La Conspiration Magon - Récit des temps révolutionnaires/01

La Conspiration Magon - Récit des temps révolutionnaires
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 356-390).
LA CONSPIRATION MAGON
RÉCIT DES TEMPS RÉVOLUTIONNAIRES

I
LES DESSOUS D’UNE ACCUSATION

Dans les pages qui suivent, je me suis efforcé de tirer de l’oubli, en en reconstituant le cadre et les détails, l’un des plus tragiques épisodes de la Terreur, et des moins connus : l’histoire d’une famille, — la famille Magon, — littéralement décimée par le tribunal révolutionnaire sous le prétexte d’avoir ourdi un complot contre la République et au profit de la royauté. Ce complot n’avait jamais existé ; il fut forgé de toutes pièces dans le sein du Comité de Sûreté générale pour justifier l’arrestation des malheureux dont on convoitait les biens. On les arrêta, hommes et femmes, au nombre de vingt-cinq, et douze d’entre eux, dont un adolescent de dix-sept ans, condamné à la place de son père, allèrent à la guillotine avec des gens qu’on prétendait être leurs complices et qui, pour la plupart, leur étaient inconnus.

Dans l’étude que j’ai consacrée ici à Hérault de Séchelles et aux dames de Bellegarde, publiée depuis en volume sous ce titre : Le Roman d’un Conventionnel, j’avais fait allusion à ce drame dont les victimes étaient alliées au fougueux terroriste qui, quoique pour d’autres causes, périt vers le même temps qu’elles[1]. Mais je n’espérais pas en faire revivre les péripéties, tant les recherches qu’exigeait une indispensable documentation menaçaient d’être longues et laborieuses. C’est alors que j’ai eu la bonne fortune de rencontrer l’un des descendans directs de la famille Magon, M. le baron R. de Saint-Pern, petit-fils de la marquise de Cornulier, qui mêlée à ce drame affreux faillit y laisser la vie. Depuis plusieurs années, M. de Saint-Pern a entrepris, dans un intérêt purement familial, une histoire généalogique de sa maison, œuvre considérable qui ne comptera pas moins de cinq volumes, dont le premier a été publié, et dont on appréciera l’importance si l’on veut se rappeler qu’au cours des siècles, les Saint-Pern et les Magon se sont alliés à de nombreuses familles parmi lesquelles il en est d’illustres. En vue de ce travail, notre auteur a fouillé, et non sans fruit, un grand nombre de dossiers tirés des archives publiques et privées, de telle sorte que son ouvrage, riche recueil de documens du plus grand prix, sera une contribution précieuse apportée non seulement à l’histoire de sa maison, mais aussi, et en bien des cas, à notre histoire nationale. Ces documens, M. le baron de Saint-Pern, avec une libéralité et un désintéressement dont j’ai été profondément touché, a bien voulu me les communiquer et me permettre de les utiliser. C’est donc grâce à lui que j’ai pu écrire le récit qui suit, y verser à flots la lumière et montrer ce que fut la mentalité des hommes de 1793, celle des victimes et celle des bourreaux. Je lui exprime ici toute ma reconnaissance.

J’adresse aussi des remerciemens non moins sincères à un autre descendant des Magon : mon ami M. le général Magon de la Giclais. Je lui dois, outre certains documens qui étaient en sa possession, de très utiles indications qui, plus d’une fois, m’ont conduit à d’importantes découvertes. Il a acquis, ainsi, des droits à ma gratitude, et je suis heureux de lui en donner publiquement le témoignage.


I

Parmi les maisons de banque qui existaient à Paris avant la Révolution, l’une des plus considérables et celle peut-être qui jouissait de la plus grande réputation d’honorabilité, — la maison Magon de la Balue, — était située place Vendôme, dans l’immeuble qui porte aujourd’hui le numéro 22. Construit vers 1720, par le fameux Law qui projetait d’y transporter le siège de ses opérations, et vendu par lui, bientôt après, à la non moins fameuse comtesse de Parabère, cet immeuble, dont elle s’était dessaisie après l’avoir occupé pendant plusieurs années, avait successivement appartenu depuis au président de Ségur du parlement de Bordeaux, au fermier général Léonard de Cluzel et à Bertrand Dufresne, administrateur de la Caisse d’Escompte, pour arriver enfin dans les mains d’un actionnaire de cette caisse, Jean-Baptiste Magon de la Balue, ancien fermier général et fondateur de la banque qui portait [son nom ; il avait établi là ses bureaux et son habitation.

Il était né en 1713, à Saint-Malo. Sa famille y tenait un rang considérable. Elle le devait au brillant renom qu’avaient acquis dans leur carrière plusieurs de ses membres dont l’existence s’était confondue, depuis le milieu du XVIe siècle, avec celle de la cité malouine. Ils y avaient occupé de grandes charges. On trouve parmi eux un connétable, deux colonels des milices bourgeoises, des chanoines du chapitre co-seigneur de Saint-Malo avec l’évêque, des conseillers de la couronne près du parlement de Bretagne. Riches et généreux, ils avaient coopéré à d’importantes fondations pieuses et charitables. Comme pour la plupart des Malouins, le négoce de mer et les armemens avaient été la source de leur fortune.

Dans un mémoire daté de 1788, il est dit que « cette famille est si ancienne en Bretagne que l’on ignore le temps auquel elle a commencé, » les titres nécessaires pour le constater ayant disparu. Néanmoins, il est établi que, dès 1546, elle comptait parmi les maisons nobles et qu’en plusieurs circonstances, ses descendans avaient fait leurs preuves de noblesse. Depuis cette époque, les Magon étaient devenus légion, chacune des branches se distinguant des autres par un nom nobiliaire ajouté au nom patronymique. C’est ainsi que le banquier de la place Vendôme était connu sous le nom de Magon de la Balue ; son frère, plus jeune que lui d’une année, et qui n’avait pas quitté la ville natale, sous le nom de Magon de la Blinaye ; leur cousin ancien trésorier général des États de Bretagne qui habitait tantôt Paris, tantôt le château de Tilly d’Orceau en Normandie, et le fils de celui-ci fixé à Saint-Malo, sous le nom de Magon de la Lande. Il y avait encore, répandus dans le pays de Bretagne, tous possesseurs de terres et plusieurs à la tête de maisons d’armement, des Magon de la Gervaisais, des Magon de la Giclais, des Magon du Boisgarein, des Magon de la Villehuchet, des Magon de Coëtizac, des Magon de Saint-Elier, des Magon de Closdoré, des Magon du Bos, des Magon de l’Epinay, des Magon de la Vieuville et des Magon de Terlaye.

Sous Louis XIV, un Magon de Terlaye est lieutenant général, lieutenant-colonel des Gardes Françaises et commandeur de Saint-Louis. Sous Louis XV, le lieutenant général Magon de la Gervaisais est créé marquis ; son frère Magon de la Giclais figure sur la liste des brigadiers des armées du Roi. La branché Saint-Elier fournit un gouverneur des Iles de France et de Bourbon, père de l’illustre amiral Magon tué sur son vaisseau à la bataille de Trafalgar. C’est d’un Magon de la Gervaisais que s’éprend à l’aube de sa jeunesse la princesse Louise de Condé, dont le nom associé au sien est en quelque sorte immortalisé par le caractère touchant de leurs chastes amours ; c’est une Magon du Boisgarein qu’épouse, quelques années avant la Révolution, le prince de Savoie-Carignan, frère de Mme de Lamballe, officier au service de France, dont les enfans seront reconnus aptes à monter sur le trône d’Italie, en cas d’extinction de la branche régnante ; c’est enfin une Magon de la Lande qui entre en 1724 dans la maison de Contades par son mariage avec Erasme de Contades, le futur maréchal de France et sa nièce du même nom qui sera la mère du conventionnel Hérault de Séchelles de sinistre et tragique mémoire. Les Magon portent « d’azur au chevron d’or, accompagné en chef de deux étoiles de même et en pointe d’un lion aussi d’or, couronné d’argent. » Ils ont pour devise : Tutus Mago.

Magon de la Balue, que sa situation sociale faisait considérer comme le personnage le plus important de la famille, était presque octogénaire lorsque éclata la Révolution. Son caractère, la dignité de sa vie, sa probité universellement reconnue et la grande fortune dont on le savait possesseur, — elle était estimée à neuf millions, — avaient contribué au puissant crédit de sa maison de banque. Il était le banquier de la Cour et des plus nobles familles de l’aristocratie française. Sur les registres où s’inscrivaient ses opérations, on voit figurer des noms illustres : Montmorency, Matignon, Crussol, Brancas, Breteuil, Du Châtelet, Boisgelin, Talhouet, d’Armaillé, Balleroy, Nicolaï, Récamier, Choiseul, Gramont, Montbarrey, Quélen, d’Havre, Berryer père, le chevalier de Savoie-Carignan, et enfin le Comte d’Artois.

Constatons dès maintenant, parce que cette circonstance constituera contre Magon de la Balue une charge accablante, qu’entre tant de nobles cliens, le Comte d’Artois tenait la première place, non seulement en sa qualité de frère du Roi, mais aussi par la fréquence et par le chiffre des emprunts qu’il faisait à la banque, en donnant pour gages des assignations sur ses revenus. Antérieurement à la Révolution, ces assignations n’étaient pas toujours acquittées à leur échéance. Elles ne le furent plus, après que le prince eut émigré, et le banquier dut se prêter à des renouvellemens successifs. À la fin de février 1792, la dette du Comte d’Artois envers la banque Magon s’élèvera de ce chef à la somme de 2 313 000 livres. Elle se grossira bientôt de 600 000 livres qu’à sa demande, le banquier lui fera parvenir à Coblentz, en numéraire, ce qui suppose autant de dévouement que de courage, vu la difficulté qu’il y aura alors à se procurer et à transporter à l’étranger des écus et des louis, vu surtout les périls auxquels on s’expose en procédant à ces opérations que les lois révolutionnaires incriminent et punissent de mort.

Au moment où commence ce récit, Magon de la Balue était veuf depuis longtemps. De son mariage avec Mlle Le Franc, fille unique d’un contrôleur des fermes du Roi, lui restaient quatre enfans, deux fils et deux filles, tous mariés. L’aîné, Adrien Magon de la Balue qui le secondait dans la direction de la banque, avait épousé Mlle de Saint-Pern-Ligouyer. Cette jeune femme avait un frère, Bertrand-Auguste de Saint-Pern, marié à la fille aînée du banquier et dont le mariage avait précédé le sien. Il portait comme son père le titre de marquis : on le désignait sous le nom de Saint-Pern-Magon. La fille cadette de Magon de la Balue était devenue la femme du président de Meslay, de la Chambre des Comptes de Bordeaux.

