La Constitution logique de la force navale française

Anonyme
La Constitution logique de la force navale française
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 74-105).
LA CONSTITUTION LOGIQUE
DE LA
FORCE NAVALE FRANÇAISE

Arrivée à une de ces heures graves où une nation se demande si elle ne doit pas changer le point d’application de son effort extérieur ; incertaine de l’exacte orientation d’une politique qu’elle n’est plus absolument maîtresse de diriger suivant ses seules inspirations ; doutant si la prochaine guerre sera continentale ou maritime, la France s’aperçoit qu’elle a négligé sa marine.

Non pas qu’elle n’ait docilement fourni les sommes qu’on lui demandait tous les ans pour l’entretien de l’établissement naval ; non pas même qu’elle ne se soit préoccupée à diverses reprises de contrôler l’emploi de ces sommes, ni qu’elle n’ait su voir de sérieux défauts dans la marche des services maritimes. Ce qui a manqué, c’est, avec la méthode dans la distribution des moyens financiers, avec la ténacité dans la répression d’abus dont les plus graves, — dans le fonctionnement des arsenaux, par exemple, — doivent leur origine à notre état social et leur développement au régime parlementaire, ce qui a manqué surtout, c’est une vue d’ensemble claire, nette, de ce que doit être cet établissement naval, de ce que doit être en premier lieu la force armée agissant sur mer et au moyen de la mer, la flotte militaire, raison d’être unique et suprême expression de l’établissement naval.

Nous allons, dans cette étude, après avoir rappelé les principes généraux de la constitution des flottes militaires et les conditions essentielles de leur existence, de leur prospérité, de leur succès, appliquer ces principes à la détermination des divers élémens de la flotte française, rechercher comment notre flotte peut satisfaire à ces conditions.


I

La détermination des caractéristiques d’une flotte militaire dépend :

1° De la situation géographique du pays considéré ;

2° Des circonstances hydrographiques de son littoral et du régime des mers qui le baignent ;

3° De sa situation politique à l’extérieur et à l’intérieur ;

4° De sa puissance économique ;

5° Des facultés, des tendances spéciales de la race qui l’habite.

De ces facteurs, les uns ont un caractère permanent et à peu près immuable, les autres un caractère relativement accidentel et variable. Il y aura lieu de tenir compte de cette distinction.

Examinons la situation géographique de la France :

Il en est peu, et c’est presque un lieu commun de le dire, qui soient plus favorables au développement de la puissance maritime ni qui justifient mieux l’existence d’une flotte militaire. Bien mieux placée que l’Angleterre même, la France est assise sur les trois principales mers de l’Europe, dont elle commande, ou dont elle pourrait commander les débouchés, soit par ses ports du Pas-de-Calais et de la Manche, soit par ceux de la province d’Oran, car on peut bien considérer aujourd’hui l’Algérie comme le prolongement africain de la France. Sur le continent européen, en tout cas, nous occupons ce qu’on appelle en stratégie « la position centrale ». Malheureusement, de cette position centrale, qui a ses charges — on l’a bien vu en 1814 — nous ne recueillons pas tous les bénéfices, faute d’une « ligne de communications intérieure », faute d’un canal maritime qui permette de concentrer alternativement dans les deux mers, d’une manière sûre et rapide, les deux masses de nos forces navales, séparées par le massif ibérique.

On sait quelles oppositions rencontre depuis vingt ans le projet de percement de l’isthme des Pyrénées. Ce que l’on sait moins, c’est qu’en ce moment même la Grande-Bretagne exécute à Gibraltar des travaux considérables. Un jour viendra où nous ouvrirons les yeux sur ce danger, et, dès maintenant, il y aurait lieu de diminuer un peu, en vue de l’utilisation éventuelle d’une voie maritime intérieure, le tirant d’eau de nos grands navires de combat. Nous avons déjà su le faire : quelques années après la guerre de 1870, un habile ingénieur construisait un cuirassé plus capable d’agir sur les côtes basses de la mer du Nord que ne l’avaient été ses prédécesseurs. Le Redoutable, qui est encore une des meilleures unités de notre escadre active, passerait aisément par le canal dont on propose l’ouverture.

Voilà donc une intéressante indication, que nous allons d’ailleurs voir confirmée.

En effet, si les eaux profondes de la Méditerranée, aussi bien que celles qui creusent les échancrures de la côte bretonne admettent sans difficulté tous les tirans d’eau, les lourdes unités de combat que leur cuirasse fait enfoncer au-delà de 8 mètres se trouvent assez mal à leur aise sur le littoral de la Manche à l’est du Cotentin, et surtout au-delà du cap Gris-Nez, où commencent les bancs de sable de la mer du Nord. Or l’intérêt que nous avons à diminuer les difficultés de la circulation des grands bâtimens sur les rades de Calais et de Dunkerque éclate aux yeux de tous les marins prévoyans. Dunkerque est, par la force des choses, une base plus importante que Cherbourg.

Posons donc en principe que nos plus robustes navires ne caleront pas au-delà de 8 mètres. Du Pas-de-Calais au fond de la Baltique, c’est une règle admise par les marines du Nord.

Mais pourquoi s’imposer cette limite s’il s’agit des bâtimens appelés à fréquenter à peu près exclusivement la Méditerranée ? Les cinq beaux croiseurs cuirassés des types Italia et Re Umberto, ces géans de 14 000 à 15 000 tonnes, s’accommodent fort bien de tirans d’eau voisins de 10 mètres. Peut-être ; et tels cas peuvent se présenter où d’habiles adversaires tireraient parti de la circonspection qui marque les manœuvres de ces navires aux abords de la terre.

Non. La différence de régime entre l’Océan et la Méditerranée doit intervenir plus efficacement dans la détermination des types d’unités de combat que celle des caractères hydrographiques. Et cette différence de régime nous apparaît très sensible sans qu’il soit même besoin d’invoquer le phénomène des marées : d’un côté, un ciel bas, des brumes, une lumière atténuée ; de l’autre, un jour éclatant, des horizons nets, où tout se découvre ; ici les longues houles accourues du fond de l’Atlantique, ondulations puissantes qui soulèvent comme fétus les masses les plus orgueilleuses et les font pesamment retomber sous l’écrasement de leurs volutes ; là-bas des lames violentes et rageuses, mais courtes, qui lancent à l’assaut du cuirassé des « paquets de mer », des embruns plus gênans que dangereux. Et puis, aux colères du grand lac bleu, bien vite apaisées, des chapelets de grandes îles opposent des barrières derrière lesquelles on a tôt fait de trouver un abri.

Tout cela justifie nos pères, gens avisés et de bon conseil, d’avoir eu deux marines de caractères très distincts, la Marine du Ponant, avec ses vaisseaux de haut bord, aux flancs robustes, au lourd échafaudage de voiles, et la Marine du Levant, avec ses fines galères, agiles et basses, dont la tactique, bénéficiant d’un moteur indépendant des caprices de la brise, ressemble beaucoup à celle des escadres modernes.

Faut-il s’inspirer de cet exemple et admettre deux types tranchés de navires de combat, l’un à murailles élevées, du moins à l’avant, l’autre à plat-bord bas ; l’un résigné aux vastes superstructures, qui offrent des cibles si complaisantes aux coups répétés de l’artillerie à tir rapide, l’autre résolu, puisque la mer le lui permet, à ne présenter à son adversaire qu’un but réduit et des surfaces fuyantes ? Sans doute, il le faut, et sans hésiter. Ce n’est même pas assez de rechercher la solution du monitor de haute mer pour la Méditerranée, solution facile ; l’intensité du feu sera telle dans les batailles de l’avenir, et si complète la destruction par les obus à explosifs de tout ce qui dépasse la ceinture de flottaison, qu’il conviendrait dès maintenant d’attirer l’attention des constructeurs sur le problème général de l’abaissement de cette cible, de la suppression de cette muraille verticale. Bon gré, mal gré, le bâtiment de ligne doit s’araser comme la forteresse, car de vouloir tout couvrir de revêtemens métalliques, c’est folie, folie ruineuse ; et de prétendre que l’on peut, tel jour donné, « sacrifier les œuvres mortes », où l’on installe pourtant des services essentiels, où on loge l’équipage, c’est se faire une étrange idée des conditions pratiques de la guerre, oublier que l’on se battra loin de sa base d’opérations, et que, pour la regagner, il faut compter avec la mer, avec le mauvais temps.

Voilà donc ce que nous impose l’étude des deux élémens fixes, permanens, de la détermination des types d’une flotte militaire, la position géographique, avec les caractères spéciaux des mers qui baignent le littoral, et les circonstances hydrographiques : tirant d’eau au plus égal à 8 mètres ; types distincts de grandes unités de combat pour l’Océan et pour la Méditerranée : bâtimens à plat-bord abaissé dans cette dernière mer, en attendant la solution générale réclamée tout à l’heure.


II

Examinons les facteurs à caractère variable, et d’abord la situation politique à l’intérieur et à l’extérieur.

Que la politique intérieure puisse influer sur les conditions d’existence d’une grande marine, c’est ce que les faits actuels, comme ceux qui se sont passés il y a quelque dix ans, nous dispensent de démontrer. Quand la lutte des partis a pour résultat de changer tous les six mois l’orientation donnée aux constructions navales, une paralysie à peu près complète atteint le service qui a pour objet de maintenir l’établissement maritime sur un pied convenable. On l’a dit souvent, aucun des grands organismes nationaux n’exige, plus que la marine, de stabilité, de suite dans les idées, de persévérance dans l’effort. L’histoire se charge de le prouver : nos flottes furent victorieuses, ou assez fortes pour intimider l’éternel adversaire, sous des pouvoirs solidement établis ; elles furent vaincues sous des gouvernemens affaiblis ou agités.

