La Conquête de la Palestine - De Suez à Jérusalem

La Conquête de la Palestine - De Suez à Jérusalem
Revue des Deux Mondes6e période, tome 43 (p. 190-209).
LA
CONQUÊTE DE LA PALESTINE
DE SUEZ Á JÉRUSALEM

Le 19 mai 1798, entouré de Berthier et de Murat, de Lannes, de Davout et de presque tous ses futurs maréchaux, Bonaparte s’embarquait pour l’Egypte ; en dix mois, il avait conquis le pays tout entier. Mais déjà une menace nouvelle se dessine : de Syrie descend vers le delta du Nil une armée ottomane, et le Premier Consul conçoit le vaste dessein de regagner l’Europe en passant par Constantinople, car Nelson tient la Méditerranée. Avec le printemps de 1799, commence sa marche fameuse vers la Syrie. La péninsule du Sinaï étend devant lui ses plateaux inclémens. Sans hésiter, il choisit la route maritime et se porte en trois étapes vers El Arich, enlève Gaza et pousse jusqu’à Jaffa. À Tibériade, à Nazareth, au mont Thabor, Kléber et Junot livrent, en avril, de brillans combats, tandis que leur chef assiège Saint-Jean d’Acre où il crut, selon ses propres paroles, « manquer sa fortune. » L’énergique résistance de Sydney-Smith, l’approche des troupes d’Abdhalah et le manque de munitions l’obligent à battre en retraite par la même voie, suivie en sens inverse, qui l’avait conduit en Syrie.

Or, cette campagne est la même qui vient d’être faite par les Anglais ; quand nous lisons les rapports de Sir Archibald Murray, nous songeons aux lettres de Bonaparte : Voies et difficultés sont les mêmes, si les moyens diffèrent.


I

Il serait inexact de prétendre que la campagne qui a mené nos Alliés de Port-Saïd à Jérusalem ait été conduite d’après un plan arrêté une fois pour toutes depuis 1914. On y apercevrait plutôt un certain flottement qui rend parfois difficile d’en retrouver la ligne générale. De 1914 à 1917, l’initiative stratégique a changé de mains. Le commandement turc imposa, d’abord, ses décisions. Turc, — il serait plus exact de dire : allemand, — car si Djemal Pacha, ancien ministre de la Marine auquel on fit fête en France peu avant la guerre, commandait, en 1915, la IVe armée et si aujourd’hui encore c’est son frère Djemal Pacha le Petit qui, officiellement, dirige la lutte contre le roi du Hedjaz, en fait, Berlin ne cessa d’avoir la haute main sur les opérations. Dès 1915, le chef d’état-major était un problématique pacha, von Trommer, et maintenant le général osmanli s’appelle Kres von Kressenstein.

Le 28 octobre 1914, lorsque la Turquie et l’Angleterre étaient encore en paix, la frontière du Sinaï fut violée par des Bédouins à la solde du Sultan. Toutefois, jusqu’en février 1915 il n’y aura pas d’opération sérieuse. Dans l’intervalle, les Anglais, trop peu nombreux, ont évacué toute la péninsule, et déjà, les Arabes poussent jusqu’aux abords du canal. C’est alors que l’état-major ennemi décide d’attaquer aussitôt Suez.

C’est là en effet qu’on peut porter aux Alliés, et surtout à l’Angleterre un coup mortel. Les Alliés sont répartis sur deux mondes : l’Occident, auquel nous pensons toujours, et l’Orient auquel nous prêtons moins et trop peu d’attention. Entre les deux, une seule ligne de communication rapide : le Canal. C’est par là qu’afflueront les corps d’armée de l’Inde et de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l’Indo-Chine. C’est par là que viendront les pionniers chinois et qu’affluent le riz des Tropiques, les viandes frigorifiées et les cuirs australiens, le bois des îles de la Sonde, le thé des Indes. S’ils n’avaient pas Suez, les Alliés, à court déjà de bateaux, se verraient forcés de passer par le cap de Bonne-Espérance et de tripler ainsi la longueur du trajet, — ce que ne nous permettraient plus nos disponibilités en navires et en charbon.

Donc le Sultan concentre, en Palestine, la IVe armée[1]sous le commandement nominal de Djemal Pacha. Le général Wilson qui doit défendre le Canal dispose de deux divisions indiennes qu’appuient de la cavalerie, des batteries égyptiennes et le corps méhariste du Bikanir[2]. En arrière, dans la plaine du Nil, se trouvent le Ier corps Anzac (général Birdwood), la 42e Division territoriale anglaise et une brigade de Yeomanry. Mais ces effectifs sont à peine exercés et un petit nombre d’entre eux seulement capables d’entrer en ligne. L’artillerie lourde manque, et une escadre[3] qui navigue entre Suez et Port-Saïd la remplace.

Aussitôt que la menace contre le Canal se précise, des travaux de défense importans sont organisés. On ouvre dans le sable de nombreuses tranchées que des fortins appuient de loin « n loin. En six ou sept points, des têtes de pont que ravitaillent des barques sont couvertes de mitrailleuses servies par des tireurs d’élite. Néanmoins, la situation est loin d’être brillante ; l’armée anglaise apparaît extraordinairement hétérogène ; Égyptiens, Indiens y coudoient Anzacs et Anglais ; en outre, l’organisation défensive médiocre demeure à la merci d’une surprise.

On jugeait alors impossible que l’armée turque parvint à traverser le Sinaï ; en fait, grâce à ses chefs allemands et à la remarquable organisation du ravitaillement, elle put franchir 300 kilomètres de désert et arriver à Suez en trois colonnes, au mois de février 1915. Il fallut, pour la repousser, livrer une rude bataille qui nécessita l’intervention de la brigade néo-zélandaise et d’autres renforts. Si le détail de cette opération sort du cadre de ces pages, tout au moins faut-il en retenir ce fait essentiel qu’elle aboutit à l’occupation par les Turcs de toute la Péninsule Sinaïtique. Dans la suite, pour la reprendre, il fallut de longs combats, indispensables à la conquête future de la Palestine. Surpris par l’agression ottomane, les Anglais se bornent à résister. L’attaque du Canal échoua, en février 1915, mais elle démontrait en tout cas la possibilité pour une armée moderne de franchir l’infranchissable Sinaï. Une grave menace demeurait ainsi suspendue sur Suez, et cette situation se prolongea pendant dix-huit mois, tandis que lentement le corps expéditionnaire britannique se renforçait, sous les ordres de Sir John Maxwell, — celui-là même qui dut, en 1916, réprimer les troubles d’Irlande.

