La Conspiration/Texte entier


Paul Nizan


LA CONSPIRATION



EUROPE
REVUE MENSUELLE

N° 189, septembre 1938
N° 190, octobre 1938
N° 191, novembre 1938
N° 192, décembre 1938


LES ÉDITIONS RIEDER
7, PLACE SAINT - SULPICE, 7
PARIS

Les chapitres 10, 11, 16, 21, 22,
ne figurent pas dans cette édition.


LA CONSPIRATION

I

En somme, dit Rosenthal, cette revue pourrait s’appeler La Guerre Civile…

— Pourquoi non ? dit Laforgue. Ce n’est pas un mauvais titre, et il dit bien ce que nous voulons dire. Tu es sûr qu’il n’est pas pris ?

— La guerre civile est une idée qui doit être dans le domaine public, dit Rosenthal. Ça ne se dépose pas.

C’était un soir de juillet, à cette heure après chien et loup où la sueur s’évapore sur la peau et où toute la poussière du jour achève de retomber comme les cendres d’un incendie perdu ; un assez vaste ciel s’étendait au-dessus du jardin, qui n’était qu’un petit enclos d’arbres grillés et d’herbe malade, mais qui faisait tout de même éprouver au cœur des collines de pierre de Paris le même genre de plaisir qu’une prairie.

Dans les appartements de la rue Claude-Bernard que Laforgue et ses amis épiaient parfois pendant des heures comme s’ils avaient abrité des secrets importants, les gens commençaient à se préparer à la nuit ; on voyait vaguement passer devant une lampe une épaule ou un bras nu : des femmes se déshabillaient, mais elles étaient trop loin pour qu’on pût distinguer si elles étaient vraiment belles ; elles ne l’étaient pas. C’étaient plutôt des dames entre deux âges qui enlevaient des corsets, des ceintures et des gaines comme des pièces d’armure ; les plus jeunes habitantes de ces maisons, celles dont les chansons jaillissaient parfois du fond d’une cuisine, couchaient sous les combles : on ne les voyait pas.

Des airs de musique, des discours, des leçons, des réclames sortaient de la gueule des haut-parleurs dans un rabachage confus ; de temps en temps, un autobus grinçait à l’arrêt de la rue des Feuillantines ; il y avait pourtant des moments où une espèce de grand silence marin déferlait paresseusement sur les récifs de la ville.

Rosenthal parlait. Il parlait toujours beaucoup parce qu’il avait une voix prophétique et qu’il pensait persuader facilement à cause du timbre de sa voix ; ses compagnons l’écoutaient en regardant les reflets framboise de Paris au-dessus de leurs têtes, mais ils songeaient confusément aux femmes qui se couchaient et qui disaient à leurs maris, à leurs amants des mots de machines parlantes ou peut-être des phrases bouleversantes de haine, de passion ou d’obscénité.

C’étaient cinq jeunes gens qui avaient tous le mauvais âge, entre vingt et vingt-quatre ans ; l’avenir qui les attendait était brouillé comme un désert plein de mirages, de pièges et de vastes solitudes. Ce soir-là, ils n’y pensaient guère, ils espéraient seulement l’arrivée des grandes vacances et la fin des examens.

— À la rentrée, dit Laforgue, nous pourrons donc publier cette revue, puisqu’il se trouve des philanthropes assez naïfs pour nous confier des argents qu’ils ne reverront pas. Nous la publierons, et au bout d’un certain temps, elle mourra…

— Bien sûr, dit Rosenthal. Est-ce que l’un de vous est assez corrompu pour croire que nous travaillons pour l’éternité ?

— Les revues meurent toujours, dit Bloyé. C’est une donnée immédiate de l’expérience.

— Si je savais, reprit Rosenthal, qu’une seule de mes entreprises doive m’engager pour la vie et me suivre comme une espèce de boulet ou de chien fidèle, j’aimerais mieux me foutre à l’eau. Savoir ce qu’on sera, c’est vivre comme les morts. Vous nous voyez, dans des quarante ans, dirigeant une vieille Guerre civile, avec les sales gueules de vieillards que nous aurons, façon Xavier Léon et Revue de Métaphysique !… Une belle vie, ce serait une vie où les architectes construiraient des maisons pour le plaisir de les abattre, où les écrivains n’écriraient des livres que pour les brûler. Il faudrait être assez pur, ou assez brave, pour ne pas exiger que les choses durent…

— Il faudrait, dit Laforgue, être absolument délivré de la peur de mourir.

— Pas de romantisme, dit Bloyé, ni d’angoisse métaphysique. Nous faisons des projets de revue et nous avons des conversations élevées parce que nous n’avons ni femmes ni argent ; il n’y a pas de quoi s’exciter. D’autre part, il faut faire des choses, et on les fait. Ce ne sera pas toujours des revues.

— Si on allait boire, dit Pluvinage.

— Allons, dit Jurien.

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Les Rosenthal habitaient avenue Mozart, à une époque où presque tous leurs parents, leurs amis restaient encore fidèles à la plaine Monceau et envoyaient leurs fils au Lycée Carnot ou au Lycée Condorcet et leurs filles au cours Dieterlen, où le grand déplacement vers Passy et Auteuil n’avait pas encore pris l’ampleur singulière qu’il devait prendre dans les années suivantes.

On suivait d’abord un grand couloir de pierre blanche coupée par de longues glaces et de sanglantes banquettes de velours grenat et on arrivait au rez-de-chaussée des Rosenthal. C’était un grand appartement qui donnait par des portes-fenêtres sur un jardin humide entouré de grilles et obscurci par de hauts immeubles blancs. Le grand et le petit salon étaient envahis de statues, de livres reliés, de tableaux sombres et de consoles à pieds dorés ; il y avait un piano à queue, un gros saurien luisant protégé par un châle de Séville, une harpe, des toiles de Fantin-Latour et de Dagnan-Bouveret, qui dataient de ce temps où les peintres avaient tout à gagner à adopter de doubles noms qui leur conféraient une noblesse roturière.

M. Rosenthal était agent de change : on se serait cru chez un grand chirurgien, et les jours où Mme Rosenthal recevait, toutes ses invitées paraissaient attendre l’heure d’un rendez-vous et un verdict sur l’état de leur appendice ou de leurs ovaires : le moment n’était pas encore venu de livrer ces appartements meublés vingt ans plus tôt avec un amour égaré aux décorateurs de mil neuf cent vingt-cinq ; seuls les jeunes ménages commençaient à s’installer dans des pièces blanches meublées de verre et de métal : on ne sortait pas de la médecine.

Bernard entra chez lui. Dans cet appartement solennel, sa chambre n’avait que l’ambition d’être austère : elle était meublée d’une grande table, d’un lit de cuivre que Bernard avait jugé moins frivole qu’un divan, et d’une armoire anglaise ; il y avait au mur des rayons dont les livres étaient moins reliés que ceux du grand salon, une mauvaise lithographie de Lénine, une assez bonne reproduction du Descartes de Hals et un petit paysage métaphysique de Chirico, qui rappelait assez bien les réserves d’un musée provincial sous une lune de théâtre et qui date l’époque où se déroule cette histoire de jeunes gens. Bernard prit un bain et se coucha, pensa qu’il avait décidément trop fumé et qu’il avait un peu faim ; il songea ensuite vaguement à la révolution, et précisément à sa famille, aux meubles du grand salon, à la cuisine où il devait rester des choses dans le frigidaire. Il se dit qu’il fallait en finir, sans bien savoir s’il s’agissait de couvrir Paris de barricades, de prendre le lendemain un train qui l’éloignerait pour quelques semaines de son père et de sa mère, de son frère, de sa belle-sœur, des domestiques, ou simplement de descendre à la cuisine, il avait vraiment trop sommeil, il s’endormit enfin.

Un quart d’heure après Rosenthal, Pluvinage avait quitté à son tour le Canon des Gobeloins. Pluvinage, qui préparait l’agrégation de philosophie à la Sorbonne, habitait seul une chambre assez sinistre dans un hôtel de la rue Cujas, où vivaient des étudiants chinois, des filles du Pascal, du d’Harcourt et du Soufflet. Comme toujours, ses compagnons se sentirent légèrement soulagés par son départ, mais comme ils estimaient que c’était un sentiment assez bas, ils n’en parlèrent pas. Laforgue, Bloyé et Jurien retardèrent comme ils pouvaient le moment d’aller dormir. Heureusement, ils aimaient passionnément Paris, leur quartier et les promenades de nuit.

Dans la rue Mouffetard, ce soir-là, traînaient des odeurs de viande morte, de chat et d’urine et les invisibles flocons de la misère ; comme toujours, dans ces déserts endormis de Paris, Laforgue et ses camarades ne virent s’esquiver que les derniers rôdeurs de la malchance, ces vieilles femmes qui roulent de portail en portail avec des cabas pleins de papiers, de croûtes, de chiffons et de ces détritus brillants de fer, d’os, de nacre et de faïence que les maniaques des asiles cousent sur leurs gros jupons, ces noirs et ces manœuvres algériens qu’on entend chanter si tard en été sous les arbres de papier vert de la place Maubert comme sur un toit d’Afrique ; comme toujours, ils n’avaient plus qu’à se résoudre à aller dormir en se disant que ce n’était quand même pas une vie et ils rentrèrent ; ils avaient beau crocheter rêveusement dans le petit tas de débris de la journée, ils n’en ramenaient pas grand’chose : il ne s’était rien passé.

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II

Le surlendemain, Rosenthal vint retrouver ses amis.

Toutes ces rencontres ont lieu à l’École Normale, rue d’Ulm. C’est un grand édifice carré du temps de Louis-Philippe ; une cour en fait le centre, avec un bassin de ciment où des poissons rouges tournent paresseusement ; entre les fenêtres court pour l’exemple une guirlande de grands hommes ; une froide odeur de soupe conventuelle traîne le long des couloirs vitrés ; un homme nu qui meurt contre un mur, en tendant un flambeau de pierre que personne n’a envie de lui prendre des mains, symbolise les Morts de la guerre ; en bordure de la rue Rataud s’étend un tennis, et entre la rue Rataud et la rue d’Ulm, un jardin orné d’un banc de pierre sculptée et de deux femmes nues d’un contour assez mou souvent décorées d’inscriptions obscènes. À l’une des extrémités du tennis s’élève un petit laboratoire de physique dans le style des baraques historiques où des inventeurs célèbres ont découvert le moteur à explosion ou le détecteur de sans fil ; à l’autre extrémité se dressaient il y a dix ans un gymnase et des laboratoires de biologie végétale, qui tombaient en ruines autour d’un petit potager botanique qu’on appelait la Nature.

Du haut des toits, on découvre avec le sentiment d’exaltation et de pouvoir qu’inspirent les altitudes toute la moitié sud de Paris et son horizon voilé, hérissé de dômes, de clochers, de nuages et de cheminées. C’est sur ces toits que Laforgue, Rosenthal, Bloyé, Jurien et Pluvinage parlèrent encore de la Guerre civile, sans s’exagérer la portée qu’elle pourrait avoir, mais en pensant cependant qu’elle ferait peut-être partie des mille petites entreprises par quoi finalement on croit que change le monde.

On était à la fin du mois de juin mil neuf cent vingt-huit. Comme ces jeunes gens vivaient dans un pays qui en vaut bien un autre, mais où le président du Conseil expliquait justement alors à la tribune de la Chambre qu’il n’était pas mécontent d’avoir été nommé par les communistes Poincaré-la-Guerre et Poincaré-la-Ruhr — parce que s’il n’avait pas visité les premières lignes de la guerre avec ses molletières et sa petite casquette de chauffeur et s’il n’était pas entré sur l’autre rive du Rhin, où en serait la France ? — et comme ils n’étaient pas pressés par la nécessité déprimante de gagner leur pain sur le champ, ils se disaient qu’il fallait changer le monde. Ils ne savaient pas encore comme c’est lourd et mou le monde, comme il ressemble peu à un mur qu’on flanque par terre pour en monter un autre beaucoup plus beau, mais plutôt à un amas sans queue ni tête de gélatine, à une espèce de grande méduse avec des organes bien cachés.

On ne peut pas dire qu’ils soient absolument dupes de leurs discours sur la métamorphose du monde : les gestes qu’entraînent leurs phrases leur paraissent simplement les premiers effets d’un devoir dont l’accomplissement comportera plus tard des formes d’un tout autre rendement, mais ils se sentent révolutionnaires, ils pensent que la seule noblesse réside dans la volonté de subversion. C’est entre eux un dénominateur commun, bien qu’ils soient sans doute destinés à devenir des étrangers ou des ennemis. Spinoza, Hegel, le marxisme, Lénine ne sont encore que de grands prétextes, de grandes références embrouillées, et comme ils ignorent tout de la vie que mènent les hommes entre leur travail et leur femme, leurs patrons et leurs enfants, leur petites manies et leurs grands malheurs, il n’y a encore au fond de leur politique que des métaphores et des cris…

Peut-être Rosenthal est-il simplement promis à la littérature et ne construit-il que par provision des philosophies politiques ; Laforgue et Bloyé sont encore trop près de leurs arrière-grands-pères paysans pour se livrer sans beaucoup d’arrière-pensées et de restrictions mentales à de sérieuses manifestations mystiques ; Jurien se laisse aller à suivre des camarades singulièrement différents de lui-même : il a le sentiment qu’il jette sa gourme, comme dit son père qui est un instituteur radical dans un petit bourg jurassien, et que la Révolution est moins dangereuse pour la santé que les femmes : il est vrai qu’elle donne d’abord moins de plaisirs, elle ne l’empêche pas de faire de mauvais rêves ; Pluvinage est peut-être le seul d’entre eux qui adhère pleinement à son action, mais c’est une adhésion qui ne peut que mal finir, parce qu’il ne se soucie au fond que de vengeance et croit à son destin sans retour d’ironie sur lui-même.

Tout cela est terriblement provisoire et ils le sentent bien. C’est à vingt ans qu’on est sage : on sait alors que rien n’engage ni ne lie, et qu’aucune maxime n’est plus basse que la fameuse phrase sur les pensées de jeunesse réalisées dans l’âge mûr ; on ne consent à s’engager que parce qu’on devine que l’engagement ne donnera pas une figure définitive à la vie ; tout est confus et libre ; on ne fait que de faux mariages, à la mode des coloniaux qui attendent les grandes orgues nuptiales des métropoles. La seule liberté enviable paraît celle de ne point choisir : le choix d’une carrière, d’une femme, d’un parti n’est qu’une défaillance tragique. Un camarade de Laforgue venait de se marier à vingt ans ; ils parlaient de lui comme d’un mort, au passé.

Ils n’eussent pour rien au monde avoué ces certitudes ; sa sagesse n’empêche pas le jeune homme de mentir. Il avait fallu l’avant-veille une heure de paresse sur l’herbe, les tentations et l’inimitable ton de confidences de la nuit pour que Rosenthal se laissât aller à parler tout haut de maisons détruites et de livres brûlés ; ils traitaient leurs improvisations comme des décisions pour la vie, car ils accompagnaient encore leurs actes d’illusions qui ne les trompaient pas. Ils ne se laissaient même pas égarer sur le sens de leur amitié, qui n’était qu’une complicité assez forte d’adolescents trop menacés pour ne pas éprouver le prix des liens d’équipe, trop solitaires pour ne pas s’efforcer de remplacer la réalité des compagnes nocturnes, par les reflets de la camaraderie virile : fonder l’avenir sur des connivences de jeunesse paraissait à chacun d’eux le comble de la lâcheté.

Sur la couverture de la revue, dont ils établirent la maquette ce jour-là, étendus sur le métal brûlant des combles et la tête bourdonnante de soleil, ils décidèrent de faire graver une mitrailleuse ; ce fut Pluvinage qui la leur proposa.

L’année finissait. Rosenthal voulait que tout fût prêt pour le mois de novembre ; il mettait à ce dessein la même impatience qui pouvait parfois l’entraîner à la poursuite d’une femme. Tout ce que Bernard entreprenait devait s’exécuter à une allure si vive qu’il semblait qu’il n’eût que peu de temps à vivre, qu’il se préparât une mort pleine de regrets, de souvenirs, de projets. Ses amis n’osaient lui résister : ces impatients jouent quelquefois les rôles de chefs. D’ailleurs, c’était Rosenthal qui avait trouvé les fonds de la revue : ces vingt-cinq mille francs, cette habileté dans le siècle lui donnaient le droit et les moyens de convaincre des jeunes gens qui n’étaient pas encore sortis de leurs études et de la claustration du lycée, et aux yeux de qui l’argent paraissait absolument magique.

III

Rue d’Ulm, on traversait cette époque incertaine où, les examens achevés, on en attend les résultats dans un extrême désœuvrement qui a bien des charmes pour des adolescents naturellement paresseux, mais contraints pendant des années à d’absurdes travaux.

Laforgue passait des après-midi entières sur un divan tendu d’une étoffe dorée qui était devenue fort sombre ; il prenait un livre et commençait à lire, mais il s’endormait bientôt ; quand il avait trop chaud, il descendait au rez-de-- chaussée et allait prendre une douche, ou un verre dans un bistrot de la rue Claude-Bernard.

Une après-midi, vers quatre heures, quelqu’un frappa, c’était Pauline D…, une jeune fille qui n’était plus tellement jeune et qui venait de temps en temps voir Laforgue, rue d’Ulm, quand elle avait envie d’être embrassée. Laforgue l’avait rencontrée sur une petite plage en Bretagne où les jeunes gens embrassaient les jeunes filles après des allées et venues sur la digue, quand elles s’étaient étendues sur le sable et qu’elles étaient désarmées par la nuit, les étoiles, ou la phosphorescence verte de la mer qui venait grésiller à leurs pieds. Philippe avait toujours beaucoup de peine à soutenir la conversation avec Pauline ; il se disait qu’il n’avait jamais détesté une femme comme elle, mais il n’avait pas tant d’occasions de caresser une poitrine et des jambes et il s’arrangeait. Il lui disait grossièrement :

— Vous connaissez des gens impossibles, le curé de la Madeleine, le gouverneur militaire de Paris. Dire que vous êtes la nièce d’un préfet de police ! Qu’est-ce que vous venez faire chez moi ?

Pauline l’avait conduit un jour à une vente de charité dans l’Hôtel des Invalides ; sur le boulevard, c’était le printemps, des invalides assis dans leurs petites voitures lisaient leurs journaux au soleil ; le général Gouraud promenait sa manche vide parmi les dames de l’Union des femmes de France ; ces anciennes infirmières averties de cette illusion des amputés qui ne fait pas moins parler d’elle que la bille d’Aristote et les vieilles plaisanteries des opticiens, s’effaçaient pour ne pas heurter la manche vide, ce bras d’ombre : s’imagine-t-on le général s’abandonnant soudain, lâchant le cri de douleur qu’il avait retenu jusqu’au bout sur les champs de bataille ? On vendait des objets que personne n’avait envie d’acheter — c’est toujours la même chose dans les ventes, heureusement qu’il faut bien des cadeaux pour les bonnes, les parents pauvres — des coussins, des paillassons, des brosses, des ustensiles fabriqués par des aveugles de guerre et tristes comme leurs chiens, ou par des pupilles jaunes et noires des religieuses françaises de l’Annam et de la Côte des Somalis. Pauline rappelait toujours à Laforgue le temps de guerre, où en province, il allait le jeudi à l’hôpital du couvent Sainte-Madeleine voir les blessés fabriquer du macramé et tricoter des cache-nez, les sœurs courir, ces saintes filles qui n’avaient jamais été à pareille fête, où, le dimanche soir, lorsqu’il avait servi le Salut en faisant tinter les sonnettes devant les soldats qui somnolaient et songeaient qu’ils étaient aussi bien là qu’ailleurs, les convalescents lui donnaient des cigarettes qui le faisaient vomir ; en revenant dans un taxi où Pauline l’embrassait, il se disait qu’elle n’était acceptable que comme un souvenir d’enfance, le reflet des infirmières à voile bleu avec leurs seins si beaux sous les empiècements carrés et sous la médaille palpitante des épidémies.

Pauline se mit à parler des concours du Conservatoire et de l’exposition des envois de Rome ; elle n’avait jamais grand’chose à faire, elle ne manquait pas un concert, une exposition, une grande vente, elle allait un jour par semaine dans une consultation conseiller les jeunes mères sur l’allaitement des nouveaux-nés et les maladies du premier âge ; elle avait peu d’argent ; elle ne se mariait pas.

Laforgue affectait de ne jamais mettre les pieds dans une galerie de peinture, chez un marchand de tableaux, à l’Opéra, salle Pleyel : c’était assez leur genre ; comme ses amis, il criait avec orgueil sur les toits qu’il se moquait de la peinture, de la musique et du théâtre, et qu’il préférait les bistrots, les foires du Lion de Belfort, les cinémas de quartier et les kermesses de l’avenue des Gobelins. C’était une sorte de défi qu’ils lançaient aux gens à qui les beaux-arts servaient de mérite, de justification, d’alibi. Comme il connaissait assez bien l’Espagne et l’Italie, Philippe aurait pu parler tout de même de la peinture, mais Pauline ne venait pas rue d’Ulm pour causer sérieusement de tableaux ou de musique et Laforgue jugeait qu’il n’y avait pas lieu de se donner la peine d’être poli. Il s’assit près de Pauline sur le divan et elle lui dit qu’il n’était pas bavard.

— Excusez-moi, Pauline, dit-il. Dieu sait pourtant qu’il s’en passe ! 30 degrés à l’ombre à Perpignan, un anticyclone de derrière les Sargasses marche sur les Açores. Le financier Loewenstein s’est noyé dans la Manche et la Bourse d’Amsterdam est considérablement émue. On joue Maya au théâtre de l’Avenue, où nous n’irons pas. Il y a eu quarante-huit morts à Roche-la-Molière, mais comme ce sont des mineurs, cet incident n’a pas une importance démesurée et M. Tardieu s’est entretenu familièrement avec les blessés, ce qui arrange bien des choses. À Paris…

— Embrassez-moi plutôt, dit Pauline.

Philippe l’embrassa et il trouva à ce geste un plaisir légèrement irrité parce que la sueur de l’été salait un peu les lèvres de Pauline, que son rouge avait un drôle de goût, et qu’elle était une de ces femmes impossibles qui mettent en scène toutes leurs émotions, tremblent quand on touche leurs seins et qui organiseront sur le tard des crises de nerf parfaitement imitées.

— Que de manières ! pensait Laforgue. De quoi aurais-je l’air si Bloyé rentrait, avec cette fille théâtrale, sa figure de transe ? Il vaudrait peut-être mieux que j’aille boucler la porte.

Il s’éloigna de Pauline pour aller pousser le verrou.

— Est-ce que vous auriez de mauvaises intentions ? demanda-t-elle avec un petit rire arrangé. Je ferais probablement mieux d’enlever ma robe.

— Je le crois aussi, dit Laforgue.

Pauline se leva et enleva sa robe, une robe couleur de feuille morte qui faisait justement un sec petit bruissement de feuille morte ; elle portait une combinaison mauve avec de grandes bandes de dentelle ocrée qui lui coupaient la poitrine et les jambes.

— Cette femme n’a aucun goût, se dit Philippe, qui n’aimait chez les femmes qu’une lingerie pure ou les artifices extravagants des grues de la Madeleine et de l’Opéra.

Elle avait des épaules et un torse un peu grêles mais des jambes et des hanches assez lourdes pour lesquelles Philippe avait assez de goût pour lui pardonner son linge. Elle s’allongea sur le divan et étendit sa robe sur ses genoux ; Laforgue, couché le long de ce corps moite, pensait qu’il aurait bien dû tirer le rideau avec tout ce soleil qu’ils avaient en plein dans les yeux et qui illuminait les taches de rousseur sur la peau blanche de Pauline au-dessus du grand ourlet de ses bas, mais il commençait à ronronner et il n’eut pas le courage de se lever. Pauline n’était pas une femme avec qui il fût question de coucher ; elle se défendait avec une présence d’esprit obstinée qui n’entravait guère sa poursuite du plaisir. Elle ferma les yeux ; le fard disparut de ses joues ; le mouvement de son ventre faisait penser au battement saccadé et rêveur de l’abdomen d’un insecte ; elle était solitaire, absolument enfermée en elle-même, dans l’application étrange du plaisir ; son cœur battait durement dans tout ce profond travail ; Laforgue se rappelait qu’il ne s’était pas rasé le matin, et que Pauline aurait des points rouges autour de la bouche et des plaques roses au creux de l’épaule, mais comme il pensait à cette étrangère avec rancune, il se disait que c’était bien fait. Ces caresses, ces mouvements, ces respirations coupées faisaient une torpeur taciturne et mouvante, une précipitation aveugle, une maussaderie dont on ne voyait pas la fin. Pauline serra soudain les dents, rouvrit les yeux, et Laforgue épia avec rage cet air d’égarement, cette angoisse de coureur au bout de son effort ; le corps de la jeune fille se tendit, ses cuisses se serrèrent avec une force incroyable sur le poignet de Laforgue qui atteignit lui-même un plaisir incertain.

Pauline s’abandonna, posa une main sur son sein :

— Nous sommes insensés, soupira-t-elle.

Elle s’étira, elle referma les yeux. Plus tard, elle se souleva sur un coude et prit une glace dans son sac, se regarda :

— Comme je suis faite ! s’écria-t-elle.

— Défaite, dit Philippe.

Elle était échevelée, une rosée de sueur perlait encore sur ses tempes, aux ailes de son nez, à la racine de ses cheveux, après le dur engendrement du plaisir. Laforgue regardait ces lèvres blanches :

— L’amour n’arrange pas les femmes, se dit-il.

— Essuyez votre bouche, dit Pauline. Si vos amis voyaient tout ce rouge…

Elle couvrit ses seins, qui étaient attachés un peu bas et elle se leva pour passer sa robe. Pauline réussissait avec une promptitude admirable le passage difficile des désordres du plaisir à la vie de société : avec son visage net, ses cheveux lisses, sa robe jusqu’aux chevilles, personne n’aurait songé à lui manquer de respect. Elle avait envie de parler, le bavardage était pour elle l’un des derniers échos du plaisir. Elle lut les titres des livres qui traînaient partout, Laforgue venait de terminer une année grecque, les livres étaient austères, il y avait sur sa table le Politique, l’Éthique à Nicomaque et le Commentaire de Simplicius. Pauline se rassit sur le divan. Sa robe découvrait les grandes plages de soie de ses bas ; elle regardait Philippe avec un sourire à tuer qui voulait en dire long.

— En voilà assez pour aujourd’hui, pensa Laforgue. Nous ne sommes pas complices pour si peu.

— Comme cela doit être passionnant, toute cette sagesse grecque ! s’écria-t-elle.

— À qui le dites-vous, répondit Laforgue.

— Tellement plus qu’une femme comme moi, n’est-ce pas, soupira Pauline. Une femme sans importance…

— Aucune comparaison, dit Philippe, qui se dit : elle minaude, c’est un comble. Mais vous me faites penser que j’étais en train de travailler quand vous êtes venue. J’étais dans un de mes bons jours, figurez-vous…

— Ce qui doit signifier, répondit Pauline, que je pourrais peut-être vous débarrasser maintenant de ma présence.

Laforgue haussa légèrement les épaules, mais Pauline sourit : c’était fini, elle était rhabillée, elle savait qu’elle ne pouvait exiger des hommes une reconnaissance passionnée pour ce qu’elle leur donnait.

Laforgue l’accompagna jusqu’à la porte de la rue d’Ulm, elle s’éloigna vers la grille et la loge du portier.

— On est vraiment trop poli, pensait-il. Cette fois-ci, j’aurais dû coucher avec cette fille.

Bloyé arriva au pied des marches du porche, il revenait du jardin. Laforgue lui dit, un peu haut ;

— Bloyé, tu vois cette dame ? Eh bien, elle ne couche pas.

Pauline se retourna et jeta vers eux un regard de colère. Laforgue se dit en rougissant que l’insulte ne l’empêcherait pas de revenir, qu’elle n’était pas si fière, et il rentra se laver les mains.


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IV

À la mi-novembre, les interminables vacances en famille terminées, la Guerre Civile parut, avec la mitrailleuse de Pluvinage, qu’ils avaient finalement adoptée, noire sur la couverture bleue. Ils étaient tous assez fiers d’eux-mêmes à cause de leur nom en capitales dans le sommaire, et de la mitrailleuse de Serge.

Des gens s’abonnèrent ; ils reçurent au bureau de la rédaction, qu’ils avaient installé dans une petite boutique humide et sombre, avec des lampes électriques toute la journée, rue des Fossés-Saint-Jacques, des lettres enthousiastes écrites par des étudiants de Dijon et de Caen ou d’Aix-en-Provence — on s’ennuie tellement en province que le moindre cri lancé à Paris y trouvera toujours des échos — ou par des instituteurs de campagne sentimentaux et critiques, des femmes, des fous, qui leur envoyaient des projets de Paix perpétuelle, des inventions étouffées, des dessins symboliques, les pièces imaginaires et les plaidoyers de procès sans fin, ou des appels déchirants à la Justice : il y avait surtout des vaincus parmi leurs amis inconnus. Il venait aussi des lettres d’insultes ou des lettres sur le ton Jeune-homme-vous-n’avez-pas-honte, parce que la Guerre Civile traduisait assez bien un état naturel de fureur et que ses rédacteurs s’en prenaient nommément à des personnes vivantes et véritablement respectables. Les raisons qu’ils donnaient de ces condamnations, bien qu’elles fussent appuyées sur de grands appareils de philosophie, n’étaient pas toutes rigoureuses ni valides, mais quand on pense que la France avait alors pour grands hommes le président Poincaré, M. Tardieu et M. Maginot, il faut bien dire que leur instinct ne risquait point de les tromper beaucoup.

Le premier souvenir politique de l’équipe remontait à mil neuf cent vingt-quatre. C’était une année qui avait commencé par des morts, par la disparition des symboles ou des acteurs les plus considérables des premières années de la Paix : Lénine était mort en janvier, Wilson en février, Hugo Stinnes en avril. En mai, des élections pleines de lyrisme avaient amené au pouvoir le bloc des Gauches : comme on venait d’en finir avec la Chambre bleu horizon, on croyait que la guerre était définitivement liquidée et qu’on allait tranquillement recommencer le petit glissement régulier vers la gauche où les historiens sérieux voient le secret de la République en trouvant que cette fatalité providentielle arrange bien des choses et permet de dormir sur ses deux oreilles. En novembre, pour plaire à un pays qui n’avait pas fini en cinq mois d’espérer, on décida de transférer le corps de Jean Jaurès au Panthéon, où le mort du mois de juillet quatorze était attendu par la Patrie reconnaissante et ce qui restait des Grands Hommes, La Tour d’Auvergne, Sadi Carnot, Berthelot, le comte Timoléon de Cossé-Brissac et le comte Paigne-Dorsenne.

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Rien n’est plus malaisé que l’exploitation méthodique d’un événement du cœur, rien ne s’amortit plus vite que les ondes d’un coup de foudre. Les examens, la paresse, la littérature, la curiosité des femmes, toutes les fausses manœuvres où se disperse la vie difficile des adolescents empêchèrent longtemps Laforgue et ses amis de tirer de ces violents souvenirs du 24 et du 25 novembre toutes les suites pratiques qu’ils devaient comporter : ils ne firent partie pendant des années que de leurs réserves.

On peut juger singulier qu’ils n’aient point été bouleversés par quelques événements des années vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept et vingt-huit : c’est qu’on mesure mal l’état de divertissement où sont ravis tant de jeunes gens qui découvrent à la fois les livres et les femmes. En juillet vingt-cinq, Laforgue promenait le dimanche aux environs de Paris et emmenait danser à Saint-Cloud et à Nogent-sur-Marne une petite vendeuse du faubourg Saint-Honoré qui lui paraissait plus importante que tout ; en mai vingt-six, Rosenthal oubliait tout pour les révélations de l’Éthique. La guerre du Maroc, le soulèvement de Canton, la grève générale anglaise ne furent guère pour eux que les grandes occasions de quelques jours de lyrisme politique : ils signèrent des manifestes qui les engageaient beaucoup moins que leurs parents ne pensaient. L’intérêt qu’ils portaient au monde manquait de précision. L’affaire Sacco et Vanzetti et les grandes assommades de Paris auraient pu jouer dans leur vie un rôle qui les eût plus durement marqués que les cérémonies Jaurès, mais c’était l’époque des vacances, aucun d’eux n’était à Paris, toute l’affaire ne fut qu’une nouvelle qu’ils lurent avec quarante-huit heures de retard dans les journaux, en Bretagne ou dans le midi.

Pendant toutes ces années, ils avaient des périodes de passion, décidaient de se coucher à trois heures du matin : c’était plus qu’il n’en fallait pour passer des examens, c’était un peu mince pour s’oublier. Ils apercevaient une piste et s’y lançaient moins pour s’instruire que par espoir de tomber sur un miroir ou sur une source. Ils découvrirent tour à tour Mendelsohn, le Philosophe inconnu et Rabbi ben Ezra. Au bout de quinze jours, l’humour l’emportait, ils s’éveillaient et retournaient presque chaque soir au cinéma. C’étaient des impatients, mais paresseux.

Cette légèreté ne les empêchait pas de croire à la révolution : ils se souciaient peu de paraître vraiment inconséquents. Ils faisaient parfois des examens de conscience, mais c’était pour conclure qu’ils n’inclinaient point à la révolution par amour de l’humanité, ni par une adhésion rigoureuse aux événements. Il est bien vrai qu’il n’y avait pas la moindre philanthropie dans leur mouvement naturel de révolte : l’humanitarisme leur semblait de bien mauvais aloi et ils ne jugeaient pas que la Révolution fût une renaissance laïque de la chrétienté.

— Ce qui me plaît dans la révolution, disait Laforgue, c’est que la civilisation qu’elle promet sera une civilisation dure.

— D’accord, disait Rosenthal. L’âge de la facilité s’achève…

Ils étaient plutôt sensibles au désordre, à l’absurdité, aux scandales logiques, qu’à la cruauté, à l’oppression, et la bourgeoisie dont ils étaient les fils leur paraissait enfin moins criminelle et moins meurtrière qu’imbécile. Son dépérissement et sa condamnation, ils n’en doutèrent jamais. Mais ils ne souhaitaient pas se battre pour les ouvriers, qui heureusement ne les avaient point attendus, mais pour eux-mêmes : ils ne les regardaient que comme leurs alliés naturels. Il y a bien de la différence entre vouloir couler un navire et ne pas consentir à couler avec lui…

Le vif dégoût familial qu’ils éprouvaient de la bourgeoisie aurait pu les conduire à une critique violente mais anarchiste. Mais l’anarchie leur paraissait illettrée et frivole : leurs études de professeurs les sauvaient. Ils méprisaient la génération qui les avait immédiatement précédés pour n’avoir exprimé la révolte que dans des vocabulaires et sous des cautions poétiques : le moment paraissait venu de donner à la colère des répondants philosophiques.

