisait sans doute pas que Chabot se fût porté garant de Fabre d’Églantine ; car quel crédit pouvait avoir en ce point la parole de Chabot ? et d’ailleurs comment Chabot lui-même aurait-il pu compter sur l’adhésion de Fabre ? Évidemment, quand Delaunay et Jullien remirent cent mille francs à Chabot pour les porter à Fabre, ils s’imaginaient non pas tenter Fabre, mais le récompenser du service qu’il leur avait rendu déjà en leur abandonnant sa signature. Encore une fois, comment avaient-ils été conduits à se faire de Fabre d’Églantine cette idée ? Sans aucun doute Delaunay s’imagina que Fabre, en attaquant la Compagnie des Indes, jouait le même jeu intéressé que lui, et que la seule différence entre eux était que Fabre avait joué ce jeu plus longtemps. Peut-être le tour un peu singulier du rapport de Fabre d’Églantine sur l’agiotage avait-il suggéré à Delaunay la pensée que Fabre cherchait lui aussi à faire un coup. Il était, en effet, assez bizarre de développer tout un rapport sur le change, pour aboutir à la fin à une motion sur la Compagnie des Indes, et encore cette motion avait-elle une forme suspensive et mystérieuse, qui semblait calculée pour couvrir des manœuvres d’agiotage. Il annonce, en effet, à la fin de son rapport qu’il n’indiquera pas tout de suite les mesures qu’il a à proposer, parce que la discussion devant les comités pourrait en être longue et que, dans cet intervalle, les spéculateurs pourraient agioter.


Ordre d’arrestation de Danton, Lacroix, Camille Desmoulins et Philippeaux.
(D’après un document des Archives nationales.)


Oui, mais alors pourquoi annoncer des mesures destinées à frapper la Compagnie des Indes, avant d’être en état de spécifier ces mesures ? Ceux qui voudraient précisément déterminer une baisse en affolant les porteurs par le vague même de la menace procéderaient ainsi, et Delaunay put croire que Fabre d’Églantine manœuvrait dans le même sens que lui. Il y a, d’ailleurs, dans les explications mêmes de Fabre d’Églantine, un point assez obscur et inquiétant. Il dit que Chabot lui soumit d’abord un projet de décret.

« Chabot m’appela et me mena dans la salle de la Liberté (à la Convention) et là il me dit : « Voici le nouveau projet de décret, bien intitulé projet en toutes lettres ; c’est Delaunay qui l’a rédigé, je suis chargé de te le communiquer, et de te dire de le corriger, si tu ne le trouves pas bien, afin d’éviter les disputes. » Je lis ce projet, et bientôt je m’aperçois qu’au moyen de cette rédaction les administrateurs de la Compagnie des Indes pourraient se rattacher de nouveau à leur proie, et en écarter le gouvernement. Je fis donc sur-le-champ les corrections nécessaires pour imprimer mon opinion au projet, laquelle était toujours que les administrateurs ne puissent pas éluder la main du gouvernement, et je signai ce projet au crayon avec paraphe à chaque correction et je renvoyai ainsi le tout à Delaunay, et à mes collègues. »

En vérité, voilà qui est étrange. Je ne m’arrête pas à la remarque que fera bientôt Cambon, appelé comme témoin devant le tribunal révolutionnaire : qu’il était contraire à tous les usages de signer un projet de décret, lequel n’étant que la mise en œuvre d’un vote de la Convention, était une œuvre collective. Mais il y a dans la conduite de Fabre d’Églantine une sorte d’inconscience. Il sait bien que ni Chabot ni Delaunay ne peuvent se tromper. Il sait notamment que Delaunay a essayé de sauver la Compagnie des Indes, qu’il a combattu l’amendement proposé par lui, Fabre, et adopté par la Convention. Et quand, ensuite, c’est le morne Delaunay qui se charge de mettre au net une décision qu’il a tout fait pour empêcher, Fabre ne s’étonne pas ! Fabre ne s’indigne pas ! Bien mieux, Delaunay a l’audace de proposer à la signature de Fabre un texte contraire au vote de la Convention, contraire à l’amendement que Fabre a fait adopter, et Fabre ne se révolte pas ! Fabre ne va pas crier au Comité : « Vous avez remis le travail de rédaction à des coquins ! » Non, il se borne philosophiquement à quelques corrections au crayon, et il livre ensuite sa signature à des voleurs que lui-même prend en flagrant délit de vol. C’est une singulière insouciance que Delaunay avait interprétée sans doute comme une prudente complicité et qui l’avait enhardi au coup d’audace du faux définitif sur le décret lui-même.

