La Constitution nouvelle du point de vue de la situation politique

La Constitution nouvelle du point de vue de la situation politique
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 625-648).
DE LA


CONSTITUTION NOUVELLE


AU POINT DE VUE DE LA SITUATION POLITIQUE.




Qu’on se rassure, nous ne venons point faire ici de théorie ; nous savons aussi bien que personne que le temps en est passé ; nous ne venons point demander à un document improvisé, sous le feu des barricades, ni cette maturité de réflexion qui caractérise les œuvres du raisonnement, ni cette intelligence des passions humaines que donne seulement et à grand’peine la pratique du gouvernement, ni cette heureuse conformité aux habitudes et aux mœurs nationales que le temps seul a pu imprimer dans d’autres pays à des institutions enracinées dans le sol. Nous n’y cherchons ni unité de conception, ni principes réguliers. La mode n’est point aux principes, et nous le comprenons : ils n’ont répondu aux espérances de personne. Ils ont brisé la main qui s’appuyait sur eux. Nous ne demandons pas non plus à la constitution nouvelle de présenter des apparences d’une vitalité bien durable. Le temps est passé également où l’on pouvait se permettre de songer un peu à l’avenir. Plus que jamais, et à nous plus qu’à personne, le long espoir et les vastes pensées sont interdits. C’est d’un point de vue beaucoup moins ambitieux que nous nous proposons d’envisager la constitution nouvelle. Pour un grand nombre de ceux qui la font, c’est une œuvre de désespoir ; pour d’autres, c’est un ballon d’essai ; pour tous, ce n’est et ne peut être qu’un expédient dans un embarras, un incident dans une situation difficile. Examinons-la à ce titre ; c’est le seul examen qu’elle comporte et qui réponde, de bonne foi, aux intentions de ses auteurs. Dans la grande lutte où la France est engagée, la constitution nouvelle sera-t-elle ou ne sera-t-elle pas un temps de repos et un moyen d’action ? Donnera-t-elle quelque force dans le combat, quelque relâche aux combattans ?

Il faut, en effet, appeler les choses par leur nom ; le nom de la situation politique où nous nous trouvons, il est triste à dire, mais il est écrit sur toutes les murailles : c’est la guerre, non pas la guerre d’opinions, où les discours seuls sont des armes, mais la guerre véritable, la guerre où le sang coule et où le canon retentit. Le 22 février a vu le dernier jour de paix de la France. Depuis ce jour, qu’on peut regretter ou bénir, suivant qu’on a les instincts plus ou moins belliqueux, notre pays n’est plus qu’un champ de bataille où la force alternativement passe d’un camp dans un autre. Nous avons eu deux mois d’asservissement et de conquête, deux mois de dictature populaire, où les propriétés, comme les personnes, étaient sans défense, deux mois où il suffisait de quelques cris et de quelques bannières dans la rue pour faire descendre le gouvernement, ou ce qui s’intitulait de ce nom, humble et pâle, sur des tréteaux, et lui faire rendre compte de sa conduite. Nous avons eu ensuite deux autres mois où la société, se reconnaissant elle-même, rassemblait ses forces et reprenait ses sens, où la force publique et l’émeute, l’ordre et le désordre, les instincts légitimes et les passions insensées, se sont coudoyés dans la rue, mesurés de l’œil, provoqués du geste, livré des escarmouches en attendant la bataille. Enfin la foudre a éclaté, et, dans ses éclats, la voix de Dieu s’est fait entendre. La Providence, dont la justice se voilait depuis si long-temps, s’est enfin prononcée pour la bonne cause ; elle n’a pas abandonné, dans leur défense désespérée, le travail, la civilisation et la famille ; elle n’a pas donné aux hommes le droit de douter d’elle, en laissant périr tout ce qu’elle a mis elle-même de vertus dans leur cœur et de grandeur dans leur histoire. Depuis ce moment, à la force brutale a succédé la force organisée ; à la force destructrice, la force réparatrice ; à la force insultant au droit, la force défendant le droit, mais encore et toujours la force.

La constitution nouvelle terminera-t-elle ou du moins interrompra-t-elle cette violente situation ? Sera-ce une paix ou tout au moins une trêve ? Voilà ce qu’on se demande, ou plutôt ce qu’on ne se demande guère ; car, il faut le dire, par instinct on n’y compte pas beaucoup. En tout cas, elle ne le peut faire que de l’une ou de l’autre de ces deux manières, ou en transigeant avec l’ennemi public qui tient la société en échec, ou en donnant à la société des instrumens nouveaux et réguliers pour le dompter, ou en accordant les deux parties par quelque accommodement, ou en assurant à l’une des deux un avantage marqué, soutenu, une supériorité à la fois légale et réelle qui le dispense d’épuiser l’arsenal des moyens de force, de jouer à tout instant le tout pour le tout, de tendre pour ainsi dire tous les muscles du corps social. Ou il faut qu’elle fasse un traité de paix entre les deux côtés des barricades de juin, ou il faut qu’elle substitue à une répression cent fois juste, cent fois nécessaire, mais brusque et saccadée, une répression continue, régulière, opérant sans bruit, mais sans relâche, qui comprime le mal au lieu de le laisser éclater pour l’écraser dans son sang.

Je n’ai pas, je suppose, à discuter la première de ces hypothèses. Ce n’est pas moi, c’est le général des journées de juin qui a proclamé dans le feu du combat, et pendant qu’il ne s’agissait de rien moins même que de faire sauter un faubourg de Paris, qu’il n’y avait pas de transaction, pas même de discussion possible entre la propriété et le pillage, entre l’immense majorité de la France défendant son bien et une minorité infime, mais furieuse, voulant emporter d’assaut le bien d’autrui. Non sans doute qu’il ait voulu dire alors que tous ceux qui s’abritaient derrière les barricades étaient également coupables et encore moins également indignes de pardon ; mais, essayer des moyens de persuasion pour dissiper les erreurs, user de pitié pour le repentir, tenir compte de l’égarement, venir en aide à la misère qui l’excuse, rien de tout cela ne ressemble à une transaction sur des principes en discussion ou sur des droits en litige. Comme la question est posée aujourd’hui, pour transiger, il faudrait avoir des pleins pouvoirs de la Providence, et nous avons vu assez amplement que ceux qui se portaient forts en son nom pour changer les conditions qu’elle a imposées aux hommes n’avaient pas reçu d’elle le don des miracles. Ce sont les promesses chimériques, ce sont les concessions imprudentes qui ont enfanté, choyé, caressé l’émeute de juin. C’est le tremblement du sol qui donne le vertige ; il faut assurer les colonnes vacillantes de l’édifice, si l’on veut qu’à leur tour les cerveaux se raffermissent.