— Entrons dans le genre sérieux, disait Bloyé.

Rosenthal commentait :

— On verra plus tard qu’il s’est produit un changement historique à partir du moment où Hegel et Marx ont détrôné dans les admirations de la jeunesse des Écoles Rimbaud et Lautréamont.

Ils n’aimaient que les vainqueurs et les reconstructeurs, ils méprisaient les malades, les mourants, les causes désespérées : aucune force ne pouvait séduire plus fortement des jeunes gens qui se refusaient à être emportés dans les défaites bourgeoises qu’une philosophie qui, comme celle de Marx, leur désignait les futurs vainqueurs de l’histoire, les ouvriers promis à ce qu’ils considéraient un peu vite comme une fatalité de victoire. Ils se laissaient d’ailleurs aller jusqu’à croire avec une complaisance excessive que la Révolution était faite au moment où ils ne se sentaient décidément plus solidaires de la bourgeoisie, et une sorte d’orgueil satisfait les faisait parler de la conscience post-révolutionnaire ; personne n’aurait songé à les trouver dangereux, ils travaillaient moins à détruire le présent qu’à définir un avenir terriblement contingent.

La Guerre Civile les occupa beaucoup pendant les premiers mois : ils ne se doutaient pas alors que ce qu’il y avait de plus important dans cette aventure, c’est qu’elle leur donnait des occasions de grandes lectures et leur première chance de rapports suivis avec des ouvriers, et qu’ils se souviendraient plus tard, avec l’étonnement que donne le souvenir du bonheur, des heures qu’ils passaient avec des typographes habiles et narquois dans la petite imprimerie de labeur de la rue de Seine où ils allaient corriger leurs épreuves et mettre en pages la revue.

Ils n’étaient pas modestes, ils se comparaient à de célèbres associations, aux Encyclopédistes, aux Hégéliens.

Rosenthal pensait que leur entreprise principale devait être une critique encyclopédique des valeurs et comme la réduction générale des idées à leurs véritables mobiles : aucune recherche ne lui paraissait plus importante que la critique de la mystification et la mise au clair du mensonge ; Laforgue rêvait d’une espèce de généralisation des analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise, d’une caractéristique universelle de la duperie.

On était en effet au lendemain de la guerre et des premiers désordres de la paix ; on sortait d’un temps prodigieusement mensonger où toute l’éducation des adolescents s’était faite au milieu de bavardages solennels qu’avaient tour à tour nourris les nécessités de la conduite de la guerre et le succès des grandes combinaisons de la paix. Ils s’apercevaient qu’ils n’avaient pas été moins dupés au lycée que leurs pères ou leurs frères aînés sur le front. Leurs mères, solitaires et facilement héroïques, comme toutes les femmes des hommes qui mourront dans les guerres, avaient elles-mêmes menti avec une aisance civique qui confond. Dix ans après Versailles, presque tous les hommes qui étaient revenus du front, sauvés au dernier moment par la sonnerie de clairon de l’Armistice, hésitaient encore à dévoiler le sens des inventions rhétoriques pour lesquelles ils avaient combattu : on a rarement le cœur de se désavouer et de crier sur les toits qu’on a cru un jour les menteurs sur parole ; il faut être bien fort pour ces aveux publics, on aime mieux avoir été complice que naïf. On comprendra pourquoi Laforgue et ses camarades ne méprisaient personne plus profondément que les Anciens Combattants. Les voix qui s’étaient élevées après le dernier jour de la guerre paraissaient encore peu nombreuses : elles ne s’imposaient pas aux jeunes gens. Tout dépendait du hasard d’une rencontre qui ne se produisait pas toujours. Laforgue et Rosenthal, à un an près, avaient manqué le mouvement de Clarté, qui se décomposait déjà.

Derrière les volets fermés de la boutique de la rue des Fossés-Saint-Jacques ou dans leurs salles de la rue d’Ulm, ils passaient des heures à agiter ces choses. Des camarades qui ne faisaient pas partie de l’équipe venaient les retrouver ; ils discutaient très tard en buvant du café que Bloyé passait, jusqu’à ce qu’ils fussent ivres de paroles et de fumée. Par exemple, Rosenthal disait :

— Une encyclopédie moderne ne saurait se fonder que sur la sincérité de l’insolence. Personne n’attend de nous autre chose que de l’insolence. Il faut annoncer avec des moyens d’expression suffisamment prophétiques pour bouleverser les bonnes consciences, le déclin de l’époque du mensonge. Une pareille annonciation ne se fera pas sans système : c’est pourquoi notre mission spéciale de philosophes consiste à redonner du ton, et l’accent de notre temps à tous les systèmes dépréciateurs, à Spinoza, à Hegel et à Marx… Notre entreprise ressemblera donc plutôt à l’Encyclopédie hégélienne qu’à l’Encyclopédie de d’Alembert qui comporte toutes les tares des compromis bourgeois… Si les gens sont à l’agonie, c’est qu’ils étouffent sous des coquilles de mensonge. Nous leur dirons pourquoi ils meurent, ces Bernard l’Ermite. Ils seront furieux contre nous, personne n’aime la vérité pour elle-même, Marx disait qu’il faut donner aux hommes la conscience d’eux-mêmes, même s’ils ne le veulent pas. Ils n’aiment pas la conscience, ils aiment la mort… Pendant un certain temps, mes amis, nous n’aurons pas d’autre tâche que de déprécier leurs idées et de les déshabituer des flatteries… Il n’y a pas phrase que j’admire davantage que celle de Lénine sur la profanation de l’or, vous vous rappelez ? « Quand nous aurons vaincu à l’échelle mondiale, nous construirons des pissotières en or dans les capitales du monde… »

Laforgue disait alors :

— Ce que je crains un peu, c’est la durée probable de cette mission… Tu sais à qui je nous compare ?

— Non, répondait Rosenthal.

— Je nous compare à cette brillante équipe de Jeunes Hégéliens, dans le genre Bruno Bauer et consorts qui préféraient décidément les révolutions des consciences aux cassages de gueule des révolutions. Tu ne connais pas la petite épigramme sur le Doktorklub ?


Unsere Täten sind Worte bis jetzt und noch lange
Hinter die Abstraktion stellt sich die Praxis.

Il y a des jours où je me demande s’il ne vaudrait pas mieux coller des affiches sur les murs avec les types d’une cellule…

— C’est du romantisme à rebours, d’une qualité assez basse, répondait Rosenthal. La victoire dans la pensée doit précéder la victoire dans la réalité.

— Voire, disait Laforgue. C’est exactement par là que tu me parais idéaliste. Est-ce que ça ne serait pas que la réalité nous paraît un peu lourde à déplacer ?

— Pas d’accord, coupait Rosenthal. La fonction du philosophe consiste exclusivement dans la profanation des idées. Aucune violence n’égale par ses effets la violence théorique. Plus tard l’action vient…

— Elle vient, disait Laforgue, quand la théorie a pénétré les masses. Crois-tu que ce soit de notre théorie que les masses attendent d’être pénétrées ?

— Nous verrons bien, répondait Rosenthal.

Bernard était pourtant plus impatient que tous les autres, mais rien ne lui paraissait alors plus urgent que de lancer quelques cris, qu’il nommait communément des messages et qui manquaient de simplicité. En décembre et en février, Rosenthal publia dans la Guerre Civile des pages qui n’avaient pas de chances sérieuses d’ébranler le capitalisme.

V

Ses premiers cris poussés, ses premiers cris écrits, Bernard souhaita l’action.

La Guerre Civile durait depuis trois mois, elle avait cinq cents abonnés et huit cents acheteurs au numéro, trois maisons d’éditions lui donnaient de la publicité : c’était beaucoup, c’était un succès, mais on ne pouvait pas dire que ce fût un bouleversement historique de la pensée française. Parler de la colère ou de la dépréciation des valeurs ou des ruses de la Raison bourgeoise, Rosenthal s’en fût sans doute contenté si ces discours avaient entraîné des poursuites, mais avec cette liberté absurde de la presse, le Procureur de la République ne bougeait toujours pas : il était impossible de prendre pour un geste l’exercice de la philosophie.

Le printemps allait arriver. On venait de traverser des mois sévères, mais les glaces fondaient, l’hiver mourait dans les averses ; on avait envie de se lever tôt, les jours allongeaient comme ces plantes qu’on voit grandir, se déplier en tremblant sur l’écran des cinémas. Rue de la Paix, les midinettes sortaient en bandes et traversaient la place Vendôme et la rue de Rivoli en se donnant le bras. De temps en temps, il faisait beau, comme si des journées d’été, d’automne ou du dernier printemps qui, étouffées par la pluie, par un orage, n’avaient pas fait leur apparition des mois plus tôt, versaient leur chaleur sur des mains encore engourdies, des lèvres encore gercées. Il y avait encore des gelées blanches sur les pelouses du Luxembourg, mais entre deux giboulées, on retrouvait le ciel.

À part ce printemps qui montait, c’était une mauvaise époque pour des jeunes gens impatients. Les choses avaient l’air en général de se calmer, dans l’économie, dans la politique. Il y eut un moment où l’histoire de l’Europe parut étale comme la mer en temps de morte eau, où on oublia la guerre et la paix, la Ruhr, le Maroc et la Chine. La saison de Deauville ne fut jamais plus brillante que cette année-là et on en reparlait encore pendant l’été trente-sept qui ne fut pourtant pas mal au point de vue courses et casinos. Chez les parents de Rosenthal, des dames qui avaient eu leur belle époque vers la mobilisation qui n’est pas la guerre disaient :

— Vous ne trouvez pas, chère amie, que ce printemps a comme un petit goût d’avant-guerre ?

Il ne se passait en effet pas grand’chose. L’Affaire de la Gazette du Franc amusait plutôt le monde, le président Poincaré avait des majorités de cent voix, avec le pacte Briand-Kellogg, on allait peut-être se sentir un peu tranquilles. Il y avait bien quelques grèves, mais Halluin et le textile du Nord étaient loin, et la grève des taxis était en somme bien agréable pour les voitures privées qui pouvaient enfin circuler dans Paris. On se serait peut-être ému des trente morts de l’Armée du Rhin au mois de mars. Comme c’est affreux, ces épidémies qui fauchent à la saison des giboulées les petits soldats dans des pays lointains, moins lointains que l’Indochine ou que Madagascar, mais tout de même bien loin des mères ! Là-dessus le maréchal Foch était mort, le même mois que les soldats de l’Armée du Rhin auxquels on avait un peu moins pensé. Quelle occasion d’aller faire la queue au bout de la rue de Grenelle, en plein faubourg Saint-Germain, avec des Anglais, des nurses du Champ-de-Mars, de vieilles dames et des prêtres pour voir à quoi ressemble le deuil des familles illustres, et les vieux maréchaux vainqueurs s’établir dans la mort avec leur mentonnière ! Mais en avril, quand des soldats fraternisèrent dans le Gard avec les mineurs en grève qu’ils avaient pourtant pour consigne d’écarter des puits, les gens en eurent par-dessus la tête de toutes ces histoires de militaires où il n’y avait vraiment que les maréchaux de possible, et encore. Enfin, les dames se sentaient rassurées, c’étaient les mêmes qui devaient parler quelques années plus tard de l’avant-crise comme elles avaient parlé en vingt-huit de l’avant-guerre et à qui l’on entendait dire dans les salons qu’à la dernière guerre on leur avait pris leurs fils et que pour la France passe encore, mais qu’à la prochaine guerre on leur prendrait aussi leur argent : elles avaient besoin d’être tranquillisées. Heureusement, le préfet Chiappe montra cette année-là qu’avec lui l’ordre ne risquait rien et on se dit qu’après le 1er mai et le 1er août, les communistes en avaient pour longtemps avant d’avoir pansé toutes leurs blessures.

Un soir, vers la fin du mois de mars, rue d’Ulm, Rosenthal s’écria que la Révolution exigeait d’eux beaucoup plus que des articles.

— On écrit, dit-il, et on croit que la Révolution est faite. On tombe, — nous tombons — dans les fantaisies post-révolutionnaires. Vous êtes satisfaits ? Oui ou non ? Vous ne dites rien ? La confiance dans la révolution ne se mesure qu’aux sacrifices qu’on lui fait et aux risques qu’on court pour elle…

— C’est à peu près ce que j’ai toujours eu l’honneur de te dire, répondit Laforgue.

Le lendemain, Bloyé dit à Laforgue :

— Voilà quatre mois que la revue dure, c’est bien long… Rosenthal doit avoir des idées de derrière la tête. On lui voit cette satisfaction hypocrite des hommes qui font des plans…

— Oui, dit Laforgue. Il se chante sournoisement une nouvelle chanson.

Ses amis attendaient pourtant : ils connaissaient son goût du mystère, des coups de théâtre, ils ne l’interrogeaient pas.

VI

Un samedi, vers le soir, ils reçurent tous un pneumatique qui les priait de se trouver le lendemain à deux heures en face de Saint-Germain-des-Prés, tous : Laforgue, Bloyé, Jurien et finalement Pluvinage.

Il n’existe point de groupe de jeunes gens où ne s’établissent des hiérarchies, des distances, comme si quelques-uns d’entre eux recevaient de tous les autres le crédit d’un plus vaste avenir. Rosenthal qui faisait figure de chef et se plaisait à cette dignité, se défiait vaguement de Pluvinage, il avait hésité à le convoquer : il ne lui aurait pas confié ses secrets. Peut-être était-ce à cause de son nom : on ne s’appelle pas Pluvinage. Mais la journée ne promettait pas d’être fertile en grands mystères, Bernard avait tout de même averti Pluvinage.

— Tu es un rude salaud, dit Bloyé, tu aurais bien pu monter jusqu’à la rue d’Ulm avec ton corbillard.

— Montez, dit Rosenthal. Nous n’allons pas tout près.

— Peut-on savoir où nous partons ? demanda Laforgue.

— Tu verras bien, répondit Rosenthal, en embrayant.

Aucun d’eux n’insista : ils n’avaient pas encore perdu le goût des jeux dont on n’a pas la clef.

L’auto sortit de Paris par l’avenue de Neuilly et la route de la Défense ; à Argenteuil, qu’ils abordèrent par les quais, des batteries de cheminées d’usine se dressaient derrière le rideau de pluie au-dessus des prairies plates et rebroussées par le vent ; des vapeurs acides traînaient partout dans l’air râpeux du dimanche ; passé Argenteuil, passé Bezons, ils franchirent une seconde fois la Seine sur le pont de Maisons-Laffite et tournèrent ensuite du côté de Saint-Germain. Un peu avant Mesnil-le-Roi, la voiture s’arrêta en grinçant de tous ses tambours devant une maison ancienne bâtie dans cette pierre de taille un peu tendre qu’on rencontre assez tôt sur les routes du Vexin. La pluie venait de cesser, les branches encore noires, à peine bourgeonnantes après l’interminable hiver, les glycines au-dessus de la grille s’égouttaient. Rosenthal sonna à la porte de fer ; une jeune femme sortit sur le perron et leur cria d’entrer, et ils poussèrent la porte du jardin.

— Bonjour, Rosenthal, vous allez bien ? demanda la jeune femme. Vous n’avez pas eu peur de toute cette pluie ?

— Pas question, répondit Bernard. C’était même plutôt agréable. Simone, voici les amis dont je vous ai parlé.

— Je suis sûre que François va être ravi de les connaître, dit-elle.

Elle leur serra la main, longuement, en les regardant dans les yeux d’un regard un peu myope. Elle était blonde, fardée et assez maigre, sa main avait des os d’une petitesse et d’une sécheresse inquiétantes. Ils entrèrent ; des flaques d’eau se formèrent aussitôt sous leurs imperméables. Dans la salle à manger, il y avait des housses au crochet, des abat-jour, des assiettes à légendes sur les murs, un tapis vert passé, brodé de fleurs jaunes, sur une table ronde où des tas de revues et de journaux traînaient. La jeune femme surprit leurs regards.

— C’est assez sordide, n’est-ce pas, dit-elle. Mais il fallait à François un endroit tranquille pour travailler ; à Paris, il ne peut rien faire avec tous ses rendez-vous et cet horrible téléphone. Je vais vous faire du thé, vous devez être gelés…

Elle sortit, ils entendirent remuer des tasses, ils s’approchèrent du feu de bois qui brûlait au fond de la cheminée de marbre noir.

— Qu’est-ce que c’est que cette dame ? demanda Laforgue, et de qui parle-t-on ?

— Vous êtes chez un de mes amis, répondit Rosenthal. Il va descendre.

La jeune femme revint. Ils attendirent encore quelque temps en buvant dans des verres du thé avec des ronds de citron.

— Est-ce que vous aimez au moins le thé à la russe ? disait-elle.

La conversation tomba. Ils entendaient marcher de long en large au-dessus de leurs têtes.

— Quand François travaille, dit la jeune femme, il est comme un lion en cage… Je l’ai prévenu que vous étiez là.

Ils s’ennuyaient un peu, mais enfin pour un dimanche d’avril. À travers les vitres, ils découvraient la vallée de la Seine qui virait au pied des terrasses de Saint-Germain et sur l’horizon brouillé, une province de toits rouges tombés au hasard de la plaine et des routes jusqu’aux pentes du Mont Valérien.

— Vous avez une bien belle vue, dit Bloyé.

— Pour ce que j’en fais ! s’écria-t-elle en croisant ses jambes nues. Rien ne m’embête comme la campagne. Et à cette saison !

Une porte se ferma au premier étage, des pas descendirent l’escalier qui craquait et leur hôte entra ; c’était un homme long, un peu voûté, avec des yeux bleus qui se déplaçaient avec une mobilité si grande qu’on croyait parfois qu’il louchait, et un front nu qui lui donnait un air légèrement égaré.

— J’ai vu cette tête-là quelque part, pensa Laforgue. Cette bouche molle…

— Régnier, dit Rosenthal, permettez-moi de vous présenter mes amis. Voici Laforgue, Bloyé, Jurien, Pluvinage…

Régnier leur serra la main : ils connaissaient tous son nom, ils avaient lu ses livres, c’était le premier écrivain connu qu’ils rencontraient : ils eurent sur le champ envie de briller, de le contraindre à les admirer. Ce ne fut pas facile, et finalement ils n’y parvinrent pas. François Régnier parla presque tout le temps d’une manière hachée, du temps qu’il faisait, du livre auquel il travaillait et où il était justement question de la jeunesse, et il était tellement content de causer avec eux, de voyages ; il cita des plats espagnols, grecs, c’était à croire que les voyageurs ne quittent point les restaurants.

— À la Barraca, à Madrid, disait-il, on mange un cocido tout à fait extraordinaire… Quand vous irez à Madrid, il faut absolument que vous alliez voir mon vieil ami El Segobiano, qui vous fera une soupe au pain étonnante…

Ou bien :

— À Athènes, chez Costi, on doit manger des palombes rôties. Mais peut-être que le meilleur repas que j’aie fait en Grèce, c’était encore ces œufs sur le plat à l’huile d’olive que j’ai mangés à Eleusis, chez un épicier qui m’expliquait des choses sur la bataille de Salamine.

Ils ne le trouvaient vraiment pas extraordinaire et se sentaient plutôt hargneux à cause de ce ton de supériorité des hommes de quarante ans qui en ont tant vu. De temps en temps, Régnier se levait et marchait autour d’eux.

— François, arrête-toi, dit enfin la jeune femme. Tu nous donnes le mal de mer…

— Simone, répondit-il, donne-moi mon plaid. On crève dans cette maison.

Il jeta sur ses épaules un plaid écossais et ne se rassit pas. Il posa aux jeunes gens des questions sur eux-mêmes, sur les idées qu’ils se faisaient de l’amour, de la politique ; ils répondirent évasivement : de quoi se mêlait-il ? Il cita des phrases d’hommes célèbres, il avait l’air de connaître tout Paris :

— Herriot me disait la semaine dernière, commençait-il, « Mon petit Régnier… »

Ou :

— Philippe Berthelot me racontait que le jour de la signature du pacte Briand-Kellogg…

Le nom de Platon lui inspira à propos de la peinture, à laquelle justement Berthelot n’avait jamais rien compris, une variation brillante, mais que ces spécialistes qui sortaient du Sophiste et du Politique jugèrent fausses : Bloyé le lui expliqua avec une certaine raideur insolente, ils n’étaient pas fâchés de prendre en faute tant d’odieuse aisance, de montrer à Régnier que s’il connaissait Berthelot, Herriot, Léon Blum, du moins il ignorait Platon.

— C’est bien possible, répondit-il, en riant d’une manière négligente, en montrant ses dents. Depuis le temps que j’ai expliqué la République à la Sorbonne, avant la guerre ! Cela n’a d’ailleurs aucune espèce d’importance. Quand vous aurez mon âge, vous vous moquerez du respect des textes.

Il continua à leur expliquer la peinture, qui jouait dans ces années-là le rôle que le théâtre avait rempli vingt ans plus tôt, et comme il citait des noms de peintres qu’ils ne connaissaient pas, ils le trouvèrent grossier. Un peu plus tard, il leur demanda :

— Quel âge avez-vous tous ?

— Vingt-deux ans.

— Vingt-trois.

— Vingt-trois.

— Rosenthal, je sais, dit Régnier.

— Et vous ? demanda Laforgue.

— Trente-huit, dit-il. Sont-ils jeunes !

Régnier se mit à rire une seconde fois de son rire déplaisant.

Vers cinq heures et demie, ils partirent. Il faisait tout à fait nuit ; sous un plafond de nuages, un immense fouillis de lumières clignotantes s’étendait jusqu’au bout de la terre, bien au delà de Paris. Dès que Rosenthal accéléra, sous les arbres pourris de la forêt de Saint-Germain, le froid leur coupa les joues. Le vent sentait la mousse, le champignon et le terreau.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda Rosenthal. Comment avez-vous trouvé Régnier ?

— Pas mal, dit mollement Bloyé.

— Excessivement emmerdant, dit Laforgue.

— Il n’était pas en forme, dit Rosenthal. Il ne faut pas le saisir dans un jour de travail, je crains que nous ne l’ayons un peu dérangé, il dit alors n’importe quoi, des choses de la surface. Mais je voulais que vous fassiez sa connaissance, pour plus tard. C’est fait maintenant, vous aurez des occasions de le connaître…

— Ne t’excuse pas, dit Laforgue. Il aurait pu faire un plus sale temps.

Bernard était désolé et il se tut. Mais vers Bougival, il dit soudain, sur un ton de défi :

— Régnier est pourtant l’homme le plus intelligent que je connaisse.

— Pourquoi non ? dit Laforgue. Peut-être qu’il cache son jeu…

(À suivre.)

Paul Nizan.

VII

Bernard Rosenthal à Philippe Laforgue
Paris, le 26 mars 1929.
Cher Philippe,


Il est temps que je te mette enfin au courant du projet que vous avez sans doute tous soupçonné que j’avais, j’écris aussi à Bloyé et à Jurien. Ne disons rien pour le moment à Pluvinage.

Nous avons choisi une raison de vivre dans la Révolution. Une raison de vivre n’est pas un élément de confort spirituel qu’on utilise le soir pour s’endormir dans les saloperies de la bonne conscience. Il faut profondément réfléchir sur les suites que comporte cette raison, c’est ainsi qu’on parvient à la totalité de la vie. Nous ne nous tolérerons pas nous-mêmes sans la totalité. Spinoza dit : acquiescentia in se ipso. C’est ce que nous exigerons. L’essentiel consiste à s’accepter.

Rien ne me sollicite davantage que l’idée d’engagement irréversible. Il nous faut inventer les contraintes qui nous interdiront l’inconstance ; l’adhésion à la Révolution ne doit pas être une promesse à temps sur laquelle il soit un jour licite de revenir. Redoutons nos infidélités futures…

Un homme qui croit en Dieu, il est en proie au sentiment le plus sordide du monde, mais toute sa vie est commandée, il est sans fissures, il n’y a pas le morceau de la croyance et les morceaux de la vie ordinaire ; il lui est impossible de revenir en arrière et de se déjuger sans se sentir détruit. La Révolution exige de nous des actes qui soient aussi efficaces que ceux du chrétien, aussi éloignés de la vie intérieure, et qui nous compromettent assez pour que nous ne puissions jamais retourner. Ce qui me frappe dans la vie chrétienne, c’est qu’elle ne se préoccupe au fond que d’œuvres et de preuves ; les bonnes intentions sont des histoires protestantes. C’est ainsi que nous entendrons l’engagement : comme un système prémédité de contraintes rigoureuses.

L’anarchie était singulièrement favorable à ce genre d’œuvres. Lancer une bombe, tuer un important : après cela, il était vraiment impossible de continuer à vivre comme avant la bombe ou le meurtre, il n’y avait jamais plus de statu quo, les retraites étaient coupées, on était dans l’histoire jusqu’au cou, on ne pouvait que s’enfoncer depuis le moment qu’on s’était mis hors de la mesure. Mais l’anarchie a été tuée par l’histoire, par les révolutions du xxe siècle, par les masses qu’elles mettent en jeu, par la certitude où est le révolutionnaire qu’il ne parviendra pas par l’exploit terroriste à effrayer sérieusement l’ennemi. La politique dépouillée du terrorisme et de ses engagements purs pose à l’individu des problèmes d’un autre ordre dont le plus élevé est celui de l’efficacité. Il faut nous élever contre l’excès de profondeur qui escamote les questions, il faut simplement aller vers le vrai et vers l’Être qui sont simples.

C’est contre des techniques de gouvernement et de police très remarquables que se sont brisées les anciennes passions de l’anarchie. La Révolution sera technique. Le difficile, c’est d’inventer des actes qui soient à la fois utiles à la Révolution et qui constituent pour nous d’irréversibles événements. Il ne nous faut plus croire que la vérité sur le mal connue, le mal soit aboli. Il faut détruire le mal. Philosopher à coups de marteaux. Inventer des choses irréparables.

Il est clair, et tu dois le sentir comme moi, que les articles que nous avons publiés et les discours que nous ne manquerons pas de faire ne nous engagent pas, pour longtemps au moins, dangereusement. Comme il existe des ouvrages de dames, ce ne sont guère que des ouvrages de jeunes gens, qui relèvent de l’art habile et de la complaisance.

Il me semble — François Régnier à qui j’ai longuement parlé depuis notre visite ratée à Carrières m’a dit là-dessus des choses réellement importantes — que l’espionnage pourrait constituer en ce moment l’activité à la fois efficace et irrémédiable que j’ai passionnément en vue. La bassesse légendaire de l’espionnage tient tout entière aux intérêts temporels qui conduisent les espions et aux fins ignobles que visent les impérialismes qui les paient. On n’a point encore considéré l’espionnage comme une des formes de l’activité de l’esprit. Un acte d’espionnage parfaitement désintéressé dans ses mobiles ou dans le profond intéressement serait d’ordre concret et métaphysique, et entièrement pur par ses fins, ne me paraît pas indigne de nous : aucun moyen n’est impur.

La Révolution française qui se prépare, malgré toutes les apparences et tous les signes de la stabilité, doit mettre au premier plan de ses soucis les questions de la prise du pouvoir et des résistances qui pourront être opposées dans les premières semaines du conflit armé. Il existe donc une nécessité de travailler politiquement dans l’armée, et une nécessité conspirative de s’emparer avant les journées de décision de divers renseignements militaires : dispositifs de sécurité, plans de protection, emplacements des stocks d’armes des centres mobilisateurs, etc. Si je vois encore mal dans leur détail les conditions réelles du succès de l’espionnage industriel — il faudra évidemment créer un réseau complexe de techniciens absolument sûrs, qui seront peu nombreux dans les milieux de Centrale et de l’X, un peu plus nombreux peut-être du côté des Arts et Métiers, des écoles techniques du pauvre — le succès assez rapide et étendu de l’espionnage militaire me paraît plus facile à imaginer ; nous sommes tous destinés à faire notre service militaire comme officiers d’infanterie ou d’artillerie ou comme soldats occupant par les vertus de la Culture des emplois privilégiés. (Au fond nous avons eu jusqu’ici une politique stupide en nous opposant systématiquement à la Préparation militaire supérieure et en organisant à l’École comme les normaliens de Quimper la lutte contre le bonvoust.) Ce qui définit les secrets militaires, c’est moins la profondeur que la répétition : il n’y a pas plus kierkegaardien qu’un État-major. Il suffirait donc au début d’un nombre restreint de camarades pour transmettre ce qui est réellement important et pour amorcer l’organisation d’un réseau d’informateurs qui n’aura pas besoin d’être indéfiniment étendu. Nous reparlerons bientôt à loisir des détails concrets : je te prie d’y réfléchir.

P.-S. — Tu te rappelles Simon qui était avec nous à Louis-le-Grand et qui est entré aux Chartes ? Il est secrétaire de son colonel à Clignancourt. On pourrait faire une expérience. Je le verrai : j’ai toujours eu de l’influence sur lui, il a fait jusqu’ici presque tout ce que je lui ai suggéré.


Philippe Laforgue à Bernard Rosenthal
Strasbourg, le 28 mars 1929.
Mon Vieux Rosen.

Telle était donc ton idée dostoïevskienne. Elle me paraît incroyablement romantique. S’il est question d’engagement, j’ai comme une impression que l’engagement d’un métallurgiste dans une cellule du parti, dans une cellule d’usine, va beaucoup plus loin que n’importe quelle manifestation à la fois retorse et mystique. Retorse, parce qu’il est explicitement entendu que des types comme nous ne sont jamais pris, ne sont pas prenables. Le métallurgiste risque, et tout de suite, pas dans six mois, pas dans l’intemporel, sa liberté, son travail et sa croûte. De même les types qui se font poisser à la caserne pour provocation – de – militaires – à – la – désobéissance – dans – un – but – de – propagande – anarchiste. Peut-être que si nous ne redoutions pas une servitude politique et que si rien ne nous semblait plus important que de ne pas choisir, la véritable solution consisterait pour nous aussi dans l’adhésion pure et simple au parti, bien que la vie ne doive pas y être facile tous les jours pour les intellectuels. Ce sera à voir…

Mais enfin, en attendant qu’on se soit décidé à sauter le pas et que la Révolution soit plus visiblement prochaine que dans cette chienne d’époque, nous nous emmerdons tellement dans notre existence de jeunes élites que je ne vois pas pourquoi nous ne ferions pas dans la conspiration, les Possédés et le genre narodnik. Tes songes clandestins me paraissent cependant plus efficaces en vue de ta perfection personnelle que pour la réussite concrète de la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Mais tu es comme tu es, tu me répondras que l’homme n’a que faire de la perfection du cheval.

Il n’est pas exclu que je voie quelque chose à faire sur le terrain industriel grâce à mon polytechnicien de père qui est, comme il se doit, à l’avant-garde de la technique. Je serais pourtant étonné d’en avoir sur le champ l’énergie à cause de l’atmosphère qu’on respire ici dans l’attente des jours de Pâques.

Strasbourg glorieusement reconquise sur l’ennemi, à la grande joie des patriotes qui ressortirent des quantités de petits rubans noirs et verts, et des officiers allemands de la flottille du Rhin que leurs marins insurgés surveillaient déjà revolver au poing dans des docks pleins de drapeaux rouges, pendant que l’amiral faisait les cent pas à poil par plusieurs degrés au-dessous, Strasbourg, dis-je, possède encore, bien que son caractère futile et musical se soit beaucoup affaibli depuis six ans que mon père y est arrivé dans les fourgons des vainqueurs, un air ravissant de colonie rhénane où il n’est pas question qu’on prenne des choses au sérieux. Le temps de la grande folie est passé où les lieutenants de l’armée française tenaient le haut du pavé sur le Broglie et dans la rue de la Mésange et où les plus surprenantes intrigues enrichissaient en huit jours de petits aventuriers à peine démobilisés dont les femmes roulaient bientôt dans des Mercedes et des Rolls ; une romanesque contrebande de devises s’exerçait en barque d’une rive à l’autre du Rhin qui tenait à la fin des fins dans des verres bien anglo-français ; des avions militaires passaient en fraude des vélos et des machines à coudre accrochés entre les roues du train d’atterrissage ; les douaniers du pont de Kehl vidaient le corsage des femmes, plein de bas de soie, les poches des hommes, les soutanes des prêtres, tous enivrés par les abîmes de l’inflation allemande ; de puissantes familles de brasseurs et de banquiers payaient des jeunes gens désœuvrés arrivés de l’intérieur pour coucher avec les brus dont ils voulaient délivrer leurs fils, les hauts fonctionnaires du Commissariat de Millerand et d’Alapetite emportaient en France pour leurs maisons de campagne de pleins wagons de mobilier national ; les surréalistes venaient chercher à Strasbourg les inspirations du romantisme allemand. C’est fini, mais on use encore ses loisirs à errer sur des quais bordés de clochers, de carillons, de palais, de jardins à grillages, d’églises et de temples où les touristes vont méditer sur la mort en regardant de près dans les cercueils de verre des fillettes en robes à vertugadin et des généraux du xviiie empaillés et fortement mangés aux vers. Il existe des places au bord des canaux et de l’Ill avec des arbres, de l’herbe, du silence, et des weinstube où des serveuses-maîtresses en robe de soie noire découvrent assez haut leurs cuisses pour qu’on ait envie de les caresser, bien que leur peau ait une blancheur gênante de salade ; lorsqu’on les connaît assez bien, elles vous conduisent à la cuisine pour vous embrasser habilement sur la bouche en vous appelant en allemand ma petite âme. Pâques n’est pas mal en Alsace, mais rien ne vaut dans cette ville la saison des neiges. Tous les bordels ont alors des arbres de Noël autour desquels les jeunes bourgeois de la ville s’attendrissent dans la compagnie des filles pendant que leurs parents vont à la messe de minuit au Munster. Ces jeunes gens ont communément pour maîtresses, comme ils disent, des serveuses de brasserie à tabliers noirs et à gros seins, qui leur donnent quelque argent de poche. Ils vont le dimanche danser avec les amies de leurs sœurs dans les dancings de l’hôtel Hannong et de la Maison Rouge, car il fait encore un peu frais dans les restaurants de la Wanzenau et du Fuchs am Buckel. Dans peu de jours, ces jeunes filles commenceront à jouer au tennis sur les courts de la Robertsau, où il y aura des roses. Toutes les séductions des Familles… À toi.