Ce n’est pas tout. Eprises de paix, ce dont il les faut louer, les démocraties modernes, quand elles pensent à la guerre, n’en admettent que le mode défensif. Et c’est avec une sincère, mais dangereuse conviction, qu’elles croient assurer l’intégrité de leurs frontières en constituant des organismes militaires qui répondent à cette exclusive préoccupation. D’ailleurs, bien plus puissant encore est leur instinct lorsqu’il se combine avec le souvenir d’événemens aussi terribles que ceux de 1870, souvenir qui suffirait à écarter toute velléité de politique agressive.

Malheureusement il faudrait distinguer entre la politique que l’on poursuit et la méthode de guerre que l’on adopterait, le cas échéant. Gardons-nous bien de croire que la passivité de l’une soit la conséquence obligée de la réserve de l’autre. Celui qui se borne à se défendre court des risques sans en faire courir à son adversaire, et c’est le cas de dire, en modifiant un mot célèbre de Joseph de Maistre : « Prêchons la défensive aux diplomates et l’offensive aux militaires. »

On ne peut s’empêcher d’y songer vraiment quand on constate le caractère défensif qu’a pris depuis vingt ans notre marine, qu’il s’agisse d’une manière générale de la composition de la flotte, où dominent les garde-côtes, c’est-à-dire les unités de combat que l’insuffisance de leur approvisionnement de charbon retient dans les eaux territoriales ; qu’il s’agisse de chacune des unités prises à part, où les armes défensives l’emportent sur les armes offensives ; qu’il s’agisse enfin de ces ports de guerre, en avant desquels on accumule des digues impuissantes et d’innombrables batteries.

Rechercher à qui remonte la responsabilité d’un état de choses qui diminuerait sans doute le rendement stratégique d’un organisme militaire, d’ailleurs si bien doté au point de vue du personnel, nous entraînerait un peu loin. On a répété, il y a quelques jours, qu’après tout nous n’avions que la flotte de notre politique, et que la longue incertitude de celle-ci expliquait le défaut de cohésion de celle-là. L’excuse est insuffisante, comme nous allons le voir, et il est inexact que la flotte française manque de cohésion. Elle est au contraire fort homogène dans son ensemble, ayant ce caractère nettement défensif et, de plus, des facultés tactiques remarquables. Le malheur est qu’un caractère offensif et des facultés stratégiques lui vaudraient beaucoup mieux.

Peut-être serait-il plus exact de dire que la timidité dont notre diplomatie a donné trop longtemps des preuves trop répétées entretenait dans les sphères militaires les plus élevées une sorte de découragement, d’affaissement, d’inconscient abandon des principes essentiels de l’art de la guerre, et que tels chefs vaillans, qui croyaient appliquer de spécieuses théories sur l’équilibre de l’armement et de la protection, ne faisaient en réalité que subir l’influence déprimante de leur milieu officiel.

Et c’est ainsi que, par le défaut de fermeté dans ses actes quotidiens plus encore que par le défaut d’orientation précise dans ses vues générales, la politique extérieure de la France influait de la manière la plus fâcheuse sur la constitution de notre force navale.

Mais, incertitude ou timidité, l’excuse n’est pas suffisante, répétons-le. Elle n’est pas suffisante parce qu’à tout le moins les hommes qui ont dirigé la Marine devaient admettre l’hypothèse de la guerre contre la triple alliance et s’y tenir ferme, comme le faisait le gros de la nation dans son honnête et naïve conception des plus nobles, sinon des plus tangibles intérêts de notre pays. Or, il a bien fallu l’avouer récemment, un vigoureux effort est nécessaire si nous prétendons désormais lutter avec quelque avantage contre les escadres réunies de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Autriche. Et comment en serait-il autrement, puisque, depuis 1890, ces trois puissances ont mis en service 47 navires déplaçant 160 000 tonnes, tandis que notre flotte ne s’augmentait que de 22 unités déplaçant 144 000 tonnes ?

De l’hypothèse d’une guerre contre l’Angleterre, et surtout de ce qu’il eût fallu faire depuis dix ans pour parer à ce grand péril, on n’ose même pas parler. Car, pour lutter sans trop de chances défavorables contre un tel adversaire, il ne s’agissait plus seulement de construire beaucoup de vaisseaux, — il en construisait le double et les construisait plus vite ; — ni même de porter au dernier degré de perfection des types déjà connus, — qu’importe une légère infériorité individuelle de ses unités de combat à qui dispose d’une écrasante supériorité numérique ? — Il s’agissait de tendre tous les ressorts d’un génie inventif, d’un esprit d’initiative hardie, fertile en ressources inattendues, détaché des lentes routines et des vaines formules. Il s’agissait d’adopter des méthodes de guerre nouvelles et, pour servir ces méthodes, de créer rapidement des engins appropriés : « d’être toujours en avance d’un type », comme nous l’étions, il y a trente ou quarante ans. Il fallait, en un mot, faire autrement et mieux que l’Angleterre.

Eh bien ! cela était-il possible, et cela fut-il tenté ?… Qu’était devenu ce génie inventif, si brillant autrefois, et envié par l’étranger ? L’avait-on encouragé ? Qui oserait le dire, quand on voit, — un exemple entre tant d’autres, — une invention comme celle des sous-marins, si redoutée des Anglais, entravée dans son développement naturel par le dédain des uns et par les jalousies des autres ?

Qu’était devenu cet esprit d’initiative et de réforme dans toutes les branches du service que montraient des hommes comme les Choiseul, les Suffren, les Granchain, les Portai, les d’Haussez, les Trotté de la Roche, les Labrousse, les Gueydon, dans un temps où le pire reproche que l’on puisse faire à un homme est de se trouver à l’étroit dans le moule rigide que tous les corps constitués imposent à toutes les intelligences, et où un chef d’escadre même est suspect, qui s’efforce, pour se mieux préparer à la guerre, de se soustraire à la banalité du service courant ?

Et les méthodes de guerre, les avait-on changées… ou du moins renouvelées et rajeunies ? car on n’invente guère dans cet ordre d’idées. Faisait-on effort pour comprendre en quoi la guerre de croisière, la guerre commerciale, serait aussi justifiée aujourd’hui qu’elle l’était peu il y a quatre-vingts ans, quand nous avions perdu déjà bases d’opérations extérieures, escadres et matelots, quand d’ailleurs l’Angleterre produisait encore sur son sol de quoi assurer sa subsistance et que la France avait elle-même quelque chose à perdre en perdant ses navires de commerce ? Recherchait-on si, par hasard, les conditions actuelles de la guerre navale ne seraient pas plus favorables à une descente armée que celles de 1692, de 1779 et de 1805, question que les marins allemands se sont posée depuis longtemps déjà et que l’un des leurs, tout dernièrement, résolvait par l’affirmative ?

Et si l’on voulait enfin se tenir obstinément à la guerre d’escadre, à la grande bataille classique, au moins allait-on reconnaître que nous ne pouvions, si inférieurs en nombre, balancer la puissance de nos adversaires que par des concentrations successives et rapides de nos forces tantôt au nord, tantôt au midi ? — Or, comment y parvenir sans le canal maritime ?…

Non. Rien de tout cela. Au reste, qui eût osé soutenir, exprimer même de telles idées lorsque, aux yeux des politiques, la seule hypothèse de cette guerre était « impie » !


III

A la vérité, tout cela change aujourd’hui, et cette guerre ne paraît plus si impie. Quelques-uns trouvent même le revirement un peu brusque. Dans cette surprenante volte-face, ils croient voir l’effet d’une savante pression en faveur d’une alliance, — mettons d’une entente, — qui eût soulevé il y a peu de temps encore les colères de la nation.

Comment faire, cependant, pour établir nos calculs sur une base solide ? — Eh bien ! et puisque, au demeurant, il n’y a qu’un nombre infiniment restreint de Français qui sachent, sous un gouvernement d’opinion, de libre discussion, de quel côté va s’engager la France, admettons en principe que notre effort principal vise encore la triple alliance. Nous verrons ensuite quelles modifications il y aurait lieu de faire subir aux élémens ainsi déterminés pour les approprier tant bien que mal aux exigences de la lutte contre l’Angleterre.

Il ne suffit pas, quand on veut fixer la nature et la valeur de ses moyens d’action, de prendre pour point de départ les opérations que l’on prétend faire. À la guerre, on est deux — au moins — et il est indispensable de se préoccuper de ce que peut entreprendre l’adversaire, de rechercher quels sont, avec ses tendances, ses vues, son tempérament spécial, ses propres moyens d’action pour la défense et pour l’attaque.

L’Allemagne — commençons par elle — avait, jusqu’à l’avènement de Guillaume II, un organisme maritime exclusivement défensif, auquel on ne demandait que d’élargir le rayon du blocus des estuaires de la mer du Nord, de disputer le plus longtemps possible les détroits danois, de harceler la flotte française et de surprendre son convoi, soit dans la marche de flanc du Pas de Calais au Skager-Rack, soit à son débouché dans la Baltique si elle y pénétrait pour tenter quelque descente ; enfin de tenir ferme devant la Jade et devant Kiel, deux positions favorables que l’ennemi est obligé de masquer par une force importante avant de s’enfoncer dans le nord, puis dans l’est.