La marquise de Saint-Pern-Magon n’avait pas été heureuse en ménage. À la suite de dissentimens dus au caractère et aux prodigalités du mari, les époux s’étaient séparés à l’amiable. Le marquis vivait tantôt à Tours, tantôt à La Bryère, petit domaine qu’il possédait dans les Côtes-du-Nord. Sa femme était revenue à l’hôtel de la place Vendôme avec son fils encore enfant et avec sa fille, qui épousait en 1788 le marquis de Cornulier, jeune magistrat du Parlement de Rennes, apparenté comme les Saint-Pern à toute la noblesse bretonne.

Le banquier tenait à Paris un grand état de maison dont l’étude de ses comptes, en même temps qu’elle nous révèle ce que coûtait sous l’ancien régime l’existence d’une famille qui, sans être seigneuriale, appartenait à l’aristocratie, nous permet d’apprécier l’importance. Pour l’année 1791, sa dépense totale, quoiqu’en diminution sur celle des années antérieures par suite des événemens qui répandent partout l’inquiétude et ont fait se fermer les salons, dépasse encore la somme de cent mille livres. Dans ce chiffre, l’écurie figure pour onze mille livres, la cuisine et l’office pour quarante-six mille livres, et la domesticité pour quatre mille trois cents livres. Durant cette même année, il est entré dans le bûcher cent quarante voies de bois ayant coûté trois mille quatre cents livres, et dans la cave vingt-quatre pièces de vin de Bourgogne, payées cent soixante livres la pièce, transport compris. Une part dans le loyer d’un manège aux écuries d’Orléans et deux abonnemens de théâtre : un quart de loge à l’Opéra pour six mois et une loge « côté du Roi » au théâtre de Monsieur, grossissent de dix-sept cents livres le total de ces chiffres auxquels viennent s’ajouter les frais de bureau de la banque. Pour six commis et un garçon de caisse, ils s’élèvent annuellement à un peu plus de vingt-deux mille livres.

Dans ces comptes ne figurent pas les aumônes de Magon de la Balue ni sa participation à des œuvres de bienfaisance. Mais un autre chiffre, celui de ses dépenses particulières, inscrites pour 3 400 livres, nous révèle qu’en dépit de la large et luxueuse aisance en laquelle il vivait, il était de goûts et de mœurs simples. Aussi actif qu’au temps de sa jeunesse et toujours occupé des grands intérêts dont il avait la charge, il menait une vie laborieuse où les distractions et les plaisirs tenaient peu de place : le matin une promenade à cheval durant laquelle un domestique l’accompagnait et qu’il utilisait souvent en allant voir ses confrères, ses amis et les pauvres ; le soir, quelques heures passées en famille ou des réceptions qui amenaient une élite sociale dans son salon, dont sa fille, la marquise de Saint-Pern-Magon et sa bru, Mme Adrien Magon de la Balue, l’aidaient à faire les honneurs. On aime à se figurer ces réunions où tout trahissait l’amour de la royauté et le culte des traditions ancestrales. Autour du maître de la maison, voici ses cousins, des vieillards comme lui, le maréchal de Contades et Magon de la Lande, ce trésorier général des États de Bretagne nommé plus haut, qui réside souvent encore à Paris, bien qu’il se soit démis de ses fonctions ; voici Mme Hérault de Séchelles, une Magon de la Lande, nièce par alliance du maréchal et mère du futur conventionnel ; voici ce brillant jeune homme lui-même, beau, élégant, aimant à papillonner autour des femmes ; il est avocat général au Parlement ; il se fait honneur d’être le protégé de la Reine et rien en lui ne permet de prévoir l’avenir tragique auquel il est voué ; voici enfin le propre frère de Magon de la Balue, Magon de la Blinaye, son cadet d’une année, qui vit habituellement à Saint-Malo, mais qui vient de temps en temps à Paris pour embrasser sa famille. Puis, ce sont des cliens du banquier qui l’estiment et l’aiment, se plaisent à lui rendre hommage en se montrant chez lui ; des gens de finance, fermiers généraux ou banquiers ses confrères, qui saluent dans sa personne le membre le plus important de leur corporation, le plus considéré, non moins grâce à ses alliances et à son immense fortune que grâce à sa réputation de probité.

Le rang que Magon de la Balue occupait à Paris, son frère cadet, Magon de la Blinaye, l’occupait à Saint-Malo, leur ville natale. Il ne s’était pas marié et, malgré son grand âge, il continuait à diriger les entreprises commerciales dans lesquelles il s’était enrichi. Il avait rempli jadis les fonctions un peu honorifiques de gentilhomme de la vénerie et de lieutenant des maréchaux. Mais, depuis longtemps, il ne les exerçait plus. Il se consacrait uniquement à de bonnes œuvres et à la direction de sa maison de commerce qui avait pour principal objet la vente à l’étranger des toiles de Bretagne.

Autour de lui, fixés à Saint-Malo ou dans les châteaux voisins, il comptait un assez grand nombre de parens, et notamment Erasme Magon de la Lande, fils du trésorier général et frère de Mme Hérault de Séchelles. Marié et père de six enfans, dont l’aînée, une fille, devait épouser en 1790 le comte de Saint-Pern La Tour, Erasme Magon de la Lande était à la tête d’un établissement d’armemens maritimes. Le nom qu’il portait, son caractère, le souvenir des services rendus à l’Etat et à la cité par son père et enfin ses relations comme sa fortune, le classaient au premier rang parmi ses concitoyens.

C’était aussi le cas de ses parens, Magon de la Villehuchet et Magon de Coëtizac, deux frères universellement respectés, en possession d’une nombreuse famille. Magon de la Villehuchet avait quatre fils dont deux seulement vivaient auprès de leur mère et de lui, les deux autres naviguant au loin. Magon de Coëtizac en avait trois. L’aîné habitait Saint-Malo ; ses frères étaient dans la marine comme leurs cousins.

Riches et entourés de considération, il n’est pas étonnant que les Magon se fussent alliés, par plusieurs mariages, à des maisons nobles et notamment à celle des Saint-Pern, l’une des plus anciennes et des plus illustres de Bretagne. Elle était représentée, alors, entre autres membres, par René-Célestin Bertrand de Saint-Pern, né en 1716 au château de Brondineuf dans les Côtes-du-Nord. Qualifié d’abord comte de Ligouyer, ce gentilhomme était devenu marquis de Saint-Pern, à la mort de son oncle, décédé lieutenant général, après s’être couvert de gloire pendant la guerre de Sept ans et au moment où il allait être promu maréchal de France. Orphelin de bonne heure et élevé par cet oncle, René-Célestin Bertrand avait servi tour à tour comme lieutenant dans les Gardes Françaises et dans le régiment du Roi. Ayant épousé à Rennes, en 1741, l’unique héritière de la maison de l’Ollivier de Saint-Maur, il s’était alors retiré du service. Possesseur, par sa femme et par lui-même, d’une grande fortune, que devaient accroître par la suite plusieurs héritages, il vivait tantôt au château du Bois-de-la-Roche près Ploërmel, tantôt et préférablement à celui de Couëllan, commune de Guitté proche de Dinan, qu’il avait restauré et agrandi.

C’est là qu’en septembre 1758, il avait appris le débarquement d’un corps d’armée anglais sur les côtes de Bretagne. Il était parti aussitôt pour se mettre à la disposition du duc d’Aiguillon, auquel il amenait une compagnie de volontaires, tous gentilshommes, dont il avait été élu capitaine. Sur le théâtre de l’action où l’avait accompagné son cousin le comte de Saint-Pern de Lattay, il allait retrouver son frère, le chevalier de Saint-Pern, colonel du régiment de Penthièvre-infanterie. Avec eux, il prit part, le 2 septembre, au combat de Saint-Cast où les Anglais essuyèrent une sanglante défaite. Il revint ensuite auprès de sa famille à laquelle il continua à se consacrer. Il n’avait pas eu moins de dix-neuf enfans. Mais, la mort ayant opéré ses ravages à travers cette nombreuse lignée, elle ne comptait plus que six fils et trois filles. Cinq des fils appartenaient comme officiers aux armées de terre et de mer. Les filles étaient mariées, l’une à l’un de ses cousins, le comte de Saint-Pern-Brondineuf, l’autre au comte de la Chatotais, le fils du célèbre procureur général du Parlement de Bretagne, et la troisième, comme nous l’avons dit, au fils de Magon de la Balue. Celui-ci était donc doublement allié aux Saint-Pern par sa fille aînée et par l’aîné de ses fils.

De tout ce qui précède, il est aisé de conclure que tant à Paris qu’à Saint-Malo, la famille Magon, par les biens considérables qu’elle possédait, par le souvenir de ses bienfaits et de ses services comme aussi par les maisons nobles auxquelles elle s’était alliée, constituait une de ces puissances sociales et financières qui, sous la monarchie, contribuaient à fortifier le pouvoir royal, mais que la Révolution, dès qu’elle fut maîtresse du pays, résolut d’abattre, afin de s’enrichir de leurs dépouilles.

C’est ici le cas de faire remarquer que le violent effort du terrorisme pour dominer la France s’inspira moins de la volonté de lui imposer les idées républicaines, telles qu’il les avait conçues, que du parti pris de remédier à la détresse du trésor public en y faisant affluer les ressources dont il serait possible de s’emparer et en légalisant par des décrets contre les riches des mesures qui étaient à vrai dire des actes de brigandage ? Cette préoccupation est visible dans toutes les décisions du Comité de Salut public et du Comité de Sûreté générale, dans les ordres qu’ils donnent aux comités de surveillance, dans les excès d’arbitraire qu’ils approuvent et encouragent.

Elle n’est pas moins visible dans la conduite des représentans envoyés en mission. Ceux qui fonctionnent dans les départemens opèrent presque partout de la même manière. En arrivant dans une ville, ils se font présenter par le Comité de surveillance local, la liste des citoyens réputés pour leurs richesses, — nobles ou non. Si cette liste n’existe pas déjà, ils la font dresser. Ces citoyens sont déclarés suspects ; on provoque au besoin les dénonciations de leurs domestiques ; on perquisitionne dans leur demeure ; on les arrête ; leurs biens sont mis sous séquestre ; puis, quand ces malheureux ont été condamnés, tout ce qu’ils possédaient est confisqué au profit de la République. La proie est bonne à prendre en un moment où le Trésor est mis à sec par l’arrêt complet des industries nationales, par l’anéantissement des affaires et par la destruction du crédit. C’est alors que Cambon, le ministre des Finances de la Convention, pousse les comités aux pires rigueurs comme au plus efficace moyen de se procurer des ressources :

— Voulez-vous faire face à vos affaires ? s’écrie-t-il ; guillotinez ! Voulez-vous payer les dépenses immenses de vos armées ? guillotinez ! Voulez-vous amortir les dettes incalculables que vous avez ? guillotinez ! guillotinez !