Bernard Rosenthal à Philippe Laforgue
Paris, le 30 mars 1929.
Cher Philippe,

Je veux passer sur ton mot de romantique : nous en discuterons, parce qu’il me paraît témoigner d’un grave malentendu entre nous. Ce n’est pas la première fois que je soupçonne en toi je ne sais quelle nonchalante absence de passion. Attention aux jardins de l’Île-de-France, au parler tourangeau, à la mesure, à la mesure pour rien, au-bon-sens-la-chose-du-monde-la-mieux-partagée, à la connerie d’Anatole France et à la canaillerie de Voltaire. Tu es parfois terriblement français.

De l’adhésion au parti, nous reparlerons aussi, parce que c’est sérieux. Notre fonction consiste à inventer ou à approfondir des mystiques, mais non à les dissoudre dans des politiques. Il doit être possible de jouer un rôle important de francs-tireurs. Comme dit l’oncle de Hollande, la liberté ne peut jamais avoir d’excès.

Merci à tout hasard de ton acceptation de principe de mon projet : je n’aurais rien fait sans toi, ni sans les autres. Bloyé est également d’accord, avec des objections du type de la prudence, et Jurien, ce qui m’étonne davantage. Je n’en espérais pas tant de ce futur professeur de faculté qui perdra le goût de la révolution en même temps que son pucelage, ce qui ne saurait à présent beaucoup tarder. J’ai rencontré Simon, très atteint par le service militaire. Je ne lui ai rien dit encore. Il est évident qu’il n’y a pas grand’chose à découvrir chez son colonel, à part la liste des hommes du régiment classés P. R. Mais il a conçu seul l’ambition de se faire affecter comme secrétaire à l’un des bureaux de la place de Paris et il m’a dit qu’il avait demandé à être muté du 21e colonial à Clignancourt au 23e à Lourcine où un emploi va être vacant au bureau de la 2e zone de la place. Il ne voit à ce changement auquel je l’ai vivement encouragé que des avantages de paresse et des agréments de quartier. Il a peu de relations parisiennes. Mais lorsque nous serons réunis dans quelques jours, nous trouverons bien le moyen de le faire recommander par M. Un Tel, qui connaît Mme X…, qui est précisément si intime avec le Commandant Supérieur des Troupes coloniales. Est-ce que tu n’es pas toi-même plus ou moins acoquiné avec une poule du milieu Gouraud ? Salut.


Philippe Laforgue à Pauline D…
Strasbourg, le 2 avril 1929.
Chère Pauline,

J’ai un léger service à vous demander que vous devez pouvoir me rendre par la vertu de vos mauvaises fréquentations. Un de mes amis, qui est soldat au 21e colonial à la Caserne de Clignancourt, souhaite venir sur la rive gauche, et expressément au 23e colonial à la caserne de Lourcine. Il a des raisons parfaitement sérieuses qui ne vous regardent pas plus que moi. Comme vous êtes dans les généraux jusqu’au cou, vous pourriez peut-être demander à l’un de ces feuillus comment l’on doit s’y prendre. J’ajoute que mon ami ambitionne singulièrement d’être détaché à un emploi qui se trouvera bientôt vacant et dont il dit que c’est un filon, celui de secrétaire à la 2e zone de la Place-de-Paris, qui est précisément logée à la caserne de Lourcine, ou de Port-Royal. Il s’appelle André Simon, soldat au 21e régiment d’infanterie coloniale, Compagnie hors rang, Caserne de Clignancourt (18e).

P.-S. — Après la rentrée de Pâques, chère Pauline, si l’idée vous vient de revenir rue d’Ulm, j’aimerais que ce soit après neuf heures du soir. Il n’y a point de doute, étant données les coutumes de la maison, que le portier, qui a vu entrer jusqu’à des négresses, ne vous laisse passer.


Pauline D… à Philippe Laforgue
Paris, le 5 avril 1929.
Philippe dear,

Un service de moi à vous ! C’est trop amusant pour que je me dérobe. Vous pensez bien que vos façons ne me trompent guère, et j’ai trop de goût pour nos petites séances coupables de la rue d’Ulm pour vous tenir rigueur de vos mauvaises manières. J’ai naturellement trouvé le général qu’il fallait, c’était un vieil ami de mon oncle et un coup de téléphone a suffi. Votre ami sera nommé au poste qu’il ambitionnait. Il paraît que ce n’était pas une de ces ambitions qu’on ne puisse satisfaire. Ne me remerciez pas, j’ai les témoignages écrits de reconnaissance en horreur. J’irai vous voir. Après neuf heures du soir, puisque vous le souhaitez. À bientôt.


Philippe Laforgue à Bernard Rosenthal
Paris, le 9 avril 1929.
Mon Vieux Rosen,

C’est réglé. Simon ira à Port-Royal. Je suis arrivé hier soir à Paris et je pense que nous vous verrons bientôt. Rien n’est simple comme le début d’une Grande Conspiration. À toi.

VIII

André Simon était un jeune homme assez faible. Il était le fils de grands commerçants nantais qui élevaient admirablement leurs enfants, mais qui avaient fini par ne plus respecter que l’Esprit, sans penser que cette vénération saugrenue pour les activités les moins intéressées de la vie gâtait tout et qu’elle n’était que le signe de leur décadence marchande et d’une mauvaise conscience bourgeoise dont ils ne soupçonnaient encore rien. Ils avaient bien des excuses : jamais les valeurs de commerce et de considération ne s’étaient plus fortement attachées aux écrivains, aux artistes, aux diplomates, à tous les créateurs d’alibis.

Ce garçon bien doué, qui se serait sans doute accommodé de diriger les achats et les ventes de la maison de soieries de son père, rue Crébillon, en se consolant de n’avoir guère au-dessus de lui que les armateurs du boulevard Delorme et les grands courtiers maritimes de la Fosse, était entré à l’École des Chartes. Quelle aventure !

Il y a peu de mouvements sociaux plus singuliers que le destin de quelques grandes maisons de Nantes dans les années qui suivirent la guerre : la déviation qui entraîne Simon hors des chemins du commerce vers les petites curiosités de la Diplomatique pousse au même moment des jeunes gens de son milieu, qu’il a pu connaître au lycée Clemenceau, dans les années où des vieillards et de jeunes femmes remplaçaient les professeurs combattants ou morts au champ d’honneur, vers l’École des Sciences Politiques et les petits secrets de la diplomatie.

Des fils d’épiciers en gros élevés au pied des tours à carillon de Sainte-Croix ont découvert aux environs de mil neuf cent vingt-cinq le golf à la Baule, le cheval à Paris et se sont engagés dans des carrières orgueilleuses mais obscures, dans les légations françaises de cette Europe de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon où les traités aux noms de châteaux et de parcs dissimulent mal le sang et les violences futures. D’autres, faisant écho à des appels parisiens ou à des voix alsaciennes, se sont lancés les yeux fermés dans l’activité poétique. D’autres enfin, désœuvrés par la facilité de l’argent et par la dispersion de leurs camarades de lycée, ont collectionné avec une passion frivole les disques des grands jazz-hot américains, ont joué au poker, ont poursuivi des femmes mariées que l’ennui livrait aux adultères de province ; ils ont appris à découvrir dans les pharmacies louches de la ville de la cocaïne ou de l’éther et ont emprunté aux grues démodées de la place Royale et de la place Graslin des billets de cent francs qu’elles leur ont réclamés avec des insultes sur le trottoir de la rue Crébillon ou sous les arcades blanches du Passage Pommeraye qui n’a pas fini d’exposer des bretelles, des eaux-fortes, des farces-attrapes, des préservatifs, des bandages, et le modèle périmé du cuirassé Jauréguiberry. Des fils de bijoutiers finissent par cambrioler les vitrines de leur père, sans respecter les médailles de première communion, les argenteries des fiançailles, les alliances, les hochets de baptême. Des adolescents réunis derrière le quai de la Fosse ou les quais de l’île Gloriette dans des caves moisies qui doivent leur rappeler les entrepôts de Londres et les jetées littéraires de Hambourg, organisent des sociétés secrètes soumises à des rituels enfantins et aux pratiques d’un érotisme aussi démodé que les femmes entretenues de leur ville natale.

Ce désordre de la jeunesse s’installa après la paix de dix-neuf dans les grandes villes de province, à Nantes comme à Reims, à Nancy, à Bordeaux, à Rouen ou à Lille, lorsque l’époque arriva pour les grandes bourgeoisies provinciales de douter anxieusement de leur avenir. Il semblait que leurs héritiers n’eussent à choisir qu’entre deux tentations : le fils du négociant en vins, à Bordeaux, qui, à la sortie de l’École Normale, va préparer à Athènes des fouilles en Chersonèse ou à Delos n’est peut-être pas moins dévoyé que le fils du notaire, à Rouen, qui comparaît devant les Assises pour un vol d’auto, une affaire de carambouillage ou un trafic de stupéfiants.

Huit ou neuf ans plus tard, lorsque vint le temps des Ligues, des trafics d’armes et des complots, on pensa que tout s’arrangerait dans des aventures politiques : le désordre des fils parut alors protéger le Grand Livre des pères.

André Simon redoutait plus que tout au monde d’être méprisé par Rosenthal, avec qui il avait achevé ses études à Louis-le-Grand et qu’il admirait, comme Bernard pensait de temps en temps admirer François Régnier, mais autrement. Que de cascades d’influences, de jeux de reflets sur des glaces, dans la vie des jeunes gens qui se sentent un peu trop invertébrés encore pour marcher sans compagnons, sans confidents et sans témoins. Simon écrivit un jour dans une lettre à son père.

— Mon ami Rosenthal est peut-être le seul philosophe vivant qu’il y ait actuellement en France. On ne le sait pas et il ne doit pas le savoir non plus. Mais quand il aura publié, ou fait ses premiers cours, on se rendra compte que c’est ainsi, et qu’on a un philosophe aussi important que Bergson.

Ces élans ne se fondaient pourtant que sur quelques phrases de Bernard.

Le premier effet de cette admiration était qu’André Simon faisait son service militaire comme soldat de 2e classe : il aurait pu être sous-lieutenant, il aurait même dû l’être, s’il avait obéi aux lois sur la préparation militaire des étudiants ; Rosenthal lui avait interdit de se soumettre à ces règles contre lesquelles beaucoup de jeunes gens résistèrent violemment en vingt-sept et en vingt-huit.

— Si tu acceptes de devenir officier de réserve, disait Rosenthal, je ne te reverrai de ma vie. Nous devons demeurer dans le rang. Ils voudraient bien que nous devenions leurs complices, complètement leurs complices ; ils croient d’ailleurs presque honnêtement que ça nous est dû comme à eux de commander. Mais nous nous donnerons toutes les occasions que nous pourrons d’être contre eux avec leurs ennemis. Le service militaire, c’est la première chance que nous ayons de nous trouver confondus avec des paysans, des ouvriers et des employés de banque. De nous séparer de notre classe. Allons-nous manquer notre première chance !

Soldat, Simon ne s’accoutuma jamais à une si inhumaine condition. Tout l’accablait : le monde barbare qui s’étendait à Clignancourt entre les murs du boulevard extérieur et les villages boueux de la zone était soumis à des règles et à des mœurs d’une étonnante violence, qui éclatait dans ses manières de manger, de dormir, de se laver, de parler des femmes, de recevoir passivement des ordres, que la quantité excessive des transmissions faisait paraître absurdes lorsqu’ils parvenaient jusqu’aux hommes.

Des mots de passe obscurs et une volonté partout étalée d’humiliation commande la vie militaire : Simon en arrivant à la caserne imaginait mal les raffinements où peut atteindre dans l’abaissement de l’homme un sous-officier de coloniale.

Les jeunes ouvriers parisiens du 21e colonial, qui se défendaient contre le régiment par des jeux de mots, des plaisanteries et des parades d’une inimitable aisance, qui avaient en ville des maîtresses ou des femmes, des enfants, un métier qu’ils continuaient parfois d’exercer entre la soupe et l’extinction des feux, une vie enfin, qui arrivaient à tenir en échec les sergents bretons et les adjudants corses à force de légèreté, d’ironie, de connaissance dédaigneuse des hommes, paraissaient à Simon des héros. Ce jeune archiviste à peine sorti de la chaleur de la vie provinciale et d’une sorte d’ancienne distinction bourgeoise était possédé par le même amour sans espoir de la liberté que les jeunes mineurs du Pas-de-Calais que la guerre et les malheurs des invasions avaient empêchés d’apprendre à lire, ou que les garçons de ferme vendéens hébétés par les premières semaines d’armée, qui maigrissaient, qui tombaient immédiatement malades.

Le lieutenant-colonel de Lesmaes, qui faisait parfois appeler Simon dans son bureau pour le questionner sur les philosophies de la Chine et de l’Inde, pour lesquelles il se sentait de l’intérêt, et dont Simon, pour ne point décevoir son chef, devait sur le champ inventer les grands noms, les systèmes, le lieutenant-colonel de Lesmaes lui disait :

— Voyez-vous, Simon, vos camarades ne comprennent pas la nécessité des marques extérieures de respect ; l’arrêt à six pas, le salut avant d’adresser la parole à un supérieur leur paraissent ineptes. Il ne faudrait pas prendre les marques extérieures de respect pour des vexations inutiles : il est bien évident que le premier mouvement de l’homme serait de tuer l’officier ; un régiment est chargé d’une énorme quantité de substances explosives, vous disciplinerez ces impulsions par les marques extérieures de respect. Avez-vous jamais vu un animal pris au piège ? Non ? Il ne bouge plus, il sait qu’il n’y a rien à faire. Le garde à vous est un piège, la discipline militaire une politesse pleine de précautions. Il ne s’agit pas de faire la putain devant des hommes. La discipline, c’est être le patron, et donner à ces gens l’idée qu’ils sont foutus sans vous…

— Vous devriez relire Alain, mon colonel, disait Simon, que cette philosophie du commandement accablait.

Il sentait bien que le système finissait par conquérir beaucoup de ses compagnons : c’est le 1er mai qu’il entendit le caporal Palhardy, qui achevait son service avant de regagner sa maréchalerie en Poitou, déclarer :

— Que veux-tu que les ouvriers fassent ? Ils ne sont pas armés comme nous. Et avec le petit père Chiappe… On les habitue au respect…

Simon prenait pour une révolte méthodique contre le système qui engendre les armées modernes sa colère et son anxiété qui étaient vives, mais sans principes : la caserne était simplement un lieu où il ne respirait pas, comme si elle avait été à quatre mille mètres d’altitude, ou sous la terre. Il allait souvent s’accouder au parapet du chemin de ronde, devant la zone fumeuse de Saint-Ouen, en pensant avec désespoir qu’il lui faudrait rentrer le soir dans le bureau où il couchait à côté du drapeau du régiment, et des caisses pleines de trophées de la guerre, de casques, d’étendards allemands, de galons arrachés à des manches de morts, en face d’une fenêtre déchirée par les éclairs violets de Paris, en entendant, quand il ne dormait pas, siffler les trains du Nord. Il ne pensait qu’à fuir, il y déployait l’adresse de ces vieux soldats rengagés qui passaient quelques semaines en subsistance à la caserne de Clignancourt entre deux séjours coloniaux, le temps de raconter des contes extravagants du cap Saint-Jacques ou du Liban, et de retrouver entre les ornières noires de la zone ou dans les rues qui montent vers la mairie du 18e des femmes qu’ils avaient encore le cœur de disputer aux souteneurs de la rue du Poteau. Simon avait rapidement appris à imiter assez exactement toutes les signatures capables de lui faire franchir le poste de garde ou la petite porte du bastion où logeaient les ménages de sergents. Ce n’était rien : on ne vit pas avec quelques permissions de minuit, qui ne vous empêchent pas de retomber au fond des mauvais rêves que fabriquent à longueur de nuit les casernes et les prisons. Simon fut vraiment fier de lui le jour où il simula assez bien une crise hépatique pour que le médecin du régiment l’envoyât passer trois semaines dans l’air confiné des salles de fiévreux au Val-de-Grâce et dans ses jardins gris de monastère classique. Il n’aimait vraiment de ses compagnons de hasard que les insoumis, les déserteurs, ceux dont le livret matricule portait les belles arabesques noires et rouges des punitions pour inconduite habituelle, les soldats insolents dont les absences illégales expiraient une heure avant de devenir désertion ; tout lui paraissait valoir mieux que cette servitude aveugle, cette rumination fiévreuse des casernes : l’hôpital, la prison, le suicide. Rien ne confond plus le commandement que le suicide par lequel un homme échappe narquoisement à toutes les menaces surnaturelles de l’armée, mais rien ne semblait plus naturel à Simon, qui reverrait toute sa vie, comme le plus déchirant symbole de l’ordre et la plus grande image du courage, le cercueil de bois blanc d’un paysan vendéen qui s’était pendu une nuit au bout de sa cravate, après soixante heures de consigne, à la rampe du dernier palier de l’escalier du bâtiment C : les officiers étaient affreusement ennuyés, les soldats rôdaient devant la porte ouverte des douches qui servaient de dépôt mortuaire, le capitaine-adjoint au colonel rappelait le temps où un colonel énergique faisait défiler tous ses hommes devant le corps d’un salaud de suicidé exposé sur le fumier des écuries.

Comme il l’avait espéré, à la caserne de Port-Royal, Simon trouva quelques libertés : il régnait dans cette caserne un étonnant désordre nonchalant, entretenu par le va-et-vient des arrivées et des départs coloniaux, qui permettait à bien des prisonniers de fuir ; les détachés, qui, comme Simon, étaient peu connus des hommes de garde, entraient et sortaient du quartier sans qu’on songeât à leur demander des comptes.

Le bureau de la deuxième zone de la Place de Paris était installé au premier étage d’un corps de bâtiment qui donnait sur la rue de Lourcine : c’était un refuge isolé où vivaient deux secrétaires, Simon et un soldat nommé Dietrich, qu’il ne voyait que rarement. Tous les matins, un adjudant venait fumer une cigarette au bureau ; deux ou trois fois par semaine, un chef de bataillon faisait une brève visite aux hommes qu’il commandait et dont il avait oublié les noms, bien qu’il sût vaguement que l’un d’eux avait fait des études et avait été recommandé par le commandement supérieur des troupes coloniales.

L’adjudant Giudici menait, en attendant sa retraite, qui viendrait vite avec les années de campagne et les demi-campagnes en mer entre l’Indochine et Marseille, une existence nourrie d’intrigues compliquées qui s’ordonnaient autour de quelques filles de la rue Pascal et du carrefour des Gobelins.

Simon lui plut, parce qu’il pensait pouvoir se fier davantage à des hommes qui avaient une instruction mystérieuse, et dont les soucis inconnus et le monde civil étaient sans doute trop éloignés des siens pour qu’ils eussent l’idée d’intervenir dangereusement dans ses affaires : il n’imaginait pas qu’un jeune bourgeois pût jamais devenir un rival, un espion.

Simon supporta d’abord avec une extrême impatience l’obligation de se faire le courrier sentimental et l’intermédiaire d’un sous-officier qui n’était à tout prendre qu’un souteneur. Il se dit ensuite, en se rappelant quelques sergents qu’il avait connus à Clignancourt, qu’un maquereau vaut encore mieux qu’un inverti ou qu’une brute, et que cette complicité lui donnerait le droit d’exiger de l’adjudant, avec toute l’insolence qu’il faudrait, quelques faveurs et le droit de faire le mort quand il lui plairait. Giudici avait d’ailleurs une sorte de bonne grâce paresseuse à laquelle son sourire, son accent de Bastia et ses mensonges coloniaux donnaient assez de charme. Simon tira à la fin du plaisir de ses brèves traversées d’un univers futile, tourmenté et mou, dont il n’avait rien soupçonné jusque-là et qui ne lui livra jamais ses véritables secrets : il n’eût pas été un intellectuel s’il n’avait été sensible à tous les dépaysements et capable de les romancer ; il s’étonnait naïvement de se retrouver rue Pascal, comme il se fût émerveillé de se voir en Chine ou au Pérou.

Simon entrait donc dans un bar, qui était généralement peint de couleurs tristes, et demandait au comptoir si Mme Jeanne ou Mme Lucie était là ; quand elle était absente, il disait qu’il repasserait ; quand elle était là, il remettait un mot de Giudici. Les amies de l’adjudant l’accueillaient avec la familiarité machinale qui unit les filles aux soldats.

— Tu es l’ordonnance de l’adjudant Giudici ? demandait-on.

— Pas exactement, répondait Simon. Un de ses hommes seulement.

— Vous ne vous en irez pas sans prendre quelque chose…

Il buvait des consommations qui lui inspiraient une grande défiance pendant que Mme Jeanne ou Mme Lucie lisait la lettre. Parfois la destinatrice s’écriait :

— Ah ! le cochon ! le cochon ! Tu iras lui dire de ma part à ton doublard que je l’emmerde et qu’il ne refoute plus les pieds ici ! Jamais.

IX

Quelques jours après le 1er mai, Rosenthal, qui tremblait de colère en pensant aux quatre mille cinq cents arrestations préventives que le préfet de police avait organisées cette année-là, écrivit un pneu à Simon pour le prier de venir le voir, comme s’il avait été pressé de riposter aux coups de force de la police. André alla mettre des vêtements civils qu’il avait confiés à Gladys et se rendit avenue Mozart. Il aurait rougi de se montrer en uniforme de coloniale ailleurs qu’entre l’Observatoire et le Jardin des Plantes.

Bernard demanda à Simon ce qu’il devenait et comme il arrive presque toujours que les jeunes gens mentent un peu moins à leurs amis qu’à leurs parents et se vantent volontiers près d’eux de ce qu’ils cacheraient à leur père, Simon le lui dit. Il était entendu depuis des années qu’ils se disaient tout. Ou presque tout.

C’était beaucoup pour un récit, les deux casernes, les adjudants, les filles et l’histoire de Gladys et du taxi du 12e. Ces confidences, faites dans la chambre de Rosenthal en face du Lénine, du Chirico et du Descartes, paraissaient soudain singulières. Bernard s’irrita, il avait des côtés de moraliste et supportait difficilement qu’un de ses amis vécût une existence détendue : il ne mettait rien au-dessus de la plénitude, de la tension et il jugeait qu’un homme doit être inquiet. Il dit enfin à Simon qu’il paraissait ne point se rendre compte de la bassesse de sa vie et que cette indifférence était pire que la délectation même. Simon répondit qu’il s’en rendait assez bien compte mais qu’il s’en moquait :

— Mon seul plaisir consiste à m’abandonner, dit-il. Cette vie militaire m’amollit jusqu’à l’os. Je me sens fondre. Heureusement, j’ai appris à transformer en grandes vacances un peu veules une servitude imbécile dont je ne me serais délivré qu’au prix d’une ruse de tous les instants et d’une présence d’esprit bien fatigante… Cet abandon n’aura qu’un temps.

— Non, dit Rosenthal, qui ne se plaisait qu’à donner des conseils, des avertissements aux gens désemparés ou insouciants, à écrire Mané Thécel Phares sur tous les murs. Non, cette situation ne peut pas durer. Il est grand temps de te raidir. Veux-tu du thé ?

Simon répondit qu’il avait soif et Rosenthal sonna. Une femme de chambre frappa à la porte et entra. Bernard lui donna des ordres avec une politesse embarrassée : peu de problèmes pratiques lui paraissaient plus difficiles à résoudre que celui de ses rapports avec les domestiques de ses parents, qu’il ne savait comment nommer. Simon, qui ne doutait plus de lui-même depuis l’aventure de Gladys regardait la femme de chambre. Pendant cette courte scène, Rosenthal eut le temps de se dire que la négligence morale où Simon s’oubliait favorisait peut-être ses projets et qu’en effet un homme abandonné doit souhaiter se reprendre. La femme de chambre sortit.

— T’es-tu demandé, dit Rosenthal, pourquoi j’avais insisté pour que tu ailles à Port-Royal ?

— Absolument pas, répondit Simon. J’ai regardé ton insistance comme un service dont je te sais gré. J’avais fait une demande, tu me connais, je n’aurais plus bougé.

— Je ne rends jamais de services, dit Bernard.

— Quelquefois, dit doucement Simon. Malgré toi.

Rosenthal expliqua à Simon les raisons métaphysiques, le sens et le mécanisme de la Conspiration ; Simon écoutait et pensait que toute cette hardiesse était excessivement vaine, et quand Bernard lui déclara qu’il lui réservait un rôle au cœur même de l’affaire et le chargeait en somme d’inaugurer la Conspiration, André sentit qu’il n’avait aucune envie d’agir seul pour une révolution qui, décrite par Rosenthal, paraissait bien mythique, et qui ne le passionnait pas. Il répondit qu’il ne voulait pas se mêler à cette aventure et Rosenthal eut alors recours à des arguments de femme qui faisaient appel à l’amitié, à la fidélité, au souvenir, et qui défiaient Simon de refuser. Simon s’entêta à se défendre et ajouta que cette histoire lui semblait enfantine et parfaitement absurde, mais au bout d’une heure, il céda quand Rosenthal eut mis le débat sur un terrain insultant :

— Si tu ne veux nous suivre ni par principe, ni par amitié, c’est que tu as peur. Est-ce que tu serais lâche ?

Simon se dit qu’il ne pourrait souffrir l’idée d’être discrédité aux yeux de Bernard et se jeta à l’eau. Rosenthal, qui se réjouissait moins de voir son Idée commencer à se réaliser et à commander des gestes réels à quelqu’un que d’avoir une fois de plus imposé l’un de ses désirs, rassura son ami :

— D’ailleurs, dit-il, que peut-il t’arriver ? Les risques sont infiniment faibles.

— Enfin, soit, répondit Simon, nous verrons bien.

Ils convinrent de quelques moyens pratiques de transmettre les renseignements que Simon obtiendrait : Simon devait aller mettre ses lettres à la poste dans un quartier éloigné de Port-Royal et taper les adresses à la machine… Il se leva pour partir.

— Voilà un but dans ta vie, dit Rosenthal.

— Oh ! un but… répondit Simon. N’exagérons rien. À peine un prétexte, et encore…

Le plan de protection de la 2e zone de Paris était enfermé dans une petite armoire de bois blanc assez semblable à celle où les internes enferment dans les dortoirs des lycées leurs chemises, leurs brosses et les lettres qui viennent de leurs mères et de leurs sœurs et dont ils laissent entendre qu’elles viennent d’une femme. Le caractère familier de cette boîte peinte en gris accrochée au mur chocolat enlevait toute espèce de sérieux aux documents confidentiels qu’elle devait protéger ; un cadenas de cuivre à quatre lettres défendait seul la porte : cette fermeture puérile caractérise assez bien les secrets de l’ordre militaire.

Après sa visite avenue Mozart, Simon attendit encore trois jours en se disant que les exploits que l’amitié de Rosenthal exigeait de lui étaient décidément un peu théâtraux pour son goût. Comme il était après tout le fils de son père, il pensa modestement à ses chances de succès et à son avenir, détruit peut-être s’il était pris, à la prison, au conseil de guerre ; il se vit arrêté, interrogé, pris par la machine inexplicable de la justice militaire et de procès dont il ne sortirait jamais. Il ne doutait pourtant pas que cette entreprise illégale ne fût légitime et même noble, bien qu’elle lui parût incertaine dans ses résultats et indigne de passionner un homme comme elle faisait Rosenthal. Après tout, ce n’est qu’un jeu de l’esprit, se dit-il, pour se rassurer et se persuader qu’il ne se passerait rien. Il était bien de son âge : il n’arrivait pas à croire que les actions de jeunesse pussent entraîner des conséquences.

Le troisième jour, quand, à la fin de la journée, il se retrouva seul à Port-Royal entre son lit de fer et l’armoire aux secrets, Simon décida qu’il était temps enfin d’étudier le cadenas : il lui fallut deux minutes pour composer le mot, qui était Siam. Dans ces casernes presque tout est soumis aux mots des expéditions coloniales et des batailles illustres de la guerre, les drapeaux, les réfectoires, les chambrées, les foyers du soldat décorés au pochoir et les secrets d’État, on peut tout découvrir par les mêmes méthodes que les solutions des mots croisés et des rébus.

Le lendemain, le second secrétaire qui avait de la famille dans le Pas-de-Calais partit en permission ; Dietrich éloigné, Simon fut certain de rester seul le soir pendant trois jours. À une de ces heures mortes entre la fin de la soupe et les notes désolées de l’extinction des feux, quand les chambrées sont vides, quand les hommes traînent le long des boulevards, devant les cafés ou dans les halls d’attractions de l’avenue des Gobelins, Simon ouvrit l’armoire. Il n’y avait aucune chance de voir arriver l’adjudant Giudici ou le chef de bataillon Sartre.

L’armoire était à demi pleine de dossiers dont la chemise portait, écrit en ronde, le titre confidentiel ou le titre secret. Simon n’eut aucun mal à découvrir la seule pièce importante qui était le plan de protection de la 2e zone : c’était un cahier qui évoquait avec une grande sécheresse la guerre, la révolution, la guerre civile ; cette anticipation administrative des cataclysmes était suffisamment poétique pour que Simon fût sensible à sa mise en scène calligraphiée de l’avenir : il rêva cinq minutes sur les tableaux enflammés de Paris qui se levaient de toutes les lignes et commença à copier les instructions du cahier. À l’usine des Eaux de Choisy-le-Roi, tant d’hommes, lisait-il. À Villeneuve-Saint-Georges, tant de fusils mitrailleurs. À la gare de Lyon, tant d’effectifs du 21e colonial. Il voyait la troupe descendre sur les points stratégiques de Paris, il entendait des commandements rouler d’écho en écho dans le silence des grands orages historiques, la respiration étouffée des Parisiens épiant à travers les lames de leurs volets les rues menaçantes, sans voitures, sans lumières, la nuit. L’extinction des feux l’arrêta.

Le lendemain, Simon reprit son travail et envoya le troisième jour à Rosenthal ce qu’il avait déjà copié : il était allé mettre la lettre à la poste avenue des Champs-Élysées. Le soir du troisième jour, la porte du bureau s’ouvrit. Simon qui avait oublié de s’enfermer repoussa sa chaise et se mit au garde à vous. Le commandant Sartre qui avait oublié ses gants au bureau le matin venait d’entrer. Simon avait vraiment l’air plus coupable qu’il n’eût fallu : le commandant qui n’avait pourtant pas le sens des visages n’arriva pas à s’y tromper, il regarda autour de lui en sentant qu’il se passait quelque chose et aperçut la porte ouverte de l’armoire des secrets.

Ce qui troubla le plus les officiers de Simon, ce fut de ne point apercevoir les raisons qui avaient pu le pousser à copier des documents secrets. Le chef de bataillon avait fait coucher Simon en prison le soir même : cette décision donnait au commandement le temps de la réflexion. Un ouvrier, on l’eut sur le champ soupçonné d’espionnage et de liaisons romanesques avec l’Allemagne ou avec Moscou. Mais Simon ? Le lieutenant-colonel de Lesmaes qui avait appris l’aventure de son ancien secrétaire, demandait au commandant :

— Mais enfin expliquez-moi donc, commandant, quel intérêt un jeune homme du milieu de Simon, un ancien élève de l’École des Chartes, qui, nous le savons, ne s’est jamais occupé de politique, pouvait trouver au plan de protection de Paris !

Le chef de bataillon levait les bras et disait :

— Cette histoire me dépasse, mon colonel. Je n’en ai pas la moindre idée.

Simon dans sa prison régimentaire attendait qu’on l’interrogeât : il se sentait revenu à l’âge du lycée, se voyait questionné par un colonel proviseur, un chef de bataillon censeur, stupéfaits qu’un si bon élève eût provoqué un scandale. Il pensait que les gens se font des idées bien primitives d’un homme et que son acte devait leur paraître obscur parce qu’il ne se rattachait pas à la notion qu’un officier de carrière peut former d’un soldat bien élevé. On l’interrogea enfin : le colonel avait l’air beaucoup plus embarrassé que lui. Quand on lui demanda :

— Mais enfin, Simon, dites-nous s’il y avait quelqu’un derrière vous. De mauvaises influences ? Une femme ?

Simon comprit qu’il pouvait répondre non et qu’il serait cru : l’égalité militaire est une apparence au nom de laquelle on pardonne d’abord à la discipline ses excès, parce qu’on croit qu’on est au moins logé à la même enseigne que tous les autres, mais ces illusions ne résistent pas à trois mois de caserne. Simon sentit au ton de ses officiers que les complicités sociales étaient capables de tenir en échec toutes les lois écrites de l’armée. Il devina qu’ils raisonneraient comme des confesseurs ou comme des lecteurs de romans policiers, et qu’il pouvait sans doute les duper.

Le silence lui semblait un devoir évident : il n’était pas question de trahir Rosenthal. Il ne se trouvait pas sublime, il était toujours au lycée où l’on ne dénonce jamais. Il avait un peu peur qu’on ne découvrît son ancienne amitié avec Bernard et qu’on ne remontât par là à quelque groupe révolutionnaire ; il avait tort de s’inquiéter, l’enquête menée par les moyens militaires n’avait rien donné ; on avait seulement appris qu’il ne se mêlait pas de politique, n’avait pas de relations suspectes, de besoins d’argent. L’adjudant Giudici n’avait rien dit des fréquentations singulières où il avait lui-même engagé Simon. Les renseignements parvenus à la caserne ne parlaient que de ses vertus.

Simon se risqua enfin, en se disant que sa version allait paraître un peu grosse : il expliqua au colonel que sa curiosité des choses militaires était vive et qu’il n’avait pu résister à la tentation de jeter un regard sur les plans qu’il avait pour mission de protéger ; le voisinage de ces documents lui avait suggéré le dessein de composer un roman d’anticipation pour lequel il prenait des notes au moment où le chef de bataillon l’avait surpris ; il était désespéré de cet enfantillage dont il n’avait pas mesuré la portée.

— Mais alors, s’écria le colonel, pourquoi n’avez-vous pas parlé plus tôt ? Votre silence permettait toutes les hypothèses !

Simon qui venait de surprendre le regard que le commandant Sartre avait échangé avec le colonel, se dit que c’était gagné. Cette explication qui eût paru absurde chez un soldat d’une autre origine leur paraissait en effet acceptable.

— Mon colonel, dit Simon, j’ai craint de vous paraître ridicule et j’ai pensé que vous ne me croiriez pas. Il me semblait que je ne pouvais me défendre qu’en me taisant.

