La Conquête de l’Algérie - Le Gouvernement du général Bugeaud/10

LA
CONQUÊTE DE L’ALGÉRIE

X.[1]
GOUVERNEMENT DU GENERAL, PUIS MARECHAL RANDON. — SOUMISSION DU SUD. — RÉDUCTION DE LA KABYLIE. — ACHÈVEMENT DE LA CONQUÊTE.


I.

Au 1er janvier 1852, voici quel était en Algérie l’état du haut personnel militaire. Le général Randon, gouverneur, avait pour chef d’état-major le général de Martimprey, pour sous-chef le lieutenant-colonel de Cissey, pour premier aide-camp le commandant Ribourt. Le général Camou, commandant la division d’Alger, avait sous ses ordres directement le général Pâté, dans la subdivision de Miliana le général Maissiat, dans la subdivision d’Aumale le général d’Aurelle, dans la subdivision de Médéa le général de Ladmirault. A la tête de la division d’Oran, le général Pélissier avait sous ses ordres directement le général de Luzy-Pellissac, à Tlemcen le général de Mac-Mahon, à Mascara le général Bouscaren ; la subdivision de Mostaganem était alors sans titulaire. Sous les ordres du général de Salles, commandant la division de Constantine, étaient, à Constantine même, le général d’Autemarre, à Sélif le général Bosquet.

Ce fut le général Bosquet qui eut le premier, en 1852, à faire parler la poudre. Bou-Baghla, ce revenant perpétuel, avait fait irruption dans l’Oued-Sahel inférieur, brûlé, le 14 janvier, le village d’Aguemoun qui lui faisait résistance, et malmené le maghzen de Bougie. Quatre jours après, la colonne active de Sétif était en marche; elle comptait 1,500 baïonnettes, 150 sabres et 2 obusiers de montagne. Le 21, au milieu du pays insurgé, elle était rejointe par le colonel Jamin, venu de Bougie avec deux bataillons et deux autres pièces de montagne ; son effectif dès lors fut doublé. A cet ensemble de forces animées par l’énergie du commandement, Bou-Baghla ne pouvait pas tenir tête. Attaqué, le 26 janvier, sur le territoire des Beni-Mansour, il fut rejeté de l’autre côté du Djurdjura. Le 4 février, la colonne occupait le col d’Akfadou, dominant à l’est l’Oued-Sahel inférieur, à l’ouest la vallée du haut Sebaou.

L’action militaire avait atteint son objet. « Il ne saurait être question, à l’époque actuelle, écrivait le général Randon à Saint-Arnaud, ministre de la guerre, de faire une expédition profonde, que la colonne n’aurait pas d’ailleurs les moyens d’exécuter et qui ne pourrait être que compromettante pour le présent, sans bénéfice pour l’avenir. »

C’est le grand, le principal mérite du général Randon, dans son gouvernement d’Algérie, d’avoir voulu substituer quelque chose de permanent à ces allées et venues de colonnes derrière lesquelles les populations traversées se rejoignaient comme les flots sur le sillage d’un navire, et d’avoir compris que, pour garantir la permanence des établissemens, il fallait leur assurer d’abord des communications permanentes. La belle route ouverte par lui dans la forêt de l’Edough est restée le meilleur souvenir et comme le monument de son commandement de 8ône en 1842. C’est pourquoi il ajoutait dans sa dépêche à Saint-Arnaud : « La route qui doit joindre Alger à Bougie, en traversant la Kabylie, doit être l’objet d’une attention toute particulière. Il importe de reconnaître la véritable direction à lui donner de Bougie aux crêtes des montagnes qui forment, à l’est, le bassin du Sebaou, d’en indiquer le tracé et même de procéder autant que possible à des travaux d’ouverture. Nous faciliterons ainsi les opérations militaires à entreprendre ultérieurement contre la Grande-Kabylie, et nous assurerons la tranquillité du pays en prouvant dès aujourd’hui aux indigènes notre ferme volonté d’établir fortement chez eux notre domination et notre autorité. »

Dès le 5 février, les troupes se mirent à l’œuvre entre Bougie et Ksar-Kbouch, tandis qu’un peu plus au sud, des corvées de Kabyles travaillaient entre Akfadou et l’Oued-Sahel. Le 12, voici ce qu’écrivait à sa mère le général Bosquet : « Nous sommes bivouaques au sommet des montagnes et contre les neiges du Djurdjura, qui ne fondent qu’au printemps. De la porte de ma tente, je vois dans le lointain un coin du grand golfe de Bougie et toutes les montagnes du plateau de Sétif à 40 lieues de nous; la belle vallée de l’Oued Sahel se déroule en bas, à nos pieds, dans une étendue de 25 lieues. C’est un tableau imposant, très beau. Depuis quelques jours, nous n’avons plus, à portée, d’ennemis à combattre; j’ai des otages de partout, dans les limites que j’ai dû accepter. Nos soldats, comme ceux des légions romaines, ont posé leurs armes pour prendre la pioche, le pic à roc et la barre à mine. Je fais dans ces montagnes une route qui conduira de Bougie jusqu’au plateau du Djurdjura; nous nous en servirons au printemps; elle sera l’amorce de la route future de Bougie à Alger. C’est une prise de possession du pays qui crève le cœur de nos montagnards et leur fixe des limites précises à la résistance qu’ils rêvent contre le conquérant. Malgré une neige qui tombe très claire, nos soldats travaillent sur la route; je viens de leur envoyer à chacun un bon verre d’eau-de-vie. Si Annibal en avait eu dans les Alpes, je crois qu’il en aurait usé plutôt que de vinaigre. »

Douze jours après, la note était tout autre, et l’énergique émotion du chef faisait vibrer son récit d’un accent tragique. Le 19 février, cette neige très claire s’était épaissie ; les communications avec Bougie étaient coupées ; on allait manquer de vivres; le 22, il fallut lever le campement. Bientôt toute marche en ordre devint impossible; l’avant-garde qui devait faire halte au pied de la montagne voulut poursuivre coûte que coûte; en s’égarant elle égara tout ce qui suivait; ceux qui tomba-;nt sur la neige étaient bientôt ensevelis sous la neige. Pendant quarante-huit heures, on dut croire à des pertes inouïes, à un désastre sans nom.

Enfin, le 24, à minuit, le général Bosquet put écrire, de Bougie, à sa mère: « Sache que, depuis trente ans, on n’avait pas vu de tourmente de neige sur le terrain où je bivouaquais, et que cette tempête est un vrai monstre d’ouragan. Pour n’abandonner personne, j’étais resté le dernier, avec six compagnies d’élite et mon ami Jamin. Quelle journée et quelle nuit! Et que de traits de dévoûment, d’énergie! Rien n’est beau comme un brave soldat! La veille du départ, quand la tourmente se déclara dans sa furie, je mis mes hommes, en mouvement pour les réchauffer; et la nuit je fis faire de grands feux autour desquels on se pressait, mais en manœuvrant pour que chacun à son tour pût approcher. Toutes les cinq minutes, je criais ou faisais crier : Qui vive? et chacun devait répondre : Présent ! Enfin, les voilà casés à Bougie ! j’y suis arrivé le dernier, hier, et j’ai fait ma première visite à l’hôpital, où j’ai été mettre pied à terre avant d’entrer dans le logement qui m’était préparé. J’aurai perdu une cinquantaine d’hommes gelés, peut-être ; j’en ai près de deux cents endoloris des pieds. J’espère n’avoir que très peu de cas d’amputation. Ces pauvres soldats me remerciaient du regard et me demandaient : « Et vous? où en sont vos pieds? » Ils savaient que j’avais marché, à pied, derrière, toute la journée et à peu près toute la nuit, vingt-deux heures, dans la neige, relevant plusieurs d’entre eux. Nous sommes très bons amis et j’aime bien ces amis-là! »

Quelques jours plus tard, il écrivait encore : « La part du mal a été minime, quand on la compare aux chances probables. De mémoire de vieillard, on n’avait pas eu, depuis trente ans et plus, de neige pendant plus de cinq à six heures. La température était celle du printemps; on avait cueilli des violettes dans la journée. La nuit était chaude, lorsque, vers une heure du matin, il tomba de la neige sans froid ni vent. Le lendemain, du soleil, température chaude ; mais, vers le milieu de la journée suivante, ce fut la foudre ; des tourbillons à ne pas se voir, à renverser hommes et chevaux. Nous partîmes au jour, et la tempête a duré quatre jours et demi derrière nous, couvrant le bivouac de cinq pieds de neige. Plus d’une fois, j’ai dû abandonner des cadavres, jetant sur eux une poignée déneige en signe d’adieu pour nous et leurs familles, et levant les yeux au ciel pour le prier qu’il nous fût permis promptement de leur donner une autre sépulture. Je reste responsable devant les hommes du naufrage de ma colonne; mais le témoignage de mes soldats, de mes officiers, des étrangers, de tout le monde qui m’écrit, est trop d’accord avec celui de ma conscience pour me laisser dans le cœur un autre sentiment que la douleur d’avoir perdu de braves gens et d’en voir souffrir d’autres que tous mes efforts n’ont pu sauver. »

Ces lignes étaient écrites de l’ancien bivouac, du bivouac funèbre, où la colonne mutilée, mais renforcée par un bataillon de zouaves arrivé d’Alger, avait repris position, le 3 mars. Les Kabyles, qui l’avaient crue anéantie, furent plus frappés de son retour que de sa première apparition sur leurs crêtes. Le 24, le général Bosquet la ramena dans ses cantonnemens à Sétif.