À la fin de 1915, des bruits inquiétans commencèrent à courir. L’expédition des Dardanelles venait d’échouer, libérant les Turcs qui, aiguillonnés par Berlin, préparaient contre Suez une nouvelle et puissante attaque. L’opinion publique s’émut en Angleterre et un homme de premier plan, Sir Archibald Murray, fut placé au commandement suprême. Cet officier avait fait jusqu’alors toute la campagne de France comme chef de l’état-major général. Depuis août 1914, il supportait le poids de cette écrasante charge, à laquelle sa carrière l’avait tout spécialement préparé : à plusieurs reprises, Sir John French a vanté « l’aide inappréciable » que son subordonné lui avait apportée. Le 22 janvier 1916, Sir Archibald Murray était chargé de diriger les opérations militaires en Orient.

À cette époque, l’autorité britannique s’exerçait en Égypte d’une manière étrangement compliquée. Sir John Maxwell y commandait les forces impériales, et sir Reginald Wingate, l’armée indigène d’Égypte ; d’autres effectifs dépendaient du chef des bases de la Méditerranée et du Levant. Une telle organisation tripartite était inextricable et ne pouvait durer. Aussi, dès le 19 mars 1916, répartit-on les forces d’une manière nouvelle : il n’y eut plus que deux autorités en présence, celle de Sir Reginald Wingate, qui commanda les troupes indigènes, et celle de Sir Archibald Murray, qui disposa de tous les autres effectifs. Ceux-ci furent divisés en deux groupes : la Western Frontier Force du général Wallace (elle devait combattre les Senoussis et son histoire sort de notre sujet) ; la Eastern Frontier Force, beaucoup plus importante, engagée contre les Turcs et commandée, d’abord, par Sir Charles Dobell[4], puis par Sir Philippe Chetwode.

Dès 1915, une partie des troupes indiennes[5] a quitté la région ; mais elles sont remplacées par 72 bataillons blancs auxquels s’ajoutent de la cavalerie et de la Yeomanry[6]. Ainsi, Sir Archibald Murray a sous la main des effectifs importans. Mais il est impossible de pénétrer dans cette péninsule dénuée de ressources et d’eau, si l’on n’organise d’avance un ravitaillement impeccable. L’état-major décide donc d’attaquer, mais avant la bataille militaire il faut en livrer une autre à l’arrière en organisant des bases, en construisant des routes, des voies ferrées et des canalisations. Ce fut là le trait essentiel, la note caractéristique de toute l’entreprise.

Le travail préparatoire est achevé en avril 1916 : 160 kilomètres de chaussée, 200 de pipe-line[7] et 300 de rail. On va donc, enfin, pouvoir pousser vers l’Est les travaux que prévoit le plan d’action. Il ne s’agit pas encore de conquérir la Palestine, mais simplement de chasser les Turcs d’El Arich. C’est là que se trouvent l’état-major ennemi et sa principale base. C’est de là aussi que partent les colonnes qui inquiètent constamment Suez. L’état-major anglais voulant reprendre le Sinaï choisit El Arich comme objectif parce qu’elle est placée sur le littoral, seul point où puissent se produire des opérations de grande envergure. Conquérir ce point sera le moyen d’obvier à la présence de forces ottomanes à proximité du Canal. Mais, pour y parvenir, il y a 200 kilomètres de dunes et de plaine sablonneuse à franchir, et il est impossible d’y réussir d’un seul coup. Impossible, — disait déjà Bonaparte — de porter à El Arich un corps tellement nombreux que sa subsistance y devient difficile[8]. Comme son immortel devancier, Sir Archibald Murray décide que l’avance se fera en trois étapes. Il occupera, d’abord, les oasis de Katia, au fond de la baie de Péluse. La position organisée, on construira un chemin de fer à voie normale qui la réunira au Canal de Suez. Puis, un second bond jettera les Anglais à Bir-el-Mazar-, et là une nouvelle pause suivra jusqu’à ce que le rail ait suffisamment progressé. Enfin, une troisième étape mènera les troupes devant El Arich, où elles devront livrer bataille.

Avec un mélange d’audace et de méthode, Kress von Kressenstein s’efforce de détruire les travaux des Anglais, ce qui retarderait de plusieurs mois sa retraite désormais inévitable. Avec une précision toute germanique, il organise une colonne modèle[9], où rien n’est laissé au hasard. — Les Anglais qui tiennent Katia sont assaillis, le 3 août à minuit, par l’infanterie ottomane qui, en quelques heures, enlève à la baïonnette es positions principales. Après un moment critique, un retour des Lancashire et l’arrivée de la cavalerie transforment l’échec initial en victoire. Les Turcs subissent des pertes énormes : sur 20 000 hommes, 1 250 morts et 4 000 prisonniers. On peut évaluer le total à 9 000 hommes, soit environ 50 pour 100 des effectifs. Un matériel abondant restait aux mains de Sir Archibald Murray[10]qui, le 11 août, atteignait Bir-el-Mazar, terme de sa deuxième étape.

Il faut quatre mois pour mener à bonne fin les préparatifs de l’attaque décisive, et, au début de décembre, tout est prêt. Trois divisions[11]ont achevé leur concentration et plusieurs corps spéciaux les appuient avec plus de 100 canons. C’est dans ces conditions que Murray ordonne la marche sur El Arich, le 20. Tandis qu’en avant les avions font le service des renseignemens, les méharistes avancent au trot allongé de leurs chameaux de combat ; les Anzacs suivent montés sur leurs incomparables chevaux des Nouvelles-Galles du Sud, ces Waters qu’a célébrés Kipling. C’est un ébranlement général ; et Kress von Kressenstein n’a d’autre ressource que la retraite. Une partie de ses forces, longeant la côte, se presse vers Rafa ; l’autre fuit au Sud pour s’arrêter à Magdabah, se fiant aux 40 kilomètres qu’elle a mis entre elle et l’adversaire. Mais, bien qu’ils viennent de mener une poursuite de 48 heures sans débotter, les cavaliers de Chauvel prenant à peine le temps de se reposer, traversent El Arich et repartent, le 22, poussant devant eux l’armée en retraite.

Il est cinq heures du matin, quand les guetteurs annoncent les Anglais. Chauvel arrive, en effet, mais ne trouve plus devant lui Kress von Kressenstein ; celui-ci fuyait en automobile vers Bir Seba. Nos alliés se déploient, manœuvrent leurs ailes et enveloppent l’ennemi, tandis que le centre aborde les cinq redoutes où, huit heures durant, les fusiliers syriens tiennent contre tous les assauts. À seize heures, ils font une dernière tentative pour sortir du cercle qui va les étreindre. Ils étaient 2 000 ; 400 seulement y réussirent : le reste fut pris ou tué.