Quand Danton apprit, le 15 janvier, par le rapport d’Amar à la Convention, l’arrestation de Fabre d’Églantine, son ami, il demanda d’abord qu’il fût admis à s’expliquer à la barre. Billaud-Varennes et Vadier lui répondirent avec violence. Et Vadier ajouta que l’affaire de Fabre se rattachait à celle de Chabot. Danton n’insista point ce jour-là ; mais, sans doute, il ne tarda pas à savoir avec plus de précision quelle était l’accusation qui pesait sur Fabre d’Églantine. Si vraiment il n’eut pas de doute, s’il fut convaincu que Fabre d’Églantine était victime d’une machination scélérate, qu’il succombait au crime d’un faussaire exploité par l’animosité d’ennemis politiques, par quel abandon des siens et de lui-même garda-t-il pendant deux mois et demi le silence ? Comment, au risque d’être foudroyé, n’alla-t-il pas crier aux Jacobins, à la Convention, sa certitude de l’innocence de Fabre, sa colère et son mépris contre les misérables qui essuyaient de le perdre par le faux et la calomnie ? Sans doute, il fut troublé, et se demanda à lui-même avec épouvante si la passion de l’imbroglio n’avait pas jeté l’intrigant éternel à quelque basse aventure. Ou du moins il reconnut l’impossibilité d’expliquer le flegme de Fabre d’Églantine devant la manœuvre criminelle de Delaunay, essayant de fausser la volonté de la Convention.

Mais quoi ! est-ce qu’au discrédit des déchirements va se joindre pour la Révolution le discrédit de la corruption ? Au moment où elle ne peut se sauver qu’en imposant au vaste monde des tyrans et des esclaves la terreur tout ensemble et le respect, faudra-t-il que la Révolution se dévore elle-même ? Faudra-t-il qu’elle soit prise entre des furieux qui veulent la souiller de sang, et des indulgents corrompus qui veulent la livrer sans défense aux trahisons des contre-révolutionnaires et au mépris de l’univers ? Tout le bénéfice du premier effort, immense et glorieux, du Comité de Salut public et de la Convention, à Lyon, à Marseille, à Toulon, en Vendée, en Belgique, sur le Rhin, tout le crédit révolutionnaire amassé par la sagesse et la vigueur du gouvernement va se perdre dans une flaque mêlée de sang et de boue. Haut les cœurs, et que la Révolution soit sauvée même au prix des décisions les plus violentes et des plus brutales exécutions !

C’est précisément une initiative de Fabre d’Églantine, entraînant la Convention à une démarche imprudente, qui exaspère la crise et en accélère le dénouement. Le 17 décembre, il demanda à la Convention l’arrestation de Vincent. C’était doublement une faute, d’abord parce que le fait d’avoir affiché la lettre violente de Ronsin sur Lyon, seul grief allégué par Fabre, ne suffisait pas à fonder une accusation. Il était enfantin de s’attacher à un détail alors que tout un système était en jeu. Et ensuite, c’est au Comité de Salut public et au Comité de Sûreté générale, seuls en état de recueillir des informations, seuls capables de saisir le moment où un acte politique pouvait être utilement accompli, qu’il convenait de laisser la direction de la lutte. Mais Fabre voulait beaucoup moins atteindre les hébertistes que gêner Robespierre.

