La Contagion/Acte IV
ACTE QUATRIÈME
Scène première
Eh bien, monsieur de Lagarde, comment vous trouvez-vous de la vie ?
Ébloui ! charmé !… Que voulez-vous que je vous dise ? jamais je ne m’étais vu à pareille fête. Les lumières, les truffes, la gaieté, la blancheur des épaules… Ah ! mais… on s’amuse beaucoup dans le creux de cet arbre, comme dit Lucien.
Je suis enchantée que ma petite hospitalité trouve grâce à vos yeux.
On ne joue donc pas les Argonautes, ce soir ?
Non. Le dragon est indisposé.
On aurait pu le faire doubler par Cantenac ; il sait le rôle, et il imite Lardier… une mère s’y tromperait.
À messieurs de la noblesse et du tiers !
Pas de politique, Cantenac. Respecte mes convictions.
De quel parti es-tu ?
Des parties fines.
Vingt sous d’amende à Aurélie pour ce déplorable calembour. Nous te corrigerons.
Jamais ! j’aurai de l’esprit jusqu’à mon dernier sou. — Donne-moi un cigare, Lucien.
Vous fumez le cigare, mademoiselle ?
Cela vous étonne, jeune étranger ?
Il aurait cru que tu fumais la pipe.
Toi, tu n’es qu’un malhonnête.
As-tu remarqué comme elle mange, cette frêle créature ?
J’adore la volaille truffée.
Prends garde qu’un beau jour elle ne te paye d’ingratitude.
Bah ! le poulet qui doit me tuer n’est pas encore pondu.
Ah ! je comprends ! Parfait !
N’encourage pas sa manie.
Vingt autres sous.
J’aime mieux prendre tout de suite un abonnement. Donne un louis, Chellebois.
Tes calembours me ruinent.
Bah ! ce sont tes pauvres.
Très joli.
Des pauvres d’esprit !
Plus joli encore.
Comment l’entendez-vous, madame ?
Des pauvres spirituels, madame.
Je vous rattraperai, vous.
Quel ton ! Comment la recevez-vous ?
Il le faut bien, pour Chellebois.
Mademoiselle Valentine ne fume pas ?
Non, monsieur, je n’aime pas les fumeurs.
Je me le tiens pour dit.
Il m’ennuie, votre provincial.
Non… il aura trois millions.
Quand ?
Demain.
Vous avez jeté votre cigare, monsieur de Lagarde ? Savez-vous que cela ressemble presque à une déclaration ?
Je voudrais que cela y ressemblât tout à fait.
Il va bien, le stoïcien.
Moi stoïcien ? Allons donc ! Les cuistres ont beau dire, messieurs, voilà la vraie vie !
Bravo, monsieur de Lagarde !
Qu’est-ce que vous avez tous à m’anoblir ?
Ne fais donc pas ton enfant du peuple… Ton grand-père avait la particule.
Je crois bien qu’il l’usurpait.
Eh bien, en fait de noblesse, usurpation vaut titre.
Je vous dénonce mon ami comme démocrate et libre penseur.
N’en croyez pas un mot, mesdames.
Alors, reprends ta particule.
Elle ne vous sera pas inutile dans les affaires.
Ni auprès des femmes.
Je ne comprends pas qu’on aime un roturier, monsieur de Lagarde.
Va donc pour de Lagarde ! me voilà du faubourg.
Et du plus faux encore !
Assez, Aurélie, assez !
Laissez-moi consommer, c’est payé. — Quelle nouvelle du faubourg, cher baron ?
Aucune… Ah ! si fait ! Ludovic, ce même Ludovic que Valentine appelait son jeune premier et Aurélie son jeune sais quoi…
Moi, toujours bête.
Oui. — Il vient d’entrer à la Trappe.
À moi, Auvergne !
Où avez-vous appris cela ?
Parbleu !… C’est tout au long dans la Gazette des Cocodès.
Ce pauvre Ludovic ! Je n’en reviens pas.
Voilà ce que c’est, mesdames, que d’avoir une âme tendre.
Une âme tendre, lui ? Mon casque me gêne !
Quel casque ?
Vous n’avez donc pas vu les Argonautes ?
Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il portait à son cou une médaille que lui avait donnée sa maman.
Aïe ! aïe ! aïe ! la croix de ma mère.