La date du 9 janvier 1917 est à retenir ; elle marque l’expulsion des forces turco-allemandes hors du territoire égyptien. La Péninsule Sinaïtique est ainsi entièrement reconquise et le Canal de Suez hors d’atteinte. Dès lors, une phase nouvelle de la lutte va s’ouvrir.


II

En janvier 1917, l’armée turque est affaiblie et désorganisée. Malgré cela, il faudra temporiser jusqu’en mars pour lui porter de nouveaux coups, et les trois mois qui vont suivre seront employés à un travail fiévreux dans la Péninsule du Sinaï. La construction du chemin de fer est poussée avec acharnement : au début de mars, il atteint Raffa où l’on édifie aussitôt une vaste gare. Parallèlement, on pose sur le sable du littoral une canalisation qui amènera l’eau potable à portée du front de combat. Enfin, des routes sont organisées pour les transports automobiles et le train des équipages. Il s’agit de ravitailler 36 bataillons d’infanterie et de nombreux escadrons[12].

L’armée ennemie s’est repliée sur une ligne Gaza-Bir Seba, plaçant en ces deux points des garnisons importantes. Bien qu’elle ait perdu, depuis le mois d’août, 7 000 hommes, rien qu’en prisonniers, elle ne reçoit que de faibles renforts et ses effectifs comptent, alors, à peine 20 000 hommes[13]. La plupart sont en réserve et elle n’a guère, de positions organisées qu’au versant des collines entourant Gaza. Sur Ali Muntar, seulement, qui commande l’accès de la ville, apparaît l’esquisse d’un réseau de tranchées. Enfin, la supériorité numérique des Anglais est telle que la victoire leur semble acquise d’avance. Kress von Kressenstein le sait, et bientôt le service des renseignemens annonce que l’ennemi prépare un repli général. Il importait donc, avant tout, de ne pas perdre le contact. Aussi, comme il le déclare dans son rapport officiel, ce motif décida-t-il le général Murray à tenter un vaste coup de main qui lui livrerait Gaza et sa garnison surprise. L’armée anglaise est prête, et, le 26 mars au matin, elle commence à attaquer.

Les adversaires sont assez éloignés et entre eux descend, à égale distance des uns et des autres, l’Ouadi Gaza. Murray veut y porter toutes ses forces, gardant en réserve la 52e division. Sir Philip Chetwode avec sa cavalerie traversera l’Ouadi, droit au Nord, puis faisant tête de colonne à gauche, il viendra se placer au Nord et à l’Est de Gaza, cernant ainsi la ville. C’est alors que s’ébranleront les 53e et 54e divisions pour enlever les hauteurs, puis occuper la place.

En effet, la cavalerie australienne, après sa manœuvre d’enveloppement, tombe à l’improviste dans le dos des Turcs et leur fait 700 prisonniers, dont un général de division. Mais l’eau commençait de manquer, affaiblissant la cavalerie, et les commandans de l’infanterie se montrèrent si médiocres, qu’aucune liaison n’existait entre leurs compagnies, tandis qu’au loin, déjà, des nuages de sable indiquaient l’arrivée des renforts ennemis, 16 000 hommes environ. « Le général Dobell eût-il, alors, jeté en avant sa réserve (52e division) que le résultat eût pu changer[14]. » Mais le mauvais dispositif de l’infanterie entraîna une retraite générale, le 27, derrière l’Ouadi Gaza. Nos Alliés perdaient 4 000 des leurs et faisaient 960 prisonniers, dont quelques Austro-Allemands.

C’était un incontestable échec, mais les pertes turques avaient été telles (8 000 hommes), que l’attaque reprise dans de meilleures conditions eût donné la victoire, encore que des renforts fussent arrivés aux Ottomans. Les généraux Murray et Dobell établirent, alors, un autre plan d’action où intervenaient des éléments nouveaux : douze bataillons de troupes fraîches (la 74e division) leur arrivaient avec une escadrille de tanks, et surtout une escadre[15] de monitors allait les appuyer sur la côte. C’est donc à cinquante bataillons, munis du matériel le plus récent, que le général Dobell commande maintenant. L’attaque devait se faire en deux mouvemens : d’abord, on occuperait les collines de Sheikh Abbas et de Mansura qui dominent Gaza, après quoi les canons lourds et les tanks agiraient pour l’assaut final. — La première partie se réalisa, le 17 avril. Dans la soirée, la 53e division tenait la crête de Samson, sur le rivage ; les 52e et 54e marchaient sur Ali Muntar, la 74e demeurant en réserve générale. Déjà les pertes étaient considérables. « Il est possible que si Dobell avait alors, décidé de jeter en avant ses réserves, la clef de la position eût pu être enlevée[16]. » Mais il ne le fit point et, le 19 avril au soir, il fallut interrompre l’attaque jusqu’à l’arrivée de renforts suffisans pour la reprendre. Provisoirement, Sir Philipp Chetwode remplaça Dobell[17]. Nos alliés laissaient 7 000 hommes sur le terrain ; du moins avaient-ils occupé des positions qui seraient le point de départ de la victorieuse offensive actuelle.

La première attaque contre Gaza avait échoué faute d’eau pour la cavalerie et d’un meilleur dispositif de l’infanterie ; la seconde, à cause d’une erreur initiale : sous prétexte qu’à 15 kilomètres dans l’Est de Gaza[18]les Turcs avaient creusé des tranchées, on crut irréalisable une manœuvre enveloppante de la cavalerie. Aussi s’en était-on tenu à une attaque frontale coûteuse et inutile, laissant sans emploi ces magnifiques escadrons qui, le 31 octobre suivant, devaient remporter la victoire. Des événemens de mars-avril on peut conclure que, les Turcs s’étant renforcés et mieux organisés, l’arrivée de l’artillerie lourde devenait indispensable au succès ; mais il n’en continuait pas moins de dépendre de la cavalerie qui, tôt ou tard, déborderait les lignes ottomanes vers l’Est. C’est à cette manœuvre que les Alliés doivent d’avoir conquis la Judée.

Cependant, après le double échec britannique devant Gaza (mars et avril 1917), Sir Archibald Murray était appelé à d’autres fonctions et il laissait à son successeur, Sir Edmund Allenby, une tâche à coup sûr difficile, mais bien préparée.