À ce système qui combinait judicieusement la défensive stratégique avec une offensive tactique très résolue dans des circonstances favorables, correspondaient des engins convenablement choisis : quatre ou cinq cuirassés de moyen tonnage dans la Jade, et à côté d’eux des éclaireurs assez rapides ; quatre autres dans la Baltique, à Kiel, quatre cuirassés identiques, à plat-bord bas, auxquels on donnait le nom significatif de « bâtimens de sortie » ; treize canonnières blindées et des navires de style ancien pour la défense locale des ports, des rades, des estuaires ; puis une superbe flotte de grands et bons torpilleurs, endivisionnés dès le temps de paix, objets de soins attentifs, soumis à un entraînement militaire des plus remarquables. Inutile de parler de quelques corvettes assez médiocres, destinées à montrer le pavillon impérial dans les mers lointaines.

Au reste, depuis que l’amitié russe semblait s’attiédir, on ne laissait pas de se préoccuper des moyens d’augmenter l’efficacité de cette force navale, et le meilleur moyen, assurément, était de lui donner la ligne de communications intérieure, au travers du Holstein. Les travaux du canal maritime de l’embouchure de l’Elbe à la baie de Kiel furent entrepris au mois de juin 1887. En même temps, toujours prévoyante, toujours exacte à faire le nécessaire en temps voulu, l’amirauté allemande mettait sur chantier trois garde-côtes cuirassés et relativement rapides, en tout cas bien armés, malgré la faiblesse de leur déplacement et de leur tirant d’eau (4 000 tonnes et 5m, 50, type Siegfried).

C’est à ce moment que Guillaume II monta sur le trône. On le savait très épris de la mer, très au courant des choses de la marine. Son grand-père, disait-il, avait organisé la glorieuse armée allemande ; il se chargeait, lui, d’organiser la flotte impériale et d’en faire un parfait instrument militaire, c’est-à-dire un instrument offensif, car « faire la guerre, c’est attaquer. » Et tout de suite, en effet, changea la face des choses : une impulsion vigoureuse fut donnée aux travaux du canal maritime ; Helgoland, acquis des Anglais, devint le poste avancé, la grand’garde de ce débouché stratégique ; des crédits extraordinaires furent demandés au Reichstag pour doubler la force navale, la doter de puissantes unités de combat (4 du type Wörth, 2 du type Kaiser Friedrich III), de croiseurs rapides protégés (5 des types Kaiserin Augusta et Gefion), de croiseurs cuirassés même, comme le nouveau Leipzig, superbe bâtiment de 10 000 tonnes, qui vaut les meilleurs cuirassés descadre. Les anciennes unités furent refondues, modernisées et le König-Wilhelm, par exemple, le premier vaisseau allemand, redevint capable de combattre en ligne avec les types récens. Il n’y eut pas jusqu’aux petits cuirassés garde-côtes de la famille du Siegfried (cinq autres avaient été mis sur cale) qui, s’étant trouvés de fort bons navires de haute mer, reçurent des chaudières économiques et un approvisionnement supplémentaire de pétrole, pour que leur rayon d’action leur permît de participer aux opérations offensives.

L’offensive, tel est bien, en effet, le caractère de cette nouvelle flotte, et le parti démocrate du Reichstag ne s’y trompait pas qui dénonçait éloquemment en 1889, qui dénonce tous les ans et toujours en vain, lors de la discussion du budget, les visées ambitieuses du jeune souverain, les harangues enflammées où s’exalte l’esprit agressif des marins allemands, les conférences à l’Académie de Kiel pour proclamer la nécessité du nombre, de la vitesse, du mouvement et la prééminence de l’attaque sur la défense ; et l’énorme accroissement des dépenses maritimes, que ne compense, bien loin de là, aucune réduction des charges militaires ; et les projets menaçans que l’on devine, et l’hostilité de plus en plus marquée de l’Angleterre…

Mais nous, Français, que devons-nous penser de tout cela ? — Allons-nous croire qu’une belle escadre d’opérations de 10 cuirassés de taille diverse, d’autant de grands croiseurs ou d’éclaireurs, de 20 à 25 torpilleurs de haute mer, tous navires prêts, armés en permanence ou mobilisés en quarante-huit heures, tous navires neufs, d’ailleurs, et pouvant donner 15 nœuds au moins, considérera la garde de la mer du Nord comme le seul objet de son effort ?

Non, certainement. On a pris soin de nous en prévenir, c’est de la Manche que la flotte allemande compte bien faire le théâtre de ses opérations, et son offensive marche de front avec celle des 150 000 hommes qui doivent se jeter sur la Meurthe et la Meuse, précédant de trois ou quatre jours l’énorme masse de 15 corps d’armée.

Et alors, qu’espérons-nous ? — Barrer le Pas de Calais avec nos forces inférieures ? Mais si l’on peut barrer un défilé de quelques centaines de mètres avec une poignée d’hommes — qui finissent toujours par succomber, — on ne barre pas un détroit de 21 milles marins avec 6 cuirassés contre 10, avec 18 bâtimens contre 40.

Et puis quoi encore ? Faire la guerre de chicanes, harceler l’adversaire, gêner toutes ses opérations ?… Mais nous n’avons ni Grand-Belt, ni Petit-Belt, et point davantage la supériorité de vitesse, n’ayant pas, malheureusement, six Dupuy-de-Lôme.

Nous retirerons-nous dans la baie de Seine, aussi dangereuse à l’ami qu’à l’ennemi, ou dans l’intenable Cherbourg, ou dans la Rance et le Trieux, enfin à Brest ?… Mais à quoi bon discuter toutes les hypothèses, plus fâcheuses les unes que les autres, auxquelles peut donner lieu l’adoption d’un système défensif qui n’a même pas pour lui de présenter des points d’appui solides sur le littoral le plus menacé ? Plus encore qu’ailleurs, — tant pis pour qui ne le voit pas, — la défensive serait désastreuse dans la Manche, et l’offensive nous est imposée autant par d’évidens intérêts politiques que par l’intérêt militaire bien compris et par le caractère de la nation. Cette offensive, quelles forces exige-t-elle ? — Avant le percement de l’isthme Cimbrique un peu plus de la moitié du nombre des bâtimens allemands de haute mer pouvait suffire. Aujourd’hui, malgré la coopération russe, il faut tenir compte des navettes intérieures que permettrait la nouvelle voie maritime, et ce ne serait pas trop des deux tiers de la force navale active de l’Empire, c’est-à-dire de 14 cuirassés d’escadre ou croiseurs cuirassés, d’une dizaine d’éclaireurs et d’au moins 4 escadrilles de 6 à 8 torpilleurs de haute mer chacune, avec un aviso-torpilleur pour chef de groupe. Aux 50 navires combattans qui formeraient ainsi l’escadre d’opérations viendraient se joindre cinq ou six bâtimens auxiliaires : transports d’escadre pour le ravitaillement des-unités légères en charbon spécial, eau douce, torpilles, personnel même, si l’on peut dire, — les équipages des torpilleurs s’useront si vite ! — transports-hôpitaux, paquebots charbonniers, etc.

Voilà pour le nombre. Quelles seraient les caractéristiques des divers types ? D’une manière générale, bien entendu, prédominance des facultés offensives et stratégiques ; réduction au minimum possible du tirant d’eau.

Particularisons pour les cuirassés d’escadre et les croiseurs cuirassés. Ces deux types, qui tendent à se confondre, et auxquels on peut appliquer avec une égale justesse la dénomination d’unités de combat, seraient représentés par des bâtimens de 10 000 tonneaux pour les uns[1], de 7 000 environ pour les autres. Leur vitesse maxima atteindrait 20 nœuds ; leur approvisionnement de combustible, où les hydrocarbures figureraient pour une grande part, ne serait pas inférieur à 1 000 tonnes ; l’armement en artillerie ne dépasserait pas, pour les uns le calibre de 24 centimètres, pour les autres celui de 19 centimètres, la perforation des cuirasses massives de flottaison au moyen des canons monstres devant être plus que jamais aujourd’hui considérée comme une utopie ruineuse ; cette artillerie, d’ailleurs, pour être d’apparence modeste, n’en serait pas moins efficace, comprenant un grand nombre de pièces de 16 ou de 14 centimètres à tir rapide, avec quelques canons courts et légers, quoique d’assez gros calibre, destinés soit à fournir des feux courbes, soit à lancer dans la mêlée des projectiles à très grande capacité — des obus-torpilles ; quant aux torpilles proprement dites, nos bâtimens en auraient une trentaine, réparties sur 7 tubes.

Le système de protection, en revanche, verrait la proportion de son poids dans le déplacement total diminuer d’une manière sensible : un cloisonnement bien compris de la coque plongée, de 10 à 20 centimètres d’acier durci à la ceinture et à la batterie principale, une tranche de flottaison dans les compartimens de laquelle la cellulose reprendrait sa place, enfin un pont blindé muni d’un pare-éclats en feraient tous les frais, comme sur les nouvelles unités de combat que l’on met aujourd’hui en service en Angleterre, en Allemagne, en Italie. Le tirant d’eau serait de 8 mètres pour les navires de 10 000 tonneaux, de 7 pour ceux de 7 000. Passons aux éclairours. Pour ces bâtimens, d’un déplacement de 3 000 tonnes en moyenne, il faudrait viser sans hésitation la vitesse de 22 nœuds, obtenue sans trop de fatigue pour les chaudières, sans trop de dépenses pour les soutes à charbon, dont l’approvisionnement fournirait une distance franchissable de 50 pour 100 supérieure à colle des grandes unités de combat. De tels résultats ne seraient pas payés trop cher par une réduction de 60 à 40 millimètres de l’épaisseur du pont blindé, à la condition que la tranche de flottaison cellulaire fût judicieusement disposée, 2 pièces de 16 centimètres et 6 de 14 ou de 10 centimètres suffiraient pour l’armement offensif, avec l’ordinaire proportion de canons légers et 4 ou 5 tubes lance-torpilles.

