La Convention (Jaurès)/1101 - 1150

pages 1051 à 1100

La Convention.
La mort du roi et la chute de la Gironde

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que les généraux ou ses pourvoyeurs n’auraient pas manqué de faire pour le perdre sans ressources, ont enfin consenti à ce qu’on lui donnât un successeur.

Portrait de Louis XVI.
(D’après un dessin de Ducreux, au Musée Carnavalet.)


Ils ont bien repoussé le sieur Valence que voulait nommer la faction par l’organe de Brulard dit Sillery. Ah ! qui d’entre eux ne savait parfaitement que Valence, ancien valet de Cour, est l’âme damnée de Dumouriez, le généralissime gallo-prussien, le duc avorté du Brabant, que nous avons la sottise de maintenir à la tête de nos armées ? Peut-être auraient-ils dû s’unir pour nommer Bouchotte au département de la guerre : je dis peut-être, car je ne le connais pas assez pour garantir ses talents et son civisme ; mais à coup sûr, il vaut infiniment mieux que Beurnonville que je connais par plusieurs traits d’incivisme pendant son généralat, par ses ménagements pour les Autrichiens et par sa dureté pour les soldats de la patrie. »

Enfin, le 27 février, c’est-à dire quatre ou cinq jours à peine avant qu’arrivent les terribles nouvelles de Belgique, Marat publie sous le titre : Dumouriez tout entier, un acte complet et méthodique d’accusation, signé de Philippe Tompson, membre de l’académie des belles lettres de Londres, Paris et Berlin. Tout le numéro de ce jour y est consacré. C’est un tissu d’allégations exactes, et de fantaisies extravagantes. Ainsi, selon ce libelle, la victoire de Jemmapes n’est qu’une pièce dans un système de trahison :

« Mais quelle fut la douleur de mon Dumouriez lorsqu’il apprit la chute de son idole Louis Capet ! Ô désespoir, tu ne fus jamais mieux qu’alors dans l’âme de Dumouriez ; il fallut chercher des moyens pour sauver Louis XVI ; une invasion dans la Belgique était nécessaire pour s’emparer de quelques caisses ecclésiastiques, parce que l’argent manquait depuis la mort de la liste civile, une entrevue avec l’adjudant du roi de Prusse Bischopswerden suffit pour arranger cette contrée, les ennemis se retirent de ce côté-là, et la ville de Liège assiégée et soutenue par nos Belges avec un courage héroïque, fut délaissée par les troupes impériales afin de se retirer sur Tournay et sur Mons. Dumouriez négocia avec les chefs autrichiens à Jemmapes une convention dont voici les principaux articles (ce M. Tompson, membre de trois académies, ne manque vraiment pas d’audace, et Marat lui-même, malgré son goût pour l’étrange et l’occulte, devait éprouver quelque doute) :

« 1o Il importe au sort de Sa Majesté le roi de France, que les troupes impériales se retirent de la Belgique pour donner au général Dumouriez davantage d’influence et de considération en France, afin de former un parti considérable pour empêcher la mort de Louis XVI, sous le prétexte de bannissement ;

« 2o Avant de rendre le poste de Jemmapes, il sera fait une résistance très forte, mais si le courage venait à manquer aux Français, alors les troupes de Sa Majesté Impériale se retireront afin de rendre la Belgique, en tirant seulement quelques coups de canon pour la forme ;

« 3o Le général Dumouriez profitera de son entrée dans la Belgique pour mécontenter le plus possible le parti patriote, toutes les vexations seront employées contre eux, et l’on n’épargnera pas surtout les Belges qui ont été à Douai ;

« 4o En conséquence, tous les emplois, toutes les places seront résignés aux plus chauds partisans du parti vonckiste, comme des hommes sûrs dont les chefs sont dans le secret ;

« 5o Le général Dumouriez cessera les états et la Constitution, et emploiera tous ses moyens pour supprimer les abbayes ;

« 6o Sa Majesté le roi de France étant sauvée, alors le général Dumouriez évacuera les Pays-Bas sous quelque prétexte, et les troupes de Sa Majesté Impériale s’en empareront, pour entrer en France aussitôt que cela se pourra faire sans danger pour Sa Majesté le roi de France. »

Et le triple académicien Tompson ajoute :

« Toute la Belgique, toute la France savent si cette convention s’exécute : elle a coûté à la France onze mille patriotes égorgés à Jemmapes. »

Prodigieuse élucubration où se combinent contre Dumouriez les soupçons des révolutionnaires français et les haines des cléricaux belges qui lui reprochent de n’avoir pas d’emblée rétabli tout le despotisme catholique entamé par Joseph II ! Ce qu’il y a de curieux c’est que ce papier où l’invention va jusqu’à l’ineptie n’est qu’une variante et un spécimen poussé à la charge des nombreux projets de traité que les émigrés et les diplomates d’occasion commençaient à faire circuler dans les cours.

Comment Marat pouvait-il concilier l’accusation qu’il porte contre Dumouriez d’avoir fait le jeu des prêtres en Belgique avec le reproche que lui fait le clérical Tompson d’avoir « supprimé les abbayes » ? Mais surtout comment, après de tels articles, après de telles dénonciations, Marat pourra-t-il résister, au commencement de mars, à ceux qui veulent immédiatement révoquer Dumouriez ? Et pourtant, il l’osa, au risque de retourner contre lui-même les colères qu’il ameutait depuis des mois contre le général. En fait, même quand il l’accusait avec le plus de véhémence, Marat n’avait jamais demandé que Dumouriez fût rappelé brusquement. Il semblait s’attacher surtout à guérir le peuple de son engouement pour le vainqueur de Valmy et de Jemmapes : il voulait préparer et rendre possible le rappel de Dumouriez. Il ne voulait pas s’exposer à désorganiser l’armée, en lui retirant en pleine bataille un chef en qui elle avait encore confiance. Mais surtout il s’était fait en Marat depuis deux mois une sorte de détente. S’il avait été un hypocrite, si les craintes parfois forcenées et folles qu’il exprimait sur la marche de la Révolution n’avaient pas été sincères, il aurait continué, après le 21 janvier, à déclamer ses fureurs. Mais il était de bonne foi, et il lui parut que la mort du tyran était, pour toute la contre-révolution, un coup mortel ; et que si l’intrigue pouvait atténuer encore les effets de ce grand événement, elle ne saurait les détruire. C’est sans aucun mélange de joie cruelle ou de férocité, c’est avec une sorte de gravité sereine qu’il déduit les conséquences de la mort du roi :

« La tête du tyran vient de tomber sous le glaive de la loi, le même coup a renversé les fondements de la monarchie parmi nous, je crois enfin à la République.

« Qu’elles étaient vaines les craintes que les suppôts du despote détrôné cherchaient à nous inspirer sur les suites de sa mort, dans la vue de l’arracher au supplice ! Les précautions prises pour maintenir la tranquillité étaient imposantes, sans doute, la prudence les avait dressées, mais elles se sont trouvées tout au moins superflues depuis le Temple jusqu’à l’échafaud, on pouvait s’en fier à l’indignation publique ; pas une voix qui ait crié grâce pendant le supplice ; pas une qui se soit levée en faveur de l’homme qui naguère faisait les destinées de la France ; un profond silence régnait tout autour de lui, et lorsque sa tête a été montrée au peuple, de toutes parts se sont élevés des cris de : Vive la nation ! Vive la République !

« Le reste de la journée a été parfaitement calme ; pour la première fois depuis la fédération, le peuple paraissait animé d’une joie sereine ; on eût dit qu’il venait d’assister à une fête religieuse ; délivrés du poids de l’oppression qui a si longtemps pesé sur eux, et pénétrés du sentiment de la fraternité, tous les cœurs se livraient à l’espoir d’un avenir plus heureux.

« Cette douce satisfaction n’a été troublée que par le chagrin qu’a causé l’horrible attentat commis sur la personne d’un représentant de la nation, assassiné la veille par un garde du corps, pour avoir voté la mort du tyran.

« Le supplice de Louis XVI est un de ces événements mémorables qui font époque dans l’histoire des nations, il aura une influence prodigieuse sur le sort des despotes de l’Europe, et sur celui des peuples qui n’ont pas encore rompu leurs fers.

« En prononçant la mort du tyran des Français, la Convention nationale s’est montrée bien grande sans doute, mais c’était le vœu de la nation, et la manière dont le peuple a vu la punition de son ancien maître l’a élevé bien au-dessus de ses représentants ; car, n’en doutez pas, les mêmes sentiments qui ont animé les citoyens de Paris et les fédérés animent les citoyens de tous les départements.

« Le supplice de Louis XVI, loin de troubler la paix de l’État, ne servira qu’à l’affermir, non seulement en contenant par la terreur les ennemis du dedans, mais les ennemis du dehors. Il donnera aussi à la nation une énergie et une force nouvelle pour repousser les hordes féroces de satellites étrangers qui oseront porter les armes contre elle, car il n’y a plus moyen de reculer, et telle est la position où nous nous trouvons aujourd’hui, qu’il faut vaincre ou périr, vérité palpable que Cambon a rendue par une image sublime, lorsqu’il disait à la tribune, avant-hier matin : « Nous venons enfin d’aborder dans l’île de la liberté, et nous avons brûlé le vaisseau qui nous y a conduits. »

« Pour vaincre les légions innombrables de nos ennemis, le premier point est d’être unis entre nous. L’union eût infailliblement succédé dans le Sénat national aux discussions qui l’agitent encore, s’il eût été purgé des complices du tyran, des intrigants mêmes qui ont cherché tant de fois à raffermir son trône aux dépens de la liberté publique. Mais il avait été fanatisé, et persuadé que dénoncer ceux qui ont coopéré à ses attentats ne l’eût pas sauvé lui-même, il a gardé le silence, et il a voulu paraître comme un martyr. »

Ainsi, Marat, si resserré d’habitude en farouche défiance, s’ouvre à l’espérance. Il n’est plus comme isolé dans une cave obscure ; il est en communication avec le vaste peuple de la Révolution, sage et fort. L’horizon est plus ardent qu’au jour si lointain déjà de la Fédération ; mais il est aussi ample, et même, malgré les orages qui l’ont bouleversé, il paraît presque aussi serein : c’est l’expression même de Marat. Son vœu est pour l’union. Sans doute il reste encore tout frémissant de sa lutte contre la Gironde : il ne pardonne point aux hommes d’État d’avoir essayé de sauver le roi, et il regrette que Louis XVI, dont il suppose qu’ils ont été les complices actifs, ne les ait pas dénoncés avant de mourir. C’eût été fini : les intrigants auraient disparu avec le tyran et la Convention enfin unie eût fait face aux ennemis du dehors. Même avec les Girondins, Marat, à cette heure auguste et apaisée, semble espérer un rapprochement : et dans ce même numéro du 25 janvier, il conclut ainsi :

« Les coups sous lesquels tomba Pelletier ont déchiré le voile, et ces poignards que feignaient de redouter les factieux n’ont plus paru dirigés que contre le sein des amis de la patrie. Dans son sang ont été lavées les nombreuses calomnies si longtemps répandues contre les défenseurs de la liberté. Atterrés par sa chute, nos lâches détracteurs sont réduits au silence. Puissent leurs diffamations, leurs cabales, leurs menées, n’être que l’effet de la prévention, que le fruit d’un égarement passager, et non d’un système réfléchi ou de combinaisons atroces ! Puissent sur son cercueil être déposées toutes les dissensions qui ont divisé ses collègues ! Puisse sa mort faire renaître dans leurs cœurs l’amour du bien public, et cimenter la liberté ! Ah ! s’il est vrai que l’homme ne meurt pas tout entier, et que la plus noble partie de lui-même, survivant au delà du tombeau, s’intéresse aux choses de la vie, ombre chère et sacrée, viens quelquefois planer au-dessus du Sénat de la nation que tu ornais de tes vertus, viens contempler ton ouvrage, viens voir tes frères unis concourant à l’envi au bonheur de la patrie, au bonheur de l’humanité. »

Certes, Marat n’est pas à bout de ses forces de colère et de haine. Et à mesure que l’intrigue girondine, un moment accablée, s’agite de nouveau, il s’exaspère.

« Les députés amis de la paix, écrit-il le 28 janvier, s’étaient flattés que toutes les dissensions qui ont divisé jusqu’ici le Sénat de la nation se seraient éteintes sur la tombe de Pelletier. Vaine attente : le soir même de son enterrement, elles ont éclaté avec fureur au sujet de la nomination d’un nouveau président ; aucune des marques de mépris et de haine que les deux partis ont coutume de se prodiguer n’a été épargnée, de sorte que l’illusion du rétablissement de la concorde n’a duré qu’un instant.

« Vouloir que des hommes ennemis de la Révolution par sentiment, par principes, par intérêts, se sacrifient de bonne foi à la patrie, c’est vouloir une chose impossible ; car les hommes ne changent pas de cœur comme le serpent change de peau. Attendons-nous donc à les voir sans cesse lutter contre les amis du bien public, toutes les fois qu’ils n’auront pas à craindre d’être notés d’infamie. Il ne s’agit donc plus de vivre en paix avec eux, mais de leur déclarer une guerre éternelle, et de les contenir par la crainte de l’opprobre, et de les forcer au bien par le soin de leur propre salut. J’aurais fort désiré pouvoir déposer le fouet de la censure, mais il est plus de saison que jamais ; je renouvelle donc ici l’engagement sacré que j’ai pris à l’ouverture de la Convention de rester dans son sein non seulement pour vouer les traîtres à l’exécration publique, mais pour noter d’infamie les ennemis du bien commun, les faux amis de la liberté ».

Mais si, après une courte trêve, il se décide à l’éternel combat contre la Gironde, il ne veut pas avoir dans la Révolution d’autres ennemis. Je dirais presque qu’il n’a plus le courage d’agrandir ses haines. Il a tous les jours davantage besoin de sympathie et d’estime. Il se lasse de faire peur, de faire horreur ; et il veut rester uni aux patriotes de la Montagne, les rassurer, étendre peu à peu sur eux son influence.

« Quoique déterminé, dit-il dans ce même numéro du 28 janvier, à imprimer le cachet de l’opprobre sur le front de tout ennemi déclaré de la patrie, je n’en suis pas moins jaloux de ramener sur mon compte mes collègues intègres qui pourraient encore avoir quelque prévention contre moi. Ayant besoin de leurs suffrages pour faire le bien, je me fais un devoir d’aller au devant d’eux, et de dissiper les impressions défavorables qu’on a cherché à leur donner en me peignant comme une tête exaltée, et un cœur féroce, pour avoir quelquefois conseillé d’immoler des coupables au salut public. S’ils prennent la peine d’examiner avec soin dans quelles circonstances ce conseil, que commandait le malheur des temps, est sorti de ma plume, ils reconnaîtraient que je suis le plus humain des hommes. »

Il ne se désavoue pas ; il ne se renie pas ; il recommence même l’apologie des massacres de septembre qu’un moment il avait paru déplorer. Mais il veut dissiper le plus possible les craintes et les haines qui s’attachent à son nom. Les événements qui ont justifié plus d’une de ses prophéties, ont, en flattant son amour-propre, apaisé son cœur. Il raconte que ses collègues lui ont dit : « Tu es donc prophète, Marat ? » le jour où la correspondance de Mirabeau avec la cour fut découverte. Il espère peu à peu faire prévaloir ses idées, sa tactique ; et il croit que lui, l’homme d’expérience, âgé de plus de cinquante ans, il deviendra le conseiller des hommes beaucoup plus jeunes qui siègent à la Montagne. Il aspire à être le mentor tour à tour grondant et apaisé de la Révolution. Il veut, avant tout, être considéré comme un profond politique, et il triomphe de l’habileté avec laquelle il a éludé les fureurs de ses ennemis.

« Si j’avais à parler à des politiques profonds, je me servirais du même exemple (les journées de septembre) pour démontrer que je suis la tête la plus froide de la République.

« …Je dois observer ici comment les suppôts de la clique Roland se sont fourvoyés sur mon compte depuis l’ouverture de la Convention jusqu’à l’époque de la condamnation du tyran. Comme ils méjugeaient une tête fougueuse, qui leur donnerait à tout instant prise sur moi, et matière à me perdre, ils m’accordaient la parole avec une facilité qui avait lieu de surprendre les patriotes irréfléchis ; mais ayant bientôt reconnu que je ne disais que ce que je voulais dire, que j’étais toujours en mesure avec les événements du jour, et que je n’ouvrais guère la bouche sans les démasquer ou les écraser, ces messieurs prirent le parti de m’écarter de la tribune et de me condamner au silence. J’ai un trait plus saillant, mais moins connu. On sait avec quelle tartuferie les meneurs de la clique Roland avaient formé le complot de décrier la députation de Paris, et de diffamer ses membres les plus énergiques, auxquels ils prêtaient ridiculement des projets de dictature.