Cette fable correspondait assez bien à l’idée que ces militaires se faisaient de l’homme : l’invention d’un roman leur parut s’accorder avec les rêveries qu’ils prêtaient à tous les intellectuels, en se persuadant qu’ils étaient eux-mêmes des hommes d’action. Ils respirèrent d’être mis en présence d’une version de l’incident qui ne contredisait aucune de leurs valeurs ; elle les fit sourire, et le colonel dit à Simon qu’il s’était conduit comme un enfant et qu’on ne se cache pas la tête dans le sable. On lui demanda de donner sa parole d’honneur que rien n’était sorti de la caserne : il la donna sur le champ et ajouta qu’il commençait à peine de prendre ses premières notes quand le commandant était entré. Il jugeait que son amitié pour Bernard valait bien tous les mensonges. L’honneur jouait dans les habitudes morales des officiers de Simon un rôle si naturel qu’ils n’imaginaient même pas qu’un adolescent comme lui pût se parjurer. Ils n’auraient peut-être pas cru un fils d’ouvrier sur parole, mais Simon les trompa avec une grande aisance.

Comme il ne se pouvait pas que son indiscrétion demeurât sans sanctions, il fut puni de quinze jours de prison et de huit jours de cellule qui devinrent en s’élevant vers les instances supérieures de la hiérarchie militaire trente jours de prison et quinze jours de cellule. Il conclut qu’il s’en tirait à bon compte et que Gladys n’aurait pas longtemps à le pleurer.

Rosenthal qui n’avait aucune nouvelle de Simon depuis l’envoi des premiers renseignements s’inquiéta rapidement. Il pensa courir à la caserne de Lourcine, mais il songea que si André s’était fait prendre, toutes les visites seraient suspectes. Il alla rôder à la sortie de la caserne, sur le boulevard de Port-Royal, à l’heure où les chômeurs attendent devant le corps de garde que les soldats aient mangé la soupe du soir, mais il ne vit pas sortir Simon. Il fut assuré que tout était perdu : malade, Simon se fût arrangé pour le faire prévenir. Ces inquiétudes lui donnèrent une idée exaltante de la Conspiration : quand il vit Laforgue, il lui expliqua que tout devait être découvert.

— Ce pauvre type va faire de la tôle, dit Laforgue. Autant que je m’en rende compte, ça doit être un cas de conseil de guerre.

— Je connais Simon, dit Bernard ; il n’ouvrira pas la bouche. Ils ne soupçonneront rien.

— Ce n’était pas à toi que je pensais, dit Laforgue.

— Te voilà bien sentimental, répliqua Rosenthal.

L’idée d’un danger le soulevait : pendant quelques jours il se sentit vivre, il pensait aux conjurations des villes d’Italie, à un monde de conspirations, de police et de musique. Il crut que des inspecteurs le suivaient et cacha les notes de Simon. Mais il ne se passa rien : les policiers n’étaient jamais que des passants.

Ses jours de prison achevés, Simon refit connaissance avec la caserne de Clignancourt où la place de Paris l’avait renvoyé. On était au début de juin, il faisait tout à fait beau. Le premier jour de liberté, il erra dans la cour de la caserne entre les écuries et les douches, d’un bout à l’autre de cette folle planète militaire, en écoutant les sonneries de clairon dont il avait déjà oublié le sens. Pour un jour encore de hautes portes de fer et des murs de meulière le séparaient du monde : il regarda longtemps passer, à travers les barreaux de la petite porte du corps de garde, des ouvriers, des filles en cheveux, des clochards, des camions, des fardiers, des femmes qui poussaient des voitures d’enfant le long des acacias en fleurs du chemin de fer de Ceinture, le défilé étrange de la vie. De l’autre côté de la cour, la zone s’étendait avec ses fumées pauvres, ses arbustes en fleurs qui fusaient sur les pancartes de brocanteurs, les annonces des restaurants, les huttes africaines de tôle, de planches et de carton ; des filles décoiffées piétinaient dans la poussière blanche du printemps, les bas sur les chevilles, des enfants à moitié nus jouaient avec de vieilles roues de bicyclettes sur un terrain de pierrailles, de gravats, de chiffons consumés, de boîtes de conserve et de ressorts de sommier ; les clochers noirs, les cheminées hérissaient le triste pays natal des Parisiens. Pour la première fois depuis des mois, Simon le soir coucha dans la chambrée ; toute la nuit, une vague lumière rose persista de l’autre côté des croisées. La chambrée s’éveilla à l’aube avec des soupirs, des bruits de toux. Le voisin de Simon s’assit sur son lit et sortit d’un morceau de serge verte une trompette d’harmonie ; il sonna le réveil en fantaisie, et joua une java que les hommes écoutèrent, engourdis de sommeil et perdus sous le plafond lointain de la chambrée. Simon dit à son voisin qu’il jouait bien ; le soldat qui était liant répondit qu’il s’appelait Di Maio et qu’il était soliste dans un jazz, et il sortit de son portefeuille une photo où trois jeunes hommes et une femme groupés autour d’une batterie de jazz regardaient fixement devant eux ; la peau de la caisse portait cette inscription, au dessous d’une guirlande peinte : « The Select’s Jazz ».

— C’est mes frangins et une amie, dit Di Maio. On fait les bals dans le 3e. Tu connais ?

Simon regardait les smokings des musiciens et la robe perlée de la femme qui lui rappelait Gladys :

— Si je connais, dit-il. Avant d’entrer en tôle, j’étais à Lourcine, au 23e. C’est mon quartier.

C’est ainsi que Simon avant même de rentrer parmi les hommes retomba parmi les charmes ambigus du quartier des Gobelins.

Simon alla voir Rosenthal et lui raconta les drames du plan de protection. Bernard lui reprocha de n’avoir pas pris de plus sévères précautions.

— Tes renseignements étaient de premier ordre, dit-il. Les voilà incomplets.

— Pardonne-moi, répondit Simon, je ne suis pas fait pour les complots.

— C’est dommage, dit Bernard.

M. Édouard Rosenthal était un homme lourd, aux joues molles, sur lesquelles les coupures du rasoir saignaient longtemps, malgré toutes les pierres d’alun : Bernard croyait parfois avec une sorte de colère se retrouver en lui ; il lui suffisait de regarder son père pour imaginer avec une exactitude insupportable l’avenir de son propre corps. Ce genre de prophétie vivante, d’incarnation du temps futur est assez dur quand il révèle à travers les traits de sa mère l’avenir physique d’une jeune femme qu’on commence d’aimer, plus dur s’il s’agit de soi ; il est affreux de ressembler à son père, à sa mère, de se prévoir. On ne peut consentir à vivre qu’en ignorant tout du style de sa mort et des formes de son vieillissement.

Bernard était un jeune homme au corps sec qu’il était arrivé à trois ou quatre femmes de trouver assez beau : il avait un nez fin, le front haut, la bouche sinueuse, un regard noir, la peau mate, mais il se voyait, trente ans plus tard, chauve, les muscles du visage détendus, avec des poches de cardiaque sous les yeux, un nez infiltré et tombant sur la lèvre, un teint d’hépatique. Quand il pensait aux poisons de famille que son foie et ses reins n’élimineraient pas toujours, il ne savait plus si c’était son père qu’il détestait, ou lui-même, sous sa forme future ; son père était comme un présage de ce que le temps lui révélerait après une terrible métamorphose qui ferait sortir un gros homme affaissé de Volhynie ou de Galicie du jeune homme d’Asie Mineure.

— L’Orient, passe encore, se disait-il, mais l’Orient se dégradera : j’aurai l’air d’un vieux Roumain.

M. Rosenthal vivait comme si la Bourse où il avait de l’importance suffisait à peu près à alimenter les passions et l’énergie d’un homme, comme si ces relations d’affaires fondées sur le maniement de quelques signes abstraits et d’idées décharnées l’avaient assez nourri. Il se divertissait peu, et brièvement, par quelques parties de bridge, qu’il aimait et où il excellait, par quelques après-midi de printemps à Auteuil, à Chantilly et à Longchamps, par le théâtre et des dimanches de chasse en Sologne, à l’automne. Il voyageait peu. Il ambitionnait de devenir syndic de la Compagnie, d’être promu commandeur de la Légion d’honneur. Ensuite il mourrait : la mort ne lui semblait pas absolument effrayante, il n’avait pas ce qu’il faut d’imagination pour se révolter devant les paradoxes du néant, il souhaitait seulement souffrir peu, s’éteindre, ou mourir d’une embolie, d’une rupture d’anévrisme en dormant.

Son fils n’avait jamais eu avec lui de relations très chaleureuses ou très précises : elles naissent difficilement dans cette confuse défiance qui règne presque toujours entre les pères et les fils et dans cette rivalité, cette ambition de dépassement, cette tentation de mépriser les défaites, qui naissent chez les fils quand l’âge des imitations est passé, et quand ils commencent à se dire que les pères sont toujours vaincus.

Bernard avait fait à Janson-de-Sailly puis à Louis-le-Grand des études si éclatantes que M. Rosenthal, qui avait assez de bon sens pour estimer à sa valeur spirituelle, qui n’est pas considérable, une charge d’agent de change, n’avait jamais imaginé que son second fils dût jamais lui succéder dans les bureaux de la rue Vivienne. Comme la présence d’un fils aîné assurait la permanence de la maison, Bernard avait été libre de devenir, s’il lui plaisait, un intellectuel, ou comme on commença de dire un peu après mil neuf cent vingt-sept, un clerc. Peut-être M. Rosenthal avait-il vaguement éprouvé le sentiment que la vocation de Bernard justifierait un jour les siens, que l’Esprit absoudrait l’Argent : c’est ainsi que dans des familles provinciales, on n’est point fâché qu’un des fils se fasse prêtre, une fille carmélite ; on en a tant à se faire pardonner qu’il n’est pas inutile d’avoir un médiateur qui puisse intercéder un jour pour les gens de son sang.

Mme Rosenthal n’avait jamais été belle, mais on l’avait toujours trouvée distinguée.

— Berthe n’est pas jolie, disait-on vers mil huit cent quatre-vingt-dix ou mil neuf cent, mais elle a un style.

Tandis que son mari vieillissait dans le sens de l’effondrement, de la pesanteur, elle vieillissait dans celui du dessèchement : elle était grande et osseuse, elle soutenait hardiment les fanons de son cou par des rubans de moire grise ; en robe de soirée, elle ne craignait pas de laisser voir des clavicules jaunes, des omoplates qui palpitaient sous la peau. Elle avait cette autorité que donnent le commandement d’une grande maison, d’une cuisinière, d’une femme de chambre, d’un chauffeur, et en Normandie d’un ménage, l’éducation de trois enfants, la direction d’œuvres de bienfaisance considérables où elle collaborait avec des médecins célèbres et les membres secondaires des Gouvernements, répandus dans le Paris charitable.

Il arrivait à Berthe Rosenthal de parler d’un quatrième enfant qu’elle avait perdu d’une méningite quand il avait trois ans : elle n’ignorait rien du monde, pas même les larmes, pas même la douleur. Il ne fallait point oser parler devant elle de maladies ; ce n’est pas qu’elle les eût éprouvées, elle avait une santé de fer, mais elle les connaissait, on était écrasé par les péritonites affreuses, les cancers généralisés, les opérations admirables de ses oncles, de ses cousines, par les maux qui fondaient sur sa famille et dont elle triomphait toujours. Elle était d’une lignée où rien n’aurait su être médiocre.

Claude Rosenthal avait fait son droit et aux Sciences politiques les finances privées. À la Faculté, il fût bien entré dans les rangs des Camelots du Roi, si un certain sentiment de l’honneur ne lui avait conseillé, tout compte fait de rejeter une organisation politique inspirée par les pamphlets de Drumont et dont les écrivains insultaient quotidiennement les Juifs ; il s’était contenté des Jeunesses Patriotes, bien qu’elles lui eussent paru infiniment moins relevées que l’Action Française, et M. Taittinger moins important que Maurras qui avait écrit des poèmes et trois colonnes d’articles tous les jours. Il se consola de cette adhésion de second ordre lorsqu’il eut reçu des coups dans la bagarre de la rue Damrémont : il disait qu’il aurait pu mourir, sait-on jamais ? Il était lieutenant de cavalerie de réserve, il faisait ses périodes, il était entré dans la charge de son père, il lui succéderait.

M. Rosenthal était parfois effrayé de la froide perfection de son fils aîné : c’était un homme qui avait des côtés frivoles, qui aimait les vins, qui ne craignait pas les histoires légères que les boursiers racontent aux manucures des grands coiffeurs de la rue Réaumur, il lisait quelques livres, il pensait aimer Marcel Proust parce qu’il l’avait rencontré autrefois en compagnie de Léon Brunschwicg sous les taillis des Champs-Élysées et qu’il se souvenait d’avoir aperçu le modèle vivant de Charles Swann, il calculait l’âge qu’aurait Gilberte de Saint-Loup et disait que tout cela ne le rajeunissait pas, mais Claude, qui avait été complètement corrompu par la rue Saint-Guillaume, où il avait entendu parler des lois des marchés de valeurs et des courbes des économistes de Harvard, ne croyait qu’aux théories scientifiques de la Bourse. C’était aux yeux de M. Rosenthal le comble de la crédulité :

— Mais voyons, mon petit, s’écriait-il, tu sais pourtant aussi bien que moi que la Bourse est absolument un jeu et que le Rio bouge parce qu’il y a une grande opération politique en cours ou parce que quelqu’un a raconté en déjeunant chez Gallopin ou à l’Omnium une histoire inepte sur la hausse des métaux, et que les rentes fichent le camp parce que le premier imbécile venu est plein de secrets sur la chute imminente du ministère ! Tout le marché repose sur des racontars de concierge : comment veux-tu qu’il y ait une science de la Conciergerie ?

On voyait rarement Marie-Anne depuis qu’elle avait épousé un industriel qui vivait au Caire. Ce mariage avait été vraiment toute une aventure, la famille n’en était pas encore revenue et elle ne savait pas si finalement c’était un événement flatteur ou simplement singulier. Demetrios était grec ; heureusement, il descendait d’une de ces vieilles familles françaises qui n’ont pas bougé des Cyclades depuis les grands brassages méditerranéens de l’Empire et des guerres romantiques pour l’indépendance de la Grèce, et il était parent de ces barons de Lastic dont les dernières héritières vivent encore vêtues d’éternelles robes de laine noire sous les cyprès et les oliviers de l’île d’Ariane en attendant que leurs filles qui apprennent le français chez les Ursulines de Naxia, aient achevé leurs études démodées. Marie-Anne qui avait épousé son mari parce qu’elle l’aimait venait deux mois en hiver à Paris et passait l’été dans la maison que Demetrios avait achetée à Naxos. Cette fugue orientale faisait rêver toute la famille.

XII

On connaissait encore assez peu Catherine, la femme de Claude, parce qu’elle n’avait fait partie avant son mariage qui datait de janvier vingt-huit, d’aucun des petits dans qui composaient le milieu des Rosenthal : son père était chirurgien des Hôpitaux, elle avait vécu parmi ces médecins qui s’occupent des beaux-arts et de littérature, qui soignent les grippes, les crises de foie des écrivains et paraissent ne consentir que par surcroît à guérir le commun des malades. Les hasards des dimanches nautiques au printemps sur le bassin de Meulan où se font beaucoup de mariages avaient réuni cette jeune fille et Claude Rosenthal, qui allait faire de la voile en Seine avec de jeunes boursiers : c’était un monde encore démodé où personne n’imaginait que les jeunes filles eussent d’autre vocation que le mariage. Elles saisissaient presque toujours la première occasion qui s’offrait de devenir des femmes. Cette stupéfiante docilité aux conventions de morale et d’argent causait plus tard beaucoup de drames.

Il venait à peine à l’esprit de Bernard de regarder Catherine comme une femme. Étrangère, il eût peut-être immédiatement désiré cette grande jeune femme blonde un peu ennuyée, assez semblable aux longues filles des Champs-Élysées qui lui faisaient battre le cœur, à quinze ans, quand il les voyait entrer au Fouquet’s ou au Claridge, mais ce charme, cette espèce d’aura qui protège des incestes naturels les femmes de la famille, avait passé sur Catherine. Quand Bernard voyait qu’elle croisait les jambes, il détournait machinalement les yeux : Catherine n’était encore pour lui qu’une femme de cire dont il pouvait distraitement baiser la main ou les joues, dont le corps ne lui inspirait qu’une vague répulsion sacrée.

Il aurait bien dû s’étonner assez vite de se plaire à la compagnie de sa belle-sœur, qu’il consentait à conduire au théâtre, au concert, lorsque Claude se disait accablé de ces besognes imaginaires qui le faisaient paraître important : toute la famille admirait qu’il parût céder à ce qu’on appelait le sourire de Catherine.

— Kate apprivoise notre sauvage, disait Mme Rosenthal. Je n’en ai jamais tant obtenu…

On appelait en effet Catherine Kate ; c’était une coutume des Rosenthal d’angliciser les noms ; les mères, les sœurs aînées de la famille, qui ne savaient pas toutes tellement bien l’anglais, disaient à leurs fils, à leurs jeunes frères, des phrases simples.

— Shut the window. Ring the bell. Go to bed. Eat your eggs…

Le moindre dîner où les enfants étaient admis ressemblait à un cours élémentaire, nourri d’exemples de manuel, de commandements, comme si ces enfants n’avaient encore eu que des intelligences de jeunes chiens.

Enfin, c’était une famille qui se plaisait, comme toutes les autres, à composer des images rassurantes de sa cohésion et de sa permanence : les cours de la Bourse qui montaient, les frères et les sœurs qui s’entendaient, les maladies qui guérissaient, les soirées sous la lampe, les études des enfants, les mariages, les naissances, les fiançailles, les enterrements où les vivants se retrouvaient à l’entrée du cimetière Montmartre ou du Père-Lachaise, les voyages, les meubles qu’on changeait, les dîners qu’on mangeait, les fêtes qu’on souhaitait — tout semblait protéger les Rosenthal des malheurs, de la peur, de la mort.

On ne s’irrita donc pas de voir Bernard, qui n’était pas aimable, moins dur pour la dernière venue que pour ses cousines germaines ou sa mère, on se dit qu’on avait supporté ses plus mauvaises années et les effets de l’âge ingrat, mais qu’il allait heureusement changer en mûrissant et devenir sociable. Bernard s’en voulait un peu d’accepter ces sorties qui étaient à ses yeux les actes d’une dissipation mondaine du genre que ses amis et lui appelaient la complaisance : elles lui semblaient vraiment indignes de lui, il eût rougi de devoir les décrire à ses camarades dont il imaginait les railleries sans délicatesse. Mais il cessait de se trouver coupable dès qu’il voyait paraître Catherine prête à sortir, dès qu’il l’entendait lui dire, à travers la porte entr’ouverte de sa chambre, avenue de Villiers :

— Je ne vous fais pas perdre votre temps, au moins ?

Quand, à la sortie d’un théâtre, encore plongé dans ce monde enchanté de feux, de musique, de reflets rouges, de chaleur, de parfum, il remettait après le spectacle son manteau sur les épaules de Catherine, il ne savait pas s’il cédait pour la première fois aux plaisirs que donne la compagnie des femmes occupées de leur seule grâce, de leur orient de perle, ou s’il souhaitait déjà d’être comparé par Catherine à son frère, et de sortir vainqueur de cette comparaison.

Un soir, en juin, Laforgue vint dîner avenue Mozart : Laforgue était le seul de ses camarades de la rue d’Ulm que Rosenthal invitât chez ses parents ; il s’efforçait de croire que tous les autres eussent été gênés par les habitudes de table et de conversation d’un monde plus appliqué à la politesse que les leurs. Il ne se serait point avoué qu’il redoutait d’être moqué par son père, par Catherine, ou par Claude, de qui il n’avait jamais oublié un mot ignoble, un jour que son frère était venu le prendre à la porte de la rue d’Ulm, à la sortie d’un cours d’Émile Bréhier :

— Tes éminents camarades sont vraiment bien mal habillés !! Je commence à comprendre pourquoi les préfets bien n’osent pas recevoir les professeurs, en province…

Peut-être Rosenthal ne craignait-il pas moins que ses amis, de qui il exigeait d’être constamment approuvé, ne découvrissent des contradictions entre les idées qu’il défendait avec plus d’intransigeance qu’eux-mêmes, et le décor familial où il avait encore la paresse de vivre.

À la fin de la soirée, comme Rosenthal accompagnait Laforgue jusqu’au terminus de l’A-X, Philippe lui dit :

— Vous faites rudement famille, tout de même…

— Explique, dit Bernard, qui se sentait rougir.

— Un autre jour, répondit Laforgue. Un jour que tu ne seras pas hérissé… Ce n’est pas si facile pour nous autres de se passer des familles — tu sais, l’espèce de chaleur complice, la nursery, le salon, l’étable… Je connais aussi… Te rappelles-tu ce personnage de la Puissance du mensonge, le fils qui n’arrive pas à témoigner contre son père, lequel a fait je ne sais quelle saloperie, simplement parce qu’il fait si chaud chez ses parents en hiver et que tout le monde est si gentil pour lui quand il a des angines ? On en reparlera. Cela dit, il ne faudrait pas que pour des raisons obscures tu laisses tomber tout le reste. Il y a dix jours que tu n’as pas foutu les pieds rue Cujas. Je me suis appuyé le dernier numéro avec Bloyé. Je veux bien être brave et arranger les choses, mais comme il faut que nous prenions position dans le prochain numéro sur des tas de sujets, sur les grèves, sur les dettes américaines, sur la condamnation de Marty, j’annexais bien te voir à la prochaine réunion de la rédaction.

— J’irai, dit Bernard. J’ai eu des choses à faire.

— Je ne te les demande pas, dit Philippe. À propos, j’ai assez mal compris comme toujours les noms quand tu m’as présenté aux familles. Qui était donc cette fille ravissante, qui était assise à la gauche du père, et qui n’avait d’yeux que pour toi, et pour qui, soit dit sans t’offenser, tu faisais le paon à propos de la Grèce, de l’Italie et de toutes choses en général ?

— À gauche de mon père ? dit Bernard. C’était ma belle-sœur Catherine.

— Ai-je fait une gaffe ? demanda Laforgue. Touchant la prohibition de l’inceste ?

— Mais non, idiot, dit Rosenthal. Tu as mal vu. Tiens, voilà ton bus, rentre bien. Je passerai demain après-midi à la rédaction.

Bernard redescendit l’avenue Mozart. Il ne songeait guère aux reproches de Philippe : il était emporté par un surprenant mouvement de bonheur. Il se moquait alors de la révolution, il était dans cet état où l’on se dit : « les gens peuvent crever ! » Il marcha dix minutes dans la rue déserte de l’Assomption, puis il rentra. Dans le salon, il chercha des yeux Catherine ; elle jouait au bridge, et comme elle n’aimait pas risquer les reproches de son partenaire, elle ne leva pas la tête quand Bernard referma la porte.

Au bout de peu de temps, la partie s’acheva.

— Je vous dois douze francs cinquante, dit M. Rosenthal à sa belle-fille. C’est une soirée ruineuse.

Les Claude partirent.

Bernard qui n’arrivait pas à s’endormir, se retournait dans son lit et se demandait avec angoisse si Laforgue avait bien vu.

Catherine n’était pourtant pas une femme qu’un garçon comme Bernard aurait cru pouvoir jamais aimer. Il y a beaucoup d’espace entre le désir, les plaisirs de vanité que donne la familiarité avec une femme, et l’amour — beaucoup d’espace, et une grande affabulation que Bernard n’avait pas encore composée. Il avait toujours détesté ces femmes aux joues de fleurs, du genre dahlia ou camélia, qu’il rencontrait depuis dix ans dans sa famille, auxquelles sa belle-sœur ressemblait, avec son éternelle présence d’esprit, cette garde nonchalante dont on n’imaginait point les défauts, sa dureté de décision, sa sûreté de jugement, cette connaissance parfaite des rites, des gestes, des phrases, sa voix et son rire étudiés comme un chant, son corps orné, préparé, qui paraissait soustrait à la maladie et à la vieillesse, sa chair insensible à la fièvre, sa peau incorruptible.

— N’aura-t-elle donc pas un seul jour la migraine, se disait Bernard ? Une crise de foie ? Ne la prendrai-je donc jamais en défaut, disant : Ne me regardez pas ! Je me sens affreuse aujourd’hui.

Quelques-uns de ses amis auraient pu regarder Catherine comme une admirable occasion d’assouvir des désirs rentrés de vengeance, de domination, de revanche, le ressentiment plutôt que l’espoir du plaisir ; mais lui, se plaire à la compagnie, au bavardage d’une de ces héroïnes insupportables et dures, du monde des parades dont il souhaitait si passionnément la fin ! Il n’en revenait pas.

— Nous n’irons pas plus loin, se disait-il. Je perds mon temps à faire le gracieux.

Les plus anciennes magies, celles-là mêmes qui enchaînent du même fer les sauvages et les fils d’agents de change, ne durent jamais plus d’une saison.

Bernard continua, bien qu’il se jugeât lâche, à sortir avec Catherine. C’était d’ailleurs un moment de l’année où sortir avec une jeune femme, la fin du printemps, qui passa. Ils avaient été en avril, en mai, le reconnaître loin de Paris, dans ces départements pacifiques de la grande banlieue où les saisons éclatent et s’effondrent librement. Les premières guêpes bourdonnaient, les premières hirondelles lançaient leur cri : on était pour des mois délivré du silence de la terre. On rencontrait dans des chemins de village des chattes qui avaient accouché dans un champ et qui portaient vers les fermes leurs petits dans leur gueule. Des vols de moucherons, de fourmis ailées vous frappaient au visage, et il y avait des jours où le sol d’une route était couvert d’un pollen d’insectes morts que le vent soulevait. Les nuages s’envolaient. Les clochers, les châteaux perçaient la terre comme des pousses. Tous les blés sortaient de leurs sillons, toutes les couleuvres, tous les loirs de leur sommeil, et les derniers peut-être parmi les êtres qui hivernent, les cœurs des hommes.

Ce n’était vraiment pas le temps de la prudence, du calcul : Bernard fermait les yeux sur son plaisir et sur ses suites, et se disait qu’il ne se passerait rien ; ces promenades, cette camaraderie ambiguë ne dureraient pas éternellement.

— Il fallait bien, pensait-il, que je me détende dans la compagnie d’une jeune femme. On se retrouve plus dur après ces abandons.

Quand vint l’été, Bernard accepta de suivre ses parents à La Vicomté. C’était la première fois depuis deux ans qu’il n’exigeait pas de prendre seul ses vacances. Catherine partait aussi en Normandie avec ses beaux-parents, il ne pouvait plus se passer d’elle, du bruit de ses robes, de sa voix unie, de son air d’ennui.

— Tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente, dit Mme Rosenthal, qui avait l’impression qu’elle était en train de reconquérir le plus fugitif de ses enfants.

Claude restait à Paris, jusqu’au retour de M. Rosenthal, rue Vivienne, vers la mi-septembre.

XIII

La Vicomté est située à quinze cents mètres du village de Grandcourt : c’est une longue villa normande de brique rose à cordons de pierre de taille, adossée à un ancien corps de logis d’un pavillon de chasse du xvie siècle ; sur le manteau de la cheminée, dans la salle à manger, on lit encore les armes émoussées des Guise. La Vicomté possède des pelouses d’un velours moins lisse que du temps où la mère de M. Rosenthal faisait venir d’Oxford les graines de raygrass, des guirlandes de rosiers le long des allées, un pigeonnier où gîtent des chauves-souris, une rivière, des barrières de bois peintes en blanc, une maison de garde, des écuries trop vastes où ne vivent plus que deux chevaux, Bois-Belleau et Uranie, à peine réveillés par quelques promenades des vacances, et six danois arlequins. Derrière La Vicomté, de l’autre côté de la grand’route la vallée se relève vers la lisière de la forêt d’Eu, qui coupe l’horizon de sa couronne orageuse.

Les Rosenthal recevaient presque tous les ans des invités. Quelques-uns faisaient un détour sur le chemin de Deauville ou du Touquet, d’autres arrivaient pour quelques jours de Paris. Les invités qui ne voyageaient pas par la route descendaient comme autrefois en gare de Blangy-sur-Bresle du train de neuf heures trente-six : ils sortaient de la salle d’attente, ils jetaient un coup d’œil sur la place hostile et noire où ne brillaient que les lumières lointaines d’un débit et ils se disaient que ça n’allait pas être gai, mais le chauffeur Jules sortait de l’ombre et les sauvait ; ils partaient vers La Vicomté dans la vieille Panhard de mil neuf cent dix-huit, qui avait appartenu à la mère de M. Rosenthal, dans laquelle elle était allée en mil neuf cent vingt-deux, pour un dernier voyage avant sa mort, faire le tour des lacs écossais. La Vicomté flottait au fond de la nuit, tous feux allumés, comme un navire. Les Rosenthal étaient assis dans le petit salon : ils se dérangeaient à peine pour accueillir leurs hôtes, la conversation reprenait, la femme de chambre montait les valises dans les chambres, Mme Rosenthal disait :

— Vous avez la chambre jaune — ou la chambre bleue.

Elle disait aussi :

— Vous voyez, n’est-ce pas, je ne fais aucun frais pour vous, la vie de famille continue. Je veux que les hôtes de La Vicomté se sentent tout à fait at home dès le premier soir, qu’ils comprennent qu’on ne fera pas de cérémonie, pas de tralala en leur honneur, et que tout le monde est absolument libre et entre soi… Je suis pour l’hospitalité britannique, il n’y a personne qui sache vous mettre à votre aise comme les Anglais…

Quand il y avait de la lune, avant de coucher les invités, on les conduisait sur la terrasse du grand salon pour leur montrer les fantômes nacrés du brouillard qui flottaient sur les pelouses ; naturellement, ils soupiraient toujours, ils murmuraient :

— Quel calme !

Ou :

— Vous ne connaissez pas votre bonheur…

Mais ils éprouvaient comme tout le monde une vague angoisse devant toute cette végétation chuchotante, toutes ces étendues de nuit, et ils n’étaient pas fâchés de se retrouver dans la lumière protectrice des lampes.

Il y avait beaucoup à dire sur les invités de l’été vingt-neuf à La Vicomté. Où était le temps de Mme Rosenthal mère, entre mil neuf cent et la guerre, lorsque dans La Vicomté alors pleine de meubles de peluche et de photos de famille, avec une collection d’œufs de Pâques dans la chambre des enfants, de vieilles dames en robes blanches à bandes de guipure et de broderie promenaient leurs ombrelles à volants le long des allées et de la rivière et maintenaient avec une rigueur royale les règles de la grande cérémonie bourgeoise ?

Rien ne marque peut-être mieux le mouvement destructeur du temps que la disparition de la propriété de Grandcourt de ces invités d’honneur qu’étaient les grands universitaires dreyfusards, amis de Mme Rosenthal et de sa sœur Clotilde après l’avoir été de M. Charles Rosenthal, fondateur de la charge et camarade d’enfance de Scheurer-Kestner. Cette époque était celle où Édouard Rosenthal n’osait amener chez sa mère que ceux de ses amis qui venaient de découvrir Wagner, de publier leur premier livre, ou qui arrivaient d’un voyage en Perse, en Égypte, d’une mission en Italie, qui étaient réellement « intéressants » : l’argent ne paraissait alors que la condition temporelle d’une vie consacrée à des soucis nobles, à la connaissance du monde, on aurait rougi de paraître l’élever au-dessus de la culture, de la musique, des idées. Mais pendant l’été vingt-neuf, il n’y avait à La Vicomté que les Adrien Plessis, les Henry Lyons, et la comtesse Kamenskaia : les Lyons étaient banquiers, les Plessis coulissiers, et la comtesse Kamenskaia comtesse.

— Quelle bande ! se disait Bernard. Ces gens sont impossibles. Les Lyons sont des porcs, les Plessis des idiots, la Russe blanche a fait le trottoir à Bucarest et à Pera. Foutons le camp !

Bernard entraînait Catherine, qui avait après tout vingt-deux ans, qui n’avait pas encore entièrement perdu le pouvoir de rire des gens, de faire la folle. Ils allaient nager à Criel, à Dieppe ou au Tréport et acheter des romans à Neufchâtel-en-Bray. Le matin, ils partaient, montés sur Uranie et Bois-Belleau, que Bernard avait rebaptisés cinq ou six ans plus tôt la Muse et le Cheval-Inconnu ; deux ou trois danois les suivaient ou bondissaient devant eux, aux naseaux des chevaux qui encensaient en faisant tinter leurs mors et leurs gourmettes ; la forêt n’était pas moins humide et pourrie que toutes les forêts des pays fertiles et gras, mais ils connaissaient le plaisir de déboucher à l’aveugle sur une lisière descendante, luisante comme un flanc de cheval au soleil, dans le vent, ou de galoper, sans penser aux jambes fragiles des bêtes, sur une grand’route entre deux rangs d’arbres. Bernard allait alors jusqu’à appeler Catherine Diana of the crossways à cause de l’exaltation de la course et du vent et parce qu’il est plus facile d’aimer des femmes de chair à travers de grandes répliques romanesques.

On raconte toujours son enfance à la femme qu’on doit aimer ; on se dit qu’on aurait pu jouer avec elle quand elle avait les genoux nus et portait des jupes courtes qui découvraient les longues cicatrices blanches de ses égratignures, et qu’il faut regagner tout ce temps perdu, qu’on n’y arrivera pas ; on est désespéré, il faudrait avoir toute une vie de bavardages tendres devant soi. Bernard se méfiait encore : il ne parlait guère à Catherine que du beau temps, de la mer, des chevaux, de quelques voyages qu’il avait faits, de la bouffonnerie singulière des adultes. C’est bien assez pour être complice d’une femme, que de lui enseigner quelques mots de passe, de croire la comprendre d’un coup d’œil.

Il emmena un jour Catherine déjeuner chez le conseiller général de Martin-Église qu’il connaissait depuis quinze ans : ils firent un repas sans fin de fermiers enrichis, dans une salle à manger qui sentait le renfermé, la poussière, le phénol. Dans les vitrines, il y avait des monstres empaillés, des veaux à cinq pattes, des moutons à deux têtes, un fœtus, la collection du conseiller. La femme du conseiller avait une berthe à sa robe et un étonnant faux chignon roux et gris.

— Pourquoi m’avez-vous conduite chez ces guignols ? demanda Catherine en sortant.