Il serait essentiel que le tirant d’eau ne dépassât pas 6 mètres, ce qui est très réalisable avec 3 000 tonnes. Il s’agit en effet d’être en mesure de franchir le Sund sans aucune crainte et à peu près par tous les temps.

Voyons maintenant les torpilleurs. Une armée navale qui prend l’offensive dans des mers resserrées, parfaitement connues de l’ennemi, doit avoir en avant d’elle une flottille capable de nettoyer sa route en refoulant rapidement les torpilleurs embusqués dans les replis favorables. Il conviendrait donc de porter le déplacement de notre type actuel d’estafette de 150 à 200 tonnes pour lui donner un avantage décisif sur le modèle Schichau, avantage que marquerait surtout l’emploi d’un canon de 65 millimètres. De même il faudrait avoir des chefs de groupe nettement supérieurs aux torpilleurs divisionnaires de 400 tonneaux des Allemands. Si le déplacement de nos avisos rapides tels que le Cassini — 900 tonneaux — paraissait un peu fort, du moins ne pourrait-on descendre au-dessous de 600, afin d’avoir, là encore, avec une vitesse égale (26 nœuds), une artillerie plus forte et une plus grande endurance.

Telle paraît être, dans les circonstances politiques actuelles, la constitution logique d’une escadre d’opérations destinée à prendre l’offensive au nord de l’Europe.


IV

Passons dans la Méditerranée, où l’évaluation exacte des forces de nos adversaires ne laisse pas d’être délicate, puisqu’elle dépend de l’opinion que l’on se fait de la coopération des deux marines de l’Autriche et de l’Italie.

Que les souvenirs de Lissa s’effacent brusquement si le grand conflit éclatait, nous voulons bien le croire. Mais il y a autre chose : le choc violent qui mettrait aux prises les cinq grandes puissances du continent européen aurait une répercussion immédiate dans cette péninsule des Balkans, si divisée, si agitée, si bien partagée d’ailleurs entre les deux partis. Les populations slaves de la Bosnie, de l’Herzégovine, impatientes du joug autrichien, laisseraient-elles échapper cette occasion unique de s’affranchir ? — Non, certainement ; et il n’y a pas grande témérité sans doute à admettre que les belliqueux Monténégrins, amis de la Russie, descendraient de la Tserna-Gora pour aider leurs frères. Ils sont bien organisés, dit-on, bien outillés et tout prêts à une action énergique.

Eh bien ! le théâtre d’opérations tout marqué de la marine autrichienne, c’est là, derrière le rideau des longues îles Dalmates ; c’est ce littoral creusé, tourmenté, où les montagnes sont des promontoires et les vallées des golfes, où des fiords enchevêtrés peuvent conduire rapidement jusqu’au pied de Cettinjé un corps de troupe embarqué à Pola et lui permettre de prendre à revers les envahisseurs de la plaine bosniaque. Dulcigno, Gattaro, seront-ils dotés de défenses maritimes fixes et mobiles ? Ce serait fort à souhaiter. En tout cas, il y aurait peut-être là assez à faire pour une marine dont la modestie des ressources de l’empire austro-hongrois, les embarras du dualisme — et aussi sa dépendance étroite de l’organisme rival, l’armée de terre — entravent le développement normal.

Mais en dépit des pronostics qui sembleraient le plus justifiés, il est prudent de supposer qu’après avoir réservé des élémens de second ordre pour leurs opérations sur les côtes du Monténégro, les Autrichiens constitueraient, pour agir de concert avec les Italiens, une forte division de 3 cuirassés (2 neufs, 1 refondu, le Tegethof), 3 croiseurs cuirassés ou protégés, 3 éclaireurs rapides et une douzaine de torpilleurs de haute mer, encadrés de torpilleurs divisionnaires, comme chez les Allemands. Ne nous le dissimulons pas, l’appoint de cette force navale très mobile, très armée, montée par des marins et dirigée par des officiers dont on sait la valeur, augmenterait singulièrement la puissance de l’escadre qui nous serait opposée dans le bassin occidental de la Méditerranée. Et ce serait là, avec beaucoup d’autres, un sérieux motif de prendre l’offensive et de nous porter le plus rapidement possible dans la mer Ionienne pour empêcher la jonction des alliés. A la vérité, l’adoption de ce théâtre d’opérations un peu excentrique suppose la constitution préalable, soit à Tunis, soit à Bizerte, d’une base solidement défendue et bien pourvue de charbon, de munitions, de torpilles, des objets de rechange les plus essentiels.

Mais laissons cela un moment pour examiner de près les forces italiennes. C’est une flotte intéressante que celle-ci. Elle a tout justement les facultés qui font défaut à la nôtre, — qui lui faisaient défaut, pour mieux dire, en tenant compte de certains progrès récens ; — et, vraiment, les Allemands, les Anglais, ont été fort habiles d’opposer ainsi l’une à l’autre deux marines qui se compléteraient si bien ; car le jour où nos voisins du sud-est s’apercevront qu’ils font sans grand profit le jeu de ces habiles politiques, le jour enfin où renaîtra entre les peuples latins une entente fondée sur le respect réciproque de leurs aspirations, ce jour-là, les races du Nord cesseront de commander dans la Méditerranée.

Le grand intérêt de cette flotte, pour revenir au présent et rentrer dans la réalité, c’est qu’elle est offensive ; qu’elle l’est résolument, de propos bien délibéré ; qu’elle l’est depuis beaucoup plus longtemps que la flotte allemande, depuis vingt ans bientôt, malgré quelques fluctuations inévitables. Il y a là une confirmation bien nette de ce que nous constations tout à l’heure, l’influence de la politique extérieure et surtout de l’attitude diplomatique sur la constitution de la force navale d’un pays. Mais encore faut-il que ce pays, pour soutenir éventuellement une attitude qui faillit à plusieurs reprises provoquer la catastrophe, ait trouvé des hommes aussi remarquables comme militaires et administrateurs que les Brin, les Saint-Bon, les Morin.

Les forces actives destinées à opérer en haute mer par l’amirauté italienne comprennent 12 cuirassés, — dont 2 en achèvement et 1 en refonte, — et 3 croiseurs cuirassés (le Marco Polo compris), soit la unités de combat, 15 croiseurs protégés ou éclaireurs d’escadre, mais éclaireurs fortement armés, sur lesquels on compte pour grossir l’ordre de bataille ; 13 éclaireurs plus petits, et au moins 25 ou 30 torpilleurs de fort échantillon (de 90 à 160 tonnes), 150 autres un peu plus faibles ou plus anciens constituant avec les navires de haut bord de types démodés l’élément défensif de la force navale.

Pris dans leur ensemble, les 70 bâtimens de haute mer ont une remarquable homogénéité de facultés stratégiques : la vitesse, nulle part inférieure à 16 nœuds (depuis la refonte du Duilio et du Dandolo), atteint facilement 18, 19, 20 nœuds même, sur un bon nombre d’unités ; la distance franchissable ne tombe jamais au-dessous de 4 000 milles à 10 nœuds et s’élève souvent au double. Pour la flotte d’une puissance placée au milieu de la Méditerranée, 4 000 milles représentent un rayon d’action considérable, puisque 1 800 milles seulement séparent Port-Saïd de Gibraltar. Les Italiens ont-ils prévu que leur escadre pourrait aller jusque dans la Manche et dans la mer du Nord pour lier plus étroitement ses opérations avec celle du fidèle allié ? Pourquoi pas ?… Cet approvisionnement de combustible un peu fort, et dont un large emploi du pétrole augmente encore le rendement, semble fournir là-dessus une indication intéressante.

On voit bien, en tout cas, que l’un des traits les plus caractéristiques de cette flotte est la mobilité. « La guerre, c’est le mouvement », disait Napoléon. Nos voisins ne l’ont pas oublié.

Si nous examinons maintenant les facultés tactiques des navires italiens, nous remarquons tout de suite la rupture de l’équilibre classique entre l’armement défensif, réduit au minimum, et l’armement offensif, poussé au contraire à son plus haut degré de puissance. Alors que deux des grandes unités de combat n’admettent, avec la tranche cellulaire de flottaison, qu’un pont blindé à 76 millimètres ; que huit cuirassés ou croiseurs cuirassés, les plus récens, les meilleurs, n’ont qu’un revêtement vertical de 10 centimètres, destiné à provoquer au premier choc l’explosion des obus à mélinite, ou s’ils emploient la ceinture métallique de flottaison, n’y acceptent que des épaisseurs de 15 à 25 centimètres et encore sur une faible étendue ; alors enfin que les cinq autres unités, relativement anciennes, ne portent des plaques massives qu’au centre, pour défendre l’appareil moteur, l’artillerie, les torpilles, les mitrailleuses, toujours du modèle le plus nouveau, le plus perfectionné, représentent sur ces beaux navires une fraction du déplacement total plus élevée que dans les autres marines.

