La Conquête du pain/La décentralisation des industries

Tresse & Stock (p. 251-264).


LA DÉCENTRALISATION
DES INDUSTRIES




I


À l’issue des guerres napoléoniennes, l’Angleterre avait presque réussi à ruiner la grande industrie qui naissait en France à la fin du siècle passé. Elle restait maîtresse des mers et sans concurrents sérieux. Elle en profita pour se constituer un monopole industriel et, imposant aux nations voisines ses prix pour les marchandises qu’elle seule pouvait fabriquer, elle entassa richesses sur richesses et sut tirer parti de cette situation privilégiée et de tous ses avantages.

Mais lorsque la Révolution bourgeoise du siècle passé eut aboli le servage et créé en France un prolétariat, la grande industrie, arrêtée un moment dans son élan, reprit un nouvel essor, et depuis la deuxième moitié de notre siècle, la France cessa d’être tributaire de l’Angleterre pour les produits manufacturés. Aujourd’hui elle est aussi devenue un pays d’exportation. Elle vend à l’étranger pour plus d’un milliard et demi de produits manufacturés, et les deux tiers de ces marchandises sont des étoffes. On estime que près de trois millions de Français travaillent pour l’exportation ou vivent du commerce extérieur.

La France n’est ainsi plus tributaire de l’Angleterre. À son tour, elle a cherché à monopoliser certaines branches du commerce extérieur, telles que les soieries et les confections ; elle en a retiré d’immenses bénéfices, mais elle est sur le point de perdre à jamais ce monopole, comme l’Angleterre est sur le point de perdre à jamais le monopole des cotonnades et même des filés de coton.


Marchant vers l’Orient, l’industrie s’est arrêtée en Allemagne. Il y a trente ans, l’Allemagne était tributaire de l’Angleterre et de la France pour la plupart des produits de la grande industrie. Il n’en est plus ainsi de nos jours. Dans le courant des vingt-cinq années dernières, et surtout depuis la guerre, l’Allemagne a complètement réformé toute son industrie. Les nouvelles usines sont outillées des meilleures machines : les plus récentes créations de l’art industriel à Manchester pour les cotonnades, ou à Lyon pour les soieries, etc., sont réalisées dans les nouvelles usines allemandes. S’il a fallu deux ou trois générations de travailleurs pour trouver la machine moderne à Lyon ou à Manchester, l’Allemagne la prend toute perfectionnée. Les écoles techniques, appropriées aux besoins de l’industrie, fournissent aux manufactures une armée d’ouvriers intelligents, d’ingénieurs pratiques sachant travailler des mains et de la tête. L’industrie allemande commence au point précis où Manchester et Lyon sont arrivés après cinquante ans d’efforts, d’essais, de tâtonnements.

Il en résulte que l’Allemagne, faisant tout aussi bien chez elle, diminue d’année en année ses importations de France et d’Angleterre. Elle est déjà leur rivale pour l’exportation en Asie et en Afrique ; plus que cela : sur les marchés mêmes de Londres et de Paris. Les gens à courte vue peuvent crier certainement contre le traité de Francfort ; ils peuvent expliquer la concurrence allemande par de petites différences de tarifs de chemins de fer. Ils peuvent dire que l’Allemand travaille pour « rien, » en s’attardant aux petits côtés de chaque question et en négligeant les grands faits historiques. Mais il n’en est pas moins certain que la grande industrie, — jadis privilège de l’Angleterre et de la France, — a fait un pas vers l’Orient. Elle a trouvé en Allemagne un pays jeune, plein de forces, et une bourgeoisie intelligente, avide de s’enrichir à son tour par le commerce étranger.


Pendant que l’Allemagne s’émancipait de la tutelle anglaise et française, et fabriquait elle-même ses cotonnades, ses étoffes, ses machines, — tous les produits manufacturés en un mot, — la grande industrie s’implantait aussi en Russie, où le développement des manufactures est d’autant plus frappant qu’elles sont nées d’hier.

À l’époque de l’abolition du servage, en 1861, la Russie n’avait presque pas d’industrie. Tout ce qu’il lui fallait de machines, de rails, de locomotives, d’étoffes de luxe, lui venait de l’Occident. Vingt ans plus tard, elle possédait déjà plus de 85,000 manufactures, et les marchandises sorties de ces manufactures avaient quadruplé de valeur.