III

Le général Allenby arrivait revêtu de ce prestige unique que donne la victoire. C’est une des rares personnalités militaires dont le relief ait été assez puissant pour modeler les événemens. Si son arrivée devant Gaza, dans l’été de 1917, agit aussitôt sur le cours de la campagne, ceux-là n’en furent point étonnés qui connaissaient son passé. La guerre le trouva dans les hautes fonctions d’Inspecteur de la cavalerie. Ce fut comme spécialiste de cette arme qu’il vint se distinguer en Flandre, à la suite du maréchal French. À la bataille de Mons, le 24 août, il sut engager à temps les milliers de sabres qu’il commandait pour sauver Sir Charles Fergusson qui, entre Frameries et Mons, allait être enveloppé. Pendant la difficile retraite sur Saint-Quentin, il ne cessa de couvrir l’armée anglaise par d’héroïques combats d’arrière-garde. Après la Marne, lorsque commença la course à la mer, le général Joffre reporta l’armée britannique à la gauche alliée, et c’est alors qu’Allenby s’efforça de déborder la droite allemande. N’y pouvant réussir, il vint se déployer devant Messines et prit part à la bataille d’Ypres. Il sut tenir autant qu’il le fallut, c’est-à-dire jusqu’au moment où le général Conneau vint à son secours. Ses brillans services lui valurent d’être publiquement félicité par Sir John French dans son troisième Rapport Officiel où le maréchal le mentionne comme « un général de cavalerie de premier plan. » Après avoir été chef du 5e corps, il commanda la IIIe armée qui, chargée de défendre Arras, occupait, en mars 1917, un front très voisin de la ville même où tombaient sans cesse les obus ennemis. Le 9 avril, après une intense préparation d’artillerie, Allenby engageait ses troupes, gagnait plusieurs kilomètres en quelques heures et dégageait la ville. On vit alors, spectacle rare, la cavalerie anglaise galoper au milieu des batteries allemandes abandonnées ; 15 000 prisonniers et 100 canons marquèrent cette victoire.

Une carrière si brillante et ses aptitudes éminentes de cavalier désignaient Sir Edmund Allenby pour conduire en Palestine une guerre de manœuvre.

L’offensive des Anglais vient d’échouer, mais ils veulent la reprendre avec de plus considérables objectifs. Dans ce dessein, ils organisent l’arrière et augmentent le rendement des voies de communication. L’Egyptian Labour Corps, composé de fellahs égyptiens sous les ordres d’officiers anglais, s’applique sur-le-champ à une triple tâche. On perfectionne la voie ferrée, ses croisemens sont multipliés et permettent un trafic ininterrompu dans les deux sens. Le terminus est porté de Rafa à Deir-el-Belah, quelques kilomètres seulement au Sud de Gaza, qui bientôt présente l’aspect d’une vaste gare européenne. D’autre part, de Rafa même un long embranchement à voie normale est poussé vers l’Est, jusqu’à Sheikh-Nouran, d’où il se scinde en deux voies, l’une vers Chellal, l’autre vers Gamli. Ensuite, on organise sur la côte, non loin de Deir-el-Belah où la mer le permet, des appontemens grâce auxquels chaque jour des approvisionnemens considérables sont débarqués ; sous la protection de patrouilleurs, des steamers s’y ancrent près du rivage et l’on voit, ployés sous les sacs, les files trottinantes des fellahs qui se suivent sans arrêt. Enfin, on réorganise de fond en comble le système routier d’où sortent trois grands types de voies. Il en est de première classe, souvent macadamisées, pour les camions-automobiles ; puis, des pistes soigneusement entretenues où marchent les troupes à côté des lourds « caterpillers[19] ; » enfin, sur des chemins moins bien tracés filent de légères automobiles Ford, hautes sur roues et qui ainsi échappent à l’enlizement dans les sables. Auprès d’elles marchent pesamment les longs convois de chameaux qui se suivent par dizaines de milliers. Le service des renseignemens est assuré par des contingens de motocyclistes d’une endurance extraordinaire. Moitié courant, moitié juchés sur leur trépidante machine, à peine leur silhouette se dessine-t-elle au sommet d’une dune que déjà elle a disparu.

Grâce à cette triple organisation de la côte, des lignes ferrées et des routes, le corps expéditionnaire reçoit ses renforts. Tout lui arrive par El Kantara, sur le canal de Suez. Ceux qui connurent avant 1914 cette paisible bourgade seraient étonnés d’y voir, aujourd’hui, un port puissamment outillé, des quais immenses où halettent sans arrêt les grues à vapeur et d’où partent, comme les innombrables bras d’une pieuvre, tous les convois pour l’avant ; des bacs et des ponts démontables y assurent le passage d’Egypte en Asie. Enfin, les ingénieurs ont réglé la question de l’eau. Une formidable canalisation, qui mesure des centaines de kilomètres, déverse jusqu’aux lisières de Gaza les flots filtrés du Nil. Les chevaux subissent un entraînement progressif contre la soif. Par un rationnement graduel on les accoutume à se contenter de peu. C’est le « noviciat » de la soif. Quant aux méharis, on leur enseigne patiemment à ne plus crier, condition indispensable à certaines surprises, et cela les différencie des chameaux de transport.

Au cours de septembre 1917, le général Allenby et son état-major préparent un nouveau plan d’attaque. L’armée britannique, que viennent appuyer un détachement français sous les ordres du colonel de Piépape et un petit corps italien confié au major Agostino, a sur la IVe armée ottomane une supériorité numérique écrasante. En plus des effectifs mentionnés déjà, elle a reçu plusieurs divisions de renfort et l’appui d’une importante artillerie lourde et de nombreux avions.

Cependant, les Turcs eux aussi ont été renforcés. Kress von Kressenstein, en Idumée, commande, au 1er octobre 1917, 68 bataillons et 20 escadrons armés de 312 pièces d’artillerie et 526 mitrailleuses : ce dernier chiffre est exceptionnellement élevé. Presque tous les canons lourds sont servis par des Allemands et les Autrichiens manœuvrent les pièces, antiaériennes. Cette armée est répartie en trois groupes principaux, dont l’un[20]défend les alentours de Gaza, sur des positions qui couvrent les collines d’Ali Muntar et d’Atawinah. Un autre[21], qui forme le centre, s’appuie sur le massif de Kavukah ; le troisième[22], à l’extrême-gauche, occupe Bir Seba et ses environs.

