La Conservation d’Alger
Il y a neuf ans, le 30 avril 1827, le consul de France reçut un coup d’éventail du dey d’Alger. Cette insulte amena une déclaration de guerre à la régence, et nous mîmes le port d’Alger en état de blocus. Notre escadre ne fut pas aussi heureuse que brave dans ses premières opérations : la guerre paraissait devoir être longue et dispendieuse ; on revint à des pensées d’accommodement et de paix. Le dey repoussa obstinément toutes les propositions, même les plus modestes. Sur ces entrefaites le pavillon français fut insulté, et les batteries algériennes firent feu sur le vaisseau la Provence. Dès-lors il était impossible de parler autrement au Barbaresque qu’à coups de canon. Il ne s’agissait plus de bloquer Alger, mais d’y entrer. L’entreprise était périlleuse ; elle fut appelée téméraire ; elle se mêlait d’ailleurs, dans la pensée de ceux qui la décrétaient, à des desseins liberticides. Mais ni les attaques de l’opposition, ni les défiances du pays, ni les terreurs des chefs de la marine ne prévalurent contre le courant qui nous emportait en Afrique. Les plages de Sidi-Ferruch ne nous furent pas fatales, et la valeur française s’ajoutant à la fortune, vingt jours après le débarquement Alger nous ouvrait ses portes.
Ainsi ce que manqua Charles-Quint, ce que Louis XIV convoita, ce que Napoléon n’eut pas le temps de prendre, nous l’avons : voilà un fait éclatant, voilà une gloire impérieuse qui veut être obéie.
Et voyez la convenance des évènemens : la France agrandit son empire à la veille d’accomplir une révolution : plus tard elle n’eût pas eu le loisir d’étendre le bras si loin ; aujourd’hui elle est assez calme et assez forte pour cultiver sa conquête.
Il y a six ans, la race de Louis XIV a laissé l’Afrique à la France de l’empire et de la révolution ; elle avait cru travailler pour elle-même, elle a travaillé pour nous ; voilà les jeux de l’histoire mais le testament n’en est pas moins honorable, et c’est à nous à l’accepter. C’est ainsi qu’à travers des vicissitudes qui semblent se contre-dire et se combattre les nations poursuivent l’unité de leur grandeur.
La possession de la régence d’Alger n’est plus une matière de discussion, mais une donnée irrévocable, mais un fait acquis, constitué, et qui doit servir de théâtre inébranlable à notre activité. Où en serait la vie des peuples, si à chaque instant le sol qu’ils ont conquis par leurs travaux pouvait trembler sous leurs pas, et si l’œuvre de la veille, soumise chaque matin à de timides contrôles, éveillait dans les esprits non pas l’ardeur, mais le regret, non l’enthousiasme, mais le repentir.
À cent cinquante-cinq lieues des côtes de France, nous avons pris pied dans une terre qui égale au moins la fécondité de l’Europe méridionale, de notre Provence, de l’Espagne et de l’Italie. Les fruits les plus nécessaires et les plus beaux y sont abondans. Le blé et l’olivier, la vigne et l’oranger y confondent leurs trésors. Dans les plaines d’Azydour, de Habrah et de Metydjah, le travail de l’homme est certain de sa récompense. Le colon français peut s’y trouver entouré de tous les produits qu’il a l’habitude de cultiver sur le sol natal[1].
Outre ces résultats assurés, dont une habile culture doit augmenter encore la fertilité, il y a de grandes expériences à tenter, qui promettent d’être heureuses. Cette terre n’a pas livré tous ses secrets parce qu’elle n’a pas encore été scrutée avec assez d’industrie. N’est-il pas probable que le mûrier blanc peut s’y acclimater et nourrir de nombreux vers à soie ? On convient que les essais tentés en coton et en indigo ont réussi ; seulement, les produits ont été faibles, parce que la tentative a été timide.
Mais peut-on s’arrêter en chemin de si magnifiques espérances et la France peut-elle négliger de s’assurer si désormais elle pourrait ne devoir qu’à elle-même la soie, le coton, l’indigo, c’est-à-dire les produits que réclament ses manufactures et que son terrain continental lui livre peu ou point.