Les derniers échecs de Bou-Baghla, ou plus probablement ses prétentions à la prépotence, venaient de causer en Kabylie une défection d’importance et tout à fait inattendue. Le fameux chef des Zouaoua, Si-Djoudi, s’était mis secrètement en rapport avec le lieutenant Beauprêtre, commandant du poste de Dra-el-Mizane, et tout à coup, vers la fin de mars, on le vit arriver à Alger, suivi de quatre-vingt-douze délégués des tribus, qui, jusque dans cette résolution décisive, avaient subi son influence. Le 7 avril, le gouverneur le reçut solennellement dans la cour de son palais. Là, en présence du meufti et des oulémas, Si-Djoudi et ses adhérens jurèrent sur le Coran de chasser de leurs montagnes Bou-Baghla et tous les fauteurs de guerre, d’ouvrir au commerce l’accès de leurs marchés, d’accueillir amicalement les colonnes françaises; après quoi Si-Djoudi fut proclamé bach-agha du Djurdjura et revêtu du burnous d’investiture. C’était assurément un grand pas fait vers la soumission de la Kabylie; mais il y avait encore loin de la réalité aux apparences.

Si le ministre de la guerre en avait voulu croire le gouverneur de l’Algérie, on en aurait tout de suite fait l’épreuve. Le général Randon avait un plan pour soumettre le Djurdjura; mais Saint-Arnaud, qui, au fond de sa pensée, voulait se réserver l’entreprise, la jugea prématurée, s’y opposa formellement, et n’autorisa qu’une opération excentrique, comme celle qu’il avait dirigée lui-même en 1851, à savoir une expédition sur Collo.

Forcé de renoncer à l’exécution immédiate de son projet favori, le général Randon ne laissa pas d’en préparer indirectement les chances. Sous le prétexte d’empêcher la Grande-Kabylie de venir en aide à la Petite, il la fit investir sur ses deux flancs par deux colonnes, l’une à l’ouest, sous les ordres du général Camou, l’autre à l’est, sous les ordres du général Maissiat. Non-seulement elles devaient observer, celle-ci la vallée de l’Oued-Sahel, celle-là les abords du plateau de Boghni, mais leur plus importante mission était, pour la première, d’établir une communication entre Dellys et Aumale, par Bordj-Mnaïel, Dra-el-Mizane et Bordj-Bouira, avec des amorces transversales de Bordj-Mnaïel sur Tizi-Ouzou, et de Bordj-Bouira sur Beni-Mansour; pour la seconde, d’améliorer et de rendre partout carrossable la route ouverte, en 1850, de Sétif à Bougie. C’est pourquoi ces deux colonnes reçurent des effectifs assez élevés pour leur permettre de fournir chaque jour un nombre suffisant de travailleurs.

Le général de Salles venant d’être nommé divisionnaire et rappelé en France, ce fut le général de Mac-Mahon, son successeur au commandement de la division de Constantine, qui reçut la direction de l’opération sur Collo. La colonne active, réunie à Mila, était forte de 6,500 hommes, en deux brigades, sous les ordres des généraux Bosquet et d’Autemarre. La cavalerie, dont le rôle devait être bien peu actif dans un pays très accidenté, se réduisait à deux escadrons, un de chasseurs d’Afrique, l’autre de spahis. Une seule batterie de montagne avait été jugée suffisante.

Sorti de Mila le 12 mai, le général de Mac-Mahon était, le 15, en plein pays kabyle. Il n’y eut d’abord que des fusillades de nuit contre le bivouac, qui, protégé par ses grand’gardes, ne s’en inquiéta guère. Les affaires les plus vives eurent lieu le 21 et le 31 mai. Elles eurent pour effet la soumission plus ou moins sincère des tribus les plus belliqueuses. Le 4 juin, la colonne pénétra chez les fameux Beni-Toufout, renommés pour leur turbulence et leur sauvagerie; le 10, ils apportaient leurs douros d’amende. Le 11, le général de Mac-Mahon entrait dans Collo. Ses premières instructions lui prescrivaient d’y faire une installation définitive; mais il lui était arrivé de Philippeville des nouvelles graves et d’Alger de nouveaux ordres. Une insurrection avait éclaté dans l’est de la province de Constantine ; le gouverneur ordonnait d’y envoyer d’urgence le général d’Autemarre avec la moitié de sa brigade, de surseoir à l’occupation de Collo, mais d’achever aux alentours la soumission de la montagne. Des contingens nombreux s’étaient donné rendez-vous sur le Djebel-Gouffi; ils s’y croyaient inexpugnables. Le général de Mac-Mahon leur en donna le démenti ; il les en fit déloger le 17 juin, et, comme ce fut fini de la résistance, il reprit le chemin de Constantine, où il rentra le 3 juillet.

Si l’on veut juger, non de la conduite, qui fut excellente, mais de la valeur effective de cette opération, il faut entendre celui qui, après le général de Mac-Mahon, y eut la plus grande part. Voici ce que le général Bosquet écrivait, d’abord le 5 juin, à sa mère: « La campagne de l’an passé, conduite par le célèbre M. de Saint-Arnaud, au lieu de préparer le pays à la soumission, n’y a laissé que des semences d’irritation et d’espoir d’indépendance. Cet étalage d’heureux succès, dont les journaux ont assourdi leurs lecteurs à l’époque en question, fait honneur à l’imagination de celui et de ceux qui les ont inventés. La vérité est pour nous et malheureusement qu’il y aurait plutôt un blâme à infliger. Les mauvaises manœuvres de l’an dernier rendent aujourd’hui notre tâche plus difficile ; » puis, le 11 juin : « Nous sommes arrivés dans les montagnes voisines de Collo, à travers un chaos de hauteurs et de ravins, et de Kabyles défendant bravement leur pays. Ce sera une longue opération de plusieurs années que de soumettre ces montagnards. L’an passé, pour faire une position à M. de Saint-Arnaud, on a cru utile de tromper la France et de lui conter que la Kabylie orientale était à peu près soumise; le tour est fait, comme on dit dans ce monde-là, mais ici la chose n’est pas faite. Nous en avons ébauché une petite partie avec de grands efforts. Je crois que la campagne va être interrompue par des mouvemens d’insurrection qui s’ développent sur la frontière de Tunis et dont le caractère devient très sérieux. »

Dans la nuit du 1er au 2 juin, dix hommes du 10e de ligne, qui gardaient un caravansérail en construction à quelques lieues de Ghelma, s’étaient vus subitement assaillis par une bande d’insurgés et avaient perdu deux des leurs ; le 12, un pareil guet-apens avait surpris non loin de Bône, dans la forêt de Beni-Sala, un détachement débucherons militaires ; de dix-huit, onze furent tués. Fait plus grave, dès le 5, les puissantes tribus des Harakta et des Nemencha s’étaient mises en armes et avaient investi le poste d’Aïn Beïda. Les uns et les autres avaient bien spéculé sur la diminution des forces de la province pendant l’expédition de Collo. Heureusement l’énergie des commandans de cercle y suppléa ; ils ne permirent pas à ces tronçons de révolte de se rejoindre et de prendre corps, et quand des renforts arrivèrent d’Alger et de Dellys, une grande partie du mal était réparée. Le chef du bureau arabe de Bône, le capitaine Mesmer, s’était fait bravement tuer, mais l’offensive qu’il avait prise avait fait reculer l’insurrection et permis au colonel de Tourville de rétablir l’ordre amour de Bône et de Ghelma. Tout était fini de ce côté quand y arriva de Collo le général d’Autemarre.

Il restait à châtier les Harakta et les Nemencha. De retour, le 3 juillet, à Constantine, le général de Mac-Mahon en repartit le 4, se fit rejoindre par la colonne d’Autemarre, et marcha aux insurgés avec huit bataillons, quatre escadrons et six pièces de montagne. Les tribus menacées avaient évacué leurs territoires et s’étaient réfugiées en Tunisie, sans y avoir été désarmées par les autorités tunisiennes. Devant ce manque de foi et ce mépris des obligations internationales, le général n’hésita pas ; il passa la frontière, atteignit, le 13 juillet, avec sa cavalerie, l’émigration près de la montagne de Kala, lui tua 400 hommes et lui prit 16,000 moutons, 800 bœufs, une centaine de chameaux. Tout était fait quand l’infanterie survint ; elle avait marché vingt-trois heures. Après cette exécution, le général Mac-Mahon rentra d’abord sur son territoire, fit route au nord, et, ayant appris que les Beni-Sala étaient aussi passés en pays tunisien, il les y alla chercher et châtier comme les autres.