Ne pouvant attendre de la constitution une transaction pacifique, c’est donc quelque appui pour la répression qu’il faut lui demander. Je n’ignore pas qu’il est triste, six mois après une révolution, de n’avoir déjà plus que la répression sur les lèvres. On aimerait mieux pouvoir énumérer avec orgueil les droits nouveaux et les libertés précieuses que la constitution apporterait à la France en échange des souffrances révolutionnaires. Ce n’est ni notre faute ni celle des auteurs de la constitution s’il n’en peut malheureusement être ainsi. Ils ont fait de leur mieux pour trouver dans la société que la monarchie leur léguait quelques privilèges à détruire, quelques chaînes à briser. et pour inscrire en tête de leur œuvre quelques droits jusque-là inconnus, en un mot, pour que la nouvelle constitution pût avoir sa déclaration des droits de l’homme et sa nuit du A août. Par malheur, pour abolir des privilèges, il faut qu’il en existe, et, pour affranchir un peuple, il faut qu’il soit asservi. Or, il s’est trouvé, en cherchant bien, qu’en fait de privilèges tout se réduisait, en France, à quelques garanties de capacité et d’intérêt social dont personne n’imaginait de se faire un droit à son profit, et dont les plus intéressés ne regretteront pas le sacrifice, si une seconde épreuve leur démontre que le suffrage universel est à la rigueur compatible avec le maintien de la paix publique et un peu de lumières dans l’administration. Hors de là, les amateurs les plus déterminés de l’égalité venaient se rompre la tête contre le droit de propriété, roc indestructible et sans fissure qui brisera des élans révolutionnaires plus violons que celui de février. Les tentatives pour innover, en fait de liberté, n’ont pas été plus heureuses. Les auteurs de la nouvelle déclaration des droits ont eu beau se mettre en frais d’invention pour découvrir un prétendu droit naturel, le droit au travail, et un droit politique qu’on a baptisé du nom de droit de réunion. Des confidens indiscrets nous ont déjà appris ce que serait le premier de ces droits, si on le prenait au sérieux. Nous verrons ce que deviendra le second entre les restrictions bizarres dont on l’a emmaillotté sous sa forme régulière et la loi justement sévère qui prohibe les attroupemens accidentels par des peines redoutables. Là se bornent les innovations politiques dans le sens libéral de la constitution républicaine, et, avec la meilleure volonté du monde, elle n’a pu faire davantage. Ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre si au-delà des libertés que nous possédions déjà il y a six mois, il n’y a guère que la licence, et si, en fait de défenses sociales, il y a déjà long-temps que la France n’a presque plus que du superflu, de sorte que la moindre diminution la fait tomber au-dessous du nécessaire. Ce n’est pas à elle non plus, en toute justice, qu’il faut s’en prendre, quoique ses auteurs aient bien quelque chose à se reprocher à cet égard, si cinquante ans de révolutions ont laissé dans ce qui était la lie, et ce qui est aujourd’hui l’écume de notre société, une armée de fanatiques qui ne respecte pas plus la majesté populaire du suffrage universel que la pompe monarchique, à qui l’ordre déplaît parce qu’il est l’ordre et la loi parce qu’elle est la loi, que le frein des lois irrite sans les dompter, dont l’audace sans cesse renaissante sous le châtiment tient sans relâche la paix publique en haleine, et si par (conséquent, quelque peu de goût que l’on ait pour le nom de conservateur, la conservation personnelle devient, malgré qu’on en ait, la première et presque l’unique préoccupation de tout gouvernement en France. C’est là une vérité qui frappait déjà bien du monde sous le dernier gouvernement, et qui n’a plus besoin de démonstration aujourd’hui. Ce n’est pas sans doute avec un matin plaisir, indigne d’un bon citoyen, mais c’est avec la douloureuse satisfaction de voir confirmer une opinion déjà ancienne sur l’état de la société, qu’on entend aujourd’hui nos révolutionnaires d’hier abjurer les unes après les autres, à la tribune, des erreurs qu’il leur plaît de qualifier de chevaleresques, et balbutier d’une voix inexpérimentée des vérités conservatrices qui, sous une forme plus éloquente, nous étaient depuis long-temps familières. Si le gouvernement provisoire lui-même était presque devenu, sur ses derniers jours et dans son langage officiel, un gouvernement conservateur, qui pourrait se flatter d’échapper à cette nécessité commune ? Les prisons politiques qu’il a été obligé de rouvrir, qui pourrait se bercer de l’espoir de les fermer ?

Il est donc inutile de s’en défendre, c’est la répression, avant tout, que le public désire aujourd’hui. Il la demande, comme il sait demander les choses quand il les veut, de manière à ne pas être impunément désobéi, et chacun s’empresse déjà de servir à sa façon ce maître impérieux, sans regarder de trop près à la délicatesse des moyens. Si la constitution satisfait et régularise en même temps l’élan de répression qui nous entraîne ; si, en constituant une autorité qui puisse commander et prévoir, elle dispense la société de passer son temps à se battre et à sévir, ne lui en demandons pas davantage : elle sera justement populaire, elle sera vraiment républicaine, car la république ne peut se fonder en restant sourde au cri de toute la France. Mieux que tout cela encore, elle sera vraiment libérale, car qui peut douter désormais, dans les tristesses de l’état de siège, que la cause de l’ordre et celle de la liberté soient solidaires ? Si, au contraire, elle n’a pris aucune mesure pour arriver à ce résultat ; si aucune de ses dispositions n’atteste le moindre sentiment de l’état présent des esprits et des violentes nécessités publiques ; si à une situation inouïe dans le monde elle n’oppose que des idées dont l’impuissance a été vingt fois démontrée ; si, tandis que la France entière bivouaque en armes sur la place publique, elle a l’air de sortir, toute poudreuse encore et tout étonnée, d’un vieux carton de journal où on l’aurait oubliée depuis cinquante ans, n’attendons rien d’elle, ne lui promettons ni vie ni durée ; ne nous flattons pas qu’elle nous donne même le repos qu’on peut goûter sous la tente : la guerre continue, restons sous les armes.

Pour accomplir au moins une partie de cette tâche, deux conditions, et ce n’est pas trop demander, seraient nécessaires à la constitution nouvelle. Il faudrait qu’elle nous donnât un pouvoir véritablement exécutif et une représentation véritablement nationale. Elle devrait déposer le fardeau de la défense habituelle et quotidienne de la société, non-seulement de la police extérieure et de la tranquillité des rues, mais l’initiative et la direction de l’esprit public, mais la prévoyance de l’avenir, mais tout l’ensemble de ces devoirs moraux et matériels qu’on appelle le gouvernement, sur des épaules assez fortes pour le supporter sans fléchir. Il faudrait en même temps qu’elle assurât, par une organisation sincère du pouvoir législatif, à la vraie majorité, à la presque unanimité de la France, une prédominance régulière proportionnée à sa force véritable, et qui lui appartînt naturellement, sang secousse, sans crise, sans aucun de ces efforts de tension extraordinaire qui épuisent rapidement les nations. Un tel pouvoir, une telle représentation, sont indispensables pour que la France, sentant ses intérêts sous bonne garde, puisse un instant prendre haleine et vaquer à ses affaires. L’organisation du pouvoir exécutif, la composition du pouvoir législatif, ce sont là les deux points essentiels de la constitution nouvelle. Ce sont les organes vitaux de la société, ceux sans lesquels ni son cœur ne peut battre, ni son sang circuler. Il lui faut et une représentation véritablement pénétrée de ses besoins et des pouvoirs en état d’exécuter ses volontés. Nous tenons quitte du reste ; mais, à moins que cela, la société ne peut pas vivre, car les convulsions où nous sommes ne peuvent pas s’appeler la vie. Voyons donc rapidement si l’une ou l’autre de ces conditions indispensables se rencontre dans la constitution nouvelle.

Je n’ignore pas qu’il ne serait pas juste de demander à une constitution républicaine de remplir la première de ces conditions, comme on pourrait l’attendre avec des idées et des habitudes d’un autre régime. La force du pouvoir exécutif, telle que jusqu’à présent nous y sommes habitués, est incompatible, je le sais, dans toute son étendue avec la république. On pourrait dire même sans exagération qu’un pouvoir exécutif comparativement faible est de l’essence même d’une constitution républicaine. C’est son écueil ou son mérite, suivant le point de vue où on se place, comme on voudra bien le prendre. Ni inviolabilité, ni hérédité, ces deux garanties enlevées rendent nécessairement l’action du pouvoir exécutif plus timide et ses vues plus courtes ; mais ce qu’on peut toujours demander à une constitution, quelle qu’elle soit, c’est un peu de proportion entre la tâche qu’elle impose et les moyens qu’elle donne pour la remplir ; c’est de ne pas charger les faibles bras d’un enfant d’un poids qui écraserait un homme dans la vigueur de l’âge ; c’est de ne pas diminuer à plaisir la force motrice du navire, sans altérer la masse d’eau qu’il déplace. Or, c’est précisément là, si j’ai bien compris, l’opération que nos législateurs nouveaux nous proposent par l’organisation du pouvoir exécutif.

Voici cinquante ans bientôt, en effet, que la France est couverte par les colonnes et les arcs-boutans d’une administration majestueuse, qui confond l’imagination par sa grandeur et la ravit par sa régularité. Cette administration rayonne sur les points les plus reculés du territoire, elle étend partout sa main, elle embrasse tout de son regard, elle prétend exercer partout son contrôle. Respectueuse pour les intérêts et le droit privés, elle les tient pourtant en surveillance et parfois même en tutelle. Un système d’impôt sévèrement exercé la fait pénétrer dans toutes les fortunes ; l’enseignement, dont elle s’est attribué le monopole, lui ouvre les portes des familles et souvent même celles des consciences. Ainsi, idées morales et intérêts matériels, rien ne lui échappe ; mais en même temps tout porte et tout repose sur elle. C’est sur elle que d’un bout des deux cents lieues carrées de notre sol jusqu’à l’autre, chacune de nos trente mille communes et presque chacun de nos trente-trois millions de citoyens tiennent incessamment les yeux fixés, c’est d’elle que doit partir le signal de tous les mouvemens ; mais c’est à elle, en revanche, que tous les membres de ce corps social s’en prennent du moindre mal qui les atteint dans leurs extrémités les plus reculées. Sa charge est en proportion de son empire : elle maîtrise tout et répond de tout.