La Convention adjoignit à Vincent, Ronsin et Maillard. Ces arrestations provoquèrent dans la clientèle hébertiste déjà vaste, dans les bureaux du ministère de la Guerre, aux Cordeliers, dans plusieurs sections, un émoi très vif et une agitation prolongée. Quoi ? est-ce que le rolandisme va recommencer ? Est-ce que nous revenons à l’époque où tous les placards des patriotes étaient dénoncés, où toutes les paroles étaient calomniées ? Est-ce que maintenant, comme au temps de la Commission des Douze, il n’y aura plus de sûreté pour les meilleurs combattants de la Révolution ? On frappait Hébert avant le 31 mai, on frappe maintenant les amis d’Hébert : le peuple laissera-t-il faire ? Devant ces récriminations et ces analogies, les Jacobins, gênés, se taisaient. Fabre d’Églantine, comme étonné et effrayé de l’ébranlement qu’il avait produit, écrivait au Comité de Sûreté générale pour préciser son initiative et limiter sa responsabilité. Les Cordeliers exultaient, et, par la faute de l’intrigant dantoniste, paraissaient prendre la direction du mouvement. Collot d’Herbois accourait de Lyon. Frapper Vincent, pour avoir reproduit les propos de Ronsin sur les Lyonnais que Collot d’Herbois lui-même avait tenus dix fois, c’était menacer, c’était presque frapper Collot d’Herbois lui-même. Ainsi, Fabre, sous prétexte de hâter la chute de l’hébertisme, obligeait Robespierre ou à couvrir Collot d’Herbois, ou à dissoudre le Comité de Salut public ; et, dans les deux cas, c’était faire le jeu des hébertistes. Les Cordeliers décidèrent que le jour même où Collot reprendrait séance à la Convention (le 21 décembre) ils y porteraient le buste, les cendres et la tête de Chalier. Qui oserait désavouer le martyr en calomniant, en incarcérant ceux qui avaient voulu le venger ? Le 23 décembre, les Cordeliers lisent à la Convention une pétition menaçante. « Nous sommes et nous resterons les Cordeliers que rien n’abattra. »

Le même soir, aux Jacobins, Collot est dramatique. Il donne lecture de deux lettres de Lyon, dont l’une de Fouché, qui annoncent que Gaillard, un des amis de Chalier, « s’est tué de désespoir, se croyant abandonné par les patriotes ».

Voilà où mène le modérantisme. Voilà l’effet de l’arrestation de Ronsin et de Vincent : la violence faite aux patriotes parisiens est une menace pour tous les révolutionnaires de France.

« Il faut, s’écrie Collot, prévenir de nouveaux malheurs. Il faut ranimer le courage de nos frères les Jacobins, qui sont en ce moment à Commune-Affranchie. J’en ai parlé au Comité de Salut public ; Robespierre lui-même s’est chargé d’écrire à nos malheureux frères. Un courrier extraordinaire leur sera dépêché, et je demande que la Société y joigne une lettre rassurante, une lettre consolatrice, et que nous fassions tous ici le serment de ne pas survivre à celui de nos frères qui pourrait être attaqué. »

« Tous les membres de la Société se lèvent à la fois et font ce serment terrible avec la plus grande énergie, aux applaudissements réitérés des tribunes. »

Les Jacobins devenus une succursale des Cordeliers, Robespierre sous la domination des hébertistes et sous le canon de Collot, quel triomphe pour Fabre d’Églantine, et comme il devait savourer ses intrigues, s’amuser aux péripéties ! Cependant, Robespierre, patient, assidu, tenace, n’abandonne pas la lutte ; et le 27 janvier il pare le coup qu’un des agents cordeliers lui portait aux Jacobins. Brichet proposait, en effet, que la Société demandât le lendemain à la Convention de mettre en jugement les restes des Brissotins et de s’épurer elle-même par l’élimination du Marais. Les restes des Brissotins, c’étaient les soixante-treize que Robespierre avait sauvés. Le Marais, c’était Barère sans lequel Robespierre eût été à la merci ou de Fabre d’Églantine, ou d’Hébert.

