XIII

La Vicomté est située à quinze cents mètres du village de Grandcourt : c’est une longue villa normande de brique rose à cordons de pierre de taille, adossée à un ancien corps de logis d’un pavillon de chasse du xvie siècle ; sur le manteau de la cheminée, dans la salle à manger, on lit encore les armes émoussées des Guise. La Vicomté possède des pelouses d’un velours moins lisse que du temps où la mère de M. Rosenthal faisait venir d’Oxford les graines de raygrass, des guirlandes de rosiers le long des allées, un pigeonnier où gîtent des chauves-souris, une rivière, des barrières de bois peintes en blanc, une maison de garde, des écuries trop vastes où ne vivent plus que deux chevaux, Bois-Belleau et Uranie, à peine réveillés par quelques promenades des vacances, et six danois arlequins. Derrière La Vicomté, de l’autre côté de la grand’route la vallée se relève vers la lisière de la forêt d’Eu, qui coupe l’horizon de sa couronne orageuse.

Les Rosenthal recevaient presque tous les ans des invités. Quelques-uns faisaient un détour sur le chemin de Deauville ou du Touquet, d’autres arrivaient pour quelques jours de Paris. Les invités qui ne voyageaient pas par la route descendaient comme autrefois en gare de Blangy-sur-Bresle du train de neuf heures trente-six : ils sortaient de la salle d’attente, ils jetaient un coup d’œil sur la place hostile et noire où ne brillaient que les lumières lointaines d’un débit et ils se disaient que ça n’allait pas être gai, mais le chauffeur Jules sortait de l’ombre et les sauvait ; ils partaient vers La Vicomté dans la vieille Panhard de mil neuf cent dix-huit, qui avait appartenu à la mère de M. Rosenthal, dans laquelle elle était allée en mil neuf cent vingt-deux, pour un dernier voyage avant sa mort, faire le tour des lacs écossais. La Vicomté flottait au fond de la nuit, tous feux allumés, comme un navire. Les Rosenthal étaient assis dans le petit salon : ils se dérangeaient à peine pour accueillir leurs hôtes, la conversation reprenait, la femme de chambre montait les valises dans les chambres, Mme Rosenthal disait :

— Vous avez la chambre jaune — ou la chambre bleue.

Elle disait aussi :

— Vous voyez, n’est-ce pas, je ne fais aucun frais pour vous, la vie de famille continue. Je veux que les hôtes de La Vicomté se sentent tout à fait at home dès le premier soir, qu’ils comprennent qu’on ne fera pas de cérémonie, pas de tralala en leur honneur, et que tout le monde est absolument libre et entre soi… Je suis pour l’hospitalité britannique, il n’y a personne qui sache vous mettre à votre aise comme les Anglais…

Quand il y avait de la lune, avant de coucher les invités, on les conduisait sur la terrasse du grand salon pour leur montrer les fantômes nacrés du brouillard qui flottaient sur les pelouses ; naturellement, ils soupiraient toujours, ils murmuraient :

— Quel calme !

Ou :

— Vous ne connaissez pas votre bonheur…

Mais ils éprouvaient comme tout le monde une vague angoisse devant toute cette végétation chuchotante, toutes ces étendues de nuit, et ils n’étaient pas fâchés de se retrouver dans la lumière protectrice des lampes.

Il y avait beaucoup à dire sur les invités de l’été vingt-neuf à La Vicomté. Où était le temps de Mme Rosenthal mère, entre mil neuf cent et la guerre, lorsque dans La Vicomté alors pleine de meubles de peluche et de photos de famille, avec une collection d’œufs de Pâques dans la chambre des enfants, de vieilles dames en robes blanches à bandes de guipure et de broderie promenaient leurs ombrelles à volants le long des allées et de la rivière et maintenaient avec une rigueur royale les règles de la grande cérémonie bourgeoise ?

Rien ne marque peut-être mieux le mouvement destructeur du temps que la disparition de la propriété de Grandcourt de ces invités d’honneur qu’étaient les grands universitaires dreyfusards, amis de Mme Rosenthal et de sa sœur Clotilde après l’avoir été de M. Charles Rosenthal, fondateur de la charge et camarade d’enfance de Scheurer-Kestner. Cette époque était celle où Édouard Rosenthal n’osait amener chez sa mère que ceux de ses amis qui venaient de découvrir Wagner, de publier leur premier livre, ou qui arrivaient d’un voyage en Perse, en Égypte, d’une mission en Italie, qui étaient réellement « intéressants » : l’argent ne paraissait alors que la condition temporelle d’une vie consacrée à des soucis nobles, à la connaissance du monde, on aurait rougi de paraître l’élever au-dessus de la culture, de la musique, des idées. Mais pendant l’été vingt-neuf, il n’y avait à La Vicomté que les Adrien Plessis, les Henry Lyons, et la comtesse Kamenskaia : les Lyons étaient banquiers, les Plessis coulissiers, et la comtesse Kamenskaia comtesse.

— Quelle bande ! se disait Bernard. Ces gens sont impossibles. Les Lyons sont des porcs, les Plessis des idiots, la Russe blanche a fait le trottoir à Bucarest et à Pera. Foutons le camp !