De quel poids un tel pouvoir accable ceux qui sont chargés de l’exercer, c’est aux hommes qui l’ont porté en France à nous le dire. C’est eux qui peuvent nous apprendre avec quel sentiment d’angoisse on se réveille chaque matin en voyant que non-seulement les grands intérêts du pays, mais les moindres intérêts du moindre citoyen (beaucoup moins patiens en général et beaucoup plus âpres), sont déjà à la porte qui vous attendent et vous disputent un quart d’heure de sommeil et de loisir. C’est à eux de nous apprendre dans quel labyrinthe de détails, au travers de quels conflits de tracasseries et d’inimitiés s’écoulent les laborieux momens d’un dépositaire suprême du pouvoir exécutif en France. Et quand à ces soucis de tous les jours, sans cesse renaissans, se joignent les invectives quotidiennes de la presse, l’inquiétude d’une situation politique à ménager, c’est alors réellement que la vie ne suffit plus pour renouveler les forces qui s’épuisent, pour retremper le talent qui s’use dans ce frottement de tous les jours, et surtout la popularité qui s’y perd. Et encore tous ceux dont jusqu’ici les confidences pourraient nous révéler ces secrètes douleurs n’ont-ils exercé le pouvoir exécutif qu’à l’abri du pouvoir royal, couverts par sa grandeur, participant un peu de son inviolabilité, recevant quelques inspirations de cette force qu’inspirent l’habitude native du commandement et le sentiment énergique de la perpétuité et de la famille.

Mais ce que personne ne nous dira, parce que l’épreuve n’en a point encore été faite d’aucun pays du monde, c’est ce que deviendra un pareil pouvoir entre les mains d’un président de république sorti hier de la foule, prêt à y rentrer demain, organe avoué d’un parti, ennemi naturel, par conséquent et victime dévouée de tous les autres, n’ayant devant lui que quatre ans d’un pouvoir éphémère ; traqué, sur tous les points du territoire, par une myriade d’oppositions sourdes et mesquines, et placé en face du plus impérieux des souverains, d’un souverain sans responsabilité et sans contre-poids, d’un corps à cent têtes et à cent bras, en un mot d’une assemblée unique de sept cents membres. Personne ne peut dire non plus quelle figure fera à cette hauteur et sur un tel piédestal l’homme malheureux contraint d’y venir étaler à tous les yeux son impuissance et sa misère.

Tel est cependant le supplice auquel la constitution nouvelle entend condamner son pouvoir exécutif. Tandis que beaucoup de bons esprits doutaient déjà, sous la monarchie constitutionnelle, si le maintien complet du système administratif, tel que l’empire nous l’a laissé, et l’excès de la centralisation étaient compatibles avec la rude condition que les institutions libres font au pouvoir, les législateurs républicains ne paraissent pas même s’être douté qu’il y eût là une difficulté digne d’attirer leur attention. En faisant passer le pouvoir exécutif de la dignité d’institution permanente à un état qui est la mobilité même, en le faisant descendre des hauteurs de l’inviolabilité dans la sphère de la discussion et sous la juridiction des tribunaux, ils n’ont pas imaginé que, pour rétablir l’équilibre, pour lui permettre de respirer et de se mouvoir avec quelque liberté, il était absolument nécessaire de le soulager d’une partie de sa responsabilité. Le nouveau président de la république, c’est encore le roi constitutionnel, moins l’inviolabilité, qui, si mal observée qu’elle fût, le préservait de quelques attaques ; moins le veto royal, qui, en l’associant au pouvoir législatif, lui donnait quelque moyen de se défendre contre ses envahissemens, mais toujours responsable du moindre incident qui trouble la paix sur tous les points du territoire, de la moindre contrariété qui froisse, à deux cents lieues de la capitale, un citoyen inconnu. La constitution nouvelle lui donne beaucoup moins, mais veut en recevoir juste autant. C’est en politique comme si, en finances, elle lui demandait d’acquitter les obligations de l’ancienne liste civile en lui en refusant les revenus. Les réclamations si ardentes déjà que certaines parties de la France élèvent contre le joug incommode de l’extrême centralisation n’ont pas eu l’honneur d’une discussion. Les questions si importantes que font naître les attributions des corps municipaux et départementaux sont renvoyées pour mémoire à des lois organiques, et, en attendant, on laissera s’adapter ensemble au hasard et comme on pourra les traditions de l’empire avec les scrupules et les entraves d’un pouvoir républicain.

Il est aisé de comprendre, à la vérité, ce qui a pu retenir ici (si tant est qu’ils y aient songé) les auteurs de la constitution. L’administration impériale, héritage d’une époque de résurrection et d’éclat, est restée, je le sais, quelque entrave qu’elle apportât à l’indépendance individuelle, singulièrement populaire en France. Elle rappelle cette glorieuse période du consulat où la France sacrifiait, non pas, comme on l’a dit, par une fausse antithèse, sa liberté ou son repos, mais l’apparence d’une liberté politique illusoire à la revendication de ces libertés naturelles, sacrées, imprescriptibles, sans lesquelles la vie ne vaudrait pas la peine d’être conservée un seul instant. En abolissant la plus dure des tyrannies, la tyrannie révolutionnaire, elle a rendu à la liberté un service qui lui fait pardonner tous ses torts. En lui déclarant la guerre aujourd’hui, la république aurait l’air de prendre une revanche et de poursuivre un ressentiment personnel. Mais il faut pourtant savoir ce que l’on veut, et, si l’on veut une république, il la faut avec ses conditions, il la faut véritable et conséquente. On avait déjà beaucoup de peine à faire de l’administration impériale une institution constitutionnelle ; on n’en peut pas faire une institution républicaine. L’esprit d’unité, de concentration, de surveillance, et, pour ainsi dire, de jalousie universelle qui y règne, disons plus, le souffle puissant du dictateur qui l’inspira à son origine, et qui s’y fait encore partout sentir, répugnent invinciblement à l’esprit républicain. Il faut que l’un cède la place à l’autre. C’est un choix à faire, et, après tout, ce n’est pas un plus grand sacrifice que celui que nous demandait naguère un ministre de la justice, quand il déclarait l’indépendance de la magistrature incompatible avec la république. Détachez quelque part, dans un de nos musées d’artillerie, l’armure colossale d’un des chevaliers du moyen-âge, habillez-en un petit conscrit de nos campagnes, et vous aurez à peine une idée de l’attitude maladroite d’un président de république ridiculement affublé de l’administration impériale. L’épée du géant s’embarrassera à tout instant dans ses jambes.

Y avait-il un moyen de conserver les bienfaits de cette grande administration, la simplicité, l’unité d’action, la facilité du contrôle, l’économie de dépenses, la clarté des opérations, et d’en alléger un peu le fardeau ? C’est à espérer, ou tout au moins, pour des républicains, c’était à essayer. Une séparation intelligente faite entre les intérêts véritablement généraux du pays et les intérêts particuliers des départemens et des communes, et, ce départ une fois accompli, l’organisation d’autorités locales pour diriger les affaires locales, dans leur indépendance, mais sens la responsabilité, qui est la condition de l’indépendance, en un mot l’émancipation véritable des communes, c’était peut-être le nœud de la difficulté. À coup sûr, ce devait être la première préoccupation de législateurs républicains, car c’est là le fondement de tout établissement républicain qui se pique d’être sincère et prétend à être durable. Ce n’est que sur le théâtre étroit de la commune, là où les intérêts, assez rapprochés pour être saisis d’un coup d’œil dans leur ensemble, se laissent toucher au doigt ; ce n’est qu’en faisant de chaque commune une petite république subordonnée sans doute à la grande, mais vivant de sa propre vie, ayant son forum et ses magistratures, son opposition et son pouvoir, sa paix et ses orages, qu’on peut établir cette association habituelle des citoyens au gouvernement, qui est l’essence même de la république, leur donner ce respect du devoir personnel et du droit d’autrui, seule limite morale des droits politiques illimités. De vastes, de vraies libertés communales ont toujours été partout, le bon sens comme l’histoire le disent, la préparation nécessaire des grandes libertés républicaines. La commune doit être, dans une république, l’image de l’état en miniature, l’école et l’apprentissage des citoyens. Ce n’est aussi qu’en débarrassant l’autorité supérieure des tracas de toutes les affaires locales, en la réduisant strictement, sévèrement, étroitement à la protection des intérêts généraux ; ce n’est qu’en partageant la responsabilité entre l’autorité centrale et les autorités inférieures, qu’on fera dans une république un pouvoir exécutif digne de ce nom, c’est-à-dire qui puisse et qui exécute quelque chose. Un tel pouvoir aurait moins de droits sur le papier sans doute, mais il aurait aussi moins de devoirs, et l’un compenserait l’autre. La force, dans le monde moral comme dans le monde physique, est une question d’équilibre et de proportion, et l’on est plus riche avec un patrimoine borné, mais libre de charges, qu’avec de vastes domaines hypothéqués à des créanciers exigeans à deux ou trois fois leur valeur. Je n’ignore pas, encore une fois, combien de gens en France répugneraient à entrer dans un tel ordre d’idées et à porter la hache dans le grand arbre de la centralisation, à l’ombre duquel nous vivons en repos depuis tant d’années ; mais, encore une fois aussi, ce n’est pas nous qui le demandons, c’est la république qui l’exige : c’est la seule manière de rendre son action régulière, pour ne pas dire supportable, dans un grand état.