C’est de la même préoccupation que s’inspire l’esprit de conquête qui fait marcher les armées françaises sur les territoires étrangers. Les représentans du peuple qui les poussent et surveillent les généraux, allèguent la nécessité de faire la guerre aux rois et de répandre par toute l’Europe les doctrines nouvelles dont la France a été le berceau. Mais, en réalité, c’est de l’argent qu’on veut, c’est de l’argent qu’on cherche. En l’année 1793, en effet, le Trésor est aux abois. Cambon ne trouve de numéraire contre assignats qu’à 55 pour 100 et plus tard à 100 pour 100. La conquête de la Hollande et celle de la Belgique sont entreprises, afin de parer à la détresse financière. Au mois de mars, les conquérans procèdent à Bruxelles comme ils procéderont partout ailleurs : ils mettent la main sur les caisses publiques ; les communautés religieuses sont proscrites : on séquestre leurs biens mobiliers et immobiliers et tout ce qui est monnayable, vases sacrés, ostensoirs, chandeliers d’argent, reliquaires, lampes d’autel, est transporté à Lille et mis au pilon. L’église de Sainte-Gudule est livrée au pillage et à toutes les atrocités sacrilèges d’une soldatesque que les chefs, s’inspirant de l’esprit des représentans du peuple ou redoutant d’être blâmés par eux, ne cherchent même pas à contenir.

Ce qui se passe en Belgique se renouvellera ailleurs, jusqu’à la fin du Directoire et même au-delà, tant que le permettront les victoires de nos armées. En juin 1797, la République Cisalpine et Ligurique est proclamée ; en janvier 1798, la République Batave ; en février de la même année, la République Romaine ; en avril, la République Helvétique ; en janvier 1799, la République Parthénopéenne, et partout les procédés sont les mêmes : confiscation ou séquestre des domaines publics, des biens du clergé ; arrestation des particuliers riches ; création de clubs dans lesquels on appelle la lie de la population, organisée révolutionnairement, afin de terroriser ceux qu’on veut dépouiller.

A Paris, comme dans les provinces, on ne procédera pas autrement dès les débuts de la Terreur. Sans doute, le fait d’avoir émigré ou d’avoir correspondu avec des émigrés, d’avoir conservé des emblèmes tenus pour séditieux, d’avoir blâmé les maîtres du jour, leurs actes et leur langage, d’avoir violé les lois de la République, d’avoir conspiré contre elle, constitueront des crimes que ses défenseurs ne sauraient pardonner. Mais il sera à leurs yeux un crime plus grand encore, et qui ne mérite pas un châtiment moins inexorable : c’est celui d’être riche. Lorsque les représentans partiront en mission, on les avertira qu’ils sont envoyés, « pour déblayer faire de la Liberté, pour ouvrir un large passage à la Révolution qui trouve encore partout les tronçons de la monarchie et les débris du fédéralisme. » Mais ces paroles n’exprimeront qu’incomplètement la tâche qui leur est confiée. A leur retour ou même au cours de leur mission, on les remerciera ; on rendra hommage à leur zèle, à leur savoir faire : « Votre présence, leur dira-t-on, a remonté les ressorts de la machine politique ; elle s’est ranimée : la République doit beaucoup à plusieurs de vous. » Ces louanges voudront dire qu’on leur sait gré d’avoir fait affluer l’argent au Trésor, et comme ils savent que c’est par là surtout que grandira leur réputation de civisme, ils ne reculeront devant aucune mesure arbitraire pour enrichir l’Etat au détriment des citoyens qui leur paraîtront bons à être déclarés suspects.

Afin de les terroriser, ils organiseront l’espionnage, ils réglementeront la violation du secret des lettres, ils ameuteront contre eux la populace : « Pauvres qui avez faim, rendez-vous dans la maison du riche, assiégez sa table et demandez-lui compte de son superflu. » C’est le représentant Le Carpentier, dont il sera question plus loin, envoyé dans la Manche et dans l’Ille-et-Vilaine, qui tient ce langage. Mais, il n’est pas seul à parler et à agir ainsi. Ce qu’il dit et ce qu’il fait, ses collègues le disent et le font.

C’est encore le même personnage qui procède vis-à-vis des suspects assez audacieux pour essayer de défendre leurs biens par ce qu’il appelle « les exhortations républicaines. » « Elles leur font si grand’peur, écrit-il, que vingt-quatre heures après., ils nous laissent tout. » Si ces malheureux, dans l’espoir de conjurer le sort qui les menace, offrent des dons patriotiques, on commence par les leur refuser afin de ne pas leur créer des titres à la bienveillance du pouvoir. Mais ce refus dédaigneux n’est qu’un calcul qui se devine dans cette phrase : « De cette manière, nous croyons que cinq vaudront dix. »

Il est donc bien évident que, sous tant d’actes abominables qu’on cherche à justifier par des raisons purement politiques et par la nécessité de rendre victorieuse l’action révolutionnaire, se cachent des raisons financières aussi bien de la part de l’Etat représenté par le Comité de Salut public et le Comité de Sûreté générale que de la part de leurs agens qui, pour la plupart, ne se font pas scrupule de retenir peu ou prou sur les fonds qu’ils ont saisis et qu’ils sont chargés de leur transmettre. Telle est, brièvement résumée, la genèse des mesures iniques édictées contre les Magon et leurs alliés, lorsque les terroristes furent devenus les maîtres du pouvoir.


II

Quoique dans les nombreux documens relatifs à cette affaire, il n’ait rien été découvert qui permette de préciser le moment où le Comité de Sûreté générale décida de poursuivre les divers membres de la famille Magon, afin de s’emparer de leur fortune, ni quelles circonstances lui en suggérèrent la pensée, on est autorisé à supposer que ce fut au mois de mars 1793 qu’il en entrevit l’éventualité, à la suite d’un événement qui eut pour effet d’attirer plus particulièrement l’attention publique sur Magon de la Balue.

Déjà, au début de l’année précédente, la puissance de son crédit s’était affirmée avec éclat et traduite par un signalé service rendu à la fortune publique. Le receveur général Le Normand, débiteur de plus de cinq millions, avait dû suspendre ses paiemens. Une faillite semblait inévitable, elle menaçait d’en provoquer d’autres et un désastre financier était à redouter. Magon de la Balue était alors intervenu. Sur son initiative et sous sa direction, s’était formée une association de banquiers qui avait conclu un arrangement avec les créanciers de Le Normand et, en se chargeant de la liquidation de ses affaires, avait conjuré la catastrophe. Le rôle joué par le banquier en cette circonstance ne méritait que des éloges. Mais il avait eu le grave inconvénient de faire du bruit autour de son nom et de rappeler qu’il était riche, en un moment où la prudence lui commandait de le faire oublier.

Au mois de mars 1793, ce fut un événement d’une autre sorte, mais non moins compromettant, qui mit inopportunément son nom dans toutes les bouches et dans les gazettes. A l’improviste, un Italien nommé Magenthies, que personne ne connaissait et dont on ne saurait dire si c’était un escroc ou si c’était un fou, se déclara publiquement son créancier, depuis 1786, d’une somme considérable, laquelle, grossie des intérêts, dépassait neuf millions. A l’en croire, elle lui aurait été envoyée par un banquier de Vienne chez Magon de la Balue qui, au lieu de la lui remettre, se la serait appropriée. Magon refusant de la lui rembourser, il porta sa réclamation devant le Comité de Salut public en lui demandant d’obliger le débiteur à y satisfaire. Pour prix de ce service, il offrait d’abandonner à la nation, soit à titre de don patriotique, soit à titre de prêt, la presque totalité de sa prétendue créance, ne se réservant que 600 000 livres pour désintéresser ses créanciers et suffire à ses besoins personnels.

Entre temps, Magon de la Balue n’avait eu aucune peine à prouver que les dires de Magenthies n’étaient que mensonges et qu’il ne lui devait rien. Le Comité de Salut public écarta dédaigneusement l’offre qui lui était faite, et comme Magenthies la maintenait avec insistance, il se délivra ultérieurement de ses importunités en le décrétant d’arrestation, sous un prétexte qui lui fut fourni par une dénonciation du Club des Jacobins. Magenthies ne s’était-il pas avisé de demander à la Convention de décréter la peine de mort contre quiconque blasphémerait, jurerait et emploierait ce que la dénonciation jacobine appelait « une expression insignifiante et qui est ordinairement dans la bouche des citoyens sans-culottes qui n’ont jamais employé les formes et les expressions fausses et recherchées de ce qu’on appelait gens comme il faut. » L’homme ayant été incarcéré le 6 thermidor, trois jours avant la chute de Robespierre et remis en liberté un mois plus tard, le 10 fructidor, on n’entendra plus parler de lui. Mais ses bruyantes démarches avaient eu pour effet de rappeler au Comité de Sûreté générale qu’il y avait à sa portée, réunis dans les mains d’une même famille, plusieurs millions bons à prendre et que, pour se les approprier, il suffisait de se débarrasser des possesseurs, entreprise d’autant plus facile en un temps où toutes les iniquités étaient sanctionnées par des lois de sang, que, se faisant honneur de n’avoir pas émigré, ils continuaient à laisser s’étaler au grand jour les preuves de leur opulence.

On est donc autorisé à penser que, dès ce moment, les poursuites contre les Magon furent arrêtées en principe et que, pour les justifier par un prétexte propre à frapper l’opinion, on songea à imaginer une conspiration dont tous seraient déclarés auteurs ou complices et qui aurait eu pour but de renverser la République et de rétablir la royauté. L’hypothèse devient certitude lorsqu’on se rappelle que le même grief fut allégué contre un nombre considérable de suspects et que le fameux complot des prisons, qui coûta la vie à tant d’innocens, fut forgé de toutes pièces, à l’instigation de quelques scélérats qui voulaient des hécatombes et cherchaient à prouver qu’elles constituaient des châtimens mérités. C’est de ce grief inventé à plaisir que s’inspireront les actes d’accusation contre les Magon. On imputera à ces malheureux le crime « de s’être concertés avec les émigrés dans un but contre-révolutionnaire, de leur avoir fourni des fonds et d’avoir favorisé leurs projets liberticides. » Pour les rendre plus odieux et plus criminels aux yeux du peuple auquel on les dénonce, on leur donnera comme complices des gens qui leur sont étrangers, de telle sorte qu’on verra figurer sur les bancs du tribunal, compris dans les mêmes accusations, des inculpés entre lesquels il n’y a eu jusqu’à ce jour aucune relation. Le complot dont ils sont prévenus n’a jamais existé. Mais on ne leur laissera pas le temps de le démontrer : quand ils voudront parler, on leur imposera silence et, comme ils n’ont pas d’avocats, ils seront condamnés sans avoir été autorisés à se défendre.