L’ennemi pour ravitailler de tels effectifs a dû s’imposer une tâche identique à celle des Anglais. Il dispose, assez loin en arrière, d’une bonne voie de rocade : la ligne Jaffa-Jérusalem. Mais, comme elle n’était rattachée a aucun système ferré, il a fallu, d’abord, construire un long embranchement qui de Lydda (Est de Jaffa) et par Naplouse vînt rejoindre la voie de Damas : ainsi existent des communications directes par le rail entre Jérusalem et Damas qu’unit au surplus une large chaussée carrossable. Ce n’est pas tout. De la ligne Jaffa-Jérusalem se détachait, au passage de l’Oued Surar, un nouveau chemin de fer qui fut poussé en avant, de dix kilomètres environ, jusqu’à El Tineh. Là, il diverge, vers le Sud, dans Tell-es-Sheria sur l’Ouadi de ce nom, oblique au Sud-Est et gagne Bir-Seba ; puis, d’autre part, un second embranchement suit la côte et atteint Beit-Hanum, voisine de Gaza. — Ainsi, les trois groupes de l’armée turque ont chacun derrière eux leur gare régulatrice : Beit-Hanum pour le XXIIe corps, Tell-es-Sheria pour le XXe, et pour l’extrême-gauche Bir-Seba que, de plus, une large route réunit à Hébron. Les 24e et 48e régimens d’infanterie turcs (5 800 hommes avec 24 mitrailleuses et 8 canons) gardaient ce réseau de communication.

D’une manière générale, le front turc Gaza-Bir Seba comprenait deux systèmes de tranchées puissantes et que 1 200 mètres, environ séparaient des lignes anglaises. Mais les retranchemens n’étaient pas continus et avec un chef audacieux la guerre de position pouvait devenir guerre de manœuvre. Le général Allenby vit, aussitôt, l’erreur de ses prédécesseurs : ils n’avaient point utilisé la cavalerie. Les retranchemens ennemis étaient devenus trop puissans pour qu’on les pût prendre de front, et la victoire dépendait de la combinaison d’un large mouvement tournant accompagné d’un assaut direct contre Gaza.

Une seule partie du front était abordable pour des masses de cavalerie : le secteur de Bir Seba qui, à l’Est de la ville, cessait d’être fortifié. Alors, sir Edmund Allenby imagina de jeter ses escadrons entre Hébron et Bir Seba, de manière à déborder cette dernière. Celle-ci tombée, la chevauchée continuerait vers le Nord-Ouest, tandis que les Turcs seraient accrochés devant Gaza. La cavalerie donnerait, alors, en plein sur les lignes, de communication, contraignant la IVe armée tout entière à plier d’un bout à l’autre.

Dans la nuit du 30 au 31 octobre, les cavaliers du général Chauvel se concentrent autour de Bir Seba. A l’aube, les Anzacs montent en selle, et après une longue randonnée coupent les Turcs d’Hébron. Cependant, l’infanterie attaquait Bir Seba par l’Ouest et, bientôt, les 67e et 81e régimens d’infanterie turcs étaient cernés autour de la mosquée. Une charge décisive du 4e de cavalerie légère australienne détermine leur reddition et, au crépuscule, nos alliés occupent Bir Seba. 1 930 prisonniers avec 5 canons étaient envoyés à l’arrière. Surpris, l’adversaire n’avait pu détruire la ville où la gare demeurait intacte, et les ingénieurs britanniques purent aussitôt augmenter le rendement, des puits. Le lendemain, les Australiens arrivaient aux lisières de Duharieh, sur la route d’Hébron ; au centre, l’infanterie gagnait 15 kilomètres et, à gauche, elle s’organisait devant les lignes turques.

Ainsi, en. quarante-huit heures, le pivot oriental du front turc avait sauté, l’ennemi perdait du monde en masse, mais surtout, la pression britannique allait s’augmentant d’heure en heure sur les derrières de l’adversaire. C’est alors qu’Allenby exécute la seconde partie de son plan. Il veut laisser à sa cavalerie le temps de souffler et, d’autre part, retenir devant Gaza le plus d’ennemis possible. Le 2 novembre, après six jours d’un bombardement auquel le Requin prit une part glorieuse, l’infanterie enlève avec l’aide des tanks la première ligne devant Gaza et s’y consolide.

Kress von Kressenstein décide alors d’évacuer la ville. Une pause de quelques jours suit, pendant laquelle l’aviation anglaise très active bombarde Caïffa et les voies ferrées. La préparation d’artillerie recommence avec une telle violence que devant Ali Muntar, d’heure en heure, sous la pluie d’acier on voit la colline qui, pétrie, prend de nouvelles formes. Les Turcs faiblissent et quand, le 6 novembre au matin, l’infanterie britannique s’avance derrière ses barrages protecteurs, elle balaie toute résistance. Il s’agissait, à droite, de prendre la gare de Tell-es-Sheria dont la chute déborderait le centre turc ; à gauche, d’occuper Gaza, pendant qu’au centre on tiendrait sur place. L’opération réussit à merveille. Déjà, ce n’est plus la guerre de tranchées, car on avance en rase campagne, et la cavalerie enfonce les lignes de Tell-es-Sheria, se jetant vers Huj pour couper les Turcs qui tiennent Kawukak. Les Écossais traversent Gaza au pas de course et, du sable jusqu’à la cheville, gagnent en quelques heures l’embouchure de l’Oued Hézi, 15 kilomètres au Nord. La gare de Beit-Hanum est prise. Sur toute la ligne, Kress von Kressenstein cède, perd des prisonniers par milliers et des canons par dizaines, et la IVe armée, la meilleure qu’ait encore le Sultan, prend la fuite ! Le premier objectif d’Allenby était atteint. Il avait fait triompher la guerre de mouvement et, dès lors, s’ouvre une phase nouvelle de son action…


IV

Parallèlement à l’ennemi en retraite et au voisinage de la cote, s’étendent les ravins desséchés de nombreux torrens qui pourraient appuyer la résistance. Il s’agit d’en déloger vivement les Turcs et d’occuper le croisement des voies ferrées qui mènent à Bir Seba et Jérusalem ; ainsi, la Ville Sainte serait coupée de Damas…

Les opérations vont se dérouler sur le rivage. Bien qu’ils aient franchi 20 kilomètres d’une seule traite, les Écossais parviennent, le 3 novembre, à forcer le passage de l’Oued Hezi, et la retraite du centre turc s’en trouve menacée. L’ennemi sacrifie 15 canons pour couvrir son repli, quand la Yeomanry dans une superbe charge y cloue les servans, et le chiffre des prises atteint, alors, 9 000 captifs et 80 canons, — le quart de l’artillerie turque ! Le 9, le 10 encore, la poussée continue ; Ashkalon et Esdoud tombent, et l’adversaire qui veut résister sur l’Ouadi Sukereir est bousculé par les Gourkhas. Une manœuvre d’enveloppement cerne dans un vallon 1 500 hommes, qui y capitulent ; le 14, la gare d’El Tineh est prise et les gros canons de l’escadre crachent la mitraille sur le rivage. Les pertes ennemies deviennent impressionnantes : à Katrah seulement, on compte 4 000 cadavres !