Et, quand il avait trop dîné, il n’avait qu’un mot : « Je trompe ma famille ! je trompe ma famille ! »
N’avait-il pas, en effet, une famille à la vertu ?
Ayez donc des parents honnêtes !…
Ne me parlez pas de l’éducation de famille.
Et de la famille donc !… Pour moi, je n’en reconnais qu’une : ce sont mes amis.
D’abord, c’est celle dont on se débarrasse le plus facilement.
Messieurs, je vous demande grâce pour l’amitié.
Pourquoi pas aussi pour l’amour ?
Ma foi ! pendant que j’y suis :
Dieu lui-même
Ordonne qu’on aime ;
Je vous le dis en vérité…
Honneur et patrie ! c’est un disciple de Béranger.
Un cœur d’or !
La jeunesse et la liberté, voilà ses dieux.
Vous croyez encore à ces vieilleries-là ?
Il ne faut pas ? Non ? je le veux bien.
Vous abjurez ? Il suffit.
Ce que j’en disais, moi, c’était pour plaire aux dames.
Merci de l’attention. Est-ce qu’on ne va pas procéder à un petit bac… bacca… baccarat ?
Nous ne sommes pas en nombre, j’attends quelques personnes.
Attendons-les en cartonnant… La main me démange !
Quelle joueuse enragée !
Je crois bien ! mademoiselle a une veine invraisemblable depuis quinze jours.
Voilà ! Vous ne voulez pas croire à la vertu des fétiches, mesdames ; j’en ai un qui ne me quitte pas… Est-ce vrai, Raoul ?
Oui, ma bonne… (À Navarette.) La table est-elle prête ?
Elle doit l’être.
Allons, messieurs. (Bas, à Navarette.) Retiens l’ingénieur et prépare le terrain ; il est si primitif !
Voulez-vous être de moitié dans mon jeu, monsieur de Lagarde ?
Mais je n’ai jamais touché une carte.
Vraiment ? Oh ! alors, confiez-moi votre bourse.
Il n’y a pas grand’chose dedans.
C’est égal ; votre argent est un porte-bonheur.
Et vous dites que vous n’êtes pas superstitieuse !
C’est tout différent ! Il est bien connu que l’argent d’une personne qui n’a jamais touché une carte… n’est-ce pas, Chellebois ?
Tous les savants vous le diront.
Nous sommes associés.
Pour le jeu seulement ?
Vous êtes un peu vif.
Et je me contiens !… si j’exprimais à mademoiselle tout ce qu’elle m’inspire…
Le rouge lui en tomberait.
Montrez-nous le chemin, Navarette.
Commencez sans moi, je vous rejoins tout à l’heure.
Suivez mon panache blanc !
Monsieur de Lagarde, restez ! j’ai à vous parler.
Scène II
Il me semble que vous serrez de près mon amie Valentine, monsieur l’ingénieur ?
Quelle admirable créature !
Elle a beaucoup de distinction.
Et des yeux !… et une taille !… Je ne sais quel parfum s’exhale de ses vêtements, de ses cheveux… mais cela grise ! — A-t-elle le cœur libre ?
C’est assez singulier ; elle me faisait la même question à votre sujet.
Vraiment ? Et qu’avez-vous répondu ?
Que vous alliez retourner en Espagne.
Mais je ne pars pas de sitôt.
Oh ! ce n’est pas une femme à caprices… il lui faut des liaisons sérieuses.
Et vous pensez que, sans mon départ, j’aurais eu quelque chance ?…
Je crois, entre nous, que vous lui avez fait une vive impression.
Malgré ma pauvreté ?
À cause de cela peut-être. Elle est très romanesque. On l’a vue passer d’un millionnaire à un gentilhomme ruiné, sans sourciller. Elle vend ses voitures et ses bijoux, et tout est dit.
C’est gentil… Quel ennui de partir !
Bah ! vous allez retrouver vos occupations ?
Sans doute. Ah ! que mes chantiers vont me paraître tristes !… Comme je reverrai souvent, là-bas, à travers la fumée de ma pipe solitaire, ce petit coin du paradis… de Mahomet, où j’ai passé une heure !
Espérons que vous y reviendrez.
Dans combien de temps ?… Il va falloir encore trimer quatre ou cinq ans…
Qu’est cela à votre âge ?
Vous en parlez à votre aise ! Je ne me suis jamais amusé, moi. Les femmes que j’ai rencontrées n’étaient pas dignes de délacer les brodequins de Valentine.