Il n’est que trop vrai, du reste, que souvent leurs imprudences contribueront à favoriser les sinistres desseins dont ils sont les victimes et qu’en ce qui concerne, par exemple, Magon de la Balue, il fournira lui-même des élémens décisifs à l’accusation portée contre lui, en conservant ses registres de banque et les lettres de ses correspondans, desquels ressort la preuve qu’il n’a pas cessé, au mépris des lois, d’entretenir des rapports avec des émigrés. Il n’est pas besoin d’en dire davantage pour expliquer le décret d’arrestation décerné contre lui le 23 vendémiaire de l’an II (14 octobre 1793), et les poursuites dont, dès le mois de septembre, avaient été l’objet, à Saint-Malo, plusieurs membres de sa famille.

Il faut, cependant, faire remarquer qu’au moment où le Comité de Sûreté générale ordonnait les mesures qui vouaient fatalement ces infortunés à la mort, il n’existait contre eux aucune charge qui fût de nature à légitimer cette décision. On ne pouvait même invoquer les raisons qu’on formula plus tard lorsque, le 7 prairial, en levant les scellés qu’on avait mis chez Magon de la Balue au moment de son arrestation, on découvrit, parmi ses papiers, des lettres d’émigrés et, dans ses comptes, la preuve qu’il avait envoyé de l’argent à plusieurs d’entre eux. Bien qu’à l’exception d’une somme de 600 000 francs qu’il avait fait passer au Comte d’Artois, à titre de prêt, tous ces envois d’argent semblent avoir constitué des remboursemens auxquels il ne pouvait se soustraire, et dont, malheureusement pour lui, il avait eu le tort de conserver les preuves, ils l’avaient fait tomber sous le coup de la loi. Mais il fallait la volonté de le perdre pour en conclure qu’il avait ourdi une conspiration contre la République. En tout cas, la découverte de ces pièces compromettantes n’avait pas encore eu lieu quand on l’arrêta. Il faut donc en revenir à l’appréciation de Berryer père qui, dans ses Souvenirs, déclare formellement que la poursuite dirigée contre les Magon n’eut d’autre cause que le désir de s’emparer de leurs biens.

D’autre part, tout porte à croire qu’il y eut à cet effet un coup monté dans le bas personnel qui s’agitait au tour des Comités et plus particulièrement de celui de Sûreté générale. A cet égard, les Mémoires de Sénart, encore qu’il convienne de n’en pas accepter sans contrôle tous les dires, sont terriblement suggestifs et autorisent à accuser l’odieux personnage qui exerçait avec lui les fonctions de secrétaire du Comité, le sinistre Héron. Longtemps, on ne l’a guère connu que par ce qu’en dit Sénart et celui-ci pouvait être soupçonné d’avoir, en traçant le portrait de son collègue, assombri les couleurs, afin de le rendre plus odieux encore. Mais la découverte, faite récemment par mon confrère M. Lenôtre, de papiers ayant appartenu à Héron, a prouvé que Sénart n’a rien exagéré. Lorsque, par exemple, il raconte qu’irrité par ses infortunes conjugales, Héron est venu lui demander de faire figurer sa femme sur une liste de suspects destinés à la guillotine, il n’invente pas ; il est parfaitement vrai qu’à l’occasion des poursuites dirigées contre les Magon, Héron lui a tenu des propos effroyables.

— Ma femme est une conspiratrice, lui a-t-il dit ; elle est complice de Magon de la Blinaye. Elle est de Saint-Malo et le rapport, dont vous êtes chargé, offre une occasion certaine que je ne retrouverai plus ; il faut mettre son nom dans le rapport. Quand on glisse le nom de quelqu’un dans une grande affaire, cela va ; et sur le nom désigné, on fait guillotiner : il suffit d’indiquer le nom des complices ; on fait l’appel, les têtes tombent, et pouf, pouf, ça va !

La femme dont Héron cherchait à se débarrasser par ce procédé expéditif auquel Sénart déclare n’avoir pas voulu se prêter, se nommait Modeste Desbois ; elle était Bretonne, native de Saint-Malo ou de Cancale ; elle appartenait à une famille honorable et ne semble pas avoir partagé les opinions de son mari. Il l’avait épousée en 1771, alors qu’il était officier de marine. Mais, depuis, ils s’étaient désunis, et il lui reprochait d’avoir un amant. Quoiqu’elle eût fait une tentative pour reprendre la vie commune, il s’était refusé à la revoir. Il l’accusait aussi de lui avoir volé, avec l’aide de cet amant, toute sa fortune, 600 000 francs en actions de la Caisse d’Escompte et les titres de ses propriétés. Si l’accusation était fondée, le prétendu vol n’aurait été qu’un moyen employé par la femme pour restituer cette somme à ses légitimes propriétaires, des banquiers de Paris, parmi lesquels figuraient Magon de la Balue, les frères Lecoulteux et les Vendenyver père et fils. Ils avaient chargé Héron d’aller recouvrer à la Havane une traite d’un million de piastres que l’intendance de Cuba leur avait emprunté deux ans auparavant. Après un long voyage, Héron était revenu sans rapporter l’argent que, disait-il, il n’avait pas touché et sans pouvoir représenter la traite, ce qui faisait supposer qu’il s’en était attribué le montant.

Berryer rapporte l’histoire un peu différemment. Il ne parle pas d’une mission confiée à Héron. Selon lui, celui-ci serait revenu de Cuba porteur d’une « lettre de livrance » sur le gouvernement espagnol de la Havane, que les banquiers à qui il l’avait présentée auraient refusé d’escompter, ce qu’il ne leur aurait pas pardonné. Ainsi s’expliqueraient l’arrestation de Magon de la Balue, des Lecoulteux, de l’ancien fermier général La Borde et des Vendenyver ainsi que la condamnation de ces derniers, qui furent impliqués dans le procès de Mme du Barry et exécutés avec elle. Plus heureux qu’eux, que La Borde et que Magon île la Balue, les frères Lecoulteux parvinrent, à prix d’or, à sauver leur tête, en obtenant d’un employé du Tribunal révolutionnaire que, tous les jours, il glissât leur dossier sous tous les autres, ce qu’il fit jusqu’après le 9 thermidor.

Indépendamment des faits qui viennent d’être énumérés, il en est plusieurs autres qui achèvent de démontrer la participation de Héron aux poursuites dirigées contre la famille Magon. Il y a d’abord lieu de faire remarquer qu’il était né à Saint-Lunaire, proche Saint-Malo, et qu’en outre sa profession de marin qu’il exerça pendant quatorze années, l’avait rendu familier avec les hommes et les choses de cette ville. Comme tout le monde, il connaissait la puissance financière et sociale des Magon, il savait qu’il y avait là une belle proie à dévorer. Aussi, le voit-on multiplier ses efforts pour provoquer des mesures de rigueur contre le banquier de la place Vendôme.

« Je dénonce pour la troisième fois, écrit-il le 14 octobre 1793, les nommés Laborde père, Le Normand et Magon de la Balue. Les deux premiers ont été banquiers de la cour et le troisième celui de la cour d’Espagne, où ils ont accaparé des richesses immenses, ce qui leur donne une grande facilité pour pervertir l’opinion publique au détriment des principes révolutionnaires et patriotiques. Ce sont d’anciens adorateurs de Louis XV et de Louis XVI et de-ci devant valets de cour, ce qui ne peut laisser aucun doute qu’ils ne soient dans le parti coalisé contre la souveraineté du peuple français et coupables de complicité du traître Laporte, intendant de la liste civile, leur ancien ami.

« Ces trois individus sont liés d’intérêts et d’opinions avec Vandenyver, Gojard et Dufresnoi, ancien notaire de l’abbé Terray à qui La Borde a fait un présent immense en vaisselle plate pour l’avoir aidé à voler le Trésor public sous le règne de ce ministre dont le nom est voué à l’exécration publique. Le citoyen Marat a publié dans un numéro de son journal, il y a environ un an, d’après ma dénonciation à la Convention nationale que ces trois financiers étaient dans le complot de la banqueroute préparée par Capet, auquel ils n’ont rien répondu par ce fait jugé tel dans l’opinion publique. La Borde est d’ailleurs le beau-père du baron d’Escart émigré. La Balue a une grande partie de ses parens qui le sont, peut-être même un de ses fils. Le Normand est marié à une Espagnole. Ils sont tous d’une aristocratie puante et dans le cas de la détention. »

Cette dénonciation haineuse eut, en ce qui touche Magon de la Balue des effets immédiats. Il fut décrété d’arrestation le jour même où elle avait été rédigée et remise au Comité de Sûreté générale.

A mentionner encore que c’est Héron qui fit envoyer deux agens à Saint-Malo pour activer les poursuites contre la famille Magon. L’un d’eux, le citoyen Coulongeon qui se décorait du nom de Tape-Dur, avait été déjà son complice dans d’autres opérations. Il est probable qu’après avoir fait arrêter à Saint-Malo Magon de la Blinaye et Magon de la Lande, il ne revint pas les mains vides. Sénart l’accuse formellement d’avoir rapporté un vêtement appartenant à l’un des détenus, dans la doublure duquel étaient cousus des louis d’or et de n’avoir remis cette dépouille au Comité de Sûreté générale qu’après l’avoir allégée en s’en appropriant une partie, que très vraisemblablement il partagea ensuite avec Héron. À cette occasion, comme en plusieurs autres, Héron eut maille à partir avec certains membres des Comités qui lui reprochaient ses indélicatesses. Dénoncé à la Convention, son arrestation fut même demandée. Mais, toujours, il se tira d’affaire grâce à la protection de Robespierre et de Couthon. Celui-ci le défendait en disant que la République lui devait d’avoir découvert les grands conspirateurs, les riches, les banquiers et qu’on ne vit jamais meilleur révolutionnaire. »

Il est un autre fait non moins révélateur. Il existe aux Archives Nationales un procès-verbal de la levée des scellés qui eut lieu, le 7 prairial, chez Magon de la Balue. On lit en marge de ce document, qui servit de base à l’acte d’accusation que dressa Fouquier-Tinville à la veille de la comparution des accusés devant le tribunal révolutionnaire, l’annotation suivante de la main de l’accusateur public ou d’un de ses secrétaires : « Remis par le citoyen Héron. » De plus, tout ce qui est de nature à constituer des griefs et des charges contre les accusés est souligné au crayon rouge dans le procès-verbal et se trouve reproduit dans l’acte d’accusation. Quand on regarde à tous les forfaits dont Héron fut le complice et quand on rapproche ses actes de ce qui fut fait contre les Magon, on est contraint de conclure que, plus que personne, il fut leur dénonciateur, leur persécuteur et leur bourreau.