Dès lors, Kress von Kressenstein a bouleversé son ordre de bataille : la 3e division de cavalerie syrienne couvre Hébron et la 24e d’infanterie Beit Jibrin ; au centre, les 20e, 16e et 19e[23], le long du chemin de fer, cherchent à tenir contre les charges de la cavalerie et des méharistes anglais ; suivant la côte, les 57e, 7e, 3e et 53e occupent une position défensive sur l’Oued Surar où se trouvent creusés des retranchemens. Mais les Écossais avec les Anzacs franchissent le torrent, le 15 ; occupent Ramleh et Lydda, le 16 ; et le lendemain entrent sans combat dans Jaffa d’où les arrière-gardes turques s’enfuient.

Cette magnifique et rapide poursuite vaut au général Allenby des territoires considérables et plusieurs villes, et c’est alors que s’ouvre la troisième phase de la manœuvre. Tandis que sa gauche progressait démesurément vers le Nord, centre et droite sont demeurés immobiles. Désormais, il couvre Jaffa en occupant la rive méridionale du Nahr el Audj. Puis, il transporte ses forces au centre en direction de Jérusalem. Au lieu d’attaquer vers le Nord, il fait tête de colonne vers l’Est. Devant lui s’étend le massif accidenté des collines de Judée où est la Ville Sainte que deux routes seulement, celles de Jéricho et de Naplouse, ravitaillent. Allenby s’efforce de couper cette dernière, mais il se heurte à l’ennemi qui veut assurer la retraite de son aile gauche, et pendant la deuxième quinzaine de novembre, l’armée britannique, en combattant sans cesse, se rapproche peu à peu des portes de la Ville Sainte.

Les pluies violentes et le mauvais état des routes retardèrent la marche des Anglais. Il fallut plusieurs jours pour relever les unités fatiguées et réorganiser les transports. Entre temps, de violentes contre-attaques turques reprenaient du terrain, et Kress von Kressenstein, ne laissant près de Jaffa que quatre divisions[24], constituait devant Jérusalem un puissant groupe défensif de 6 divisions d’infanterie[25], qu’appuie la 3e de cavalerie. Les crêtes de Ain Karim et Nebi Samwyl qui dominent la route de Naplouse, et les hauteurs à l’Est de Lydda jalonnaient la ligne de feu. Le 6 décembre au matin, nos Alliés reprennent l’attaque. L’aile droite tout entière marche sur Hébron, qu’elle occupe sans coup férir, le 7. Le lendemain, une colonne de cavalerie atteint les lisières de Bethléem et y entre en liaison, sur sa gauche, avec une autre colonne descendue des crêtes au Nord. Le 9, toute la ligne s’ébranle. Anzacs et Yeomen, par un large détour sur leur droite, vont couper la route de Jérusalem à Jéricho, tandis que la gauche descend sur le chemin de Naplouse et y place ses avant-gardes.

Mais la défense de Jérusalem avait été aménagée avec un soin minutieux et les hauteurs environnantes couvertes de tranchées et de fils barbelés. L’artillerie était installée à contre-pente sur le Mont des Oliviers. On sut aussi que, près de l’enceinte même de la ville, des canons se trouvaient mis en batterie. Il y avait là une grave difficulté pour le général Allenby qui, ne voulant, à aucun prix, combattre sur le sol sacré de la Chrétienté, dut recourir à une manœuvre stratégique pour faire tomber la place. La journée du 8 décembre fut décisive. A la baïonnette on délogea les Turcs des positions qu’ils occupaient sur les crêtes, à 12 kilomètres dans l’Ouest, et leur repli commença dans un grand désordre. Au cours de la nuit, des renforts arrivèrent par la route de Jéricho, mais trop tard : déjà le sort de la place était décidé. Le 9, à huit heures du matin, le maire et le chef de la police arboraient le drapeau blanc. Toutefois, la lutte n’en continuait pas moins. Les Londoniens doivent charger à la baïonnette dans les faubourgs, sous le feu des mitrailleuses qui flanquent le Mont des Oliviers. Les Anglais, opérant au Nord, accentuent leur pression, et les Turcs se retirent en hâte pour n’être pas investis. En même temps, les bataillons gallois, engagés sur la route d’Hébron, coupaient Jérusalem de Jéricho, cependant que, sûrs du succès, les nôtres se massaient déjà pour faire leur entrée solennelle dans la Ville sainte.

Tout combat cesse, dans l’après-midi du 9, et l’officier commandant les troupes d’attaque se concerte avec le maire de la ville. Pour occuper Sion, on attend le général Allenby et les représentans alliés se bornent à faire poster par les autorités indigènes des gardes autour des édifices publics. Le détachement qui doit accompagner le commandant en chef est formé de Londoniens, d’Ecossais, d’Irlandais et de Gallois. Un peloton de 50 cavaliers à pied représente l’Australasie, 50 fantassins représentent la France et 50 l’Italie.

Il est midi. Autour de la Porte de Jaffa, la population non musulmane, à laquelle se mêlent toutefois quelques mahométans, s’est rassemblée. Simplement, ayant à sa droite, M. François Georges-Picot, et le colonel de Piépape, à sa gauche, le major Agostino ; le commandant en chef fait son entrée dans la ville. Des aides de camp, des gardes d’honneur le suivent, et Borton Pacha, haut fonctionnaire égyptien et nouveau gouverneur militaire, reçoit le cortège. En même temps, on lit une proclamation qui recommande le calme et le respect des Lieux Saints, dont des détachemens alliés renforcent ; désormais, les gardes habituelles.

En quelques heures, tout est terminé. La population orientale se disperse laissant aux carrefours des ruelles la note vive d’un habit éclatant ou la brève silhouette d’un geste vif ; et c’est à peine si quelque uniforme bleu ou kaki, entrevu à l’ombre d’une maison, rappelle qu’après dix siècles de domination turque, Jérusalem est enfin délivrée !