Quant à l’éperon, les Italiens n’ont eu garde d’oublier quels services pouvait rendre cette arme terrible à qui dispose déjà de la masse pour enfoncer cuirasse, coque, cloisons ; de la vitesse pour se rapprocher à son gré de l’adversaire ; des qualités évolutives pour déjouer les efforts du bâtiment qui cherche à se dérober au coup qui le menace. Les grands navires italiens manœuvrent, disent ceux qui les ont vus entrer dans des ports resserrés, avec plus d’aisance qu’on ne l’attendrait de bâti mens aussi longs ; et si, d’autre part, leur cercle de giration a un assez grand diamètre, du moins leur faut-il peu de minutes pour en parcourir la circonférence.

On le voit, la flotte italienne est redoutable. Faut-il pourtant l’admirer sans réserve et déclarer sans défauts son plus beau spécimen, la Sardegna, le bâtiment offensif par excellence ? — Nullement. C’est même une chose étrange que des hommes si instruits, si réfléchis, n’aient pas apprécié plus haut l’importance dans la stratégie du nombre des unités, autant que celle de leur prix de revient dans le « rendement » des moyens financiers ; qu’ils n’aient pas essayé de créer des types à peu près aussi offensifs mais moins gigantesques, par conséquent moins chers et d’une répétition moins difficile pour un pays dont la fortune est plus modeste que les ambitions. Ils y seraient arrivés sans doute — ils y arrivent aujourd’hui[2] — en repoussant les trop coûteux et discutables services des canons monstres avec la même énergie que ceux des cuirasses massives, et aussi en persévérant dans la voie qu’avait ouverte le Duilio, celle de l’abaissement de la ligne de plat-bord.

Que conviendrait-il donc d’opposer à cette belle escadre d’opérations qui, rejointe par la division active autrichienne, compterait 18 unités de combat, 18 croiseurs ou grands éclaireurs, 16 éclaireurs légers et 35 ou 40 torpilleurs de haute mer ? — Des forces à très peu près égales, évidemment, car ici il y aurait témérité à compter sur une coopération, du moins immédiate, de l’escadre de la Mer-Noire. Il ne faut pas non plus se dissimuler que la faible division entretenue par la Russie dans la Méditerranée n’a pas un caractère très marqué de permanence, et qu’elle paraît jouer surtout le rôle de réserve pour la flotte de l’extrême Orient. Nous devrions par conséquent opposer 18 cuirassés, 18 éclaireurs, 8 avisos-torpilleurs au minimum et 36 grands torpilleurs, en tout 80 navires, aux 80 ou 90 dont disposeraient éventuellement nos adversaires.

Opposer, disons-nous… Mais comment opposer une escadre moins rapide à une escadre plus rapide, lorsque celle-ci voit un grand intérêt à se dérober à la solution tactique et s’obstine à refuser le combat ? Or ce serait le cas pour les alliés, qui comprennent fort bien que si le corps-à-corps décisif tournait en notre faveur, — et à l’admettre, il n’y a peut-être pas trop d’outrecuidance — nous serions libres, étant maîtres de la mer, d’entreprendre une série d’opérations très gênantes pour eux et d’une répercussion sensible sur les affaires générales ; ou bien de faire passer dans les bassins maritimes du Nord des forces capables de les dominer sans conteste.

Nous pouvons donc être assurés que l’on évitera de s’engager à fond contre nous tant que nous ne serons pas en mesure d’imposer à l’adversaire l’application du principe de stratégie : rechercher avant tout et combattre les forces organisées de l’ennemi. De sorte que la vitesse, une vitesse minima de 19 nœuds pour le gros des unités de combat et de 20 nœuds pour quelques-unes, apparaît nettement comme l’indispensable condition de l’efficacité de la force navale française dans la Méditerranée.

Autant que le nombre et la vitesse, le rayon d’action, la troisième caractéristique stratégique, aura sur les opérations de guerre une influence considérable, que pourrait à peine atténuer l’organisation, fort désirable en ce qui nous concerne, d’un service régulier de paquebots ravitailleurs en combustible. Il faut donc établir avec soin cette caractéristique, et ce n’en est pas un bon moyen que de prendre pour base de l’approvisionnement une distance franchissable arbitraire à la vitesse de 10 nœuds. On semble oublier d’abord que l’armée navale doit, une fois son but atteint, refaire en sens inverse, pour revenir à sa base, la route qui l’a conduite à cet objectif ; et ensuite qu’il serait fort dangereux qu’elle se présentât devant son port, à l’entrée duquel peut l’attendre une force ennemie, avec ses soutes vides de charbon. D’ailleurs la vitesse à laquelle on s’arrête pour faire ce calcul devient tout à fait insuffisante. L’allure de route d’une escadre moderne se rapprochera plutôt de 14 nœuds que de 10. Enfin on ne peut négliger, surtout en temps de guerre, la dépense fort sensible qui résulte de la mise en jeu des chaudières et machines, indépendantes de l’appareil moteur, au moyen desquelles on assure le fonctionnement des services militaires, de l’éclairage électrique, de divers organes élévateurs, treuils, cabestans, etc., etc.

Serrons donc de plus près la réalité, inspirons-nous d’une manière plus directe des nécessités militaires en posant les conditions suivantes pour la détermination de l’approvisionnement de combustible :

1° Faculté de parcourir la Méditerranée, dans les deux sens, d’Oran ou de Toulon aux Dardanelles, à la vitesse de 12m, 5 à l’heure ; ou d’aller de Toulon à Dunkerque à 14 nœuds, — et cela suppose une consommation de 1 000 tonnes environ pour le premier cas, de 800 à peu près pour le second ;

2° Maintien en activité de toutes les machines auxiliaires, — ce qui entraîne une dépense de 120 à 150 tonnes dans les dix jours de la double traversée de la Méditerranée ;

3° Constitution d’une réserve d’au moins 100 tonnes.

Au total — 1200 tonneaux de charbon. 1 200 tonnes de pétrole vaudraient mieux, aux divers points de vue du rendement, de l’encombrement, de la promptitude de la mise en soute. On éviterait surtout, n’ayant qu’à tourner des robinets pour alimenter les foyers, le rapide surmenage des chauffeurs et soutiers. Mais, quelques avantages militaires qu’on puisse en espérer, l’emploi exclusif du pétrole ne semble pas près d’être admis dans notre marine de guerre. Qui oserait fermer l’un des principaux débouchés du « charbon national » !

Nous n’aurions rien à changer de ce que nous disions plus haut des facultés tactiques et de la prédominance qu’il convient d’accorder enfin aux organismes offensifs, les armes, sur les organismes défensifs, ou du moins sur les plus lourds et les plus coûteux, les cuirassemens métalliques, si le moment n’était venu de rappeler que la Méditerranée est le champ d’expériences le plus favorable pour le « monitor de haute mer », où la protection contre l’artillerie de l’adversaire sera demandée avant tout à l’abaissement de la cible verticale, au grand bénéfice de la valeur militaire et du prix de revient de l’unité de combat. Il ne saurait être question de développer ici une conception déjà familière à beaucoup de marins et d’ingénieurs, déjà réalisée en partie, d’ailleurs, sur le Monterey et le Katahdin de la nouvelle marine américaine. En d’autres temps, nous ne nous serions laissé devancer par personne dans cette voie féconde ; nous aurions essayé de résoudre tous les problèmes, incontestablement délicats, que soulève cette idée ; — et nous les aurions résolus. Est-il donc vrai que, désormais réduits à imiter, nous devions nous résigner à être en retard d’un type, bien loin d’être en avance ?


V

Pour être sérieuse et durable, l’offensive doit s’appuyer, au début de la marche en avant, sur une base principale solide, et successivement, à mesure que l’armée navale progresse, sur des postes fortifiés, bases secondaires où se rassemblent les ressources les plus indispensables au ravitaillement des unités de combat. La prévoyante et tenace politique de l’Angleterre, servie par une diplomatie dont les menées sont toujours agressives quant au fond, sinon dans la forme, cette politique traditionnelle triomphe dans l’art de préparer dès le temps de paix les jalons des grandes lignes d’opérations naturelles des escadres. On peut cependant admettre la faculté de créer ces échelons de ravitaillement au cours des premières marches sur des points empruntés au territoire ennemi, à ses îles, par exemple. Encore faut-il que les élémens de cette création soient préparés à l’avance et notamment que l’on ait prévu à quelles forces spéciales on confiera la défense de chaque échelon.

Mais nous sortirions de notre cadre si nous nous laissions séduire par ce sujet intéressant de l’organisation des bases maritimes. N’en retenons aujourd’hui que ce qui touche à la composition logique de notre flotte, c’est-à-dire l’organisation des défenses mobiles maritimes du littoral français et de ses annexes, Corse, Algérie, Tunisie, colonies exotiques.

Après de longues discussions — des discussions retentissantes et passionnées — on a fini par tomber d’accord sur la valeur des torpilleurs comme engins de défense des côtes. Bien mieux, ces torpilleurs, si dédaignés d’abord, ont réussi à se faire une place honorable, nous venons de le voir, dans les escadres actives, dans les forces navales de haute mer. Il est vrai de dire qu’ils ont dû, pour cela, renoncer au bénéfice que l’on considérait comme le plus essentiel à leur succès, l’invisibilité. Celui d’une grande vitesse, plus sûrement obtenue, plus longtemps maintenue, grâce à une augmentation sensible de leur tonnage, a suffi pour dessiller les yeux les plus prévenus contre la poussière navale ; et l’on s’est avisé des services que pouvaient rendre comme porteurs d’ordres, comme estafettes, de petits navires très rapides dans les circonstances fort nombreuses où l’état de la mer ne s’opposera pas au développement de leurs facultés.