« On sait avec quelle constance ils en ont poursuivi l’exécution pendant plus de quatre mois. J’étais le principal objet de leurs calomnies quotidiennes.

« Qu’ai-je fait ? je les ai mis en fureur et les ai poussés hors des gonds, en les provoquant de temps en temps par de graves dénonciations. Ainsi cinquante plumes vénales étaient sans cesse occupées à vomir contre moi mille horreurs, à me peindre comme un scélérat couvert de tous les crimes, comme un monstre que la Convention n’expulserait pas simplement de son sein, mais qu’elle allait d’un instant à l’autre frapper d’un décret d’accusation et mettre sous le glaive des lois.

« Cependant ce décret d’accusation tant de fois annoncé ne venait pas, et l’homme représenté comme un malfaiteur restait fort tranquille au sein de la Convention à braver ses calomniateurs et à démasquer les ennemis du peuple. La conséquence nécessaire qui se présentait à tout homme d’un sens droit, c’est que le prétendu scélérat était un innocent calomnié, un zélé patriote, un intrépide défenseur de la patrie persécutée : j’avais prévu cette conséquence et je l’avais préparée avec soin. »

Et il ajoute, avec une abondante complaisance pour lui-même :

« Si l’on examine attentivement le rôle que j’ai joué dans les affaires publiques, depuis le premier jour de la Révolution, on verra que je me suis attaché à préparer les événements. Je suis arrivé à la Révolution homme fait et bien versé dans la politique, de sorte que j’étais peut-être le seul en France qui pût aller au-devant des dangers dont la patrie était menacée, qui pût démasquer les traîtres avant même qu’ils se fussent mis en vue, qui pût déjouer leurs complots, prévoir les événements, et présager les suites inévitables de toutes les machinations. Comme les vérités que je publiais n’étaient pas à la portée des lecteurs ordinaires, elles n’ont pas d’abord produit une vive impression sur le peuple ; ce n’est même le plus souvent qu’après que l’événement les avait justifiées, que le public me rendait justice, en me qualifiant de prophète.

« À l’égard des machinateurs, je me suis presque toujours contenté de préparer leur chute, en les démasquant à l’avance et en les travaillant sans relâche, de sorte qu’après que je les ai entraînés sur les bords de l’abîme, il n’a plus fallu qu’un coup de pied pour les y précipiter ; ce coup de pied, j’ai souvent dédaigné de le donner, n’aimant point à lutter contre des ennemis terrassés ; aussi a-t-on vu presque toujours les journalistes tomber à l’envi sur les traîtres, au moment où je cessai de m’en occuper. »

Dans sa joie orgueilleuse de prophète triomphant, Marat s’épanouit et s’adoucit. Même quand il avoue les journées de septembre, même quand il rappelle le conseil qu’il donna « de dresser huit cents potences pour les traîtres constituants », on sent que sa fureur est tombée et que sa méthode se transforme. Il a voulu faire peur aux ennemis de la Révolution tant que la Révolution était en péril. Maintenant elle est sauvée, et Marat semble heureux de reprendre contact avec la vie commune, de goûter ces joies de la sympathie qu’il avait comme oubliées dans l’âpre combat. Il a même, à ce moment, dans son journal, des accès de gaîté joviale qui sont, je crois, sans précédent dans son œuvre. Avec une sorte d’humour qui n’est pas sans charme il se démet de ses fonctions de dictateur, il licencie les Montagnards groupés autour de lui, en leur rappelant, d’un ton d’ironie discrète et fine, combien peu ils l’ont soutenu dans les jours d’orage.

« Lundi dernier, jour à jamais mémorable dans les fastes de notre république naissante, toutes les têtes couronnées de la terre ont été dégradées par les Français en la personne de Louis XVI. Adieu donc l’éclat des trônes, le prestige des grandeurs mondaines, le talisman des puissances célestes, adieu tout respect humain pour les autorités constituées elles-mêmes, quand elles ne commandent pas par les vertus, quand elles déplaisent au peuple, quand elles affectent quelque tendance à s’élever au-dessus du commun niveau. Matière à réflexion pour les ambitieux !

« Après cela, le moyen de songer encore à retenir dans mes mains la place de dictateur à laquelle m’ont porté les habitants de la Montagne ; cette charge si imposante, qui ralliait autour de moi tous ces intrépides guerriers, qui leur faisait faire de si grands efforts pour me venger, quand j’étais attaqué par les factieux du côté droit, qui leur fit déployer un si grand caractère le jour où ces rebelles voulurent m’envoyer à la guillotine, qui leur fit faire tant d’instances pour m’obtenir la grâce de parler pour ma défense ou le salut public, toutes les fois que le président rolandin me faisait descendre de la tribune, après m’y avoir retenu des heures entières, qui leur fît appuyer de toutes leurs forces les motions que je faisais pour le rétablissement de l’ordre et les intérêts de l’État !


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« Depuis le jugement de Louis XVI, tout a changé de face, tous les rangs sont confondus ; mes sujets de la Montagne ne sont pas seulement devenus indociles, mais incivils ; ils ne veulent plus entendre parler ni des devoirs de la subordination, ni des devoirs de la bienséance. Croira-t-on, que sans aucun égard pour mon rang et mes dignités, tous mes gardes du corps vinrent impoliment, mardi dernier, me tendre la main, pour me demander leur mois, en me menaçant de me faire assigner si dans les vingt-quatre heures ils n’étaient payés de leur solde ? Croira-t-on qu’après m’avoir parlé chapeau sur la tête, et m’avoir tenu debout près d’un quart d’heure, mon capitaine des gardes ne daigna pas se gêner le moins du monde pour me faire place à ses côtés, et je fus réduit à l’humiliation de courir de droite et de gauche pour chercher un bout de banc libre. Ô ciel ! tout est bouleversé dans mon empire ; il n’y a plus moyen d’y tenir, me voilà bien déterminé à donner ma démission dictatoriale, à moins que le commissaire de ma section, qui a reçu ma plainte, ne fasse droit à ma requête, en rétablissant mon autorité. »

C’est un vif éclair de gaîté sur ce visage si inquiet ; mais cet empressement familier et amical de la Montagne, Marat ne voudra plus y renoncer. Ces mains tendues de patriotes, il ne voudra plus qu’ils les retirent, et si des brouillons, des enragés entreprennent la lutte contre la Montagne elle-même, il les dénoncera furieusement. Son influence s’étend peu à peu sur la Montagne ; il dit, le 3 février :

« On ne peut que rendre justice à l’énergie civique qu’a déployée Cambon depuis quelque temps. « Le voilà maratisé » me disaient mes collègues de la Montagne. Tant mieux pour lui, le public témoin de ses efforts le comble déjà d’éloges, et croyez que le pilote maratiste, dont la faction Roland avait fait une injure, deviendra un titre d’honneur, car il est impossible, sans être maratiste, d’être un patriote à l’épreuve, un vrai défenseur du peuple, un martyr de la liberté. » Mais comment souffrirait-il que la Montagne fût attaquée au moment même où elle se « maratise » ?

Contre le mouvement des Enragés, Marat avait trois objections essentielles. D’abord il leur reprochait de substituer à l’action légale grandissante de la Montagne une agitation désordonnée qui permettait aux rolandins de parler de complots. Et il ne leur pardonnait pas d’injurier la Montagne, surtout la députation de Paris, quand celle-ci refusait de se solidariser avec eux. C’est pourquoi il avait combattu violemment les délégations révolutionnaires de février. « Son discours, dit-il, le 11 février, dans une adresse aux bons citoyens des sections de Paris, « avait pour but de détourner de dessus la Montagne, et surtout de dessus la députation de Paris l’imputation du complot dont les pétitionnaires des sections étaient l’aveugle instrument. »

Et il terminait son appel par ces mots :

« Ces recherches (sur la qualité et le civisme des délégués) regardent particulièrement les sections de Paris dont les pétitionnaires ont compromis l’honneur. J’aime à croire que les bons citoyens de toutes les sections de Paris, tous pénétrés des bons principes, de l’amour de l’ordre et du respect dû aux représentants du souverain, s’empresseront de désavouer des faussaires qui les faisaient parler en insensés et en factieux. »

Dans le numéro qui porte la date « du dimanche 25 février », mais qui est du dimanche 24, Marat attaque de nouveau les pétitionnaires :

« Plusieurs sections ont improuvé pareillement leurs commissaires de s’être laissés séduire par les intrigants qui ont rédigé la pétition insensée. À peine furent-ils éconduits de la Convention, que les plus intrigants se répandirent dans les cafés pour déclamer contre la députation de Paris. Le soir même, le sieur Plaisant de la Houssaye se rendit au club électoral dont il est membre, et il déclama avec fureur contre l’Ami du peuple, qu’il accuse d’être l’ennemi de la patrie et le principal auteur de la réception qu’on avait faite aux pétitionnaires. Il avait aposté plusieurs aboyeurs et aboyeuses dans les tribunes, qui firent chorus avec lui. J’ai déjà peint cet intrigant qui faisait les fonctions de président de la députation. »

Tout ce qui était dirigé contre la Montagne, tout ce qui pouvait la diminuer ou la compromettre était donc, à cette date, suspect ou même odieux à Marat. Même quand, après l’imprudence de son article du 25 février, les « patriotes » le défendirent mollement contre la colère et les demandes de mise en accusation formulées par la Gironde, il le leur reprocha avec amertume, mais comme on reproche une défaillance à un ami, sans aucune pensée de rupture.

« Mes chers collègues, leur dit-il, dans son numéro du 1er mars, ce n’est pas pour moi que je prends aujourd’hui la plume : c’est pour vous, pour votre honneur compromis par l’étrange discussion que vous avez laissé s’engager le 26 février sur mon compte, et l’indigne décret que vous avez permis à la faction criminelle de rendre contre moi.

« Depuis que la réunion des fédérés aux Parisiens a fait triompher le parti patriotique de la Convention et que les complots éternels des chefs de la faction criminelle ont ramené plusieurs honnêtes députés égarés, vous faites la majorité, et il dépend de vous d’arrêter toute mesure désastreuse, de prévenir tout injuste décret. Or, il n’est aucun de vous qui ne soit convaincu que les meneurs des hommes d’État se sont prévalus d’un passage du numéro 133 de ma feuille pour exciter le pillage de quelques boutiques d’épiciers, et m’accuser ensuite perfidement d’être l’auteur des désordres qu’avait préparés la rapacité des accapareurs, et qu’ont amenés les sourdes menées des émissaires de la faction criminelle, de concert avec les émigrés et les autres contre-révolutionnaires. Cependant, loin de vous élever contre cette perfidie, et de dévoiler cette trahison, vous avez souffert qu’un décret inique et infamant renvoyât la dénonciation aux tribunaux criminels ordinaires, et chargeât le ministre de la justice de poursuivre les instigateurs, les auteurs et les complices des désordres qui ont eu lieu le 25, comme si ces désordres pouvaient me regarder le moins du monde, comme si une réflexion politique, une simple opinion pouvaient être un délit.

« Je sais bien que le décret rendu à mon égard est nul et qu’il ne peut avoir aucune suite. Je sais bien aussi qu’il n’est déshonorant que pour ceux qui l’ont rendu : mais les scélérats qui l’ont lancé ne manqueront pas de s’en prévaloir pour induire en erreur nos frères des départements, pour me calomnier de nouveau, pour vous dénigrer, pour se réhabiliter dans l’opinion publique, et perdre la patrie avec plus de facilité. »

Comme on sent qu’il ne veut plus être aux yeux de la France le monstre, la bête sanglante ! et notez qu’il avertit dans une note que « ce n’est pas aux patriotes de la Montagne, mais à ceux du reste de la Convention » qu’il s’adresse. De ceux de la Montagne il ne doute pas, il sait qu’ils l’ont soutenu dans cette crise. Mais il espérait que l’esprit de la Montagne s’était répandu au delà, dans l’ensemble de la Convention, et il a une déception. De nouveau, il se livre à un accès de pessimisme, d’orgueil amer et de colère.

« Je le répète, l’atteinte portée, à mon sujet, à la liberté de la presse est alarmante. Quant à moi, je saurai bien m’élever au-dessus ; je ne suis point comme vous né d’hier à la liberté, j’en ai sucé l’amour avec le lait de ma nourrice, et j’étais libre depuis quarante ans que la France n’était encore peuplée que d’esclaves. Ma plume n’eut jamais d’autre frein que celui de la vérité ; en dépit de tous les décrets du monde, elle n’en connaîtra jamais d’autre, quand je devrais aujourd’hui rentrer dans mon souterrain : je vais donc en user au jour avec vous dans toute sa plénitude.

« Vous voyez tout en beau, je vois tout en noir, qui de vous ou de moi a raison ? Considérez l’état actuel de la France, la profonde misère où le peuple languit, les dilapidations énormes de la fortune publique, l’épuisement rapide de ses dernières ressources, l’oppression des amis de la liberté, l’insolence de ses ennemis, les machinations éternelles des meneurs qui occupent toutes les places d’autorité et qui dominent jusqu’au sein du Sénat national, les troubles qui agitent la République, les accaparements, les vols, les brigandages, les massacres, les désordres de toute espèce qui la désolent, les désastres qui la menacent au dedans, les dangers qui la menacent au dehors, et puis prononcez, si vous en avez le courage. »

Marat oublie un moment que lui aussi, il y a quelques semaines seulement, il avait « vu les choses en beau ». Mais en tout cas, même quand il a une rechute de désespoir, s’il entrevoit le salut et le remède, c’est dans l’action régulière et accrue de la vigoureuse Montagne, ce n’est pas dans l’agitation des Enragés qui, en discréditant la Montagne, compromettent la seule chance qui reste à la Révolution. Et bien loin de se laisser entraîner par le dépit à bouder à la Convention, Marat, qui au fond se rend bien compte que son malencontreux article du 25 a servi la cause de ses ennemis et des ennemis de la Montagne, va essayer d’en atténuer l’effet en se montrant, dans la crise de Belgique, un homme d’ordre, un homme de gouvernement.

Aussi bien, il ne reprochait pas seulement aux Enragés leur défiance à l’égard de toute la Convention, leur tendance hostile à la Montagne elle-même et à la députation de Paris. Sur le fond du problème économique, il était radicalement séparé d’eux. Eux, ils ne voulaient ni abandonner l’assignat ni le restreindre. Ils proposaient au contraire de lui donner une sorte de royauté sociale en le débarrassant de la concurrence de l’or et de l’argent, et en lui soumettant en gage toutes les propriétés foncières. C’est par là qu’ils espéraient rétablir l’équilibre entre l’assignat révolutionnaire et les denrées. Au contraire, Marat, comme on s’en souvient, avait toujours combattu l’assignat. Il avait fait un crime à Mirabeau d’en avoir étendu et systématisé l’emploi. Et malgré son admiration de fraîche date pour Cambon, il voulait en réalité détruire l’assignat.