Nos législateurs en ont jugé autrement, et, comme si ce n’était pas assez de sa faiblesse naturelle, ils ont semé sur la route de leur pouvoir exécutif les obstacles de tout genre ; ils ont encore embarrassé de lisières ses faibles bras. Ils n’ont rien préparé pour l’émancipation des communes ; mais, dans chaque commune, ils font élire le maire parle conseil municipal, de sorte que les agens directs du pouvoir central, intermédiaires nécessaires pour l’exécution de ses actes, et qui n’agissent eux-mêmes que sous sa responsabilité, ne relèveront de lui ni à leur origine ni pendant toute la durée de leur mandat. Chaque point du sol sera hérissé ainsi d’une petite autorité, soumise de nom, libre de fait, pouvant se faire, par la résistance, de la popularité personnelle, ou rejeter, à son choix, sur son supérieur l’impopularité de son obéissance. En face de l’autorité exécutive, ils élèvent, dans chaque préfecture, un tribunal administratif pour décider en dernier ressort ; entre elle et les particuliers, toutes les questions litigieuses, lui superposant ainsi, de département en département, autant de parlemens de Paris au petit pied, à peu près inamovibles, qui pourront la citer, sur la première dénonciation, à venir comparaître devant leur barre. Enfin, et à ses côtés mêmes, un conseil d’état, sorti d’une double élection, dirigé par un vice-président de république, qui a bien l’air de devoir être toujours le concurrent du titulaire et son successeur en espérance, affranchi de toute subordination par son origine, affranchi de toute responsabilité par sa qualité purement consultative, donnant sur tous les actes d’un peu d’importance des avis qui seront des ordres, mais dont les conséquences ne retomberont pas sur sa tête, tel est le couronnement de ce bel échafaudage qui semble avoir pris pour tâche d’établir l’indépendance à tous les degrés, en concentrant la responsabilité sur le premier. En français, cela porte un nom, cela s’appelle l’anarchie.

Comment fonctionnera sur un chemin si raboteux une machine composée de pièces si discordantes ? Il ne faut pas se mettre en grand frais d’imagination pour le supposer. Le spectacle que nous en avons sous les yeux en donne une idée parfaitement juste. Les choses continueront à aller exactement comme elles vont, c’est-à-dire qu’elles n’iront pas du tout. Quelqu’un veut-il me dire en effet ce qu’est devenue l’administration en France depuis le 24 février ? Y a-t-il un arrondissement qui s’aperçoive qu’il a un sous-préfet ? Y a-t-il un département où le préfet soit compté pour quelque chose ? On me dira qu’on est souvent trop heureux, pour l’honneur et le repos du département qu’on habite, que les agens de la nouvelle administration consentent à se laisser oublier, et que, quand on se souvient de quelles instructions les fameux commissaires arrivaient armés dans leurs pachaliks respectifs, la profonde nullité où ils sont tombés et où la plupart d’entre eux ont la prudence de se maintenir, est encore un mérite négatif qui leur donne des droits à notre reconnaissance. En attendant, pour peu que la situation se prolonge (et la constitution, loin d’y porter remède, l’aggrave), de l’administration française, nous ne conserverons plus que les entraves, de la centralisation que ses gênes et ses dangers. Déjà on n’attend plus de Paris le mouvement et la direction ; mais on craint encore que Paris ne vous envoie une révolution par le télégraphe, et que de ce brasier enflammé ne rayonnent des courans de feu qui dévorent tout sur leur passage. Impuissante pour agir, l’autorité centrale est juste assez puissante pour tout entraver. Déjà on ne fait plus rien à la préfecture, mais on ne peut encore rien faire sans elle. Je ne parle pas de ces grands travaux publics qui vivifiaient et embellissaient nos provinces ; c’est le luxe de la société : il ne faut parler que du nécessaire. Pour ces mesures de sécurité et de défense qu’il n’est pas une pauvre commune aujourd’hui qui ne réclame, quelle entrave de ne pouvoir ni voter une dépense urgente ni faire mouvoir un bataillon de garde nationale sans aller chercher à dix ou quinze lieues l’approbation d’un petit souverain fainéant qui prend souvent, par une inertie calculée, la revanche de l’impuissance de nuire où l’opinion publique l’a réduit. Rien n’est pesant et tyrannique au monde comme cette grande machine administrative, quand elle n’est pas maniée par une main habile. On dirait un vaste aqueduc ruiné par le temps, et dont les canaux détraqués ne font plus que détourner de leurs voies naturelles les eaux qui s’échappent des sources vives du sol.

Mais c’est à Paris surtout qu’il faudra voir ce pouvoir exécutif d’invention nouvelle aux prises avec les entreprises impérieuses et les volontés envahissantes d’une assemblée nationale unique. Je n’ai pas la prétention, après tant d’autorités de tous les genres et tant d’expériences de toutes les époques, de revenir ici sur la question des deux chambres. Les argumens ne manquent pas assurément, mais le découragement saisit et coupe la parole. Quoi ! c’est sérieusement qu’on nous propose de revoir encore deux autorités privées d’action l’une sur l’autre (l’assemblée ne pouvant révoquer le président, et le président ne pouvant dissoudre l’assemblée), forcées par conséquent de vivre ensemble et de se regarder sans cesse en face dans des rapports de droit à peu près égaux, et dans des rapports de force assez bien représentés par ceux de sept cent cinquante à l’unité. C’est une bonne intention sans doute qui a porté à respecter jusqu’au scrupule la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, et à faire élire directement le président de la république par le choix populaire. Entre quelques mains qu’on la fasse, en effet, assemblée ou souverain, la confusion des pouvoirs n’est ni plus ni moins que la tyrannie ; mais je sais quelque chose de pis que cette confusion même : c’est une séparation apparente qui ne sert qu’à déguiser l’oppression d’un des pouvoirs par l’autre, en nourrissant en même temps chez l’opprimé des sentimens d’hostilité sourde, suffisante pour paralyser toute action de gouvernement ; c’est un état d’inimitié régulière établi par la constitution même, mais avec la certitude que l’avantage restera constamment du même côté, qui fait du pouvoir exécutif, par conséquent, non pas l’égal, ni le mandataire, ni même le serviteur, mais en quelque sorte le prisonnier de guerre du pouvoir législatif, tendant toujours, pour s’échapper, toute la longueur de sa chaîne. Or, la rude expérience des dix-huit mois de 1791 n’aurait-elle pas prouvé à tout jamais, pour une nation qui aurait un peu de mémoire, que telle est la condition fatale du pouvoir exécutif, lorsqu’en lui assurant un simulacre d’indépendance, on le laisse pourtant sans l’intermédiaire, sans l’élément pacificateur d’une seconde chambre conservatrice, en présence des usurpations instinctives et involontaires d’une assemblée nationale ? On peut dire, il est vrai, que si la constitution de 91 n’a été qu’un long et douloureux conflit entre deux pouvoirs terminé par un échafaud, c’est qu’on y conservait le nom de royauté, et que ce nom seul suffisait pour évoquer tous les maux de la boîte de Pandore ; on peut se flatter qu’un président de république élu par le suffrage universel s’entendra parfaitement avec une assemblée sortie de la même source. On peut dire tout cela ; que ne dit-on pas ? Mais ces espérances empêchent-elles qu’il n’y ait entre les pouvoirs exécutif et législatif des élémens de rivalité naturelle, des occasions de conflit inévitables, tenant précisément à ce qui rend leur séparation nécessaire, c’est-à-dire à la diversité des conditions de leur tâche ? Ce sont là des faits qui préexistent et survivent aux monarchies comme aux républiques ; on ne s’en délivre point en les niant. Ce qu’il y a de plus raisonnable encore à espérer dans le cas actuel, c’est que le pouvoir exécutif républicain, faisant moins de défense même que la monarchie démocratique de Louis XVI, vendra sa vie moins cher, et sauvera peut-être son existence nominale aux dépens de ses droits légitimes.