Le vieil outillage a été remplacé entièrement. Presque tout l’acier employé aujourd’hui, les trois quarts du fer, les deux tiers du charbon, toutes les locomotives, tous les wagons, tous les rails, presque tous les bateaux à vapeur, sont faits en Russie.

De pays destiné — au dire des économistes — à rester agricole, la Russie est devenue un pays manufacturier. Elle ne demande presque rien à l’Angleterre, et fort peu à l’Allemagne.


Les économistes rendent les douanes responsables de ces faits, mais les produits manufacturés en Russie se vendent au même prix qu’à Londres. Le capital ne connaissant pas de patrie, les capitalistes allemands et anglais, suivis d’ingénieurs et de contre-maîtres de leurs nations, ont implanté en Russie et en Pologne des manufactures qui rivalisent avec les meilleures manufactures anglaises, par l’excellence des produits. Qu’on abolisse les douanes demain, et les manufactures ne feront qu’y gagner. En ce moment même, les ingénieurs britanniques sont en train de porter le coup de grâce aux importations de draps et de laines de l’Occident : ils montent dans le midi de la Russie d’immenses manufactures de laines, outillées des machines les plus perfectionnées de Brahford, et dans dix ans la Russie n’importera plus que quelques pièces de draps anglais et de laines françaises — comme échantillons.


La grande industrie ne marche pas seulement vers l’Orient : elle s’étend aussi dans les péninsules du Sud. L’exposition de Turin a déjà montré en 1884 les progrès de l’industrie italienne et — ne nous y méprenons pas : — la haine entre les deux bourgeoisies, française et italienne, n’a pas d’autre origine que leur rivalité industrielle. L’Italie s’émancipe de la tutelle française ; elle fait concurrence aux marchands français dans le bassin méditerranéen et en Orient. C’est pour cela, et pas pour autre chose, que le sang coulera un jour sur la frontière italienne, — à moins que la Révolution n’épargne ce sang précieux.

Nous pourrions aussi mentionner les rapides progrès de l’Espagne dans la voie de la grande industrie. Mais prenons plutôt le Brésil. Les économistes ne l’avaient-ils pas condamné à cultiver à jamais le coton, à l’exporter à l’état brut, et à recevoir en retour des cotonnades importées d’Europe ? En effet, il y a vingt ans, le Brésil n’avait que neuf misérables petites manufactures de coton, avec 385 fuseaux. Aujourd’hui il y en a quarante-six ; cinq d’entre elles possèdent 40,000 fuseaux, et elles jettent sur le marché trente millions de mètres de cotonnades chaque année.

Il n’y a pas jusqu’au Mexique qui ne se mette à fabriquer les cotonnades au lieu de les importer d’Europe. Et quant aux États-Unis, ils se sont affranchis de la tutelle européenne. La grande industrie s’y est triomphalement développée.


Mais c’est l’Inde qui devait donner le démenti le plus éclatant aux partisans de la spécialisation des industries nationales.

On connaît cette théorie : — Il faut des colonies aux grandes nations européennes. Ces colonies enverront à la métropole des produits bruts : la fibre de coton, de la laine en suint, des épices, etc. Et la métropole leur enverra ces produits manufacturés, étoffes brûlées, vieille ferraille sous forme de machines hors d’usage — bref, tout ce dont elle n’a pas besoin, qui lui coûte peu ou rien, et qu’elle ne vendra pas moins à un prix exorbitant.

Telle était la théorie ; telle fut pendant longtemps la pratique. On gagnait des fortunes à Londres et à Manchester pendant qu’on ruinait les Indes. Allez seulement au musée Indien à Londres, vous y verrez des richesses inouïes, insensées, amassées à Calcutta et à Bombay par les négociants anglais.

Mais d’autres négociants et d’autres capitalistes, également anglais, conçurent l’idée toute naturelle qu’il serait plus habile d’exploiter les habitants de l’Inde directement et de faire ces cotonnades dans les Indes mêmes, au lieu d’en importer d’Angleterre annuellement pour cinq à six cents millions de francs.