« Les fléaux qui nous désolent (1er mars 1793) sont d’abord la misère qui ne fera qu’aller en augmentant. La cause en est dans cette masse énorme d’assignats dont la valeur diminue toujours avec leur multiplicité, autant que par leur contrefaction ; et leur diminution de valeur entraîne nécessairement l’augmentation du prix des denrées. Elles sont déjà parvenues à un prix exorbitant ; bientôt elles seront portées à un prix si haut qu’il sera impossible aux classes indigentes d’y atteindre ; ces classes sont les deux tiers de la nation ; attendez-vous donc à voir éclater les plus affreux désordres, et peut-être le renversement de tout gouvernement, car un peuple affamé ne connaît point de lois, la première de toutes est de chercher à vivre. Il y a trois ans que j’ai prévu tous ces désordres, et que n’ai-je pas fait pour m’opposer au système des assignats et surtout des assignats de petite valeur ? Ce n’est point par de petits expédients qu’on parviendra à remédier aux malheureuses suites de ce système qui nous menacent, mais par une grande mesure, la seule efficace, celle que je proposai dans le temps, c’est d’anéantir la dette publique, en payant sans délai les créanciers de l’État, chacun avec un bon national, du montant de sa créance, et en le recevant en payement des biens nationaux ; au lieu de mettre en émission une énorme quantité de papier-monnaie forcé, dont le moindre inconvénient est le discrédit qu’entraîne toujours le défaut de confiance qui en est inséparable. Cette mesure eût produit six grands biens à la fois : Par là on aurait diminué tout à coup la masse des impôts de toute celle des intérêts de la dette publique, et on eût soulagé d’autant le peuple. Par là, on aurait obvié à l’accaparement du numéraire, conséquemment à l’augmentation du prix des denrées, et on eût soulagé d’autant le peuple. Par là on aurait évité les frais énormes de fabrication et de gestion des assignats, et on eût soulagé d’autant le peuple. Par là on aurait empêché toutes les dilapidations des agents royaux, les spéculations des agioteurs du trésor national, et on eût soulagé d’autant le peuple. Par là on aurait prévu la contrefaction des assignats, et au dedans et au dehors, avec lesquels l’étranger nous enlève, en pure perte, toutes les productions de notre sol et de nos manufactures, ce qui écrase le commerce, l’industrie et le peuple. Par là enfin on aurait accéléré la vente des biens nationaux, attaché les nouveaux propriétaires à la patrie et cimenté la révolution. Mon plan pourrait s’exécuter encore en partie, et le bien qui en résulterait serait incalculable. Je l’aurais déjà proposé à la tribune de la Convention si je n’avais la certitude de le voir repoussé par les ennemis du peuple et les fripons intéressés au maintien des abus. Au demeurant, j’invite les amis du bien public à me représenter, et à le faire adopter s’ils le peuvent. »

Le plan de Marat était impraticable. Il l’avait été de tout temps. D’abord ces bons du montant de leur créance, remis à chacun des créanciers, auraient été immobilisés en leurs mains. Qui, en effet, sauf quelques banquiers ou spéculateurs, aurait voulu accepter une valeur parfois considérable et qui ne pouvait être employée qu’en achat de biens nationaux ? Mais les créanciers de l’État eux-mêmes n’auraient accepté qu’à contre-cœur une valeur immobile, inéchangeable, et qui était en réalité un ordre d’avoir à acheter des biens nationaux. C’était l’achat forcé. Il eût mieux valu alors payer directement en terres les créanciers de l’État en assignant d’office à chacun d’eux un domaine équivalent à leur créance. Mais cette opération eût été un acte de violence et une sorte de banqueroute. Il y aurait eu dès l’origine de la Révolution, c’est-à-dire à un moment où l’adhésion de la bourgeoisie créancière de l’État était le plus nécessaire, une véritable révolte des créanciers publics. En outre, ce n’était pas seulement pour payer les dettes de la France que la Révolution créait des assignats, c’était encore pour faire face au déficit résultant de la suppression des ressources anciennes et de la lente réalisation des ressources nouvelles, et pour fournir aux dépenses extraordinaires de la guerre. Comment Marat y eût-il pourvu dans son système ? Enfin, sans assignats, et sans assignats de petite coupure, il était impossible aux innombrables petits acheteurs mis en appétit par la Révolution d’acheter ces modestes lots, ces humbles parcelles de biens nationaux, qui par centaines de mille passèrent à la démocratie. Le numéraire trop rare n’aurait pas suffi à ces soudaines et formidables transactions.

D’ailleurs, il est malaisé de comprendre comment, à l’heure où écrivait Marat, il était encore possible de tenter, même à demi, cette sorte de consolidation territoriale de la dette. C’eût été précipiter encore le discrédit des assignats en accordant un droit de priorité pour l’achat des biens nationaux aux bons territoriaux créés à la dernière extrémité. C’eût été ajouter, contre les assignats, à la concurrence de la monnaie de métal la concurrence des bons territoriaux.

Mais plus le système de Marat est vain, plus il témoigne de l’effort fait par lui pour échapper à la suppression de la monnaie de métal, à la taxation des denrées, c’est-à-dire à tout le système économique et social de Jacques Roux et des Enragés. Et si, à la Montagne, Cambon, ami passionné de l’assignat, inclinait à la politique sociale et financière des Enragés, s’il était en ce sens non plus « maratiste », mais ultra-maratiste, Marat savait que ses vues sociales étaient conformes à celles qu’avait exprimées Saint-Just et qu’approuvait Robespierre. Le discours suprême trouvé dans les papiers de Robespierre et qui est son testament politique contient une protestation contre le système de finances fondé sur l’assignat et contre le système économique fondé sur la taxation. Marat était donc plus à son aise parmi les patriotes de la Montagne qu’avec les Enragés.

Enfin, comment des hommes légers, selon lui, et inexpérimentés, osaient-ils substituer leur initiative à la sienne dans l’application des grandes mesures réclamées par lui ? Oui, il avait dénoncé Dumouriez. Oui, il avait écrit le 29 janvier : « Si nous voulons ne pas être éternellement victimes des trahisons des chefs de nos armées, ouvrons donc enfin les yeux et comprenons une fois que c’est le comble de la folie de mettre à la tête des soldats de la liberté les ennemis de la liberté, et de faire commander des troupes révolutionnaires par les ennemis implacables de la Révolution. Aussi, renvoyons sans ménagements et généraux et officiers connus pour être des créatures du despote supplicié, des suppôts de l’ancien régime ». Oui, il avait dit plus récemment, le 12 février, que Dumouriez était « évidemment vendu au roi de Prusse ». Et hier encore il dénonçait ses intrigues et ses trahisons. Mais de quel droit des écoliers malavisés ou de fourbes interprètes compromettent-ils son système par l’application la plus maladroite, et demandent-ils la révocation de Dumouriez, juste à la minute où cette révocation serait un pire désastre que toutes les trahisons possibles du général ?

Ainsi, en ces premiers jours de mars, Marat était uni de pensée et de cœur à Robespierre et à Danton, et ces trois hommes étaient assez puissants par leur accord pour préserver la Révolution des terreurs folles et des emportements. Tous trois, ils déclaraient criminel et détestable de toucher à Dumouriez en pleine crise militaire. Tous trois, ils voulaient autant que possible ajourner les querelles intérieures, et même détourner de la Gironde les haines violentes et meurtrières qui commençaient à gronder, pour concentrer dans un suprême effort de défense nationale toutes les forces de la Révolution. Tous trois, ils étaient d’accord pour exciter le patriotisme révolutionnaire par une action plus directe de la Convention. C’est Danton qui propose d’abord d’envoyer des commissaires dans toutes les sections de Paris, et la proposition est étendue aussitôt à tous les départements, dans la séance du 9 mars. Sur un bref et vigoureux rapport de Carnot qui appelle au danger toute la jeunesse républicaine, la Convention décide :

« Des commissaires tirés du sein de la Convention nationale se rendront sans délai dans les divers départements de la République, à l’effet d’instruire leurs concitoyens des nouveaux dangers qui menacent la patrie, et de rassembler des forces suffisantes pour dissiper les ennemis.

« Les commissaires seront au nombre de quatre-vingt-dix, lesquels se diviseront en quarante-et-une sections. »

C’était une prodigieuse force qui allait jaillir. Marat, Robespierre et Danton étaient unanimes aussi à armer la colère du peuple de moyens rapides de répression, pour épouvanter les contre-révolutionnaires, et pour arracher le peuple à la tentation du meurtre désordonné. C’est dans cette double pensée de répression terrible et de légalité révolutionnaire que la Convention, par des décrets rapides du 9 et du 10 mars, crée le « tribunal criminel extraordinaire », qui s’appellera dans l’histoire le tribunal révolutionnaire. Ce tribunal sera établi à Paris ; « il connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tout attentat contre la liberté, l’égalité, l’unité, l’indivisibilité de la République, la sûreté intérieure et extérieure de l’État, et de tous les complots tendant à rétablir la royauté ou à établir toute autre autorité attentatoire à la liberté, à l’égalité et à la souveraineté du peuple, soit que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires, ou simples citoyens.

« Le tribunal sera composé d’un jury et de cinq juges.

« Les juges seront nommés par la Convention nationale à la pluralité relative des suffrages qui ne pourra néanmoins être inférieure au quart des voix.

« Il y aura auprès du tribunal un accusateur public et deux adjoints ou substituts qui seront nommés par la Convention nationale.

« Il sera nommé par la Convention nationale douze citoyens du département de Paris et des quatre départements qui l’environnent, qui rempliront les fonctions de jurés, et quatre suppléants du même département, qui remplaceront les jurés en cas d’absence, de récusation ou de maladie.

« Les jurés rempliront leurs fonctions jusqu’au 1er mai prochain, et il sera pourvu par la Convention nationale à leur remplacement, et à la formation d’un jury pris entre les citoyens de tous les départements.

« Les accusés qui voudront récuser un ou plusieurs jurés seront tenus de proposer les causes de récusation par un seul et même acte ; et le tribunal en jugera la validité dans les vingt-quatre heures.

« Les jurés voteront et formeront leur déclaration publiquement, à haute voix, à la pluralité absolue des suffrages.

« Les jugements seront exécutés sans recours au tribunal de cassation.

« Les juges du tribunal extraordinaire prononceront les peines portées par le Code pénal et les lois postérieures contre les accusés convaincus : et lorsque les délits qui demeureront constants seront dans la classe de ceux qui doivent être punis des peines de la police correctionnelle, le tribunal prononcera ces peines sans renvoyer les accusés aux tribunaux de police.

« Les biens de ceux qui seront condamnés à la peine de mort seront acquis à la République, et il sera pourvu à la subsistance des veuves et des enfants, s’ils n’ont pas de biens d’ailleurs.

« Ceux qui, étant convaincus de crimes ou de délits qui n’auraient pas été prévus par le Code pénal et les lois postérieures ou dont la punition ne serait pas déterminée par les lois, et dont l’incivisme et la résidence sur le territoire de la République auraient été un sujet de trouble public et d’agitation, seront condamnés à la peine de déportation. »

Terrible machine dont tous les rouages sont meurtriers. La Révolution savait que l’étranger avait des complicités secrètes dans le cœur de tous les contre-révolutionnaires. Danton était averti par Morillon des sourdes conjurations de Bretagne.

L’Électricité Républicaine.
Électricité républicaine donnant aux despotes une commotion qui renverse leurs trônes.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Lyon remuait. De partout, si les armées françaises se repliaient vaincues vers nos frontières, allaient surgir les trahisons. Que les félons soient frappés d’épouvante et qu’une procédure terrible, rapide, sans appel, sans pitié, sèche en un instant, comme la dévorante ardeur d’un ciel implacable, tous les germes de trahison.

Ce n’est pas Danton qui avait pris l’initiative de cette grande et formidable mesure. À vrai dire, elle avait été suggérée d’emblée aux révolutionnaires par l’instinct de conservation, j’entends cette conservation collective qui se confond avec la victoire de l’idée.

Desfieux, aux Jacobins, dès le 3 mars, avait demandé la création d’un « tribunal révolutionnaire ».

Et Jean Bon Saint-André, qui avait été délégué comme commissaire à la section du Louvre, annonça dès le début de la séance du 9 mars le vœu de cette section : elle voulait qu’un tribunal spécialement établi veillât au-dedans pour punir les traîtres, les conspirateurs et les perturbateurs. Au reste, la section du Louvre expliqua elle-même son vœu que Carrier convertit en motion. Carrier employa le mot « tribunal révolutionnaire ».

Dès cette journée du 9, Robespierre, non seulement adhérait à l’idée d’un tribunal révolutionnaire, mais il se préoccupait des moyens de le composer de patriotes ardents. Desfieux dit aux Jacobins, dans la soirée du 9 :

« Je viens de rencontrer Robespierre qui m’a chargé d’inviter tous les députés de la Convention à se rendre à leur poste pour achever l’ouvrage qu’ils ont ébauché ce matin… Il faut organiser sur-le-champ le tribunal révolutionnaire afin que les conspirateurs soient jugés promptement, pour donner satisfaction au peuple »

Mais c’est Danton qui, le 10 mars au soir, comme la Convention allait se séparer sans avoir encore conclu, la somma d’aboutir et attira ainsi sur sa tête la responsabilité historique de cette nécessaire et terrible création : « Je somme tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste. Quoi ! citoyens, au moment où notre position est telle que si Miranda était battu par Clairfait, et cela n’est pas impossible, Dumouriez enveloppé serait obligé de mettre bas les armes, vous pourriez vous séparer sans prendre les grandes mesures qu’exige le salut de la chose publique ! Je sens à quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires ; car c’est pour eux que ce tribunal est nécessaire ; c’est pour eux que ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance du peuple. Les ennemis de la liberté lèvent un front audacieux. En voyant le citoyen honnête occupé dans ses foyers, l’artisan occupé dans ses ateliers, ils ont la stupidité de se croire en majorité. Eh bien ! arrachez-les vous-mêmes à la vengeance populaire, l’humanité vous l’ordonne.

« Rien n’est plus difficile que de définir un crime politique. Mais si un homme du peuple, pour un crime particulier, en reçoit à l’instant le châtiment, et s’il est si difficile d’atteindre un crime politique, n’est-il pas nécessaire que des lois extraordinaires prises hors du Code social, épouvantent les rebelles et atteignent les coupables ? Ici le salut du peuple exige de grands moyens et des mesures terribles. Je ne vois pas de milieu entre les formes ordinaires et un tribunal révolutionnaire, et puisqu’on a osé, dans cette assemblée, rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées ; je dirai, et j’aurai l’assentiment de tous ceux qui ont été les témoins de ces événements, que nulle puissance humaine n’était dans le cas d’arrêter le débordement de la vengeance nationale. Profitons des fautes de nos prédécesseurs.

« Faisons ce que n’a pas fait l’Assemblée législative. Soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être : organisons un tribunal non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu’il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de tous ses ennemis. »

Est-ce, comme on l’a dit, la glorification des œuvres de sang ? Est-ce l’apologie des journées de septembre ? Barère, dans ses Mémoires écrits d’ailleurs plus de trente ans après, raconte ceci :

« Un jour dans le premier Comité de Constitution, les Girondins reprochant à Danton les meurtres des 2 et 3 septembre dans les prisons, Danton, impatienté des ces récriminations perpétuelles, se leva et d’un air furieux leur répondit : « Le 10 août, la Révolution est accouchée de la liberté républicaine, le 2 septembre elle a déposé l’arrière-faix. » J’assistai à la séance et j’ai entendu les paroles de Danton qui réduisirent ses accusateurs au plus profond silence. Mais ceux qui vantent l’éloquence tribunitienne de Danton sans l’avoir ni jamais vu ni entendu, doivent convenir que c’est là un langage dont nos halles seraient jalouses. »

Vraiment, j’admire la délicatesse littéraire de Barère. S’il avait le sens de la grandeur impersonnelle de la Révolution, de la dignité collective de la Convention, il avait à l’égard des hauts individus une tendance dénigrante, et comme il avait exprimé son dédain pour « le petit génie » de Robespierre, il affectait de blâmer la grossièreté de Danton. Mais au fond, il n’ose pas contredire cette brutale physiologie révolutionnaire des journées de septembre. Et les réserves qu’il fait sur la création du tribunal révolutionnaire attestent surtout ses propres indécisions. Après coup et à distance, il exagère beaucoup l’opposition qu’il y fit :

« Je m’y opposai, écrit-il, ainsi que l’atteste le Moniteur de ce temps-là. Je portai même l’esprit d’opposition contre l’établissement de ce tribunal odieux jusqu’à paraître à la tribune avec le livre de Salluste sur la guerre de Catilina, livre où ce vertueux historien peint avec force le danger de semblables tribunaux qui commencent par attaquer et punir quelques coupables, et finissent par perdre les meilleurs citoyens. »

Oui, mais si l’on se reporte au texte du Moniteur avoué et invoqué par Barère lui-même, on y voit que, devant les murmures de l’extrême-gauche, sa protestation tourna court, et qu’il se borna à demander que les jurés fussent pris dans tous les départements. Et il constata, au demeurant, son accord complet avec la Montagne. Danton n’équivoquait pas ainsi. Il avait plus de franchise et de courage.