— Pour vous distraire, dit Bernard, avec ce petit ricanement qui ressemblait plus qu’il ne l’eût souhaité au grand ricanement de son frère. Mais la plus belle pièce de la collection manquait : c’est le fils de la maison. Le jeune Victor a treize ans, il fait de l’insuffisance thyroïdienne, il bave volontiers, il a des yeux de grenouille et la peau des mongoloïdes. C’est le calvados des ancêtres et les mariages collatéraux pour arrondir les domaines. Mais il héritera les deux millions du conseiller et le siège paternel : l’électeur n’y regardera pas de si près. Le curé de Martin-Église qui m’a donné il y a dix ans quelques leçons de latin dit que c’est un bon enfant, il votera aux élections sénatoriales pour M. Thureau-Dangin, qui ne sera pas mort, Dieu merci. Les sénateurs vivent vieux dans le pays. Ça ne vous fait pas rire, ce futur grand bourgeois normand à tête de veau ?

— Non, dit Catherine, ça ne me fait pas rire. C’est assez triste, et je vous trouve révoltant.

Ce jour-là, Bernard et Catherine rentrèrent assez tard de Neufchâtel-en-Bray. Bernard arrêta l’auto devant le portail blanc de La Vicomté. Catherine, qui avait remis, pour aller déjeuner à Martin-Église, un costume des villes, rassembla son sac, ses gants : un mouvement qu’elle fit découvrit sa jambe jusqu’au gonflement cruel de la cuisse au-dessus de l’ourlet de son bas. Bernard rougit, sentit battre son cœur, devant cette découverte de tant de dure nudité dans les nuages confus de la soie et de la laine.

Catherine s’aperçut enfin au bout d’une seconde peut-être à l’immobilité parfaite de Bernard qu’elle était en danger, qu’il se passait un drame : elle vit son genou, ramena sa robe avec un mouvement de pudeur violent comme un geste de colère ; elle regarda à sa gauche, elle rencontra les yeux de Bernard. C’était fini, la magie des familles était morte. En descendant de voiture, Bernard prit le bras de Catherine au-dessus du coude et le serra avec tant de violence qu’elle poussa un soupir et dit plaintivement :

— Vous m’avez fait mal !

— Je vous demande pardon, dit-il, mais il ne délivra pas le bras de sa belle-sœur, tout le temps sans fin qu’ils marchèrent du portail au perron. M. Rosenthal lisait dans le salon, il faisait encore grand jour, il leur demanda :

— Vous avez fait une bonne promenade ?

— Excellente, répondit Catherine, mais votre fils m’a emmenée chez des gens impossibles.

— Chez Burel, je suis sûre, dit M. Rosenthal. Bernard a toujours eu un faible inexplicable pour ces gens-là.

Le soir, quand le dîner fut fini, Catherine vint vers Bernard et releva la manche de sa robe : sa peau portait encore les marques des doigts. Il lui reprit le bras sans rien dire, avec la même force. Elle ne se déroba pas, elle lui dit seulement à voix basse :

— J’aurai des bleus demain… De quoi aurai-je l’air pendant deux ou trois jours, avec des manches longues en plein mois d’août ?

XIV

Comme il existe peu d’actions véritables, les accouplements, les meurtres, la construction des monuments, l’ouverture des routes, l’enlèvement d’une grande troupe, la vie qu’on aventure ! Presque tout ce qu’on fait n’est qu’un rêve. Pour Bernard, l’amour n’est peut-être que l’entrée en scène de la réalité, Catherine sa première chance, parce qu’elle est l’occasion de son premier choc, le prétexte de sa première action.

— Enfin, se dit un soir Bernard, fini de jouer ! Voici une victoire à remporter, des résistances à vaincre.

Mais tout fut trop facile. Sans doute eût-il fallu à Bernard une femme dure à conquérir, une maîtresse dont l’abandon eût été le dénouement d’un combat, une reddition : Catherine ne résista pas, c’était une femme qui savait vouloir céder…

Bernard pendant cinq jours, vécut rêveusement : il passait ses journées à tirer de ses nuits tout ce qu’elles contenaient ; il n’avait même plus besoin de la compagnie de Catherine, il la fuyait pour marcher seul, s’allonger dans un pré, écouter le bruit de volière que faisaient Mme Lyons, Mme Plessis et la comtesse Kamenskaia.

Quand tout le monde était endormi, quand il n’entendait plus sur le palier du premier étage que le petit râle nocturne de son père qui le faisait penser depuis son enfance à l’agonie et à la mort, il allait rejoindre Catherine dans sa chambre.

Il y régnait un écrasant silence, à peine ébranlé par les chuintements gémissants des oiseaux de nuit, par les pas d’un oiseau ou d’un chat sur les tuiles du toit. Par la fenêtre ouverte au-dessus des pelouses entrait parfois un insecte qui bourdonnait et se heurtait aux murs, ou une déchirure hésitante du brouillard.

Pendant cinq nuits, au sein de cette froide obscurité de velours, et de cette solitude ténébreuse des campagnes qui ne parlent aux hommes que des astres et de la mort, Bernard et Catherine partagèrent les affreux secrets du plaisir, ses oublis de soi, ses sacrifices, ses patiences, ses paresses, ses sommeils, ses soupirs de combattants complices dans un combat truqué, son merveilleux oubli du dégoût qu’un corps inspire à un corps, sa complaisance, son exaltation, sa bassesse. Comment Bernard n’eût-il pas confondu avec l’amour des éclairs de bonheur, la mort du temps, la compagnie de cette grande fille moite et nue, la connivence qui les faisait parfois rester longtemps immobiles pour un craquement entendu, avec le bruit du sang dans leurs oreilles qui couvrait tout comme une mer ? Le sixième jour, Claude arriva.

Il arriva comme tous les samedis dans sa voiture, vers les cinq heures après-midi. Bernard fut stupéfait : il avait entièrement oublié son frère.

Claude prit un bain, redescendit de sa chambre avec un costume de tweed, des bas, des guêtres blanches à mi-mollet ; Catherine sourit, Bernard eut envie de rire.

L’heure du dîner vint. La femme de chambre entra dans le salon et dit que Madame était servie, toute la machine de La Vicomté continuait à tourner parfaitement bien. À table, Mme Lyons demanda à Claude :

— Quel temps faisait-il à Paris ?

Mme Lyons était une très grosse dame qui portait des lunettes à monture d’or et un collier de perles : elle ne se souciait au monde que des plats qu’elle mangeait, de la température, la grande chaleur lui donnait des battements de cœur. Il lui arrivait pourtant de lancer un mot cruel que tout le monde trouvait admirablement exact, mais surprenant entre ces lèvres molles.

— Abominable, répondit Claude. Il fait tous les jours plus chaud. Nous avions hier dans les 32 à l’ombre, et ce matin, place de la Bourse, quand je suis monté en voiture, il faisait déjà 35…

— Vous verrez, dit Mme Lyons, que nous aurons aujourd’hui ou demain un orage terrible. J’en suis sûre, je n’ai qu’à écouter les palpitations de mon pauvre cœur…

— Dieu merci, dit Mme Plessis, on respire à la campagne où un bon gros orage n’est pas tellement désagréable.

— À propos de Bourse, demanda M. Rosenthal, comment marche-t-elle ?

— Tu n’es pas au courant ? dit Claude.

— Mais non voyons, répondit M. Rosenthal, tu sais bien que les vacances sont sacro-saintes, que je n’ouvre jamais une feuille quand je suis à La Vicomté.

— J’oublie toujours que tu es un agent de change à principes, dit Claude. Eh bien, la Bourse est convenable. Le Suez a fini autour de 23.000 et des, et la Royal Dutch à 43-44.000. La Norvégienne a monté de 95 points…

— Ce n’est pas mal, dit M. Rosenthal. Qu’est-ce que c’était ? La fameuse confiance des idiots du Palais-Bourbon ?

— Je pense, dit Claude, du ton que Bernard appelait le ton de la rue Saint-Guillaume, que c’est la situation internationale. On a signé hier les accords de La Haye, mais comme la signature était prévue depuis mercredi, la spéculation a marché tout de suite et la clientèle de province a suivi… Le mouvement ne fait que commencer : le plan Young et la banque des Règlements internationaux, ça peut être assez bien pour les marchés européens. Les gens ne demandent comme toujours qu’à être rassurés. S’il n’y avait pas les histoires de Palestine, qui empoisonnent Londres…

Il venait en effet d’y avoir six cents morts en Palestine : ces tueries étonnaient encore des hommes qui devaient, sept ou huit ans plus tard, s’accoutumer avec une effrayante souplesse aux extraordinaires massacres d’Abyssinie, de Chine et d’Espagne.

— J’aurais donné quelque chose, dit Bernard, pour assister à la farce finale de La Haye, quand Henderson a été tellement ému qu’il a remis dans sa poche le stylo en or qu’il venait d’offrir à Jaspar. Tous ces personnages ont dû bien rire, à part Chéron, qui n’avale toujours pas Snowden. Enfin, les troupes françaises vont évacuer la Rhénanie : voilà au moins une canaillerie qui prend fin. Un peu tard.

— Parlons-en, s’écria M. Lyons, qui était à peine moins gros que sa femme, et qui n’avait encore rien dit, parce qu’il mangeait. Parlons-en ! C’est le dernier gage que nous tenions contre l’Allemagne. Ah ! on aura vite profité de la fatigue de Poincaré pour démolir son œuvre ! Ça va être du joli avec ce voyou de Briand…

— Ce n’est pas la première fois, dit M. Rosenthal, qu’une prostatite aura eu des conséquences historiques.

— Édouard ! dit Mme Rosenthal.

— Vous avez bien raison, dit M. Plessis, en regardant fixement M. Lyons. Les Boches ne comprennent que la manière forte. Cette banque des Règlements internationaux et ce plan Young vont être une duperie de plus. Ils auront bien réussi à grignoter la victoire…

— Ce n’est peut-être pas si mal financièrement, dit Claude. L’occupation de la Rhénanie n’arrangeait pas toujours les affaires.

— Assez de chiffres, Messieurs, never talk shop, comme on dit de l’autre côté de la Manche, s’écria Mme Rosenthal, qui détourna avec autorité la conversation : on parla de la campagne, Mme Lyons dit que, même avec d’excellents amis, ce n’était pas tous les jours drôle, et que, quant à elle, ses petites habitudes de Paris lui manquaient cruellement, mais Mme Plessis, qui était plus jeune, et qui sentait mieux ce qu’on doit à ses hôtes, trouva que c’était magnifiquement reposant et tellement moins énervant que la mer pour les personnes qui ont le sympathique sensible.

Il n’y a point de meilleur sujet que la santé, et Mme Rosenthal expliqua leurs tempéraments à ses invités, sur quoi ils firent l’éloge des médecins, contre qui on ironise quand on est bien portant, mais qu’on est bien heureux d’appeler dès qu’on a trente-sept neuf, et ce fut le moment d’aller prendre le café et les infusions dans le petit salon et de s’élever l’âme avant d’aller dormir.

La comtesse Kamenskaia, qui était un peu courte comme beaucoup de femmes moscovites, mais dont les cheveux roux et flamboyants avaient des admirateurs, alla regarder par la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse et s’écria qu’elle n’aimait au monde que les grandes plaines, et qu’elle adorait ce pays, parce que les morceaux de steppe à boqueteaux au commencement de la Picardie lui rappelaient les environs de Zagorsk où elle avait été élevée et le temps où elle allait voir l’abbé du couvent de la Trinité dans son petit bureau Louis XV à paravents chinois. Tous les convives connaissaient les aventures de la comtesse, à part la vie qu’elle avait réellement menée après le départ de Crimée de l’armée du baron Wrangel, mais ils éprouvaient toujours un certain plaisir à entendre quelques récits d’atrocités de la bouche de la petite comtesse qui avait un si ravissant accent.

Mme Plessis demanda à Claude s’il ne s’ennuyait pas trop à Paris :

— C’est assez mortel, répondit-il. Tout le monde est parti et on ne peut même pas jouer au bridge. Il n’y a absolument rien à voir au théâtre. Quand je vous aurai dit que mercredi je suis allé au concert Mayol !

— Vous n’avez pas peur, ma petite Kate, demanda Mme Lyons. Toutes ces femmes nues… Vous savez que les vacances sont la perte des maris…

— Je n’ai pas peur, dit Catherine. Avec Claude…

— Cette vie ne peut pas durer, pensait Bernard. Qu’est-ce que nous faisons, elle et moi, parmi tous ces odieux fantômes ?

Plus tard, après d’autres phrases sous la lampe dans le petit salon, et la chanson de la tsarine sur la terrasse — et comme toujours quelqu’un trouva que Boris Godounov était décidément supérieur au prince Igor — quand Mme Plessis eut déclaré que la femme se porterait potelée l’hiver suivant et qu’on aurait enfin la taille à sa place, quand Mme Rosenthal eut mis de côté dans sa table à ouvrage les vêtements beiges comme tous les vêtements de pauvres qu’elle tricotait pour les pauvres, Bernard entendit soudain son frère dire à Catherine :

— Kate, si vous voulez que nous montions ?

Ce nous parut horrible à Bernard : il accouplait Catherine. Il s’indigna qu’elle fût encore après ces cinq nuits la femme de son frère.

— Je serais un lâche d’endurer plus longtemps ce partage, pensa-t-il. Ce n’est rien d’avoir couché avec Catherine. Lui aussi. C’est moi seul qu’elle doit accepter dans son lit…

Le lendemain matin, Bernard, qui n’avait pas dormi, qui était allé marcher pendant deux heures sur la route jusque dans Grandcourt endormi à travers les aboiements des chiens, épia sur les lèvres et les joues de Catherine il ne savait quels signes de bonheur qu’il tremblait d’y apercevoir. À un moment de la matinée, elle lui sourit, mais il ne vit dans ce sourire que le témoignage d’une odieuse complicité, le signe d’une familiarité de fille. C’était assez pour détruire la plénitude enfantine des premiers moments de l’amour, faire oublier à Bernard les dernières promenades, les dernières nuits. Il se dit qu’il lui fallait arracher complètement Catherine à son mari, que c’était même son seul devoir.

À table, au déjeuner, Claude parla d’aller l’après-midi aux courses de Dieppe.

— La réunion a l’air convenable, dit-il. C’est le jour du Grand Steeple, ça ne vaudra évidemment pas Auteuil ou Deauville, mais les chevaux ne sont pas mauvais dans ces courses provinciales.

— Si nous poussions jusqu’à Deauville ? dit M. Plessis.

— Vous croyez que c’est bien indiqué par cette chaleur ? demanda Claude. Et vous savez qu’il doit y avoir cent cinquante ou deux cents kilomètres par Rouen, nous arriverions pour la dernière course.

— D’ailleurs, les routes sont impossibles le dimanche, dit Mme Plessis. À présent que tout le monde roule voiture !

Claude dit à Bernard :

— Tu en seras ? À moins que ces divertissements capitalistes ne soient en contradiction avec les exigences de la révolution ?

Comment abandonner Catherine dans on ne sait quel espace ensoleillé et noir ?

— Imbécile, répondit Bernard. J’irai.

M. Rosenthal dit :

— Serait-ce le commencement des infidélités aux principes ?

— Tu es extraordinaire, dit Bernard. On croirait que les révolutionnaires sont tous des curés. Vous vous étonnez d’un communiste qui prend un bain comme d’un prêtre qui fume un cigare ! Ces pièges sont enfantins.

Mme Rosenthal sourit : Bernard allait aux courses, il ne se fâchait pas. Comme on faisait une heureuse famille !

Un peu avant le départ, Bernard aperçut Catherine qui se mettait du rouge, seule dans le grand salon. Il entra et alla vers elle :

— Comment a été ton mari cette nuit ? dit-il.

— Affreux, dit Catherine, en fermant les yeux.

C’était une réponse qui laissait assez entendre tout ce que Bernard devait craindre : il respira pourtant, comme s’il acceptait que son frère eût exercé son métier de mari en week end ; c’est qu’il se sentit préféré. Il eut un mouvement d’orgueil, envie de faire la roue, de courir dehors avec Catherine pour la purifier dans le vent du corps de son mari.

— Cette brute n’aura pensé qu’à lui, se dit-il, en songeant à ces nuits de patience où il sacrifiait au plaisir de Catherine son plaisir même.

Catherine rouvrit les yeux et regarda Bernard, puis elle continua à étendre le rouge sur sa lèvre inférieure, avec son petit doigt.

On partit. Sur la route de Dieppe, il rêvait au fond de la voiture près de la comtesse Kamenskaia, qui n’était peut-être pas comtesse, se disait-il, allez donc y voir, avec ses seins blancs attachés haut, comme on n’en fait plus depuis trois cents ans, et son roucoulement. Il s’imaginait seul en compagnie de Catherine, de Catherine évadée, enfin dépouillée de tout, emportée dans un mouvement si passionné qu’elle ne s’y reconnaîtrait plus, en Italie, ou à Naxos. Il existe pour chaque homme un lieu où il imagine l’amour : pour Bernard, depuis vingt-cinq, c’étaient les îles grecques :

— Naxos, pensait-il, j’y ai été heureux avec une sœur. Quel bonheur d’y vivre avec une femme que j’aimerais, qui coucherait dans mon lit, qui ne m’abandonnerait pas la nuit !

Aux courses, il se souvenait d’Anna Karénine, il se voyait courant, sautant, tombant enfin de cheval comme Vronski. Catherine pousserait-elle un cri pareil au cri d’Anna, qui révélerait tout ? Aurait-elle le courage glacé de ne pas même rougir ?

Au retour, Claude n’était pas content : dans le prix d’Elbeuf, il avait joué Théocrite gagnant, mais Théocrite n’avait fait que 8,50 placé, derrière la Libellule ; dans le prix de Clôture, Paroisienne avait fait 97,50 et naturellement, il ne l’avait pas jouée. Un gagnant sur cinq courses, qui avait fait neuf francs, il n’y avait pas de quoi se réjouir.

— Ce n’est pas l’argent, disait-il, mais j’ai horreur de perdre.

Il s’en prenait aux réunions provinciales, aux noms imbéciles des chevaux, la comtesse qui s’était assise près de lui, lui répondait sans l’entendre par des récits de courses à Tsarskoe-Selo. Il faisait parfaitement beau, la chaleur tombait, les orages annoncés par Mme Lyons n’avaient pas éclaté. Bernard caressait le poignet de Catherine que le vent de la route finit par endormir. Bernard n’aimait pas voir dormir une femme qu’il pensait aimer : il tremblait qu’une femme haïssable et qui le haïrait ne se substituât à elle pendant qu’elle dormait, au moment même où rien sauf la mort ne pouvait éloigner son corps de lui. Il réveilla Catherine.

— Pourquoi m’avez-vous réveillée ? dit-elle.

— Pour ne pas te perdre, répondit Bernard.

Que de romanesque !

Le soir, pendant qu’on parlait dans le petit salon, Bernard et Catherine sortirent et allèrent s’étendre côte à côte sur la pelouse hors de portée des rectangles de lumière des fenêtres et du ronronnement des voix dans la maison. Bernard regardait le ciel et disait :

— Quand nous avions seize ans, Laforgue et moi nous avions un faible pour une étoile nommée Aldébaran et nous pensions que c’est cette étoile qui est un peu au-dessous de la Grande Ourse sur la gauche. Peut-être que ce n’est pas réellement Aldébaran mais Cassiopée, ou Bételgeuse, ou une autre grecque ou une autre arabe, mais c’est Aldébaran pour qui nous avions de l’amitié.

— Oui, disait Catherine.

— Catherine, dit Bernard. Quitte tout, allons-nous en, tout cela ne peut pas durer. Ces compromis deviendront ignobles. Des gens comme moi ne peuvent pas se contenter de la complicité.

— Laisse-moi respirer, dit Catherine. Comme il faut que tu ailles tout de suite jusqu’au bout des choses ! Tu ne comprends donc pas le plaisir d’hésiter ? Ne sommes-nous pas heureux ?

— Non, dit Bernard, on n’est pas heureux dans les dédoublements. Je ne veux pas que tu hésites, je ne veux même pas que tu respires, je veux t’emmener.

Bernard dégrafa la blouse de Catherine, embrassa ses seins ; elle l’écarta, couvrit sa poitrine.

— Tu es complètement fou, Bernard, dit-elle.

— Dieu merci ! dit Bernard. Et je n’ai même pas l’excuse de la lune, comme dit l’autre, tu sais, It is the very error of the moon, She comes more near the earth than she was wont And make men mad… Le premier quartier n’apparaîtra que dans deux jours, tout à fait proche de la terre, juste au-dessus des ormes de chez les Besnard…

— Tu as quinze ans, dit-elle, tu es un collégien.

— Catherine, dit Bernard, il y trop de monde autour de nous, on ne s’entend plus. Il faudrait de grandes étendues de pierre ou d’eau, un désert, la mer, ou des montagnes avec des lacs, des berges couvertes d’une neige stérile couleur de jacinthe ou de myosotis…

Catherine s’agenouilla et se pencha sur Bernard pour l’embrasser, puis ils rentrèrent dans le salon.

— Pourquoi n’allez-vous pas dehors ? demanda Catherine. Il fait une de ces nuits…

On sortit sur la terrasse et naturellement tout le monde poussa des cris devant toutes ces étoiles : Mme Plessis qui aimait la nature dit que c’était un péché de rester enfermés quand il faisait un temps pareil et que Catherine avait bien raison.

— Autrefois, dit M. Rosenthal, j’étais très fort sur la cosmographie. Mais maintenant le cou sous la guillotine, vous ne me feriez pas dire où est l’étoile polaire…

(À suivre.)

paul nizan.

XV


Claude repartit le lundi matin à l’aube. C’était le 2 septembre : comme tous les autres jours, il allait faire beau. Bernard, encore couché, entendait le moteur de l’auto qui tournait dans le silence du petit matin, et, au fond de la campagne, dans les fermes, les cris des derniers coqs qui saluaient le grand jour.

— Tout va recommencer, se dit-il. Nous n’en finirons pas.

En bas, le moteur ronfla : Bernard compta machinalement les passages des changements de vitesse. Claude s’éloignait, Bernard se rendormit.

Tout aurait dû recommencer si Bernard avait été capable de retrouver l’ardeur distraite des premiers jours, de ne vivre que pour ses nuits blanches au sommet de La Vicomté, de n’être, au jour le jour, que souvenir et attente de l’ombre. Mais il tombait dans des réflexions sans fin sur l’existence, le destin ; il ne songeait plus qu’à sauver Catherine, à la contraindre à être heureuse selon l’idée qu’il avait du bonheur. C’est ainsi que sont tous les hommes : ils trouvent rarement des femmes qui tolèrent ces bonheurs imposés. Bernard allait tout perdre, s’il pensait déjà à organiser l’avenir, on ne sauve l’amour qu’en l’accueillant les yeux fermés.

Le soir, il rejoignait de nouveau Catherine dans sa chambre : elle l’attendait, étendue sur son lit, elle se disait qu’un soir encore le plaisir allait renaître. Quand Bernard entrait, elle sautait du lit, elle courait l’embrasser, mais il lui disait qu’ils devaient parler. Catherine soupirait, elle s’agenouillait sur son lit ou elle allait s’accouder à la fenêtre, au-dessus de la campagne noire et moite que des éclairs de chaleur illuminaient toutes les nuits.

Bernard marchait de long en large à travers la chambre, pieds nus, et il expliquait à voix basse à Catherine qu’il voulait l’arracher à la complaisance et à la mort, et qu’on ne pouvait accepter la vie qu’en lui posant des conditions, en la dominant par les plus difficiles exigences. Catherine lui demandait enfin ce qu’il attendait d’elle :

— Absolument tout, disait-il. Tout de suite. Pourquoi résistes-tu ?

Catherine résistait comme la vie, passivement.

N’était-elle donc qu’une femme armée pour le plaisir, mais mourant de l’amour du monde, de l’argent, de la considération, du respect ? Bernard s’effrayait de penser que peut-être Catherine était bête et qu’on triomphe de tout, mais non de la sottise, ou qu’elle n’avait aucune envie de quitter son mari, qu’elle le trouvait tolérable depuis qu’un autre homme l’aimait et la vengeait de l’existence de Claude, et qu’elle était capable enfin, comme la plupart des femmes, de jouir d’une vengeance dans le mensonge et le secret.

— Je veux, disait Bernard, que tu n’aies plus que moi, que tu recommences tout. Nous partirons, j’ai un peu d’argent, nous ne serons même pas très pauvres… Rien ne nous écarte l’un de l’autre, pas même un enfant, pas même des devoirs. Tu es libre comme une femme stérile, libre comme une orpheline. Tu ne leur dois rien… Après quelques mois de paresse et d’amour, nous serons devenus des compagnons, des complices, nous pourrons parler par sous-entendus, nous reviendrons. Je recommencerai la lutte, la colère… Tu verras, tu finiras par me suivre, c’est une vie qui donne la joie, tu seras complètement délivrée de ta première et de ta seconde vie…

— Ne me tente pas, répondait Catherine. Je ne sais pas où tu m’entraînes, laisse-moi encore attendre…

— Non, disait Bernard, les vacances ont assez duré. Il est temps que tu abandonnes tout.

Dix ans plus tard, Bernard n’aurait pas fait de projets, il se fût sans doute senti assuré de l’emporter par la patience. Mais un jeune homme se croit si mal établi dans sa vie qu’il veut enchaîner violemment l’avenir, obtenir des gages, des promesses : il est le seul être qui ait le cœur de tout exiger et de se croire volé s’il n’a pas tout. Plus tard, il n’y aura plus que des contrats, des échanges.

Tout paraissait dû à Bernard ; il restituerait un jour tout ce qu’il demandait qu’on lui prodiguât. Il fallait que Catherine s’engageât pour toute sa vie. Pouvait-il ajouter qu’il souhaitait que sa victoire sur son frère et les siens ne fût pas une victoire clandestine, inconnue des vaincus, mais un éclat, une rupture qui fissent de Catherine le témoin public, rayonnant, scandaleux de son triomphe ? Il soupçonnait encore à peine ce secret, il disait seulement :

— Tu ne peux pas rester du côté de ce monde sans colère où tout s’arrange. Où l’argent seul doit rester indivis, où le cœur se partage…

Il sentait que Catherine fuyait, que chaque reprise de l’amour où elle l’entraînait la dispensait de répondre à tout et qu’elle ne l’embrassait si farouchement que pour avoir des raisons de se taire.

— Ne sommes-nous pas heureux ? répétait-elle.

— Non, répondait Bernard.

Ces nouvelles nuits blanches étaient pleines d’amertume de temps perdu.

Bernard reçut alors une lettre de Laforgue à qui il ne pensait plus. Philippe écrivait :

Mon Vieux Rosen,

« Tu trouveras jointe à cette lettre ma contribution modeste à la Conspiration : ces plans qui ne manqueront pas de te paraître obscurs comme des croquis de machines volantes de Léonard de Vinci sont commentés par quelques feuilles dactylographiés et par des bleus. Nos amis comprendront ces arabesques techniques. Ces plans sont ceux d’une chaudronnerie modèle qu’on vient d’achever aux ateliers du chemin de fer, que mon père dirige, comme tu sais.

« Je viens de rentrer d’Angleterre où j’ai passé six semaines et où j’ai exploré à pied le district des lacs ; il y a beaucoup à dire sur la Grande Bretagne et sur les Anglais, ce sera, si tu le veux bien, pour la revue.

« La vie de famille manque de flamme et les dîners sous la lampe, avec la bonne en chaussons de feutre dans les coins, de passion. Mon père est de plus en plus réduit à sa condition de polytechnicien et d’ingénieur et j’ignore tout de lui : il faudrait sans doute qu’il soit malade ou soudain foudroyé par un cataclysme social pour que les coquilles éclatent et que l’homme qui les habite fasse son apparition. Il étale en attendant une suffisance insupportable et un orgueil professionnel qui m’accablent. Les soirées sont pleines de discours sur la fabrication des machines, la direction des entreprises et les vices sournois de la classe ouvrière. Ces repas consterneraient les gens de ta famille où la maîtresse de maison ne manque jamais de s’écrier en anglais lorsqu’un convive commence à parler de reports et de terme : Ne parlez pas boutique ! Ma mère est une personne décorative et frivole qui passe son temps à voir des dames de son rang et qui vit assez exactement à Strasbourg comme la femme d’un haut fonctionnaire à Hanoï ou à Casablanca, qui ne fraye point avec les indigènes. Elle a des moments d’attendrissement et je la vois soudain entrer dans ma chambre où elle tient à me border dans mon lit comme quand j’avais dix ans ; ce geste qui n’a pas manqué pendant des années de m’attendrir m’impressionne aujourd’hui beaucoup moins. Tout cela manque de réalité et il est difficile d’aimer passionnément des fantômes ; ils m’inspirent cependant une espèce de pitié que mon père me rend en affection et en mépris.

« J’ai donc pensé à nos projets et comme mon père parlait avec fierté de la chaudronnerie construite sur ses plans et dont il dit qu’elle est la plus moderne d’Europe, je me suis dit qu’il y avait peut-être là un sujet de recherche qui nous intéressait. Personne n’est plus sensible à la flatterie que les hommes du type de mon père et quand je lui ai dit que j’aimerais visiter les nouvelles installations, il s’est étonné de voir un intellectuel abstrait et léger comme moi s’intéresser aux précisions viriles de la technique. J’ai senti renaître en lui un espoir qu’il a quelque temps caressé de me voir devenir après l’agrégation un expert en rationalisation et en taylorisme, quelqu’un comme M. de Fréminville ou M. Le Chatelier, bien que je lui aie expliqué dix fois que je n’avais aucun goût pour ce genre d’espionnage raffiné et ce mouchardage à chronomètre et à règle à calcul. Je n’ai pas besoin de te dire que mon père est de ces commis du capitalisme qui ont été éblouis après la guerre par les nouveaux saint-simoniens, et que Ford lui paraît être le plus grand homme du xxe siècle.

« J’ai visité l’usine et la nouvelle chaudronnerie, qui m’a paru propre et raisonnable. Mon père m’a montré les bleus qui indiquent l’emplacement des machines, l’ordre des opérations et les graphiques types de la réparation totale des locomotives ; il m’a beaucoup parlé de tubes, de plaques d’enveloppe et d’entretoises. Tout cela était au fond d’un classeur, et déjà poussiéreux. Comme le classeur était sans clef, je me demande si ces papiers sont vraiment sensationnels, mais j’ai estimé que je devais à notre projet une collaboration au moins symbolique et j’ai profité d’une nouvelle visite à l’usine pour rester seul dans le bureau de mon père et y prendre les plans et les graphiques. Cet acte contraire à toutes les valeurs filiales m’a paru tout à fait naturel. En voici les résultats. Je te les confie. Donne-moi de tes nouvelles. Je pense que La Vicomté où tu broutes n’est pas beaucoup plus drôle que la villa de Grafenstaden et les rues de Strasbourg. À toi. »

Bernard s’étonna de découvrir que cette lettre ne lui portait pas le moindre coup, il s’effraya pourtant un peu en pensant qu’une idée qu’il avait lancée dans l’enthousiasme et à laquelle il avait cessé de tenir, pouvait encore produire des conséquences et mener une espèce d’existence autonome. Il se dit qu’il faudrait réfléchir, mais qu’il avait autre chose à faire et que l’amour de Catherine était plus important que tous les complots de jeunesse. Il relut la lettre de Laforgue et trouva qu’elle rendait un son enfantin : c’est qu’une femme venait brusquement de lui donner l’âge d’homme. Il rangea les papiers de Laforgue dans un tiroir et s’efforça de les oublier. Mais comme il éprouvait un malaise confus chaque fois qu’il pensait qu’il aurait dû répondre à son ami et que cette réponse ne venait toujours pas, il alla enfin expédier un télégramme au bureau de poste de Grandcourt :

— Bien reçu lettre. Merci. À bientôt.

Cette dépêche le mit en paix avec lui-même ; Laforgue se demanda ce que le télégramme cachait. Il ne pouvait encore deviner que Rosenthal voulait se reprendre, acceptait que ses amis pussent croire qu’il les avait trahis, et qu’il s’écriait déjà avec un mouvement intérieur de défi :

— Et après ? Ils ne peuvent pas savoir combien on puise de forces dans l’état de distraction qu’engendre l’amour. Je consens à renoncer à tout, au plaisir même de l’influence. Qu’ils grandissent sans moi !

XVII

— Ça va lui faire un de ces petits réveils, dit l’un des commissaires.

— Il n’aura rien à dire, répondit un inspecteur, il aura dormi plus tard que nous.

Les policiers se mirent à rire.

Ils se sentaient en train, parce qu’ils allaient arrêter un homme qu’ils cherchaient depuis un réquisitoire du Parquet qui remontait tout de même au 5 juillet, et parce qu’il faisait encore, bien que le mois d’octobre fût avancé, un temps d’été. Il aurait fait un temps d’été s’il n’y avait pas eu au-dessus de la vallée de la Seine une de ces brumes qui annoncent les gelées et les levers de soleil rougeoyants de l’hiver, mais on vivait cette année-là dans l’étrange suspension de la mort qui se reproduit tous les trois ou quatre ans, pendant laquelle les arbres gardent leur couronne de feuilles jusqu’à un coup de vent ou à une nuit de gel qui arrache d’un coup toutes les cargaisons de leurs branches.

Les policiers en civil arrivés de Paris, et les gendarmes de Saint-Germain regardaient la maison endormie. Les chauffeurs des autos de la préfecture étaient descendus de leurs sièges. Le directeur du contrôle des recherches dit que c’était le moment et marcha vers la grille : il sonna. Comme le silence sans bornes du matin régnait autour d’eux et que tout bruit était parfaitement amorti sur le fleuve par les plumes du brouillard, la sonnerie trembla assez loin dans la campagne. Le directeur poussa la grille et une petite pluie tomba sur lui des feuilles de la glycine ; les commissaires le suivirent. Au premier étage une fenêtre s’ouvrit. Régnier se pencha et passa les doigts dans ses cheveux.

— Police, dit le directeur.

— Non ! dit Régnier.

La porte s’ouvrit. Le directeur et les commissaires disparurent.

Les inspecteurs et les gendarmes regardaient toujours la maison et ils devinaient un grand remue-ménage intérieur.

— Ça va se passer gentiment, dit un inspecteur.

— Les arrestations politiques, dit un de ses compagnons, ça n’est pas toujours facile à réussir, mais quand on tient son type, c’est dans le genre doux.

Il leur fallut attendre. Peut-être vingt-cinq minutes ou une demi-heure. Les policiers fumaient et regardaient le paysage pour y reconnaître de loin Le Vésinet, Bezons, Sannois, Rueil et Nanterre. Le temps s’éclaircissait, la brume se levait.

— C’est long, là-dedans, dit un gendarme.

— Monsieur prend son bain, répondit un inspecteur. Ou il apprend par cœur le mandat d’amener.