Bernard entraînait Catherine, qui avait après tout vingt-deux ans, qui n’avait pas encore entièrement perdu le pouvoir de rire des gens, de faire la folle. Ils allaient nager à Criel, à Dieppe ou au Tréport et acheter des romans à Neufchâtel-en-Bray. Le matin, ils partaient, montés sur Uranie et Bois-Belleau, que Bernard avait rebaptisés cinq ou six ans plus tôt la Muse et le Cheval-Inconnu ; deux ou trois danois les suivaient ou bondissaient devant eux, aux naseaux des chevaux qui encensaient en faisant tinter leurs mors et leurs gourmettes ; la forêt n’était pas moins humide et pourrie que toutes les forêts des pays fertiles et gras, mais ils connaissaient le plaisir de déboucher à l’aveugle sur une lisière descendante, luisante comme un flanc de cheval au soleil, dans le vent, ou de galoper, sans penser aux jambes fragiles des bêtes, sur une grand’route entre deux rangs d’arbres. Bernard allait alors jusqu’à appeler Catherine Diana of the crossways à cause de l’exaltation de la course et du vent et parce qu’il est plus facile d’aimer des femmes de chair à travers de grandes répliques romanesques.

On raconte toujours son enfance à la femme qu’on doit aimer ; on se dit qu’on aurait pu jouer avec elle quand elle avait les genoux nus et portait des jupes courtes qui découvraient les longues cicatrices blanches de ses égratignures, et qu’il faut regagner tout ce temps perdu, qu’on n’y arrivera pas ; on est désespéré, il faudrait avoir toute une vie de bavardages tendres devant soi. Bernard se méfiait encore : il ne parlait guère à Catherine que du beau temps, de la mer, des chevaux, de quelques voyages qu’il avait faits, de la bouffonnerie singulière des adultes. C’est bien assez pour être complice d’une femme, que de lui enseigner quelques mots de passe, de croire la comprendre d’un coup d’œil.

Il emmena un jour Catherine déjeuner chez le conseiller général de Martin-Église qu’il connaissait depuis quinze ans : ils firent un repas sans fin de fermiers enrichis, dans une salle à manger qui sentait le renfermé, la poussière, le phénol. Dans les vitrines, il y avait des monstres empaillés, des veaux à cinq pattes, des moutons à deux têtes, un fœtus, la collection du conseiller. La femme du conseiller avait une berthe à sa robe et un étonnant faux chignon roux et gris.

— Pourquoi m’avez-vous conduite chez ces guignols ? demanda Catherine en sortant.

— Pour vous distraire, dit Bernard, avec ce petit ricanement qui ressemblait plus qu’il ne l’eût souhaité au grand ricanement de son frère. Mais la plus belle pièce de la collection manquait : c’est le fils de la maison. Le jeune Victor a treize ans, il fait de l’insuffisance thyroïdienne, il bave volontiers, il a des yeux de grenouille et la peau des mongoloïdes. C’est le calvados des ancêtres et les mariages collatéraux pour arrondir les domaines. Mais il héritera les deux millions du conseiller et le siège paternel : l’électeur n’y regardera pas de si près. Le curé de Martin-Église qui m’a donné il y a dix ans quelques leçons de latin dit que c’est un bon enfant, il votera aux élections sénatoriales pour M. Thureau-Dangin, qui ne sera pas mort, Dieu merci. Les sénateurs vivent vieux dans le pays. Ça ne vous fait pas rire, ce futur grand bourgeois normand à tête de veau ?

— Non, dit Catherine, ça ne me fait pas rire. C’est assez triste, et je vous trouve révoltant.

Ce jour-là, Bernard et Catherine rentrèrent assez tard de Neufchâtel-en-Bray. Bernard arrêta l’auto devant le portail blanc de La Vicomté. Catherine, qui avait remis, pour aller déjeuner à Martin-Église, un costume des villes, rassembla son sac, ses gants : un mouvement qu’elle fit découvrit sa jambe jusqu’au gonflement cruel de la cuisse au-dessus de l’ourlet de son bas. Bernard rougit, sentit battre son cœur, devant cette découverte de tant de dure nudité dans les nuages confus de la soie et de la laine.

Catherine s’aperçut enfin au bout d’une seconde peut-être à l’immobilité parfaite de Bernard qu’elle était en danger, qu’il se passait un drame : elle vit son genou, ramena sa robe avec un mouvement de pudeur violent comme un geste de colère ; elle regarda à sa gauche, elle rencontra les yeux de Bernard. C’était fini, la magie des familles était morte. En descendant de voiture, Bernard prit le bras de Catherine au-dessus du coude et le serra avec tant de violence qu’elle poussa un soupir et dit plaintivement :

— Vous m’avez fait mal !

— Je vous demande pardon, dit-il, mais il ne délivra pas le bras de sa belle-sœur, tout le temps sans fin qu’ils marchèrent du portail au perron. M. Rosenthal lisait dans le salon, il faisait encore grand jour, il leur demanda :

— Vous avez fait une bonne promenade ?

— Excellente, répondit Catherine, mais votre fils m’a emmenée chez des gens impossibles.

— Chez Burel, je suis sûre, dit M. Rosenthal. Bernard a toujours eu un faible inexplicable pour ces gens-là.

Le soir, quand le dîner fut fini, Catherine vint vers Bernard et releva la manche de sa robe : sa peau portait encore les marques des doigts. Il lui reprit le bras sans rien dire, avec la même force. Elle ne se déroba pas, elle lui dit seulement à voix basse :

— J’aurai des bleus demain… De quoi aurai-je l’air pendant deux ou trois jours, avec des manches longues en plein mois d’août ?