V

Ainsi, des quatre provinces de Palestine deux sont entre nos mains, et c’est vers Samarie et la Galilée que vont se porter, maintenant, les efforts des Anglais. Ils y rencontreront des montagnes difficiles, tandis que les Turcs, rapprochés de leurs bases, s’appuieront davantage sur les voies de communication dont Naplouse est le centre, et sur la ligne de rocade Saint-Jean d’Acre-Damas. — Une partie de la IVe armée se retire vers l’Est, par Jéricho. De ce côté, les victoires de Palestine vont influer sur le sort du Hedjaz. Depuis qu’en 1916 le Grand Chérif de la Mecque s’y révolta, ses partisans progressèrent sans cesse et vinrent, par la côte, jusque dans Akabah joindre l’extrême droite de l’armée anglaise. Sous les ordres des Emirs Abdallah et Faiçal, appuyés d’officiers français et anglais, ils ne cessent de harceler les Turcs, si bien que la garnison de Médine est, désormais, cernée au bout de la ligne du Hedjaz. Or, celle-ci se glisse dans l’Est de la Mer Morte, au voisinage de la droite britannique qui, Jéricho prise, peut traverser le Jourdain et consommer la ruine turque en Arabie. C’est dans ces deux directions que vont s’exercer nos communs efforts.

Mais la campagne de Palestine n’entraîne pas seulement ces résultats locaux. Par la vigueur avec laquelle elle a été menée, l’ordre de bataille en Orient s’est vu bouleversé de fond en comble, les forces ennemies d’Idumée ayant dû, en attendant mieux, passer de 2 divisions, en février 1917[26], à 11, au mois de décembre.

La défense de l’empire repose sur une immense armature à cinq pièces : les cinq armées du Caucase, de Mésopotamie, d’Arabie, des côtes et de Palestine[27]. Aux Russes du général Prjewalsjty, en Arménie, le Sultan oppose de la mer Noire au lac d’Ourntah la IIIe armée avec Vehib Pacha[28] ; et la 1re armée d’Izzet Pacha qui de Diarbékir tient une ligne de 450 kilomètres[29]. — Aux cosaques du général Baratof et à l’armée anglo-hindoue de sir Francis Marshall[30]font face, entre le grand Zab et l’Euphrate, la VIe armée[31]que commande Halil Pacha[32]. — Le troisième groupe osmanli est disséminé à travers l’Arabie et la progression anglaise va l’isoler[33]. — L’armée des côtes protège la Turquie d’Europe et l’Asie-Mineure contre un débarquement éventuel : ce sont là 9 divisions en partie disponibles pour un autre théâtre. Enfin, la plus considérable armée turque, à l’heure actuelle, la IVe, est en Syrie[34]avec Kress von Kressenstein qui la commande de Naplouse. Elle comprend, d’ores et déjà, 10 divisions d’infanterie et 1 de cavalerie, tandis que se trouvent à proximité des forces importantes[35]dont plusieurs unités allemandes. De leurs armes va dépendre le sort de la Syrie. L’ensemble des cinq fronts ottomans, que dirige d’Alep le maréchal von Falkenhayn qui, après avoir conquis la Roumanie et lorsque Bagdad tomba, vint en assumer la charge, est désormais bousculé. C’est l’essentiel. On le voit, l’armée de Palestine est avec ses réserves immédiates la plus forte dont dispose la Turquie et, cependant, elle se trouve en triste situation. Par mort, blessures, capture et désertions elle a perdu les trois quarts de ses effectifs, déficit que ne peut combler le rendement médiocre des voies de communication : il devient douteux que Falkenhayn puisse la ressaisir avant longtemps. La Palestine devenue pour Constantinople le front principal, voilà les projets turcs radicalement bouleversés. Au printemps, en effet, Falkenhayn préparait contre Bagdad une attaque puissante. Des effectifs prussiens, désignés sous le nom de Divisions du Tigre, devaient former le noyau d’une VIIe armée qui serait concentrée sur l’Euphrate, à Zor, sous les ordres directs de Mustapha Kiamil Pacha. La destruction de ce plan est un des principaux résultats obtenus par le général Allenby, et la conquête de Jérusalem confirme celle de Bagdad.


CHARLES STIENON.

  1. Elle comprend les 23e, 25e et 27e divisions (VIIIe corps de Damais, XIIe corps de Mossoul), plus une partie du IVe corps de Smyrne et de la Division du Hedjaz, et environ 15 000 Arabes irréguliers ; le service des transports est dirigé par un ancien brigand albanais, Roshan Bey, — en tout, 45 000 hommes environ.
  2. 28e brigade indienne (général Younghusband) — 51e et 53e sikhs, 56e et 62e Punjabis. 29e brigade indienne (général Cox) — 6e gourkahs, 14e sikhs, 69e et 89e Punjabis, 9e brigade indienne (colonel Walker), 30e brigade indienne (général Mellis). Ces unités comprennent : les 27e, 67e et 92e Punjabis, 2e Rachpouls, 10e Gourkahs, 128e Pioners et 52e Sikhs.
  3. Cuirassé Swiftsure, croiseurs Clio et Hardinge ; garde-côte et croiseur français, Requin et d’Entrecasteaux ; en plus d’une escadrille d’hydroplanes.
  4. Inspecteur général des forces nigériennes, au début de la guerre, il a commandé en chef les colonnes franco-anglaises qui, en janvier 1916, ont achevé la conquête du Cameroun. (Voyez la Revue du 15 novembre 1915.)
  5. La 30e brigade gagne la Mésopotamie (juillet 1915) ; la 28e part pour Aden (juillet 1915).
  6. Le 2e corps Anzac comprend : Anzac Mounted Division (général Chauvel) ; 4e division australienne (général Cox) ; 5e division australienne (général Mac Cay). En tout, 36 bataillons que commande le lieutenant-général Godley. — 42e division (général Douglas), 52e division (général Smith), 54e division, — 5e brigade montée (général Wiggin).
  7. Conduite fermée à fleur du sol.
  8. Napoléon, Correspondance, V.
  9. Le noyau de ce corps est formé par la 3e division turque qu’appuie de la cavalerie arabe, de l’artillerie légère et des canons de campagne Krupp. Un corps spécial de mitrailleuses, — 8 compagnies à 4 pièces, — est uniquement servi par des Allemands, ainsi que plusieurs batteries lourdes (105 et 150). Les pièces anti-aériennes sont maniées par des pointeurs autrichiens. La T. S. F. de campagne et un hôpital mobile complètent cette colonne, forte de 20 000 hommes.
  10. Ses forces comprennent, alors : la 42e division d’infanterie (trois brigades d’East Lancashire, général Sir William Douglas ; les 52e et 54e divisions d’infanterie (major-général Smith), des territoriaux écossais plus un corps de cavalerie sous les ordres du général Chauvel (Anzuc Mounted Division, et brigade de Yeomanry).
  11. 42e, 52e et Anzacs.
  12. La East Frontier Force que va commander le général Dobell comprend alors : la 52e division d’infanterie, la 53e (général Dallas), la 54e (général Hare) et un corps de cavalerie sous les ordres du lieutenant-général Sir Philipp Chetwode (Anzac Mounted Division du général Chauvel, Impérial Mounted Division et Imperial Camel Corps).
  13. Ordre de bataille turc en fin mars 1917 : à Gaza, la 3e division d’infanterie et 2e régiment (10 000 fusils) avec 24 mitrailleuses, deux 150 (60e bataillon allemand), trois 105 austro-hongrois et cinq batteries de campagnes (3e régiment d’artillerie turc). — À Tell-es-Shéria, la 16e division d’infanterie (6 000 fusils, 16 mitrailleuses, 4 batteries du 16e d’artillerie turc) et la 3e division de cavalerie (4 pièces légères, 4 obusiers, 4 mitrailleuses) ; à Ramleh, la 53e division d’infanterie. — Le tout forme le XXIIe corps dont le quartier général est à Tell-es-Shéria.