Mais sauvera-t-il la nôtre ? C’est, à dire vrai, la question qui nous touche. Encore une fois, il ne s’agit ici ni de péril éloigné ni de spéculations générales, il ne s’agit pas de grandeur, il ne s’agit pas de prospérité, il ne s’agit pas de liberté ; il s’agit d’être ou de n’être pas ; il ne s’agit pas de ce qui se passera dans dix ans (bien habile qui pourrait dire où nous serons dans dix ans les uns elles autres, et principalement où sera la constitution nouvelle), mais de ce qui va tomber demain matin sur notre tête. Pense-t-on que ce soit une plaisanterie que de n’avoir, pour ainsi dire, pas de pouvoir exécutif en présence des vingt ou trente mille insensés qui campent plus qu’ils n’habitent dans nos faubourgs ravagés par le canon ? Demandez-le au 24 juin 1848. Dans les douleurs de ces fatales journées, les coupables complaisances d’un pouvoir qui a disparu dans la bataille sont pour beaucoup sans doute ; il faut cependant être juste pour tout le monde : la faiblesse, la fausse situation de la commission exécutive, le partage inégal et irrégulier de l’autorité entre elle et l’assemblée y ont contribué plus encore. Nous avons eu, pendant les deux mois de règne de la commission exécutive, un prélude, un avant-goût, pour ainsi dire, de ce que seront les rapports habituels du futur président de la république avec les futures assemblées nationales. Imposée à cette assemblée plutôt que choisie par elle, la commission exécutive pouvait se vanter, elle aussi, d’être sortie directement du suffrage populaire, ou du moins de ce qu’il lui plaisait d’appeler ainsi. Elle avait quelques-unes des prétentions élevées que donne une origine indépendante. Les souvenirs de trois mois de dictature, où elle en avait pris à son aise avec toutes les lois divines et humaines (c’est le cas ou jamais de se servir de cette expression consacrée), lui faisaient trouver dur de se résigner à l’humble rôle de mandataire d’une assemblée nationale. Volontiers elle eût dit, comme Louis XIV, non pas l’état, mais le peuple, c’est moi. De bonne heure et par instinct, l’assemblée a pénétré ces velléités de dictature, et en a conçu une méfiance assez bien justifiée. De là (et ce n’est pas à coup sûr un reproche que nous faisons à l’assemblée), ces tiraillemens continuels, ce spectacle pénible du pouvoir habituellement en suspicion et tous les jours sur la sellette, ces comités transformés en inquisiteurs, et, par un contrecoup inévitable, le pouvoir exécutif, timide en présence de la force morale des représentans de la France réunis, retrouvant sa hardiesse aux portes du palais national, et allant chercher sous main quelque appui dans les rangs de ceux qui confondaient dans une haine commune l’assemblée et l’ordre social. Les ateliers nationaux étaient pour la commission exécutive ce qu’étaient pour Louis XVI le camp de Coblentz et les émigrés : un point d’appui qu’on aimait à se ménager, un dernier espoir de résistance à l’horizon contre les volontés despotiques d’une assemblée souveraine. Pendant ces deux mois, à dire vrai, le pouvoir exécutif n’a été nulle part, ni dans l’assemblée, qui commandait sans responsabilité et sans moyen de vérifier l’exécution de ses ordres, ni dans la commission, qui obéissait de mauvaise grâce, sans ardeur, sans intelligence et sans prendre jamais d’initiative ; et, par les flancs ouverts du bâtiment, l’émeute, comme la lame, a fait invasion tout d’un coup. On peut prédire le même sort au pouvoir que la constitution va établir. Son origine populaire lui donnera juste assez de prétentions d’indépendance pour exciter la jalousie de l’assemblée, et les dissentimens sourds et avoués des pouvoirs publics feront les affaires de leurs ennemis et des nôtres. Sans doute, le 25 juin, le pouvoir exécutif a pris sa revanche. Il est sorti de la bataille rallié, ferme, frappant avec la précision du sabre. J’espère que ce sera là l’issue de toutes les épreuves pareilles que nous pourrons subir encore, et la constitution semble y avoir pourvu, puisqu’elle a placé l’état de siège au nombre de ses prévisions régulières ; mais j’aurais mieux aimé, je l’avoue, que la constitution se mît en devoir de nous en épargner le retour. Des alternatives d’anarchie et d’état de siège, c’est l’état dont nous jouissons déjà, et, pour n’y rien changer, ce n’est pas la peine de se mettre en frais d’une constitution. Si, pour avoir quelques mois d’un pouvoir exécutif réel, il faut le payer d’abord du plus pur de notre sang, et ensuite des plus chères de nos libertés, ce n’est pas trop sans doute, mais c’est triste et c’est cher. Et si par hasard, le lendemain de quelque bataille de juin, le malheur ou le bonheur voulait qu’il se trouvât pour en recueillir le fruit un capitaine dont le nom fût déjà connu sur quelque champ de bataille, et qui joignît à des talens militaires éprouvés un peu de ce sens politique que souvent la vie des camps développe ; si, porté par les événemens au premier rang, il savait les dominer à son tour ; si quelque brillante éloquence, quelque capacité véritable lui donnait sur la raison de ses concitoyens l’ascendant qu’il aurait déjà par ses victoires sur leur imagination, — alors, pour l’honneur de la France, qui a fait tant de sacrifices à sa liberté politique, je ne veux pas savoir ce qui se passerait.

N’ayant rien à espérer de la constitution nouvelle, en ce qui touche le pouvoir exécutif, puisqu’elle ne lui donne aucune base solide et ne lui permet de trouver de force qu’en faisant jouer les ressorts extraordinaires des grandes crises, serons-nous plus heureux du côté de la représentation nationale ? Déjà privés (quelques efforts qu’aient pu faire les meilleurs esprits de notre constituante pour rectifier les préjugés de leurs collègues) du précieux auxiliaire d’une seconde chambre, pouvons-nous nous flatter du moins que l’assemblée nationale, unique dépositaire de tous les pouvoirs, sera constituée de manière non pas à servir les opinions d’un parti ou les intérêts d’une classe, mais à repousser sans effort et à décourager à la longue les passions qui attaquent aujourd’hui avec tant d’audace les lois providentielles du monde ? En vérité, ce n’est pas beaucoup demander au pouvoir législatif que de donner quelque garantie à l’ordre légal, et à ceux qui font les lois d’en être les défenseurs dévoués et non pas les ennemis jurés. Telle est cependant la funeste influence sous laquelle la constitution nouvelle paraît rédigée, que cette ambition si modeste a, je le crains bien, plus d’une chance d’être trompée,