Ces violations de frontière, que justifiaient de ce côté l’incurie et la mauvaise foi des Tunisiens, l’incurie et la mauvaise foi des Marocains les justifiaient pareillement à l’autre extrémité de l’Algérie. Des bandes de Beni-Snassen, descendues de leurs montagnes, étaient venues, sur le territoire français, jusqu’à Lalla-Maghnia même, attaquer des Arabes occupés aux travaux des champs et s’en étaient allées vendre sur le marché d’Oudjda les dépouilles ensanglantées de leurs victimes. Toutes les réclamations faites au kaïd marocain n’ayant obtenu que des réponses évasives ou dilatoires, le général Montauban, successeur du général de Mac-Mahon à Tlemcen, avait réuni des troupes à Lalla-Maghnia et à Nemours, était entré chez les Beni-Snassen, et les avait battus dans toutes les rencontres, notamment le 15 mai et le 24 juin. Ce. fut seulement alors que ces montagnards, qui prétendaient à l’indépendance, sollicitèrent l’intervention d’un représentant de l’empereur Mouley-Abd-er-Rahmane, le kaïd Si-Abd-es-Sadoc, personnage muet jusqu’alors et spectateur impassible des événemens. Le 1er  juillet, il se présenta au général Montauban, et, sans observations, sans récriminations, souscrivit, au nom des Beni-Snassen, à toutes les conditions qu’il plut au général de leur imposer.

C’était d’ailleurs peu de chose que ces épisodes des frontières de l’est et de l’ouest en comparaison des incidens graves qui agitaient la région profondément troublée du sud.


II.

A dix années de date en arrière, en 1842, dans la province d’Oran, un aventurier issu des Ouled-Sidi-Cheikh, nommé, comme tous les prétendus « maîtres de l’heure, » Mohammed-ben-Abdallah, s’était produit et posé en rival d’Abd-el-Kader. Il avait pris d’abord le titre de sultan, mais comme il n’avait ni par ses succès personnels, ni par l’action de ses adhérens peu nombreux, justifié son ambition trop haute, il était descendu, avec l’agrément des Français, au rang déjà trop considérable de khalifa de Tlemcen. Par ses prétentions et ses contradictions, il s’était rendu si insupportable au général Bedeau, puis au général Cavaignac, que, sur les instances de celui-ci, le maréchal Bugeaud, en 1845, conseilla paternellement au khalifa d’aller chercher son titre de hadj à La Mecque et lui fournit largement les moyens de s’y rendre. On s’en crut débarrassé ; point du tout.

Après trois années de séjour dans les villes saintes, le pèlerin reprit, par la Tripolitaine et la Tunisie, le chemin de l’Algérie ; mais au lieu de rentrer dans le Tell, sous la domination française, il s’établit en observation, très loin au sud, à 190 lieues d’Alger, dans la zaouïa de Rouissat, qui dépendait de la grande oasis d’Ouargla. Depuis la disparition d’Abd-el-Kader, dans le drame qui mettait aux prises musulmans et roumi, la scène était vide, ou plutôt le premier rôle n’avait plus d’interprète. Mohammed se flatta d’en pouvoir faire le personnage et s’y prépara pendant trois années encore, en étonnant, en gagnant, en fascinant par ses prédications et ses pratiques religieuses les nomades sahariens.

Quand il crut le moment propice, il sortit de sa retraite, au mois de décembre 1851, et, suivi d’une troupe déjà nombreuse, s’avança au nord-ouest, par le Mzab. Dans tout le désert, on ne parlait plus que du chérif d’Ouargla ; c’est le titre qui lui fut désormais acquis. Le principal cheikh des Larbâ vint à lui avec la plus grande partie de sa tribu, et les Ouled-Naïl commencèrent à s’agiter. L’agha du Djebel-Amour voulut arrêter ses progrès ; mais, trahi par son propre goum, il fut battu à Berriane et se trouva trop heureux de gagner Laghouat. Au reçu de ces étonnantes nouvelles, le général Randon donna au général de Ladmirault, commandant la subdivision de Médéa, l’ordre de réunir à Boghar deux bataillons du 12e de ligne, les tirailleurs indigènes d’Alger, quatre escadrons, moitié chasseurs d’Afrique et moitié spahis, de se mettre à la tête de cette colonne et de se porter en avant de Laghouat, découvert par la défection des Larbâ.

Parti de Boghar le 17 février 1852, le général de Ladmirault passa par Taguine, rassura les Ouled-Naïl, visita le Djebel-Amour, et vint s’établir à Ksar-el-Aïrane, à l’est de Laghouat. Dans le même temps, le commandant Deligny, avec une petite colonne sortie de Mascara, traversait rapidement la région des Chott, les montagnes des Ksour, apparaissait au milieu des Ouled-Sidi-Cheikh, leur enjoignait de reporter leurs campemens au nord, et ramenait avec lui leur chef Si-Hamza, qu’on soupçonnait de connivence avec le chérif. Quant à celui-ci, le général de Ladmirault perdit toute espérance de l’atteindre et dut se borner à renforcer l’autorité des chefs indigènes sur les populations dont la fidélité n’était pas solide. A la place du vieux Ben-Salem,-un nouveau bach-agha fut institué avec autorité sur Laghouat et les oasis voisines, sur les Ouled-Naïl et les Larbâ demeurés fidèles ; puis, les chaleurs commençant à fatiguer les troupes, le général ramena, le 2 mai, sa colonne à Boghar, où elle fut dissoute.

A l’approche des Français, le chérif s’était replié dans le désert; mais, après s’être ravitaillé à Tougourte, il pointa droit au nord, vers le Zab. Le chef de bataillon Collineau commandait à Biskra ; c’était un soldat énergique et décidé. Dans la soirée du 21 mai, il sortit à la rencontre du chérif ; il n’avait avec lui que 54 chasseurs d’Afrique, 32 spahis et 80 cavaliers de la smala du Cheikh-el-Arab. Le lendemain matin, il rallia 700 chevaux des goums qu’il avait envoyés en reconnaissance ; rien n’était encore en vue quand tout à coup, vers le milieu du jour, une vedette signala une grosse troupe à Mlili, près de l’Oued-Djeddi. Il y avait bien là 2,500 cavaliers et gens de pied. Les goums hésitaient ; à la tête des chasseurs, des spahis et des hommes du Cheikh-el-Arab, le commandant fit sonner la charge ; ce fut une vraie mêlée ; le chérif, attaqué corps à corps par un brigadier de chasseurs, reçut deux coups de sabre, tourna bride et ne fut que difficilement sauvé par les siens. Toute la bande fuyait en déroute, laissant 150 morts sur le champ de bataille.

Ce coup de vigueur retentit dans tout le Sahara, de Tougourte à Figuig; pendant quatre mois, aucun souffle de révolte ne troubla le calme solennel du désert, à la fin de septembre seulement, on entendit reparler du chérif ; ses tentes avaient été reconnues à Ksar-el-Aïrane, sur l’Oued-Mzi, non loin de Laghouat. Le général Jusuf, qui commandait alors la subdivision de Médéa, surveillait, à Djelfa, la construction d’un bordj ou maison de commandement destinée au bach-agha des Ouled-Naîl. Le 2 octobre, il se mit en marche avec une colonne de 800 hommes d’infanterie et de 200 cavaliers. Arrivé sur l’Oued-Mzi et n’y trouvant plus le chérif, qui avait encore une fois disparu, il poursuivit jusqu’à Laghouat.

A Laghouat, comme dans la plupart des autres ksour, la population était divisée en deux factions ou sof ; la nature même y avait aidé. Bâti sur deux mamelons parallèlement allongés du nord-est au sud- ouest, le ksar était partagé en deux quartiers distincts par une rigole dérivée de l’Oued-Mzi, et c’était cette eau précieuse qui était un perpétuel sujet de discorde entre l’un et l’autre. Si le nord l’emportait, le sud mourait de soif, et réciproquement. Depuis quelques années, grâce à la protection des Français, le sud avait le dessus ; mais aussi, grâce aux Français, il n’avait pas abusé de son triomphe. Invité par le fils aîné de Ben-Salem, qui avait le titre d’agha, moins effectif qu’honorifique, le général Jusuf visita Laghouat, prêcha la réconciliation aux deux sof, et ne pouvant concéder aux sollicitations de l’agha l’installation d’une garnison française qu’il n’avait pas l’autorisation de laisser dans le ksar, il s’occupa de former un maghzen de 200 hommes, une sorte de milice locale qu’il mit sous les ordres d’un officier de spahis, nommé Ben-Hamida.

A peine Jusuf eut-il repris le chemin de Djelfa que le chérif d’Ouargla reparut sur la scène, porta le ravage dans le Djebel-Amour et suscita dans Laghouat même, parmi le sof du nord, une révolte devant laquelle Ben-Hamida fut obligé de se dérober au plus vite. La péripétie s’était faite e» moins de quinze jours. Informé de ce singulier revirement, le général Randon prit une série de mesures sagement combinées pour étouffer l’insurrection ou du moins l’empêcher de gagner tout le sud. En même temps qu’il envoyait des renforts à Djelfa, à Bou-Sâda et à Biskra, il prescrivait au général Pélissier de former une colonne active et de se diriger sur Laghouat par El-Biod. Le gouverneur se proposait de s’y porter lui-même d’Alger par Médéa et Boghar. Sur ces entrefaites arriva un nouveau courrier de malheur : Si-Naïmi, frère de Si-Hamza, s’était déclaré pour la révolte, et sa détection pouvait entraîner la puissante tribu des Ouled-Sidi-Cheikh.