Mais pourquoi, au moment même où il semblait comme obsédé du danger de la patrie et où il s’appliquait tout ensemble à soulever et à organiser la Révolution, Danton s’avisa-t-il de demander la mise en liberté des prisonniers pour dettes ? On démêle assez mal quel rapport cette mesure, si humaine et si équitable qu’elle fût, avait avec les grands et poignants intérêts de la patrie en danger. Or, Danton a presque l’air, dès le début de la séance du 9, d’en faire la préface nécessaire et solennelle des grandes mesures de salut national.

« Avant de vous entretenir de ces grands objets, je viens vous demander la déclaration d’un principe trop longtemps méconnu, l’abolition d’une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la misère. Si la mesure que je propose est adoptée, bientôt ce Pitt, le Breteuil de la diplomatie anglaise, et ce Burke, l’abbé Maury du Parlement britannique, qui donnent aujourd’hui au peuple anglais une impulsion si contraire à la liberté, seront anéantis.

« Que demandez-vous ? Vous voulez que tous les Français s’arment pour la défense commune. Eh bien ! il est une classe d’hommes qu’aucun crime n’a souillée, qui a des bras, mais qui n’a pas la liberté, c’est celle des malheureux détenus pour dettes ; c’est une honte pour l’humanité, pour la philosophie, qu’un homme, en recevant de l’argent, puisse hypothéquer et sa personne et sa sûreté. » (Vifs applaudissements.)

À la bonne heure, et le décret par lequel la Convention abolit sur l’heure la contrainte par corps est excellent. La proposition eut un grand écho. Robespierre, qui semble, dans toute cette crise, le lieutenant de Danton, s’empresse à demander que les prisonniers de Paris soient élargis immédiatement. Thirion célèbre le soir aux Jacobins le décret :

« Danton toujours grand, toujours lui-même, a fait triompher le principe de l’éternelle justice, en obtenant l’abolition de la contrainte par corps : la cause du malheureux devient de plus en plus sacrée. »

Mais Danton, quoiqu’il fût humain, n’était point sentimental ; et je reste surpris qu’à l’heure où tant de soucis devaient étreindre sa pensée, l’abolition de la contrainte par corps ait pris soudain tant de place dans son esprit. Se figurait-il vraiment que cette mesure humaine allait avoir d’emblée un tel retentissement européen que les tyrans, leurs orateurs et leurs ministres seraient comme foudroyés par l’exemple de l’humanité française ?

Dans la phrase où il annonce que Pitt et Burke seront par là mortellement frappés, il y aurait vraiment trop de naïveté si elle n’était pas une simple parade oratoire. Danton avait-il été frappé par la pensée de Condorcet, déclarant, à propos de la mort du roi, que plus la Révolution était obligée de frapper des coups terribles pour se défendre, plus elle devait, par de larges lois d’équité et de générosité sociales, attester au monde le fond persistant d’humanité que recouvraient un moment les nécessités brutales du combat ? Avant d’appeler sur sa tête et sur son nom la formidable responsabilité du tribunal révolutionnaire, voulait-il se couvrir devant l’histoire par une loi de clémence ? Ou encore, se sentant ébranlé déjà par l’effondrement de ces opérations de Belgique et de Hollande dont il avait été l’inspirateur, cherchait-il à grouper autour de lui les sympathies de toute cette bourgeoisie pauvre, meurtrie et ardente, qu’il allait libérer de chaînes ignominieuses ou du cauchemar de la prison ? Se disait-il aussi qu’en apaisant un peu toutes ces colères, on atténuerait les ferments de révolution sociale qui commençaient à travailler le peuple, sous l’action des Enragés ?

« Respectez la misère, s’écriait-il, et la misère respectera l’opulence : ne soyons jamais coupables envers le malheureux et le malheureux qui a plus d’âme que le riche ne sera jamais coupable. »

Il songeait sans doute à tous ces artisans menacés de la faillite, et dont Jacques Roux et Varlet exagéraient les rancunes et les craintes, à toute cette petite bourgeoisie excitée et souffrante, plus redoutable pour la stabilité de l’ordre révolutionnaire, que le prolétariat moins cohérent et moins aigri. Enfin, oserai-je le dire ? Je ne puis défendre entièrement mon esprit d’une sinistre hypothèse. Peut-être, tout au fond de lui-même, Danton s’est-il dit que le fonctionnement rapide du tribunal révolutionnaire peuplerait trop vite les prisons et qu’il fallait faire de la place. Mais plus probablement, Danton, hanté par le souvenir de septembre dont il parle ce jour même, redoute que, malgré l’institution du tribunal révolutionnaire, le peuple, sous le coup d’un désastre et en une heure d’affolement meurtrier, se porte aux prisons et recommence les massacres. Sans doute les prisonniers pour dettes, qu’un ordre de la Commune avait sauvés tout juste en septembre, faisaient-ils parvenir aux chefs révolutionnaires des appels pleins d’épouvante. Les laisserait-on, en un jour de confusion sanglante, égorger pêle-mêle avec les suspects de contre-révolution ? Et Danton limitait d’avance le désastre possible.

Mais il ne suffisait pas à Marat, à Robespierre, à Danton, qui formèrent vraiment ces jours-là, par leur entente, une sorte de triumvirat momentané, d’avoir fait jaillir des cœurs la flamme du patriotisme et d’avoir organisé la terrible répression révolutionnaire. Ils voulaient encore concentrer les forces de la Révolution, mettre un terme à l’anarchie affaiblissante des pouvoirs. Par qui était conduite l’action révolutionnaire au dedans et au dehors ? Par un conseil exécutif provisoire de ministres sans grande autorité, qui n’avaient ni assez de force légale ni assez de prestige pour diriger la Convention, et qui n’étaient pas non plus de simples instruments entre ses mains. Ils avaient trop ou trop peu de pouvoir.

D’autre part, le Comité de défense générale, qui était formé de trois membres élus par chacun des sept comités de la Convention, et qui siégeait depuis le 4 janvier, avait deux défauts aux yeux des trois grands révolutionnaires. D’abord il était dominé par les Girondins, qui avaient d’emblée affirmé leur primauté par la nomination de Kersaint comme président, de Brissot comme vice-président, de Guyton-Morveau et de Fonfrède comme secrétaires. Tout récemment, le 4 mars, c’est Pétion, de plus en plus lié à la Gironde, qui avait été nommé président. Mais surtout ce Comité avait fait preuve d’une incohérence, d’une incapacité de vouloir déplorable. Il avait flotté sans cesse entre des politiques contradictoires.

Le Comité de défense fut-il paralysé, en janvier et février par la lutte de Danton et de la Gironde ? C’est ce que Barère indique dans un passage de ses Mémoires, mais où abondent les inexactitudes. Ses souvenirs étaient étrangement flottants et vagues. Il écrivait, il est vrai, à plus de trente ans de distance ; mais il semble, puisqu’il se réfère lui-même souvent au Moniteur, qu’il aurait pu le consulter. Il accumule les erreurs. Il dit dans une note sur le Comité de défense générale :

« Les événements se pressaient dans la guerre de Belgique ; nos généraux faisaient ressembler cette guerre à une simple promenade militaire, surtout depuis la bataille de Jemmapes, où la bravoure des volontaires nationaux et de ceux de Paris principalement emporta de vive force des redoutes formidables. Pendant ce temps, les séances du Comité de défense générale, qui se tenaient au couvent des Feuillants, occupaient l’attention des principaux députés. Ce Comité, dont on a trop peu parlé, avait cependant rendu de grands services, d’abord avant le Dix-Août, et ensuite dans les mois de novembre et décembre 1792, jusqu’à la formation du premier Comité de salut public, le 5 avril 1793. Le Comité de défense générale s’occupait de préserver nos frontières méridionales des attaques des Espagnols, et il régularisait, autant qu’il était possible, la marche des armées et des contributions de guerre en Belgique.

« Si ce Comité ne s’était occupé que de ces deux objets, il aurait fait plus de bien ; mais, au mois de décembre, il appela tous les généraux à Paris et laissa tout stagnant dans les armées ; enfin il prépara mollement les armements et les approvisionnements pour la grande guerre qui nous menaçait au printemps de 1793. Ce qui annula encore davantage ses opérations, c’est une discussion très passionnée et inextricable au sujet des correspondances établies par les généraux avec le Comité, et surtout au sujet des intelligences secrètes que l’on prétendait avoir été entretenues depuis plusieurs mois avec le général Dumouriez, qui avait les principales forces à sa disposition.

« Alors on vit s’engager, dans le Comité de défense générale, la discussion la plus étendue et la plus animée entre deux partis de la Convention qui furent forcés de se dévoiler en s’accusant mutuellement, et qui nous firent sentir le besoin de les éloigner de la conduite générale des affaires.

« Ces deux partis se montrèrent ainsi : Danton et Lacroix étaient les chefs de l’un et correspondaient avec Dumouriez, ou plutôt cherchaient à le diriger dans ses mouvements militaires ; l’autre parti était plus nombreux, avait plus de talent oratoire, mais moins de finesse et d’intrigue politique, Gensonné et Brissot étaient à la tête de tous les Girondins et de tous leurs partisans. Ils étaient pour ainsi dire les héritiers des vues et des moyens de ce Comité, tandis que Danton et Lacroix y étaient des nouveaux venus.

« Plusieurs membres de la Convention, instruits de ces divisions dans le Comité défensif, en craignirent les résultats, et demandèrent d’y introduire de nouveaux députés pour neutraliser l’influence dangereuse des deux partis. On nomma six nouveaux membres pour entendre toutes les inculpations relatives aux correspondances de Gensonné et de Danton avec le général Dumouriez. Guyton-Morveau et moi furent au nombre de ces nouveaux membres du Comité. J’avoue que l’on employa jusqu’à vingt séances bien inutilement pour se convaincre que Danton et Lacroix voulaient exploiter seuls tous les profits et avantages de la conquête subite des Pays-Bas ; tandis que Gensonné et son parti cherchaient de leur côté à mettre de leur bord, et sous leur unique influence, le vainqueur de Jemmapes…

« Dans la dernière séance de février, au Comité de défense générale, Gensonné se vit forcé de montrer sa correspondance aussi volumineuse qu’obscure et énigmatique. Elle était écrite de manière à être entendue de celui à qui elle était adressée, non de ceux entre les mains de qui elle pouvait tomber. On y voyait le désir de dominer, d’intriguer, de diriger, de s’assurer une armée et un général pour des événements possibles de la part de l’entreprenante Commune de Paris. Mais tout cela était si précoce, si personnel, si fort limité aux Girondins, que l’opinion se tourna contre eux, et que ce Comité fut dès lors décrié, impuissant pour la défense publique, et exposé à tous les soupçons d’une assemblée naturellement défiante et toujours divisée. »

C’est comme une réalité lointaine vue à travers un milieu trouble qui déforme toutes les images et fausse tous les rapports. Barère semble faire du Comité de défense générale de la Convention la suite immédiate du Comité de défense de la Législative. Or, c’est seulement le 1er janvier que la Convention décréta la création de son Comité de défense. Barère dit, et assurément il s’imagine, qu’il n’est entré qu’après coup dans ce Comité, avec Guyton de Morveau, et pour jouer un rôle de conciliation entre les deux partis qui le déchiraient. Or, Barère est entré au Comité de défense générale le premier jour ; il a assisté à la première séance, celle du 4 janvier, comme représentant du Comité de Constitution, et Guyton de Morveau y est entré en même temps que lui, comme représentant du Comité diplomatique. (Voir Aulard, Recueil des actes du Comité de salut public, etc., vol. 1, page 389.) Il n’a donc pu être désigné pour apaiser des querelles qui n’avaient pu se produire encore. Ce qui est vrai, c’est que le 25 mars le Comité de défense générale fut renouvelé, et qu’au lieu de le composer presque exclusivement de Girondins, la Convention le forma alors, à peu près par moitié, de Montagnards et de Girondins. Le Comité ainsi renouvelé nomma Guyton de Morveau président, et Barère vice-président. De là vient, dans les souvenirs de Barère, cette confusion. Il a cru être entré au Comité le jour où il en est devenu vice-président et où son influence y a été plus grande. Comme il faut se défier des Mémoires ainsi rédigés à distance des événements ! Barère désigne Danton et Lacroix comme les chefs d’un des deux partis qui se disputaient le Comité de défense générale. Or Danton n’y entra que le 25 mars, et Lacroix n’en fit jamais partie. Barère dit que la correspondance de Gensonné avec Dumouriez fut vivement discutée à la fin de février au Comité de défense générale. Or, il est certain que nul ne connaissait cette correspondance avant le mois d’avril. Cela résulte avec certitude de l’interruption adressée par Gensonné à Danton, dans la fameuse séance du 1er avril :

« Danton, j’interpelle votre bonne foi. Vous avez dit avoir vu la minute de mes lettres, dites ce qu’elles contenaient. »

Ce langage serait inexplicable si le texte des lettres avait été, comme l’indique Barère, soumis dès la fin de février au Comité de défense générale. La vérité est que le Comité de défense ne commença à se préoccuper des responsabilités diverses qui pouvaient se rattacher à l’action de Dumouriez que lorsque celui-ci eut écrit le 12 mars une lettre menaçante pour la Convention.

Est-ce à dire que, pour la première période de la vie du Comité de défense générale, les souvenirs de Barère sont absolument inexacts ? Il n’y avait pas conflit déclaré au sujet de Dumouriez, mais il y avait lutte sourde d’influences. Les Girondins, par Gensonné, cherchaient à mettre la main sur lui, à en faire décidément leur homme, tandis que Danton qui, en sa qualité de commissaire auprès des armées de Belgique, avait parfois l’occasion d’entretenir le Comité de défense, voulait se servir de lui pour l’accomplissement de ses desseins. Et pendant que les partis se disputaient ainsi Dumouriez, ils l’immobilisaient ; le Comité de défense générale se perdait en des discussions vastes et vagues ; il traçait le plan de la guerre universelle, continentale, maritime, coloniale, qui se préparait, et il ne négligeait qu’une chose : donner à l’action armée de la France en Belgique, qui aurait pu être décisive à ce moment, une impulsion vigoureuse et une direction nette. Ainsi cet organe d’exécution apparaissait aussi débile, aussi insuffisant que le Conseil exécutif provisoire lui-même. Aussi Danton, Robespierre et Marat étaient-ils d’accord pour donner à la Révolution, dispersée et incohérente, des moyens d’action plus concertés et plus précis.

L’Aristocratico Stordito.
Image révolutionnaire italienne.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Cette concentration des pouvoirs répondait pleinement aux théories de Marat : déjà la constitution d’un tribunal révolutionnaire entrait à fond dans son système : et il voulait la même énergie dans l’exécutif que dans le judiciaire. Récemment encore, dans son numéro du 8 février, il rappelait la nécessité d’une action ramassée, rapide et secrète.

« C’est, disait-il, un des plus grands vices du gouvernement démocratique, que la lenteur et la publicité de toutes ses opérations : lenteur et publicité qui compromettent toujours le salut public, lorsqu’ils sont en guerre avec des États despotiques, dont la célérité et le secret des opérations est le caractère distinctif. Ces vices tiennent à l’essence même de cette forme de gouvernement. Dans une démocratie, tous les hommes étant égaux et jouissant des mêmes droits politiques, sont nécessairement jaloux les uns des autres ; or, le jeu de cette petite passion dans le Sénat national empêche le législateur de confier à aucun citoyen des pouvoirs illimités, surtout pour des opérations secrètes : quelques précautions d’ailleurs que l’on puisse prendre pour empêcher les abus d’autorité, et quelque peine qu’on puisse décerner pour les punir.

« C’est cette basse passion, autant que les trames des membres antipatriotes, qui a empêché de former dans la Convention un comité secret de trois membres avec plein pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer des machinations des ennemis publics, et saisir leurs papiers. C’est cette basse passion autant que l’intrigue, qui a empêché la Convention de charger deux de ses membres les plus instruits de faire un plan de constitution : ouvrage qui ne peut même être bien fait qu’autant qu’il est fondu d’un seul jet dans la même tête. C’est cette basse passion qui a porté la Convention à former des comités si nombreux pour n’en faire rien, et qui a multiplié si ridiculement les membres des corps administratifs ; car tous les intrigants de l’État ont été en l’air pour briguer les emplois et devenir fonctionnaires publics, c’est-à-dire pour devenir oppresseurs et vampires du peuple. Cette épidémie politique, qui a de si grands inconvénients chez les peuples qui ont des mœurs, doit en avoir de cruels chez une nation corrompue par treize siècles de despotisme, en proie à tous les vices et remplie d’intrigants, d’hypocrites, de fourbes, d’escrocs, de fripons, de traîtres et de machinateurs, couverts d’un faux masque de civisme. Nous ne voyons encore que les premières ronces de ces funestes semences ; mais bientôt elles couvriront le champ de la liberté, et elles étoufferont avant leur maturité les heureux fruits que nous pouvons attendre, si une main hardie ne s’empresse de les arracher. »

Avec cette conception presque dictatoriale de tout le pouvoir révolutionnaire, Marat abondait dans la politique de concentration des forces que préconisait Danton dans la crise de mars.

