IX

Quelques jours après le 1er mai, Rosenthal, qui tremblait de colère en pensant aux quatre mille cinq cents arrestations préventives que le préfet de police avait organisées cette année-là, écrivit un pneu à Simon pour le prier de venir le voir, comme s’il avait été pressé de riposter aux coups de force de la police. André alla mettre des vêtements civils qu’il avait confiés à Gladys et se rendit avenue Mozart. Il aurait rougi de se montrer en uniforme de coloniale ailleurs qu’entre l’Observatoire et le Jardin des Plantes.

Bernard demanda à Simon ce qu’il devenait et comme il arrive presque toujours que les jeunes gens mentent un peu moins à leurs amis qu’à leurs parents et se vantent volontiers près d’eux de ce qu’ils cacheraient à leur père, Simon le lui dit. Il était entendu depuis des années qu’ils se disaient tout. Ou presque tout.

C’était beaucoup pour un récit, les deux casernes, les adjudants, les filles et l’histoire de Gladys et du taxi du 12e. Ces confidences, faites dans la chambre de Rosenthal en face du Lénine, du Chirico et du Descartes, paraissaient soudain singulières. Bernard s’irrita, il avait des côtés de moraliste et supportait difficilement qu’un de ses amis vécût une existence détendue : il ne mettait rien au-dessus de la plénitude, de la tension et il jugeait qu’un homme doit être inquiet. Il dit enfin à Simon qu’il paraissait ne point se rendre compte de la bassesse de sa vie et que cette indifférence était pire que la délectation même. Simon répondit qu’il s’en rendait assez bien compte mais qu’il s’en moquait :

— Mon seul plaisir consiste à m’abandonner, dit-il. Cette vie militaire m’amollit jusqu’à l’os. Je me sens fondre. Heureusement, j’ai appris à transformer en grandes vacances un peu veules une servitude imbécile dont je ne me serais délivré qu’au prix d’une ruse de tous les instants et d’une présence d’esprit bien fatigante… Cet abandon n’aura qu’un temps.

— Non, dit Rosenthal, qui ne se plaisait qu’à donner des conseils, des avertissements aux gens désemparés ou insouciants, à écrire Mané Thécel Phares sur tous les murs. Non, cette situation ne peut pas durer. Il est grand temps de te raidir. Veux-tu du thé ?

Simon répondit qu’il avait soif et Rosenthal sonna. Une femme de chambre frappa à la porte et entra. Bernard lui donna des ordres avec une politesse embarrassée : peu de problèmes pratiques lui paraissaient plus difficiles à résoudre que celui de ses rapports avec les domestiques de ses parents, qu’il ne savait comment nommer. Simon, qui ne doutait plus de lui-même depuis l’aventure de Gladys regardait la femme de chambre. Pendant cette courte scène, Rosenthal eut le temps de se dire que la négligence morale où Simon s’oubliait favorisait peut-être ses projets et qu’en effet un homme abandonné doit souhaiter se reprendre. La femme de chambre sortit.

— T’es-tu demandé, dit Rosenthal, pourquoi j’avais insisté pour que tu ailles à Port-Royal ?

— Absolument pas, répondit Simon. J’ai regardé ton insistance comme un service dont je te sais gré. J’avais fait une demande, tu me connais, je n’aurais plus bougé.

— Je ne rends jamais de services, dit Bernard.

— Quelquefois, dit doucement Simon. Malgré toi.

Rosenthal expliqua à Simon les raisons métaphysiques, le sens et le mécanisme de la Conspiration ; Simon écoutait et pensait que toute cette hardiesse était excessivement vaine, et quand Bernard lui déclara qu’il lui réservait un rôle au cœur même de l’affaire et le chargeait en somme d’inaugurer la Conspiration, André sentit qu’il n’avait aucune envie d’agir seul pour une révolution qui, décrite par Rosenthal, paraissait bien mythique, et qui ne le passionnait pas. Il répondit qu’il ne voulait pas se mêler à cette aventure et Rosenthal eut alors recours à des arguments de femme qui faisaient appel à l’amitié, à la fidélité, au souvenir, et qui défiaient Simon de refuser. Simon s’entêta à se défendre et ajouta que cette histoire lui semblait enfantine et parfaitement absurde, mais au bout d’une heure, il céda quand Rosenthal eut mis le débat sur un terrain insultant :

— Si tu ne veux nous suivre ni par principe, ni par amitié, c’est que tu as peur. Est-ce que tu serais lâche ?