Injustement soupçonné d’entente avec le chérif, et retenu, sinon comme captif, du moins comme otage, par le commandant supérieur d’Oran, Si-Hamza pouvait se venger du mauvais vouloir des Français en laissant faire ; mais à la seule idée que Si-Naïmi, son propre frère, comme lui descendant d’une grande race, allait s’humilier aux pieds d’un aventurier sorti d’une basse tente des Ouled-Sidi-Cheikh, à l’idée que cet aventurier osait rivaliser d’influence avec lui, Si-Hamza, chef de guerre et marabout vénéré, dont le renom s’étendait d’une extrémité du désert à l’autre, tout son sang bouillonna dans ses veines, et son vieil orgueil se révolta. On avait bien ri naguère entre Arabes, il avait ri sans doute lui-même de l’ignorance des Français qui s’étaient laissé duper si longtemps par ce faux sultan, par ce khalifa de rencontre; de Si-Hamza on ne devait pas rire. Si-Hamza était le type de ces grands seigneurs dont le concours, en dehors du Tell d’Alger et d’Oran, d’où leur influence avait été insensiblement écartée, paraissait encore indispensable à l’autorité française. Tels étaient, avec lui, Bou-Akkas dans le Ferdjioua, les Mokrani dans la Medjana, les Ben-Gana dans le Zab. Très sincèrement il s’offrit au général Pélissier pour marcher à la tête des goums sahariens contre le chérif, et tarés sagement on accepta son offre.

Le général Pélissier organisait sa colonne. Parmi les corps appelés à en faire partie figurait un nouveau régiment de zouaves, le 2e. Dès les premiers jours de son gouvernement, le général Randon s’était préoccupé d’accroître l’effectif des corps spéciaux de l’Algérie, zouaves, chasseurs d’Afrique, spahis, et il avait, dès le 20 janvier 1852, adressé au ministre de la guerre un projet conforme à ses préoccupations. Il n’avait eu tout à fait gain de cause qu’au sujet des zouaves. Un décret du 13 février avait admis, dans les cadres de l’armée française, trois régimens de zouaves, un pour chacune des trois provinces de l’Algérie. Les trois bataillons de l’ancien et unique régiment formèrent le noyau des nouveaux corps, dont l’effectif très élevé comportait un complet de 3,600 hommes, qui fut même dépassé, de sorte qu’à eux seuls les zouaves auraient pu constituer une division de 11,000 baïonnettes. Vers le milieu de l’année, leur organisation était faite. Les colonels et lieutenans-colonels étaient : pour le 1er régiment d’Alger, Bourbaki et Lavarande; pour le T d’Oran, Vinoy et Cler; pour le 3e de Constantine, Tarbouriech et Jannin.

Dans les premiers jours de novembre, le 2e zouaves reçut l’ordre de former deux bataillons expéditionnaires de 625 hommes; en l’absence du colonel Vinoy retenu en France, le lieutenant-colonel Cler en prit le commandement. Après avoir rallié en chemin une colonne amenée de Saïda par le général Bouscaren, le régiment fit séjour au ksar d’El-Riod, qui, relevé de ses ruines et fortifié, devint le poste de Géryville, du nom de l’officier mort à la peine qui, sous le maréchal Bugeaud, avait longtemps et glorieusement servi dans ces parages. Le général Pélissier attendait les nouvelles de Jusuf, qui, de Djelfa, s’était mis à la recherche des réfractaires. Il les avait rencontrés et battus, le 19 novembre, entre Assafia et Ksar-el-Aïrane; mais, au lieu de s’enfuir comme d’habitude vers le sud, le chérif, qui se trouvait avec eux, se jeta dans Laghouat, dont le sof du nord lui ouvrit les portes. Quand Jusuf s’y présenta, il fut accueilli par une fusillade, et n’ayant pas assez de monde pour tenter un coup de main avec chance de succès, il prit son bivouac au nord, à quelque 1,800 mètres du ksar, tenant Ras-el-Aïoun, « la tête des fontaines, » c’est-à-dire les bassins de retenue d’où l’eau puisée à l’Oued-Mzi allait arroser l’oasis. Était-ce donc qu’on fût sous la menace d’un autre Zaatcha?

Aussitôt averti, le général Pélissier accourut d’El-Biod. La colonne qu’il amenait comprenait deux bataillons du 2e zouaves, un bataillon du 50e de ligne, trois compagnies du 1er bataillon d’Afrique, deux compagnies de tirailleurs indigènes, trois escadrons de chasseurs d’Afrique, un escadron de spahis, une pièce de 8, un obusier de campagne, quatre obusiers de montagne, en tout un effectif de 3,000 hommes. Le 2 décembre, vers trois heures de l’après-midi, la colonne déboucha du Djebel-Amour dans l’immense plaine de Laghouat. Par-dessus une furet de palmiers se dressait, au centre du ksar, le minaret de la mosquée ; un peu plus bas et plus près, au sud-ouest, on apercevait l’ancienne kasba de Ben-Salem. Dans la soirée, le général Pélissier reçut les informations de Jusuf : ses parlementaires avaient été décapités ; l’exaltation du chérif et de ses adhérons tenait de la fureur. Il fut convenu que les deux colonnes agiraient séparément, mais en concertant leurs efforts. Le commandant Barois et quatre compagnies du 1er zouaves, détachées du corps Jusuf, reçurent l’ordre de rejoindre les camarades du 2e.

Le 3 décembre, à sept heures du matin, le général Pélissier fit la reconnaissance de la place. Il choisit pour point d’attaque le marabout de Sidi-el-hadj-Aïssa, sur un mamelon rocheux, abonne portée du mur d’enceinte. Une vive fusillade, partie des jardins, avait fait éprouver aux pelotons de reconnaissance des pertes sérieuses. La nuit venue, trois compagnies de zouaves, une compagnie de zéphyrs et deux sections de travailleurs, sous la direction du lieutenant-colonel Cler et du commandant Morand, s’avancèrent silencieusement vers le marabout, et, sans riposter au feu des Arabes, l’emportèrent à la baïonnette. Aussitôt l’artillerie se mit à l’œuvre. Une embrasure pour la pièce de 8 fut pratiquée dans le mur même de la koubba ; l’obusier de campagne devait être protégé par un épaulement en sacs à terre. Vers minuit, les deux bouches à feu furent installées sur leurs plates-formes.

Le 4, à huit heures du matin, le tir en brèche venait de commencer ; le chemin qui conduisait à la batterie, tout à découvert, suivait une arête rocheuse incessamment fouettée par les balles; ce fut là que le général Bouscaren tomba, frappé mortellement, à côté du général en chef. Après trois heures d’un tir soutenu, la brèche fut jugée praticable. Douze compagnies de zouaves, quatre du 1er régiment, huit du 2e, se formèrent en trois colonnes, dont une de réserve. La fumée d’un bûcher, allumé au sommet du mamelon, donna par-dessus l’oasis au général Jusuf le signal de l’attaque. Au même instant, les clairons sonnèrent la marche des zouaves ; les colonnes d’assaut s’élancèrent ; la brèche abordée, franchie, dépassée, le combat s’engagea dans les rues; mais les défenseurs de Laghouat, en dépit de leur exaltation première, n’eurent pas la sauvage énergie de ceux de Zaatcha.

Pendant que le lieutenant-colonel Cler, accompagné du lieutenant-colonel Deligny, directeur des affaires arabes de la province d’Oran, se rendait maître de la kasba de Ben-Salem, de la mosquée, de tout le mamelon méridional du ksar, le général Jusuf, à la tête du 2e bataillon d’Afrique et des tirailleurs indigènes d’Alger, escaladait la muraille du nord et rejoignait à la kasba ses compagnons de victoire.

Il ne restait plus qu’une grande maison, dite du khalifa, d’où partaient encore des coups de feu. C’était là qu’étaient retenues prisonnières, sous la garde d’une troupe de Mzabites, fanatiques serviteurs du chérif, les familles des anciens partisans de Ben-Salem. Pour les zouaves, ignorans des péripéties de leur histoire, gardiens et captifs, c’était tout un, et ils auraient fait bon marché des uns comme des autres sans l’intervention propice du lieutenant-colonel Cler, qui eut la satisfaction de rendre à la vie et à la liberté ces intéressantes victimes. Quant au chérif, plus heureux que Bou-Ziane, il réussit à s’échapper de Laghouat.

A deux heures, tout était fait. Comparées à l’importance du succès, les pertes n’étaient point trop grandes ; mais avec le général Bouscaren, l’armée avait à regretter le digne héritier d’un des célèbres divisionnaires du premier empire, le commandant Morand, du 2e zouaves, frappé mortellement à l’attaque de la kasba. Il fut enterré, avec trois autres officiers tués à l’ennemi, au pied même de la brèche, comme les glorieux morts du siège de Constantine.

Déjà signalée par la prise de Laghouat, cette journée du 4 décembre 1852 devait l’être encore par un succès que remportait, au même instant, à 50 lieues de distance, le grand chef Si-Hamza. Après avoir traversé, cinq jours durant, cette steppe aride et désolée que les Arabes nomment Bledèel-Ateuch, littéralement le pays de la soif, il surprit, avec un goum de 700 chevaux, entre Berriane et Guerrara, un campement de Mzabites et fit sur les adhérens du chérif une telle razzia que le succès de cette pointe hardie jeta jusque dans Ouargla l’épouvante.