Il faut se hâter, si l’on veut parler en liberté du mode d’élection que la constitution assigne dans l’avenir aux assemblées nationales. Si peu qu’on tarde en effet, toute discussion sur ce chapitre va presque devenir un délit de presse. Déjà une loi nouvelle, dans un louable zèle de répression, a mis sous la protection des tribunaux le suffrage universel ; un peu plus, et un amendement passait pour y comprendre aussi le vote direct des électeurs ; qui sait si demain on ne joindra pas parmi les questions qu’il est interdit d’agiter le scrutin de liste et l’élection de chaque représentant par la totalité des départemens ? C’est dans la pensée au moins de soustraire le système électoral à la discussion habituelle, qu’on a imaginé, par une innovation sans exemple, d’en faire un article de la constitution. Il faut croire qu’instruits par l’expérience, les auteurs de cette invention ont voulu éviter au gouvernement nouveau le danger des questions électorales, des pétitions et des banquets réformistes. Il y avait pourtant, ce me semble, quelque chose de plus pressant à faire, dans l’intérêt même du suffrage universel, que de le couvrir ainsi en quelque sorte d’un lambeau déchiré du manteau de l’inviolabilité royale. On protège mal les institutions (nous ne le savons que trop) en essayant de les soustraire à l’examen. Le suffrage universel existe aujourd’hui sans contestation sérieuse : le véritable ennemi contre lequel il est urgent de le protéger, c’est lui-même, ce sont ses dangers, ses tendances naturelles et ses abus possibles. Il faut croire en effet que ceux qui nous disent avec gravité que le cens électoral était une institution aristocratique, et que c’est en vertu d’un sentiment oligarchique que le dernier gouvernement s’opposait au suffrage universel, ne sont pas la dupe eux-mêmes de cette amusette populaire. Ils ont pris part quelquefois, comme nous, à des élections sous ce qu’on appelle l’ancien régime, et je ne suppose pas qu’ils aient été choqués de l’esprit d’exclusion aristocratique qui régnait dans les collèges électoraux à deux cents francs. Ils savent comme nous que la vraie raison qui a fait reculer pendant tant d’années devant l’expérience hardie du suffrage universel les théoriciens politiques les moins timorés, et qui a engagé le dernier gouvernement à une résistance sans doute exagérée, puisqu’elle a tourné contre son but, c’est la crainte de voir tomber ce grand, ce respectable droit électoral entre des mains ignorantes, qui, ne sachant quel parti en tirer ni quel sens y attacher, en feraient tour à tour un objet de plaisanteries ridicules, ou le prix de marchés illicites, ou l’instrument de coupables tentatives. Ils craignaient de remettre cette redoutable arme à feu à des enfans qui commenceraient par la décharger au hasard, et qui, après l’avoir cassée, la jetteraient loin d’eux comme un meuble inutile. L’ignorance, l’indifférence des électeurs, c’est là le véritable écueil du suffrage universel. Toutes les circulaires qu’on pourra faire au ministère de l’instruction publique pour démontrer l’inutilité des connaissances n’empêchent pas qu’il ne soit difficile à un journalier de Bretagne ou de Vendée de savoir bien nettement ce qu’il fait quand il nomme un député pour aller discuter, à deux cents lieues de lui, des questions politiques dont il n’a jamais entendu parler ; et quand on ne sait pas ce qu’on fait, il est difficile de prendre goût à la tâche. Ce que doivent redouter par conséquent plus que toute chose les amis du suffrage universel, c’est que la grandeur du bienfait ne soit goûtée que par un petit nombre de ceux à qui il est adressé ; c’est que peu à peu on se contente de posséder le droit sans l’exercer ; c’est qu’à la longue les gens éclairés et instruits eux-mêmes soient gagnés par la contagion du découragement et par le dégoût de se trouver perdus et impuissans dans l’ignorance commune, et que, le scrutin électoral se trouvant ainsi déserté, le suffrage universel devienne l’apanage d’une minorité turbulente, un objet de spéculation et d’échange entre un petit nombre d’intrigans ambitieux et de trafiquans intéressés.

Ce sont là, je le répète, les difficultés du suffrage universel. Maintenant qu’il existe, nous devons désirer les uns et les autres qu’elles ne soient pas insurmontables ; mais je suppose, et Dieu veuille que ce soit une simple hypothèse ! que de difficultés qu’elles sont, on voulût, de propos délibéré, les convertir en véritables impossibilités ; je suppose que le parti fût arrêté d’empêcher les électeurs de se reconnaître et la France d’être représentée, je ne crois pas qu’on pût s’y prendre autrement que ne fait le mode solennellement consacré dans la constitution actuelle. Déjà, disions-nous, un paysan n’a pas une idée bien nette de ce qu’on lui demande quand on le convoque pour élire un député ; voulez-vous qu’il n’y comprenne plus rien du tout ? faites-lui en élire douze ou quinze sur une même liste, assurez-vous par conséquent qu’il y en aura au moins dix sur ces douze dont, jusqu’au nom, tout lui sera inconnu. Déjà l’opération électorale lui paraît par elle-même assez insignifiante, et il a regret au temps qu’il y perd ; voulez-vous l’en dégoûter absolument ? faites en sorte que le résultat ne lui en soit connu que dix ou quinze jours après, et encore quand il aura le bonheur, s’il sait lire, de trouver sous sa main un journal du département. Privez son esprit naturellement méfiant de toute garantie sur l’exactitude du dépouillement ; qu’il soit forcé d’accepter le résultat de confiance sur la foi de la parole officielle ; en un mot, supprimez tout ce qui donnait de la vérité et de la vie aux luttes électorales, et les rapports personnels des candidats et des électeurs, et la présence des partis et leur prise corps à corps, et l’intérêt piquant d’une journée décisive ; mettez les sept ou huit arrondissemens de nos départemens dans la dépendance les uns des autres, tout en les maintenant, par la division des collèges, dans une ignorance réciproque ; faites de l’élection une véritable loterie, où on n’a pas même le plaisir de voir l’enfant classique tirer de l’urne le numéro gagnant ; établissez le scrutin de liste pour tous les députés d’un département, et vous pouvez être assuré qu’à la seconde ou troisième épreuve, sur les quatre ou cinq millions d’électeurs que convoque le suffrage universel, c’est tout au plus si vous en trouverez un seul qui réponde à l’appel.

La question est maintenant de savoir dans quels rangs sera recruté ce petit nombre de fidèles. On voudrait se faire l’illusion de penser que ce sera parmi les hommes véritablement dévoués à la pureté des institutions républicaines. Malheureusement, une triste expérience nous prouve que le patriotisme républicain ne donne qu’une mesure très inexacte de l’honnêteté et des lumières des citoyens. Nos longues révolutions ont pratiqué dans toutes les classes en France une profonde distinction que la dernière commotion sociale n’a pas comblée. Pour commencer par la moins élevée et la plus nombreuse, qui ne connaît deux types d’ouvriers, ou, pour parler à la mode, de travailleurs différens ? Nous avons l’ouvrier paisible, animé du juste orgueil du pauvre, le désir de ne rien devoir qu’à son travail, et ne goûtant que les joies pures de la famille ; mais nous avons aussi l’ouvrier soi-disant éclairé, qui aime à passer sa journée entre la lecture d’un journal au cabaret et les processions sur la place publique, et pour qui les barricades sont un passe-temps. Pour le premier, un jour perdu aux élections est un véritable et pénible sacrifice ; c’est un souper sans pain pour ses enfans, c’est un travail commandé et qui ne sera pas fini, un engagement pris qui ne sera pas tenu. Pour l’autre, une journée d’élections est une aubaine. On y manifeste à plein gosier l’ardeur de ses convictions politiques, et, pour peu que le candidat ait à sa disposition la caisse de quelque société publique ou secrète, et, dans les jours de révolutions, celle du trésor public, c’est une manière aussi commode qu’éclatante d’avoir le plaisir de dépenser sans la peine d’acquérir. Montons-nous un degré de l’échelle ? Nous avons le cultivateur laborieux, les yeux sans cesse fixés sur le champ qu’il a baigné de ses sueurs, qui craint de s’en éloigner un instant ; le commerçant honorable qui n’a pas trop de ses douze heures du jour et de la moitié de celles de la nuit pour réaliser un modeste bénéfice, et surtout laisser intact à ses enfans l’honneur de sa parole. Nous avons aussi le dissipateur de famille, nous avons le commerçant signalé sur les affiches du journal du département et connu des huissiers du tribunal. Les uns et les autres sans doute ont un égal intérêt et surtout un égal devoir à se trouver présens aux élections ; mais, par un effet de la préoccupation constante de l’esprit des uns et de la liberté que le détachement des richesses a fait aux autres, je ne sais pourquoi dans les jours de grande crise politique les uns se trouvent toujours prêts la veille, les autres arrivent à grand’ peine le lendemain. Ayons maintenant un mode d’élections tel qu’il rende à peu près impossible aux gens consciencieux de savoir ce qu’ils font, et n’aurons-nous pas raison de dire que le système semble combiné avec le but exprès de donner aux ennemis de l’ordre, dans la grande lutte où nous sommes tous engagés, l’avantage du terrain pour suppléer à l’avantage du nombre ?