    À Jérusalem, se concentrent la 54e division d’infanterie (venue du Caucase) et le 67e d’infanterie (arrivée du Liban) ; Caïffa sert de quartier général à la 27e division d’infanterie.

  14. Rapport du général Murray, London Gazette, novembre 1917.
  15. Cette escadre comprenait deux monitors puissamment armés, des contre-torpilleurs et des navires français : le Requin entouré de destroyers.
  16. Rapport Murray, passim.
  17. Chetwode est un cavalier hors ligne qui déjà en 1914, à la bataille de Mons, mena ses dragons jusqu’aux lisières de Bruxelles. Dans la retraite, il mena une charge fameuse où, portant des fantassins en croupe, ses escadrons balayèrent les Prussiens.
  18. Dans la région d’Atawinah.
  19. Tracteurs à chenille, faisant une lieue ù l’heure et entraînant derrière eux 3 voitures de 5 tonnes chacune. C’est à eux qu’on emprunta le principe des tanks.
  20. Le XXIIe corps couvre 15 kilomètres avec les 7e division (à bataill.), 3e (à 9 batail.) soit 9 930 fusils, 240 sabres, 108 mitrailleuses et 25 batteries.
  21. Le XXe corps composé de 3 divisions à 9 bataillons (les 54e, 26e et 16e), soit 14 400 fusils, 168 mitrailleuses et 88 canons. — En réserve générale, 1 080 sabres.
  22. L’infanterie ottomane, ici engagée, compte 7 375 fusils formant 3 bataillons de la 27e division, 9 de la 53e, 3 de la 21e et 3 de la 43e.
    Prévoyant la nouvelle offensive, la Turquie ne cessa d’envoyer des renforts. De ses 46 divisions en ligne elle en avait, alors, 12 au Caucase et en Perse, 7 en Mésopotamie, 2 en Roumanie, 4 en Arabie. En ce moment même, il lui en reste 12 à l’intérieur, et les 9 restantes sont en Palestine. Puis l’on vit, l’une après l’autre, gagner l’Idumêe les 17e, 19e, 20, 33e divisions et la 3e de cavalerie. Le 1er novembre dernier, la 20e division arrivait d’Alep à marches forcées, débarquait à Ramleh, le 6, et fut, immédiatement, jetée dans la bataille.
  23. Cette dernière, en juin, occupait encore le secteur de Brzezany, en Galicie, avec l’armée du comte Bothmer. Elle partit avant la dernière offensive russe, au cours de laquelle le général Belkowitch attaqua près des anciennes positions qu’elle venait de quitter. Après un voyage de trois mois, elle débarque à Médiel, le 29 octobre, et ses premiers élémens atteignent à pied Tell-es-Shéria, le 3 novembre, juste à temps pour être balayée par les Anzacs.
  24. Les 3e, 7e, 16e et 20…
  25. Les 27e, 24e, 53e 54e, 26e et 19e.
  26. Après la bataille de Gaza (mars et avril 1917), la 3e division de cavalerie arriva du Caucase : la 26e d’infanterie accourut de Constantinople.
  27. J’ajouterai, pour mémoire, les 15e et 25e divisions d’infanterie, aujourd’hui fondues dans la IIIe armée bulgare du général Nérizoff qui se trouve à Braïla-sur-Danube ; — et le 177e régiment d’infanterie, incorporé dans la Division dee Lacs, devant Salonique (entre Ochrida et Presba).
  28. Ce sont, de la Mer Noire à l’Euphrate : la 31e, les 11e, 5e, 10e et 9e Caucasiennes, la 36e ; à Sivas, en réserve, la 35e et la 2e de cavalerie ; quartier général à Sîvas.
  29. Ce sont, de l’Euphrate au Sud de Van : la 12e, la 8e (élémens), la 5e et la 8e (élémens) ; des bandes kurdes tiennent le secteur de Van à la frontière persane. La 11e est en réserve à Diarbékir, et peut-être aussi la 1re.
  30. Celui-ci, un des vainqueurs de Kut et de Bagdad, vient de succéder au regretté sir Stanley Mande, fauché par une courte maladie.
  31. La 9e division est à Revandouz, la 2e à Kerkouk, la 46e à Souleimanieh, la 6e à Kifri, la 52e et la 51e à Tekrit, des élémens de la 50e à Hit, la 14e est en réserve sur le Tigre et il est probable que la 9e a quitté cette région. Quartier général à Mossoul.
  32. En tout, 30 000 fusils et 2 100 sabres avec 110 canons et 268 mitrailleuses.
  33. 39e et 40e divisions devant Aden ; 58e au Hedjaz ; 21e dans l’Assir.
  34. Elle comprend : a) sur la côte, les 3e et 7e divisions ; b) en Judée, les 24e, 54e, 26e, 53e et 7e divisions, et la 3e de cavalerie ; c) les 16e, 19e et 20e divisions, encore en réserve, au mois de décembre 1917, ont dû ces jours derniers être jetées au feu.
  35. Sur le chemin de fer Saint-Jean d’Acre-Damas : les 43e (venue de Cilicie) et 48e divisions ; à Homs, des troupes allemandes ; à Alep, la 59e division.