Ce que Danton demande à la Convention, c’est d’abolir la dualité du pouvoir délibérant et du pouvoir exécutif : c’est de prendre elle-même le pouvoir et d’exercer le ministère. Il avait vu à quelle perte de forces et de temps aboutissaient les perpétuels conflits du conseil exécutif provisoire et des comités de la Convention. Il semblait qu’entre le Conseil exécutif provisoire et le Comité de défense générale, il dût y avoir harmonie, puisque l’influence girondine dominait l’un et l’autre. Et pourtant, tandis qu’au Comité de défense générale quelques girondins semblaient seconder les plans de Dumouriez, sans agir toutefois de façon efficace, la diplomatie du Conseil exécutif, au contraire, le contenait, le refoulait, interdisait ou ajournait l’expédition en Hollande.

Qu’on en finisse avec le jeu compliqué et lent de ces rouages discordants. Il est temps, pour sauver la patrie, « d’organiser le ministère, le pouvoir exécutif ».

Le 10 mars, en même temps qu’il demande le tribunal révolutionnaire, il insinue son idée.

« Il faut sauver la France des convulsions de l’anarchie ; il faut établir et consolider la République. Prenez-y garde, citoyens, la pusillanimité tue, l’audace sauve. Soyons prodigues d’hommes et d’argent, déployons tous les moyens de la puissance nationale, mais ne mettons la direction de ces moyens qu’entre les mains d’hommes dont le contact nécessaire et habituel avec vous vous assure l’ensemble et l’exécution des mesures que vous avez combinées pour le salut public. Vous n’êtes pas un corps constitué, car vous pouvez tout constituer vous-mêmes. »

Le 11, il se risque et s’engage à fond. Rompant avec la tradition défiante de la Constituante et de la Législative, reprenant avec audace, pour le salut de la Révolution menacée, ce que Mirabeau avait proposé pour le salut de la monarchie constitutionnelle, il demande que la Convention prenne les ministres dans son sein, c’est-à-dire que le Conseil des ministres soit, en réalité, le Comité suprême : et il sent si bien ce que sa motion a de hardi, qu’il écarte d’abord de lui-même, avec une prudence qui ne me paraît pas répondre à toute l’énergie de son caractère, tout soupçon d’ambition personnelle.

« S’il est dans mon opinion que la nature des choses et les circonstances exigent que la Convention se réserve la faculté de prendre partout et même dans son sein des ministres, je déclare en même temps, et je le jure par la patrie, que moi je n’accepterai jamais une place dans le ministère tant que j’aurai l’honneur d’être membre de la Convention nationale. »

« — Ni aucun de nous », s’écrient en grand nombre les députés.

Ô enfantillage ! et quelle puissance d’égarement ont donc les mots ! Tout à l’heure ils accepteront d’entrer dans un Comité de salut public qui sera le plus puissant des ministères. Danton, comprenant que cette sorte de récusation générale anéantirait en fait son système, s’empresse d’ajouter :

« Je le déclare sans fausse modestie ; car, je l’avoue, je crois valoir un autre citoyen français. Je le déclare avec le désir ardent que mon opinion individuelle ne devienne pas celle de tous mes collègues ; car je tiens pour incontestable que vous ferez une chose funeste à la chose publique si vous ne vous réservez pas cette faculté. Après un tel aveu, je vous somme tous, citoyens, de descendre dans vos consciences. Quel est celui d’entre vous qui ne sent pas la nécessité d’une plus grande cohésion, de rapports plus directs, d’un rapprochement plus immédiat, plus quotidien entre les agents du pouvoir exécutif révolutionnaire, chargé de défendre la liberté contre toute l’Europe, et vous qui êtes chargés de la direction suprême de la législation civile et de la défense extérieure de la République ? Vous avez la nation à votre disposition, vous êtes une Convention nationale, vous n’êtes pas un corps constitué, mais un corps chargé de constituer tous les pouvoirs, de fonder tous les principes de notre République ; vous n’en violerez donc aucun, rien ne sera renversé si, exerçant toute la latitude de vos pouvoirs, vous prenez le talent où il existe, pour le placer partout où il peut être utile. Si je me récuse dans le choix que vous pourrez faire, c’est que dans mon poste, je me crois encore utile à pousser, à faire marcher la révolution, c’est que je me réserve encore de dénoncer les ministres qui, par malveillance ou par impéritie, trahiraient notre confiance. Aussi mettons-nous bien dans la tête que presque tous, que tous nous voulons le salut public. (Vifs applaudissements.) Que les défiances particulières ne nous arrêtent pas dans notre marche, puisque nous avons un but commun. Quant à moi, je ne calomnierai jamais personne, je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. La haine est étrangère à mon caractère. Je n’en ai pas besoin. Ainsi, je ne puis être suspect même à ceux qui ont fait profession de me haïr. Je vous rappelle à l’infinité de nos devoirs. Je n’entends pas désorganiser le ministère. Je ne parle pas de la nécessité de prendre des ministres dans votre sein, mais de la nécessité de vous en réserver la faculté. »

C’était un magnifique appel à la concorde et à l’action. C’était promettre à la Gironde que si elle voulait abdiquer l’esprit de secte et d’exclusion, elle aurait sa part dans le ministère nouveau, dans le ministère de salut public que formerait la Convention. Comment Robespierre accueillit-il l’initiative hardie de Danton ? Il se garda bien de formuler sa pensée avec la même netteté que Danton : il n’avait pas ce courage de clarté. Mais au fond, il marcha dans le même sens. Lui aussi sentait la nécessité croissante, pour la Révolution, d’avoir un gouvernement, de devenir un gouvernement. Dès le 10, et avant même que Danton eût esquissé sa motion, Robespierre met en contraste la forte organisation du pouvoir exécutif chez les ennemis de la Révolution et la dispersion du pouvoir révolutionnaire.

« Chez nous le Conseil exécutif presque isolé communique avec vous, non seulement par les moyens des comités, mais par celui de tel ou tel individu plus ou moins intimement lié à telle ou telle partie du ministère. Les comités se saisissent d’une affaire. Sur leur rapport, vous prenez des décisions précipitées. Ainsi vous avez déclaré la guerre tantôt à un peuple, tantôt à un autre, sans avoir consulté quels étaient vos moyens de soutenir vos résolutions ; ainsi la Convention marche sans se rendre compte de ce qu’elle a fait et de ce qu’elle a à faire.

« Et c’est ici, citoyens, que j’appelle voire attention. Ne conviendrez-vous pas que placés par votre organisation même au centre de l’Europe politique, au centre de tous les peuples qui veulent être libres, vous devez donc assurer les moyens de communiquer avec eux et d’exciter ces mouvements que le despotisme a su employer si habilement ? »

Ainsi c’est d’abord pour assurer à la France une diplomatie plus secrète, plus agissante et plus directement pénétrée de l’esprit révolutionnaire, que Robespierre demande une réorganisation du pouvoir exécutif. Mais comment l’esprit révolutionnaire dont la Convention est le foyer se propagera-t-il, par l’intermédiaire du pouvoir ministériel, jusque dans les autres pays, si le pouvoir ministériel lui-même n’est pas plus immédiatement soumis aux influences, aux inspirations de la Convention ? Et le lendemain 11, quand Larevellière-Lépeaux, répondant à Danton, a ameuté les défiances et les jalousies de la Convention, quand il a déclaré que « la Convention sera dissoute si elle fait choix pour le ministère d’hommes d’une grande ambition et d’une grande audace », Robespierre se découvre plus hardiment, je crois, qu’il ne l’avait fait encore en aucun débat. Il ne se prononce pas à fond sur le système adopté ; mais il semble aller au delà de Danton et se déclarer prêt, pour sa part, à accepter la responsabilité personnelle du pouvoir. Il résiste à la Convention qui veut écarter, par l’ordre du jour, la téméraire motion de Danton.

« Une grande question s’est agitée dans le sein de la Convention nationale ; elle a paru tenir aux circonstances et au salut public. L’Assemblée a décidé de la discuter après l’organisation du tribunal révolutionnaire. C’est l’exécution de ce décret que je réclame. À peine la discussion a-t-elle été ouverte qu’on demande qu’elle soit fermée ; à peine a-t-on entendu une objection, qu’on demande à n’en plus entendre. Eh bien ! je demande, moi, qu’une question si importante aux yeux de tout homme capable de réfléchir, mise à l’ordre du jour par un décret, ne puisse pas en être écartée si facilement : je demande qu’en exécution de votre décret, et au nom du salut public, la discussion s’ouvre sur la réorganisation du ministère. Je pourrais faire aussi ma profession de foi, si j’en avais besoin. Je le déclare : je ne trouve aucun mérite à ne point accepter les places dangereuses et difficiles du ministère. Je pense qu’en les refusant on peut bien plutôt consulter son goût et son intérêt, que les principes. Je demande que nous discutions cette grande question. »

Certes, Robespierre ne se préoccupait pas seulement de mieux organiser l’action révolutionnaire au dedans et au dehors. Il savait qu’un renouvellement général de l’organisme du ministère et des comités permettrait ou d’éliminer ou de subordonner l’influence girondine. Il haïssait la Gironde d’une double haine, haine personnelle, haine révolutionnaire. Elle l’avait calomnié et humilié : et elle était une entrave à la grande action de la France nouvelle. Il pressentait les orages prochains qui allaient éclater sur elle, et il aurait voulu supprimer l’influence girondine à la Convention sans toucher à la personne et même au mandat des Girondins eux-mêmes ; quelle plus favorable occasion que la crise qui obligeait à fortifier et à renouveler tous les pouvoirs ? Ce qui s’était passé quelques semaines avant pour le Comité de sûreté générale était de bon augure. Ce comité qui avait une si grande puissance, puisqu’il avait pour mission de faire arrêter quiconque était suspect de complicité avec les royalistes et avec les ennemis de la Révolution, était d’abord, en octobre, aux mains des Montagnards. La Gironde, au commencement de janvier, y était entrée en force et y avait conquis la majorité. Mais sous le coup de l’émotion produite par l’assassinat de Lepelletier, les Montagnards en étaient redevenus les maîtres. Étendre au Comité de défense générale et au ministère la victoire de la Montagne au Comité de sûreté générale, était à ce moment la tactique essentielle de Robespierre : et la motion de Danton avait au moins à ses yeux cet avantage de poser avec éclat le problème d’une réorganisation générale. Au demeurant, et c’est l’honneur de Robespierre, il semble bien qu’en ces premiers jours de mars, devant l’étendue du péril qui se révélait, il ait subi la forte action de Danton : et quoique celui-ci, par quelques-uns de ses mots, semblât se distinguer de Robespierre :

« Je n’ai point de haine, non par vertu, mais par tempérament » ; quoique Danton fût déjà ébranlé par les événements de Belgique, Robespierre collabora loyalement avec lui. J’observe même que dans les notes abominables que Robespierre rédigera plus tard pour Saint-Just, et où il calomnie criminellement tous les actes, toutes les paroles, toutes les pensées de Danton, Robespierre a respecté ces premières journées de mars : il n’a pas tenté de les empoisonner par des interprétations scélérates. Ah ! qu’il est difficile à l’homme de juger l’homme et de marquer le niveau des âmes tourmentées, mouvant chaos de sommets et d’abîmes ! En ce point, l’effort combiné de Danton, de Robespierre et de Marat échouera devant la résistance de la Gironde et du centre. Mais le germe du Comité de salut public et du gouvernement révolutionnaire était semé, et l’action commune des trois hommes qui forment vraiment à cette heure, sans entente préalable, un triumvirat de défense nationale et de Révolution fut assez puissante pour conduire un moment les événements. Contre leur union se brisèrent aussi bien les tentatives anarchiques des forces tumultueuses que les combinaisons de la Gironde. La Commune, avec Hébert, avec Chaumette, soutint à fond les trois chefs de la Montagne. Et, comme eux, avec eux, elle s’efforçait tout ensemble, par des appels véhéments et sages, d’enflammer et de régler le patriotisme. Paris se levait de nouveau et en un élan admirable, plus beau et plus pur qu’en septembre, parce qu’il ne portait pas en lui un cauchemar de terreur meurtrière. Tout son cœur se tournait contre l’ennemi du dehors et les grandes mesures légales que, sur l’initiative de Danton, prenait ou annonçait la Convention délivraient le peuple de toute obsession sanglante.

Il y eut cependant des groupes révolutionnaires qui essayèrent une action violente. Ils avaient comme démêlé la sourde pensée de trahison de Dumouriez, et ils voulaient en finir avec la Gironde dénoncée par eux comme complice du traître. C’est la section du faubourg Poissonnière qui donna le signal. Mortimer-Terneaux a retrouvé aux archives du Comité de sûreté générale le manifeste qu’elle lança le 9 mars au matin :

« Les membres composant le comité de surveillance des défenseurs de la République une et indivisible des départements, vivement affectés des dangers qui menacent la chose publique, et notamment la ville de Paris, étant en état de permanence, ont pris un arrêté qu’ils ont cru devoir vous communiquer. Cet arrêté porte que toutes les sections de Paris, qu’ils ont crues composées de sans-culottes, sont invitées à se joindre aux défenseurs de la patrie pour opérer une insurrection, de laquelle doit résulter un bien général pour la République. Le point de ralliement est fixé aux Jacobins Saint-Honoré. Ils vous préviennent que le tocsin sonnera à cinq heures très précises du matin ; ils vous invitent à suivre leur exemple afin de rassembler un assez grand nombre de sans-culottes, pour qu’ils puissent en imposer aux factieux qui siègent dans la Convention, et pour se transporter dans toutes les maisons où s’impriment les journaux de Brissot, Gorsas, et autres de même nature. Le salut de la République nous impose cette tâche ; secondez-les en bons frères ; tous les intrigants et malveillants capitalistes frémiront en voyant notre réunion et la patrie sera sauvée.

« Aux ci-devant Jacobins de la rue Saint-Honoré, à deux heures du matin, le 9 mars 1793, an IIe de la République, Champagnat, président ; André Gadet fils, secrétaire. »

Ici encore c’est un manifeste à la fois politique et social. Il est dirigé contre les traîtres et contre les capitalistes. Le tocsin ne sonna pas. À peine sur les 45 sections qui s’étaient réunies le 8 au soir pour entendre les commissaires de la Convention, trois ou quatre étaient-elles décidées à un mouvement insurrectionnel. Les autres restaient fidèles à la Convention, à toute la Convention. Mais durant toute la séance du 9, des groupes animés, véhéments, menaçants, se pressèrent autour de l’Assemblée. Et le soir, entre 5 et 7 heures, quand la séance fut levée, ils forcèrent les ateliers de quelques journaux et détruisirent les presses du journal de Gorsas et du journal de Condorcet, la Chronique de Paris. Au Patriote français et au journal de Prudhomme ils se heurtèrent à la résistance des ouvriers. Ce n’était pas une insurrection, ce n’était plus qu’une émeute. Le mouvement n’était ni vaste ni dirigé par une force centrale. Pourtant l’agitation ne tomba pas tout de suite. Aux Cordeliers, les Enragés étaient puissants. Varlet, dans la nuit du 9 au 10, y fit adopter un appel à l’insurrection. Cette adresse disait :

« L’évacuation de la Belgique est l’œuvre de la faction impie qui paralyse la Convention nationale et déchire le sein de la République ; les succès des ennemis de la France sont dûs au traître Dumouriez et aux menées odieuses des Roland, des Brissot et de leurs amis, il faut donc s’en débarrasser à tout prix. »

Les sections de Mauconseil, des Lombards, du Théâtre-Français et des Quatre-Nations adhérèrent seules à l’adresse. Le mouvement n’aurait eu quelque chance de s’élargir et d’aboutir que s’il avait été approuvé par les Jacobins et par la Commune. Aux Jacobins, des fédérés, quelques militaires essayèrent en vain d’entraîner l’assemblée, elle se sépara dans le tumulte et la confusion. Varlet se rendit la nuit au conseil de la Commune. Il affirma que les Cordeliers avaient décidé les sections, que les Jacobins n’attendaient qu’un signal du pouvoir légal. Ni Pache, ni Chaumette, ni Hébert ne cédèrent à ses instances. Le coup révolutionnaire était manqué. Les forces insurrectionnelles tentèrent cependant un retour offensif. N’ayant pu dominer la Convention et l’effrayer par le soulèvement du peuple, elles se résolurent à agir directement sur elle, et dans la séance du 12 mars, les délégués de la section Poissonnière, paraissant à la barre de l’Assemblée, commencèrent à lire le discours que le président de la section avait, le 8 mars au soir, adressé aux commissaires de la Convention. Mais à peine avaient-ils dit qu’il fallait arrêter Dumouriez, qu’ils furent interrompus par une protestation violente et unanime.