Plusieurs doutent que la canne à sucre puisse être cultivée avec beaucoup d’avantages. On dit avoir semé des grains de cafier qui n’ont pas levé. Sans admettre ou nier ces faits que l’avenir éclaircira, nous disons que, fussent-ils vrais, ils ne sauraient nous détourner de la culture de l’Afrique ; nous recevons dans nos ports assez de café ; et du sucre, nous en avons trop ; nous sommes embarrassés entre le sucre colonial et le sucre indigène.
Nous indiquerons en passant une considération grave. Nos rapports avec nos anciennes colonies peuvent un jour être altérés, tant par l’abolition graduelle de l’esclavage, que par l’abondance du sucre indigène. On n’enchaîne pas les développemens de l’humaine activité. La France pourrait-elle manquer de prévoyance et ne doit-elle pas, en assurant sa présence sur un autre point, concilier sa grandeur avec les mouvemens du monde ?
Le sol de l’Afrique est doué d’une grande fécondité qui provoque et récompense le travail. L’agriculture, dont la France a le goût et le génie, peut s’y déployer à l’aise. Si, chez nous, la division de la propriété, qui est un bienfait politique, s’oppose quelquefois aux exploitations vastes et hardies, qui pourrait gêner en Afrique les entreprises d’une agriculture savante ? Là, au prix où en sont les terres, comme on n’a guère à payer que la main-d’œuvre, on peut placer ses fonds au moins à 12 pour 100. Partez donc, riches et capitalistes, allez ; voilà d’honorables spéculations et des richesses pures. Appelez à vous les bras d’une pauvreté laborieuse, et faites à la France un riant et fertile jardin où ses enfans puissent aller chercher les uns l’abondance, les autres le repos, d’autres enfin la gloire.
Car, dans les sillons de cette Afrique, j’aperçois l’uniforme de nos soldats, les couleurs de la France, et l’agriculture travaille à l’abri de nos armes. Nous sommes en paix avec l’Europe, et le repos, si doux aux habitudes civiles des peuples, est souvent funeste aux armées qui les défendent. On languit, l’éducation guerrière s’affaiblit, l’esprit militaire sommeille et s’énerve, et c’est le danger des longues paix d’amollir la trempe des courages oisifs sous les drapeaux. Eh bien ! la France possède en Afrique une gymnastique militaire, une arène qui attend ses soldats, et peut, à chaque minute, s’agrandir devant leur valeur. N’est-ce rien que de pouvoir tour à tour proposer à l’émulation de toute l’armée française l’imitation des Romains et la défaite des Arabes ? On peut, d’intervalle en intervalle, renouveler dans la régence d’Alger les vingt-cinq mille hommes qui lui sont nécessaires, et, de cette façon, au bout de quelques années, toute l’armée nationale aura passé sur un théâtre de gloire et d’aventures. Les hommes du métier estiment qu’une infanterie qui a appris à résister au choc de la cavalerie arabe sera formidable pour tout ennemi, quel qu’il soit.
On aurait commis une grande faute si on avait fait envisager à l’armée le séjour de l’Afrique comme un châtiment ou comme une disgrace. Alger devrait être, au contraire, au milieu de la paix européenne, l’objet de l’ambition militaire.
S’il était vrai qu’il y eût dans les chambres un désir opiniâtre et sourd de réduire peu à peu l’armée d’Afrique à quelques bataillons, il faudrait plaindre la France, dont les traditions et le génie seraient oubliés.
Enfin, qu’on y réfléchisse, nous ne sommes pas un petit peuple sans souvenirs, sans dignité, sans devoirs envers nous-mêmes et envers le monde. Les intérêts et l’honneur de la France ne se régissent pas au rabais. Y a-t-il donc une exaltation suspecte à demander que la France ait autre chose en Afrique qu’un caporal et quatre hommes ? Il faudrait maudire la conquête de 1830, si elle aboutissait à nous montrer à l’Europe sans initiative et sans vigueur.
Les desseins politiques à la fois grands et utiles, sans illusion et sans chimère, doivent pouvoir prouver sous toutes les faces leur justesse et leur vérité. Non-seulement l’agriculture et la guerre nous appellent en Afrique, mais la marine nous y convie avec autorité. Depuis six ans la France possède une étendue de deux cent quarante lieues de côtes à trois jours de distance de Toulon et de Marseille : nous sommes établis entre Malte et Gibraltar. La régence nous livre les ports d’Alger, de Bone, d’Oran et de Bougie ; nous avons les rades de Stora, d’Arzew et de Mers-el-Kebir. C’est à la science de nos marins et de nos ingénieurs de choisir, de fortifier les positions les plus avantageuses et les abris les plus sûrs pour nos vaisseaux. Déjà un ingénieur civil, M. Pezerat, a fait à Oran l’étude d’un projet de port fermé[2]. Oran peut devenir un point maritime presque inexpugnable, et déjà le mot d’Anti-Gibraltar a été prononcé.