D’abord, ce ne fut qu’une série d’insuccès. Les tisseurs indiens, — artistes de leur métier, — ne pouvaient se faire au régime de l’usine. Les machines envoyées de Liverpool étaient mauvaises ; il fallait aussi tenir compte du climat, s’adapter à de nouvelles conditions, toutes remplies aujourd’hui, et l’Inde anglaise devient une rivale de plus en plus menaçante des manufactures de la métropole.

Aujourd’hui, elle possède 80 manufactures de coton qui emploient déjà près de 60,000 travailleurs, et en 1885 elles avaient manufacturé plus de 1,450,000 tonnes métriques de cotonnades. Elles exportent chaque année, en Chine, aux Indes hollandaises et en Afrique, — pour près de 100 millions de francs, — de ces mêmes cotons blancs que l’on disait être la spécialité de l’Angleterre. Et tandis que les travailleurs anglais chôment et tombent dans la misère, ce sont les femmes indiennes qui, payées à raison de 60 centimes par jour, font à la machine les cotonnades vendues dans les ports de l’Extrême Orient.

Bref, le jour n’est pas loin, — et les manufacturiers intelligents ne se le dissimulent pas, — où l’on ne saura plus que faire des « bras » qui s’occupaient en Angleterre à tisser des cotonnades pour les exporter. Ce n’est pas tout : il résulte de rapports très sérieux que dans dix ans l’Inde n’achètera plus une seule tonne de fer à l’Angleterre. On a surmonté les difficultés premières pour employer la houille et le fer des Indes, et des usines, rivales des fabriques anglaises, se dressent déjà sur les côtes de l’Océan Indien.

La colonie faisant concurrence à la métropole par ses produits manufacturés, voilà le phénomène déterminant de l’économie du dix-neuvième siècle.

Et pourquoi ne le ferait-elle pas ? Que lui manque-t-il ? — Le capital ? Mais le capital va partout où se trouvent des misérables à exploiter. — Le savoir ? Mais le savoir ne connaît pas les barrières nationales. — Les connaissances techniques de l’ouvrier ? Mais, l’ouvrier hindou serait-il inférieur à ces 92,000 garçons et filles de moins de quinze ans qui travaillent en ce moment dans les manufactures textiles de l’Angleterre ?


II


Après avoir jeté un coup d’œil sur les industries nationales, il serait fort intéressant de refaire la même revue sur les industries spéciales.

Prenons la soie — par exemple, produit éminemment français dans la première moitié de ce siècle. On sait comment Lyon est devenu le centre de l’industrie des soies, récoltées d’abord dans le Midi, mais que peu à peu, on a demandées à l’Italie, à l’Espagne, à l’Autriche, au Caucase, au Japon, pour en faire des soieries. Sur cinq millions de kilos de soies grèges transformées en étoffes dans la région lyonnaise en 1875, il n’y avait que 400,000 kilos de soie française.

Mais puisque Lyon travaillait avec des soies importées, pourquoi la Suisse, l’Allemagne, la Russie, n’en auraient-elles pas fait autant ? Le tissage de la soie se développa peu à peu dans les villages des Zurichois. Bâle devînt un grand centre pour les soieries. L’administration du Caucase invita des femmes de Marseille et des ouvriers de Lyon à venir enseigner aux Géorgiens la culture perfectionnée du ver à soie et aux paysans du Caucase l’art de transformer la soie en étoffes. L’Autriche les imita. l’Allemagne monta, avec le secours d’ouvriers lyonnais, d’immenses ateliers de soieries. Les États-Unis en firent autant à Paterson…

Et aujourd’hui, l’industrie des soies n’est plus l’industrie française. On fait des soieries en Allemagne, en Autriche, aux États-Unis, en Angleterre. Les paysans du Caucase tissent en hiver des foulards à un prix qui laisserait sans pain les canuts de Lyon. L’Italie envoie des soieries en France, et Lyon, qui en exportait en 1870-74 pour 460 millions, n’en expédie plus que pour 233 millions. Bientôt il n’enverra à l’étranger que les étoffes supérieures, ou quelques nouveautés, — pour servir de modèles aux Allemands, aux Russes, aux Japonais.