« Depuis le 31 mai, s’écria Robespierre, il n’y a plus de Marais ; ou bien si ce que vous appelez le Marais était menacé par vous, le Marais ferait alliance, pour se sauver, avec la faction des indulgents ; et vous auriez fortifié celle-ci que vous prétendez vouloir détruire. »

Et il fit exclure des Jacobins Saintex et Brichet, « monsieur Brichet », comme dit âprement Robespierre, sans doute pour répondre aux hébertistes qui affectaient de l’appeler, lui, « monsieur Robespierre ». En vain, Brichet protesta contre « le despotisme d’opinion ».

Toutes les fois que Robespierre prenait une de ces vigoureuses offensives qu’il préparait par une tactique patiente et souple, les Jacobins se retrouvaient avec lui. Mais l’exagération des Cordeliers redoubla ; et Mallet nous apprend que le lendemain « Paris fut tapissé de placards inflammatoires contre Robespierre, où on le dénonçait sous le caractère d’un tyran. À aucune période de sa faveur il n’avait essuyé une bourrasque si publique, indice de sa décadence dans l’opinion, à la fin de janvier ».

La mise en liberté de Ronsin, de Vincent et de Maillard, contre lesquels le Comité de Sûreté générale déclare ne point trouver de charges, loin d’apaiser l’hébertisme, l’exalte et l’enflamme. Il sait ou il croit qu’avec de l’audace il emportera tout. D’ailleurs, ni Grammont, ni Lapallu, ni bien d’autres agents violents de l’hébertisme ne sont relâchés.

Quand donc cessera l’oppression des patriotes ? Robespierre pressent un combat à mort. Et il prend position à la Convention par son discours du 5 février, dirigé à la fois contre le dantonisme et contre l’hébertisme, contre la faction des indulgents qui, en plein combat, demandent la protection sociale pour les ennemis de la patrie et assassinent les révolutionnaires de « leur douceur parricide », et contre « les faux révolutionnaires » qui déconcertent sans cesse par leur déclamation et leur fureur le travail utile, les mesures d’organisation et de salut, et qui paradant sans cesse « aimeraient mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action ».

Dès lors, il est résolu à frapper des deux côtés à la fois ; il s’installe sur une hauteur âpre et d’où il pourra balayer tout l’horizon. Jamais il ne pourra atteindre la démagogie hébertiste s’il n’a pas rassuré tous les patriotes, tous les révolutionnaires contre la politique de défaillance traîtresse des indulgents. Et il déclare la guerre aux uns et aux autres. Mais que de sacrifices, que d’épreuves va imposer ce double combat !

Robespierre a le pressentiment aigu de son rôle terrible. C’est lui qui va être chargé de distribuer la mort à sa droite et à sa gauche. C’est lui qui va équilibrer l’échafaud ; il se sent devenir le centre de gravité de la guillotine, et, épuisé de travaux, de luttes, de soucis, malade des premières atteintes portées à sa popularité et des responsabilités qu’il assume, il sent ses forces défaillir. Après l’effort de son discours à la Convention, il est obligé de s’arrêter, et, à partir du 9 février jusqu’au 13 mars, il ne reparaît plus aux Jacobins. Il ne va pas non plus à la Convention. Couthon, dont la santé est débile, paie aussi en ce moment les fatigues du siège de Lyon, et la maladie de Couthon et de Robespierre semble, pendant un mois, livrer les Jacobins à Collot d’Herbois. Mais celui-ci les fatigue vite de son incapacité déclamatoire. Robespierre, du fond de la maison Duplay, surveille les événements. Il sait que le complot hébertiste se précise et se noue. Il sait que les attaques contre la Convention, contre le Comité de Salut public, contre ceux qui ne sont plus, selon le mot de Momoro, que « des hommes usés et des jambes cassées en Révolution », sont tous les jours plus audacieuses. Et la conclusion, enveloppée encore, commence à se dessiner : épurer la Convention ou la dissoudre, la subordonner complètement à la Commune et au ministère de la Guerre par un nouveau 31 mai, ou bien procéder à des élections nouvelles qui se feraient cette fois sous l’action directe des comités hébertistes mobilisant dans toute la France les colonnes de l’armée révolutionnaire. Ce n’est pas encore une conspiration précise, mais ce sont des rumeurs qui se propagent, dont le sens peu à peu apparaît.