D’ailleurs, il ne fut pas le seul. Parmi les membres du Comité de Sûreté générale, tel qu’il était composé au moment où les poursuites contre les Magon furent décidées, il y avait des hommes de proie, capables de tous les crimes. Mais, autour d’eux fonctionnaient des agens qui portaient leurs ordres au Tribunal révolutionnaire ou qu’ils envoyaient en mission dans les départemens et qui étaient pires : le citoyen Chrétien qui sera désigné plus tard comme le fléau de sa section, « n’ayant jamais voté que la mort, » quand il était juré du tribunal et qui arrêtait lui-même les suspects sur le sort desquels il était ensuite appelé à prononcer ; le citoyen François Dupaumier, ancien bijoutier devenu administrateur de police et inspecteur des prisons, puis directeur de celle de Bicêtre où il fut l’inventeur de la conspiration qui fut dénoncée en même temps que celle du Luxembourg.

Ce Dupaumier est un homme abominable. A Bicêtre, on le voit rôder nuit et jour dans les corridors, dans les chambres, dans les cabanons ; il écoute aux portes et prend note des propos qu’il surprend, afin d’en faire des charges contre ceux qu’il veut perdre. Il en dresse la liste, il la fait passer à Fouquier-Tinville et l’accusateur public fait condamner tous les malheureux dont le nom y figure. Aux yeux de Dupaumier, tous les détenus sont des conspirateurs, ils ne méritent aucune pitié. L’un d’eux âgé de quinze ans, ayant eu l’imprudence, en parlant de lui, de dire qu’il était un voleur, il le fait mettre aux fers en exprimant le regret de ne pouvoir, à cause de son âge, l’envoyer à la guillotine, et il le tient pendant plusieurs semaines enchaîné et au secret. Pour accabler les détenus, tous les moyens lui sont bons ; il provoque jusqu’aux témoignages des condamnés de droit commun. Ceux qui se prêtent à ses desseins sont l’objet de sa bienveillance, quelque scélérats qu’ils soient ; il les loge dans la même salle et, sur la porte, il fait placer cette inscription : « Chambre des Amis de la Patrie. » Chargé, en sa qualité d’administrateur de police, de conduire les suspects dans les maisons d’arrêt, il les oblige à se déshabiller, à se mettre nus et il leur prend pour se l’approprier l’argent qu’ils portent sur eux. A tous les points de vue, il est digne de figurer dans la bande qui, au nom de la République et du salut public, gruge, exploite et dépouille tous ceux qui sont tombés dans ses mains.

Détraquage mental, ou méchanceté naturelle, Héron était l’âme de ce personnel inhumain, vénal et cupide, et s’associa à tous les actes de cruauté qu’on relève à la charge de ces malfaiteurs. Tombés dans leurs mains, les Magon étaient perdus, d’autant plus perdus qu’à Saint-Malo allaient se liguer contre eux, acharnés à consommer leur perte, d’autres bourreaux, émules de ceux de Paris, les membres du Comité de surveillance, un citoyen Fabre, garde national et président, de la Société populaire de Saint-Servan, qui se qualifiait « muni des pouvoirs de Carrier et organisateur de la Terreur ; » d’autres encore, personnages aussi obscurs que malfaisans, tombés depuis longtemps dans l’oubli, et enfin, les dominant de toute l’autorité de ses fonctions, le plus terrible d’entre eux, Le Carpentier, représentant du peuple envoyé en mission dans les départemens de la Manche, des Côtes-du-Nord et d’Ille-et-Vilaine, où il se fit l’exécuteur ardent et exalté des ordres du Comité de Sûreté générale, avec tant de violence qu’il a mérité d’être surnommé « le bourreau de la Manche. » Nul n’était plus capable que lui de seconder les desseins de Héron et de se faire son complice. Si ce ne fut pas par ses ordres qu’à Saint-Malo, on arrêta les Magon et leurs alliés, — il n’y était pas encore arrivé au moment de leur arrestation, — c’est par ses ordres qu’à l’exception de Magon de la Blinaye et de Magon de la Lande qui avaient été expédiés à Paris, peu après leur arrestation, c’est-à-dire à la fin de 1793, ils y furent envoyés à leur tour avec d’autres victimes au mois de mai 1794, pour être traduits au Tribunal révolutionnaire.

A cette date, Magon de la Balue était déjà incarcéré. Son arrestation, nous l’avons dit, avait eu lieu au mois d’octobre. A ce moment, il n’avait auprès de lui aucun membre de sa famille. Sa fille la marquise de Saint-Pern était avec ses enfans chez sa sœur la comtesse de Meslay aux environs de Chartres. Quant à son fils, Adrien Magon de la Balue, il résidait à Cormeilles-en-Parisis, avec sa jeune femme récemment accouchée. Il possédait une terre dans cette commune et faisait partie de la municipalité, ce qui tendrait à montrer que sincèrement, ou par prudence, il ne s’était pas montré hostile aux idées révolutionnaires. En tout cas, son absence de Paris, au moment de l’arrestation de son père, ne peut qu’étonner, surtout quand on se rappelle qu’il le secondait dans la direction de la banque et que le vieillard avait quatre-vingt-un ans. Mais elle est certaine ; on en a pour preuve qu’il ne fut pas arrêté, ce qui aurait eu lieu s’il eût été présent, étant lui aussi l’objet des suspicions les plus graves. En apprenant le malheur qui frappait sa famille, accourut-il à Paris pour donner assistance à l’auteur de ses jours, faire des démarches à l’effet d’obtenir qu’on le mît en liberté et intéresser à son sort son cousin, le conventionnel Hérault de Séchelles ? Nous l’ignorons. Il n’apparaît pas une seule fois dans la suite du drame. Ce n’est qu’incidemment qu’au moment de la levée des scellés à l’hôtel de la place Vendôme, il est mentionné comme n’étant pas arrêté, « quoiqu’il y ait lieu de le croire suspect. » Après le 9 thermidor seulement, on le voit intervenir, avec les autres héritiers de Magon de la Balue, encore vivans, pour entreprendre la liquidation de la succession paternelle et demander la restitution des capitaux confisqués.

A défaut des membres de sa famille, Magon comptait parmi ses commis un homme de confiance qui lui était vivement attaché. Il se nommait Jean Coureur. Receveur des rentes à l’Hôtel de Ville de Paris et âgé de soixante-huit ans, il occupait en outre un emploi à la banque Magon. Sur la liste du personnel, il figure avec un très modeste traitement fixe. Mais il est stipulé qu’il bénéficie d’une commission sur les affaires auxquelles il prend part. La nouvelle de l’arrestation de Magon de la Balue le consterna et excita son dévouement. Il mit tout en œuvre pour le tirer de sa prison et c’est ce qui le rendit suspect. Il fut arrêté à son tour un mois après le maître qu’il vénérait. On l’envoya le rejoindre et, sauf pendant leur détention au Luxembourg, durant laquelle on les tint séparés, ils eurent la triste consolation d’être ensemble. Toutefois, aucun grief précis n’avait été invoqué contre Coureur, lorsqu’une lettre écrite par lui à Magon de la Blinaye, le 20 juin 1792, fut trouvée à Saint-Malo dans les papiers de celui-ci.

« Nous sommes ici sous la plus violente crise, y était-il dit. On a commandé 40 000 hommes de garde nationale pour opposer aux brigands des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau qui doivent venir avec leurs piques et leurs haches planter l’arbre de la Liberté sous les fenêtres de notre malheureux Roi prisonnier dans son château. C’est le dernier degré de licence de la faction qui touche à sa fin par l’approche de toutes les armées étrangères qui vont fondre sur ce malheureux royaume pour y mettre la police. Le roi de Prusse arrive le 26 à Coblentz avec la dernière colonne de son armée qu’il commande lui-même. Au mois prochain, les grands mouvemens. »

Les sentimens contre-révolutionnaires dont témoigne cette lettre étaient accablans pour l’infortuné qui l’avait signée et le firent impliquer dans la conspiration imaginaire inventée contre les Magon. Il était déjà compromis par les démarches auxquelles il s’était livré, le banquier arrêté, pour obtenir sa mise en liberté. Il est bien probable que c’est lui qui rédigea et fit signer par quatorze notables l’attestation suivante : « Nous citoyens de la section de la Montagne, attestons et déclarons ne rien connaître dans la conduite du citoyen Magon de la Balue qui soit contraire aux principes d’un bon républicain et que nous lui avons toujours vu remplir avec zèle les devoirs de citoyen. Nous nous joignons donc avec plaisir à sa famille pour demander avec elle l’élargissement dudit citoyen, sauf à lui laisser des gardes et à prendre à son égard toutes les mesures de sûreté nécessaires. » Il ne fut pas fait droit à cette requête. Dans la pensée du Comité de Sûreté générale, les Magon devaient périr. Quant à Coureur, il était destiné à périr avec eux.

Le banquier, après avoir vu mettre les scellés sur ses bureaux, avait été conduit à la Force. Sa santé, affaiblie déjà par son âge, ne pouvait que se ressentir de l’inique traitement qui lui était imposé. A peine emprisonné, il tombait malade. Le 24 brumaire (14 novembre), on demandait en son nom à la Convention son transfert dans une maison de santé. La pétition, qu’accompagnait un certificat des citoyens Thierry et Soupé, médecin et chirurgien ordinaires des prisons, était renvoyée au Comité de Sûreté générale. Dès le lendemain, le Comité décida que le « citoyen Magon serait transféré de la maison d’arrêt de la Force en la maison de santé établie sous l’inspection de l’administration de la police de la rue de Charonne. » Il était dit qu’il y resterait en état d’arrestation « sous la responsabilité corporelle du citoyen Belhomme, propriétaire de ladite maison et commandant de la force armée de la section de Popincourt, jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné et à la charge par ledit Belhomme de représenter ledit Magon à toute réquisition des autorités constituées, ce à quoi il se soumet. » Nous ignorons pour quel motif et quelle cause l’infortuné ne resta que deux mois dans la maison de la rue de Charonne et si c’est sur sa demande ou autrement que le 27 nivôse (16 janvier 1794), il fut transféré dans celle du citoyen La Chapelle, rue de la Folie-Renault, section de Popincourt. Toujours est-il que c’est là qu’il fut emprisonné à cette date et qu’il allait rester, pouvant se croire oublié, jusqu’au 16 floréal suivant (5 mai), date de sa translation au Luxembourg.