Pour n’en pas avoir d’aussi brillantes que les torpilleurs de haute mer, les torpilleurs côtiers de première classe (80 tonnes au lieu de 120 ou 150) n’en sont pas moins de bons engins de guerre, très bien appropriés à leur service, et avec lesquels on n’hésitera pas à prendre le large, à faire de la défense active, la meilleure, la plus efficace. Il n’est même guère douteux qu’un chef d’escadre revenant à sa base d’opérations avec des torpilleurs de haute mer fatigués, ne s’estime satisfait de pouvoir remplacer momentanément ceux-ci par ceux-là.

On n’en saurait dire autant des torpilleurs de deuxième classe qui, sensiblement plus faibles (45-50 tonnes environ), doivent être laissés à leur rôle défensif.

Mais, en tout cas, quel doit être le nombre de ces torpilleurs côtiers des deux classes ? — Existe-t-il des bases logiques d’évaluation ?…

Supposons une force navale observée de près par l’ennemi, sinon bloquée, pendant qu’elle se ravitaille sur la rade qui lui sert de base d’opérations, qu’elle s’y refait de ses fatigues, qu’elle y répare ses appareils moteurs et nettoie ses chaudières. C’est aux élémens actifs, mobiles, de la défense maritime qu’il appartient d’assurer à cette escadre une sécurité relative ; c’est aux torpilleurs côtiers notamment, de tenir l’adversaire le plus possible à l’écart, de l’empêcher de se rapprocher de la place à la faveur de la nuit, qui paralyse les ouvrages de côte, et de faire pleuvoir des obus sur la rade, sur les bâtimens, sur les établissemens à terre.

Une opération de ce genre, un bombardement inopiné et nocturne — qui n’a rien de commun avec le bombardement systématique et calculé du siège en règle — ne peut être entreprise que par une division relativement faible en nombre de la force navale ennemie. Celle-ci, en effet, ne saurait passer ses nuits à l’ouvert de la rade, et garder ses chaudières en activité sans user prématurément tous ses moyens d’action. Elle aura donc au moins la moitié de son effectif en réserve, soit au mouillage, dans les environs de la base d’opérations, soit au large, avec la moitié des feux, seulement.

Admettons que 4 cuirassés et un nombre correspondant de navires légers soient chargés, chaque nuit, de l’opération qui nous occupe. On ne peut compter moins de 12 torpilleurs de première classe — 3 par cuirassé — pour s’y opposer en attaquant avec quelque efficacité les unités lourdes de cette division. Or, il est clair que ces torpilleurs eux-mêmes méritent bien une nuit de repos sur deux ; d’où nécessité d’en attribuer 24 à la base d’opérations, et même 30, pour parer aux accidens, aux avaries, aux chances diverses de la guerre.

Mais, tandis que les torpilleurs se jettent sur les cuirassés de l’adversaire, il faut que des bâtimens un peu plus forts contiennent ses navires légers. C’est le rôle des avisos chefs de groupe, et nous devons en compter quatre ou cinq pour une flottille de 30 torpilleurs.

Que si le combat se rapproche de la place, que les nôtres aient le dessous, ou bien que cet engagement, prolongé jusqu’au jour, attire la réserve de l’escadre ennemie, il devient nécessaire — et sans préjudice de l’intervention des batteries de côte — d’amener « sur le terrain » des élémens robustes, solides, capables d’appuyer, de recueillir l’escadrille, de protéger sa retraite à coups de canon, à coups d’éperon, au besoin. Et voilà le garde-côtes en jeu.

Le garde-côtes !… Certes, ce n’est pas cet engin de défense par excellence qui pouvait manquer à la flotte, fâcheusement défensive dans son ensemble, dont les événemens, les circonstances et les hommes ont doté la marine française. Dans rassortiment trop varié de nos bâtimens de guerre, ce type est représenté avec une telle abondance, qu’il y aurait encore lieu de s’en étonner, malgré tout, si on ne se rappelait que, jusqu’au moment où fut fixé, avec l’assentiment des Chambres, un programme de constructions neuves bientôt oublié, du reste, tout ministre embarrassé sur le choix de ses mises en chantier, se rabattait incontinent sur un garde-côtes.

Et c’est ainsi que nous en avons 22 (canonnières cuirassées comprises), déplaçant 100 000 tonneaux, alors que l’Allemagne, longtemps et assez justement préoccupée de se défendre sur mer, n’en a pourtant que 17, dont 11 vieilles canonnières qu’elle laisse disparaître sans penser à les remplacer ; alors que l’Angleterre n’en a que 2, et l’Italie point du tout ! — Mais le pis est que 9 des nôtres sont relativement récens et que les 4 derniers, des types Valmy et Tréhouart, viennent à peine d’entrer en service. Sans doute on a profité de la bonne tenue à la mer de ces bâtimens, de leur vitesse relative, pour les ranger après coup dans la catégorie des cuirassés d’escadre, mais il suffit de constater que leur approvisionnement de charbon ne leur assure que 1 700 milles à 10 nœuds, pour prouver leur inaptitude aux opérations offensives qui sont le propre, ou plutôt qui le devraient être, des escadres actives.

Et pourtant, dira-t-on, si le garde-côtes, en tant que garde-côtes, a sa place marquée parmi les élémens nécessaires d’une défense mobile de base d’opérations, n’est-il pas logique d’en construire quelques-uns ?… Peut-être, en effet, à ne consulter que la logique pure ; mais nous avons autre chose à faire d’abord, nous avons à consulter nos moyens financiers. Quand on n’a que des ressources restreintes, consacrer 130 millions en 13 ans à 9 bâtimens étroitement spécialisés, c’est s’exposer au reproche de mal employer les deniers publics, et ce reproche apparaît d’autant plus justifié, quand on réfléchit qu’après tout, les unités de combat démodées, inutilisables pour la grande guerre, conservent longtemps encore une valeur suffisante pour couvrir, dans une défense rapprochée, les abords des bases d’opérations, pour prolonger, en s’appuyant sur leur canon, l’action des batteries de côte.

C’est ce qu’ont parfaitement compris l’Angleterre, dont tous les coast-guards et port-guards sont d’anciens cuirassés d’escadre ; l’Italie, qui utilise, comme bâtimens centraux de ses défenses mobiles, les survivans de Lissa ; l’Allemagne elle-même qui, se ravisant, comme nous le disions plus haut, fait du type Siegfrie un navire de haute mer, en augmentant son rayon d’action, et garde ses vieux cuirassés comme hafen-schiffe.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas, et pour cause, les garde-côtes qui nous feront défaut. En nous résignant même au rattachement définitif des 9 navires dont nous venons de parler aux escadres d’opérations, il nous resterait encore 5 garde-côtes, 8 canonnières cuirassées, 4 cuirassés d’escadre antérieurs à 1877 et 4 cuirassés de station à peu près aussi anciens, que l’on renonce à envoyer désormais au loin : en tout 21 unités. C’est plus qu’il n’est nécessaire.

Voyons maintenant combien il nous faudrait de torpilleurs côtiers, et comptons pour cela nos bases d’opérations.

Dans le nord, les trois principales, Dunkerque, Cherbourg, Brest, seraient suffisamment pourvues avec 30 torpilleurs pour chacune des deux premières et 25 pour la seconde ;

Dans l’ouest, Lorient et Rochefort, usines intéressantes, mais positions militaires actuellement peu menacées, se contenteront de 10 torpilleurs chacune ; Toulon, notre seule base principale sur le littoral français de la Méditerranée, — ce qui ne laisse pas d’avoir de graves inconvéniens, — en prendrait 30 ; Oran, Bizerte, Ajaccio, Bastia, bases secondaires comme outillage général, mais très importantes au point de vue stratégique, en exigeraient 15 ou 20 : en tout 210 à peu près. Ajoutons-en 90 au moins pour constituer des défenses locales aux ports de commerce, que des considérations un peu étrangères aux intérêts militaires exclusifs et sérieuses pourtant, ne nous permettent pas de priver de toute défense mobile maritime. Enfin les six bases d’opérations dans les mers exotiques, Dakar, Fort-de-France, Diego-Suarez ou Bourbon, Saigon, Nouméa et Tahiti doivent en prendre 50 ou 60. Nous arrivons ainsi au total général de 360 torpilleurs, soit, probablement, 200 de première classe, et 160 de deuxième classe.

Ce bloc de 360 torpilleurs, il faudrait le subdiviser en 60 escadrilles, à chacune desquelles reviendrait théoriquement un aviso chef de groupe. 60 avisos, c’est beaucoup, et, comme nous allons le voir, il convient de borner nos demandes. 30 suffiront à la rigueur, pourvu que la répartition admise favorise les bases essentielles, Dunkerque, Cherbourg, Oran, Toulon, Bizerte, Bastia ; pourvu aussi que l’on ne marchande pas sur le déplacement. 500 tonnes ne seront pas de trop pour obtenir 25 nœuds bien nets, en pleine charge, et un armement sérieux.