Comme vous vous montez la tête !
C’est vrai ! je ne sais ce que j’éprouve, mais il me semble que je n’ai pas vécu jusqu’à présent. Je sens en moi une explosion de sensualités inconnues. J’aspire les senteurs voluptueuses, comme un cheval de bataille l’odeur de la poudre !… Et dire qu’il faut reprendre le collier de misère…
Qui vous y force ? Restez !
Le puis-je ? ma fortune est là-bas !
Combien vous rapportera l’exécution de ce canal ?
Quatre ou cinq cent mille francs.
En quatre ou cinq ans… Si on vous les offrait sur-le-champ ?
Hein ?
Si on vous achetait votre concession ce prix-là ?
Qui ?
Accepteriez-vous ?
Pardieu ! avec ivresse… Mais c’est un rêve !
D’Estrigaud va vous faire la proposition tout à l’heure, et vous aurez votre argent demain si vous voulez.
Dites à Valentine que je reste, que je l’adore, qu’elle ne vendra ni ses bijoux ni ses voitures… Je ne veux pas que mon amour la mette à pied !
Je conçois cela. Rien ne doit être plus humiliant pour un homme que de faire déchoir sa maîtresse.
C’est inadmissible ! Arracher Valentine à son atmosphère de luxe, décrocher ce tableau de son cadre ! quelle brutalité !
Mais vous ne pourrez pas suffire au train qu’elle mène, avec vos pauvres petites vingt-cinq mille livres de rente.
J’entamerai le capital, parbleu ! je doterai largement ma sœur, et je mangerai le reste.
Valentine ne le souffrirait pas. Une femme de cœur ne peut accepter que le superflu de l’homme qu’elle aime.
Eh bien, je lui dirai que j’ai cent mille livres de rente, et ce sera la vérité pendant deux ans.
Quelle folie !
C’est la sagesse ! Sardanapale est le seul qui ait eu le sens commun. L’homme qui a pleinement vécu, ne fût-ce qu’une heure, meurt plus plein de jours à trente ans que l’octogénaire qui n’a rien connu de la vie.
Avec de pareils appétits, il vous faudrait une fortune de plusieurs millions.
Je n’en serais, pardieu, pas embarrassé !
La voulez-vous ?
Ardemment ! Faut-il signer un pacte avec le diable ? Donnez-moi une plume et de l’encre… rouge.
Il ne faut pas tant de choses ; il suffit de refuser les offres de Raoul.
Je ne comprends plus du tout.
Êtes-vous homme à reconnaître un bon avis par une entière discrétion ?
Sans doute.
Je vais trahir mon vieil ami d’Estrigaud pour vous, que je connais depuis une heure tout au plus. Ne prenez pas la peine de vous en étonner, et, quand on vous rend service, n’ayez pas la curiosité de demander pourquoi. Me donnez-vous votre parole d’honneur d’enfouir dans un secret absolu la révélation que je vais vous faire ?
Je vous la donne.
D’Estrigaud vous achète votre concession cinq cent, mille francs pour la revendre trois millions.
Bah !
Faites le marché vous-même, et vous voilà trois fois millionnaire.
Trois fois millionnaire ! cent cinquante mille livres de rente… à moi ? Ce n’est pas possible !
Vous n’avez qu’à étendre la main.
Mais alors je suis aussi riche que le baron !
Et plus solidement.
Je peux avoir un hôtel comme le sien, des laquais comme les siens…
Et des attelages alezan brûlé, et une loge à l’Opéra.
Et des maîtresses dans l’or et la soie, et des douzaines de chemises de batiste !
Et des parfums dans vos mouchoirs.
Je marierai ma sœur à qui elle voudra… Trois millions !.. Oh ! chère Navarette ! comment vous témoigner ma gratitude ? Ne disiez-vous pas à table que vous aviez envie d’une bonbonnière à Ville-d’Avray ? Permettez-moi de la mettre à vos pieds.
Merci mille fois, cher monsieur. Mais votre reconnaissance n’a qu’un gage à m’offrir, c’est le secret. Je ne me dissimule pas l’énormité de mon procédé envers Raoul.
Bah ! il n’a que ce qu’il mérite. — Ah ! s’il m’offrait loyalement la moitié du marché, je me ferais scrupule de lui souffler l’affaire ; mais un sixième ! c’est trop peu, monsieur le baron, tant pis pour vous ! vous n’aurez rien. Cent cinquante mille livres de rente au fils de mon père ! c’est à crever de rire !