C’est pourtant, peut-on dire, de ce mode d’élection qu’est sortie l’assemblée nationale actuelle, qui, à travers toutes ses incertitudes, n’en trompe pas moins les espérances des esprits créateurs qui voulaient refaire la France à leur image. Le résultat des élections a prouvé que le suffrage universel pouvait triompher et de ces difficultés propres et de celles qu’on lui a faites à plaisir. Oui, sans doute, il en a triomphé ; et au milieu des tristesses de tout genre qui débordent autour de nous, c’est encore une consolation de songer qu’entravée de toutes manières, réfugiée dans son dernier asile, traquée de partout par la dictature révolutionnaire, la liberté, battue de tous les vents, a pourtant trouvé moyen de faire un suprême et puissant effort. Une étincelle de liberté, vivant encore à travers l’orage, a suffi pour en rallumer le flambeau. En dépit des proconsuls et des circulaires, en dépit des appels faits tour à tour aux plus bas instincts de l’humanité, la cupidité, la peur et l’envie, nos populations des campagnes, subitement éveillées de leur sommeil politique pour assister au spectacle étrange d’un pouvoir soufflant la discorde et d’une autorité prêchant la révolte, — conviées, comme par enchantement, à s’entretenir tout haut de toutes ces passions secrètes que d’ordinaire les cœurs les plus corrompus se murmurent à peine tout bas à eux-mêmes, ces populations ont gardé leur bon sens dans ce vertige. Elles ont eu plus de pudeur et de retenue que les magistrat de hasard qui les haranguaient du haut de leurs chaires curules improvisées ; elles ont rougi, pour l’honneur du peuple, du langage qu’on tenait en son nom. Ce sera pour elles dans l’histoire un éternel honneur ; mais, ne nous y trompons pourtant pas, ce qui les a sauvées ce jour-là, c’est l’insolence même du défi qu’on leur a jeté. L’excès du péril a ouvert les yeux des plus aveugles, l’effronterie de l’entreprise a fait bouillir le sang des plus patiens. Il suffit d’avoir rencontré quelque part ces fameux bulletins de la république affichés sur la porte de la mairie d’une de nos paisibles communes, en face de ces champs fertiles ou à l’ombre de ces bois épais dont la richesse semble attester l’admirable accord des dons de la nature et du travail de l’homme, pour comprendre, par ce contraste seul, ce qu’a dû faire éprouver au moindre paysan dans sa cabane la lecture de ces blasphèmes officiels. Ce sont, à vrai dire, les circulaires et les commissaires de M. Ledru-Rollin qui nous ont valu des élections tolérables, comme c’est la bataille de juin qui nous a donné un peu de repos à l’abri de l’état de siège ; mais à quoi la constitution est-elle bonne, si nous devons vivre ainsi toujours d’action en réaction, et n’attendre jamais un peu de bien que de l’excès même du mal ? Nous n’aurons pas toujours, Dieu merci, pour réveiller l’inertie des électeurs, de pareils aiguillons à leur faire sentir. Dieu, dans sa miséricorde ou dans sa justice, ne permet que rarement le mélange de tant de crimes à tant de folies. Des temps un peu plus paisibles en apparence viendront où le danger, toujours menaçant, sera moins visible à tous les yeux, où le pouvoir, toujours au-dessous de sa tâche, sera moins impudemment provocateur, et ce jour-là nous verrons à découvert les funestes effets d’un mode d’élection fallacieux, qui semble avoir pris à tâche d’inspirer le dégoût des droits même dont il confère le titre. On s’en est déjà aperçu aux choix inattendus des dernières élections de Paris, et à ces noms effrayans qui se sont glissés sur les listes à la faveur d’un jour de détente et d’un peu de distraction dans le parti de l’ordre. Dans une ville qui compte plus de trois cent mille citoyens en possession des droits politiques, il a suffi d’un régiment de quelques milliers exacts au poste et bien embrigadés, pour assurer à des ennemis personnels du code civil et du code pénal l’inviolabilité parlementaire et les honneurs d’une discussion solennelle. Que penser d’un système électoral qui permet de pareilles surprises, et qui, au lieu de venir en aide à l’action pacifique du temps, est combiné de manière à rallumer l’agitation toutes les fois qu’elle s’éteint, et à tendre en quelque sorte des pièges aux défenseurs de la société ?

Mais quoi ! dira-t-on, faudrait-il donc en revenir à ces nominations individuelles d’un député par arrondissement, si funestes à l’esprit politique d’un pays, si favorables aux intérêts matériels, à la corruption et aux influences locales ? Ces considérations pouvaient avoir quelque valeur il y a six mois, alors que raisonnablement on pouvait craindre que la France ne s’endormît dans sa prospérité ; mais aujourd’hui il faut convenir que ce seraient des inquiétudes bien chimériques. Que l’esprit politique meure en France, de convulsions, cela se peut, — d’inanition et de langueur, il n’y a pas de chances, à voir les moyens violens qu’on met en œuvre pour le réveiller. Les intérêts matériels, la république y a mis bon ordre, et, par égard pour elle, il n’en faut pas parler. La corruption, cela était bon pour faire une révolution ; mais de par la pudeur publique, il est interdit d’en prononcer le nom aux hommes qui, ayant gaspillé en trois mois plus de millions de dépenses inconnues qu’il n’en avait passé en dix-huit ans par les mains du dernier gouvernement, doivent savoir pertinemment que l’on peut se corrompre soi-même au pouvoir, si l’on n’y arrive pas déjà corrompu, mais que l’on ne corrompt pas une grande nation comme on veut. Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle les influences locales. Quelles sont-elles, en effet, ces influences dans un pays qui n’a plus, à ma connaissance, ni familles féodales pouvant faire mouvoir des vassaux, ni trésors patrimoniaux pour acheter d’un coup de filet quatre ou cinq mille électeurs ? Oui, sans doute, il en existe encore des influences locales ; oui, sans doute, de canton en canton et d’arrondissement en arrondissement, il y a un ou plusieurs hommes dont le nom fixe l’attention publique, dont les conseils ont du poids, dont la situation domine celle de leurs voisins. Une capacité éprouvée sur place, de longs services rendus à l’état et aux particuliers, l’intelligence des besoins du pays, une fortune honorablement faite ou noblement employée, des souvenirs et des relations de famille, tous ces titres, séparés ou réunis, assurent à de tels hommes, dans leur ville natale, une position comparativement élevée, qui naturellement, et quand aucun artifice légal ne vient à la traverse pour s’y opposer, doit, il est vrai, un jour d’élection, faire pencher en leur faveur la majorité des suffrages. Ce sont en quelque sorte les représentans nés de chaque ville que son choix, quand il est laissé libre, va chercher comme par instinct. Tout cela est modeste comme le vrai mérite, et borné comme le territoire d’un de nos arrondissemens ; mais tout cela se fait de soi-même, sans effort, par la confiance qu’inspire l’homme instruit à l’ignorance, par le patronage qu’exerce la richesse intelligente sur la pauvreté laborieuse. Sans contredit, il vaudrait mieux qu’une assemblée nationale fût recrutée tout entière d’hommes d’état et de génies véritablement politiques ; mais l’espèce en est rare, surtout quand les révolutions prennent soin de les mettre tous les quinze ans en coupe réglée. Faute de mieux, il semble assez simple que les populations remettent leur confiance aux hommes qu’elles connaissent et dont elles s’honorent. Livré à lui-même, fidèlement interrogé, le suffrage universel suivrait sans doute cette pente, ou bien il ne serait point le véritable interprète du sentiment national. Est-ce cela qu’on redoute comme le danger des influences locales ? Est-ce ce cours naturel des choses qu’on veut arrêter ? Veut-on trouver quelque artifice pour substituer aux candidats véritablement préférés par les électeurs d’autres candidats expédiés de Paris sous la protection et pour ainsi dire sous la bande d’un journal dominant ? Veut-on continuer par un moyen légal, et établir comme régime habituel du pays, le fameux système d’exclusion du lendemain par la veille, c’est-à-dire des gens qui se sont donné la peine d’apprendre et de gagner quelque chose, — par ces véritables marquis de Mascarille du nouveau régime, qui, sachant tout, par grâce d’état, sans avoir rien appris, se croient aussi en droit de tout posséder sans rien acquérir ? L’élection par scrutin de liste est-elle un moyen pratique pour venir en aide à l’ostracisme des lumières et de la propriété, si éloquemment prêché dans les instructions électorales du gouvernement provisoire ? On a raison en effet, si tel est le but qu’on poursuit, d’épuiser tous les artifices, pour faire de l’élection un véritable casse-tête où personne ne comprenne rien ; car de lui-même, et tant qu’il y verra clair, il est douteux qu’un pays consente à se décapiter ainsi régulièrement de ses propres mains. Mais, quand on y aura réussi, sait-on bien quelles en seront les conséquences ? Il est à craindre qu’une assemblée qui aura laissé ainsi en dehors d’elle-même tous les hommes respectés de chaque localité n’obtienne à son tour, et pour elle et pour les institutions qu’elle aura fondées, qu’un assez médiocre respect. Ces existences honnêtes et modestes, qui s’élèvent au-dessus du niveau commun, ou conquises par le travail personnel, ou héritées en même temps que les traditions de l’honneur, ce sont les colonnes du pouvoir dans un grand pays ; c’est sur ces piliers que s’élève, d’étage en étage, l’édifice d’une société ; elles seules peuvent donner au pouvoir l’appui de cette force morale sans laquelle la force matérielle n’est qu’une lame d’acier brisée par la moindre paille. C’est mieux encore que tout cela : ce sont les postes avancés de la propriété et de la famille, ce sont les représentations éminentes de ces deux principes vitaux. Partout où vous les voyez menacées, tenez pour certain que ni la propriété, ni la famille elle-même ne sont en sûreté. Le mal qui s’en prend à la tête ne va pas tarder à gagner le cœur. Les systèmes communistes sont les enfans légitimes des passions envieuses : ils germent dans la corruption démagogique, et tel qui s’en indigne aujourd’hui a chargé lui-même le pistolet qui a éclaté dans sa main.