Si la France veut être fidèle à tous les devoirs d’une ambition raisonnable, elle doit toujours égaler l’importance de sa marine à celle de son armée de terre. Cette égalité sous Louis XIV lui donna la prépondérance, et si Napoléon eût eu souvenance de cette grande tradition, cette égalité eût empêché les revers de l’empire. Non que l’empereur n’ait saisi ce point, mais il ne put prendre sur lui de l’exécuter. Les diversions continentales dévorèrent son activité, et comme il n’avait pas sous la main un bailli de Suffren, il oublia les pensées qui l’avaient occupé tant à bord de l’Orient qu’en face des Pyramides. Il a cependant écrit que la France, sans le moindre effort, peut avoir trois flottes de trente vaisseaux, comme trois armées de cent vingt mille hommes. Il a encore pensé que dans l’avenir la marine française est appelée à acquérir de la supériorité sur la marine anglaise.
La possession du littoral de l’Afrique est nécessaire, non-seulement à l’éclat, mais à la sûreté de notre empire. Nous avons besoin d’une position forte pour contrebalancer Gibraltar, canon toujours béant, toujours armé, et pour avoir dans la Méditerranée l’équivalent de Mahon, qu’un réveil et des inimitiés de l’Espagne pourraient un jour nous rendre formidable. Il importe à notre liberté et à notre commerce dans la Méditerranée de rester propriétaires d’un vaste territoire africain. Alger protège Marseille. Croit-on que les Anglais eussent incendié le port de Toulon si les flottes françaises eussent eu en Afrique d’autres rades et d’autres ports ?
Ainsi l’agriculture, la guerre et la marine, ces trois vocations de la France, s’accordent à garder l’Afrique. Maintenant, comment la garder ? par une vaste colonie, ou par une petite occupation ?
Ce serait une singulière politique pour la France, que d’occuper en Afrique deux ou trois points, d’enfermer quelques bataillons dans des forts, d’où nos soldats ne pourraient jamais sortir et contempleraient tristement les flots qui les séparent de la patrie. Qu’importe que le drapeau français flotte sur deux ou trois rochers, s’il n’est pas le signe de la puissance et de l’activité, s’il n’annonce pas aux peuples voyageurs qui le saluent en passant de l’Océan dans la Méditerranée, et de la Méditerranée dans l’Océan, que sur la terre d’Afrique le sillon tracé par la France est profond, et qu’elle sait y pousser loin le fer de la charrue et de l’épée ? L’occupation mesquine de deux ou trois points sur le vaste territoire de la Régence est une hypocrisie ou une bévue. Il y a des gens qui désirent l’abandon d’Alger et qui n’osent pas confesser leur pensée ; ils la cachent sous l’apparence d’un séjour militaire aussi restreint que possible, confiant à l’avenir la honte d’un départ qu’ils auront rendu nécessaire. La bonne foi est ici peu vraisemblable, car elle serait idiote. Tout s’accorde à demander à la France un vaste établissement. Si l’on se bornait à occuper deux ou trois points isolés, les colons ne viendraient plus, et ceux qui sont venus seraient sacrifiés : ainsi plus de développement agricole. L’armée perdrait aussi cette admirable occasion de s’aguerrir et de se glorifier. La marine n’aurait plus ces ports et ces rades qui doivent provoquer chez elle tant de progrès et de puissance. Tout meurt avec une chétive occupation ; tout grandit par la volonté d’enfanter une colonie.
Au surplus, il est bien qu’il ne puisse entrer dans la pensée de personne que la France ne féconde pas Alger ; et l’opinion de notre faiblesse trouve chez les individus comme chez les peuples une honorable incrédulité. Cinq années ont passé d’incertitudes, d’irrésolution et d’embarras ; cependant l’activité européenne et française s’empare ardemment de la plage africaine. Des hommes hardis, parmi lesquels on peut citer le prince de Mir, proscrit polonais, MM. Mercier, Saussine et d’autres, ont fondé de grands établissemens agricoles dans la Mitidja. Un village s’élève au point central de Bouffarick ; des usines à vent, à l’eau, à la vapeur, se construisent ; des maisons de banque, de commerce, s’organisent.