Et il en est ainsi pour toutes les industries. La Belgique n’a plus le monopole des draps : on en fait en Allemagne, en Russie, en Autriche, aux États-Unis. La Suisse et le Jura français n’ont plus le monopole de l’horlogerie : on fait des montres partout. L’Écosse ne raffine plus les sucres pour la Russie : on importe du sucre russe en Angleterre ; l’Italie, quoique n’ayant ni fer ni houille, forge elle-même ses cuirassés et fait les machines de ses bateaux à vapeur ; l’industrie chimique n’est plus le monopole de l’Angleterre, on fait de l’acide sulfurique et de la soude partout. Les machines de tout genre, fabriquées aux environs de Zurich, se faisaient remarquer à la dernière exposition universelle ; la Suisses qui n’a ni houille ni fer, — rien que d’excellentes écoles techniques, — fait les machines mieux et à meilleur marché que l’Angleterre ; — voilà ce qui reste de la théorie des échanges.


Ainsi, la tendance, pour l’industrie, — comme pour tout le reste, — est à la décentralisation.

Chaque nation trouve avantage à combiner chez soi l’agriculture avec la plus grande variété possible d’usines et de manufactures. La spécialisation dont les économistes nous ont parlé était bonne pour enrichir quelques capitalistes : mais elle n’a aucune raison d’être, et il y a, au contraire tout avantage à ce que chaque pays, chaque bassin géographique, puisse cultiver son blé et ses légumes et fabriquer chez soi tous les produits manufacturés qu’il consomme. Cette diversité est le meilleur gage du développement complet de la production par le concours mutuel et de chacun des éléments du progrès ; tandis que la spécialisation — c’est l’arrêt du progrès.

L’agriculture ne peut prospérer qu’à côté des usines. Et dès qu’une seule usine fait son apparition, une variété infinie d’autres usines de toute sorte doivent surgir autour d’elle, afin que, se supportant mutuellement, se stimulant l’une l’autre par leurs inventions, elles s’accroissent ensemble.


III


Il est insensé, en effet, d’exporter le blé et d’importer des farines, d’exporter la laine et d’importer du drap, d’exporter le fer et d’importer des machines, non seulement parce que ces transports occasionnent des frais inutiles, mais surtout parce qu’un pays qui n’a pas d’industrie développée reste forcément arriéré en agriculture ; parce qu’un pays qui n’a pas de grandes usines pour travailler l’acier, est aussi en retard dans toutes les autres industries ; parce que, enfin, nombre de capacités industrielles et techniques restent sans emploi.

Tout se tient aujourd’hui dans le monde de la production. La culture de la terre n’est plus possible sans machines, sans puissants arrosages, sans chemins de fer, sans manufactures d’engrais. Et pour avoir ces machines appropriées aux conditions locales, ces chemins de fer, ces engins d’arrosage, etc. etc., il faut qu’il se développe un certain esprit d’invention, une certaine habileté technique qui ne peuvent même pas se faire jour tant que la bêche ou le soc restent les seuls instruments de culture.

Pour que le champ soit bien cultivé, pour qu’il donne les récoltes prodigieuses que l’homme a le droit de lui demander, il faut que l’usine et la manufacture, — beaucoup d’usines et de manufactures, — fument à sa portée.

La variété des occupations, la variété des capacités qui en surgissent, intégrées en vue d’un but commun, — voilà la vraie force du progrès.


Et maintenant, imaginons une cité, un territoire, vaste ou exigu — peu importe — faisant ses premiers pas dans la voie de la Révolution sociale.

« Rien ne sera changé » — nous a-t-on dit quelquefois. — « On expropriera les ateliers, les usines, on les proclamera propriété nationale ou communale ; — et chacun retournera à son travail habituel. La Révolution sera faite ».

Eh bien, non ; la Révolution sociale ne se fera pas avec cette simplicité.

Nous l’avons déjà dit : Que demain la Révolution éclate à Paris, à Lyon, ou dans toute autre cité ; que demain on mette la main, à Paris ou n’importe où, sur les usines, les maisons, ou la banque — toute la production actuelle devra changer d’aspect par ce simple fait.

Le commerce international s’arrêtera ainsi que les apports de blé étranger ; la circulation des marchandises, des vivres sera paralysée. Et la cité, ou le territoire révoltés devront, pour se suffire, réorganiser de fond en comble toute la production. S’ils échouent, c’est la mort. S’ils réussissent, c’est la révolution dans l’ensemble de la vie économique du pays.