Vous ne me demandez même pas le nom et l’adresse de l’acquéreur ?
Que ce soit le diable en personne…
Encore faut-il vous aboucher avec lui.
Eh bien ?
Sir James Lindsay…
Lindsay ? J’aurais dû m’en douter… Ah ! mille millions de tonnerres !
Qu’est-ce qui vous prend ?
Est-ce que je peux vendre aux Anglais ?… Ces choses-là sont faites pour moi.
Mais que ce soit vous qui vendiez ou d’Estrigaud…
Ce ne sera ni lui ni moi, pardieu !
Cela me suffit.
C’était bien la peine de me mettre l’eau à la bouche…
En tout cas, ne me compromettez pas… J’ai votre parole ! chut !
Scène III
À la rescousse, baron ! M. de Lagarde ne veut rien entendre. Il tient à attacher son nom au canal… la gloire !
Va me remplacer au jeu.
Si tu défais mon petit travail, tu seras fin.
Les grands moyens. (Haut.) Les femmes n’entendent rien aux affaires et elles ont la manie de s’en mêler. Je parie que Navarette vous aura expliqué les choses tout de travers ?
Mais non… j’ai parfaitement compris.
Et vous préférez la gloire, comme elle dit, à quinze cent mille francs ?
Quinze cents ?…
Oui ; quel chiffre vous avait-elle annoncé ?
Cinq cents.
Vous voyez bien… (Il jette sa cigarette.) Écoutez, je suis très carré en affaires et je joue cartes sur table ; je trouve trois millions de votre concession ; je vous offre le partage par moitié.
Au moins est-ce loyal.
Marché conclu ?
Non.
Qui vous arrête ?
Mais… je ne peux rien conclure sans savoir le nom de l’acquéreur.
Pourquoi ?
Dame ! j’ai une responsabilité envers le gouvernement espagnol, et j’ai besoin de savoir à qui je vends.
Vous vendez au baron d’Estrigaud, qui endosse votre responsabilité et vous en décharge. N’en demandez pas davantage.
Au fait, c’est assez vrai. Le surplus ne me regarde pas ; tant pis pour vous si… Eh bien, non ! C’est une capitulation de conscience inacceptable ! Je sais à qui vous vendez, et toutes les escobarderies du monde ne feront pas que je l’ignore.
Qui vous l’a dit ?
Personne ! mais c’est bien difficile à deviner ! Qui peut offrir trois millions de ma concession, sinon sir James Lindsay ?
Sir James Lindsay ?
N’est-ce pas lui ? Je serais bien enchanté qu’il y eût erreur, et si vous me donnez seulement votre parole d’honneur…
C’est lui. — Que vous importe ?
Eh ! morbleu ! ce qu’il veut acheter, n’est-ce pas évidemment le moyen de faire avorter l’entreprise ?
Sans doute ! Après ?
Comment, après ? Cet argent-là me brûlerait les doigts.
Vous êtes un enfant. Votre canal ne se fera pas, quoi qu’il arrive. J’ai vu sir James Lindsay. Il a ordre de s’emparer de l’affaire à tout prix. Le moyen le moins coûteux est d’acheter votre concession et de créer une compagnie fictive qui tombera d’elle-même dans un temps donné. Si vous refusez, il dépensera dix millions au lieu de trois, et vous n’aurez pas un rouge liard, voilà tout.
Si j’en étais bien sûr… ce serait différent. Et encore non, cela ne change rien à ma situation. Un devoir stérile n’en est pas moins un devoir. — Ah ! les parents pauvres ont bien besoin de tant raffiner la conscience de leurs enfants !… Comme si nous n’avions déjà pas assez d’obstacles devant nous !
Ainsi vous refusez ?
Il le faut bien !
Eh bien, non, il ne le faut pas ! Je dirai plus, vous n’en avez pas le droit. Je vais être brutal, tant pis ; c’est vous qui m’y forcez. Il faut absolument à votre sœur une dot de cinq cent mille francs.
Pourquoi ?
Parce que le père Tenancier ne donnera pas son fils à moins, et que ce mariage est devenu nécessaire.
Que voulez-vous dire, monsieur ?