Le même mouvement progressif s’est manifesté dans le commerce maritime. En voici le tableau :
Importations. | Exportations. | ||
1832. | 6,250,920 | 850,659
| |
1833. | 7,599,158 | 1,028,110 | |
1834. | 8,560,236 | 2,376,662 | |
1835. | 12,164,064 | 2,503,544 |
Et dans les importations ne figurent point les marchandises introduites pour l’armée, qui, si on les comprend, élèvent le chiffre de 1835 à 16,778,737 francs.
Ces documens sont certains et fournis par des relevés de douane.
En 1835, il est entré dans les ports de la régence 2,090 navires, jaugeant 136,240 tonneaux, et montés par 16,858 hommes.
Sur ce nombre, 341 navires, jaugeant 28,524 tonneaux, montés par 2,417 marins, appartenaient à la France ; et l’ordonnance royale du 11 novembre 1835, en soumettant les navigateurs étrangers à des droits dont les nationaux sont affranchis, fera profiter la marine française de ce grand mouvement commercial.
Les hommes arrivent aussi. Depuis le 1er janvier 1836, on peut citer, entre autres émigrations, celle de 2,000 Mahonnais. Cette population, endurcie au travail sous un climat analogue au nôtre, a déjà réduit de moitié le prix de la main d’œuvre, dont la cherté était une des principales difficultés dans la nouvelle colonie[3].
Nous pouvons prononcer le mot de colonie nouvelle, car elle est fondée, et il n’est en la puissance de personne d’y renoncer et de la perdre. Les faits ont parlé, et, quoique nouveaux encore, ils sont assez considérables pour se faire obéir. Une fois entrés dans un courant d’événemens et de conjonctures, les hommes et les nations doivent poursuivre jusqu’au bout. Les grands résultats ne sont pas toujours la conséquence d’une réflexion systématique, qui, dès l’origine, a tout embrassé : ils peuvent naître irrégulièrement. Les peuples, dit un des penseurs les plus féconds de l’antiquité, n’ont pas eu tous les mêmes motifs pour se chercher une autre patrie. La ruine de la cité sous l’agression étrangère, une sédition, une population trop abondante, une peste, un tremblement de terre, l’ingratitude du sol natal, la fécondité vantée d’un terroir lointain, voilà quelques-unes des causes historiques qui ont produit les colonies[4]. Certes, les conseils de Charles X n’avaient pas hérité des conceptions napoléoniennes sur l’Afrique et l’Orient, mais ils n’en ont pas moins expédié une armée sur les côtes si connues des Romains ; la fortune et la victoire nous y ont accueillis, depuis six ans nous y campons, c’est-à-dire que nous avons contracté le devoir d’y durer et d’y grandir.
Au surplus, toutes les nations puissantes se sont disséminées dans le monde par des colonies. C’est de cette fécondité que se sont échappés les progrès du genre humain ; et les nations, toujours sédentaires, restent inutiles et obscures. Le foyer britannique se compose de trois îles médiocres ; mais le nom britannique est partout. Isocrate louait les Athéniens du désir qui les dévorait de semer sur tous les points l’empreinte de leur nom et de leur cité. La Phénicie, Carthage, et Rome se sont multipliées en Afrique, en Europe et en Asie.