Que la présence d’un torpilleur sous-marin dans les rades de nos ports de guerre soit de nature à inspirer à l’escadre de blocus une circonspection toute particulière et l’oblige à reculer de plusieurs milles la zone de surveillance active, c’est ce que personne ne songe à contester. Le moment est fort proche, sans doute, où, malgré tous les obstacles, nous pourrons nous assurer les services de ces engins pour la défense de nos bases d’opérations. Leur adaptation à l’offensive suivra de près.

Dans la recherche de la composition rationnelle qui résulte pour la flotte française des circonstances politiques extérieures, il nous reste à examiner quels élémens il convient de destiner soit à la protection de nos navires de commerce, soit à la destruction des paquebots de l’adversaire. De ces deux tâches, la première ne sera que trop facile à remplir. Parler de la seconde, c’est soulever une fois de plus la question si controversée de la guerre de croisière.

Nous pouvons heureusement nous dispenser de revenir sur un sujet qui a été traité ici même, il y a quelques mois. D’ailleurs, en dépit des habiles diversions de l’Angleterre, toutes les nations maritimes se sont décidées, et la France avec elles, à entrer dans une voie que nous aurions dû ouvrir depuis dix ans déjà, de sorte que l’ère des discussions stériles semble close.

D’autre part si nous n’avons admis jusqu’ici dans cette étude que l’hypothèse générale d’un conflit avec la Triple alliance, sauf à faire des ressources demandées le meilleur emploi possible contre la Grande-Bretagne, nous pouvons bien anticiper sur ce point spécial des croiseurs, puisqu’il s’agit de types dont la mise en jeu vise surtout, il serait puéril de le dissimuler, la plus puissante marine marchande du monde entier. Voyons donc ce qu’il nous faudrait à cet égard dans le cas du duel anglo-français, et le calcul, au reste, est fort simple :

1° 4 divisions composées de 1 croiseur de 4 000 tonneaux, — type Descartes, — et de 3 croiseurs de 2 000 tonneaux, — type d’Estrées, — pour tenir la mer de Chine, l’océan Indien, le Pacifique, les Antilles, y ruiner le commerce ennemi, menacer ses places maritimes, les rançonner au besoin, et en même temps couvrir les nôtres. Forcément inférieures en nombre à leurs adversaires, ces divisions devraient avoir l’avantage de la vitesse et celui du rayon d’action.

2° 8 grands croiseurs-corsaires pour l’Atlantique Nord ; 2 (alternativement en croisière et en ravitaillement) par faisceau de routes de navigation convergeant vers l’Angleterre (Saint-Laurent-Canal du Nord, New-York-Queenstown ; Bahama-Manche ; Bahia-Cap Vert-Cap Finisterre-Ouessant). Ces croiseurs seront des navires de 10 000 à 12 000 tonnes, ayant comme poids de combustible le quart de leur déplacement environ et une vitesse de 23 à 24 nœuds.

3° 2 autres grands croiseurs, mais de 8 000 tonnes seulement, pour la mer du Nord. Comme les précédons, ces navires auront une vitesse qui leur permettra d’échapper au Power ful et au Terrible anglais, soit 23 nœuds au moins.


VI

Récapitulons les divers élémens actifs de la flotte militaire ainsi logiquement constituée, et, abordant la question financière, cherchons, par la comparaison des élémens de cette flotte idéale avec ceux de la marine actuelle, à nous rendre compte de l’effort qu’il conviendrait de demander au pays.

Pour les escadres d’opérations, au nord et au midi, nous avons admis :

32 cuirassés d’escadre ou grands croiseurs cuirassés, jaugeant ensemble environ 300 000 tonnes ; 28 éclaireurs, jaugeant 84 000 tonnes ; 12 avisos-torpilleurs et 56 torpilleurs de haute mer, faisant en tout 18 000 tonnes à peu près.

Pour la défense des côtes :

30 avisos torpilleurs, soit 15 000 tonnes, et 360 torpilleurs côtiers de 1re et 2e classe, soit 25 000 tonnes. Quant aux garde-côtes, il est entendu que ce sont les unités de combat démodées. Aucune marine ne saurait en manquer, la nôtre moins que toute autre, quand elle a seulement vingt années d’existence.

Pour les opérations extérieures et la capture des paquebots :

26 croiseurs de types divers, déplaçant ensemble 176 000 tonnes.

Nous arrivons ainsi à 618 000 tonneaux, auxquels il serait bon d’en ajouter 24 000 pour 4 transports d’escadre, ravitailleurs des unités légères, analogues à la Foudre, aujourd’hui en service.

Tout bien compté, et en arrondissant un peu : 630 000 tonnes.

Il va sans dire que nous négligeons tout l’outillage naval auxiliaire : les transports, que les paquebots du commerce peuvent remplacer et dont nous possédons encore, du reste, de nombreux échantillons ; les bâtimens-écoles, les bâtimens de servitude, remorqueurs, gabares, bugalets, allèges, etc. ; enfin les canonnières, avisos à roues et à hélice, chaloupes, vedettes et autres navires de faible tonnage destinés au service des eaux intérieures dans les contrées exotiques.

650 000 tonnes de bâtimens ayant une réelle valeur militaire et capables de jouer un rôle sérieux dans les conflits qui nous menacent, voilà ce que nous devrions avoir.

Qu’avons-nous en réalité, en escomptant même la disponibilité des unités en achèvement ?

19 cuirassés d’escadre (de 11 000 tonnes en moyenne) et un grand croiseur cuirassé (6 800 tonneaux), faisant en tout 515 000 tonnes de déplacement à peu près.

Que si, à titre purement provisoire et par une fâcheuse dérogation aux principes, nous admettions les 9 garde-côtes signalés plus haut, les garde-côtes soi-disant offensifs, dans les escadres d’opérations, nous n’arriverions encore qu’à 275 000 tonnes.

27 éclaireurs, parmi lesquels 5 petits croiseurs cuirassés du type Charner, ensemble : 88 000 tonnes.

11 avisos chefs de groupe et 40 torpilleurs de haute mer ; en tout : 17 000 tonneaux. Ici encore nous acceptons comme chefs de groupe 8 navires qualifiés officiellement de contre-torpilleurs, — 4 du type Faucon, 2 du type Lévrier, — mais dont la vitesse est tout à fait insuffisante. Ce n’est qu’une utilisation provisoire, insistons-y.

8 avisos-torpilleurs, de faible vitesse, toujours, déplaçant 3 000 tonnes, et 190 torpilleurs côtiers, déplaçant 11 000 tonnes environ ; ensemble : 14 000 tonneaux.

13 croiseurs, dont 3 au moins sont démodés et dont 2 seulement, encore en chantiers, le Guichen et le Château-Renault, répondent à peu près aux conditions de la guerre de croisière dans l’Atlantique nord. Ces 13 navires déplacent 78 000 tonnes.

1 transport d’escadre, la Foudre, de 6 000 tonneaux.

Ainsi, toutes réserves faites sur les utilisations provisoires que nous nous reprochons déjà d’avoir admises, la flotte française de 1898 représentera 480 000 tonnes de bâtimens de combat, au lieu de 650 000.

Nous avons donc 170 000 tonnes à construire dans le plus bref délai possible, c’est-à-dire en quatre ans. Encore, au lieu de 170 000, serait-il sage de compter 200 000 tonnes, en raison des radiations qui seront faites dans ces quatre années sur la liste de la flotte de première ligne.

Eh bien ! par quels chiffres va se traduire l’effort financier correspondant ?

200 000 tonnes à 3 000 francs la tonne en moyenne (la tonne de cuirassé et de croiseur-corsaire ne dépasse guère 2 300 à 2 400 francs ; mais la tonne de torpilleur va jusqu’à 5 000 et 6 000 francs), cela fait 600 millions. Il serait même sage de tenir compte d’une inévitable majoration de toutes les matières nécessaires à la construction navale, à moins que, par exception, et en faveur d’un intérêt national bien constaté, le parlement autorisât l’administration de la marine à faire appel aux ressources des grands établissemens métallurgiques de l’étranger[3]. En tout cas on peut légitimement, pour balancer cette majoration, faire état d’une certaine atténuation du prix de revient de l’unité si, comme il y a lieu de l’espérer, des types bien conçus et bien étudiés sont répétés à plusieurs exemplaires.

Maintenons par conséquent nos 600 millions. Le chiffre est gros sans doute, mais il ne faut pas perdre de vue que, chaque année déjà, on inscrit 80 millions en moyenne au budget de nos constructions, ce qui, en quatre ans, fait 320 millions. Il n’y en a donc plus que 280 à demandera un budget extraordinaire, et il n’y en aurait que 200, si nous augmentions d’une année le terme de quatre ans, proposé tout à l’heure parce que c’est le délai minimum qu’exigent l’établissement des plans et la construction d’une grande unité de combat.

Faut-il faire observer que cette charge fort lourde, certes, de 200 à 280 millions serait sensiblement allégée si nous consacrions chaque année des sommes moins importantes à la réfection d’unités démodées, qu’il vaudrait mieux laisser, telles quelles, à leur rôle naturel de bâtimens de réserve ou de garde-côtes, et aux innombrables travaux de modification que l’on fait subir, le plus souvent sans nécessité absolue, aux unités en achèvement ou aux navires déjà mis en service ? Mais ceci nous entraînerait trop loin, et d’ailleurs nous ne pouvons nous dispenser de signaler la normale et très légitime augmentation qui doit résulter logiquement pour certains chapitres du budget ordinaire de l’accroissement extraordinaire de la flotte de combat. Il est clair, par exemple, qu’il faudra entretenir un plus grand nombre d’hommes, grossir les stocks d’approvisionnemens de guerre, agrandir certains magasins, aménager à nouveau rades, ports, bassins, etc., etc.