À la fin, la porte de la maison s’ouvrit ; le prisonnier parut le premier, le directeur suivit, puis les deux commissaires. De la porte à la grille, il y avait un chemin pavé entre les parterres. Ils s’engagèrent sur les cailloux ronds cimentés ; le directeur marchait derrière le prisonnier et comme il jugeait humiliant de ne pas marcher au moins sur la même ligne que lui, il fit un petit changement de pas et s’enfonça dans la terre molle d’un parterre de géraniums. Le prisonnier était beaucoup plus grand que le directeur. Régnier descendit en courant les trois marches du perron : il avait passé un pardessus par-dessus son pyjama et jeté sur ses épaules le plaid qu’il avait demandé à sa femme le jour de la visite de Rosenthal. Il arriva jusqu’aux autos et prit le bras du prisonnier.

— Je ne me pardonnerai jamais cette arrestation, dit-il.

— Mais tu n’y es pour rien, mon pauvre vieux, répondit l’autre. Nous n’en mourrons pas. Et il se mit à rire sans retenir les éclats de sa voix.

— Montez, dit un commissaire.

Un inspecteur sortit de la maison avec la valise de l’homme qu’on venait d’arrêter et vint la jeter dans la voiture aux pieds du directeur qui lui dit de faire attention. Les voitures se mirent en route dans la direction de Saint-Germain.

— Où allons-nous ? demanda le prisonnier. Si ce n’est pas violer le secret professionnel.

— À Versailles d’abord, au Parquet, à Paris ensuite, et pour finir rue de la Santé.

— L’excursion sera bien agréable aujourd’hui, dit le prisonnier. Vous aimez la campagne ?

— Non, dit le policier.

— Et vous croyez au complot pour lequel vous m’arrêtez ? demanda l’hôte de Régnier.

— Si je n’y croyais pas, je ne serais pas là, dit le directeur.

— Vous m’étonnez, dit le prisonnier.

Devant la grille, sur la route, Régnier n’était plus qu’un petit homme qui agitait maladroitement le bras.

Le directeur était assez content de lui, il se disait que le réquisitoire du Parquet au juge d’instruction le 5 juillet contenait cent vingt-deux noms et le réquisitoire supplétif du 18 octobre trente-deux et qu’après l’arrestation de Vaillant-Couturier à Voulangis, le 14 septembre et celle de Monmousseau, le 15 place Clichy, il ne restait plus en liberté que l’homme qu’il entendait respirer légèrement à côté de lui, qui était Carré, membre du Comité central du parti communiste, inculpé de complot contre la sûreté extérieure de l’État. Carré soupira et dit :

— On n’est jamais assez matinal…

Les voitures disparurent dans la forêt de Saint-Germain.

Il n’y avait pas tout à fait un mois que Carré habitait la maison de François Régnier où il était arrivé un matin avec sa valise pour demander à Régnier s’il voulait de lui ; Régnier lui avait simplement répondu de s’installer. Une si prompte réponse ne peut surprendre que ceux qui ignorent tout des relations viriles. Parmi les liens qui lient les hommes, ceux de la guerre sont forts : Régnier pouvait demander à Carré :

— Te souviens-tu du 20 octobre 17 devant Perthes-les-Hurlus ?

Carré répondait qu’il se souvenait. Il était avec Régnier dans un rapport moins étroit qu’avec ses camarades du parti — les fidélités de parti sont plus puissantes que les fidélités de la mort et du sang — mais il savait enfin qu’il pouvait demander à Régnier ce qu’on a le droit d’exiger d’un homme de qui on a été dans une guerre le témoin.

Carré avait beaucoup vagabondé en France depuis les arrestations du mois de juillet et son entrée dans l’univers difficile mais exaltant de l’illégalité. Il avait par hasard pensé à Régnier, dans une rue de Marseille, en voyant dans une vitrine le dernier livre de son compagnon de la Somme, à un moment où le parti lui demandait de revenir dans la région de Paris. Depuis son arrivée, Carré et Régnier qui s’étaient revus sept ou huit fois depuis dix-huit, avaient fait de nouveau connaissance, en parlant : c’étaient des hommes qui avaient des sujets de conversation.

Le communisme n’était pas seulement pour Carré la forme qu’il avait donnée à son action, mais la conscience même qu’il avait de lui-même et de sa vie ; sa rencontre avec Régnier lui donna des occasions d’exprimer des valeurs personnelles si profondes qu’il ne pensait pas plus à les remettre en question que les battements de son cœur. Rien ne troublait plus profondément Régnier que cette coïncidence d’une politique et d’un destin, cet agencement qu’il désespérait d’atteindre jamais entre l’histoire et l’homme : il posait des questions.

Ces entretiens se tenaient dans le jardin, sous des pommiers, quand Carré avait achevé son travail du jour, à l’heure où il était détendu, où il fumait et parlait, en passant sans cesse sa main dans la barbe qu’il avait laissée pousser et où paraissaient déjà des poils gris. Régnier lui demandait :

— Je ne comprends pas, le monde dont tu arrives me paraît à peu près impénétrable. Explique-toi.

— Ce n’est pas simple, répondait Carré. Des gens comme toi, qui pensent avoir tout lu, ne voient dans le communisme qu’un système d’idées parmi tous les autres. Comme s’il y avait des boîtes à étiquettes, la boîte socialisme, la boîte fascisme, la boîte communisme, entre lesquelles vous choisissez pour des considérations d’affinités, d’esthétique, d’élégance, de rigueur logique. Le communisme est une politique, c’est aussi un style de vie. C’est pourquoi l’Église nous redoute et nous mesure sans cesse, bien que nous ne soyions pas anticléricaux et que nous n’ayions que faire de M. Combes ; elle sait que le communisme joue comme elle sur la certitude d’une victoire absolument totale. Aucune doctrine n’est moins pluraliste que le marxisme.

— Mais toi ? demandait Régnier. Les idées générales ne m’apprennent rien.

— Je suis communiste depuis le Congrès de Tours, pour des quantités de raisons, mais il n’y en a pas de plus importante que d’avoir pu répondre à cette question : avec qui puis-je vivre ? Je peux vivre avec les communistes. Avec les socialistes non. Les socialistes se réunissent et parlent politique, élections, et après, c’est fini, ça ne commande pas leur respiration, leur vie privée, leurs fidélités personnelles, leur idée de la mort, de l’avenir. Ce sont des citoyens. Ce ne sont pas des hommes. Même maladroitement, même à tâtons, même s’il retombe, le communiste a l’ambition d’être absolument un homme… Le plus beau temps de ma vie a peut-être été l’époque où je militais en province, où j’étais secrétaire d’un rayon. Il fallait tout faire, c’était un pays qui naissait ou qui renaissait, le comité de rayon faisait un boulot comme dans Balzac le médecin de campagne. En plus sérieux. Un communiste n’a rien. Mais il veut être et faire…

— Je ne vois toujours pas comment toi, un intellectuel, quelqu’un de descendance critique, disait Régnier, tu peux accepter une discipline qui s’étend jusqu’à la pensée. J’achoppe toujours sur cette pierre.

— Invincible libéral, répondait Carré, infidèle à l’homme. Vous mettez toutes choses sur le même plan. Vous êtes perdus d’orgueil, vous voulez avoir le droit d’être libres contre vous, contre vos amours mêmes. Chaque adhésion vous paraît une limitation. Vous avez immédiatement envie de vous déjuger pour vous démontrer que vous êtes libres de rejeter ce que vous veniez d’embrasser. Et fiers avec ça et gœthéens : « Je suis l’Esprit qui toujours nie… » Quand cessera-t-on de vivre avec l’idée qu’il n’y a de grandeur que dans le refus, que la négation seule ne déshonore pas ? La grandeur n’est pour moi que dans l’affirmation… Il est vrai que tel jour, telle nuit, j’ai pu me dire : le parti a tort, son appréciation n’est pas juste. Je l’ai dit tout haut. On m’a répondu que j’avais tort, et j’avais peut-être raison. Allais-je me dresser au nom de la liberté de la critique contre moi-même ? La fidélité m’a toujours paru d’une importance plus pressante que le triomphe, au prix même d’une rupture, d’une de mes inflexions politiques d’un jour. Ce n’est pas de petites vérités au jour le jour que nous vivons, mais d’un rapport total avec d’autres hommes…

Ils poursuivirent longtemps ces dialogues : au bout de quinze jours, Régnier commençait à se faire une idée d’un monde dur et enviable où il ne lui semblait toujours pas possible d’entrer.

Peu après l’arrestation de Carré, Régnier écrivit à Rosenthal qu’il souhaitait le voir, et qu’il s’agissait d’un sujet grave qui concernait l’un de ses visiteurs du début d’avril. Rosenthal, qui venait de retrouver Catherine et qui se débattait contre elle, eut un mouvement d’impatience en lisant la lettre de Régnier : la rentrée soudaine de tout ce qu’il avait passionnément embrassé six mois plus tôt, lui paraissait le détourner odieusement de l’essentiel. Il pensa cependant qu’il n’était pas question de se dérober sans se préparer des remords dont il aurait horreur : il prévint Laforgue, qu’il avait beaucoup négligé pendant tout son séjour à La Vicomté, et qui venait de lui annoncer son retour à Paris, en se disant qu’il allait satisfaire à la fois aux commandements du devoir et à ceux de l’amitié, et faire d’une pierre deux coups.

— Te souviens-tu, dit Laforgue dans le train électrique qui les emmenait à Maisons-Laffitte, de notre débarquement à Mesnil-le-Roi, il y a sept mois ? J’ai comme une vague idée que nous n’avons pas extraordinairement progressé dans la mise en train de la Conspiration, parce que l’aventure Simon et la chaudronnerie paternelle mises à part…

— Nous perdons un temps effrayant, répondit Bernard. Il y a eu ces trois mois de vacances qui suspendent tout, il va falloir s’y remettre. Et peut-être réviser le principe même de la Conspiration, comme tu dis… Heureusement que la revue n’a que neuf numéros par an…

— À propos de Conspiration, dit Laforgue, as-tu au moins transmis les premiers trucs à qui de droit ?

— Je t’en prie, dit Rosenthal.

— Bien, dit Laforgue.

François Régnier leur fit un bref récit de l’arrivée, du séjour et de l’arrestation de Carré, qui venait de le bouleverser : il eût souhaité que sa maison fût un inviolable asile. Que le monde ne vînt pas mourir au bord de sa coquille lui paraissait intolérable. Il y avait comme en avril du feu dans la cheminée et la plaine était aussi grise du côté du Vésinet. Laforgue se disait :

— C’est terrible. Nous n’avons pas bougé d’un pas depuis sept mois. Tout dort encore. Il ne s’est rien passé.

Rosenthal, qui ne pensait qu’à Catherine, regardait la salle à manger comme un décor oublié depuis des années les ruines d’une ancienne vie. Tout lui semblait étrange, il se sentait l’enfant d’un nouvel univers, beaucoup moins poussiéreux, d’un monde de cristal.

François Régnier expliqua alors qu’il devait leur faire part d’un soupçon qu’il était incapable de garder pour lui, bien que toute l’affaire ne le concernât pas ou ne le concernât que comme le maître offensé d’un refuge. Il leur dit que pendant tout le temps de son séjour, Carré, qui avait vraiment pris toutes les précautions que sa situation illégale commandait, n’avait été vu par personne que par lui et par Simone dont il ne doutait pas plus que de lui-même — jusqu’à une visite bizarre de Serge Pluvinage, peu de jours avant l’arrestation de Carré.

— J’ai donc vu arriver une après-midi votre ami Pluvinage. Je ne tirerais aucune conclusion de cette visite dont je ne vois absolument pas les motifs et qui était peut-être commandée par ces mouvements inexplicables et romanesques qui entraînent les gens de votre âge si Pluvinage, puisque Pluvinage il y a, n’avait pas eu un drôle d’air, beaucoup plus singulier que son nom d’oiseau pluvieux et de singe d’Alfred Jarry. Vous me direz que ce soupçon ne tient pas debout du point de vue du romancier, puisque enfin cela revient à juger l’homme sur sa mine et son cœur sur ses signes extérieurs de vertu, ce qui manque de sérieux, mais enfin votre camarade a très exactement pour un esprit non prévenu une gueule de faux témoin et d’agent double qui inspirerait sur le champ la méfiance à des amis moins passionnés que vous… J’ai eu l’impression qu’il avait des choses à me dire et j’ai attendu la remise d’un manuscrit ou des confidences que je prévoyais, mais qui ne venaient toujours pas. Sur quoi, Carré est descendu de sa chambre. Votre Pluvinage s’est écrié que c’était Carré, qui a eu l’air assez irrité d’être reconnu par ce personnage. Dix minutes après, Pluvinage est parti après avoir considérablement bredouillé… De sorte que je me demande… Vous m’entendez bien, peut-être qu’il n’y a rien du tout, que Pluvinage est un brave et un candide, mais il y a tout de même une singulière coïncidence entre la visite de ce jeune homme assez louche et l’arrestation dont je ne me console pas de mon ami Carré… Peut-être ne s’agit-il que de bavardages, d’imprudences, j’hésiterai toujours à croire un homme capable d’une dénonciation… Vous me trouverez naïf, mais les dénonciateurs me paraîtront toujours tellement plus rares que les meurtriers que je n’en reviendrais point d’en avoir approché un… Mais comme cette visite est le seul fait suspect, l’occasion possible… L’assurance des types de la police était trop nette pour qu’ils ne fussent pas sûrs de leur fait, et leur air de modestie infaillible et triomphante qui donnait envie de gifler quelqu’un annonçait des gens informés par une dénonciation… Enfin, voilà tout ce que je voulais vous dire… Vous devez être beaucoup plus familiers que moi avec toutes ces choses : à votre place, je ferais quelques discrètes recherches…

Rosenthal et Laforgue pensèrent qu’ils n’avaient pas revu Pluvinage depuis leur retour à Paris, mais que cette absence de Serge n’était pas mystérieuse, puisque les vacances n’étaient pas terminées et que Serge n’était pas forcé de savoir qu’ils étaient rentrés avant la réouverture de la Sorbonne et la reprise des cours rue d’Ulm. Ils furent cependant étonnés de découvrir que le soupçon de Régnier ne leur parût pas d’abord monstrueux.

— Prenons garde, dit Bernard. Nous n’avons jamais rien eu jusqu’ici contre Pluvinage que sa tête, et je ne sais quelle vague servilité assez désagréable envers nous, son côté flatteur, officieux…

— Il ne faudrait pas non plus oublier, dit Laforgue, que Serge est membre du parti… Il a dû adhérer vers le mois de mai… Tu te rappelles, nous étions stupéfaits que le premier d’entre nous à franchir le pas fût justement celui qui paraissait le moins sûr, le plus ambigu… Mais enfin, il me semble grave de soupçonner d’une trahison quelqu’un qui a eu avant nous le courage de s’engager, de faire le saut…

Mais à cet âge, rien n’étonne : les plus violentes révélations sur le caractère d’un homme paraissent naturelles. On a un faible pour les monstres qui confirment une idée théâtrale de la vie, les êtres unis semblent monotones et faux. Enfin, ces soupçons, s’ils se confirmaient, promettaient à Bernard et à Philippe des occasions de parler en justiciers et de se trouver purs : pendant trois jours, Bernard en oublia Catherine.

Ils convoquèrent Pluvinage à l’École Normale où Laforgue s’était installé dans un désert de couloirs, de salles, de dortoirs silencieux. Le jour du rendez-vous, en attendant Pluvinage, ils parlaient de lui.

— Ce serait tout de même affreux, disait Laforgue.

— Je crains que notre lettre n’ait été un peu dure de ton, dit Rosenthal. Il sera alerté, s’il y a quelque chose.

La porte s’ouvrit, Pluvinage entra comme un chat, Rosenthal et Laforgue se turent brusquement et se demandèrent s’il les avait écoutés à travers la porte avant d’entrer. Un incident étrange leur donna le courage de se jeter presque immédiatement à l’eau : dès que Pluvinage fut dans la pièce, il se retourna brusquement et ferma la porte au verrou. Bernard lui demanda pourquoi il fermait ce verrou, Pluvinage nia qu’il l’eût fermé et sans doute ne mentait-il point : il ne s’était point aperçu de son geste.

— Soit, dit Laforgue. Curieux acte manqué ! Est-ce qu’on te poursuit ?

La conversation s’engagea mal, traîna : allaient-ils parler du temps qu’il faisait ? Rosenthal se décida, il croyait aux vertus de la brutalité.

— Ne tournons pas autour de l’histoire, dit-il. Ni Laforgue ni moi ne t’avons demandé de venir pour échanger des idées sur les vacances, la pluie ou la phénoménologie allemande. Voici ce qu’il y a. Tu es au fait de l’arrestation de Carré, le militant du Comité central du P. C., à Mesnil-le-Roi, chez Régnier ?

Pluvinage regarda du côté de la fenêtre, devant laquelle s’agitaient les cîmes noires des arbres en bordure de la rue Rataud, et dit qu’il avait appris cette arrestation par les journaux, peu de temps après celles de Vaillant-Couturier et de Monmousseau.

— Bien, dit Rosenthal. Régnier, qui nous a raconté une singulière visite que tu lui as faite, un peu avant cette arrestation, te soupçonne de porter, par maladresse ou par dessein la responsabilité de cette opération de police. Que dis-tu ?

Serge ne dit d’abord rien et alla s’accouder à la fenêtre. Un pigeon marchait dans la gouttière. Serge dit enfin à voix basse :

— Et vous avez jugé que le soupçon de ce salaud tenait ?

— Nous n’avons rien jugé, dit Laforgue. Nous te demandons.

— Vous ne vous êtes pas dit que vous me connaissez depuis des années, que vous savez comment je vis, que je suis membre du parti ? Vous n’avez pas éclaté de rire au nez du Grand Écrivain ?

Rosenthal répondit qu’il fallait examiner les moindres sujets de doute jusqu’au bout, qu’aucune camaraderie n’est au-dessus de la révolution et qu’il y avait en effet entre la visite à Carrières et l’arrestation une relation de coïncidence qui obligeait au moins à poser la question. Il eut sur les lèvres les règles de Stuart Mill, mais pensa que ce rappel serait odieux dans des circonstances aussi graves. Pluvinage lui dit qu’il avait toujours été moraliste et qu’il continuait à être ignoble comme un moraliste, et il prononça le mot de pharisien, qui parut d’un extrême mauvais goût à Rosenthal et à Laforgue, qui faillirent parler avec dérision de sépulcres blanchis. Ils pressèrent encore Serge sans éveiller autre chose que sa colère. Serge leur dit avec un bon sens apparent qu’il n’y a point de preuves des choses négatives et qu’il ne pouvait que dire non et révoquer en doute leurs soupçons ; il ajouta qu’il leur donnerait s’ils le souhaitaient sa parole d’honneur, mais qu’une parole d’honneur n’administre pas mieux la preuve qu’une simple négation et qu’il voyait bien qu’ils étaient résolus à lui refuser leur confiance.

— Il faut pourtant savoir ! s’écria Rosenthal.

— Aucune chance, dit Laforgue. Pluvinage a raison. Nous croyons ou ne croyons pas, mais nous n’aurons jamais que des certitudes morales.

Pluvinage partit en claquant la porte, après avoir tâtonné sur le verrou qu’il avait fermé au début de la rencontre.

Rosenthal et Laforgue attendirent plusieurs jours qu’il reparût : il ne revenait pas, ne donnait pas signe de vie. À mesure que le temps passait, ils rassemblaient des souvenirs qui justifiaient tous le soupçon. L’accusation prenait corps, paraissait peu à peu évidente : Serge innocent fût revenu vers eux. Cette absence, ce silence qui duraient les rassuraient lentement. Ils se demandèrent enfin ce qu’ils devaient faire, sans l’ombre d’une preuve réelle, avec de fortes présomptions de sentiment : ils hésitaient à tenter une démarche au parti.

— De quoi aurons-nous l’air ? demandait Laforgue. On ne s’amène pas chez les gens, à moitié étranger à eux, pour leur dire : vous savez, votre fils est probablement un voleur, un escroc…

Ils se décidèrent pourtant à écrire au secrétaire du parti, en rapportant la conversation avec Régnier, leurs soupçons, les dénégations de Pluvinage. Quand ils eurent achevé la lettre, ils la trouvèrent digne et se sentirent soudain la conscience en repos : rien au monde n’est plus lourd que la nécessité de juger, ils étaient allégés enfin de ce fardeau.

— Quand on y pense, dit un jour Rosenthal, cette dénonciation ne nous a paru étrange que parce que nous pensions au caractère phénoménal de Pluvinage, mais il y a sans doute beaucoup à dire sur son caractère intelligible. Oui n’est pas double ?

Laforgue trouva cette parade de foire révoltante et dit à son ami :

— Pas de kantisme, je t’en prie ! Peut-être avons-nous agi comme des salauds…

XVIII

Personne n’osait regarder Bernard en face.

— Le conseil de famille est raté, se dit-il. Ils ont peur de moi. Ils se demandent encore s’ils vont m’éliminer ou me digérer. Serai-je trop dur pour mes carnivores ?

Il les regardait, établis dans leurs poses de juges, Mme Rosenthal assise, les mains à plat sur les genoux, immobile, dans un fauteuil Louis XV, devant le petit bureau de marqueterie sur lequel elle écrivait ses lettres et vérifiait les comptes de ses œuvres et de sa cuisinière, M. Rosenthal, debout derrière le rempart du piano, son torse éclairé par une grosse lampe, la face dans l’ombre, Claude derrière sa mère, les mains au dossier du fauteuil, comme un écuyer. Les circonstances sentaient trop le drame pour qu’on eût allumé toutes les lampes ; le grand salon était plongé dans la pénombre comme s’il y avait eu une panne de secteur, qu’on eût apporté de l’office une seule lampe. Et au fond de cette demi-nuit domestique où les radiateurs cognaient, comme une exilée de la jeunesse, de l’été, dans une robe bleu pâle, Catherine était assise, la nuque sur le bois cannelé du canapé ; elle avait croisé les jambes, ses bas brillaient, elle fumait.

Jamais Bernard n’avait éprouvé un pareil sentiment de triomphe. La veille, Claude, qui avait envie de « faire le tour du propriétaire » dans l’appartement de la place Edmond-Rostand, qu’il ne connaissait pas, était arrivé chez son frère. Il était entré dans la chambre de Bernard où Catherine, qui s’y était endormie une heure plus tôt, venait de s’éveiller. Il avait pâli, il n’avait pas dit un mot, il avait simplement fui. Catherine avait bondi, s’était enfuie à son tour dix minutes plus tard. Depuis la veille, à cinq heures de l’après-midi, depuis vingt-cinq heures, Bernard était resté seul, attendant.

— Dieu merci, pensait-il, le temps de la ruse est fini. On est dans le drame. Il va bien falloir qu’ils en sortent…

Sa mère lui avait demandé au téléphone de venir avenue Mozart, elle avait dit de sa voix blanche :

— Ton père, ton frère et moi avons à te parler.

Bernard jouait sa première grande partie. Catherine en était l’enjeu, et, avec elle, l’enfance, l’avenir, l’amour, l’espoir.

Il était d’une génération où l’on confondait presque toujours les succès de l’amour avec ceux d’une insurrection : toutes les femmes conquises, tous les scandales paraissaient des victoires sur la bourgeoisie ; c’était mil huit cent trente. Bernard était persuadé que l’amour est un acte de révolte, il ne se doutait pas qu’il est une complicité, une amitié, ou une paresse.

— Si je leur arrache Catherine, se dit-il, je suis définitivement sauvé. S’ils la gardent, que ferai-je de ma défaite ?

Catherine ne bougeait toujours pas. Peut-être rêvait-elle, peut-être tremblait-elle d’impatience, d’angoisse, peut-être attendait-elle simplement que ce cérémonial eût pris fin.

— Toute sa force est dans son ennui, pensa Bernard. Même contre moi. Va-t-elle m’abandonner ? Passer à l’ennemi ? Quand elle a fui hier soir, faisait-elle son choix ?

Il ne voulut penser qu’à combattre : un combattant est toujours délivré. Il regarda son frère, sans haine pour la première fois peut-être depuis vingt ans ; la gêne, l’étrange angoisse qu’il avait toujours éprouvées devant lui venaient de s’évanouir. Il était enfin guéri des siens par le scandale, le grand jour, il les avait enfin contraints à entrer avec lui dans le monde sans mensonges, le monde impoli de Caïn et d’Abel, d’Étéocle et de Polynice, des Sept Frères contre Thèbes, dans le monde de la tragédie. Claude était écrasé et avait bien l’air : tout s’effondrait, la tradition de la famille, l’aînesse, l’amour fraternel ; l’entrée de l’imprévu dans l’ordre Rosenthal le faisait douter de sa raison et de ses yeux.

— Qui osera parler ? se demanda Bernard. Ils auraient tort de croire que je vais commencer… Ma mère sans doute, la femme des grandes circonstances.

Bernard s’assit. Le silence était naturellement intolérable. On entendait de temps en temps un bruit de verrerie qui arrivait de la salle à manger : la femme de chambre mettait le couvert. Même s’il y a un mort dans une maison, il faut manger. Mme Rosenthal dit assez bas :

— Bernard…

— Allons donc, se dit-il, je savais bien…

— Bernard, tu sais sans doute que nous savons. Claude nous a tout dit. Catherine s’est confessée. Nous avons voulu te parler, devant elle.

Bernard regarda Catherine, qui ne bougeait toujours pas, qui ne fumait même plus. La fumée de sa cigarette montait droit, puis tremblait à une onde lointaine de la voix de Mme Rosenthal.

— Je suppose, disait-elle, qu’il n’y a aucune morale à te faire…

— Il n’y en a pas, dit Bernard.

— Tais-toi, dit Mme Rosenthal. Tu es une espèce de monstre. Tu me fais horreur. Et je te prie de ne pas nous défier.

— Bien sûr, dit Bernard.

Mme Rosenthal éclata en sanglots et perdit la face en sentant qu’elle devait renoncer à tout pouvoir sur son fils. Quand elle put parler, elle soupira :

— Moi qui espérais presque qu’en nous voyant, tu comprendrais l’horreur de ta conduite… que tu aurais au moins un bon mouvement, un cri de regret. Il n’y a plus rien à attendre de toi, mon pauvre enfant…

— Attendre quoi ? dit Bernard qui jeta encore un regard vers Catherine, surprit l’ombre d’un sourire qu’elle effaça, et se dit : elle les voit encore avec mes yeux ! Quel bon mouvement ? Que je me jette aux genoux de Claude ? Comme je n’imagine pas qu’il puisse jamais me pardonner, je ne vois pas ce que nous pourrions faire dans le genre attendrissement, moralité et larmes collectives… Et comme je ne regrette exactement rien…

— Salaud ! s’écria Claude, qui fit un mouvement et serra le dossier du fauteuil de sa mère.

— Claude, dit Mme Rosenthal.

M. Rosenthal, qui n’en pouvait plus sortit brusquement et claqua la porte, sa femme haussa les épaules.

— Nous avons donc très peu de choses à nous dire, dit Mme Rosenthal. Personne ne doit rien savoir de nos drames. Catherine restera avec son mari…

Elle regarda du côté de Catherine, qui inclina la tête, Bernard pensa que c’était impossible, qu’on était dans la folie et que ce tribunal familial était ignoble.

— Tu vivras de ton côté, poursuivit sa mère, comme tu as commencé. Ton père te versera ta mensualité. Si tu le souhaites, tu viendras ici, quand tu voudras, tu es notre enfant, je m’arrangerai pour que tu n’y rencontres ni ton frère ni sa femme. Il n’y aura aucune rupture publique : je ne tolérerai pas le scandale. Plus tard, nous verrons…

— Le temps n’arrange rien, dit Bernard. Ne faisons pas de projets. Est-ce tout ?

Était-ce tout ? Il attendit encore. Personne ne criait ? Personne ne s’élançait sur lui ? Il avait eu un moment d’espoir quand Claude l’avait traité de salaud. C’était fini, ils se taisaient tous, ils se mettaient en boule, ils amortissaient le coup.

— Espèrent-ils que je vais me rouler à leurs pieds, ou pleurer ? J’ai l’air d’un imbécile, il ne se passe rien. Pas de tragédie. Pas de comédie larmoyante. À peine un drame bourgeois, du mauvais Diderot, ce moyen terme…

Bernard se leva et marcha au fond du salon vers Catherine. La cigarette de Catherine, presque complètement consumée, fumait encore dans le cendrier. C’était le temps de la résolution. Catherine le regardait venir, elle redressa le buste, croisa les doigts. Mme Rosenthal se leva. Claude retenait son souffle.

— Partons, Catherine, dit Bernard. Viens mettre ton manteau…

Catherine leva les yeux et regarda Bernard.

— Allez-vous en, dit-elle.

— Va-t-en, dit Mme Rosenthal.

Tout le monde commença à bouger, Catherine décroisa ses jambes et ses doigts, s’abandonna contre le dossier, ferma les yeux. Claude embrassa sa mère, Bernard sortit.

XIX

Les jours passaient ; Bernard ne retournait pas avenue Mozart, où sans doute, pensait-il, ils se disaient, tous que le moment le plus dur était loin, qu’après un amortissement ambigu des passions, la vie recommencerait.

On prenait des précautions contre lui : il n’arriva pas à revoir Catherine, à lui parler. Il se heurta à cet affreux rempart des regards dérobés des femmes de chambre : Catherine n’était jamais là. Il écrivit des lettres, sans en attendre de grands effets, des messages perdus, en se disant qu’une lettre se déchire ou s’oublie, qu’il eût fallu sa voix, sa colère, l’éloquence du cœur, sa présence, son corps. Avec quelle effrayante aisance obéissait-elle donc aux conditions de son pardon ? Se disait-elle simplement qu’elle l’avait échappé belle ?

Bernard reçut enfin une lettre de Catherine, en novembre. Elle le suppliait de ne plus écrire, de ne plus chercher de rencontres.

— Comprenez, écrivait Catherine, que je ne veux simplement plus vous revoir. Mon pauvre Bernard, je ne suis pas faite pour vos défis et pour votre amour des orages : vous en exigiez trop d’une femme pareille aux autres.

Vous êtes terrible, vous voulez tout d’une femme, vous n’aurez jamais rien. Pendant des semaines vous m’avez aveuglée sur vous, sur moi, sur votre mère, sur mon mari et c’est fini, voilà tout, je suis réveillée, je revois clair. Ils ont été simplement parfaits : comment aurais-je pu deviner que Claude fût capable de dignité ?

Votre terrible orgueil vous perd, vous qui ne valez pas plus que tous les autres, qui n’êtes qu’un peu différent. Ce drame est arrivé parce que vous l’avez voulu : je me suis demandé, je me demande encore si vous n’aviez pas vous-même averti mon mari, si vous ne l’avez pas délibérément conduit jusqu’à la chambre où je dormais… Je ne sais comment je vous ai si faiblement résisté, comment je n’ai pas compris cet été même que vous croyiez m’aimer quand je n’étais pour vous que l’occasion de vous venger des vôtres. Comme vous respirez aisément dans le scandale ! Moi pas. Il me semble que je suis en convalescence…

Peut-être nous reverrons-nous un jour. Tout s’oublie. Oubliez-moi encore, pensez à vous.

Bernard se dit avec rage que Catherine s’était rangée avec le parti de l’ordre contre lui. Quel pouvoir de retraite et d’oubli !

— Moi, pensait-il, je n’oublie rien de son corps… Et il n’y a pas d’autre vérité qu’un corps.

Il est difficile de consentir au désespoir, à la reconnaissance des choses finies. L’amour a la vie dure comme la vie : cette lettre qui tombait du ciel rétablissait une espèce de lien, les adieux de Catherine paraissaient moins cruels que son silence ; peut-être n’avait-elle rien oublié, peut-être avait-elle été seulement paresseuse, lâche, dupée. Il fallait que Bernard crût que Catherine mentait : il pouvait confondre des mensonges, mais non l’oubli. On vainc les maladies, non la mort. Il imaginait avenue Mozart, avenue de Villiers, de grandes scènes attendries, des phrases émues, une comédie de générosité, de chagrin, des larmes de Catherine, les bras ouverts de sa mère, son frère noyant son humiliation dans les charmes de grandeur : l’idée qu’ils n’avaient triomphé de sa Catherine que bassement lui rendit l’espoir, lui donna le courage de courir une fois encore avenue de Villiers pour dire à Catherine : « Te rappelles-tu ? » Il se crut pendant une heure tout puissant, capable encore de la sauver.

La femme de chambre lui dit que Madame n’était pas rentrée et qu’elle n’avait rien dit de son retour : ce mensonge parut insultant à Bernard qui avait aperçu du trottoir de la lumière dans la chambre de Catherine ; il s’éloigna. Rue Jouffroy, il entra dans le bureau de poste et écrivit un pneumatique où il disait à Catherine qu’il ne la croyait pas, et qu’on lui avait dicté les mots les plus durs de sa lettre.

— Je veux, disait-il encore, une réponse de toi qui ait le ton que nous prenions dans nos nuits de Grandcourt quand les chauves-souris venaient voler contre les murs de ta chambre et quand je retenais tes cris, le ton de Trianon, le ton des matinées dans la forêt d’Eu. N’auras-tu pas le courage de rompre avec leur affreuse vie ? N’écris pas, je n’ai même plus le temps d’attendre. Ne sois pas sage, parle-moi à travers les frontières de Paris et du cœur, téléphone-moi. J’attendrai ce soir ton coup de téléphone chez moi. Ou toi-même. Tout est encore possible. Et même le bonheur qui peut renaître aux bornes du désespoir. Tu ne sais pas de quoi est capable la colère de l’amour…

XX

Bernard rentra place Médicis. Il était cinq heures ; comme en septembre, il n’avait plus rien à faire dans le monde qu’à attendre : il avait lancé son dernier appel, rien ne le protégeait plus que l’espoir d’un coup de téléphone, ou de l’entrée de Catherine qui soudain lui paraissait fatale.

À onze heures, Catherine n’était pas venue, le téléphone n’avait pas sonné ; il appela l’appartement de l’avenue de Villiers, la femme de chambre lui dit que Madame était rentrée et ressortie et que sans doute elle était allée dîner chez la mère de Monsieur. Bernard demanda Catherine avenue Mozart et dit à la femme de chambre que c’était M. Adrien Plessis qui voulait parler à Mme Claude Rosenthal. Catherine vint à l’appareil :

— Tu as reçu mon pneu ? demanda-t-il.

— C’était donc vous ! s’écria Catherine. Oui, j’ai reçu votre pneu.

— Que réponds-tu ?