Rien qui puisse porter atteinte à mademoiselle Aline. Elle est parfaitement pure… mais parfaitement compromise. Elle aime Lucien, ce n’est un secret pour personne.
Ce n’est pas vrai, c’est une indigne calomnie.
Pas d’émotion. Le mal fût-il plus grand qu’il n’est, le mariage répare tout.
Effectivement.
Et, s’il ne tient qu’à vous de marier votre sœur à Lucien, vous avez là un devoir qui prime tous les autres, vous en conviendrez.
Oui… s’il n’y a pas d’autre salut pour ma sœur.
Il n’y en a pas.
Vraiment ?… Mais encore que dit-on ? que suppose-t-on ?
Votre sœur a écrit à Lucien.
Écrit !… Cela devient grave, en effet… Comment le savez-vous ?…
Par Aurélie, qui a dérobé la lettre.
Une lettre de ma sœur en de pareilles mains !… Est-elle très… significative ?
Je ne l’ai pas lue… Aurélie n’a voulu me montrer que la signature. D’ailleurs, elle ne sait pas que c’est de votre sœur, et je n’ai eu garde de le lui dire, mais elle peut le découvrir d’un moment à l’autre, et alors un esclandre !…
Oui, vous aviez raison… il n’y a plus place à l’hésitation. Mon premier devoir est de sauver ma sœur.
C’est ce que je pense.
Je ne suis pas un Brutus, moi… Si j’étais seul en cause, je ferais le sacrifice… tout inutile, tout absurde qu’il est… Je le faisais, vous en êtes témoin ! Mais, diable ! je n’ai pas le droit de sacrifier ma sœur à mon chauvinisme. N’est-ce pas votre avis, à vous qui êtes un homme d’honneur ?
Complètement.
D’ailleurs, ce marché… qui ne fait de tort à personne, il faut bien le reconnaître ! ce n’est pas même moi qui le conclus, c’est vous !
Parbleu ! — Enfin, si cet argent doit vous brûler les doigts, il y a une chose bien simple : ne prenez que la dot de votre sœur et laissez-moi le reste.
Oh ! mon Dieu !…
À tant faire que mettre les doigts au feu, vous préférez en retirer les marrons, n’est-ce pas ?
Que feriez-vous à ma place ?
Je ne déclamerais plus.
Oh ! c’est bien fini !
Scène IV
Que vous disais-je, monsieur de Lagarde ? Votre argent a fructifié ; prenez votre part.
La voilà ! — Mesdames et messieurs, je vous invite tous à dîner demain à la Maison d Or, et, en sortant de table, je vous taillerai une banque à faire dresser les cheveux sur la tête.
Qu’est-ce qui le prend ?
C’est la fleur de l’aloès qui éclate ! J’ai assez vécu comprimé dans ma coque ! De l’air, morbleu ! du bruit ! du bruit nocturne surtout ! Décrochons les enseignes des bourgeois et rossons le guet !
Il est gris, Dieu me pardonne !
Je l’ai grisé.
Ah ! belle Valentine, puisse ce banquet être le repas des accordailles. Je vous adore !
Est-ce bien vrai ?…
Demandez à Navarette. (À Lucien.) Présente-moi donc à ces messieurs et à ces dames que je n’ai pas l’honneur de connaître.
Vous êtes d’accord ?
Oui… à quinze cent mille francs.
Quel imbécile !
Eh bien, mademoiselle, que dites-vous maintenant de votre fétiche ?
Je dis qu’il est usé, voilà tout.
Il faut t’en procurer un autre.
Ne me parlez pas, vous ! ou plutôt… nous allons avoir une petite explication. Voilà quinze jours que vous me trompez grossièrement, j’en ai la preuve.
Quinze jours ! et tu n’as pas encore éclaté ?
Tiens ! tant que je gagnais !
Puisque tu as tant fait, patiente encore une heure, sois gentille… en public.
Je ne serai pas gentille ! — Ah ! il faut à monsieur des femmes du monde !
Tu as ton accès ?
Non, monsieur, je reste calme et digne, j’ai toute ma raison. — Vous devriez au moins vider vos poches pour venir chez moi.
Mes poches ?
Emmène-la donc !
Tu achèveras ta scène en voiture, filons.
Pas de brutalités… Quelqu’un de vous, messieurs, connaît-il une dame qui s’appelle Aline de son petit nom ?
Aline ?
Il était temps de lui trouver une dot.