« Ce sont des calomniateurs, des intrigants et des traîtres. Ils veulent perdre la patrie, ils sont les agents de l’étranger. »

Par fâcheuse aventure, les pétitionnaires, dans le désordre d’un mouvement improvisé, avaient pris un drapeau sur lequel, dans un angle, étaient brodées des fleurs de lis. Scandale et indignation. Jamais l’éloquence d’Isnard ne fut plus acerbe, et Marat, bondissant à la tribune, exécute les pétitionnaires. « Il s’abandonne, dit Mortimer-Terneaux, à l’entraînement général. » Non, c’était la suite de toute la politique prudente et profonde que j’ai caractérisée.

« Quelles qu’aient été, dit-il, les liaisons politiques de Dumouriez, quelles qu’aient été ses relations avec la cour, je le crois lié au salut public depuis le 10 août, et particulièrement depuis que la tête du tyran est tombée sous le glaive de la loi. Il y est lié par le succès de ses armes. Le décréter aujourd’hui d’accusation, ce serait ouvrir aux ennemis les portes de la République. Mais j’ai à vous dévoiler un complot horrible. Il y a déjà plusieurs jours que des suppôts de l’ancienne police, aux ordres, sans doute, des agents ministériels et des députés contre-révolutionnaires, excitent le peuple à l’assassinat. Qu’on lise la pétition de la section Poissonnière, vous y verrez qu’on y demande la tête de Gensonné, de Vergniaud, de Guadet. Ce serait un crime atroce qui ne tendrait à rien moins qu’à la dissolution de l’Assemblée. Moi-même je me suis élevé dans les groupes contre les assassins. Je me suis transporté à la Société populaire des Cordeliers, j’y ai prêché la paix et j’ai confondu ces orateurs soudoyés par l’aristocratie.

Autographe de Fouché.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Comme l’âme de tous les complots contre-révolutionnaires qui ont eu lieu depuis quelques jours, je vous dénonce un nommé Fournier. C’est lui qui, à l’affaire du Champ-de-Mars, a porté un pistolet sur la poitrine de Lafayette, et qui est resté impuni, tandis que des patriotes étaient assassinés ou gémissaient en prison. »

Le soir, aux Jacobins, Varlet, comme un étourneau, voulut reproduire l’appel à l’insurrection qu’il avait lu le 10 aux Cordeliers. Il semblait ne pas se rendre compte de la coalition de la Montagne et de la Commune contre lui. Il fut soutenu d’abord par une partie des tribunes. Mais l’immense majorité des Jacobins le hua : « Nous ne sommes pas ici aux Cordeliers », et il dut descendre de la tribune. Billaud-Varennes y vint protester contre les exagérés et les intrigants. « Marat, dit-il, est un feuillant à côté de Fournier l’Américain. » et lui aussi insista sur l’imprudence qu’il y aurait à frapper Dumouriez. Ah ! quel beau rôle aurait pu alors jouer la Gironde ! Comme il lui était facile de se relever, de reconquérir autorité et prestige, et de sauver la Révolution en s’associant largement sans arrière pensée et sans chicane aux mesures de salut public décrétées alors par la Convention ! Elle portait en ce moment un poids très lourd. Ses efforts pour sauver la vie du roi étaient restés sur elle comme un fardeau, et la motion de Gensonné, demandant des poursuites contre les massacreurs de septembre, avait tourné de façon tout à fait imprévue contre les Girondins. À peine commencée, l’enquête avait révélé en effet que beaucoup de ceux qui étaient désignés comme des massacreurs étaient maintenant, où ? aux armées où ils combattaient pour la patrie. Ce n’étaient donc pas des brigands, de féroces malfaiteurs : c’étaient des exaltés qui après avoir tué donnaient leur propre vie à la Révolution. Il fallut limiter les poursuites aux « instigateurs des massacres ». Mais c’étaient les Girondins qui apparaissaient comme des furieux, et leur discrédit allait croissant. Oui, il n’était que temps pour eux de rentrer, pour ainsi dire, dans la Révolution. Ils le pouvaient à l’heure où les chefs de la Montagne faisaient acte de clairvoyance, de courage et de sagesse. Mais la Gironde laisse échapper cette occasion suprême. Elle continue sa politique insensée de défiance vaine, de vaines polémiques et de chicane. Au moment où Marat, Robespierre, Danton s’entendaient pour couvrir Dumouriez, il était de son intérêt de prendre acte de ces sages paroles :

« Oui, vous avez raison ; oui, vous faites une bonne et grande chose en sacrifiant au salut de la patrie vos préventions contre un homme que vous avez souvent attaqué et soupçonné. Vous reconnaissez donc que, devant les pressantes nécessités de l’action, il faut prendre des responsabilités redoutables et paraître solidaires d’actes que l’on ne peut diriger, et d’hommes dont on n’a pas toujours le secret. C’est ce que nous, qui formions la majorité au moins à la Législative, nous avons dû accepter. Maintenant que votre pouvoir grandit, vous subissez à votre tour cette loi. Cessons donc de nous suspecter, de nous dénoncer les uns les autres, et si un jour un des généraux auxquels nous conservons encore notre confiance vient à nous trahir, frappons-le tous ensemble, mais ne nous déchirons pas, ne déchirons pas la Révolution. »

Au contraire, le Patriote français se scandalise des avances faites à Dumouriez par Danton, Robespierre et Marat. Quoi ! ces massacreurs, ces anarchistes auraient la prétention de mettre la main sur le héros victorieux qui a sauvé la patrie !

« Robespierre et Danton ont comblé d’éloges Dumouriez, Dumouriez que leur ami Marat ne cesse de peindre comme un traître, Dumouriez que les Jacobins ne cessent de poursuivre, Dumouriez dont chaque succès est représenté comme une perfidie. Quel est le but de cette nouvelle mascarade ? Le voici ; Dumouriez est trop élevé par son courage, par son génie, par ses victoires au-dessus de la faction anarchiste pour qu’elle espère le renverser. Elle croit, par d’indignes flagorneries, mettre dans son parti un homme qu’elle craint : elle le flatte parce que les héros du 2 septembre n’osent pas se mesurer avec le héros du 20 septembre ; mais leur espérance est folle : Dumouriez ne mêlera pas ses lauriers avec leurs cyprès. Dumouriez aime la gloire, il ne voudra pas partager leur infamie, Dumouriez aime la patrie, il la sauvera avec les républicains, il ne voudra pas la perdre avec les anarchistes. »

Détestables paroles qui retentirent douloureusement au cœur de Danton.

C’est donc chose convenue : Dumouriez ne peut être qu’à la Gironde. Réclamez-le bien, ô insensés ! Gardez-le tout pour vous, afin que demain sa trahison ne soit qu’à vous !

De même, qu’oppose la Gironde, dans son ensemble, au tribunal révolutionnaire ? Rien, aucune objection de principe.

Il y a bien quelques arguties sur le détail de la procédure.

Mais la Gironde ne dit pas, elle ne peut pas dire que la Révolution menacée de toute part, n’aura pas de moyen légal de se défendre, qu’elle sera réduite ou à tolérer toutes les intrigues contre la liberté et la patrie, ou à en abandonner la répression à la justice aveugle et sanglante de la rue. Elle ne peut pas dire cela : et elle avoue même qu’elle ne combat pas le principe du tribunal révolutionnaire ; mais elle se donne, par des chicanes multipliées, l’apparence d’avoir voulu désarmer la Révolution.

Et puis, tout à coup, avec sa légèreté accoutumée, elle se résigne, ou même se réjouit. Pourquoi ? Parce qu’elle a fait entrer dans le tribunal révolutionnaire un certain nombre d’hommes qu’elle croit à elle (Patriote Français, numéro du 14 mars) :

« Ce tribunal extraordinaire qui, dans les vues de ses inventeurs, devait être un instrument de despotisme, servira à consolider la liberté, en la défendant, et contre les anarchistes qui la souillent et contre les aristocrates qui s’efforcent de la détruire. La composition de ce tribunal est telle qu’aucun patriote n’a à craindre les vices de son organisation. »

Voilà la Gironde réconciliée avec le tribunal révolutionnaire parce qu’elle espère s’en servir contre les Montagnards ! Et quels sont les noms qui la rassurent ainsi ? Ô ironie ! l’homme désigné comme substitut de l’accusateur public s’appelle Fouquier-Tinville. Il est de ceux que le Patriote Français cite complaisamment.

De même, dans l’effort de Danton pour concentrer la force révolutionnaire, pour organiser le pouvoir exécutif, elle affecte de ne voir qu’une manœuvre de prétendant à la dictature. Le gouvernement nouveau, s’écrie-t-elle, était tout préparé.

Le Patriote français dit, le 13 mars, à propos de la séance du 11 :

« Ils ont cru qu’il ne s’agissait plus que de monter au trône ; déjà ils s’étaient partagé les branches du pouvoir, leurs complices colportaient complaisamment la liste du nouveau Conseil exécutif. Danton était ministre des affaires étrangères ; Dubois-Crancé, de la guerre ; Jean Bon Saint-André, de la marine ; Thiriot ou Cambacérès, de la justice ; Fabre d’Églantine, de l’intérieur, et Collot d’Herbois des contributions. À la vérité il leur fallait encore un décret : mais ils allaient l’exiger, ils le croyaient rendu. Danton monte à la tribune, sûr de son succès ; il demande que la Convention se réserve le droit de choisir les ministres dans son sein. Nous y voilà, s’écrièrent quelques membres ! Personne ne doutait que Danton ne voulût être le premier de ces ministres ; on en douta bien moins encore, lorsqu’on l’entendit jurer par la patrie, que jamais il n’accepterait une place dans le ministère. Danton, jurer par la patrie ! la patrie d’un ambitieux ! Il m’a semblé entendre un athée jurer par l’Être suprême. »

Ainsi les Girondins dénaturaient les plus nobles efforts de Danton pour arracher la Révolution au chaos et à l’impuissance. Ainsi, ils accusaient de prétendre à la dictature et même au trône quiconque, hors d’eux, voulait organiser contre les ennemis du dedans et du dehors la force révolutionnaire tiraillée et dispersée.

Hélas ! c’est par là que la Gironde se perdit. Si le peuple, un jour prochain, se décide à lever la main sur elle, à l’exclure de la Convention, c’est parce qu’elle lui apparaît comme une force toute critique et négative, anarchique au sens profond du mot, et paralysante. De même que l’action vigoureuse d’un tribunal révolutionnaire pouvait seule arrêter la justice spontanée du peuple, de même l’action vigoureuse et concentrée d’un pouvoir révolutionnaire homogène pouvait seule épargner à la Révolution la politique de désespoir qui, tout à l’heure, réalisera l’unité par extermination.

Mais voici où éclate l’étroitesse de cœur et la légèreté d’esprit de la Gironde. La Convention a décidé l’envoi dans les départements de 82 commissaires. Ces commissaires auront une terrible tâche et une terrible responsabilité. Ils devront partout hâter la levée des trois cent mille nouveaux soldats dont la France a besoin. Ils devront aussi braver tous les mécontentements et violenter tous les égoïsmes. Il faudra qu’ils enflamment le patriotisme sans lui communiquer ce degré de fièvre où commence le délire. Il faudra qu’ils pourvoient à l’approvisionnement du peuple et des armées, qu’ils surveillent les fournisseurs, qu’ils hâtent la fabrication des canons, des fusils, des vêtements, des chaussures, et qu’ils empêchent la hausse des denrées de s’aggraver jusqu’à la famine.

Que de soucis ! que de décisions à prendre, soudaines, totales, dont on ne pourra partager avec la Convention trop lointaine la responsabilité ! Et comment contenir l’égoïsme des riches sans déchaîner les fureurs jalouses et les représailles forcenées des pauvres ?

C’était un redoutable fardeau qu’allaient assumer ces hommes. Mais aussi, comme le pouvoir se mesure à l’audace, quelle puissance, et quel contact intime, ardent, avec l’âme même de la Révolution, avec ses plus nobles passions et ses espérances ! La Gironde, accusée de n’être qu’une coterie brillante de discoureurs impuissants, aurait dû revendiquer sa part d’action, de péril et de gloire virile. Elle se déroba, elle laissa à la Montagne presque seule l’honneur de déléguer des commissaires. Pourquoi ? Elle a eu sans doute le sentiment qu’elle n’était plus faite pour la grande action, qu’à force de signaler les excès du peuple et d’attiédir le feu de la Révolution, elle était devenue incapable de susciter la flamme. Et je vois dans sa défaillance l’aveu secret et involontaire d’une désharmonie entre elle et la rude tâche des jours difficiles. Mais il y eut aussi un calcul plus explicite et plus sordide. Le Montagnard modéré Choudieu dit à ce propos :

« M. Dulaure prétend que l’envoi des commissaires envoyés par la Convention dans les départements fut une intrigue de la minorité qui fit nommer ses partisans pour se rendre maîtresse de l’opinion. Il ignore ou feint d’ignorer que ce fut, au contraire, une manœuvre très adroite du parti girondin qui se débarrassa ainsi de plus de quatre-vingts Montagnards, ceux-ci ayant accepté avec dévouement ces missions difficiles sans s’apercevoir du piège qu’on leur tendait. Les Girondins espéraient ainsi ne plus trouver d’opposition dans l’Assemblée, ou du moins, n’avoir plus à combattre que quelques Montagnards restés à leur poste.

« Le recrutement de 300 000 hommes servit de prétexte à ces missions, qui ne pouvaient être que désagréables pour ceux qui les acceptaient, puisqu’il s’agissait d’enlever à leurs familles 300 000 jeunes hommes, et qui même ne furent pas sans danger dans quelques départements, notamment dans ceux de la Vendée et dans les départements voisins, mais le parti de la Gironde ne sollicitait point les missions dangereuses, car jamais on ne vit un seul de ses membres prendre part à la lutte glorieuse de nos armées.

« Et M. Dulaure appelle cela une manœuvre de la Montagne ! Il faut avoir besoin de calomnier pour qualifier ainsi le dévouement d’un grand nombre de Montagnards qui surent exciter une réelle émulation parmi nos jeunes citoyens et les diriger vers la frontière pour combattre l’ennemi commun. »

Non, ce n’était pas, de la part de la Gironde, une manœuvre adroite, mais la plus malhabile au contraire, puisqu’elle coupait elle-même ses communications avec le pays.

Mais Choudieu aurait pu invoquer l’aveu du journal de Brissot. Il dit, dans le numéro du 14 mars :

« Nos Catilina nous laissent assez en repos depuis trois jours. Mais il est aisé de voir que ce calme n’est que l’intervalle d’une tempête à une autre. Cependant, en pilotes habiles, les républicains doivent profiter de ce calme pour se préparer à lutter contre l’orage. Il faut qu’ils se rallient partout, dans la Convention nationale, à la Commune, dans les sections, même dans les clubs. Dans la Convention nationale l’absence des têtes les plus effervescentes permet de délibérer avec plus de tranquillité, et par conséquent avec plus de vigueur. »

Ainsi la Gironde se croyait fortifiée par le départ des commissaires montagnards. Quel enfantillage ! Elle ne s’apercevait point qu’en leur abandonnant ces hautes et périlleuses missions, elle allait défaire en quelques jours l’œuvre de calomnie menée depuis des mois contre la Montagne par d’innombrables libelles. Ces hommes qu’elle avait représentés aux départements comme des monstres, allaient entrer, pour ainsi dire, au cœur du pays, qui les verrait à l’œuvre, qui les jugerait et bientôt les aimerait.