L’apport des vivres s’étant ralenti, et la consommation ayant augmenté ; trois millions de Français travaillant pour l’exportation, forcés de chômer ; mille choses que l’on reçoit aujourd’hui des pays lointains ou des pays voisins, n’arrivant pas ; l’industrie de luxe temporairement arrêtée, que feront les habitants pour avoir de quoi manger dans six mois ?

Il est évident que la grande masse demandera au sol sa nourriture lorsque les magasins seront épuisés. Il faudra cultiver la terre : combiner dans Paris même et dans ses alentours la production agricole avec la production industrielle, abandonner les mille petits métiers de luxe pour aviser au plus pressé — le pain.

Les citoyens auront à se faire agriculteurs. Non à la façon du paysan qui s’esquinte à la charrue pour recueillir à peine sa nourriture annuelle, mais en suivant les principes de l’agriculture intensive, maraîchère, appliqués en de vastes proportions au moyen des meilleures machines que l’homme a inventées, qu’il peut inventer. On cultivera, mais non comme la bête de somme du Cantal, — le bijoutier du Temple s’y refuserait d’ailleurs, — on réorganisera la culture, non pas dans dix ans, mais sur-le-champ, au milieu des luttes révolutionnaires, sous peine de succomber devant l’ennemi.

Il faudra le faire comme des êtres intelligents, en s’aidant du savoir, en s’organisant en bandes joyeuses pour un travail agréable comme celles qui remuaient, il y a cent ans, le Champ de Mars, pour la fête de la Fédération : — travail plein de jouissances quand il ne se prolonge pas outre mesure, quand il est scientifiquement organisé, quand l’homme améliore et invente ses outils, et qu’il a conscience d’être un membre utile de la communauté.


On cultivera. Mais on aura aussi à produire mille choses que nous avons coutume de demander à l’étranger. Et, n’oublions pas que, pour les habitants du territoire révolté, l’étranger sera tout ce qui ne l’aura pas suivi dans sa révolution. En 1793, en 1871, pour Paris révolté, l’étranger était déjà la province, aux portes même de la capitale. L’accapareur de Troyes affamait les sans-culottes de Paris, aussi bien, plus encore, que les hordes allemandes, amenées sur le sol français par les conspirateurs de Versailles. Il faudra savoir se passer de cet étranger. Et on s’en passera. La France inventa le sucre de betterave lorsque le sucre de canne vint à manquer, à la suite du blocus continental. Paris trouva le salpêtre dans ses caves lorsque le salpêtre n’arrivait pas d’ailleurs. Serions-nous inférieurs à nos grands-pères qui balbutiaient à peine les premiers mots de la science ?

C’est qu’une révolution est plus que la démolition d’un régime. C’est le réveil de l’intelligence humaine, l’esprit inventif décuplé, centuplé ; c’est l’aurore d’une science nouvelle, — la science des Laplace, des Lamarck, des Lavoisier ! — C’est une révolution dans les esprits, plus encore que dans les institutions.

Et on nous parle de rentrer à l’atelier, comme s’il s’agissait de rentrer chez soi après une promenade dans la forêt de Fontainebleau !


Le seul fait d’avoir touché à la propriété bourgeoise implique déjà la nécessité de réorganiser de fond en comble toute la vie économique, à l’atelier, au chantier, à l’usine.

Et la Révolution le fera. Que Paris en Révolution sociale se trouve seulement pendant un an ou deux isolé du monde entier par les suppôts de l’ordre bourgeois ! Et ces millions d’intelligences, que la grande usine n’a heureusement pas encore abruties, — cette ville des petits métiers qui stimulent l’esprit inventif, — montreront au monde ce que peut le cerveau de l’homme sans rien demander à l’univers que la force motrice du soleil qui l’éclaire, du vent qui balaie nos impuretés, et des forces à l’œuvre dans le sol que nous foulons de nos pieds.

On verra ce que l’entassement sur un point du globe de cette immense variété de métiers se complétant mutuellement, et l’esprit vivifiant d’une révolution peuvent faire pour nourrir, vêtir, loger et combler de tout le luxe possible deux millions d’êtres intelligents.

Point n’est besoin de faire pour cela du roman. Ce que l’on connaît déjà ; ce qui a été déjà essayé, et reconnu comme pratique, suffirait pour l’accomplir, à condition d’être fécondé, vivifié du souffle audacieux de la Révolution, de l’essor spontané des masses.