Le 16 décembre, le général Pélissier reprit le chemin du Tell par Aïn-Madhi, où Tedjini le reçut avec de grands honneurs; le lendemain, ce fut au tour du général Jusuf de lever le bivouac pour regagner Djelfa. Une garnison d’un millier d’hommes fut laissée provisoirement dans Laghouat, en attendant le choix qu’il plairait au gouvernement de faire entre l’un de ces trois partis, la destruclion, l’abandon ou l’occupation définitive du ksar. Ce fut le dernier qui prévalut. La brèche fut fermée, l’enceinte crénelée; aux deux extrémités de l’ellipse dessinée par la muraille, deux ouvrages s’élevèrent : le fort Bouscaren et le fort Morand ; la kasba demeura le premier des établissemens militaires ; l’hôpital y fut établi ; les maisons les plus spacieuses furent appropriées au casernement, un moulin et une manutention installés pour le service des vivres. Un équipage de 500 chameaux dont l’entretien fut imposé aux Larbâ comme contribution de guerre, dut être tenu par eux en état de marcher au premier signal.

La force de la garnison permanente fut calculée à raison de 800 hommes d’infanterie, avec un escadron de 125 chevaux, une section de montagne, quelques sapeurs du génie et un détachement de troupes d’administration proportionné à l’effectif. La circonscription politique du poste avancé de Laghouat dut embrasser les ksour d’Aïn-Madhi, de Tadjemoute, d’Assafia, de Ksar-el-Aïrane, l’aghalik des Larbâ, le hachaghalik des Ouled-Naïl; le groupe même des ksour du Mzab y fut compris, mais nominalement, à titre de région suspecte et bonne à surveiller. Enfin, le commandement du poste, de la garnison et du cercle fut confié par le gouverneur-général au capitaine Du Barail, du 1er régiment de spahis.

Pour son coup d’essai, le commandant de Laghouat débuta par un coup de maître; car il venait de décider, — chose inouïe, invraisemblable, — le vénérable marabout d’Aïn-Madhi, Tedjini, à faire le voyage d’Alger, quand, peut-être impressionné par l’étrangeté de son aventure. Tedjini mourut presque subitement, le 12 mars 1853, à la veille de se mettre en route. L’événement pouvait avoir de graves conséquences, selon ce que serait le successeur du marabout. Ce fut heureusement un homme d’humeur paisible, et qui se rangea sans peine sous l’autorité du capitaine Du Barail. Le colonel Durrieu, commandant la subdivision de Mascara, envoyé par le gouverneur pour décider du sort d’Aïn-Madhi, n’eut même pas besoin de pousser au-delà de Géryville ; et comme si un succès en appelait nécessairement un autre, en même temps qu’il apprenait de ce côté-là le dénoûment de la difficulté, un courrier lui apportait la nouvelle d’une razzia faite, à 35 lieues au sud-ouest, par l’infatigable Si-Hamza sur les Hamiane, auxquels il avait pris 2,000 chameaux, 30,000 moutons, des dépouilles de toute espèce.

Commencée sous les plus heureux auspices dans le sud, l’année 1853 ne devait pas les démentir dans le nord.


III.

Comme le général d’Hautpoul, son prédécesseur, le général Randon était arrivé en Algérie avec une grande et ambitieuse pensée, la réduction de toute la Kabylie, l’achèvement de la conquête. D’opposition parlementaire il n’y avait plus cure ; le gouvernement était absolument le maître.

En i852, le ministre de la guerre avait renvoyé l’examen de la question à l’année suivante; en 1853, dès le mois de janvier, remise sur le tapis par le gouverneur-général, elle fut tranchée, suivant son désir, par le ministre. « J’ai décidément arrêté, disait, dans une dépêche du 17 février, le maréchal de Saint-Arnaud, le projet d’une expédition sérieuse dans la Kabylie du Djurdjura. Cependant, avant de lancer des colonnes dans ces âpres montagnes, il est indispensable que nous nous rendions bien compte de la situation de l’ensemble de nos possessions algériennes, afin de constater les forces locales qui pourront être consacrées à cette opération. Cet examen est d’autant plus nécessaire que la France vient encore de réduire son armée de 20,000 hommes, et qu’on ne peut, plus évidemment réclamer le concours des troupes de la métropole. J’attends votre réponse avec une vive impatience, afin d’être renseigné de la manière la plus précise sur la vraie situation politique et militaire. Je désire connaître aussi comment vous comptez former vos colonnes de façon à ne vous laisser prendre nulle part au dépourvu. Je vous prie enfin de me signaler ce qui, dans votre opinion, vous paraît possible ou impossible. Une fois fixé sur ces in)portantes questions, je vous communiquerai mes dernières instructions. »

Tout heureux, sans en être étonné, de l’intérêt chaleureux que le ministre prenait à ses vues, le général Randon lui avait complaisamment fait part de ses combinaisons et développé ses plans lorsqu’il reçut, le 9 mars, ces dernières instructions qui lui étaient annoncées, mais dont il n’avait certes pas prévu le tour : «C’est le moment, lui écrivait, à la date du 3 mars, le ministre, c’est le moment de parler de la direction générale des opérations importantes qui doivent être entreprises. J’apprécie trop votre caractère, et je pense que mes sentimens à votre égard sont trop bien connus, pour ne pas aborder cette question avec franchise. L’intention de l’empereur est que l’expédition soit dirigée par un maréchal de France ; mais, en même temps, Sa Majesté a trop de bienveillance pour vous et sait trop ce que vous valez pour ne pas vous laisser, dans la campagne qui va s’ouvrir, une position dont votre amour-propre ne puisse en rien souffrir. Il y aura deux colonnes d’une égale importance qui, toutes deux, pourront rencontrer des obstacles sérieux. Vous prendrez le commandement en chef d’une de ces colonnes, celle de Bougie; vous aurez sous vos ordres un général de division et deux généraux de brigade. L’empereur a décidé que je prisse le commandement de la colonne de Dra-el-Mizane. Je pense, mon cher général, que vous verrez sans trop de peine venir partager momentanément vos travaux et joindre sa vieille expérience à la vôtre un homme qui, pendant quinze ans, s’est trouvé sur tous les points de l’Afrique en face des Arabes, et a appris à les connaître et à les combattre. S’il pouvait y avoir de la susceptibilité dans un esprit aussi élevé que le vôtre, elle ne pourrait pas même être émue en voyant un maréchal de France, ministre de la guerre, grandir, par sa présence à l’armée d’Afrique, l’importance d’une expédition à laquelle vous prendrez une si large part. Je n’irai pas chercher des honneurs ; je n’ai plus rien à attendre. »

Pour être dissimulée sous la plus fine pellicule d’or et polie en perfection, la pilule n’en était pas moins amère. Le général Randon prit très nettement et très noblement son parti ; courrier pour courrier, il adressa au ministre sa démission du gouvernement-général, et il envoya son premier aide-de-camp, le commandant Ribourt, à Paris, avec une lettre dans laquelle il demandait à l’empereur d’être employé à titre de simple divisionnaire dans l’expédition prochaine. L’empereur n’accepta pas la démission, le général Randon demeura gouverneur de l’Algérie, le maréchal Saint-Arnaud se déclara malade, et la grande expédition fut ajournée.

Le gouverneur maintenu crut devoir insister. Son chef d’état- major, le général Rivet, fut dépêché avec une seconde lettre pour l’empereur : « Permettez-moi, Sire, de le dire à Votre Majesté, il est cruel pour moi, qui me suis consacré à cette pensée de compléter et de rendre profitable à nos intérêts la conquête de la Kabylie, de me sentir arrêté dans l’accomplissement de cette œuvre au moment même de la réaliser. Je ne puis taire le chagrin que j’éprouve de voir le gouvernement de Votre Majesté perdre une occasion si belle d’affermir sa puissance en Algérie, et l’armée d’Afrique déshéritée de la nouvelle gloire qu’elle allait acquérir. Je viens donc supplier Votre Majesté de modifier les derniers ordres qu’elle a donnés, de me permettre de mener à bonne fin l’expédition que j’ai préparée, et de prouver une fois de plus à l’empereur le désir de justifier la bienveillance qu’il daigne m’accorder. »

L’insistance du général Randon était moins habile que sa première démarche n’avait été fière ; il aurait dû penser que l’empereur ne se déciderait pas à faire subir au maréchal de Saint-Arnaud un second échec. Le 6 mai, le général Rivet écrivait au colonel Durrieu : « l’empereur m’a écouté très attentivement et a dit à plusieurs reprises : « C’est bien tentant, mais… mais… » Ces mais devaient triompher parce qu’il y avait parti-pris. Je suis revenu avec un mezzo termine. Nous allons attaquer la Kabylie des Babors avec quatorze bataillons, dont sept de zouaves, et refaire ce que le maréchal de Saint-Arnaud n’a fait qu’effleurer. Il y aura deux divisions, Bosquet et Mac-Mahon. »

On sait ce qu’est la Kabylie des Babors ou Petite-Kabylie ; à proprement parler, elle s’étend de l’Oued-Sahel à l’Oued-Kebir ; mais dans une plus grande extension, on y peut comprendre la montagne entre l’Oued-Kebir et Philippeville. Des troupes empruntées aux trois provinces furent concentrées à Sétif. Elles formèrent deux divisions ainsi composées : première division, généra! de Mac-Mahon ; 1re brigade, général Pâté : 1er  et 3e zouaves ; 2e brigade, colonel Thomas : 11e léger, tirailleurs indigènes. Deuxième division, général Bosquet ; 1re brigade, colonel Vinoy : 2e zouaves, 68e de ligne, 7e bataillon de chasseurs ; 2e brigade, colonel de Failly : 20e de ligne, un bataillon du 3e zouaves. L’effectif total de cette infanterie était de 10,000 hommes. La cavalerie, répartie entre les deux divisions, n’était représentée que par un escadron de spahis ; l’artillerie ne comptait que deux sections d’obusiers de montagne avec une section de fuséens ; le génie était représenté par 300 sapeurs.