Concluons, s’il est possible. L’organisation du pouvoir exécutif républicain, l’organisation du suffrage universel, c’étaient là les deux problèmes à résoudre par la constitution nouvelle, car c’étaient là les différences essentielles du nouveau régime d’avec l’ancien, les deux grandes innovations du jour. Concilier la république avec les exigences du pouvoir exécutif, concilier le suffrage universel avec la vérité des élections, c’était la tâche difficile proposée à nos constituans. Si ces réflexions sont bien fondées (et nous regrettons pour l’avenir de la France de ne pouvoir entretenir le moindre doute à cet égard), non-seulement la difficulté n’est pas résolue, elle n’est pas même abordée. On dirait par intervalles qu’elle est accrue comme à plaisir. Faut-il en conclure que la solution était impossible, et que la république soit condamnée à l’inertie du pouvoir et au mensonge des élections ? D’autres s’empresseraient de l’affirmer ; mais ce serait un triomphe prématuré. Comme aucun effort sérieux n’a été tenté, l’épreuve, nous devons le reconnaître, n’est pas décisive. Demandons-nous qu’on remette la constitution sur le métier, et qu’on ajourne ainsi le moment désiré par la nation, où nous passerons de l’état extraordinaire avoué à l’état soi-disant régulier ? — Nous le dirons ingénument : on recommencerait vingt fois le travail aujourd’hui, que nous n’y aurions pas beaucoup plus de confiance. Il a plu à la France de rentrer dans le cycle révolutionnaire que nous croyions avoir parcouru tout entier. Ce n’est point à l’entrée d’une telle carrière que les bonnes constitutions peuvent se faire. L’air qu’on respire à de telles époques ne leur permet pas de venir à terme. Il faut parcourir bien des phases, il faut ensevelir bien des erreurs sur bien des champs de bataille, avant que de pouvoir entrer dans la terre du repos. Les principes fondamentaux mis aujourd’hui si imprudemment en question ont besoin d’être démontrés de nouveau : Dieu veuille que ce ne soit pas au prix d’épreuves trop douloureuses. En outre, tout retard apporté aujourd’hui à la promulgation de la constitution semblerait indiquer de la part de l’assemblée nationale une volonté de se prolonger au-delà du terme moralement assigné à son mandat. On prétend qu’il ne manque pas de gens pour lui en donner le conseil. Espérons qu’elle ne le suivra pas. Élue dans des jours d’étourdissement et d’orage, elle doit avoir besoin elle-même de se retremper au plus tôt dans une élection plus réfléchie. Les assemblées s’usent vite d’ailleurs aux épreuves que celle-ci a déjà soutenues. Dieu nous préserve des conventions nationales et des longs parlemens qui se perpétuent d’autorité, qui se dessèchent, pour ainsi dire, sur place, et épuisent jusqu’au bout la patience d’un pays ! Mais la conclusion véritable qui reste à tirer de tout ceci, c’est que, pas plus avant qu’après la constitution, la société ne doit se croire dispensée de veiller par elle-même, et de faire, par ses plus humbles membres, à défaut d’un gouvernement qui lui manque et qui lui manquera long-temps encore, la tâche ordinairement assignée à ceux qui gouvernent. Il est probable même que la constitution, contraignant de suspendre, ne fût-ce qu’un instant, l’état de siège, sera dans ses premiers jours plutôt un encouragement à l’anarchie. Avant comme après la constitution, le salut des citoyens repose encore et repose uniquement sur leur vigilance et leur courage. Gardes nationaux, ne mettons pas les armes bas ; nous ne sommes pas bien sûrs qu’il y ait une police pour nous protéger. Journalistes, ne cessons point de signaler le péril à l’horizon ; ceux qui s’appelleront président et ministres ne seront pas placés assez haut pour l’apercevoir. Propriétaires, continuons à user sur les classes laborieuses de notre influence légitime et pour soulager leurs maux pressans et pour calmer leurs imaginations égarées. Électeurs, sachons bien qu’un jour d’élection est encore un jour de bataille, qu’il y a autant de honte que d’imprudence à déserter son poste, et que la tactique et l’union sont toujours nécessaires pour triompher des fraudes d’un système électoral vicieux. Tous, en un mot, ne perdons ni le sentiment du danger ni l’instinct de la défense. Ne comptons sur rien, ni sur personne : ni constitution, ni assemblée. Tout l’échafaudage des pouvoirs réguliers est détruit : il ne se relèvera pas par enchantement à la voix de nos constituans. Rien ne serait si dangereux que de s’y méprendre et de se croire à l’abri derrière des murailles de carton, qui tomberont au premier vent.

Bien comprise au contraire, franchement acceptée, la situation, qu’on n’aurait certes jamais choisie, a quelques avantages. L’état de nature où elle nous laisse est rude sans doute, mais il est franc. S’il comporte peu de ménagemens, en revanche il n’admet pas d’équivoque. Il nous met sans voile en face d’un danger social qui ne date pas d’hier, qui nous vient tout droit de 93, qui s’est déjà révélé à plusieurs reprises, mais dont nos yeux délicats aimaient trop à se détourner. Les constitutions ingénieuses et sagement équilibrées, à l’abri desquelles nous vivions, étaient des remparts sans doute, mais c’étaient aussi des masques qui nous cachaient l’ennemi ; elles servaient même parfois à le couvrir dans ses attaques. Avec une constitution qui ne laissera d’illusion à personne, plus de surprise, plus de sociétés secrètes descendant dans la rue aux cris de vive la réforme, plus de garde nationale ouvrant, à ce mot d’ordre dérobé, ses rangs pour laisser passer la révolution. Avec une constitution dont, on peut l’affirmer par avance, l’état normal sera d’être suspendue, et où l’exception sera plus ordinaire que la règle, nous verrons mettre un terme à cet éternel artifice des factions de se servir des garanties légales pour narguer la loi plus à leur aise. Avec une constitution qu’on craindra de briser en y touchant, tous les partis ne se donneront plus tour à tour l’étrange plaisir d’en forcer tous les ressorts pour en éprouver la solidité. Le danger pèsera sur tout le monde et ne permettra plus ni sommeil ni plaisanterie. Au fond, s’il y a quelque manière de nous tirer de ce précipice, cette forte école seule peut nous l’apprendre. Ce qui a manqué à la France depuis cinquante ans, ce ne sont assurément ni les bons principes de gouvernement, ni les spéculations élevées et saines sur les conditions des sociétés ; ce n’est pas davantage l’éloquence et l’habileté des hommes d’état. Depuis le droit divin, en passant par le droit du sabre, jusqu’à celui de la sanction populaire, nous avons essayé de tous les principes qui peuvent agir sur la conscience ou l’imagination des hommes. Depuis l’homme miraculeux du 18 brumaire jusqu’à tant d’hommes éminens qui ont entouré le berceau du gouvernement de juillet, la Providence, après nous avoir donné le génie, nous a prodigué le talent. À ces forteresses si savamment élevées, à ces bons capitaines, qu’a-t-il manqué ? Disons-le. Une armée qui sût rester sous les armes. Il nous a manqué ce qui fait les bonnes troupes : l’union, la patience et la persévérance. Par un juste jugement, lois et chefs, aujourd’hui tout a disparu ; il ne nous reste plus que nous-mêmes. Vainement demandons-nous encore, pour nous tirer d’embarras, des institutions et des hommes ; il ne nous en sera plus donné. A la profondeur où notre sol est remué, la force végétale qui produit les grands arbres est épuisée. Mais il nous est permis d’espérer encore dans la ressource de l’énergie personnelle des citoyens. Si cette épreuve ne suffisait pas pour former chez nous ces qualités viriles du caractère nécessaires à un peuple libre, il faudrait se voiler la tête pour ne pas voir sombrer dans l’abîme le vaisseau qui porte la liberté de la France et sa fortune.


ALBERT DE BROGLIE.