Mais ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’à peine la Gironde eût-elle laissé aux Montagnards le redoutable privilège des missions, elle prit peur et s’appliqua à les calomnier. Des lettres furent envoyées, notamment par Salle, pour dénoncer à leur département les commissaires.

Ainsi, en cette crise prodigieuse de la liberté et de la nation, la Gironde ne se bornait point à ne pas agir : elle essayait de frapper toute action de discrédit et d’impuissance ; elle devenait ainsi un danger national, et c’est l’instinct de conservation de la nation révolutionnaire qui, dans quelques semaines, l’éliminera.

Si vraiment Sieyès était le conseiller occulte de la Gironde, il a usurpé sa renommée de penseur. Robespierre, pour caractériser son action souterraine et silencieuse, l’a appelé, au témoignage de Barère : « la taupe de la Révolution ». Et le mot serait plus vrai encore si la taupe était aveugle. Qu’était cet obscur cheminement d’intrigue minuscule dans la vaste convulsion qui secouait et soulevait le sol ?

Vergniaud aussi, dont l’éloquence était plus ample que la pensée, fit preuve d’une étrange médiocrité de sens politique lorsque, le 15 mars, dans un discours très éclatant et très préparé, il vint reprendre les événements du 9 et du 10 et dénoncer tout un plan d’insurrection. Oui, il y avait à Paris des groupements révolutionnaires qui voulaient attenter à l’intégrité de la Convention et frapper la Gironde. Mais à quoi servait-il de signaler un fait évident, éclatant ? Et à quoi servait-il aussi de demander qu’on instituât des poursuites ? La Convention avait bien donné au ministre Garat l’ordre de rechercher « le comité d’insurrection », et je crois bien que si Garat vint dire à la Convention qu’il n’avait rien vu ou presque rien, c’est qu’il avait fermé les yeux. Il assura qu’il n’avait découvert qu’une réunion un peu inquiétante : celle du café Corazza, où quelques Jacobins, à la sortie des séances du club, se rencontraient « pour boire de la bière ». Ou comprend que les Girondins, qui avaient été outragés et menacés, n’aient pas pardonné au philosophe distrait et subtil ce trait savant d’innocence.

En fait, le café Corazza était comme la réplique ou la parodie de ce café du Soleil d’or où, avant le 10 août, des révolutionnaires se donnaient rendez-vous. Chabot qui, avant le Dix-Août, servait d’intermédiaire officieux entre les éléments les plus révolutionnaires de la Législative et les fédérés prêts à livrer l’assaut aux Tuileries, était aussi de la réunion du café Corazza. Sans doute il pressentait des commotions prochaines, et il se proposait de servir de lien, à l’occasion, entre les Défenseurs de la République une et indivisible et la Montagne. Bientôt il prononcera, à propos des divers projets de Constitution, des paroles où retentira toute la pensée de Jacques Roux. Il rêvait évidemment d’être l’agent de conciliation de toutes les forces d’avant-garde de la Révolution. Il n’osa pas, étant vil, se lever en mars contre Marat, Robespierre, Danton et la Commune. Il n’eut pas le courage de leur dire qu’ils avaient tort de désavouer des énergies impatientes, désordonnées, mais dont un jour prochain, pour une action décisive, la Révolution aurait besoin.

Il n’en avait pas moins à ce moment une politique « ultra-maratiste », si toutefois les intrigues démagogiques du méprisable capucin peuvent s’appeler une politique. Et en tout cas, la réunion du café Corazza, si largement arrosée de bière qu’elle pût être, révélait un commencement d’organisation révolutionnaire. Elle était comme un premier moyen d’approche par lequel le véritable comité insurrectionnel tentait de faire pénétrer son action jusqu’aux Jacobins.

Ce comité, que Garat s’appliqua à ne point voir, c’était évidemment cette Société des défenseurs de la République qui s’appuyait sur les Cordeliers et sur quelques sections remuantes, et qui mêlait la revendication sociale et la revendication politique. C’était cette force émeutière et révolutionnaire qui s’était manifestée déjà par des pétitions menaçantes à la Convention, par des déclarations de guerre véhémente aux capitalistes, par l’émeute des subsistances en février, par le manifeste de la section des Poissonnières et le coup de main de Varlet en mars. Mais ce qui explique la cécité volontaire de Garat, c’est que les frontières de ce comité insurrectionnel étaient très difficiles à déterminer. Sans doute il paraissait avoir contre lui presque toutes les renommées constituées, et, si je puis dire, toutes les forces classiques de la Révolution, les trois chefs de la Montagne, la Commune, les Jacobins. Après le 10 mars, comme après le 25 février, le Père Duchesne le désavoue lourdement (no 222, probablement du 17 mars).

« Sans-culottes, mes amis, je ne cesse de vous dire que l’on vous fout dedans, que l’on cherche à allumer la guerre civile, et malgré mes bons avis, vous tombez comme des buses dans les panneaux qu’on vous tend. Songez que vous êtes environnés de traîtres qui prennent toutes sortes de masques pour vous tromper. Ce n’est pas pour des prunes, foutre, que quinze mille émigrés sont rentrés dans Paris ; s’ils n’avaient été certains de vous y faire plus de mal qu’en restant à Coblentz, ils n’auraient pas bravé la guillotine pour venir ici brouiller les cartes.

« Ce sont eux, foutre, qui en entendant gémir le peuple sur la cherté des subsistances, ont pris des habits d’ouvriers et se sont répandus dans les faubourgs et dans les marchés pour conseiller aux sans-culottes de piller les magasins et les boutiques ; le pillage s’est fait, et mes jean-foutres ont disparu pour aller chercher d’autres costumes. Celui qui à la place Maubert était déguisé en charbonnier a paru ensuite au ci-devant Palais-Royal en habit noir, coiffé d’une perruque de financier, la canne à bec de corbin à la main ; c’est là qu’il est allé de café en café vilipender les sans-culottes, et reprocher à la municipalité de ne pas protéger les personnes et les propriétés.

« Avec cette manœuvre infernale, cinq ou six cents jean foutres répandus dans les différents quartiers ont mis Paris sens dessus dessous ; les rolandins et les brissotins qui conduisaient cette marche ont saisi la balle au bond « Voyez, ont-ils dit, comme on conduit le peuple de Paris ; voyez si la Convention est en sûreté au milieu de ces anarchistes, de ces désorganisateurs. Les départements souffriront-ils que leurs représentants restent dans une ville où règnent de pareils désordres ? »

« Le peuple heureusement a reconnu son erreur, et il a démenti les brissotins, en rentrant dans l’ordre. »

Ainsi, pour Hébert, les agitations de mars ne sont que le prolongement de celles de février. Il insiste dans le no 223 :

« Je frémis, foutre, quand je songe que les vingt mille jean-foutres qui ont signé la pétition de Lafayette sont encore dans Paris, que les émigrés y arrivent par milliers, que des meutes de mouchards soudoyés par l’Angleterre brouillent les cartes et remuent ciel et terre pour exciter la guerre civile. N’accusons que cette foutue canaille de tous les troubles qui nous tourmentent. Oui, foutre, quand on nous dit : pillez, égorgez, suivons les gredins qui font de pareilles motions et nous découvrirons que ce sont ou des calotins ou de ci-devant nobles, ou des galopins de ci-devant procureurs, ou des laquais, ou des goujats ci-devant rats-de-cave. Voilà nos véritables ennemis, je ne redoute que ceux qui pourront nous diviser. »

Les calotins, est-ce pour l’abbé Jacques Roux ? En tout cas, en mars comme en février, Hébert continue la guerre aux Enragés. Et les Jacobins aussi, après le 10 mars comme après le 25 février, envoient aux sociétés affiliées une adresse solennelle où ils écartent d’eux toute solidarité avec les agitateurs, et où ils se déclarent « imperturbables dans les orages ».

Trophée républicain
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Mais, au fond, toutes ces forces orgueilleuses commençaient à être entamées par l’action croissante des groupements révolutionnaires et obligées de compter avec eux. Quand Marat a dénoncé les pétitionnaires de la section Poissonnière et quand Isnard, le prenant au mot, demande qu’ils soient livrés au tribunal révolutionnaire, il se retourne furieusement et dénonce les rolandistes.

Danton n’aurait pas consenti à exterminer de la Révolution les forces téméraires et ardentes, et comment eût-il pu laisser frapper les Cordeliers, où il avait grandi, et qui venaient de donner leur adhésion à l’adresse insurrectionnelle de Varlet ? Bientôt, aux Jacobins, Robespierre, soucieux d’étendre sa popularité jusqu’aux limites extrêmes du mouvement révolutionnaire, tentera de renouer avec les groupes les plus ardents ; il s’emportera contre ceux qui refusent la parole aux Enragés, et à la mort de Luzowsky, un de ceux qui prirent part à la tentative insurrectionnelle des 9 et 10 mars, il le glorifiera.

Ainsi, on n’aurait pu frapper « le comité insurrectionnel », sans atteindre en même temps toutes les forces de révolution auxquelles il était comme entremêlé, et Louvet et Salle avaient raison en quelque manière lorsqu’ils disaient à Garat : « Le comité insurrectionnel, c’est le club des Jacobins ». Mais combattre les Jacobins et avec eux la Montagne et la Commune, les envelopper dans la responsabilité directe d’un complot qu’ils avaient désavoué et refoulé, c’eût été une politique monstrueuse, la perte de la Révolution et de la France ; c’eût été la trahison de Dumouriez commencée du dedans, et en quelque sorte, par l’autre bout. Et c’est encore là un indice du déséquilibre d’esprit de la Gironde. Vergniaud n’allait pas jusque-là, et il se contentait de se répandre en tristesses éloquentes. Or il ne fallait ni gémir ni accuser. Il fallait se recueillir en un suprême effort de pensée et de conscience, et se demander pourquoi, peu à peu, la Gironde avait perdu la direction de la Révolution, pourquoi elle avait animé et coalisé contre elle tant d’énergies et comment elle pourrait refaire l’unité de la Révolution. Elle n’y songea pas, et l’égoïste frivolité alla croissant en elle à mesure que de toute part s’élargissaient les abîmes.

Brusquement, en effet, les périls de la Révolution s’aggravent, au dedans et au dehors. En Vendée, le fanatisme religieux, qui couvait depuis deux ans, éclate. Dans ces pays de petites métairies et de petites fermes, où les villes étaient rares, où les bourgs même étaient clairsemés, le prêtre était à cette époque le seul lien social. Sans doute, les paysans s’étaient réjouis de la suppression des dîmes, et ils avaient pris, aux enchères publiques, leur part des biens d’Église, des couvents et abbayes. Mais il leur déplaisait que le prêtre qui vivait avec eux depuis des années et qui leur parlait à la fois de très près et de très haut, puisque dans la familiarité de la vie commune il leur parlait au nom de Dieu, fût remplacé brusquement pour avoir refusé le serment à la Constitution civile, par un inconnu, qui n’avait peut-être pas reçu la véritable investiture divine.

Plus d’une fois déjà, des symptômes inquiétants avaient révélé une sourde colère, un malaise profond.

D’égoïsme étroit et d’horizon borné, les hommes de ces régions acceptaient les bienfaits de la Révolution et en répudiaient les charges. Les difficultés inévitables qui accompagnent les grands changements sociaux même les plus favorables les blessaient.

Les fermiers des biens des émigrés avaient dû, en plusieurs districts, payer la totalité de l’impôt, celui qui était dû par l’émigré comme celui qui était dû par le fermier lui-même. Les acquéreurs de biens nationaux n’entraient pas immédiatement en jouissance, parce que les administrations de la régie nationale prélevaient encore sur le revenu du domaine certaines redevances qui y étaient attachées, et qui n’avaient pas été vendues avec lui. Tous ces griefs, emportés ailleurs par le grand mouvement de la Révolution et par une audacieuse espérance, fermentaient dans la vie immobile et stagnante de l’Ouest et achevaient l’exaspération du fanatisme blessé.

Quand le roi fut condamné à mort, il y eut en ces régions une émotion d’égoïsme plus encore que de pitié. L’Europe allait se soulever sans doute et il faudrait partir : il faudrait que les jeunes hommes quittent leurs fiancées, abandonnent le champ paternel. Pourquoi ? parce que des révolutionnaires dénoncés par d’autres révolutionnaires comme des meurtriers, comme des cannibales, avaient eu soif du sang d’un roi. Le procureur syndic du district des Sables-d’Olonne a très bien traduit, dans une lettre du 24 janvier aux administrateurs du département de la Vendée, ce mélange confus et redoutable de griefs :

« Quant au moral, je crois que la très grande partie du peuple, que le sot orgueil de l’aristocratie appelait paysans, est entièrement corrompue par le fanatisme et par les efforts des ennemis intérieurs. J’ai souvent eu des exemples que le parjure n’était pas même un frein pour cette classe d’hommes égarés et simples ; j’en ai souvent eu encore de son injustice et de sa cruauté ; ces hommes d’ailleurs sont continuellement inquiets, irrésolus et beaucoup d’entre eux ne prendront sûrement d’autre parti que celui du plus fort.

« Quant au politique, les mêmes individus sont également incapables d’en raisonner comme d’y rien concevoir. La Révolution est pour eux une longue suite d’injustices dont ils se plaignent sans savoir pourquoi. Ils regrettent leurs anciens privilégiés, tandis que ces hommes ambitieux les écrasaient de leur morgue et de leur tyrannie ; ils regrettent les prêtres déportés, tandis que ces hypocrites les trompaient en volant leur argent. Ils croient la religion perdue par un serment qui n’a eu pour but que d’assurer l’exécution d’une loi civile ; ils haïssent les prêtres fidèles à la loi parce que, moins dissimulés ou moins fourbes que les prêtres réfractaires, ils parlent le langage de la liberté et de la nature. Ils redoutent les autorités constituées, comme ils s’en défient, tandis qu’elles ne sont créées que pour faire leur bonheur…

« …La régie nationale est le fléau le plus meurtrier. Tous les colons, fermiers, régisseurs de biens d’émigrés, qui ont payé l’imposition entière de 1791, ne peuvent obtenir le remboursement de la portion due par les propriétaires, les receveurs refusent impitoyablement de payer, et l’on appelle ces refus des vexations…

« …Les fermiers des droits casuels et des droits fixes en argent n’ont rien perçu ; les fermiers des droits incorporels en nature ont éprouvé des réductions considérables ; cependant la régie décerne impitoyablement des contraintes contre ces fermiers pour la totalité de leurs prix de ferme…

« Les acquéreurs des biens nationaux ont sans doute acquis pour jouir : eh bien ! ils ne jouissent pas, ni peut-être ne jouiront de longtemps. Les receveurs de l’enregistrement, qui tous ont connaissance des ventes nationales, qui les enregistrent, ont très certainement connaissance de toutes les aliénations qui ont été faites ; mais parce que la presque totalité des biens vendus s’est trouvée affermée avec des biens incorporels, ils ont délicatement reçu les prix de ferme entiers, et les acquéreurs ont eu une recette bien faible…

« Je finis, citoyens, par une dernière réflexion que les circonstances du moment produisent. Depuis que le procès de Louis Capet est commencé, le peuple des campagnes murmure plus vivement. On lui a parlé de la création de nouveaux bataillons… Hier soir, la nouvelle du jugement de Louis Capet fut mal reçue. Au club des Amis de la liberté, de certains personnages osèrent traiter de brigands et de scélérats les législateurs qui avaient condamné Louis à la mort. Ce matin, on a remarqué sur tous les visages un air sombre et consterné. »

Mais c’est quand la Révolution, en lutte avec l’Europe, fut obligée, en effet, de faire appel à de nouveaux soldats et de recruter de vastes armées, que l’égoïsme des paysans dans la Loire-Inférieure, dans le Maine-et-Loire, dans les Deux-Sèvres, dans la Vendée, se souleva jusqu’à la fureur. Dès les premiers jours de mars, les administrateurs de la Vendée, craignant un débarquement des Anglais et des émigrés, tentent de réorganiser les gardes nationales et se heurtent, dans un grand nombre de paroisses, à une résistance très vive. Le tocsin sonne : les paysans se rassemblent par bandes et vont courant les villages pour exciter partout les colères. Les détachements des gardes nationaux patriotes sont enveloppés, et les troubles de Beaulieu, les émeutes du district de Challans annoncent la « grande insurrection ». Les paysans ne veulent pas de « conscription », ils ne veulent pas de « tirage au sort ».