— Rien, dit Catherine, je n’ai rien d’autre à vous dire.

Catherine raccrocha.

Bernard voyait la petite scène avenue Mozart, les conversations suspendues pendant que Catherine téléphonait dans le petit salon, la rentrée de Catherine. Mme Rosenthal devait dire à sa belle-fille de sa voix des grands jours :

— C’était ce malheureux enfant, n’est-ce pas ?

Sans doute était-il pour eux ce malheureux enfant, contre qui il fallait avoir tant de courage et qui était tellement dangereux, et comme c’était bien que Catherine fût redevenue aussi dure que la morale des Rosenthal le voulait.

— Ils sont sûrs que je vais me rendre, pensa-t-il. Que j’implorerai leur pardon.

Un Rosenthal ne pouvait pas être éternellement coupable, éternellement ennemi de son clan. Les excuses qu’ils inventaient pour expliquer leurs fautes, leurs échecs, leurs défaillances, avec l’habileté aveugle de l’instinct, comment ne les eussent-ils pas fabriqués même pour lui ? Sages comme des araignées, ils préparaient de loin les reprises de la vie. Ils devaient déjà travailler pour lui la parabole de l’enfant prodigue, comme s’ils savaient que tout rentrerait à la fin dans l’ordre Rosenthal, que dans trois mois, dans six mois, la crise amortie, la pénitence finie, il reparaîtrait avec le regard modeste des fils prodigues, des frères infidèles, des amants consolés, des coupables amnistiés, qu’il consentirait à poser pour la galerie des portraits de famille, à la suite de Claude, cet aîné magnanime, de Catherine, cette enfant égarée, qu’il jouerait les jeunes romantiques apaisés, avec l’auréole des anciens orages comme la gloire d’une maladie dont il aurait manqué mourir, et qu’il ferait le soir des parties de bridge avec son père et avec Claude qui aurait montré jusqu’au bout tant de bonté et d’intelligence des passions.

Bernard était moins soulevé par le désespoir que par la colère devant tous ces murs mous qui ne s’abattaient pas. Il ne savait plus s’il se révoltait contre la disparition de Catherine ou contre la victoire des siens, il lui semblait simplement honteux, impossible de vivre plus longtemps vaincu, dépouillé, pardonné, sans Catherine enlevée un jour à l’ennemi et que l’ennemi avait reprise, de qui il ne toucherait jamais plus les cheveux, le dos nu, les genoux, et qu’il devrait voir marcher au milieu des regards complaisants des familles, sans doute promue enfin à la dignité tendre des jeunes mères.

— C’est couru, se disait Bernard, ces réconciliations familiales et ces grandes cicatrisations finissent toujours par une grossesse. Cet imbécile a déjà dû lui faire un enfant…

Bernard sortit. Il était tard et le Luxembourg était depuis longtemps fermé, abandonné derrière ses grilles à une vie nocturne pleine de mystères. Il entra dans plusieurs cafés et dans des bars du Quartier Latin. Il but plusieurs fines et des grues qui avaient envie de danser lui parlèrent. Quand il n’eut plus d’argent, il remonta chez lui. Il se sentait vraiment ivre, il alla vomir dans la salle de bains. En entrant dans sa chambre, il renversa une lampe de bureau dont l’ampoule éclata avec un bruit de papier déchiré. Il brûla des lettres et des portraits de Catherine, en se disant que cette aventure lui avait suffi, qu’elle était vengée de Claude et qu’elle allait pouvoir lui être fidèle, toute sa vie.

— Est-ce vraiment l’entrée de la tragédie ? se demande Bernard. Ils m’ont vaincu…

Il se persuade que la pureté de la passion s’est heurtée à la toute puissance des mythes, de la société, du destin. Mais la passion qu’il croit encore à cette heure avoir éprouvée pour Catherine est moins pure qu’il ne le pense, elle est mêlée de jalousie, de colère, des vieux ressentiments de l’enfance ; elle manque de force et de candeur. Personne n’est là pour l’éveiller, pour lui dire qu’il s’est composé seul une femme irremplaçable : il est incapable de comparaisons, incapable de se dire qu’à son âge, il peut encore vivre sur des inconnues, et qu’il a été fou de tout jouer sur Catherine. Il est aveuglé, il ne connaît plus de l’amour que l’obstination qui lui survit. Il n’avouera jamais qu’il s’est trompé en inventant qu’il ne possédait au monde qu’une seule protection contre la mort, qu’un seul bien. Mais il est placé à un point extrême de fureur, d’où il ne découvre aucune revanche possible, aucune entreprise qui pourrait atteindre les siens, aucun moyen de retrouver Catherine. Il prend pour du désespoir l’impuissance de l’orgueil. Il n’imagine même pas qu’il pourrait reconquérir Catherine en acceptant s’il le fallait tous les partages. C’est qu’il aime moins Catherine qu’il ne croit…

Bernard pense avec cette solennité trébuchante de l’ivresse que tous les ressorts de la tragédie lui sont interdits, sauf la volonté de mourir.

— La mort pourrait être contre eux l’affirmation qu’aucun de mes actes n’a pu être. Vais-je leur sacrifier jusqu’à la liberté de ma mort, mon seul acte ?… Ils feront d’ailleurs une drôle de gueule si je me tue… J’ai tout manqué, mais je serai allé au moins un jour jusqu’au bout de moi-même. Si l’amour est perdu, sauvons au moins la tragédie !

Il est dans un de ces jours où n’importe quel homme admet que sa mort n’aurait pas pour lui-même une importance exceptionnelle, où la peur même ne le protège plus. Il ne se doute pas une seconde que cette solution désastreuse sera pour les siens un dénouement excellent. Lorsqu’ils sauront qu’il n’est plus là, qu’il est éternellement inaccessible, comme ils oublieront !

Quand, vers la fin de la nuit, après des gestes qui ne lui étaient commandés que par la rage, la paresse et l’alcool, Bernard eut avalé avec deux ou trois nausées une espèce de purée blanche de gardénal, il connut son premier répit depuis des semaines, son premier mouvement de détente et presque de bonheur. Le gardénal efface tout, comme un souffle des fleurs de glace — la douleur, la colère, la veille, les murailles, les distances, les femmes qu’on aimait et qu’on ne verra plus. Bernard connut ensuite l’indifférence et comme une plongée paresseuse dans la nuit : il fut enfin capable de jugement, il se dit qu’il avait manqué l’amour, cette complicité de rire, d’érotisme, de secrets partagés, de passé et d’espoir, cette union pareille à un inceste permis, ce lien fort comme un lien venu de l’enfance et du sang et il se rappela confusément les jardins de Potamia, Marie-Anne, la journée de Trianon, les moments où il avait vu paraître des présages du bonheur. Toute cette tempête et ce dernier calme lui parurent soudain d’une effrayante absurdité. Il n’aimait même plus Catherine et il allait mourir volé. Quelle folie ! Il fallait pourtant vivre !

Bernard voulut se lever, courir, se délivrer du poison, mais il n’arriva qu’à glisser de son lit et à atteindre sans même se redresser, s’agenouiller, l’entrée de la salle de bains où il s’enlisa enfin dans les vases gluantes du sommeil.

Le matin, la femme de ménage entra comme tous les jours et elle poussa des cris en voyant Bernard étendu à moitié sur le tapis cloué de sa chambre et à moitié sur le dallage blanc et noir de la salle de bains ; elle le toucha et sentit sous ses doigts la glace ignoble des morts. C’était la concierge, elle descendit dans sa loge, les courses, le drame commencèrent.

L’après-midi, Catherine vint voir le corps de Bernard. La chambre était déjà pleine de chrysanthèmes et de glaïeuls ; tout était établi dans l’ordre de la mort : Bernard était caché jusqu’au menton par son drap, ses genoux et la pointe de ses pieds soulevaient toute cette blancheur. Mme Rosenthal était assise au chevet de son fils et elle ne pleurait plus : personne n’est un monstre, elle avait sangloté des heures. Quand sa belle-fille entra silencieusement, elle la surveilla. Catherine portait un tailleur noir, elle s’avança jusqu’au lit et regarda le corps pendant une durée insupportable, elle ne fit pas un mouvement ; c’était une jeune femme qui promettait beaucoup, ou peut-être la maîtrise de soi ne lui coûtait-elle pas d’effort. Elle soupira enfin et regarda autour d’elle et comme si ce soupir et ce regard avaient été des signaux qui mettaient fin à la paralysie de l’alerte, Mme Rosenthal se leva et vint embrasser sa belle-fille : tout était véritablement pardonné. Quand la mort a passé, tous les vivants s’arrangent. Mme Rosenthal eut alors la seconde surprise de sa vie depuis six mois : Catherine, qui s’était laissée embrasser, repoussa brutalement sa belle-mère, et éclata en sanglots.

Quand elle fut partie, Mme Rosenthal reprit sa veillée et écarta la pensée de sa belle-fille. Comme le téléphone avait marché, les gens commencèrent à défiler et à consoler la mère. Claude vint la rejoindre et veilla avec elle ; il embrassa le front de son frère. Il fallut renvoyer avenue Mozart M. Rosenthal qui pleurait comme les hommes pleurent.

Le surlendemain de la mort de Bernard, Laforgue, qui en avait lu la nouvelle dans le Temps, arriva. Mme Rosenthal était toujours là. Laforgue regarda à son tour le corps où il reconnaissait à peine son ami : aucun mort ne ressemble au vivant qu’il remplace pendant cette période qui sépare la décomposition de la vie. Tout était étranger à Bernard dans ce masque jaune, cette nuque noire de sang au-dessous des oreilles de cire : Laforgue ne retrouvait que des cheveux familiers, comme ces cheveux naturels plantés sur les masques chinois de papier mâché. Comme la plupart des morts, Bernard avait cette sérénité distante que compose la rigidité des cadavres. Les gens disaient sans doute à Mme Rosenthal pour lui donner du courage que son fils était si beau dans la mort, qu’il paraissait dormir, mais c’était comme toujours un mensonge, tous les morts sont horribles, Laforgue n’était pas dupe des mythes de la consolation. La colère l’étouffait : ils étaient tous frappés. Il sentit sa gorge se nouer, ses yeux s’emplir de larmes, qui le consolèrent un peu. Quel jeune homme ne respire quand il se voit soudain moins dur qu’il ne s’y attendait ? Cet amollissement lui donna la force d’aller saluer la mère de Rosenthal : elle refusa sa main, se dressa et lui dit tout bas sur un ton de confidence furieuse :

— Vous pouvez être fiers de votre œuvre, vos amis et vous !

Mme Rosenthal venait, dans un éclair d’inspiration en voyant entrer Laforgue, de découvrir la version familiale qui sauverait définitivement l’honneur des Rosenthal, la version qui expliquait le goût de la Révolution, la séduction de Catherine, la mort : la fable des influences, la légende des mauvais amis allaient trouver des fortunes nouvelles dans le folklore tragique de l’avenue Mozart, puisque Bernard était mort d’une maladie, d’un germe mortel venu du dehors, puisque les Rosenthal savaient qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes les poisons qui les tuaient. Laforgue regarda le grand deuil théâtral de Mme Rosenthal et se dit qu’il comprenait presque tout ; il eut envie de frapper ce long visage funèbre comme une mâchoire de cheval desséchée, mais on est tout de même poli et il dit seulement :

— Je vous en prie, Madame.

Le matin des obsèques arriva. C’était en haut du Père-Lachaise, au-dessus du Mur des Fédérés. Laforgue, Bloyé et quelques autres étaient arrivés par la porte de la place Gambetta et attendaient derrière une tombe dans le grand vent humide qui soufflait. Le cortège déboucha enfin au tournant d’une allée. Ils défilèrent les derniers devant le caveau ; un ordonnateur qui avait des taches sur son habit noir leur tendit une petite pelle qui avait l’air d’être en argent et un vase rempli de terre et de gravier ; aucun d’eux ne prit la pelle et tous se penchèrent sur le cercueil dont la plaque de cuivre disparaissait déjà sous les pelletées de la terre rituelle ; Philippe passa le dernier et laissa tomber sur la bière une gerbe agressive de fleurs rouges. Puis ils s’en allèrent sans saluer personne et en jetant des regards insolents du côté de la famille : le père de Bernard pleurait en serrant des mains et les sanglots secouaient ses épaules ; Mme Rosenthal et Claude répondirent aux jeunes gens par un bref coup d’œil de colère. Bloyé dit entre ses dents que c’était du bon théâtre et que la mort n’y échappe jamais. Catherine n’était pas là. Mme Rosenthal se disait que sa belle-fille avait peut-être aimé Bernard après tout. Laforgue et les autres descendirent vers la sortie du cimetière le long des sépultures en ruines et des statues rongées du temps de la Restauration, après être allés rêver dix minutes devant le Mur des Fédérés.

Deux jours après l’enterrement, M. Rosenthal reçut une lettre de Philippe Laforgue :

— Bien que nous sachions, disait-il, que l’amitié n’a jamais conféré aucun droit à personne et que nous soyons prêts à nous incliner devant tous vos refus, nous nous sommes cependant résolus à vous demander l’autorisation de recueillir dans les papiers que notre ami Bernard Rosenthal a laissés les articles qu’il avait achevés et les notes qu’il avait préparées.

Nous pensons que l’hommage funèbre qu’il eût mis au-dessus de tous les autres eût été la publication de ces écrits dans la revue qu’il avait lui-même fondée et qu’il a animée jusqu’au bout.

Nous vous serions profondément reconnaissants de nous permettre d’examiner les textes de votre fils et de consentir à leur publication.

Plusieurs jours s’écoulèrent. Laforgue dit à Bloyé :

— Tu verras qu’ils refuseront. C’est des gens bien. Leur sens de la propriété privée doit s’étendre aux cadavres. Voilà Rosenthal rentré enfin dans le sein des familles, elles n’en lâcheront rien.

— C’est ce qu’on appelle, dit Bloyé, le retour de l’enfant prodigue. D’autre part, je t’ai toujours dit que ta lettre au père était du genre servile. On n’y gagne jamais rien. Tu aurais dû les insulter.

M. Rosenthal répondit enfin à Laforgue qu’il attendrait le lendemain sa visite dans l’appartement de la place Edmond-Rostand. Il n’avait rien dit à sa femme de la lettre des jeunes gens ; c’est qu’il se sentait bizarrement coupable vis-à-vis de son fils et qu’il avait envie de se faire pardonner par son ombre il ne savait quelle patiente et mortelle trahison.

Laforgue vint au rendez-vous qui fut froid, ou plutôt maladroit : cet agent de change et ce jeune homme s’intimidaient terriblement, et allez donc parler de la pluie et du mauvais temps et de cette triste saison qui n’en finira donc pas, ou de la politique qui ne va pas mieux, avec des morts pleins d’amertume entre vous. M. Rosenthal, assis dans un fauteuil, fumait et ne disait rien ; Laforgue ouvrait un à un les tiroirs de Bernard qui étaient pleins de papiers jaunis comme si Rosenthal était mort déjà depuis dix ans ; il lut un peu au hasard des pages et prit des manuscrits sans beaucoup choisir à cause de ce regard du père dans son dos ; dans le dernier tiroir, il trouva deux chemises qui portaient ces titres : Industrie, Armée. C’était fini. Laforgue se redressa, M. Rosenthal se leva et toussa en retenant sa toux :

— Cette pièce est glaciale, dit-il.

Il ouvrit la fenêtre pour refermer les volets, un coup de vent entra dans la chambre. Philippe tourna le commutateur ; la chambre s’éclaira de la même lumière que la nuit où Bernard était mort. Au moment de partir, M. Rosenthal dit :

— Je crois que nous pouvons éteindre. Vous n’oubliez rien ?

Laforgue s’inclina gauchement. M. Rosenthal le fit passer devant lui ; dans l’escalier, il lui demanda soudain d’une voix timide :

— Est-ce que mon fils vous parlait quelquefois de moi ?

Laforgue fut bouleversé par cet aveu de défaite et cette soudaine soumission, mais il n’allait pas manquer cette première occasion de venger Rosenthal :

— Jamais, dit-il.

M. Rosenthal soupira.

Laforgue prit un taxi pour rentrer rue d’Ulm et le chauffeur protesta parce qu’il y avait seulement la rue Gay-Lussac à monter, mais Laforgue était impatient de classer les secrets de Rosenthal, d’y trouver Dieu sait quelles réponses, quelles découvertes, quel testament, et la figure la moins menteuse d’un mort. Rue d’Ulm, Bloyé l’attendait. Laforgue jeta sans mot dire les deux chemises qu’il avait eu le temps d’ouvrir dans le taxi. Bloyé les ouvrit à son tour :

— Tu reconnais ? demanda Laforgue.

— Je reconnais, dit Bloyé. Quelle drôle d’histoire !

C’étaient les notes interrompues d’André Simon et les plans de la chaudronnerie, ce qui restait de la grande conspiration du dernier printemps.

— Il nous avait donc menti, dit Bloyé, il n’en avait rien fait.

— J’en ai toujours été sûr, dit Laforgue. Tu ne te rappelles donc pas son impatience quand nous lui demandions où en était l’affaire ? Il a fini un jour par me dire que tout était transmis, qu’il mettait d’autres choses au point, et il mentait. Mais il avait vécu un mois ou deux sur les songes de cette aventure…

— Il était ainsi, dit Bloyé.

Tous deux rêvèrent un peu sur la disproportion et les écarts singuliers qu’il y avait toujours eu entre leurs ambitions et ce qu’ils en avaient accompli, et sur l’avortement de plusieurs entreprises.

— Nous sommes ridicules, dit Laforgue. Comme des paranoïaques. Que d’affabulation !

Il ajouta pourtant que ces échecs étaient assez indifférents, qu’il ne fallait les prendre que pour ce qu’ils étaient, des exercices d’assouplissement manqués, et que la vie ne serait pas toujours soumise aux règles flottantes de l’improvisation. Ils préférèrent ne plus penser à Bernard, à qui aucune vie, aucun avenir ne permettraient plus de se rattraper, qui était définitivement perdant : il leur fallait bien écarter l’entrée de la mort dans leurs rangs. Un groupe de jeunes gens ne se défend pas beaucoup moins habilement contre la mort qu’une famille.

Plus tard, entre les feuillets d’un article manuscrit, Laforgue découvrit une enveloppe qui portait la date de la mort de Bernard et l’adresse de Catherine. L’enveloppe n’était pas collée, Laforgue l’ouvrit : elle ne contenait qu’une photo d’identité de Rosenthal. La photographie était barrée d’une grosse croix au crayon bleu et portait au verso ces lignes :

— Est-ce un péché de s’élancer dans la maison secrète de la mort avant qu’elle ose venir vers vous ?

Laforgue se souvint alors de la soirée chez les Rosenthal, au mois de juin, à la veille des dernières grandes vacances, des regards de Catherine vers Bernard, de la conversation en attendant l’AX, de l’air fuyant de Rosenthal depuis des mois.

— C’était donc le secret de Rosen, se dit-il.

Il se demanda s’il enverrait la photographie à Catherine avec une lettre insultante : quand il eut hésité deux jours et tourné dans sa tête plusieurs formules agressives, il ne sut plus quelle lettre écrire et craignit que le devoir de venger son ami ne fût mêlé d’une volonté impure d’humilier une femme si belle : la photographie ne partit jamais, resta dans les papiers de Laforgue, comme la dernière apparition d’un Rosenthal éternellement jeune, éternellement déçu, soustrait au temps, aux métamorphoses de la vie — aussi longtemps que persistent un papier, des traces fixées de lumière…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


(À suivre.)


Paul Nizan.

XXIII

RÉCIT DE PLUVINAGE


Au milieu de décembre, Laforgue, qui ne se sentait pas gai et qui se préparait à partir en Alsace, reçut rue d’Ulm un paquet de feuillets dactylographiés, qui n’étaient accompagnés d’aucune lettre. Le dernier feuillet portait simplement la signature de Serge. Voici ce qu’avait écrit Pluvinage :

Au fond, si mon père n’avait pas exercé ce métier, peut-être ne se serait-il absolument rien passé…

Mon père était fonctionnaire à la préfecture de la Seine, ça n’a l’air de rien, il se faisait graver des cartes de visite avec son titre de chef de bureau, mais il ne s’occupait pas des choses possibles, de l’éclairage ou des transports ou de la voie publique ou des carrières ; il n’avait pas ces fonctions agrestes et célestes de la conservation des promenades ou de la subdivision spéciale des horloges et des paratonnerres, il n’était même pas chargé de la régie des poêles, rue d’Ulm en face de l’École normale : quand j’avais douze ans, il était devenu chef de bureau des inhumations à la direction des affaires municipales et du contentieux. Dans son bureau, sous les combles de la préfecture, dans l’annexe de la rue Lobau, de sages aquarelles étaient pendues contre la tapisserie jaune vert à bandes vert foncé, c’étaient des vues de cimetières et de chapelles généralement représentées sous un ciel d’automne avec des feuilles mortes dans tous les coins. Comme ces fils d’industriels ou d’ingénieurs qui font leurs premiers découpages dans des catalogues de machines-outils, j’ai découpé dans ma petite enfance des modèles de catafalques, de corbillards et de caveaux.

L’un des meilleurs amis de mon père était un petit vieillard qui exerçait les fonctions de géomètre en chef des cimetières. Je suppose qu’il est mort maintenant ; tel que je l’ai connu, il n’a pas dû survivre à la disparition de la cavalerie des Pompes funèbres et à la motorisation des chars. Il devait être assez fou, il faut bien l’être pour se passionner si furieusement pour le décapage des tombes et l’alignement des morts, mais nous voyions à la maison des individus si bizarres que personne n’a jamais songé autour de moi à le juger singulier. Un autre ami de mon père était commissaire à la direction des Renseignements généraux : il s’appelait Eugène Massart et nous lisions assez souvent son nom dans les journaux. Mes parents devaient être assez fiers de lui, puisque lorsqu’il venait dîner, il y avait toujours sur la table une bouteille de moulin-à-vent. Mais j’aurai l’occasion de reparler de Massart…

Je crois que ma famille était vraiment impossible et que j’avais bien raison de rougir d’elle.

Ma mère était une de ces femmes qui accablent leur mari et leurs fils d’une tendresse pleureuse, exigeante et molle : elle a empoisonné mon enfance ; je ne me suis aperçu que très tard de sa laideur, dans le temps que je découvrais qu’elle était sans doute devenue, deux ou trois ans après son veuvage, la maîtresse du commissaire Massart.

Ma sœur Cécile, qui a quinze ans de plus que moi, était aux environs de trente ans une grosse femme qui nous envahissait presque tous les dimanches avec son mari et ses deux enfants et qui parlait d’une voix plaintive et haute de ses malheurs de bonnes, et de recettes de cuisine. Mon beau-frère dirigeait un assez grand garage dans le 12e vers le boulevard Diderot ; il était aussi gros que sa femme et je me demandais comment ce couple qui représentait un si puissant volume de muscles et de graisse, une si ample circulation de lymphe et de sang avait pu créer des descendants aussi maigres et aussi ingrats que mon neveu et ma nièce. J’éprouvais, malgré l’espèce d’horreur qu’ils m’inspiraient, comme une pitié pour ces enfants nerveux et giflés, mais je ne pense jamais sans un mouvement de dégoût aux gros seins de Cécile, cette femme que je n’ai pu de ma vie embrasser sans retenir mon souffle et sans fermer les yeux.

Mes parents voyaient beaucoup une sœur de ma mère, qui s’appelait Antoinette. Ma tante, qui me paraissait vieille, bien qu’elle ne dût guère avoir plus de cinquante ans, était paralysée et presque entièrement aveugle : comme dans toutes les familles de la petite bourgeoisie, on ne parlait de sa maladie qu’avec beaucoup de précautions qui cachaient mal une sorte de sournoise fierté. Quand j’ai travaillé avec Rosenthal et toi à Sainte-Anne, dans un service de neuro-psychiatrie, je me suis aperçu que la tante était simplement parkinsonienne et qu’il n’y avait pas de quoi être si vains. Comme elle habitait dans la banlieue ouest de Paris, au Vésinet — ai-je dit que nous avions un petit pavillon à Neuilly ? — nous allions de temps en temps la visiter ; ma mère disait qu’elle n’avait plus que sa sœur et qu’il fallait se hâter d’aller la voir, de profiter de sa présence sur terre avant sa mort. Mais la tante Antoinette n’en finissait pas de mourir.

Elle avait la méchanceté raffinée des très grands malades ; elle occupait son interminable agonie de paralytique à ronger l’existence de sa fille Jeanne, qui la soignait et ne la quittait pas. Elle avait deux autres filles mariées en province, qui venaient rarement à Paris et qui fermaient les yeux sur la vie effrayante que menait leur sœur. Jeanne, qui, il y a cinq ans, avait une quinzaine d’années, et qui doit être devenue très belle si sa mère n’a pas achevé avant de mourir de la rendre folle, était tout à fait inculte, parce qu’elle avait quitté le lycée à douze ans pour s’occuper de sa mère, et qu’elle ne sortait plus guère du jardin sombre de la villa du Vésinet. Elle grandissait simplement à côté de ma tante, qui regardait toute la journée droit devant elle avec ses yeux d’aveugle et qui racontait perpétuellement des histoires du temps de sa jeunesse et des récits pleins de ressentiment, de questions de préséance et d’égard. À mesure que Jeanne devenait une femme, sa mère tremblait davantage qu’elle ne tombât un jour amoureuse de quelqu’un, comme ses deux sœurs, et ne s’en allât, et elle lui inspirait peu à peu avec une habileté patiente et rongeuse une peur invincible du monde. Jeanne n’avait eu entre les mains que des ouvrages de piété, elle croyait aux feuilles de rose miraculeuses de sainte Thérèse de Lisieux, et la renonciation religieuse au monde lui paraissait le seul bonheur. Je suppose que ma tante, avec ce profond instinct calculateur des mourants qui savent durer, croyait qu’elle l’enchaînerait ainsi au moins jusqu’à sa mort, et Jeanne disait en effet que lorsque sa mère ne serait plus là, elle entrerait au couvent : je vois mal comment une fille désarmée, effrayée, ignorante comme une orpheline campagnarde, pourrait échapper autrement à la religion que par ce que ma mère nomme la « noce » et qui n’est que la fureur de la liberté et de la paresse.

Nos visites au Vésinet étaient peut-être les seules vacances de Jeanne, parce qu’on me permettait de la promener et que sa mère disait en levant ses paupières sur ses yeux immobiles qu’il fallait bien que cette pauvre petite, qui n’avait pas tant de bon temps, toujours avec une malade, prît au moins l’air quand elle en avait l’occasion. Nous prenions l’autobus qui monte de Rueil à la gare de Saint-Germain et nous allions marcher sur la terrasse jusqu’au dernier rond-point où s’élèvent des maisons anciennes et assez fantastiques. Je ne rougissais pas de sortir avec cette fillette qui portait encore des jupes à moitié courtes parce que les gens la trouvaient belle et que des hommes se retournaient sur son passage.

Elle était trop éclatante pour que l’idée de la voir s’enfermer un jour dans un cloître ne me parût pas révoltante et je lui disais qu’elle était faite comme toutes les femmes pour vivre. J’avais dix-huit ans — c’était l’année même où je vous ai rencontrés à Louis-le-Grand — comment n’aurais-je pas rêvé de jouer le rôle d’un tentateur, d’un sauveteur ? Mais je n’avais alors connu aucune femme, elles m’inspiraient une peur affreuse : quand je me disais qu’il fallait sauver cette enfant, je devais ne songer qu’à coucher avec elle. Elle était la seule femme auprès de qui je pusse me sentir supérieur…

Un de ces dimanches de Saint-Germain, nous avions pénétré assez avant dans la forêt pour nous y sentir entièrement seuls : il y avait alors beaucoup moins d’automobiles que maintenant et les bois de la banlieue n’étaient pas envahis par les bandes répugnantes des jours de congé, ces hommes en bras de chemise et ces femmes assises près d’eux, sans souliers, avec leurs chevilles enflées par la chaleur et leurs doigts de pied contractés dans leurs bas. Nous nous étions assis sur un tas de fougères sèches. Toute cette armée solennelle d’arbres autour de nous bourdonnait dans la sécheresse : il faisait un temps à tout oublier et j’oubliai tout, comme si j’avais été étendu auprès d’une véritable femme qui m’aurait aimé et non près d’une fillette diseuse de chapelets, avec une médaille de Lourdes en vermeil entre les seins. Je me penchai vers Jeanne et je l’embrassai ; elle était à moitié endormie, à moitié dans un rêve, elle ne résista guère que comme un oiseau qu’on étouffe. Je me rappellerai toute ma vie ces lèvres humides, tâtonnantes et froides. Je n’étais pas beaucoup plus adroit qu’elle, mais je me sentis ivre comme si j’avais remporté une grande victoire. Jeanne me dit qu’il fallait partir, en frissonnant, et me demanda si ce que nous venions de faire était très grave, mais nous restâmes encore longtemps à cette place chaude et elle me laissa caresser ses seins à travers la soie de son corsage. Je n’allai pas plus loin, mais j’étais encore assez naïf pour que cette aventure me parût merveilleusement sacrilège.

Je ne retournai au Vésinet que trois semaines plus tard ; il me semble que nous préparions alors un certificat de licence, et que je travaillais le dimanche ; Jeanne refusa ce jour-là de sortir et nous passâmes l’après-midi dans le petit salon de ma tante. Un peu avant notre départ, elle me fit signe de sortir de la pièce avec elle et elle m’emmena dans le couloir où elle m’embrassa : nous avions tous les deux beaucoup inventé en trois semaines.

Je ne sais pourquoi je te raconte cette histoire qui se termine là, puisque je ne suis plus retourné au Vésinet et que je n’ai pas revu Jeanne depuis cinq ans. Toute ma vie est faite de ces avortements. Sans doute est-ce le seul souvenir qui me console encore de ma jeunesse, bien qu’il soit légèrement sordide et empoisonné par quelques détails humiliants.

Il n’est pas nécessaire que je m’étende beaucoup sur mes souvenirs de lycée : je mentirais si je disais que j’ai beaucoup souffert jusqu’à dix-sept ans de la honte secrète que ma famille m’inspirait ; il y a le travail enfantin, le jeu : l’enfance sait mettre en sommeil les drames futurs de l’homme. Tout s’est précipité quand je vous ai connus à Louis-le-Grand.

Nous venions d’entrer en première supérieure, nous nous ignorions tous parce que nous arrivions de dix lycées différents de Paris et de province, nous étions tous des gloires de nos lycées, nous éprouvions tous ce stupide orgueil collectif des candidats aux Grandes Écoles : nous devions être soixante-dix égaux. Je n’ai pas partagé quinze jours ces plaisirs.

Je m’explique encore mal les côtés fulgurants de ma rencontre avec vous. On a trop parlé des coups de foudre de l’amour, mais personne n’a rien dit des coups de foudre de l’envie. Rosenthal et toi m’avez inspiré sur-le-champ un sentiment passionné où la nécessité aveuglante de vous imiter se confondait avec le besoin de vous haïr.

Vous me paraissiez inimitables et vous m’attiriez comme les soldats parisiens attirent parfois au régiment les recrues du fond des brousses. Vous réussissiez tout avec une facilité qui me déconcertait ; vous étiez de ceux dont on disait qu’ils entreraient rue d’Ulm comme ils voudraient ; les professeurs entretenaient avec vous un odieux rapport de complicité ; vous faisiez les dissertations de philosophie les plus brillantes ; vous lisiez des livres qu’aucun de nos camarades de province n’avait eu entre les mains et que je connaissais à peine, Claudel, Rimbaud, Valéry, Proust ; vous étiez internes, mais vous aviez l’air lavé, vous vous rasiez, vous reparaissiez le lundi matin en parlant entre vous des jeunes filles avec qui vous aviez dansé le dimanche. Je n’étais occupé que de vous. Il n’était pas question pour moi de me lier avec nos camarades venus du lycée de Bordeaux, de Toulouse ou de Lyon ; ces fils d’instituteurs et de petits fonctionnaires me paraissaient laborieux et lourds et voués à des carrières obscures de professeurs en province ; on apercevait d’avance toute leur vie qui ne serait coupée, comme celle des animaux, que par des maladies, des accidents, des accouplements et par la mort ; j’enviais la facilité avec laquelle pourtant vous étiez liés à eux, la gravité avec laquelle vous discutiez avez eux ; j’en étais irrité pour vous, il me semblait que vous perdiez votre temps ; je faisais tout pour que vous me remarquiez, que vous vous rendiez compte que j’étais à un niveau plus haut que ces garçons solides, mais grossiers, mais je n’obtenais rien de vous qu’une cordialité indifférente. Vous me paraissiez seuls dignes de moi, et j’éprouvais en face de vous une exaspération perpétuelle.

Je vivais dans un singulier état de rancune aussi vague que les premières ruminations sur l’amour. On m’avait bien élevé : les humanités sont une culture noble ; cette haine cachée me paraissait ignoble. J’ai tout fait en vain pour surmonter ma rancune. Mais rien ne m’a jamais délivré de moi-même, ni au lycée le travail — te rappelles-tu comme j’ai travaillé l’année du concours de l’École ? — ni plus tard, sans que vous en ayez rien su, la débauche.

On raconte à la campagne des histoires de bonnes femmes sur les enfants noués qui ne peuvent grandir droit : j’étais comme eux, moralement, j’étais noué. Et vous, vous étiez là, impardonnables et insolites comme tous les objets, comme tous les êtres. Votre existence seule suffisait pour que je me sentisse victime d’une injustice diffuse qui m’intoxiquait peu à peu. Vous ne vous êtes jamais douté de l’admiration haineuse que j’éprouvais pour vous : peut-être vous eût-elle paru naturelle ou flatteuse.

Là-dessus, le concours de Normale est arrivé : vous êtes entrés à l’École, comme nos professeurs et nos camarades le pensaient. J’étais quarantième après l’oral : je ne me voyais pas boursier de licence dans une faculté de province, j’ai choisi la Sorbonne, renoncé à la bourse et à une nouvelle préparation à l’École. Cet échec m’écartait de vous, j’étais désespéré, je ne savais comment poursuivre avec vous cette vie commune dont j’avais tant souffert, je n’imaginais même pas que je pusse vous oublier. Vous avez été abominables, vous avez essayé de me consoler de mon échec, jamais vous ne m’avez vu davantage que pendant votre première année d’École : vous me disiez de venir travailler rue d’Ulm dans votre turne, vous me procuriez des leçons, des tapirs pour aider ma vie d’étudiant libre, et parce que vous saviez que j’étais pauvre. Je n’ai pas franchi une seule fois votre porte sans une nausée de honte. Je me jugeais parfois un monstre de ne voir dans vos marques d’amitié que de la pitié et une gentillesse nonchalante : je sais que je ne me trompais pas, puisque ma trahison, il y a deux mois, vous a paru immédiatement naturelle, puisque vous m’avez sur-le-champ soupçonné.