III

A la fin de 1793, à Saint-Malo qui venait d’être débaptisée et qui désormais allait s’appeler Port-Malo, de même que sa voisine Saint-Servan allait devenir Port-Solidor, la terreur régnait depuis plusieurs mois. Là, comme dans tout le reste de la France, la partie honnête de la population était tombée sous le joug d’une bande de gens sans aveu, représentés dans le Conseil de la commune par quelques hommes pervertis et fanatisés, qui étaient parvenus à en chasser peu à peu les plus modérés. La découverte, au mois de mars, de la conspiration La Rouerie et ensuite le soulèvement des Vendéens avaient eu pour conséquence des mesures violentes que leurs auteurs justifiaient par ce qu’ils appelaient les exigences du salut public. Pour réchauffer leur zèle soi-disant patriotique, étiquette menteuse sous laquelle se cachaient des passions détestables, la Convention avait envoyé, dans les départemens contaminés par les complots et les insurrections royalistes, des commissaires dont l’approbation était acquise d’avance aux procédés les plus iniques. En leur nom et à leur instigation, s’étaient formés à Saint-Malo un comité de surveillance et une commission militaire révolutionnaire, qui ne faisaient qu’un avec le Conseil de la commune pour exercer leur action persécutrice contre les vieilles familles malouines.

Dès le printemps de cette année 1793, ces familles étaient mises en suspicion, objet de vexations sans nombre et de perquisitions opérées à l’improviste dans leurs demeures à la ville et à la campagne. En même temps, les prêtres insermentés étaient traqués, obligés de s’enfuir ou de se cacher ; on expulsait les ordres religieux, on confisquait leurs biens, on violait les sépultures afin de s’emparer du plomb des cercueils ; la cathédrale devenait le temple de la liaison, on en brisait les cloches pour les envoyer à la fonte et leurs cordes étaient livrées à la marine.

Le patriotisme, excité par les insurrections royalistes, aurait pu rendre excusables certaines de ces mesures, s’il avait été autre chose qu’un prétexte allégué pour les justifier. En réalité, on cherchait surtout à s’emparer de la fortune des riches. Aucun d’eux ne pouvait se faire illusion à cet égard. Aussi, ceux qui n’avaient pas émigré s’étaient-ils pour la plupart réfugiés dans leurs terres, espérant échapper à cette terreur sur laquelle était venue se greffer une misère épouvantable. Les navires mouillés dans le port, corsaires et autres, restaient désarmés, soit par suite de la difficulté de recruter des équipages, soit que les armateurs craignissent de les livrer à la flotte anglaise qui louvoyait sur les côtes bretonnes. Les grains n’arrivaient plus que par de petites barques qui allaient d’un port à l’autre, à travers les plus grands dangers.

En raison de ces circonstances, la ville de Saint-Malo, comme Saint-Servan et tout le pays environnant, était, dès le mois de juin, au pouvoir des terroristes, personnel prêt à tout et capable de tous les crimes. Dociles jusqu’à la plus abjecte servilité aux ordres que leur envoyait de Paris le Comité de Sûreté générale, ils avaient à leur service pour les exécuter des agens, âpres à la curée, qu’ils incitaient à découvrir des suspects, en provoquant des dénonciations par l’effroi qu’ils inspiraient. Les Magon et leurs alliés allaient être leurs principales victimes. Ils figurent sur les listes dressées au commencement de septembre ou même plus tôt, et ils y tiennent la plus grande place. Le 23 de ce mois, sur les ordres venus de Paris, on a arrêté Mme Magon de Coëtizac, un de ses fils qui vivait avec elle, son beau-frère et sa belle-sœur les Magon de la Villehuchet, leur fils aîné âgé de trente-quatre ans, leur neveu François-Marie Gardin, leur cousine Marie Colin, veuve de Magon de l’Epinay. En même temps qu’on les incarcère dans la maison d’arrêt de Saint-Malo, où, par suite de l’encombrement, ils sont livrés aux plus cruelles avanies dans des locaux insuffisans, privés d’air et de lumière, on opère chez eux des perquisitions ; les scellés sont apposés, et, quand on les lèvera, ce sera afin de saisir les fonds qui s’y trouvent en numéraire ou en assignats, l’argenterie, les bijoux et les titres de propriétés.

Pour justifier ces arrestations, tous les prétextes sont bons. Chez Mme de Coëtizac, on a découvert des insignes contre-révolutionnaires. Contre Magon de la Villehuchet, on invoque une aventure tragique, vieille de plus de quatre ans, puisqu’elle date du 6 mai 1789, dans laquelle il a figuré. Dans la soirée de ce jour, une bande de gens avinés s’étant présentée à son château de la Touche-Porée, sous prétexte de vérifier la quantité de grain qui pouvait s’y trouver ; il avait refusé de leur ouvrir et l’un d’eux ayant tiré sur le chien de garde et voulu forcer l’entrée du château, il l’avait tué d’un coup de feu. Les compagnons du mort s’étaient alors dispersés, mais en proférant des menaces telles que Magon de la Villehuchet avait jugé prudent de s’enfuir, précaution à laquelle il devait la vie, car le lendemain les mêmes individus étaient revenus à La Touche, accompagnés cette fois d’un grand nombre d’hommes en armes et avaient incendié la maison après l’avoir mise au pillage. A la suite de cet événement, le châtelain avait passé en Amérique. Il n’était de retour que depuis quelques mois et naturellement désigné aux vengeances terroristes.

Du reste, on ne s’en tient pas aux Magon. Dans toute la contrée, il est des maisons littéralement vidées par les arrestations. Trois demoiselles de Chateaubriand, cinq membres de la famille Bizien, plusieurs Largentaye, plusieurs Lebreton du Blessin, sont successivement incarcérés à Saint-Malo et, avec eux, beaucoup d’autres, parmi lesquels huit religieuses hospitalières et neuf filles de la charité. Les listes des détenus pour Saint-Malo seulement, dressées au commencement de 1794, en portent le nombre à deux cents environ. On y voit figurer, indépendamment des Magon et de leurs compagnons d’infortune qui viennent d’être désignés, le marquis et la marquise de Saint-Pern-Ligouyer, père et mère de la marquise de Saint-Pern-Magon, et de Mme Adrien Magon de la Balue. Ces deux vieillards, — le mari était âgé de soixante-dix-sept ans, — avaient été arrêtés le 12 octobre, à leur château de la Giclais, dans les environs de Saint-Malo. La mesure qui les frappait est motivée en ces termes : « Relations avec la ci-devant noblesse, caractère froid et insouciant, n’ayant de preuves constantes et bien marquées d’incivisme à nous connues ni de vertus civiques. » Ces griefs sont allégués à la charge du marquis. Mais, par voie de conséquence, ils motivent l’arrestation de la femme. On les enferme d’abord dans la prison de Saint-Servan. On les y laisse jusqu’au 5 novembre. Ce jour-là, on a la cruauté de les séparer. Le mari est conduit à Saint-Malo, et c’est le 12 seulement que la femme est autorisée à le rejoindre. Mais ce ne sera que pour un temps, car, bientôt, on les séparera de nouveau. Envoyée à Paris, la marquise ira à l’échafaud et son malheureux époux mourra de douleur l’année suivante dans la maison de santé où la maladie a obligé à le laisser et où on semble l’avoir oublié.

Cependant, alors qu’autour d’eux les poursuites se multipliaient, Magon de la Blinaye et Magon de la Lande fils étaient encore en liberté et pouvaient espérer qu’ils ne seraient pas inquiétés. Mais ce n’était qu’un répit. Au commencement de décembre débarquent à Saint-Malo deux délégués du Comité de Sûreté générale, envoyés à l’instigation de Héron. Ils apportent au comité de surveillance l’ordre de sévir et, dans la soirée du 3, cet ordre reçoit un commencement d’exécution vis-à-vis d’Erasme Magon de la Lande fils, alors âgé de quarante-neuf ans. Pendant l’été de l’année précédente, il s’était rendu chez son père au château de Tilly d’Orceau, avec sa femme et ses enfans, ainsi qu’il le faisait tous les ans. Malgré les troubles qui dès ce moment se succédaient à Paris et par toute la France, la famille, réunie autour du vénérable aïeul, avait vécu durant quelques mois dans une tranquillité relative. Le 24 juin 1792, il écrivait à un de ses amis :

« Je suis dans ma terre avec mes enfans qui m’ont fait l’amitié de venir me trouver, c’est une grande satisfaction pour moi de les y voir. J’y vis tranquille et content, bien enchanté d’être loin de Paris et de ne pas voir tout ce qui s’y passe ; c’est encore trop de l’apprendre ; tout ce qui arrive est fait pour me dégoûter. Je ne sais trop le temps que j’y passerai, cela dépendra de la tranquillité que j’éprouverai ; on ne peut maintenant répondre de rien. Jusqu’à présent, j’ai lieu d’être satisfait : les habitans sont doux et paisibles. Comme partout ailleurs, il y a quelques mauvais sujets, mais en petit nombre ; ils sont maintenus. J’ai dans mon bourg une brigade de maréchaussée, qui en impose et fait bien son devoir. Les habitans sont contens de me voir. Je fais honnêteté à tous et ne me mêle de rien : c’est le meilleur moyen d’avoir la paix. »

Le contentement et la confiance que respire cette lettre se prolongèrent jusqu’au 10 août. Ils furent détruits par les catastrophes que rappelle cette date et par celles qui suivirent : l’abolition de la royauté, l’emprisonnement de la famille royale, les massacres de Septembre, le procès de Louis XVI et son exécution. Maintenant, les illusions n’étaient plus permises ; on allait aux abîmes. À cette époque, Erasme Magon avait quitté Tilly, pour rentrer à Saint-Malo. Mais il ne semble pas y avoir séjourné longtemps, bien qu’on le voie s’efforcer d’affirmer son civisme par des dons patriotiques. Effrayé par les dangers que présentait la ville et peut-être aussi parce qu’il avait l’habitude de passer la belle saison à la campagne, dans son domaine de la Chipaudière, commune de Cancale, il alla s’y installer dès les premiers jours du printemps, et son père ne tarda pas à l’y rejoindre. Resté seul à Tilly, le vieillard avait cessé de s’y croire en sûreté et préféré revenir chez ses enfans. Mais, en arrivant à la Chipaudière, il tombait malade, et il y rendait le dernier soupir le 4 novembre, à l’âge de soixante-dix-huit ans. Sa maladie avait retenu son fils et sa bru dans leur terre plus longtemps qu’ils n’étaient accoutumés à y rester. D’autre part, la Terreur qui régnait à Saint-Malo n’en rendait pas le séjour enviable et leur deuil fut le prétexte qu’ils alléguèrent pour n’y pas rentrer. Ils avaient auprès d’eux leurs six enfans, à savoir : la jeune comtesse de Saint-Pern-La Tour, dont le mari était absent, ses quatre sœurs non mariées, dont l’aînée avait dix-huit ans et la plus jeune quatorze, et un garçon qui venait d’atteindre sa dixième année.