Il ferait beau voir les Français demeurer impuissans sur une terre heureuse ! Appeler en Afrique des colons munis suffisamment de connaissances pratiques et de ressources pécuniaires, appeler les indigènes, appeler les Européens, montrer à l’Europe que nous avons vaincu, et que nous continuerons de vaincre, tant pour elle que pour nous ; rassurer toutes les populations africaines, qui accepteront notre suprématie, partager le sol avec elles, unir par un lien solide les civilisations de l’Orient et de l’Occident, voilà nos devoirs et nos moyens de succès. Il faut marquer au front cette colonie d’Alger du signe de l’esprit nouveau, de l’esprit du xixe siècle. Les colonies ont leurs époques. Filles de la métropole, après lui avoir dû la vie, l’éducation, elles grandissent, s’émancipent et finissent par se détacher de leur mère. Voilà la vérité. Nous ne saurions adopter aujourd’hui cette doctrine rétrograde qui considérait les colonies comme un simple instrument de la métropole[5]. Déjà, au xviie siècle, Grotius professait d’une manière absolue la liberté naturelle des colonies, et les appelait sui juris. Nous, un siècle plus tard, nous devons reconnaître que ces enfans de la civilisation, soumis et dociles à leur berceau, trouveront nécessairement leur indépendance dans leur entier développement. Hâtons-nous donc de suppléer à ce qui peut nous échapper plus tard. Voici une vaste colonie sans esclaves qui s’offre à nous ; sans esclaves, entendez-vous ? Là, nous n’avons besoin ni d’avilir, ni de tourmenter l’humanité. Là, le rotin du planteur ne frappera pas l’esclave devant la canne à sucre. Non, sur la terre d’Afrique tout peut se passer noblement ; des hommes libres cultiveront la terre, les colons français et européens vivront par le travail sous la protection de nos armes, et la nouvelle colonie fera fleurir trois des plus nobles choses humaines, la liberté, l’agriculture et la guerre.
La conservation d’Alger est si nécessaire et si juste, que tous les intérêts, les plus particuliers comme les plus généraux, s’y rencontrent. C’est ainsi que les convenances du midi de la France s’accordent avec celles de la France entière et de l’Europe ; et il faut saisir avec un habile empressement cette occasion de verser d’abondans bienfaits sur cette belle partie de notre empire. Il reste encore, dans le midi de la France, des regrets qui s’attachent non seulement à la restauration, mais à l’ancienne monarchie renversée il y a bientôt cinquante ans ; l’organisation politique fondée par la révolution blesse encore quelques habitudes et quelques souvenirs. Toujours le midi de la France a eu quelque peine à s’isoler du centre ; et depuis les temps les plus reculés, où le pape et le roi de France étaient obligés de ramener violemment Toulouse à l’obéissance envers Rome et Paris, Henri IV, Richelieu, la révolution, l’empire, ont tour à tour éprouvé des résistances instinctives, qui durent disparaître, au reste, devant l’ascendant d’un pouvoir national. Voilà pourquoi il doit entrer dans les desseins d’un gouvernement sorti des principes nouveaux, et si l’on veut révolutionnaires, de répandre sur le midi de la France les trésors d’un commerce immense, et de montrer à ces populations généreuses ce que peuvent devoir les intérêts les plus positifs à la politique de l’unité et de l’intelligence moderne.
Il y a dans la conquête et la conservation d’Alger un précieux mélange de grandeur et d’utilité, de poésie et de raison. On a beaucoup, dans ces derniers temps, disserté sur l’Orient ; on a fait des projets de partage du monde ; les uns se sont hâtés d’abandonner l’empire ottoman à la Russie ; les autres ont déclaré que l’indépendance de l’Europe ne survivrait pas à la chute de Constantinople entre les mains des successeurs de Catherine. Tout cela manque de vérité. D’une part, il ne faut pas se hâter de rayer de la carte politique l’héritage de Mahomet II ; de l’autre, si Constantinople appartenait un jour au czar, cette mutation de propriété n’ébranlerait pas l’Europe, si la France est souveraine dans la Méditerranée.
Napoléon avait eu sur l’Égypte de grands projets ; il faut les reporter sur Alger. La possession du littoral de l’Afrique rapproche de nous l’Orient et rend possibles dans l’avenir les plus éclatantes prospérités.
Nous possédons la régence, c’est bien : pourquoi plus tard n’étendrions-nous pas notre suprématie sur Tunis et Tripoli ? L’empire de Maroc, qu’inquiète notre voisinage à Tlemcen, ne vient-il pas d’appeler notre attention et nos armes par des secours donnés aux Arabes ?