Simon se dit qu’il ne pourrait souffrir l’idée d’être discrédité aux yeux de Bernard et se jeta à l’eau. Rosenthal, qui se réjouissait moins de voir son Idée commencer à se réaliser et à commander des gestes réels à quelqu’un que d’avoir une fois de plus imposé l’un de ses désirs, rassura son ami :

— D’ailleurs, dit-il, que peut-il t’arriver ? Les risques sont infiniment faibles.

— Enfin, soit, répondit Simon, nous verrons bien.

Ils convinrent de quelques moyens pratiques de transmettre les renseignements que Simon obtiendrait : Simon devait aller mettre ses lettres à la poste dans un quartier éloigné de Port-Royal et taper les adresses à la machine… Il se leva pour partir.

— Voilà un but dans ta vie, dit Rosenthal.

— Oh ! un but… répondit Simon. N’exagérons rien. À peine un prétexte, et encore…

Le plan de protection de la 2e zone de Paris était enfermé dans une petite armoire de bois blanc assez semblable à celle où les internes enferment dans les dortoirs des lycées leurs chemises, leurs brosses et les lettres qui viennent de leurs mères et de leurs sœurs et dont ils laissent entendre qu’elles viennent d’une femme. Le caractère familier de cette boîte peinte en gris accrochée au mur chocolat enlevait toute espèce de sérieux aux documents confidentiels qu’elle devait protéger ; un cadenas de cuivre à quatre lettres défendait seul la porte : cette fermeture puérile caractérise assez bien les secrets de l’ordre militaire.

Après sa visite avenue Mozart, Simon attendit encore trois jours en se disant que les exploits que l’amitié de Rosenthal exigeait de lui étaient décidément un peu théâtraux pour son goût. Comme il était après tout le fils de son père, il pensa modestement à ses chances de succès et à son avenir, détruit peut-être s’il était pris, à la prison, au conseil de guerre ; il se vit arrêté, interrogé, pris par la machine inexplicable de la justice militaire et de procès dont il ne sortirait jamais. Il ne doutait pourtant pas que cette entreprise illégale ne fût légitime et même noble, bien qu’elle lui parût incertaine dans ses résultats et indigne de passionner un homme comme elle faisait Rosenthal. Après tout, ce n’est qu’un jeu de l’esprit, se dit-il, pour se rassurer et se persuader qu’il ne se passerait rien. Il était bien de son âge : il n’arrivait pas à croire que les actions de jeunesse pussent entraîner des conséquences.

Le troisième jour, quand, à la fin de la journée, il se retrouva seul à Port-Royal entre son lit de fer et l’armoire aux secrets, Simon décida qu’il était temps enfin d’étudier le cadenas : il lui fallut deux minutes pour composer le mot, qui était Siam. Dans ces casernes presque tout est soumis aux mots des expéditions coloniales et des batailles illustres de la guerre, les drapeaux, les réfectoires, les chambrées, les foyers du soldat décorés au pochoir et les secrets d’État, on peut tout découvrir par les mêmes méthodes que les solutions des mots croisés et des rébus.

Le lendemain, le second secrétaire qui avait de la famille dans le Pas-de-Calais partit en permission ; Dietrich éloigné, Simon fut certain de rester seul le soir pendant trois jours. À une de ces heures mortes entre la fin de la soupe et les notes désolées de l’extinction des feux, quand les chambrées sont vides, quand les hommes traînent le long des boulevards, devant les cafés ou dans les halls d’attractions de l’avenue des Gobelins, Simon ouvrit l’armoire. Il n’y avait aucune chance de voir arriver l’adjudant Giudici ou le chef de bataillon Sartre.