Voici que Carrier, rappelé de Nantes dans la dernière quinzaine de février, se déchaîne à son tour. Lui aussi, comme Collot, plus que Collot, se sent menacé : il n’aura de salut que dans le triomphe de l’hébertisme, et les noyades de Nantes viennent à la rescousse des mitraillades de Lyon.

Robespierre comprend que pour pouvoir frapper ceux que Danton appelait les ultra-révolutionnaires, ceux que lui-même appelait les faux révolutionnaires, il faut qu’il reprenne contact avec l’énergie du peuple. Il faut qu’il rouvre devant lui les grandes espérances politiques et sociales de la Révolution. Saint-Just est revenu des armées pour cette autre bataille, et par lui, Robespierre lance ce qu’on peut appeler le manifeste révolutionnaire du Comité de Salut public.

Deux idées dominent le rapport du 8 ventôse an II. D’abord Saint-Just y proteste contre la fausse clémence. C’est la réplique officielle du Comité de Salut public au vieux Cordelier. Que signifie cette pitié subite pour ceux qui défendent la cause des tyrans impitoyables ?

« Vous voulez une république ; si vous ne voulez point en même temps ce qui la constitue, elle ensevelirait le peuple sous ses débris ; ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires ! Mais nous sommes des modérés en comparaison de tous les autres gouvernements. En 1788, Louis XVI fit immoler huit mille personnes de tout âge, de tout sexe, dans Paris, dans la rue Mêlée et sur le Pont-Neuf. La cour renouvela ces scènes au Champ-de-Mars. La cour pendait dans les prisons ; les noyés que l’on ramassait dans la Seine étaient ses victimes ; il y avait quatre cent mille prisonniers ; on pendait par an quinze mille contrebandiers ; on rouait trois mille hommes ; il y avait dans Paris plus de prisonniers qu’aujourd’hui. Dans les temps de disette, les régiments marchaient contre le peuple. Parcourez l’Europe ; il y a dans l’Europe quatre millions de prisonniers dont vous n’entendez pas les cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les ennemis de votre gouvernement. Insensés que nous sommes ! Nous mettons un luxe métaphysique dans l’étalage de nos principes ; les rois, mille fois plus cruels que nous, donnent dans le crime. Citoyens, par quelle illusion persuaderait-on que vous êtes inhumains ! Votre tribunal révolutionnaire a fait périr trois cents scélérats depuis un an ; et l’inquisition d’Espagne n’en a-t-elle pas fait plus ? Et pour quelle cause, grand Dieu ! Et les tribunaux d’Angleterre n’ont-ils égorgé personne cette année ? Et Bender qui faisait rôtir les enfants des Belges ! Et les cachots de l’Allemagne, où le peuple est enterré, on ne vous en parle point ! Parle-t-on de clémence chez les rois de l’Europe ? Non. Ne vous laissez point amollir. »

Et voici que Saint-Just, par une allusion directe, met en cause le dantonisme et Danton lui-même. Et de Danton il ne se borne pas à dire, comme faisait alors Robespierre, « le patriote indolent et fier ». Il l’accuse nettement de préparer une réaction générale.