Un peu plus tard, après son arrestation et son transfert à Paris, lorsque de la prison de la Force où il était détenu depuis quarante jours, il écrivait au Comité de Sûreté générale pour protester de son innocence et réclamer sa mise en liberté, Erasme Magon traçait dans sa lettre le tableau de ce qu’était son existence au moment où la loi l’avait frappé.

« Aimé, estimé de mes concitoyens, ne me mêlant en aucune manière des affaires de l’Etat, occupé de l’éducation de six enfans, retiré à la campagne où je partageais mon temps entre ma nombreuse famille et les détails champêtres qui faisaient la plus grande partie de mes occupations, faisant des vœux continuels pour la gloire et le bonheur de ma patrie, venant à son secours dans toutes les circonstances par des dons réitérés et qu’il serait trop long de détailler, je croyais pouvoir me flatter d’être à l’abri des orages et surtout de la calomnie. Mais quel est le mortel qu’elle ne peut atteindre ? »

Cette lettre ne disait rien qui ne fût la vérité : à l’appui de ses affirmations, Magon de la Lande pouvait énumérer les dons très nombreux qu’il avait déjà faits à la patrie, en argent, eu armes et eu munitions. Mais ces preuves de son civisme devaient être impuissantes à préserver sa vie. Le 3 décembre, au milieu de la nuit, le citoyen Morin, délégué du Tribunal militaire de Saint-Malo, se présentait au château de la Chipaudière et mettait sous scellés les papiers du châtelain. Il revenait le lendemain, afin de les examiner. Après cet examen, il se retirait en laissant entendre à Magon de la Lande qu’il pouvait se rassurer. Mais, six jours après, il revenait et procédait à un nouvel examen des papiers, plus rigoureux que le précédent, Cette fois encore, il ne découvrait rien de suspect, ainsi qu’en fait foi le procès-verbal qu’il dressa à la suite de sa perquisition. Magon de la Lande pouvait donc se croire sauvé. Mais c’était une illusion que détruisit le citoyen Morin, en lui déclarant qu’il avait ordre de l’arrêter et de l’envoyer à Paris. Il est aisé de se figurer la scène de désespoir qui suivit cette déclaration. Mme Magon de la Lande était là avec ses enfans. Le chef de famille fut emmené au milieu de leurs cris et de leurs larmes.

C’est dans ces circonstances que se produisit un incident qui donne à ces scènes douloureuses un caractère romanesque et touchant. Le détachement militaire dont s’était fait accompagner le citoyen Morin, lors de sa première perquisition à la Chipaudière, était commandé par un jeune lieutenant nommé Félix Besnier. Pris de pitié pour cette famille désespérée, l’officier s’efforça d’atténuer dans l’exécution la rigueur des ordres que lui donnait le citoyen Morin, et c’est probablement grâce à lui que Magon de la Lande ne fut pas arrêté ce jour-là. La seconde des demoiselles Magon de la Lande, alors âgée de seize ans, devina que sa grâce juvénile et ses beaux yeux avaient exercé leur pouvoir sur le lieutenant Besnier et que l’humanité dont il faisait preuve s’inspirait de la sympathie subite et de l’admiration qu’il avait conçues pour elle. L’absence d’une documentation précise laisse planer quelque confusion sur cet épisode et ne permet pas d’établir si ce fut alors ou seulement plus tard que Mlle Magon de la Lande s’engagea à épouser le jeune homme dont les sentimens avaient leur source dans les malheurs dont il venait d’être le témoin. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’épousa en 1798. À cette date, ayant quitté l’armée, il s’était jeté dans le parti royaliste. On le trouve mêlé à un complot qui d’ailleurs avorta et qui avait pour but de livrer aux Chouans la ville de Saint-Malo. Acheva-t-il ainsi de gagner le cœur de Mlle de la Lande ou le lui avait-elle donné dès leur première rencontre, c’est ce que nous ne saurions dire. Mais, en consentant à être sa femme, elle entendait récompenser le dévouement dont il avait fait preuve.

Ce dévouement ne put cependant, au moment où il se manifestait, empêcher cette malheureuse famille, après l’arrestation de son chef, d’être réduite à l’abandon et à la misère. Le château de la Chipaudière, comme la maison familiale de Saint-Malo, avait été mis sous séquestre et ses habitans étaient obligés d’en sortir. Mme Magon de la Lande ne voulant pas se séparer de son mari, avait résolu de le suivre à Paris et de travailler à lui faire rendre la liberté. Sa fille aînée, Mme de Saint-Pern-La Tour, était arrêtée presque aussitôt après son père et sans doute comme femme d’émigré. Les jeunes filles et leur frère seraient restés sans ressources et sans protection si leur malheur n’eût excité la pitié d’une ancienne servante qui les recueillit à Paramé où leur mère les retrouva à son retour de Paris, après que la mort de son époux Peut faite veuve.

Le lendemain du jour où avait eu lieu au château de la Chipaudière la première perquisition, on arrêtait Magon de la Blinaye. C’était dans la soirée du 14 frimaire (4 décembre). A onze heures, alors que dans sa maison, située rue des Juifs, tout reposait, des coups violens sont frappés à la porte. Un domestique court ouvrir et se trouve en présence de trois personnages qu’escortent deux soldats et qui lui déclinent leurs noms et qualités : Besnard, assesseur du juge de paix ; Paitre et Laîné, délégués du Comité de surveillance. Ils viennent à l’effet de procéder à une perquisition. L’heure avancée ne leur permet pas de la prolonger. Ils se contentent de mettre la main sur un grand nombre de papiers qu’ils déposent dans quatre chambres à la porte desquelles ils apposent les scellés ; ils se retirent après avoir signifié à Magon de la Blinaye qu’il est en état d’arrestation, et en le laissant sous la garde et la responsabilité de ses domestiques.

Ils reviennent le lendemain à onze heures du matin et en plus grand nombre. Le citoyen Morin et deux autres membres du Comité de surveillance se sont adjoints à eux. En présence de Magon de la Blinaye, ils reprennent l’opération commencée la veille, saisissent encore des papiers et diverses sommes en monnaie d’or et argent et en assignats. La perquisition se continue durant toute la journée et durant celle du lendemain. Mais dans celle-ci se produit un incident. Magon de la Blinaye. a demandé que son employé de confiance, le citoyen Gardie, fût présent, afin de l’aider à fournir les explications qui seront jugées nécessaires. Tandis qu’on poursuit la vérification de ses papiers, le citoyen Gardie, voyant dans la main de l’un des commissaires une note qui vient d’être découverte, la lui arrache et la met en morceaux. Ce malheureux paiera de sa vie cet acte de courage : en attendant, on l’arrête et il est jeté en prison. Magon de la Blinaye, qui jusque-là avait été laissé prisonnier dans sa maison, est également incarcéré.

L’opération se continue sans lui pendant plusieurs jours. Elle amène la découverte et la saisie de plus de 200 000 francs en assignats, de plus de 80 000 francs en monnaie d’or et d’argent, de 193 marcs d’argenterie, de bijoux, de meubles et autres objets de valeur auxquels il convient d’ajouter cent quatre-vingt-trois balles de toile qui garnissent les magasins du prévenu. Un peu plus tard, le numéraire sera expédié à Paris, le reste sera vendu aux enchères à Saint-Malo. Mais, étant donné les mœurs et les habitudes des individus qui ont procédé à cet acte de brigandage, on peut se demander si le produit total de la saisie a été versé au Trésor public et si, comme leurs collègues de Paris chargés d’opérer chez Magon de la Balue, ils n’ont rien retenu pour leur usage personnel.

Le 17 frimaire (7 décembre), le Comité de surveillance de Saint-Malo rendait compte de ses opérations au Comité de Sûreté générale : « Citoyens Représentans, En exécution de la commission militaire et révolutionnaire près les armées des côtes de Brest, nous avons commencé de concert des recherches scrupuleuses chez tous les Magon résidant en notre ville. Magon la Lande fils ne s’est trouvé avoir qu’un contrat d’acquêt fait sous signature privée par feu son père du ci-devant marquisat de Tilly… et un reçu de 5 000 francs de Saint-Pern son gendre émigré, payés le 15 décembre 1790 par anticipation pour la pension de la fille, et un pareil, 15 décembre, pour 1791, et un pareil pour 1792.

« Chez Magon de la Blinnais (sic), nous avons trouvé une caisse d’argenterie, 21 sacs de 1 200 francs, et 700 louis en or cachés dans ses caves et quantité de papiers qui nous ont paru suspects et que nous nous occupons présentement d’examiner ; nous avons mis le nommé Gardie dans la maison d’arrêt. « Les scellés sont chez Magon de la Ville Huchet et chez Magon de Coëtizac, nous les levrons (sic) aussitôt que notre travail sera fait chez La Blinnais ; nous avons provisoirement fait mettre en arrestation la femme Coëtizac, ayant trouvé sur elle des cœurs enflammés, figure de raliment (sic) des contre-révolutionnaires et une figure satirique sur le représentant Le Pelletier.

« D’après nos recherches, nous vous prions d’en faire avec la plus scrupuleuse attention chez Magon de la Ballu (sic) et d’y faire procéder au reçu de la présente, afin que le commis de feu Magon père, qui vient de partir pour Paris, ne puisse pas l’instruire de nos opérations avant que les vôtres soient commencées ; nous continuerons de vous instruire du résultat des nôtres. »

Le Comité de Sûreté générale ne s’empressa pas d’obtempérer à l’invitation du Comité de surveillance de Saint-Malo. Il tenait Magon de la Balue. Il avait fait mettre les scellés à l’hôtel de la place des Piques, — c’était le nouveau nom de la place Vendôme, — et des agens fidèles et sûrs en avaient été constitués gardiens. Il était donc assuré que sa proie ne lui échapperait pas. Absorbé par la multiplicité de ses occupations, il ajourna les opérations qui devaient couronner sa criminelle entreprise, se contentant d’ordonner une perquisition dans l’appartement que Magon de la Lande père, mort depuis deux mois, avait, de son vivant, occupé à Paris, rue de la Michodière. Il ne paraît pas que ces recherches chez le défunt aient rien ajouté aux charges qui pesaient sur son fils. Mais le Comité voulait avoir sous la main les trois principaux membres de la famille Magon : La Balue, La Blinaye et La Lande. Celui-ci était déjà parti pour Paris, par ordre du Comité, suivi de sa femme qui n’avait pas voulu se séparer de lui. Un ordre analogue fut donné pour Magon de la Blinaye et pour son employé Gardie et exécuté le 7 nivôse (27 décembre). Arrivés à Paris le 19 après un pénible voyage, ils furent incarcérés à Sainte-Pélagie. Mais le vieillard n’y résida que peu de jours. Son âge et sa santé ébranlée par les émotions qu’il subissait lui valurent d’être transféré dans la maison de santé du citoyen La Chapelle où se trouvait déjà son frère, et, dans leur malheur, ils eurent du moins la consolation d’être réunis.