L’armoire était à demi pleine de dossiers dont la chemise portait, écrit en ronde, le titre confidentiel ou le titre secret. Simon n’eut aucun mal à découvrir la seule pièce importante qui était le plan de protection de la 2e zone : c’était un cahier qui évoquait avec une grande sécheresse la guerre, la révolution, la guerre civile ; cette anticipation administrative des cataclysmes était suffisamment poétique pour que Simon fût sensible à sa mise en scène calligraphiée de l’avenir : il rêva cinq minutes sur les tableaux enflammés de Paris qui se levaient de toutes les lignes et commença à copier les instructions du cahier. À l’usine des Eaux de Choisy-le-Roi, tant d’hommes, lisait-il. À Villeneuve-Saint-Georges, tant de fusils mitrailleurs. À la gare de Lyon, tant d’effectifs du 21e colonial. Il voyait la troupe descendre sur les points stratégiques de Paris, il entendait des commandements rouler d’écho en écho dans le silence des grands orages historiques, la respiration étouffée des Parisiens épiant à travers les lames de leurs volets les rues menaçantes, sans voitures, sans lumières, la nuit. L’extinction des feux l’arrêta.

Le lendemain, Simon reprit son travail et envoya le troisième jour à Rosenthal ce qu’il avait déjà copié : il était allé mettre la lettre à la poste avenue des Champs-Élysées. Le soir du troisième jour, la porte du bureau s’ouvrit. Simon qui avait oublié de s’enfermer repoussa sa chaise et se mit au garde à vous. Le commandant Sartre qui avait oublié ses gants au bureau le matin venait d’entrer. Simon avait vraiment l’air plus coupable qu’il n’eût fallu : le commandant qui n’avait pourtant pas le sens des visages n’arriva pas à s’y tromper, il regarda autour de lui en sentant qu’il se passait quelque chose et aperçut la porte ouverte de l’armoire des secrets.

Ce qui troubla le plus les officiers de Simon, ce fut de ne point apercevoir les raisons qui avaient pu le pousser à copier des documents secrets. Le chef de bataillon avait fait coucher Simon en prison le soir même : cette décision donnait au commandement le temps de la réflexion. Un ouvrier, on l’eut sur le champ soupçonné d’espionnage et de liaisons romanesques avec l’Allemagne ou avec Moscou. Mais Simon ? Le lieutenant-colonel de Lesmaes qui avait appris l’aventure de son ancien secrétaire, demandait au commandant :

— Mais enfin expliquez-moi donc, commandant, quel intérêt un jeune homme du milieu de Simon, un ancien élève de l’École des Chartes, qui, nous le savons, ne s’est jamais occupé de politique, pouvait trouver au plan de protection de Paris !

Le chef de bataillon levait les bras et disait :

— Cette histoire me dépasse, mon colonel. Je n’en ai pas la moindre idée.

Simon dans sa prison régimentaire attendait qu’on l’interrogeât : il se sentait revenu à l’âge du lycée, se voyait questionné par un colonel proviseur, un chef de bataillon censeur, stupéfaits qu’un si bon élève eût provoqué un scandale. Il pensait que les gens se font des idées bien primitives d’un homme et que son acte devait leur paraître obscur parce qu’il ne se rattachait pas à la notion qu’un officier de carrière peut former d’un soldat bien élevé. On l’interrogea enfin : le colonel avait l’air beaucoup plus embarrassé que lui. Quand on lui demanda :

— Mais enfin, Simon, dites-nous s’il y avait quelqu’un derrière vous. De mauvaises influences ? Une femme ?

Simon comprit qu’il pouvait répondre non et qu’il serait cru : l’égalité militaire est une apparence au nom de laquelle on pardonne d’abord à la discipline ses excès, parce qu’on croit qu’on est au moins logé à la même enseigne que tous les autres, mais ces illusions ne résistent pas à trois mois de caserne. Simon sentit au ton de ses officiers que les complicités sociales étaient capables de tenir en échec toutes les lois écrites de l’armée. Il devina qu’ils raisonneraient comme des confesseurs ou comme des lecteurs de romans policiers, et qu’il pouvait sans doute les duper.