« Soit que les partisans de l’indulgence se ménagent quelque reconnaissance de la part de la tyrannie, si la République était subjuguée, soit qu’ils craignent qu’un degré de plus de chaleur et de sévérité dans l’opinion et dans les principes ne les consume, il est certain qu’il y a quelqu’un qui, dans son cœur, ourdit le dessein de nous faire rétrograder ; et nous, nous gouvernons comme si jamais nous n’avions été trahis, comme si nous ne pouvions pas l’être ! La confiance de nos ennemis nous avertit d’être préparés à tout et d’être inflexibles.

« …La première loi de toutes les lois est la conservation de la République.

« Il est une secte politique dans la France qui joue tous les partis ; elle marche à pas lents. Parlez-vous de terreur, elle vous parle de clémence ; devenez-vous cléments, elle vous vante la terreur ; elle veut être heureuse et jouir. C’est ce relâchement qui vous demande l’ouverture des prisons, et vous demande en même temps la misère, l’humiliation du peuple et d’autres Vendées… On croirait que chacun, épouvanté de sa conscience et de l’inflexibilité des lois, s’est dit à lui-même : « Nous ne sommes pas assez vertueux pour être si terribles. Législateurs philosophes, compatissez à nos faiblesses. Je n’ose pas vous dire : « Je suis vicieux », j’aime mieux vous dire : « Vous êtes cruels. »

Or (et c’est ici la seconde grande idée du rapport, c’est le point par où le terrorisme politique de Saint-Just rejoint son système social), bien loin qu’il convienne de relâcher maintenant les ressorts de la Révolution, il faut aller dans le sens des forces révolutionnaires, jusqu’à donner aux pauvres qui luttent pour la liberté les biens de tous ceux qui la menacent. Ce sera un expédient d’égalité révolutionnaire, qui n’aura pas seulement pour effet d’assurer et d’affermir l’action immédiate de la Révolution, mais qui préparera et annoncera les institutions de justice, les institutions sociales sans lesquelles la Révolution n’aurait point de base.

Saint-Just répète sans cesse : « Il y a trop de lois, trop peu d’institutions civiles ». Il entend par là que la société commande, qu’elle prescrit aux individus tel ou tel acte, mais qu’elle n’a pas créé de vastes organisations qui rendent, en effet, facile à l’individu l’accomplissement de ces actes. Ce que Saint-Just demande dans les notes et les fragments qui nous sont restés de lui, c’est d’abord qu’on institue l’enseignement commun, l’éducation commune.

« …Les enfants appartiennent à leur mère jusqu’à cinq ans si elle les a nourris, et à la République ensuite jusqu’à la mort. L’enfant, le citoyen appartiennent à la patrie. L’instruction commune est nécessaire. Les écoles seront dotées d’une partie des biens nationaux. »

Ce qu’il veut encore, c’est limiter les effets sociaux de l’héritage, et constituer un domaine public avec la fortune de ceux qui n’ont pas d’héritiers directs.

« L’hérédité est exclusive entre les parents directs. Les parents directs sont les aïeuls, le père et la mère, les enfants, le père et la sœur. La République succède à ceux qui meurent sans parents directs.

« …Nul ne peut déshériter ni tester. »

Et il réclame un système de lois qui fasse du travail une obligation, et qui anéantisse, par conséquent, la propriété aux mains oisives.

« Tout propriétaire qui n’exerce point de métiers, qui n’est point magistrat, qui a plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver la terre jusqu’à cinquante ans. »

C’est la suppression des rentiers, c’est l’obligation pour la bourgeoisie rurale ou de travailler de ses mains ou de s’adonner à l’industrie.

« L’oisiveté est punie, l’industrie est protégée. »

L’idéal est une société où les hommes vivront surtout du travail agricole, et où la propriété foncière sera extrêmement divisée. Sans doute, Saint-Just ne proscrit ni l’industrie, ni le luxe. Robespierre avait dit, le 5 février : « Nous ne voulons dans la République ni l’austérité, ni la corruption du cloître ».