« Pas de tirement ! — Malheur à qui annoncera la milice ! »

Tous les villages étaient debout : et de métairie en métairie couraient les propagateurs de guerre civile. Tout d’abord la tactique des nobles fut de se réserver, d’attendre. Certes, ils n’étaient pas restés inactifs : tous ceux qui, depuis le Dix-Août, étaient revenus dans leur gentilhommière avaient travaillé les esprits contre la Révolution. Ils avaient envenimé la jalousie des paysans contre les bourgeois révolutionnaires des villes :

« Nous, du moins, nous vivons parmi vous et c’est parmi vous que nous dépensons le revenu de nos terres. Eux, ils ont acheté des biens nationaux où ils ne résident pas, et tout le fermage, toute la substance de la terre s’en va à la ville et ne revient pas. Et maintenant, ces beaux messieurs, sous prétexte qu’ils sont administrateurs du département ou du district, ils n’iront pas à la guerre. Ils resteront dans leurs confortables maisons ; ils surveilleront la croissance de leurs arbres dans leurs jardins ; et vous, paysans, bonnes âmes, vous irez vous faire tuer au loin pour une Révolution qui vous a pris vos curés, qui les a déportés par milliers, et qui enrichit des dépouilles de tous des citadins avides. »

Ainsi allaient les propos des nobles, ainsi la contre-révolution féodale se faisait démagogique, et les hobereaux dénonçaient les bourgeois. Les nobles, machiavéliques, attendaient que les paysans, une fois engagés à fond dans l’aventure, leur en remissent la direction. Eux-mêmes, avertis par l’échec de la conspiration de la Rouerie en Bretagne, ne prenaient pas d’emblée l’initiative du mouvement. Une conspiration qui tient en quelque sorte dans quelques têtes peut tomber en un jour avec ces têtes mêmes. Mieux valait, pour déconcerter la Révolution, un soulèvement vaste et diffus qui peu à peu s’ordonnerait sous la main des hommes d’ancien régime. Ce soulèvement, les nobles qui avaient été les confidents de la Rouerie auraient voulu qu’il n’éclatât qu’à la fin de mars, mais qu’il s’étendît alors soudainement à tout l’Ouest, à la Bretagne, à la Normandie, au Maine, à l’Anjou, au Poitou. D’Elbée, Bonchamps, Lescure, Sapinaud, Vaugiraud, espéraient qu’en quelques semaines la loi du recrutement aurait produit partout tout son effet de révolte ; dès lors, à la fin de mars ou au commencement d’avril, le mouvement serait si vaste qu’il épouvanterait la Révolution et qu’il obligerait aussi les bandes paysannes à se grouper, à s’ordonner sous la conduite des gentilhommes royalistes, plus experts aux grandes combinaisons militaires. Peut-être encore étaient-ils informés des espérances que, dès le début de mars, les puissances coalisées avaient conçues de la trahison pressentie de Dumouriez.

Quel coup admirable si l’on pouvait faire coïncider avec les effets décisifs de cette trahison le mouvement soudain de tout l’Ouest ! Mais les hauts gentilhommes furent débordés par l’impatience fanatique et par l’astuce paysanne. Les esprits, surchauffés de messages divins, ne se contenaient plus. Les prêtres insermentés, traqués de retraite en retraite, craignaient d’être pris si l’on ne brusquait le mouvement, et les plébéiens endoctrinés par le clergé se hâtaient aussi pour prendre, en quelque sorte, possession officielle de leur commandement avant l’intervention des nobles. Ils voulaient rester les chefs des bandes levées par eux ; et les prêtres qui se rappelaient l’incroyance des nobles à peine convertis d’hier par l’égoïsme et la peur, comptaient davantage sur les fanatiques de la plèbe.

L’ancien receveur des gabelles, Souchon de Machecoul, le perruquier Gaston de Saint-Christophe-du-Ligneron, le garde-chasse au service de Maulévrier, Stofflet, le colporteur exalté et dévot du Pin-en-Mauge, Gathelineau, étaient les hommes du clergé, et ils ne se souciaient pas de se livrer à discrétion aux nobles : ils ne marchèrent d’abord qu’avec cette petite noblesse « de peu de fortune et de peu de race » qui ne leur portait pas ombrage.

Baudry d’Asson, notamment, sortit du souterrain où il se tenait caché, près de la Forêt-sur-Sèvre, depuis l’affaire de Bressuire, et se mit en campagne avec les plébéiens.

Mais les cléricaux se moquent quand ils représentent le mouvement vendéen comme « radicalement populaire », et les documents recueillis par M. Chassin font la lumière décisive. Oui, les prêtres faisaient directement appel aux paysans, oui, ils ne voulaient ni abandonner toute la direction aux nobles ni produire ceux-ci trop tôt. Mais le clergé savait bien que l’insurrection ne pouvait aboutir qu’à la restauration du régime ancien où le privilège de la noblesse aurait sa place. Il savait bien que la noblesse, avilie et matée par la Révolution, comprendrait désormais la nécessité de faire cause commune avec les prêtres. Et il se rendait compte que le mouvement, à mesure qu’il s’étendrait et s’organiserait, passerait aux mains des nobles. En fait, le clergé servait d’intermédiaire tout puissant entre la noblesse encore masquée et le peuple. Dans l’apparente spontanéité du mouvement il y a d’emblée une organisation, un plan, et quoique la colère des paysans ait devancé le signal, quoique la vaste et soudaine insurrection préparée par les chefs secrets de l’Ouest, par le clan des confidents de la Rouerie, ait éclaté de façon un peu hâtive et incohérente, les traces d’une pensée directrice s’y retrouvent dès le début. Mercier du Rocher l’a noté avec beaucoup de précision et de force.

« Il ne faut que rapprocher les dates des combats pour se convaincre que le plan des rebelles était combiné. Ils attaquaient sur plusieurs points à la fois. Ils étaient, le 10, à Coueron, à Mauves, à Saint-Philbert, à Clisson ; ils y furent battus le 12 par les Nantais, tandis qu’ils attaquaient nos troupes à Saint-Hilaire-la-Forêt, à Machecoul, à Challans, à Montaigu, à Saint-Fulgent. Le 14, ils s’emparent de Cholet, repoussent les patriotes à Chantonnay et aux Herbiers. Les 12, 13, 14, 15, 16, les Nantais faisaient des sorties sur eux par les routes de Rennes et de Paris ; tandis que le 15 les Brigands, s’étant ralliés après leur défaite de Clisson, tombaient sur les gardes nationales, et les harcelaient pendant cinq lieues. Le 17, l’armée de Nantes fit une sortie générale et repoussa les rebelles, leur tua beaucoup de monde au pont du Cens, ce qui rouvrit la communication avec Rennes. Le même jour, les Brigands se montrèrent sur les hauteurs de Chantonnay, d’où le général Marcé les débusqua. Les patriotes se trouvèrent donc assaillis sur tous les points en même temps.

« (Les insurgés) enlevaient des armes, quelques munitions, s’emparaient des canons des châteaux et de ceux qui bordaient les côtes de la mer, et de plusieurs milliers de poudre et de boulets, que le lieutenant-général Verteuil avait laissés à leur disposition. Le tocsin sonnait dans toutes les communes. Les prêtres réfractaires étaient sortis de leurs repaires, les valets des nobles et des émigrés couraient à toutes brides dans les campagnes avec des chapelets. Ils annonçaient le retour de leurs maîtres qui descendaient sur la côte avec les Anglais. Les prêtres rassemblaient les cultivateurs égarés ; ils les exhortaient à mourir pour le rétablissement de la religion de leurs pères ; ils leur montraient la couronne du ciel pour récompense de cette sainte croisade ; ils bénissaient leurs armes en leur chantant des cantiques, en leur expliquant des passages de l’Écriture sainte qui, disaient-ils, avait prédit tout ce qui se passait. « Toute la France est debout, leur criaient-ils ; Paris même a vengé sur l’Assemblée nationale le martyre de notre roi. Courage, mes amis ! Il faut rétablir son fils sur son trône. Le bras du Seigneur nous soutiendra. Qui pourrait abandonner une si belle cause ? La victoire nous attend. Marchons ! Le Dieu des armées marche avec nous ! Que peuvent les impies contre lui ? »

« Les nobles n’avaient osé se déclarer d’abord. Ils attendaient que les choses eussent pris une certaine consistance. Ils se contentaient de porter le cœur de Jésus à leur boutonnière, avec le chapelet, et d’assister aux cérémonies religieuses vêtus en paysans. Ils se firent presser par eux de les commander ; mais ils ne le firent que lorsqu’ils crurent avoir avec eux des hommes déterminés à bien combattre. Ils eurent l’hypocrisie de se laisser faire violence avant d’accepter le commandement, ils le laissaient de préférence aux bourgeois de leur parti qui avaient servi dans les troupes de ligne. Les chefs qui dirigeaient les premiers mouvements furent des gardes-chasses ou des vieux soldats. Tels étaient Joly et Savin, dans le district des Sables… Mais quand les nobles virent que les révoltés se battaient avec une intrépidité dont le fanatisme pouvait seul les rendre capables, qu’ils se précipitaient sur les canons des républicains, qu’ils les mettaient en déroute et leur enlevaient des munitions et des armes, ils ne balancèrent plus à se rendre aux invitations des paysans, ils se mirent à leur tête ; Royrand, Sapinaud, La Rochejaquelein, Bonchamps, d’Elbée se joignirent à Saint-Pol, à Chouppes, à Verteuil ; ces trois derniers qui étaient, en quelque sorte, le rebut de la noblesse, s’étaient jetés parmi les attroupés, dès le commencement. Un très grand nombre de nobles qui n’avaient pas émigré ne tardèrent pas à les imiter. »

Ainsi les nobles avaient beau se faire modestes et presque humbles. Ils avaient beau se confondre par l’habit avec les paysans et adopter en signe de ralliement le cœur de Jésus, comme pour immoler à l’Église leur impiété d’hier ; ils n’attendaient qu’une occasion de prendre le commandement. C’est pure légende que de prétendre, comme l’ont fait quelques écrivains catholiques, que les paysans durent faire violence aux nobles. Ils l’avaient dit surtout du jeune La Rochejaquelein. Or voici ce que raconte le royaliste de la Boutelière :

« Près de Bressuire se cachait comme suspect, chez le marquis de Lescure, son cousin, un jeune homme, Henri de La Rochejaquelein, dont le nom allait en quelques mois passer glorieux à la postérité. Âgé de vingt ans, bouillant et plein d’ardeur, dès qu’il apprit la victoire du 19 mars, il accourut au camp de l’Oie pour se joindre aux insurgés, et s’adressa au chevalier de la Vérie, auquel il demanda de le prendre pour aide de camp. Sapinaud devina le héros sous cette figure d’enfant, et après quelques instants d’entretien, il refusa l’offre du jeune homme, en lui disant : « Vous êtes fait pour commander et non pas pour être commandé ». Puis il l’engagea à user de l’influence que son nom lui donnait aux environs du château de la Barbelière, domaine de sa famille, pour se mettre à la tête des paysans des environs de Châtillon, évidemment dévoués à la révolte, bien que, sous le coup de la répression terrible de 1792, ils n’eussent pas encore bougé.

« La Rochejaquelein fut vite convaincu, Sapinaud lui donna un peu de poudre, et il partit vers Châtillon, avec le jeune Baudry d’Asson. Comme ils arrivaient, l’ordre d’effectuer le recrutement était venu de Niort. Quétineau, avec une colonne, approchait. Monsieur Henri, que tous les paysans connaissaient, se déclara prêt à marcher à leur tête. C’était plus qu’il n’en fallait. Dans la nuit du 12 au 13 avril, le tocsin sonne dans toutes les paroisses voisines de la Barbelière, et le lendemain matin, le nouveau général adressait à 4 ou 5 000 paysans cette harangue si connue, chef-d’œuvre d’éloquence militaire : « Mes amis, si mon père était ici, vous auriez confiance en lui ; pour moi, je ne suis qu’un enfant, mais, par mon courage, je me montrerai digne de vous commander. Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi. »

Ainsi ce qu’il y avait de « populaire » à l’origine du mouvement, était capté aussitôt par les forces sociales d’ancien régime.

Les Mémoires de Larevellière-Lépeaux, publiés en 1895 par son arrière-petit-fils, confirment en ce point, de la manière la plus nette, les déclarations de Mercier du Rocher.

« L’argument tiré de ce que les paysans sont allés chercher les nobles dans leurs châteaux et les en ont pour ainsi dire arrachés de force pour les mettre à leur tête, lorsque ceux-ci pensaient à rien moins qu’à entreprendre la guerre civile, cet argument, dis-je, est de nulle valeur. À qui fera-t-on croire cette ridicule assertion ? Est-ce que la population d’une ou plusieurs provinces peut se lever dans un même jour sans qu’il y ait des meneurs et un plan concerté ? Mais ces mêmes meneurs qui étaient et ne pouvaient être que les prêtres et les nobles devaient-ils agir ostensiblement avant que la partie fût tellement engagée qu’ils n’eussent point à craindre de se perdre, en se montrant avant d’être soutenus ? »

Cruchon de l’époque révolutionnaire.
(D’après un document du Musée Carnavalet.)


Larevellière, qui est né à Montaigu, dans le Bas-Poitou, connaissait très bien les choses de Vendée.

Au demeurant, la contre-révolution de l’Ouest savait bien qu’elle ne pourrait triompher qu’avec l’appui de l’étranger.

Or c’étaient les princes et les émigrés qui étaient auprès des souverains, et ce n’était pas pour restaurer le culte catholique, c’était pour rétablir dans l’ordre civil le principe d’autorité que les rois intervenaient. Ce qu’il y avait de spontanéité plébéienne et de fanatisme paysan dans les premiers soulèvements du Poitou et de l’Anjou allait donc être absorbé rapidement par l’idée monarchique et féodale. En Vendée, l’armée du Centre prend d’emblée le nom d’armée « catholique royale », et peu à peu ce nom s’étendra à toutes les armées de l’Ouest. La religion ne réclame donc pas sa part de liberté dans l’ordre nouveau. Elle réclame sa part de privilège dans l’ordre ancien.

Ce n’est pas que tout d’abord le mouvement soit discipliné et centralisé. Chaque région avait son armée distincte, qui entendait garder son autonomie. Dans un même département, il y avait plusieurs armées indépendantes : celle de la Basse-Vendée, puis celle de Centre. D’un autre côté se formait l’armée d’Anjou. Enfin, dans la région nantaise il y avait un autre centre d’insurrection. Charette et Joly, ces deux rivaux implacables, étaient en Vendée, chacun avec sa bande. Stofflet opérait dans l’Anjou. Chacun des chefs essayait de mettre un peu d’ordre dans l’anarchie du mouvement paysan. Ainsi, en Vendée, les chefs de l’armée du Centre, unis « aux commissaires des 21 paroisses » établissent un rudiment d’organisation.

« Il sera fait en chaque paroisse un conseil de trois à neuf membres, suivant la population. — Tous ceux dont les sentiments et la conduite ont été reconnus mauvais, pendant la malheureuse révolution qui a désolé la France, ne seront point élus aux conseils ; tous les autres seront nommés par acclamation, et non au scrutin. — Nul homme ne peut prendre le titre de général ou commandant d’armée, ni être déclaré chef d’armée ou de troupes s’il n’a des pouvoirs émanés de généraux avoués et reconnus en cette qualité. — Quiconque s’arrogerait le titre de général, de commandant ou de chef de troupe, serait arrêté par la force armée. »

« C’est au Carrefour de l’Oie que fut délibéré ce règlement. Il servit de base à l’institution des conseils de paroisse substitués dans les communes insurgées aux anciennes municipalités, mais bientôt le conseil supérieur de Châtillon abolit ce système, « considérant que, dans plusieurs endroits, les conseils s’étaient formés par des élections populaires incompatibles avec les vrais principes du gouvernement monarchique. » Mais ce n’est qu’en tâtonnant et à travers de terribles rivalités de personnes que les forces vendéennes arrivaient à un commencement d’organisation et d’unité. Dans cette confusion pourtant une tactique se dégage. Elle consiste d’abord à semer l’épouvante, à terroriser les patriotes par d’abominables cruautés. Certes, il y eut un prodigieux déchaînement des instincts de meurtre chez ces paysans égoïstes et fanatisés. Tuer était pour eux une âpre joie, une volupté farouche. Le docteur Guépin, de Nantes, a raconté ceci à M. Élie Sorin (Histoire de la République française) :