Afin d’empêcher le Djurdjura de prêter aide aux Babors, le gouverneur prescrivit au général Camou d’établir, avec quatre bataillons, un escadron et une section de montagne, un camp d’observation à Dra-el-Mizane. D’autre part, entre Sétif et Mila, le célèbre cheikh du Ferdjioua Bou-Akkas dut faire, sous la surveillance du commandant de Neveu, la police du pays limitrophe de la Petite-Kabylie. « Bou-Akkas, disait le gouverneur, a tout intérêt à ce que nous soumettions les tribus hostiles qui l’avoisinent, et c’est là-dessus que je compte surtout pour l’exécution de ses engagemens.»

Débarqué, le 10 mai, à Bougie, le général Randon prit aussitôt la route de Sétif. Le 13, il passa en revue le corps expéditionnaire ; le 18, il se mit en campagne. Les deux divisions se séparèrent pour opérer, la première sur la rive droite de l’Oued-Agrioun, la seconde sur la rive gauche. Celle-ci eut à forcer, le 21 mai, le col de Tizi-Sakka, d’où elle descendit, par le versant septentrional des Babors, vers la mer. Le 4 juin, elle fit sa jonction avec la première division, qui n’avait pas rencontré beaucoup plus de résistance. « Pendant cette première partie de l’expédition des Babors, lisons-nous dans les Souvenirs d’un officier du 2e zouaves, le régiment eut à supporter plus de fatigues qu’à braver de véritables dangers. Il dut traverser un pays de montagnes aux pics élevés et déchiquetés, aux vallées déchirées et irrégulières, profondes, boisées dans le fond, rocheuses et escarpées près des crêtes, un pays où le fantassin ne pose qu’avec précaution le pied sur l’étroit sentier bordé de précipices effrayans. » Ce qui est dit ici en particulier d’un certain corps peut s’appliquer d’une façon générale à tous les autres. Il y eut beaucoup de fusillades, peu de combats dignes de ce nom.

Le 5 juin, de grand matin, à l’embouchure de l’Oued-Agrioun, sur l’emplacement du Tnine des Beni-Houssein, c’est-à-dire de leur marché du lundi, le gouverneur-général reçut eu grande pompe la soumission de toutes les tribus que les deux divisions venaient de réduire à l’obéissance et conféra l’investiture du burnous rouge à leurs cheikhs. C’était le dimanche dans l’octave de la Fête-Dieu. Le père Régis, abbé de la Trappe de Staouëli, venait d’arriver de Bougie ; Horace Vernet, en tournée d’Afrique, était arrivé en même temps. Alors, à la cérémonie politique succéda une solennité grandiose que le peintre des grandes scènes militaires a représentée sur la toile célèbre de la Messe en Kabylie ; mais si habile et fidèle qu’ait été le pinceau d’Horace Vernet, la plume ou plutôt le cœur de deux soldats a eu plus d’éloquence encore. L’un des deux est le lieutenant-colonel Cler, qui six ans plus tard, après avoir mérité par son héroïsme en Crimée l’admiration des Anglais, devait tomber, à la tête des zouaves et des grenadiers de la garde, à « Ponte-di-Magenta, » sous le coup mortel d’une balle autrichienne ; l’autre est Bosquet, c’est tout dire.

Écoutons d’abord, dans ses Souvenirs, l’officier du 2e zouaves ! « Sur un point élevé placé au centre du bivouac du gouverneur, on avait construit avec des tambours, des canons et des affûts, un autel qui n’avait d’autres ornemens que quelques fleurs des champs et des faisceaux d’armes. Il était surmonté d’une croix rustique faite avec deux branches noueuses de chêne-liège ; telle devait être la croix sur laquelle fut attaché le Christ. Pour encadrement, ce temple improvisé avait les beautés de la nature. Ni Saint-Pierre de Rome, avec ses magnifiques peintures, ni ces immenses cathédrales gothiques de la vieille France, avec leurs sculptures, leurs vitraux peints et leurs ombres pleines de mystères, ne pourraient rendre le grandiose de cette église toute primitive, dont la vue effaçait plusieurs siècles de l’histoire et rappelait Constantin dans les Gaules, Philippe-Auguste le matin de la bataille de Bouvines et Saint-Louis aux ruines de Carthage.

« Derrière l’autel apparaissaient les hautes montagnes de la Kabylie orientale, aux arêtes dénudées, veinées de couches de neige, ayant pour auréole des cercles de nuages. Sur la gauche et derrière l’armée, sous une atmosphère vaporeuse et enflammée, la mer d’Afrique.

« Le père Régis officiait. Supérieur de la Trappe de Staouëli, il y avait dans la nature et dans le caractère de ce moine comme un reflet d’Urbain II, de Pierre l’Ermite et de l’évêque d’Antioche.

« Les lignes de troupes encadraient le terrain : en avant des soldats étaient placés les officiers. Derrière les troupes, sur les versans des collines, on apercevait, au milieu des bouquets de lentisques, de myrtes et de lauriers-roses, les lentes du camp et, plus loin, sous les hêtres et les oliviers séculaires, des groupes de Kabyles, silencieux, étonnés, garnissaient les ogives de verdure de cette immense basilique. Officiers et soldats étaient recueillis pendant cette cérémonie grandiose ; mais ce recueillement se changea en une véritable émotion au moment où le prêtre éleva l’hostie sainte au-dessus des drapeaux et des têtes abaissées, au bruit du tambour dominé par la grande voix du canon. On eût dit l’Église française prenant possession de cette terre qui, depuis l’épiscopat de saint Augustin peut-être, n’avait point été foulée par le pied d’un chrétien. »

C’est maintenant Bosquet dans une lettre à sa mère : « Voici une solennité comme la France n’en saurait offrir. Pour y assister, il faut avoir passé par les rudes montagnes des Babors, à travers leurs brouillards, leurs affreux chemins et les fiers montagnards qui les défendaient. Lorsque les deux divisions du corps d’armée ont été réunies vers l’embouchure de l’Oued-Agrioun, la conquête de cette portion de la Kabylie étant finie, les chefs montagnards soumis et assemblés au bivouac, il a été question de nommer de nouveaux cheikhs dans toutes les tribus et de donner à chacun d’eux le burnous rouge de commandement ; c’est tout simplement la pourpre romaine, un souvenir des anciens temps qui se continue en Afrique.

« Cette cérémonie était pleine de grandeur et complète de toutes façons : le paysage grandiose, avec ses montagnes sombres et ses profonds ravins d’un côté, la mer de l’autre, et, sur le terrain, nos troupes avec leurs drapeaux, leurs fanfares et les visages bronzés de nos soldats. Rien n’y manquait pour produire une impression profonde. A côté du plateau où se faisait l’investiture des cheikhs s’élevait un autel chrétien, dressé sur des tambours, soutenu par des armes, enveloppé de lauriers-roses et surmonté d’une croix taillée dans la forêt et formée de deux grosses branches de vieux chênes lièges. Il est impossible de rien imaginer de plus imposant.

« Le général en chef, ayant à ses côtés les commandans des deux divisions et plus loin tous les chefs, devant lui les Kabyles, a prononcé quelques paroles répétées par un interprète, et puis, au son des fanfares, il a fait passer les burnous à une quarantaine de cheikhs qui venaient, chacun à son tour, prêter serment et baiser la main armée de l’épée de France.

« Cela fait, nous nous sommes placés devant l’autel où le révérend père Régis a dit la messe ; ensuite, à haute voix, à la manière des évêques dont il a le rang, il a donné solennellement la bénédiction, pendant que tous saluaient respectueusement, soldats, drapeaux et tambours qui battaient aux champs. C’était beau, très beau, très solennel!

« Je t’écris après une messe que je viens de faire dire dans les montagnes des Beni-Foughal, à peu près dans le même genre. Que ne pouvez-vous assister un peu à tout cela! Le cœur s’élargit et l’âme s’élève à ce mélange si harmonieux des sentimens religieux et militaires ! »

Après quelques journées de repos à l’embouchure de l’Agrioun, les deux divisions se séparèrent derechef, mais pour marcher parallèlement vers l’est, dans la direction de l’Oued-Kebir. Cette reprise de l’opération fut signalée par plus de coups de pioche que de coups de fusil. Pendant huit jours, 8,000 hommes, sous la direction des officiers du génie, entreprirent l’ouverture d’une route qui devait relier, par Mila, Djidjeli à Constantine. A la fin de juin, le corps expéditionnaire fut dissous et les troupes reprirent le chemin de leurs garnisons, excepté celles de la division de Constantine, qui poursuivirent jusqu’au 10 juillet les travaux commencés. La tranquillité dans toute la région montagneuse était parfaite. Abordée trois fois en trois ans, mais pénétrée plus profondément dans cette dernière campagne, la Kabylie des Babors était définitivement soumise.