Le silence lui semblait un devoir évident : il n’était pas question de trahir Rosenthal. Il ne se trouvait pas sublime, il était toujours au lycée où l’on ne dénonce jamais. Il avait un peu peur qu’on ne découvrît son ancienne amitié avec Bernard et qu’on ne remontât par là à quelque groupe révolutionnaire ; il avait tort de s’inquiéter, l’enquête menée par les moyens militaires n’avait rien donné ; on avait seulement appris qu’il ne se mêlait pas de politique, n’avait pas de relations suspectes, de besoins d’argent. L’adjudant Giudici n’avait rien dit des fréquentations singulières où il avait lui-même engagé Simon. Les renseignements parvenus à la caserne ne parlaient que de ses vertus.

Simon se risqua enfin, en se disant que sa version allait paraître un peu grosse : il expliqua au colonel que sa curiosité des choses militaires était vive et qu’il n’avait pu résister à la tentation de jeter un regard sur les plans qu’il avait pour mission de protéger ; le voisinage de ces documents lui avait suggéré le dessein de composer un roman d’anticipation pour lequel il prenait des notes au moment où le chef de bataillon l’avait surpris ; il était désespéré de cet enfantillage dont il n’avait pas mesuré la portée.

— Mais alors, s’écria le colonel, pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Votre silence permettait toutes les hypothèses !

Simon qui venait de surprendre le regard que le commandant Sartre avait échangé avec le colonel, se dit que c’était gagné. Cette explication qui eût paru absurde chez un soldat d’une autre origine leur paraissait en effet acceptable.

— Mon colonel, dit Simon, j’ai craint de vous paraître ridicule et j’ai pensé que vous ne me croiriez pas. Il me semblait que je ne pouvais me défendre qu’en me taisant.

Cette fable correspondait assez bien à l’idée que ces militaires se faisaient de l’homme : l’invention d’un roman leur parut s’accorder avec les rêveries qu’ils prêtaient à tous les intellectuels, en se persuadant qu’ils étaient eux-mêmes des hommes d’action. Ils respirèrent d’être mis en présence d’une version de l’incident qui ne contredisait aucune de leurs valeurs ; elle les fit sourire, et le colonel dit à Simon qu’il s’était conduit comme un enfant et qu’on ne se cache pas la tête dans le sable. On lui demanda de donner sa parole d’honneur que rien n’était sorti de la caserne : il la donna sur le champ et ajouta qu’il commençait à peine de prendre ses premières notes quand le commandant était entré. Il jugeait que son amitié pour Bernard valait bien tous les mensonges. L’honneur jouait dans les habitudes morales des officiers de Simon un rôle si naturel qu’ils n’imaginaient même pas qu’un adolescent comme lui pût se parjurer. Ils n’auraient peut-être pas cru un fils d’ouvrier sur parole, mais Simon les trompa avec une grande aisance.

Comme il ne se pouvait pas que son indiscrétion demeurât sans sanctions, il fut puni de quinze jours de prison et de huit jours de cellule qui devinrent en s’élevant vers les instances supérieures de la hiérarchie militaire trente jours de prison et quinze jours de cellule. Il conclut qu’il s’en tirait à bon compte et que Gladys n’aurait pas longtemps à le pleurer.

Rosenthal qui n’avait aucune nouvelle de Simon depuis l’envoi des premiers renseignements s’inquiéta rapidement. Il pensa courir à la caserne de Lourcine, mais il songea que si André s’était fait prendre, toutes les visites seraient suspectes. Il alla rôder à la sortie de la caserne, sur le boulevard de Port-Royal, à l’heure où les chômeurs attendent devant le corps de garde que les soldats aient mangé la soupe du soir, mais il ne vit pas sortir Simon. Il fut assuré que tout était perdu : malade, Simon se fût arrangé pour le faire prévenir. Ces inquiétudes lui donnèrent une idée exaltante de la Conspiration : quand il vit Laforgue, il lui expliqua que tout devait être découvert.

— Ce pauvre type va faire de la tôle, dit Laforgue. Autant que je m’en rende compte, ça doit être un cas de conseil de guerre.

— Je connais Simon, dit Bernard ; il n’ouvrira pas la bouche. Ils ne soupçonneront rien.

— Ce n’était pas à toi que je pensais, dit Laforgue.

— Te voilà bien sentimental, répliqua Rosenthal.