En définitive, ne pensons pas dépenser moins de 250 millions — à peu près — en travaux soldés par un budget spécial, et estimons-nous heureux si, toutes balances faites entre les inévitables majorations et les réductions réalisables du budget ordinaire, ce dernier ne dépasse guère, à l’avenir, les 240 millions accordés pour l’année 1897 aux « services Marine ».

Examiner ici avec quelles ressources il conviendrait de faire face à cette dépense de 250 millions (partagée, qu’on ne l’oublie pas, en quatre ou cinq annuités), ce serait excéder de beaucoup notre compétence. Nous nous bornerons à dire, et cela sans méconnaître de trop réelles difficultés financières, que la France n’en est pas encore, sans doute, à refuser le nécessaire à sa marine, au moment même où elle reconstitue son empire colonial démembré au siècle dernier, au moment où, sur le continent européen, des agglomérations compactes opposent à son expansion des barrières de plus en plus solides, où d’ailleurs l’axe de la politique générale se déplace vers l’Orient et où, d’un élan unanime les nations se tournent du côté de la mer pour lui demander le secret de la richesse, de la prospérité, de la puissance militaire !

VII

C’est un spectacle, en effet, qui mérite de retenir l’attention de l’observateur que cette âpre poursuite de la domination par la mer. Tous y prétendent. Les uns la veulent complète, entendant bien que régner sur les eaux, c’est aussi régner sur la terre. D’autres, d’une ambition moins vaste pour le moment, mais aussi tenace, se contenteraient du bassin dont ils occupent le centre et qui obéissait à leurs pères. Ceux-ci ont des océans à eux, qui sont leurs zones d’influence, ceux-là des mers territoriales, jalousement réservées. Quelques-uns commandent avec orgueil sur des détroits où tout passe, sur des bras de mer artificiels où tout paie. Et dans cette universelle passion pour l’élément qui est à la fois le grand chemin des intérêts matériels, le trait d’union des peuples et l’éternel véhicule de la civilisation, disparaissent les deux dernières des cinq conditions posées au début de cette étude, ces deux conditions qui paraissaient essentielles autrefois : la puissance financière et les facultés naturelles, l’instinct, le sens de la mer.

La puissance financière ? — Certes, c’est elle qui permet à l’Angleterre de dépenser en dix ans 2 milliards et demi pour doubler sa flotte, aux États-Unis d’en créer une en quelques années, à l’Allemagne de passer brusquement du cinquième ou sixième rang au troisième, en attendant mieux, malgré la lourdeur de ses charges militaires.

Mais si cette condition est suffisante, elle n’apparaît plus nécessaire, grâce au jeu des emprunts nationaux toujours souscrits, au moyen d’habiles intermédiaires, par les peuples riches qui ne savent ou n’osent plus employer chez eux leurs capitaux. Quel est le gouvernement assez pauvre, assez déshérité pour se voir refuser chez nous, — en engageant au besoin le produit d’une taxe, d’un monopole, des douanes de tel ou tel port, — de quoi commander cuirassés, croiseurs, torpilleurs à Newcastle, à Glasgow, à Stettin, à Elbing, à Sestri-Ponente, à Livourne. Au Havre ou à la Seyne, ajouterions-nous bien volontiers, si cette aubaine n’était rare pour ceux-là mêmes qui se font, à leurs risques et périls, les argentiers bénévoles des nations obérées.

Les facultés naturelles de la race, le sens marin ?… Eh ! qui s’en préoccupe ? Il faut avoir une flotte, bien ou mal conduite. Les Chinois en avaient une ; ils l’ont perdue ; ils en refont une nouvelle. Et après tout, il n’est pas certain qu’ils aient tort : cet instinct de la mer, faculté innée pour quelques-uns, ne saurait-il devenir pour tous les autres une qualité acquise ? Les Russes n’ont-ils pas fait sur ce point d’étonnans progrès en deux siècles ; et qui eût osé prédire, il y a trente ans, en dépit de la Hanse, que l’Allemagne allait porter ombrage à l’Angleterre ; par le brusque essor, par le rapide épanouissement de sa flotte commerciale ?

Voici encore qu’après une longue torpeur les Espagnols redeviennent marins. Dans peu d’années la flotte de nos voisins du sud-ouest reprendra le rang qu’elle occupait lorsqu’elle luttait avec nous contre les oppresseurs des mers, quand elle leur disputait la Méditerranée et les Baléares, la mer des Antilles et la Colombie, de 1739 à 1748, de 1779 à 1783. Qu’on ne s’y trompe pas : c’est cette flotte renaissante, et forte déjà, du reste habilement composée d’unités offensives, de navires rapides, qui inspire une sage réserve dans la question cubaine à certain gouvernement.

Applaudissons à cet essor vigoureux de la marine espagnole, félicitons-nous de cette II oraison nouvelle de l’esprit maritime chez un peuple fier, énergique, assis comme nous sur l’Océan et la Méditerranée, dont il sait bien qu’il devrait commander le point de jonction, et qui n’oublie point l’outrage de Gibraltar…

Revenons sur nous-mêmes, maintenant. Quel est « l’état d’âme » de la nation vis-à-vis des choses de la mer ? S’y intéresse-t-elle vraiment ? En apprécie-t-elle l’importance, et, hors par quelques discours où l’on ne dit rien de ce qu’il faudrait dire tout en répétant à satiété ce que l’on devrait taire, manifeste-t-elle résolument, comme toutes les nations aujourd’hui, la volonté d’avoir une puissante marine, ou seulement la marine de sa puissance ?… Question délicate, pénible, à laquelle nous répondions implicitement déjà au commencement de cette étude !

Mais quels sont donc les facteurs essentiels de ce que nous avons appelé l’esprit maritime ! De quelles tendances, de quelles qualités, peut-être même de quels heureux défauts est-il fait ? — Ne serait-ce pas justement de ce libre élan, de cette spontanéité de décision, de ce goût des entreprises lointaines et du grand négoce aventureux, tenace, envahissant, en un mot de ces facultés pacifiquement offensives — toujours tempérées par notre humanité, par notre cordiale bonne humeur — que nous possédions autrefois à un si haut degré, et qui, depuis cent ans, s’affaiblissent, s’effacent, disparaissent ?… Qu’on y prenne garde cependant. Si c’est bien à ces sources que s’alimente « l’esprit maritime », si c’est de tout cela qu’est faite la force d’expansion d’un grand peuple, c’est tout cela aussi qui soutient, qui vivifie sa marine de guerre, l’un des premiers élémens, et bientôt peut-être le facteur principal de sa puissance.

Construire des vaisseaux. — des vaisseaux offensifs, — c’est bien. Ce qui est mieux, c’est de les pouvoir confier à des hommes qui savent le prix de l’audace, le prix de ces initiatives hardies qui maîtrisent la fortune en déconcertant l’adversaire. Ces hommes, nous les avons, certes, aujourd’hui. Les aurons-nous toujours ? S’imagine-t-on que chez un peuple où les qualités viriles dont nous parlions tout à l’heure seraient en décadence et où l’on ne réagirait pas promptement, il serait possible d’assurer longtemps à la marine un recrutement de caractères exceptionnels ?


  1. La répartition des poids serait, pour ces navires, à peu près la suivante :
    Coque 35 p. 100 du déplacement total = 3 500 tonneaux.
    Appareil moteur el auxiliaires, 20 p. 100 2 000 —
    Combustible 10 p. 100 1 000 —
    Protection 20 p. 100 2 000 —
    Armement 8 p. 100 800 —
    Équipage, eau, vivres, agrès. 6 p. 100 600 —
    Disponible 1 p. 100 100 —
    Total 100 p. 100 10 000 tonneaux.
  2. L’Ammiraglio di Saint-Bon et l’Emmanuele-Filiberto, les nouveaux cuirassés italiens, n’ont plus que des canons de 25 centimètres au lieu de 34 : de 25 tonnes au lieu de 69. Et comme les tourelles qui enveloppent ces nouvelles bouches à feu n’ont qu’un blindage de 250 millimètres, au lieu de 450 ; que d’ailleurs tous les organismes de manœuvre, le châssis, l’affût, etc., ainsi que les munitions, subissent des réductions de poids correspondantes, l’économie totale est au moins de 1 200 à 1 500 tonnes. Le déplacement de l’Ammiraglio di Saint-Bon n’est plus que de 9 800 tonnes, au lieu de 14 000, bien que l’épaisseur de cuirasse ait été augmentée au centre du bâtiment. Mais, d’autre part, la vitesse est descendue à 18 nœuds. Avec 1 600 tonnes de plus, on aurait gardé la vitesse de 20 nœuds sans atteindre 12 000 tonnes, le déplacement de nos Carnot, Jauréguiberry, etc.
  3. Cet appel s’imposerait d’ailleurs à d’autres points de vue ; il est douteux que nos forges et que nos usines puissent fournir en quatre ans à la marine de guerre les tôles d’acier, les fers profilés, les plaques de cuirasse, les objets confectionnés de toute espèce, chaudières, machineries diverses, élémens de canon, etc., qui seraient nécessaires ; il l’est surtout que cette fourniture « intensive » ne lèse pas les intérêts de la construction commerciale, et déjà, au parlement, des réserves ont été faites par les représentans des armateurs.