Nous avons bien un opéra-comique de ce nom.
Ne plaisantons pas, messieurs ! (À Amélie.) C’est plus grave que tu ne penses. Explique-toi.
Ne la pousse pas à bout ; elle a une lettre.
Tu as une lettre signée Aline ?
Parfaitement ! C’est mon fétiche… pauvre femme trompée que je suis !
C’est impossible !
Je l’ai trouvée dans la poche de votre redingote.
Donne-la-moi !
Non.
Je vous demande pardon de cette scène, messieurs ; mais Aline est le nom d’une personne à qui tous nos respects sont dus, et sur la réputation de laquelle il ne doit pas planer une ombre… de mademoiselle Lagarde.
Ah ! monsieur, si j’avais su !
Voyons la lettre. (Aurélie la lui donne. Il l’ouvre et éclate de rire.) Parbleu ! elle est bonne ! C’est la lettre à papa.
Quelle lettre à papa ?
Une vieille lettre d’amour que j’ai trouvée il y a quinze jours, que je me réservais de réintégrer respectueusement dans la poche de mon auteur, sans la lire, et dont la jalouse Aurélie s’est emparée. Je la croyais bien perdue.
J’ai toujours votre parole ?
Oui… Tant pis !
C’est, en effet, signé Aline.
Mais une Aline à ton père, ce doit être la reine de Golconde.
Je le croirais… vu la pâleur de l’encre et la jaunisse du papier. Tiens !
Dites donc, Lucien, je ne me représente pas nettement le père Chellebois en bonne fortune.
Ni moi.
Ma mère !
Abuserais-tu de ma candeur ?
Comment as-tu pu être jalouse de ce papyrus ?
Ma mère !
Ne détourne pas la question.
Tiens, est-ce assez jaune ?
Tu es un amour… Je m’étonnais aussi… car elle est d’un beau bleu, cette épître !… Écoutez-moi ça, mesdames.
Je le défends !…
Lisez, Valentine, je le tiens.
Lisez, lisez ! à la tribune !
C’est absurde !
Chut !
« Oui, ami, je vous aime… »
Oh ! Cette fille ! (Il lui arrache la lettre des mains. À Lucien.) Tu laisses faire cela, toi ? tu laisses traîner les secrets de famille dans les ruisseaux ? Qui te dit qu’il n’y a pas là dedans l’âme d’une honnête femme égarée ? Qui te dit qu’elle n’a pas expié dans les larmes, qu’elle n’est pas descendue dans la tombe avant l’heure, blêmie par le repentir ? et que ses enfants ne rachèteront pas sa faute à force d’œuvres et de loyauté ?
Ma foi, mon cher, il s’agirait de votre propre mère…
Qui parle de ma mère, ici ?
Mais, monsieur de Lagarde…
Je m’appelle Lagarde tout court, comme mon père. (À d’Estrigaud.) Le marché que vous me proposiez et auquel j’avais la lâcheté de prêter l’oreille est une immonde trahison !
Monsieur !
Je le refuse !
Êtes-vous ivre ?
Mon refus vous étonne, n’est-ce pas ? Vous pensiez bien avoir mis la gangrène dans mon honneur… Mais votre piqûre se guérit comme les autres… avec le fer rouge. — Adieu, messieurs ! Conscience, devoirs, famille, faites litière de tout ce qu’on respecte !… Il vient un jour où les vérités bafouées s’affirment par des coups de tonnerre. Adieu, je ne suis pas des vôtres !
Scène V
S’il vous faut un témoin, mon cher, je suis là.
Un témoin ? Pour quoi faire ?
Dame ! il a été insulté assez carrément… trahison immonde !
André est gris, et je suis sûr qu’il sera le premier à regretter sa ridicule algarade.
Il faudra des excuses fièrement explicites alors.
Mêlez-vous de vos affaires, Cantenac. André n’est pas un pilier de salle d’armes comme vous. Je parierais qu’il n’a pas touché une épée depuis l’École. Raoul n’a donc pas lieu de se montrer rigoureux, d’autant qu’il a fait ses preuves.
On ne les a jamais assez faites.
Ainsi, à votre avis, mon cher Cantenac, ma réputation a encore besoin d’une petite affaire ?
Dame !
Eh bien, la voilà !
Vous êtes fou, monsieur !
Je suis baronne ! — Pauvre Cantenac !