L’idée d’un danger le soulevait : pendant quelques jours il se sentit vivre, il pensait aux conjurations des villes d’Italie, à un monde de conspirations, de police et de musique. Il crut que des inspecteurs le suivaient et cacha les notes de Simon. Mais il ne se passa rien : les policiers n’étaient jamais que des passants.

Ses jours de prison achevés, Simon refit connaissance avec la caserne de Clignancourt où la place de Paris l’avait renvoyé. On était au début de juin, il faisait tout à fait beau. Le premier jour de liberté, il erra dans la cour de la caserne entre les écuries et les douches, d’un bout à l’autre de cette folle planète militaire, en écoutant les sonneries de clairon dont il avait déjà oublié le sens. Pour un jour encore de hautes portes de fer et des murs de meulière le séparaient du monde : il regarda longtemps passer, à travers les barreaux de la petite porte du corps de garde, des ouvriers, des filles en cheveux, des clochards, des camions, des fardiers, des femmes qui poussaient des voitures d’enfant le long des acacias en fleurs du chemin de fer de Ceinture, le défilé étrange de la vie. De l’autre côté de la cour, la zone s’étendait avec ses fumées pauvres, ses arbustes en fleurs qui fusaient sur les pancartes de brocanteurs, les annonces des restaurants, les huttes africaines de tôle, de planches et de carton ; des filles décoiffées piétinaient dans la poussière blanche du printemps, les bas sur les chevilles, des enfants à moitié nus jouaient avec de vieilles roues de bicyclettes sur un terrain de pierrailles, de gravats, de chiffons consumés, de boîtes de conserve et de ressorts de sommier ; les clochers noirs, les cheminées hérissaient le triste pays natal des Parisiens. Pour la première fois depuis des mois, Simon le soir coucha dans la chambrée ; toute la nuit, une vague lumière rose persista de l’autre côté des croisées. La chambrée s’éveilla à l’aube avec des soupirs, des bruits de toux. Le voisin de Simon s’assit sur son lit et sortit d’un morceau de serge verte une trompette d’harmonie ; il sonna le réveil en fantaisie, et joua une java que les hommes écoutèrent, engourdis de sommeil et perdus sous le plafond lointain de la chambrée. Simon dit à son voisin qu’il jouait bien ; le soldat qui était liant répondit qu’il s’appelait Di Maio et qu’il était soliste dans un jazz, et il sortit de son portefeuille une photo où trois jeunes hommes et une femme groupés autour d’une batterie de jazz regardaient fixement devant eux ; la peau de la caisse portait cette inscription, au dessous d’une guirlande peinte : « The Select’s Jazz ».

— C’est mes frangins et une amie, dit Di Maio. On fait les bals dans le 3e. Tu connais ?

Simon regardait les smokings des musiciens et la robe perlée de la femme qui lui rappelait Gladys :

— Si je connais, dit-il. Avant d’entrer en tôle, j’étais à Lourcine, au 23e. C’est mon quartier.

C’est ainsi que Simon avant même de rentrer parmi les hommes retomba parmi les charmes ambigus du quartier des Gobelins.

Simon alla voir Rosenthal et lui raconta les drames du plan de protection. Bernard lui reprocha de n’avoir pas pris de plus sévères précautions.

— Tes renseignements étaient de premier ordre, dit-il. Les voilà incomplets.

— Pardonne-moi, répondit Simon, je ne suis pas fait pour les complots.

— C’est dommage, dit Bernard.

M. Édouard Rosenthal était un homme lourd, aux joues molles, sur lesquelles les coupures du rasoir saignaient longtemps, malgré toutes les pierres d’alun : Bernard croyait parfois avec une sorte de colère se retrouver en lui ; il lui suffisait de regarder son père pour imaginer avec une exactitude insupportable l’avenir de son propre corps. Ce genre de prophétie vivante, d’incarnation du temps futur est assez dur quand il révèle à travers les traits de sa mère l’avenir physique d’une jeune femme qu’on commence d’aimer, plus dur s’il s’agit de soi ; il est affreux de ressembler à son père, à sa mère, de se prévoir. On ne peut consentir à vivre qu’en ignorant tout du style de sa mort et des formes de son vieillissement.