Saint-Just écrit dans ses notes :

« La République honore les arts et le génie. Elle invite les citoyens aux bonnes mœurs ; elle les invite à consacrer leurs richesses au bien public et au soulagement des malheureux sans ostentation… Nul ne peut être inquiété dans l’emploi de ses richesses et dans ses jouissances, s’il ne les tourne au détriment d’un tiers. »

Mais il attend surtout la force et la grandeur de la République d’une démocratie de petits propriétaires soutenus contre les accidents et les risques de la vie économique par un domaine public.

« Je défie que la liberté s’établisse s’il est possible qu’on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses ; je défie qu’il n’y ait plus de malheureux si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres. Là où il y a de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres : rien ne se consomme dans les pays de grande culture.

(D’après une aquarelle de la Bibliothèque Nationale.)

« Un homme n’est fait ni pour les métiers, ni pour l’hôpital, ni pour des hospices : tout cela est affreux. Il faut que l’homme vive indépendant ; que tout homme ait une femme propre et des enfants sains et robustes ; il ne faut ni riches, ni pauvres.

« Un malheureux est au-dessus du gouvernement et des puissances de la terre ; il doit leur parler en maître… Il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes, et assure l’aisance au peuple entier. L’opulence est une infamie, elle constiste à nourrir moins d’enfants, naturels ou adoptifs, qu’on n’a de mille livres de revenus.

« …Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres.

« …Le domaine et les revenus publics se composent des impôts, des successions attribuées à la République et des biens nationaux. Il n’existera d’autre impôt que l’obligation civile de chaque citoyen, âgé de vingt-un ans, de remettre à un officier public, tous les ans le dixième de son revenu et le quinzième du produit de son industrie… Le domaine public est établi pour réparer l’infortune des membres du corps social. Le domaine public est également établi pour soulager le peuple du poids des tributs dans les temps difficiles.

« La vertu, les bienfaits et le malheur donnent des droits à une indemnité sur le domaine public. Celui-là seul y peut prétendre qui s’est rendu recommandable à la patrie par son désintéressement, son courage, son humanité. La République indemnise les soldats mutilés, les vieillards qui ont porté les armes dans leur enfance, ceux qui ont nourri leur père et leur mère, ceux qui ont adopté des enfants, ceux qui ont plus de quatre enfants du même lit, les époux vieux qui ne sont pas séparés, les orphelins, les enfants abandonnés, les grands hommes, ceux qui se sont sacrifiés pour l’amitié, ceux qui ont perdu des troupeaux, ceux qui ont été incendiés, ceux dont les biens ont été détruits par la guerre, par les orages, par les intempéries des saisons.

« Le domaine public solde l’éducation des enfants, fait des avances aux jeunes époux, et s’afferme à ceux qui n’ont point de terres. »

Ces idées, Saint-Just les portait certainement dans son esprit dès février 1794 ; en son rapport il n’entre dans aucun détail, mais il fait entrevoir toute une évolution d’égalité sociale dans l’avenir, et, dès maintenant, il proclame que si on laisse en contradiction l’état politique, fondé sur l’idée de démocratie, et ce qu’il appelle l’état civil, c’est-à-dire l’état économique et social, la Révolution périra. Dès maintenant, il proclame que de vastes expropriations révolutionnaires appliquées non plus seulement à la propriété féodale, mais à toute propriété détenue par un ennemi de la Révolution, sont le complément logique du mouvement et la condition du succès. C’est un terrorisme nuancé de socialisme :

« Je vous ai dit qu’à la destruction de l’aristocratie le système de la République était lié.

« En effet, la force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avons point pensé. L’opulence est dans les mains d’un assez grand nombre d’ennemis de la Révolution ; les besoins mettront le peuple qui travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu’un empire puisse exister si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires à la forme du gouvernement ? Ceux qui font des révolutions à moitié n’ont