C’est probablement alors qu’eurent lieu les démarches que fit l’avocat Berryer père en faveur de son client Magon de la Balue, et dont il parle dans ses Souvenirs, sans en indiquer la date. Hérault de Séchelles, parent de Magon de la Balue, son neveu à la mode de Bretagne, était un des personnages importans de la République. Il venait de rentrer à Paris en décembre après avoir rempli une mission importante en Alsace et il présidait la Convention. Il était naturel que Berryer recourût à lui pour utiliser son influence au profit du prisonnier dont la tête était menacée. Mais il se heurta à un refus formel.

— En m’intéressant à mon oncle, lui dit Hérault, je me compromettrais en vain ; je ne le sauverais pas ; je ne peux rien.

Il consentit cependant adonner à Berryer une lettre d’introduction auprès de Dubarran, membre du Comité de Sûreté générale. Mais, accueilli brutalement par ce représentant et même menacé, l’avocat dut reconnaître que ses prières seraient vaines et que toute insistance le rendrait suspect. Cette dernière chance de salut échappait donc à Magon de la Balue et il ne put que s’abandonner à son sort.

On peut maintenant se rendre compte de ce qu’était, à la fin de 1793, la situation de cette malheureuse famille : trois de ses membres emprisonnés à Paris, plusieurs autres à Saint-Malo, dont on a lu plus haut la liste, et auxquels il convient d’ajouter divers de leurs alliés plus ou moins rapprochés : les vieux Saint-Pern-Ligouyer, le comte et la comtesse de Villirouet-Lambilly, la veuve des Bas-Sablons, la veuve de la Grassinais, les Saint-Gilles, d’autres encore, contre lesquels on ne peut alléguer, en fait de griefs, que leur fortune ou leur noblesse. On dira de l’un d’eux, le marquis de Saint-Pern-Magon, le gendre de la Balue : « Relations peu connues : mais on connaît parfaitement qu’il a un caractère phelmatique et orgueilleux, qu’il est entiché de ses anciens privilèges et de ses titres. » Contre sa jeune cousine Elisabeth de Saint-Pern-La Tour, fille aînée de Magon de la Lande, on ne trouvera pas même un prétexte. On constatera qu’elle a « un caractère doux et simple, des liaisons avec sa famille et qu’elle est d’opinions secrètes. » Elle n’en est pas moins emprisonnée. Le nom de son père et celui de son mari l’ont désignée aux accusations qu’on formule contre toute une famille dont on veut s’approprier les biens. si l’on n’a pas arrêté un plus grand nombre de ses membres, c’est que plusieurs d’entre eux ont émigré ou se cachent.

A la date où nous sommes arrivés, la marquise de Saint-Pern-Magon, sa fille Mme de Cornulier, son gendre et son fils étaient encore en liberté. Mais ils étaient déjà marqués pour partager le sort de leurs parens.

Au moment de l’arrestation de son père, Mme de Saint-Pern-Magon était à la campagne, nous l’avons dit, chez sa sœur la comtesse de Meslay. Ses enfans y résidaient avec elle et notamment son jeune fils Marie-Bertrand. C’est de là qu’il partit dans les premiers jours d’avril 1794, pour venir à Paris où, victime, d’abord, de la plus épouvantable erreur et ensuite, de la criminelle infamie du Tribunal révolutionnaire, il allait trouver une fin tragique. Sa mère l’avait-elle précédé à Paris ou y arrivât-elle avec lui, nous ne saurions le dire. Il est cependant peu vraisemblable qu’elle n’y soit pas venue, afin d’essayer de délivrer son père ou tout au moins d’obtenir quelques adoucissemens à son malheureux sort. Elle était sa fille préférée ; c’est à elle que, la croyant encore en liberté et sans se douter qu’elle est destinée à périr avec lui, il écrira peu de jours avant d’être mis en jugement une touchante lettre d’adieux dans laquelle il fait à peine allusion à ses autres enfans. Quoi qu’il en soit de ces suppositions, nous la retrouvons, à la date du 28 germinal (17 avril), installée à l’hôtel de la place Vendôme, avec son fils, sa fille la marquise de Cornulier et le mari de celle-ci, bravant les périls que présentait alors pour les nobles le séjour de la capitale.

La Terreur en effet battait son plein. Le Tribunal révolutionnaire fonctionnait sans relâche, envoyait tous les jours des victimes à l’échafaud. Les maisons de détention regorgeaient de prisonniers qui attendaient leur tour. La Convention venait de rendre le terrible décret qui porte la date du 27 germinal et qui décidait que les prévenus de conspiration seraient traduits de tous les points de la République au Tribunal révolutionnaire de Paris ; que les Comités de Salut public et de Sûreté générale rechercheraient promptement les complices des conjurés et les enverraient devant le même Tribunal et qu’aucun ex-noble ne pourrait habiter Paris sous peine, s’il y était trouvé, d’être mis hors la loi. Venir à Paris en un tel moment, c’était braver la foudre : elle avait déjà frappé la maison des Magon et elle allait y faire de nouveaux ravages.

Au lendemain du jour où avait été votée la loi que nous venons de rappeler, la marquise de Saint-Pern était chez elle avec ses enfans quand s’y présenta une bande d’homme armés, conduite par trois délégués du Comité de surveillance révolutionnaire de la section de la Montagne. Parmi ces délégués se trouvait le citoyen Chrétien dont nous avons déjà parlé, qui siégeait en qualité de juré au Tribunal révolutionnaire et qui ne craignait pas de procéder à l’arrestation des suspects sur le sort desquels il devait ensuite prononcer. Il commandait à la bande et mit sous les yeux de la marquise de Saint-Pern un ordre d’arrestation signé de sept membres du Comité de Sûreté générale. L’ordre désignait « les nommés Saint-Pern, son fils, Cornulier et sa femme. » Tel qu’il était conçu, il témoignait de la confusion et du désordre qui présidaient à l’exécution des mesures arbitraires que décidait chaque jour le Comité de Sûreté générale. Des « nommés Saint-Pern, » un seul était à Paris : la marquise. Le mari avait été arrêté à Saint-Malo le 20 nivôse et il y était détenu. Toutefois l’erreur commise à son sujet n’attestait que l’ignorance du Comité. Mais, ce qui était véritablement monstrueux, c’est qu’on eût compris dans cet ordre d’arrestation un enfant contre lequel n’existait et ne pouvait exister aucune charge propre à justifier la mesure dont il était l’objet et qui lui fut fatale.

Dans une note rédigée par le Comité de surveillance peu de jours après l’arrestation et où il est désigné comme « âgé de seize ans et célibataire, » on dit « qu’il est doux, borné, n’ayant montré aucune opinion, n’étant revenu chez sa mère de la pension où il était que depuis quinze jours. » On ajoute qu’il vit chez sa mère, ne fréquentant qu’elle, son beau-frère et sa sœur. Tout serait vrai dans cette notice s’il n’y était représenté comme borné. J’ai eu sous les yeux son portrait. C’est celui d’un enfant intelligent ; sa figure est charmante, son regard clair et éveillé ; son élégance naturelle relevée par celle de sa toilette suffirait à démontrer sa vivacité d’esprit, si elle n’était prouvée mieux encore, par son attitude durant le débat sommaire que couronna sa condamnation. S’il parut borné aux délégués du Comité révolutionnaire, c’est que, sans doute, il fut épouvanté par l’invasion de ces hommes à mine sinistre et farouche dont la brutalité se traduisit par les propos qu’ils tinrent et par les menaces qu’ils proférèrent. Mme de Saint-Pern et sa fille la marquise de Cornulier étaient des femmes énergiques. Elles devaient le prouver l’une devant la mort, l’autre par la fermeté qu’elle déploya après le 9 thermidor, devant le tribunal réparateur qui vengea ses parens en condamnant leurs bourreaux. Il est donc probable que, lorsqu’ils se présentèrent pour les arrêter, leur attitude fut digne et courageuse. Mais, devant la force, elles ne pouvaient rien.

Le citoyen Chrétien se montra particulièrement impitoyable. La marquise de Cornulier était grosse de sept mois. Dans l’intérêt de ses trois enfants dont l’aîné n’avait pas cinq ans et de celui qu’elle portait, elle demanda à rester dans sa maison sous la garde d’un gendarme. Mais sa jeunesse, ses prières, les supplications de sa mère et de son mari furent impuissantes ; le tigre ne se laissa pas attendrir. On emmena ces infortunés après avoir mis les scellés sur leurs appartemens et en avoir fait sortir les petits êtres qui eussent été à la rue sans le dévouement d’une femme de chambre qui se chargea d’eux et leur assura un asile. Quelques instans après, les quatre prévenus étaient écroués à la prison dite des Anglaises, située rue de Lourcine, sans qu’aucun fait délictueux ou criminel eût pu être allégué contre eux. Ils expiaient leur parenté avec Magon de la Balue.

Pour les femmes et pour le jeune Bertrand de Saint-Pern, c’était monstrueux. Ce n’était pas moins injuste pour le marquis de Cornulier. Bien qu’il n’eût que vingt-trois ans et fût frêle et maladif, il avait donné depuis les débuts de la Révolution maintes preuves de son civisme. Il pouvait produire comme preuves non seulement des certificats de non-émigration, mais encore deux actes officiels constatant, l’un, qu’il avait prêté le serment décrété par l’Assemblée nationale le 10 août 1792, l’autre, qu’enrôlé volontairement en 1789, dans la garde nationale, il n’avait cessé d’y servir et de témoigner de son zèle pour la cause publique, « ce qui lui avait mérité l’estime de ses frères d’armes. » Mais ces attestations qui plaidaient en sa faveur devaient être vaines, et victime, comme tous les siens, de la haine qu’inspiraient les nobles et les riches, sa tête était promise au bourreau. Quand on l’arrêta, il était comme eux déjà condamné.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 1er 15 octobre et 15 novembre 1903.