Bernard était un jeune homme au corps sec qu’il était arrivé à trois ou quatre femmes de trouver assez beau : il avait un nez fin, le front haut, la bouche sinueuse, un regard noir, la peau mate, mais il se voyait, trente ans plus tard, chauve, les muscles du visage détendus, avec des poches de cardiaque sous les yeux, un nez infiltré et tombant sur la lèvre, un teint d’hépatique. Quand il pensait aux poisons de famille que son foie et ses reins n’élimineraient pas toujours, il ne savait plus si c’était son père qu’il détestait, ou lui-même, sous sa forme future ; son père était comme un présage de ce que le temps lui révélerait après une terrible métamorphose qui ferait sortir un gros homme affaissé de Volhynie ou de Galicie du jeune homme d’Asie Mineure.

— L’Orient, passe encore, se disait-il, mais l’Orient se dégradera : j’aurai l’air d’un vieux Roumain.

M. Rosenthal vivait comme si la Bourse où il avait de l’importance suffisait à peu près à alimenter les passions et l’énergie d’un homme, comme si ces relations d’affaires fondées sur le maniement de quelques signes abstraits et d’idées décharnées l’avaient assez nourri. Il se divertissait peu, et brièvement, par quelques parties de bridge, qu’il aimait et où il excellait, par quelques après-midi de printemps à Auteuil, à Chantilly et à Longchamps, par le théâtre et des dimanches de chasse en Sologne, à l’automne. Il voyageait peu. Il ambitionnait de devenir syndic de la Compagnie, d’être promu commandeur de la Légion d’honneur. Ensuite il mourrait : la mort ne lui semblait pas absolument effrayante, il n’avait pas ce qu’il faut d’imagination pour se révolter devant les paradoxes du néant, il souhaitait seulement souffrir peu, s’éteindre, ou mourir d’une embolie, d’une rupture d’anévrisme en dormant.

Son fils n’avait jamais eu avec lui de relations très chaleureuses ou très précises : elles naissent difficilement dans cette confuse défiance qui règne presque toujours entre les pères et les fils et dans cette rivalité, cette ambition de dépassement, cette tentation de mépriser les défaites, qui naissent chez les fils quand l’âge des imitations est passé, et quand ils commencent à se dire que les pères sont toujours vaincus.

Bernard avait fait à Janson-de-Sailly puis à Louis-le-Grand des études si éclatantes que M. Rosenthal, qui avait assez de bon sens pour estimer à sa valeur spirituelle, qui n’est pas considérable, une charge d’agent de change, n’avait jamais imaginé que son second fils dût jamais lui succéder dans les bureaux de la rue Vivienne. Comme la présence d’un fils aîné assurait la permanence de la maison, Bernard avait été libre de devenir, s’il lui plaisait, un intellectuel, ou comme on commença de dire un peu après mil neuf cent vingt-sept, un clerc. Peut-être M. Rosenthal avait-il vaguement éprouvé le sentiment que la vocation de Bernard justifierait un jour les siens, que l’Esprit absoudrait l’Argent : c’est ainsi que dans des familles provinciales, on n’est point fâché qu’un des fils se fasse prêtre, une fille carmélite ; on en a tant à se faire pardonner qu’il n’est pas inutile d’avoir un médiateur qui puisse intercéder un jour pour les gens de son sang.

Mme Rosenthal n’avait jamais été belle, mais on l’avait toujours trouvée distinguée.

— Berthe n’est pas jolie, disait-on vers mil huit cent quatre-vingt-dix ou mil neuf cent, mais elle a un style.

Tandis que son mari vieillissait dans le sens de l’effondrement, de la pesanteur, elle vieillissait dans celui du dessèchement : elle était grande et osseuse, elle soutenait hardiment les fanons de son cou par des rubans de moire grise ; en robe de soirée, elle ne craignait pas de laisser voir des clavicules jaunes, des omoplates qui palpitaient sous la peau. Elle avait cette autorité que donnent le commandement d’une grande maison, d’une cuisinière, d’une femme de chambre, d’un chauffeur, et en Normandie d’un ménage, l’éducation de trois enfants, la direction d’œuvres de bienfaisance considérables où elle collaborait avec des médecins célèbres et les membres secondaires des Gouvernements, répandus dans le Paris charitable.