IV.

Sur l’immense scène algérienne, ce fut encore une fois du nord au sud, de la Kabylie au Sahara, que, dans les derniers mois de 1853 et les premiers de 1854, passa l’action et par conséquent l’intérêt dramatique. Depuis son évasion de Laghouat, le chérif d’Ouargla s’était prudemment tenu dans la coulisse; mais de la zaouïa de Rouissat, où il était rentré d’abord, son influence avait été assez grande pour retenir dans son parti les Beni-Mzab ébranlés et pour faire désavouer et bannir quelques-uns des plus considérables d’entre eux, qui, au mois d’avril 1853, avaient fait le voyage d’Alger pour négocier avec le gouverneur-général la soumission de leurs ksour. Au mois de septembre, il reparut en scène, traversa le désert de l’est à l’ouest, fit des razzias jusque dans le cercle de Géryville et revint parader aux environs de Laghouat. Le capitaine Galinier, qui faisait dans ce poste l’intérim du commandant Du Barail, se mit résolument à ses trousses, fit 30 lieues en trois jours et le poussa jusqu’au Mzab, sans pouvoir toutefois l’atteindre; quoi qu’il en soit, cette pointe hardie ne laissa pas d’imposer pour quelque temps aux Mzabites.

Le gouverneur-général avait résolu d’en finir avec le chérif. Son plan d’opérations, le plus vaste qu’on pût concevoir, s’étendait sur une ligne de plus de 100 lieues, et sur cet immense front de bataille, c’étaient les goums indigènes qui devaient agir, soutenus seulement à distance par des réserves françaises. Dans ce drame entre Arabes, le premier rôle appartenait de droit à Si-Hamza. Il avait, pour marcher, pour courir, pour se battre, n’importe où, n’importe comment, liberté pleine et entière. Le but qu’il devait atteindre, coûte que coûte, c’était la destruction du chérif. Sous ses drapeaux étaient groupés 1,000 chevaux et 1,200 hommes de pied des Ouled-Sidi-Cheikh. Plus à l’est, le bach-agha Si-Chérif-Bel-Arch avait convoqué les Ouled-Naïl et les Larbâ restés fidèles; encore plus à l’est, les goums de Bou-Sâda, du Hodna et des Ziban se rassemblaient sous leurs kaïds, en avant de Biskra. Pour appuyer cette grande chevauchée de burnous, le commandant Niqueux, entre Géryville et Aïn-Madhi, le commandant Du Barail à Laghouat, le colonel Dargent près d’Aïn-Rich, se tenaient prêts à se mettre en selle.

Dès les premiers jours de novembre, le mouvement commença. Emporté par son ardeur, le commandant Du Barail pressa la marche de ses goums; le 10, il était à Berriane, le 16, à Guerrara; mais tandis qu’il croyait Si-Hamza en avant sur sa droite, surpris par une de ces trombes d’eau qui transforment en torrens infranchissables les oueds à sec la veille, Si-Hamza avait fait halte. Isolée, en l’air, à 50 lieues de sa base d’opérations, la colonne de Laghouat reçut du gouverneur-général l’ordre de se reporter en arrière; mais déjà Si-Hamza s’était remis en marche. Le 18 novembre, il était entré à Metlili sans résistance. Il y fit une longue station, non pas qu’il hésitât, mais parce qu’il voulait donner aux négociations qu’il avait ouvertes avec les Mzabites d’une part, les Chambâ de l’autre, le temps d’aboutir. Quand il en eut recueilli les premiers et très heureux effets, il se dirigea vers Ouargla, le 5 décembre. Le commandant Niqueux le remplaça aussitôt dans Metlili, et le commandant Du Barail, revenu à Guerrara, lui envoya le goum des Larbâ en renfort.

L’oasis de Ngouça est à 20 kilomètres au nord-est d’Ouargla ; Si-Hamza y laissa en dépôt ses vivres et ses bagages, puis il se mit à la recherche du chérif, juste au moment où celui-ci allait le chercher lui-même. Au lieu de se rencontrer, les deux adversaires se croisèrent en route ; mais quand les gens d’Ouargla et des environs apprirent la marche de celui qu’ils nommaient le khalifa français, ils s’empressèrent de rebrousser chemin et de courir à la défense de leurs ksour menacés, de sorte qu’il ne resta plus autour du chérif que les Larbâ et les Ouled-Naïl réfractaires.

Avec sa troupe réduite, il prit position sardes dunes de sable dont l’abord semblait inaccessible ; Si-Hamza, cependant, n’hésita pas à l’y attaquer. Cette première mêlée d’Arabes sous un nuage de poussière, parmi les hurrahs, les coups de feu, le cliquetis des armes blanches, longue, tumultueuse, demeura incertaine. Des deux parts, comme par un accord tacite, on s’arrêta. Si-Hamza, blessé, mais n’y prenant pas garde, s’occupait de reformer son monde, quand il vit un groupe d’hommes s’avancer en criant de toutes leurs forces : « Au nom de Dieu, nous te demandons l’aman; nous voulons vivre désormais sous ton drapeau et sous celui des Français ! » et lui présenter le cheval de gada. De l’avis de ses lieutenans, il accepta la soumission qui lui était offerte. Quant au chérif, il avait disparu ; on sut plus tard qu’il s’était retiré d’abord près de Tougourte, puis, ne s’y trouvant pas en sûreté, dans le Djerid tunisien. Ouargla ouvrit ses portes au vainqueur.

Le 16 janvier 1854, les commandans Du Barail et Niqueux se rejoignirent à Metlili, Deux jours après, ils virent arriver le colonel Durrieu, commandant supérieur de la subdivision de Mascara, chargé par le gouverneur-général de préparer l’organisation de la région conquise. « La tranquillité du pays est telle, écrivait-il de Metlili le 20 janvier, que j’ai pu prendre les devans de ma colonne avec 20 chevaux. Je veux aller à Ouargla en sept jours, en passant par le Mzab, dont toutes les djemâ sont auprès de moi et m’apportent des cadeaux de dattes, d’œufs d’autruche et de plumes. Nous voilà réunis de Mascara, Tiaret, Médéa, Laghouat, comme par un coup de baguette, sous les murs d’une oasis jusqu’ici presque ignorée. J’ai devant ma tente 20 quintaux de dattes que je distribue à la troupe. »

Suivi seulement d’une quarantaine de spahis et d’une vingtaine d’Arabes, le colonel Durrieu prit la direction de Ngouça. Le 27, vers le milieu du jour, il vit une grosse troupe de cavaliers venir à sa rencontre ; c’était Si-Hamza et son escorte. Il s’arrêta sur une dune, et « pour établir nettement, suivant son expression, la situation aux yeux de tous, » avant de recevoir le salut du khalifa, il lui montra le fanion tricolore et le mit en demeure de rendre hommage au symbole de la patrie française. « Je n’ai qu’un drapeau, dit sans hésitation Si-Hamza, c’est celui que tu portes ; je me suis battu pour la France et je mourrai pour elle au premier ordre. » Alors le colonel mit pied à terre, embrassa le khalifa, le complimenta au nom du gouverneur, et prit avec lui le chemin d’Ouargla.

Le général Randon était venu d’Alger à Laghouat ; il y avait convoqué tous ceux, Arabes et Français, qui avaient pris part à l’expédition et des députés de toutes les populations du sud. « Ces députations, disait-il dans un ordre du jour aux colonnes Niqueux et Du Barail, qu’il venait de passer en revue le 9 février, ces députations qui viennent des points les plus éloignés faire acte de soumission à la France sont les heureux résultats de cette campagne. Vous devez en être fiers, car c’est sous la protection de vos baïonnettes que nos chefs indigènes ont glorieusement accompli la mission que je leur avais confiée. Nos goums, qui, de l’est à l’ouest, ont rivalisé d’élan et de bravoure pour la cause de la France, sont dignes de partager les éloges que je vous donne. Je signale avec bonheur cette communauté de bons services, car elle est la preuve de notre puissance en Algérie. »

Deux jours après, sur la place d’armes de Laghouat, se pressaient les députations de tous les ksour et de tous les douars; en avant se tenaient les grands chefs, graves et fiers, attendant l’investiture qui leur allait être solennellement conférée. Le gouverneur parut, escorté du colonel Durrieu, commandant supérieur de Mascara, du capitaine de Colomb, commandant supérieur de Géryville, et des officiers de son état-major. Si-Hamza s’avança le premier; son khalifalik s’étendait sur tout le territoire qu’il venait de conquérir à la France; après lui, son frère Si-Zoubir, puis les kaïds d’Ouargla, de Ngouça, des Chambâ, puis les cheikhs et les djemâ des Mzabites. Jamais cérémonie plus imposante et plus éclatante à la fois n’avait ébloui les regards émerveillés des Arabes; jamais image ne se grava plus profondément dans leurs)eux pour être évoquée toujours aussi brillante dans leur souvenir.