Quand nous serons maîtres puissans et certains d’un vaste territoire, le commerce intérieur des caravanes ne viendra-t-il pas nous chercher ? Ne sommes-nous pas près de l’Égypte, et par mer et par terre ? N’y pouvons-nous exercer une suzeraineté salutaire aux deux civilisations de l’Orient et de l’Occident ? Pourquoi un jour n’interviendrions-nous pas en Syrie entre la Russie et l’Angleterre, de façon qu’à l’exemple de l’empire romain nous aurions à promener notre vigilance et nos pensées des bords du Rhin aux rives de l’Euphrate
Tout cela est possible ; mais il y faut du temps, de la patience et du génie. D’abord il importe de vaincre les populations arabes et de graver dans leur imagination le respect de la supériorité européenne. Ce n’est pas la première fois que le Franc et l’Arabe en viennent aux mains, et que la victoire demeure à l’Occident. Quand des forces nombreuses et des avantages multipliés auront montré notre puissance aux Arabes, tenons pour certain que leur admiration pour nos armes se tournera en dévouement à notre cause. Les meilleurs alliés sont toujours les vaincus de la veille, et l’amitié la plus fidèle naît à l’ombre de la victoire.
Alors nous pourrons achever de vaincre les Arabes avec les Arabes eux-mêmes. Un jour l’Afrique peut obéir à la seule présence de quelques milliers de Français dirigeant et disciplinant les tribus arabes ; mais ce moment n’est pas venu, et il faut l’acheter par nos efforts. L’Arabe et le Français peuvent s’unir ; ils ne sont pas entre eux sans quelque ressemblance : imagination vive, noble cœur, brillant courage, voilà de belles analogies. Mais il faut à l’alliance des deux races les préliminaires du champ de bataille ; si nous estimons l’Arabe, il faut qu’il nous admire ; et pour mieux nous servir plus tard, il ne doit pas penser aujourd’hui que nous ayons besoin de lui.
25 ou 30,000 hommes commandés par un lieutenant illustre de Napoléon, tout le prestige de la puissance militaire, une administration habile et ferme, apportant dans la nouvelle colonie les traditions les mieux éprouvées par une longue expérience, une résolution inébranlable de considérer la régence comme une partie intégrante de l’empire français ; par une foi sincère en nous-mêmes, réveiller celle que le monde avait en nous, préparer avec patience et sûreté les plus grands résultats, commencer dès aujourd’hui l’œuvre systématique et persévérante d’un siècle entier : voilà les moyens et les pensées auxquels le succès ne saurait être infidèle.
Nous aurions désiré au gouvernement, qui depuis six ans s’occupe de l’Afrique, plus de suite dans les idées et plus de vigueur dans l’exécution. Nous faisons la part des difficultés que présentent les circonstances. Les émotions et les embarras d’une révolution récente, la possibilité d’une guerre continentale, ont dû divertir l’attention. Mais c’est le propre des gouvernemens habiles et forts, d’embrasser les points les plus opposés et de puiser une nouvelle énergie dans les situations extrêmes. Il eût été beau de faire dès 1831 ce qu’il faut commencer aujourd’hui, et d’éviter cinq années de tâtonnement et d’impuissance.
Puisque le pouvoir exécutif est constitutionnellement responsable, il doit être libre ; libre dans la sphère que la charte lui a tracée. Or, rien ne saurait mieux lui appartenir que le soin de fonder une colonie ; il ne s’agit pas ici de disserter, mais d’agir. En plusieurs occasions, les ministres ont montré une susceptibilité très vive sur ce qu’on appelle la prérogative royale ; et par une contradiction singulière, on les a vus, dans la question africaine, s’empresser d’appeler le pouvoir législatif au partage avec la puissance exécutive.
En 1833, on a envoyé en Afrique une commission composée, en grande partie, de membres des deux chambres. Le séjour des commissaires fut court ; revenus en France, on leur adjoignit d’autre pairs et d’autres députés ; de tant de conférences, il sortit bien un rapport, mais pas d’idée, pas de plan, pas d’acte.
Cette stérilité ne saurait être imputée aux hommes distingués qui concoururent à cette enquête. Les affaires ne se mènent pas ainsi. Il faut que celui qui conçoit, exécute ; qu’il puisse, dans l’exécution, corriger certains détails du plan conçu. C’est ce mélange d’acte et de pensée qui constitue la gestion politique, qui permet le succès et la responsabilité. Il fallait conquérir des résultats et les montrer aux chambres ; il fallait les appeler à délibérer sur des choses faites et non sur des choses à faire. Nous avons dépensé tant, argent et hommes, pour l’honneur et la puissance de la France : donnez-nous quittance. Qui oserait refuser de solder la victoire, et d’accorder un bill d’indemnité au sang glorieusement répandu ?