Il arrivait à Berthe Rosenthal de parler d’un quatrième enfant qu’elle avait perdu d’une méningite quand il avait trois ans : elle n’ignorait rien du monde, pas même les larmes, pas même la douleur. Il ne fallait point oser parler devant elle de maladies ; ce n’est pas qu’elle les eût éprouvées, elle avait une santé de fer, mais elle les connaissait, on était écrasé par les péritonites affreuses, les cancers généralisés, les opérations admirables de ses oncles, de ses cousines, par les maux qui fondaient sur sa famille et dont elle triomphait toujours. Elle était d’une lignée où rien n’aurait su être médiocre.

Claude Rosenthal avait fait son droit et aux Sciences politiques les finances privées. À la Faculté, il fût bien entré dans les rangs des Camelots du Roi, si un certain sentiment de l’honneur ne lui avait conseillé, tout compte fait de rejeter une organisation politique inspirée par les pamphlets de Drumont et dont les écrivains insultaient quotidiennement les Juifs ; il s’était contenté des Jeunesses Patriotes, bien qu’elles lui eussent paru infiniment moins relevées que l’Action Française, et M. Taittinger moins important que Maurras qui avait écrit des poèmes et trois colonnes d’articles tous les jours. Il se consola de cette adhésion de second ordre lorsqu’il eut reçu des coups dans la bagarre de la rue Damrémont : il disait qu’il aurait pu mourir, sait-on jamais ? Il était lieutenant de cavalerie de réserve, il faisait ses périodes, il était entré dans la charge de son père, il lui succéderait.

M. Rosenthal était parfois effrayé de la froide perfection de son fils aîné : c’était un homme qui avait des côtés frivoles, qui aimait les vins, qui ne craignait pas les histoires légères que les boursiers racontent aux manucures des grands coiffeurs de la rue Réaumur, il lisait quelques livres, il pensait aimer Marcel Proust parce qu’il l’avait rencontré autrefois en compagnie de Léon Brunschwicg sous les taillis des Champs-Élysées et qu’il se souvenait d’avoir aperçu le modèle vivant de Charles Swann, il calculait l’âge qu’aurait Gilberte de Saint-Loup et disait que tout cela ne le rajeunissait pas, mais Claude, qui avait été complètement corrompu par la rue Saint-Guillaume, où il avait entendu parler des lois des marchés de valeurs et des courbes des économistes de Harvard, ne croyait qu’aux théories scientifiques de la Bourse. C’était aux yeux de M. Rosenthal le comble de la crédulité :

— Mais voyons, mon petit, s’écriait-il, tu sais pourtant aussi bien que moi que la Bourse est absolument un jeu et que le Rio bouge parce qu’il y a une grande opération politique en cours ou parce que quelqu’un a raconté en déjeunant chez Gallopin ou à l’Omnium une histoire inepte sur la hausse des métaux, et que les rentes fichent le camp parce que le premier imbécile venu est plein de secrets sur la chute imminente du ministère ! Tout le marché repose sur des racontars de concierge : comment veux-tu qu’il y ait une science de la Conciergerie ?

On voyait rarement Marie-Anne depuis qu’elle avait épousé un industriel qui vivait au Caire. Ce mariage avait été vraiment toute une aventure, la famille n’en était pas encore revenue et elle ne savait pas si finalement c’était un événement flatteur ou simplement singulier. Demetrios était grec ; heureusement, il descendait d’une de ces vieilles familles françaises qui n’ont pas bougé des Cyclades depuis les grands brassages méditerranéens de l’Empire et des guerres romantiques pour l’indépendance de la Grèce, et il était parent de ces barons de Lastic dont les dernières héritières vivent encore vêtues d’éternelles robes de laine noire sous les cyprès et les oliviers de l’île d’Ariane en attendant que leurs filles qui apprennent le français chez les Ursulines de Naxia, aient achevé leurs études démodées. Marie-Anne qui avait épousé son mari parce qu’elle l’aimait venait deux mois en hiver à Paris et passait l’été dans la maison que Demetrios avait achetée à Naxos. Cette fugue orientale faisait rêver toute la famille.