Mon dieu, comme ces dernières années ont été dures ! Le succès à l’École m’aurait sauvé : je n’avais besoin que de preuves de moi-même, l’échec m’humiliait mortellement. Je me disais enfin que c’était dans l’ordre, que j’irais rejoindre ma famille dans quelque destinée humide et noire d’insecte de la pourriture et du bois, que je serais rejeté dans son univers. J’ai commencé alors à avoir honte de mon corps, auquel j’avais jusqu’alors à peine pensé, je me regardais dans les glaces avec dégoût, je me voyais voué, dans le domaine du corps comme dans tous les autres, à je ne sais quelle défaite fatale, je ne me pardonnais pas ces odieux cheveux frisés, cette grâce de garçon boucher qui ne séduit que les petites ouvrières d’usine, la maladresse de mes mouvements, le poil noir qui poussait sur mes joues. Je ne me pardonnais pas plus d’être moi que je ne vous pardonnais d’être vous.

Quelle révélation aveuglante le jour où j’ai saisi que je ne pourrais jamais m’affirmer, prendre ma revanche, donner toute ma mesure que sur d’autres terrains que ceux que vous aviez choisis ! Nous ne sommes plus très loin de ce récit…

Lorsque Rosen et toi avez commencé à donner dans la révolution, je vous ai suivis sur-le-champ : c’était enfin un moyen de me lier à vous. Je n’ai rien eu à dire, vous m’avez accepté comme vous ne l’aviez encore jamais fait.

Plus qu’à vous, qui arriviez de loin, la révolution me paraissait facile. Je voyais confusément en elle le lieu de toutes les chances possibles de réparation, de ressentiment assouvi, et comme le paradis des anciens vaincus…

J’ai eu tout de suite plus de violence que vous-mêmes. Nous étions dans un nouvel ordre où les vieux rapports de distance ne jouaient pas : je pressentais d’autres dimensions, la possibilité de devenir votre égal dans un monde où n’intervenaient que des intensités, des vitesses, des accents différents, mais non des altitudes sociales…

J’ai respiré quelques mois, j’étais allégé, j’étais uni à vous par une complicité. Tout cessa brusquement d’être à mes yeux une occasion d’échec. Vos goûts, vos vêtements, vos réussites, vos attitudes devenaient plutôt des fautes que des avantages, vous deviez être prêts à les sacrifier à une fidélité nouvelle à laquelle vous ne pouviez pas ne point m’admettre.

Ce répit ne dura pas : je me vis bientôt renaître à moi-même, je cessai de m’oublier. Je devinai qu’à travers la communauté même de nos ambitions, vous me marquiez je ne sais quelles nouvelles frontières. Quand Rosen fonda la revue, vous vous attribuiez les grands papiers, les prophéties, les messages, vous ne me laissiez jamais, comme à Jurien, que vous méprisiez, que les comptes rendus, les notes critiques : je n’étais encore qu’à votre suite, au dessous de vous : il y avait toujours des altitudes. Te rappelles-tu cette époque de l’année, vers Pâques, où Rosen et toi avez sûrement combiné quelque chose dont j’étais exclu : je vous ai surpris plus d’une fois à vous taire, à parler du joli temps qu’il faisait quand j’entrais dans votre turne, j’étais donc remis à l’écart, admis seulement à vos demi-secrets, à votre vie ésotérique, exclu de vos mots de passe les plus intimes, de vos connivences les plus profondes ; jamais je ne vous ai détestés comme à ce moment-là : je retombais. C’était comme si je vous avais inspiré un dégoût physique contre quoi vous renonciez vous-même à lutter.

J’eus une idée, qui pouvait peut-être me sauver — (souviens-toi que je n’acceptais pas mon mal, que je voulais obstinément guérir) : j’adhérai au parti.

Je reverrai toujours votre air de perplexité quand je vous annonçai cette nouvelle, c’était vers la fin de mai. L’adhésion au parti avait joué depuis un an un trop grand rôle dans nos conversations et dans ce que vous appeliez nos problèmes pour que ma décision ne vous touchât pas : j’étais le premier de notre groupe à franchir le pas. Vous étiez stupéfaits, humiliés. Vous aviez enfin quelque chose à m’envier, un acte auquel vous n’osiez encore vous résoudre, vous ne me suiviez pas, vous vouliez demeurer libres, et vous vous contentiez de vous exalter en pensant aux morts du 1er mai, à Berlin.

Une fois encore, je crus pouvoir vous pardonner : il y eut un domaine de la politique et de l’esprit où je vous avais dépassés, où j’étais en avance de six mois, de deux mois sur vous, vous n’en reveniez pas…

Je me souviendrai toujours de mon passage dans le parti comme d’un de mes rares moments de détente et de paix. J’étais par hasard tombé dans la cellule d’une usine du 20e, une entreprise de petit outillage mécanique du côté de la place des Fêtes : nous y étions peu nombreux, onze ou douze, c’était une organisation où on pouvait faire connaissance. J’étais le seul rattaché, comme on disait dans le parti. Ces types étaient extrêmement braves et amicaux, ils ont tout fait pour me mettre à l’aise. C’était une époque où on faisait encore beaucoup d’ouvriérisme dans le parti, mais ils ne me marquèrent jamais ma condition d’intellectuel que par une espèce d’ironie cordiale dont il m’était impossible de m’offenser. Ce petit groupe d’hommes m’a donné la seule idée que j’aurai d’une communauté humaine : on ne guérit pas du communisme quand on l’a vécu…

Personne ne me demandait compte de ma vie passée, de ma famille : si je leur avais parlé du métier de mon père, ils y auraient simplement dit qu’il y a quand même des gens qui font des drôles de trucs auxquels on ne pense pas. Comprends-moi : la question du péché social originel ne se posait absolument pas…

Cette espèce d’amitié politique couvrait tout, mais dans le seul présent de chacun de nous, elle ne concernait pas seulement l’action, l’usine, la guerre et la paix, mais les ennuis, l’angoisse, toutes nos vies. Comme le parti était fort isolé à cette époque — il l’est encore, depuis le 1er août — le sentiment de la solitude partagée créait un lien extrêmement fort, quelque chose comme une complicité charnelle, une conscience presque biologique d’espèce : pour la première fois de mon existence, j’ai senti une grande chaleur m’entourer.

Mes camarades étaient gais, ils savaient rire, ils étaient beaucoup plus humains que vous-mêmes qui aviez sans cesse à la bouche les mots d’Homme et d’Humanisme. Ils manquaient complètement de ressentiment, de haine, ils étaient des constructeurs bien portants. Le sens de la vie éclatait sous la maladresse de leurs mots. Je devais les regarder comme un enfant qui ne sait pas courir regarde des enfants se poursuivre : jamais je ne me suis vu plus raté que parmi eux.

Je gardais pour moi ces secrets de ma nouvelle vie, je ne vous en disais rien, mais je feignais d’en savoir long ; j’ai eu une minute d’orgueil le jour où Rosen m’a presque timidement demandé à propos de je ne sais plus quelle question :

— Qu’est-ce qu’on en dit dans le parti ?

J’étais votre supérieur, votre juge chaque fois que je vous disais :

— Il faudrait tout de même que nous nous décidions à poser la question du contrôle du parti sur la revue…

— Rien ne presse, disiez-vous.

Et je répondais :

— Si nous sommes des révolutionnaires conséquents, la décision s’impose… Le P. C. est la seule force authentique au service de la révolution…

Les vacances de juillet arrivèrent. À la fin de juin, après le diplôme, Rosen et toi étiez partis. Je restai seul à Paris, je n’avais pas assez d’argent cette année-là pour aller en voyage. Je n’avais même pas Marguerite qui était dans sa famille en Bretagne.

J’habitais l’hôtel de la rue Cujas où je vis encore. Il faisait abominablement chaud et pour fuir l’asphalte en fusion, les vapeurs d’essence et de goudron, les arbres grillés, la poussière du Luxembourg, les bandes d’enfants, les amants sordides du quartier, les filles au linge douteux de la Taverne du Panthéon, j’étais lâche, j’allais voir ma mère à Neuilly : vers le bas de Neuilly, il existe une sorte de campagne villageoise. Ma mère parlait, gémissait, je fuyais bientôt sa voix ; j’allais traîner sur les pelouses de Bagatelle où des femmes de Suresnes, de Puteaux dormaient sur l’herbe et montraient leurs jambes trop blanches, où des jeunes gens jouaient au ballon dans le bourdonnement d’abeille des autos. Je montais parfois à pied jusqu’au mont Valérien, au-dessus du réservoir, et je regardais Paris et l’immense banlieue, ce grouillement de vermine vivante, ou je m’étendais sous un arbre, et je dormais dans cet air militaire traversé des coups de clairon des soldats à l’exercice du 5e régiment d’infanterie, qui montaient de Courbevoie. Pas un jour, je n’ai pensé à aller jusqu’au Vésinet revoir Jeanne : je savais que ma tante vivait toujours, et que Jeanne la soignait ; ma mère disait que sa nièce se fanait : penser à elle m’inspirait moins le regret qu’une sorte de bizarre répulsion…

Imagines-tu les dîners avec ma mère, ces tête-à-tête sous la lumière poisseuse de la suspension, le glissement des pantoufles de la bonne, le ronronnement de la voix de ma mère qui me parlait de sa jeunesse dans le 15e, des amis de mon père, de ma sœur et de ses enfants ? J’étais repris par les toiles d’araignée de mon enfance. Le dimanche je fuyais complètement pour éviter ma sœur et sa bande.

Cette solitude était affreuse. J’écrivais à Marguerite que je l’aimais, et je m’en persuadais un quart d’heure, bien que je n’aie jamais eu pour cette grande fille simple qui couchait comme on respire qu’un assez vif attrait sensuel. Il faut bien vivre.

J’assistais régulièrement aux réunions du parti qui n’étaient pas toujours réconfortantes. Comme tu le sais sans doute, malgré ton voyage, en Angleterre je crois, toute cette période des vacances a été extrêmement tendue et une répression sévère a frappé le P.C. qui organisait une grande campagne contre la guerre. Dans la dernière semaine de juillet, les incidents se multiplièrent. Vint le 1er août. La veille, Briand, qui venait de prendre la présidence du Conseil, eut à la Chambre une majorité de près de deux cents voix ; dans la soirée, l’imprimerie de L’Humanité fut saccagée par la police. J’étais au Croissant, tout était noir d’agents, on arrêtait au hasard les typos. Cette agitation dura jusqu’à quatre heures du matin, au moment où le jour se lève. Dans la journée, Paris fut en état de siège, les autos de la préfecture circulaient, les gardes à cheval tournaient doucement sur le macadam sablé des boulevards. En août et en septembre, les arrestations continuèrent. C’était un grand complot, on accusait les communistes d’avoir préparé pour le 1er août « une révolution concertée et préparée ayant pour objet de renverser le Gouvernement ». L’absurdité de cette accusation faisait toute sa force. En octobre, des inculpations nouvelles parlèrent d’espionnage, parce que L’Humanité avait publié des lettres d’ouvriers des industries de guerre. Presque tous les dirigeants du parti et des syndicats étaient arrêtés, Cachin, Barbusse et Vaillant-Couturier étaient inculpés d’espionnage, Doriot, Marty, Duclos et Thorez de complot. Là-dessus, on eut au début de novembre un ministère Tardieu et tu dois être au fait de la suite des événements.

Je ne t’ai conté ces histoires que parce qu’elles ont profondément retenti en moi. La facilité avec laquelle le Gouvernement et la police avaient brisé l’appareil du parti, l’espèce de désarroi qui régnait dans beaucoup d’organisations où quelques adhérents se faisaient l’écho des bruits répandus par des gens comme Joly et Gélis, les conseillers municipaux démissionnaires, sur la présence des policiers dans le parti, le départ des opportunistes, la pluie des condamnations — tout me persuadait que le parti venait de subir une défaite dont il ne se relèverait pas. J’avais adhéré à un corps promis à la victoire, il me paraissait impossible de m’associer à une défaite. Les gens comme moi ne doivent être capables de fidélité qu’avec les vainqueurs. Je tirais déjà des conséquences politiques de ma variation personnelle, le découragement que j’éprouvais me paraissait soudain susceptible de généralisation…

Une après-midi que je lisais au soleil dans le petit jardin humide du pavillon de Neuilly, au pied d’un immeuble aux volets fermés, ma mère me dit que Massart devait venir dîner et me demanda de rester. Je ne sais pourquoi j’acceptai. Je voyais rarement Massart, mais je savais, avec cette sûreté d’intuition qui survit quelquefois à l’enfance, qu’il avait été, qu’il était peut-être encore le vieil amant de ma mère. Les images que je me formais de cette liaison me révoltaient comme des nourritures moisies. Mais Massart m’était presque complètement indifférent, je n’avais pour lui qu’un mépris abstrait lorsque je me disais qu’il était de la police…

Il faisait si chaud ce soir-là que je n’eus sans doute pas le courage de sortir pour éviter la rencontre. Massart sonna vers huit heures. Je le vis entrer dans l’antichambre, il tenait son chapeau à la main et en essuyait le cuir, la bonne lui dit :

— Comment allez-vous, Monsieur Massart ?

— Chaudement, mon petit, répondit le commissaire, chaudement…

J’entrai dans le salon où ma mère brodait ou tricotait toute la journée, Massart me tendit la main et je la pris, elle était moite.

— On dirait que ce garçon a encore grandi, dit-il. Au fait, Marie, il y a des siècles que je n’ai pas vu votre fils.

Nous dînâmes. Nous mangions tous les trois sans ardeur et ma mère envoya la bonne chercher des morceaux de glace dans un café de l’avenue du Roule ; la glace fondait aussitôt, le vin rouge redevenait tiède.

— Il en a fait un plat, aujourd’hui, dit Massart.

Je tressaillis, c’était exactement le genre d’expression qui faisait éclater à la surface de ma mémoire les souvenirs étouffants et bas de mon enfance. Le dîner se termina et nous descendîmes dans le jardin où des hannetons venaient se cogner contre la soie de l’abat-jour. Ma mère rentra dans la maison pour aller aider la bonne. Quand nous fûmes seuls, le commissaire me dit :

— Mon petit Serge, sais-tu que je ne suis pas fâché de te voir ? Je te tutoie toujours, n’est-ce pas, tu ne te formaliseras pas de cette familiarité d’un vieil ami ?… Je t’ai presque vu naître…

Je répondis que non, bien que je fusse contracté de fureur et que j’eusse envie de fuir. Le commissaire fuma un instant en silence.

— Alors, nous donnons dans le communisme, dit-il. Il paraît que nous collaborons à de jeunes revues subversives en compagnie de fils de banquiers ?… Membre du parti communiste ?

Je répondis agressivement que oui et Massart se mit à rire et à parler entre ses dents du mal de la jeunesse. Il me dit qu’il avait connu toutes ces fièvres de croissance et qu’il avait fréquenté dans son adolescence, quand il faisait sa première année de droit, quelques réunions anarchistes. Il ajouta que ces divertissements, qui n’avaient point de grandes conséquences pour les fils de banquiers et d’industriels toujours capables de rentrer dans le giron de leur classe, pouvaient entraîner de graves effets pour un petit bourgeois sans fortune et sans appuis. Il dit encore qu’il eût compris que je m’attache au parti socialiste où l’on pouvait faire carrière et qui avait des chances de pouvoir, mais qu’il était absurde de se ranger dans un parti condamné à l’impuissance et qui venait d’être durement battu par quelques opérations de police. Je me taisais. Massart continua sur un ton de songerie :

— Que vas-tu faire de toi si tu n’es pas reçu à l’agrégation ? Ta pauvre mère me dit que tu t’es beaucoup relâché depuis ton échec à Normale et que tu n’as même pas eu le courage d’achever cette année ton diplôme… Elle n’est pas riche, elle ne t’offrira pas le luxe de deux ou trois années d’études supplémentaires… Qu’est-ce qui ne va pas ? Ta politique ? Les filles ?… Oh ! je ne te demande point de confidences. N’offensons jamais la pudeur d’un jeune mâle… Nous reparlerons de tout cela… Mais je voulais te dire… Si tu as de vrais embêtements, Massart est un ami. Tu n’as jamais pensé à l’administration ?…

Je me levai d’un bond, je ne répondis rien, je courus vers la cuisine. Devant l’évier, ma mère essuyait encore les assiettes que la bonne lui passait. Je lui dis d’une voix étranglée, j’étais hors de moi :

— Est-ce toi qui as prié ce salaud de me proposer une place dans sa police ?

— Qu’est-ce qui te prend ? dit-elle. Oui, c’est moi… Et après ? Si tu étais refusé finalement ? Il faut veiller au grain, mon pauvre enfant. Ton pauvre père était bien dans l’administration…

— Ni flic ni marchand de cercueils ! m’écriai-je. J’aimerais mieux crever. Va le dire à ton commissaire.

Je quittai sur le champ la maison et j’allai coucher rue Cujas. Ma mère m’écrit depuis des lettres larmoyantes auxquelles je ne réponds pas.

Je ne sais plus comment je traînai jusqu’à la fin de septembre. Marguerite revint s’installer rue Cujas, je la vis reparaître avec un soulagement qu’elle prit pour le bonheur de la revoir : je ne savais à qui parler. Je me rappelai un jour Régnier chez qui j’étais allé au printemps avec vous, je me résolus à aller le voir pour lui parler de moi, lui demander conseil, lui raconter des projets de livres, d’essais : la littérature me semblait un moyen d’en sortir. Je croyais encore aux donneurs de conseils, aux curés.

J’arrivai une après-midi à Mesnil-le-Roi, je sonnai. Régnier qui paraissait assez ennuyé de me voir m’ouvrit. Je craignais qu’il n’eût oublié qui j’étais, il se souvenait de moi. La conversation marcha mal. Tout à coup, des pas firent craquer le gravier d’une allée. Un homme parut : il était en bras de chemise et avait les pieds nus dans des sandales de cuir ; il m’aperçut et dit à Régnier :

— Tiens, tu as des visites, excuse-moi…

— Tu n’es pas de trop, dit Régnier.

— Mais non, dit le nouveau venu, je te laisse à tes visites, je remonte travailler.

Ce visage me paraissait familier, mais j’étais paralysé par l’effort que je faisais pour lui donner un nom. Il me revint soudain et je m’écriai :

— Mais c’est Carré !

Je venais de reconnaître, malgré une barbe en pointe qui le transformait, Carré, que j’avais entendu deux ou trois fois dans des meetings, et dont L’Humanité avait publié le portrait au moment du complot.

— En effet, dit Régnier, d’un air de gêne. Vous n’en direz rien.

— N’ayez pas peur, dis-je. Je suis du parti. Dites-le lui… Excusez-moi d’être venu. Mais j’étais en promenade à Maisons-Laffite, j’ai pensé venir vous saluer…

— Vous êtes bien gentil, dit Régnier.

Je n’avais plus rien à faire, j’étais de trop, je pris congé maladroitement de votre ami.

Plusieurs jours passèrent. J’avais oublié cette rencontre. Je m’éveillai un matin sur un rêve : je venais de dénoncer la retraite de Carré à un homme qui avait tantôt les traits de mon père, tantôt mon propre visage. Il fallut que je touche la hanche de Marguerite pour m’assurer que je ne rêvais plus. Avions-nous assez ri de la psychanalyse quand nous travaillions à Sainte-Anne chez Dumas ?…

Quand une idée paraît, c’est qu’elle a fait un long chemin. Elle arrive parfaitement formée et adulte, il est trop tard pour la tuer. Tu ne peux pas savoir comme ça a la vie dure, une idée, comme ça doit être plus difficile à détruire qu’un homme. Celle-là s’est promenée pendant des jours, il y avait des matinées, des après-midi entières où je l’oubliais, comme on oublie l’angoisse de la mort, la descente au néant chaque fois qu’on croit être heureux, et tout à coup, elle reparaissait, elle était terriblement dure et narquoise, comme si elle avait joué tout le temps à cache-cache avec moi, elle était comme un spectacle immobile et précis entre le monde et moi. Je me rappelle un des derniers jours : je me promenais le long des quais, je ne pensais à rien, ou vaguement à mon corps, à ma peau, je regardais en face de moi les fenêtres du Louvre et je me disais qu’elles me rappelaient un souvenir que je n’arriverais pas à dépister. Elle a refait son apparition, juste en haut et à droite de ma tête, avec un scintillement de pierre. Chaque fois, elle grandissait, pareille à un tic, à une obsession, impérieuse comme un geste.

Je savais que Rosenthal était rentré depuis des semaines à Paris : je l’avais vu un matin que je traversais la place du Carrousel, il marchait aux côtés d’une grande jeune femme habillée en noir et rose, qui le regardait comme on ne regarde que les hommes qu’on aime. Je passai à deux mètres d’eux, Rosenthal feignit de ne pas me voir. Je vous sentis plus distants, plus durs, plus enfoncés dans votre vie que jamais. Peut-être n’en fallait-il pas davantage pour diriger mes pas vers le parvis Notre-Dame ; j’allais ce jour-là à la Bibliothèque Nationale, je ne franchis pas la rue de Rivoli, je tournai vers le Châtelet, j’arrivai chez le commissaire Massart.

Un gardien m’indiqua les bureaux des Renseignements généraux, je me perdis dans des couloirs gris et ternes qui ressemblaient à des couloirs d’hôpital : je me précipitais les yeux fermés jusqu’au fond de mon enfance, mon père allait ouvrir la première de ces portes vitrées, je reverrais ses aquarelles funéraires sur les murs. Un garçon de bureau m’annonça enfin chez Massart, qui me fit attendre longtemps. J’entrai, le commissaire se leva et me dit :

— Quel vent t’amène ?

— Est-ce que vous cherchez toujours Carré ?

— Quel Carré ? demanda Massart.

— Le Carré du comité central du parti communiste.

— Ah ! Carré ! s’écria-t-il. Je crois bien que nous le cherchons, l’animal ! Est-ce que tu saurais où il se planque ?

— Il vit à Mesnil-le-Roi, route de Saint-Germain-en-Laye, chez l’écrivain François Régnier.

Le commissaire nota ces mots, me regarda et dit :

— Sûr ?

— Je l’y ai vu, il y a trois semaines…

— Et tu as attendu tout ce temps pour me le dire !

— On ne se résout pas si vite à ce métier.

— Bien sûr, bien sûr, dit Massart. On embrouille tout avec l’honneur… Cette petite démarche signifîe-t-elle que tu as pensé à notre conversation, ou plutôt à mon monologue de Neuilly ?

— Je ne suis pas des vôtres, dis-je. Aujourd’hui, j’ai des raisons — privées…

Le commissaire sourit et me donna une légère tape sur l’épaule :

— Allons, allons, dit-il. On se cabre toujours, pour commencer…

Je ne sais ce qui se passa ensuite dans le bureau de Massart, je me souviens seulement d’une ignoble photographie au mur, sous les portraits de famille des directeurs des Renseignements généraux, une photo qui représentait la muraille de la Santé, avec un petit homme en pardessus et en haut de forme au pied du rempart de meulière, et qui portait cette dédicace : « À Massart, ce puissant raccourci, Deibler. » Je descendis enfin les escaliers poisseux de la préfecture, c’était fait. Je respirais, comme on dit que respirent les paranoïaques qui rêvèrent longtemps d’un meurtre.

Rien n’était plus reconnaissable dans ce monde qui n’avait point bougé. Une dénonciation, ce n’est rien, c’est une phrase qu’on dit, c’est bien moins théâtral qu’un crime, ce n’est ni un morceau de roman noir, ni une scène de sombre opéra, mais c’est beaucoup plus irréparable que les meurtres, beaucoup plus profond, c’est une métamorphose dans les profondeurs, un bond, une rupture, une réincarnation : on est hors l’être, comme dit Montaigne des morts.

Je me dis aujourd’hui qu’il faut que quelque grande idée conduise les espions et les dénonciateurs, s’ils veulent vivre. Il faut qu’on puisse croire à la sainteté même de sa trahison : l’homme est décidément un animal trop noble pour mon goût. Je ne me sens pas justifié. Me voici donc votre ennemi, l’ennemi des communistes : comment vivre sans me prouver la dignité de ma trahison ? Sans oublier qu’elle ne fut commendée que par la haine que j’éprouvais pour vous, la volonté de vous atteindre ? La rancune conduit aux trahisons, mais les trahisons ne guérissent point de la rancune : il eût fallu un éclat, une décharge du ressentiment dans la haine, mais cette substance explosive n’explose jamais, toutes ses bombes font long feu…

Vais-je devoir croire pour ne pas désespérer de moi-même que le capitalisme est un ordre éternel, capable de sanctifier comme un Dieu toutes les trahisons qu’on commet en son nom ? Va-t-il falloir croire aux ordures de l’ordre ?

Il est dur de penser que les communistes avaient raison, que je n’ai pas seulement trahi des hommes détestés, mais la vérité et l’espoir. Vous m’avez tout appris de votre vérité, je puis la combattre, mais je ne peux plus être dupe des mensonges qu’on dresse contre elle. L’homme qui veut jouer l’histoire est toujours joué, on ne change rien par des petits moyens. La révolution est le contraire de la police.

Au fond, ce qui m’a conduit chez le commissaire, c’est le soupçon que vous avez fait peser sur moi depuis le premier jour. Le désir de justifier votre défiance, cet air d’accusation où mon nom, mon visage, mon enfance me condamnaient à vivre, le personnage que vous n’avez jamais pu ne pas me soupçonner d’être. Le sentiment de ma différence, de la communion impossible…

Massart m’a dit un jour que beaucoup de policiers sont des enfants assistés, des hommes sans nom qui furent un jour baptisés Fauxpasbidet, Peudepièce. Je n’échapperai pas à ces enfants perdus. J’aurai esquivé vingt ans à cet univers de la mort où je suis né et qui ne se compose pour chaque homme que par degrés. Une affreuse fatalité me ramène au climat de mon père. Mais je n’avoue cette fatalité qu’aujourd’hui, pour la dernière fois. Rosen est mort, je te tiendrai donc seul pour responsable de ma chute, parce que tu existais…

Le récit de Pluvinage s’achevait sur ces phrases confuses. Serge avait encore écrit trois mots : « Il est inutile… », et les avait rayés.

XXIV

— Comment sort-on de la jeunesse ? se demandait Laforgue, sur le quai de la gare de l’Est, où il marchait de long en large devant le train qui allait l’emmener vers Strasbourg, et la neige des vacances de Noël.

Bien des choses venaient de s’achever.

Rosenthal était mort, ce qui était tout de même plus grave, plus irréparable que tout le reste. Pluvinage était un indicateur au service des Renseignements généraux. Avec Bloyé et Jurien, la camaraderie allait tenir, comme elle était, jusqu’à la fin de l’année, jusqu’aux adieux sans illusions ni grands espoirs après l’agrégation, à la veille des dernières grandes vacances, du service militaire et des voyages qui les disperseraient pour longtemps. Philippe s’imaginait qu’ils se reverraient dix ans plus tard, les années de professorat en province achevées, avec des femmes et des enfants qui se regarderaient de travers, et n’ayant pour ne pas se taire ensemble que des souvenirs refroidis d’École normale et de Sorbonne.

— Nous n’irons pas très loin, pensa-t-il.

Il soupçonnait qu’une épreuve l’attendait, parce que des épreuves terminent toute jeunesse, et qu’il ne se peut point qu’on passe sans rupture de l’adolescence à l’âge viril.

— Les primitifs ont bien de la chance, se dit-il, avec leurs rituels de passage… Il y a de grandes danses et de la boisson, on leur révèle au milieu d’une obscurité truquée, dans le mugissement des bull roarers des tas de secrets virils, on leur casse une canine ou on les circoncit, ou on leur fait des incisions assez élégantes dans la peau du dos, je ne vais tout de même pas me faire circoncire, je manquerais de foi… Ce sont des histoires assez simples de sang et d’érections, avec de la souffrance qui vient du dehors, mais après, c’est comme dans les passages à tabac, c’est réglé, on est initié, on a eu la gueule bien cassée, mais on peut discuter le coup avec les ancêtres et faire le malin près des femmes pour ce qui est de la magie blanche, on est un homme… Mais nous autres, pas d’hommes-médecine pour nous faciliter les choses… c’est l’amour, la mort, la saloperie, les maladies de l’esprit…

Philippe sent bien qu’il va entrer dans l’âge de l’ambiguïté.

Le jeune homme se définit assez bien par rapport à ses parents, auxquels il pense avec un mélange d’attendrissement et de rage, et la volonté de ne point les copier ; l’homme se définira par des rapports un peu plus mystérieux avec sa femme, ses enfants, son métier, dont les diverses chaînes sont peut-être plus subtiles que celles d’un père et d’une mère… Laforgue comprend que du côté de ses parents, tout est réglé, ou va l’être, qu’ils vont dans six mois le regarder comme un homme, parce qu’il aura terminé ses études, qu’il possédera un titre et qu’ils pourront le ranger avec son étiquette dans leur herbier des conditions sociales. Mais en attendant qu’il se découvre les liens virils, il craint de flotter un peu au hasard, de faire, comme il le dit, le ludion…

Quand le rapide fut parti, Laforgue mit la tête à la portière ; on était le 22 décembre, il gelait. Laforgue pleura tout de suite de froid, mais tout en regardant Paris disparaître, céder peu à peu aux lames noires de la nuit, il se dit qu’il n’échapperait pas, qu’il allait arriver des choses…

La maladie intervint dans la vie de Laforgue et remplit pour lui l’office de sorcier. On ne pense presque jamais que les maladies arrangent tout, qu’on se transforme, qu’on médite dans ces fuites et ces sommeils où tout est suspendu dans l’attente du retour, du réveil.

Laforgue pensa mourir. Les médecins commençaient à parler autour de son lit se septicémie, trop heureux d’avoir sous la main une entité, des microbes, pour exorciser la mort. Laforgue, qu’on venait d’opérer comme tout le monde d’une de ces appendicites qui jouent décidément chez les blancs du xxe siècle le rôle de circoncisions chez les nègres, était tombé deux jours après l’opération dans les vertiges écœurants des grandes intoxications.

Il voyait vaguement se pencher son père, sa mère, des infirmières au-dessus de son lit, il était empoisonné par les piqûres, les thermomètres dans le rectum, les goutte à goutte et les sondages, il mettait sa main entre ses cuisses et la relevait lentement jusqu’à ses narines, et il trouvait qu’il sentait abominablement mauvais. Le matin, l’après-midi, les médecins reparaissaient, il y eut un soir une consultation, l’un des médecins avait une longue barbe noire et hochait la tête, un autre se grattait la nuque :

— Voici les sorciers, pensa Philippe.

Philippe ne mourut pas. Il y eut une soirée où il se reveilla de nouveau en deçà des frontières sablonneuses de la mort : sa chambre était dans l’ombre, il y avait seulement une petite veilleuse électrique peinte en bleu qui donnait à son retour un air de wagon-lit, de voyage nocturne ; sur un fauteuil, une infirmière de nuit dormait dans ses couvertures et ronflait doucement la bouche entr’ouverte. Il fut parcouru par un mouvement de bonheur après lequel tous ses plaisirs ne lui paraîtraient jamais plus que des ombres, il existait. Il remontait de sombres abîmes, il faisait la planche à la surface étincelante de sa vie. Il sourit, il se rendormit comme se rendorment les vivants, pour attendre le jour.

Le matin, on s’agita beaucoup autour de lui, les médecins s’écrièrent qu’il était sauvé, le félicitèrent, et lui dirent qu’il fallait qu’il eût une constitution de fer, sa mère pleura, son père arriva de l’usine et cassa un verre sur la table de nuit, c’était un grand remue-ménage de résurrection. Laforgue ferma les yeux sur tout ce tumulte ; il reprenait possession de son corps longtemps perdu, commandait à ses membres, contractait ses orteils sous son drap et s’étonnait qu’ils fussent dociles aux ordres qu’il leur envoyait de si loin. Il était encore vide et faible, mais il sentait sur lui une brise insaisissable, que personne ne pouvait soupçonner, qui passait sur sa poitrine, sur son front, sur son ventre, un air montagnard et marin qui coulait à travers la chaleur étouffante de sa chambre : il n’avait plus que 38,2.

On put enfin le ramener chez ses parents, dans une ambulance qui roula silencieusement sur la neige du jardin. Il continua solitairement à revivre.

Ce bonheur de se reconquérir l’absorbait entièrement, il ne se préoccupait au monde que de la conscience retrouvée de l’existence ; il s’écoutait respirer, il posait une oreille contre son oreiller pour entendre son sang. Il ne parlait pas, il ne demandait rien, il regardait son infirmière, sa mère marcher, s’asseoir près de son lit comme des ombres, il ne s’intéressait à personne qu’à lui-même, il travaillait à son retour : ces tâches le divertissaient de tout ce qui n’était pas lui. Toute autre existence que la sienne lui semblait inexplicable, indécente et pleine d’une encombrante bouffonnerie.

— Fallait-il donc risquer la mort pour être un homme ? Tout commençait, il n’avait plus une seconde à perdre pour exister rageusement ; le grand jeu des tentatives avortées avait pris fin, puisqu’on peut réellement mourir.

— Il va falloir choisir. Les songes sur l’étendue de la vie ont fait leur temps… Il va falloir chercher l’intensité… Sacrifier ce qui compte peu…

Ce qui donna peut-être le mieux à Philippe le sentiment du changement qui venait de bouleverser sa vie, ce fut l’affreuse dette de reconnaissance dont sa mère exigea le payement, quand elle put estimer qu’il était hors de danger : elle lui reprocha durement son silence, son éloignement, son égoïsme, et réclama de lui les marques de gratitude qu’il devait à celle qui l’avait veillé pendant des nuits, qui l’avait sans doute arraché à la mort. Il se retrouva aussitôt dans ce monde où les gens qui vous aiment le mieux vous demandent compte de votre existence, ne vous pardonnent pas la solitude du bonheur. Comme il avait réellement failli mourir, il y avait de quoi se méfier pour tout le reste de sa vie. Mais il était encore trop faible pour se révolter, il bougeait à peine. Il se mit seulement à pleurer silencieusement. Sa mère crut que ces larmes étaient des signes de remords.

Il ne pleurait que sur lui-même : tout le monde s’y trompa.


PAUL NIZAN.


FIN