Le pouvoir exécutif a pris un autre parti ; il a tenté d’associer les chambres à son action ; il a voulu obtenir, par cette déférence, les fonds nécessaires à l’établissement nouveau. Certes, c’est un des mérites du régime représentatif que les chambres puissent accorder ou refuser l’emploi des ressources financières de l’état, et il est vrai que, de cette façon, elles partagent le gouvernement. Mais alors il faut gouverner.
Les chambres gouvernent aussi en Angleterre ; mais voit-on que la tribune y soit funeste à l’action ? Expose-t-on à la publicité annuelle des débats parlementaires l’intérieur des colonies, ce qui se passe aux Indes, ce que l’état peut craindre ou espérer ? Non ; là, il y a des bases qu’on n’ébranle plus, des passions nationales qu’on respecte, des intérêts qu’on sert à tout prix, des situations faibles et des blessures qu’on cache avec patriotisme.
Il serait temps d’imiter cette pratique excellente ; il serait temps que la discussion qui va s’ouvrir sur Alger fût la dernière, j’entends sur le fond, sur la destinée même de notre colonie. C’est assez d’avoir, pendant cinq ans, mis en question notre énergie et notre honneur : plus de ces hésitations, de ces parcimonies fatales, qui nous déconsidèrent et nous atténuent. Il est presque coupable de délibérer si l’on gardera une terre qu’arrose le sang français au moment où l’on parle.
On s’expose à apprendre une disgrace ou un échec moral de nos armes à l’instant où l’on supprime quelques milliers d’hommes et d’écus : on serait ainsi l’auxiliaire de l’Arabe, en retenant sur les bancs de la chambre le guerrier qui doit en triompher ; on aigrit, ou décourage l’armée, on rabaisse dans l’esprit des peuples le gouvernement représentatif, dont le génie ne doit pas être incompatible avec les grandes entreprises.
Nous supplions les chambres de songer à la grave responsabilité qui pèse sur elles. La France veut garder Alger ; le pouvoir exécutif veut être forcé de le garder, tant par la nation que par les chambres ; c’est à la puissance parlementaire de comprendre la nation et le gouvernement.
Admettons un moment, par une supposition injurieuse dont je demande pardon à mon pays, que la France abandonne Alger, et ramène dans le port de Toulon ses colons et ses soldats, qu’adviendrait-il de cette lâcheté ? La plage africaine resterait-elle déserte ? Alger rentrerait-il sous la suzeraineté de Constantinople, ou bien serait-il le séjour de pirates indépendans ? Non ; nous avons trop bien montré le chemin aux autres puissances ; l’une d’elles nous succéderait sur-le-champ, et nous aurions à combattre, dans la Méditerranée, une position formidable tournée contre nous.
L’Angleterre se construirait rapidement un second Gibraltar, si elle n’était prévenue par l’Amérique, qui traite en ce moment avec l’empire de Maroc, pour acquérir un port sur la côte d’Afrique. La Russie saisirait la première occasion de prendre pied dans la Méditerranée. Si la marine espagnole se relevait un jour, ne pourrait-elle pas reprendre les projets de Charles-Quint ? Notre retraite nous amènerait de nouveaux dangers et de nouveaux ennemis ; notre condition serait pire qu’avant notre conquête ; et pour n’avoir pas voulu garder Alger, nous aurions à trembler un jour pour Marseille et Toulon.
Les devoirs d’une nation s’augmentent avec ses prospérités. Heureux en 1830, nous devons nous montrer actifs et puissans. Est-ce nous qui nous sommes si souvent donnés comme peuple initiateur, qui devons décliner l’occasion d’exercer les qualités dont nous revendiquons l’honneur ? Le monde ne nous les refuse pas ; mais il ne sera pas mal que nous prenions la peine de les lui prouver encore.
- ↑ Voyez le mot Alger, par M. D’Avezac, dans l’Encyclopédie nouvelle, publiée par MM. Leroux et Reynaud.
- ↑ De l’Établissement des Français dans la régence d’Alger, par M. Genty de Bussy ; tom. Ier, pag. 218.
- ↑ Ces renseignements nous sont transmis par M. Urtis, qui se trouve en ce moment à Alger.
- ↑ Seneca. Consol. ad Helv., c. vi
- ↑ Colonia est nudum instrumentum populi mittentis et migrat non ut cives esse desinant, sed ut alibi habitent ; indèque manent sub protestate et imperio mittentium.(Cocceius.)