Afin d’achever et de consolider l’établissement du sud, il fallait prendre possession de l’Oued-Righ et du Souf. Tougourte, la principale oasis de l’Oued-Righ, est à 207 kilomètres au sud de Biskra et a 148 kilomètres au nord-est d’Ouargla. En 1854, elle était occupée par un cheikh, du nom de Slimane, qui était lié d’intérêts avec Mohammed-ben-Abdallah, le chérif. Celui-ci, expulsé du Djérid tunisien, vint, au mois de juin, s’etablir dans le Souf, puis, au mois de septembre, il osa se présenter devant Ngouça, son audace lui réussit; sur la seule menace d’abattre les palmiers, il se fit ouvrir les portes du ksar, et s’il est vrai que les gens d’Ouargla ne soient pas allés jusqu’à lui ouvrir les leurs, il n’est pas moins certain que plusieurs d’entre eux lui envoyèrent des complimens et même des chevaux de gada. Il était grand temps de couper court à cette nouvelle aventure. L’agha Si-Zoubir, qui était à Géryville, accourut en hâte, préserva Metliii, rétablit dans Ouargla l’ordre un moment troublé, puis se fit recevoir dans Ngouça sans trop de peine. Débouté de ses premiers succès, le chérif se replia sur l’Oued-Righ, auprès de Slimane, son complice.

Le général Randon décida que Tougourte serait occupé. Un mouvement général fut ordonné sur toute la ligne du sud. Le commandant Niqueux se dirigea de Tiaret sur El-Maïa, où il se tint en observation, avec 200 hommes du 1er bataillon d’Afrique, 50 spahis et 200 cavaliers de son goum. Le général Durrieu s’établit à Géryville avec 700 hommes, moitié du 12e de ligne, moitié zéphyrs du 1er bataillon, un escadron de spahis et deux pièces de montagne. Le commandant Du Barail se tenait à Laghouat, prêt à marcher avec 400 fantassins, un escadron de spahis et 300 Larbâ. Le colonel Desvaux, à Biskra, commandait une colonne forte de 250 hommes du 68e, de 110 tirailleurs indigènes, de 600 chasseurs d’Afrique et spahis, d’une section d’obusiers de montagne, et accompagnée d’un goura de 1,400 hommes de pied et de 1,000 chevaux arabes.

L’opération débuta par la marche d’un détachement envoyé de Géryville sur Ouargla. Le capitaine de Colomb, qui le commandait, se saisit, tant à Ouargla même qu’à Ngouça, des principaux partisans du chérif et les ramena sous bonne garde à Géryville. Pendant ce temps, le commandant Du Barail était descendu de Laghouat sur Berriane, Ghardaïa et Guerrara, tandis que le colonel Desvaux marchait de Biskra vers l’Oued-Righ. La colonne était précédée d’une avant-garde, composée d’une compagnie de tirailleurs, de deux escadrons de spahis et de tout le goum, sous les ordres du commandant Marmier.

Le 26 novembre, l’avant-garde avait atteint Mgarine, à 15 kilomètres seulement de Tougourte. Là le commandant Marmier apprit, d’un côté, que Slimane s’apprêtait à faire une vigoureuse défense dans son ksar, d’un autre, que le chérif amenait du Souf un nombreux contingent à son aide. En effet, le 29, au point du jour, les deux alliés apparurent avec 2,000 hommes de pied et 500 chevaux. Le commandant n’attendit pas l’attaque et lança les goums, qui, ramenés d’abord, se rallièrent et revinrent à la charge, soutenus par les spahis, pendant que la compagnie de tirailleurs arrêtait, par un feu des plus vifs, les tentatives des fantassins ennemis sur le bivouac et contenait les gens de Mgarine. Une troupe de fanatiques, drapeaux et musique en tête, s’était cantonnée dans un jardin ; elle fut la dernière à tenir; mais toute la bande fut passée par les armes.

La victoire était complète; un millier de fusils et de sabres jonchaient le sol parmi des tas de cadavres; deux drapeaux du chérif, trois de Slimane étaient entre les mains du vainqueur. On sut plus tard que, dans la presse des fuyards, sous la porte de Tougourte, il y en eut treize d’étouffés. Le combat de Mgarine eut un bien autre résultat : Slimane et le chérif, absolument démoralisés, sortirent du ksar pendant la nuit du 1er au 2 décembre et disparurent. Ce fut très heureux, car, pour enlever Tougourte par un coup de main, il aurait fallu franchir un fossé large de 15 mètres, profond de 3, puis escalader une escarpe de 8 à 10 mètres de hauteur.

Le 2 décembre, le lieutenant Roze, avisé de l’évasion des chefs, eut la bonne fortune d’entrer le premier dans la place, où le commandant Marmier ne tarda pas d’ailleurs à le suivre. Le colonel Desvaux y arriva le 5, et le commandant Du Barail le 8. Les demandes d’aman affluaient; le 15 décembre, tout l’Oued-Righ, tout le Souf, avaient fait soumission. La dignité de kaïd de Tougourte fut conférée à l’un des fils du fameux Farhat-ben-Saïd ; on lui laissa provisoirement, comme force publique, la compagnie de tirailleurs indigènes avec un peloton de spahis.

Il ne restait plus qu’à faire apprécier aux populations sahariennes, par des preuves évidentes, les bienfaits qu’en retour de leur obéissance leur apportait la domination française, l’ordre et la justice d’abord, puis le développement de leurs intérêts matériels. Dans ces régions brûlées, asséchées, où les rares cours d’eau ne peuvent échapper à l’évaporation qu’en se dissimulant sous le sable, quelle fortune qu’un puits qui ne tarit pas, qu’une source qui jaillit toujours! Cette fortune, les colonnes françaises l’amenaient avec elles et la laissaient après elles.

Au mois de décembre 1855, le général Desvaux visitait sa conquête de l’année précédente. Un ingénieur, M. Laurent, qui l’accompagnait, apprit d’abord aux gens du Souf et de l’Oued-Righ à dégager facilement leurs puits obstrués, à en forer de nouveaux, à retenir, par des barrages peu coûteux, l’eau recueillie précieusement. Il fit plus et mieux: il reconnut, par une étude attentive du terrain et par des sondages, l’importance des nappes souterraines, la direction des rivières cachées, et il prépara de la sorte l’œuvre que devait entreprendre, dès l’année suivante, son lieutenant, M. Jus, ces admirables fontaines jaillissantes, sources de vie, dont les gerbes, retombant en ruisseaux intarissables, ont, partout où il leur a été permis d’atteindre, secoué dans sa tombe, tiré de son linceul de sable et ressuscité le désert.


V.

Pendant la conquête du sud, l’Algérie avait passé par une épreuve depuis longtemps redoutée, toujours inquiétante pour une colonie, la crise d’une grande guerre européenne. Elle s’en était tirée à son honneur. Il est vrai de dire que les circonstances étaient exceptionnellement favorables : mer libre, communications avec la mère-patrie assurées comme en temps de paix, caractère et qualité des alliances. L’Arabe, qui avait détesté le Turc dominateur d’Alger, ne voyait plus dans le Turc de Stamboul qu’un coreligionnaire, un vrai croyant, un frère en Islam, et l’on crut d’abord dans les douars qu’en envoyant ses troupes à l’aide du sultan, l’empereur Napoléon III n’avait fait que se soumettre aux obligations d’un vassal.

Ce qu’il y eut de plus remarquable, ce fut l’empressement des tirailleurs indigènes à réclamer une place dans l’expédition d’Orient. Il s’en présenta plus de 2,000, qui formèrent un régiment nouveau dans les cadres de l’armée française. Les Maures citadins lui offrirent un drapeau dont les broderies magnifiques figuraient, d’un côté, les armes d’Alger, le lion et le palmier, surmontées de l’aigle impériale, et reproduisaient, de l’autre, en caractères arabes, la devise suivante : « Cet étendard brillera dans les champs de la gloire et volera au succès avec l’assistance divine. C’est l’œuvre des musulmans d’Alger, offerte aux soldats indigènes faisant partie des troupes françaises qui marchent au secours de l’empire ottoman. An 1270. » A cet emblème trop spécial et, qu’on nous passe le mot, particulariste, l’autorité militaire fit substituer le drapeau national.

En trois mois, demarsàjuin1854, l’Algérie vit partir pour Gallipoli et Varna 24,450 hommes de vieille infanterie et 1,630 cavaliers, chasseurs d’Afrique et spahis. D’un effectif général de 75,000 hommes, l’armée d’Afrique était donc réduite à moins de 50,000. C’était un affaiblissement connu de tous et dont les fauteurs de révoltes devaient être tentés de tirer profit ; cependant tout demeura tranquille, sauf sur un point. Bou-Baghla qui, depuis deux ans, se tenait caché au fond de la Grande-Kabylie, sortit de sa retraite et sema l’agitation sur la rive droite du Boubekir, qui est le haut Sebaou. Le bach-agha Bel-Kassem fit les plus sincères efforts pour barrer la route à l’insurrection, mais il fut débordé. Si l’on voulait empêcher le feu d’embraser tout le sahel montagneux de Bougie à Dellys, il n’y avait pas de temps à perdre.

Le gouverneur envoya au général de Mac-Mahon, commandant la division de Constantine, l’ordre de constituer à Sétif une colonne de sept bataillons, et fit partir d’Alger pour Tizi-Ouzou le général Camou. La division réunie sous les ordres de ce général, et d’un effectif de 6,570 hommes, comprenait : 1re brigade, général Pâté, 11e léger, un bataillon du 1er zouaves; 2e brigade, général Bosc, 25e léger, 69e de ligne. Dans la division Mac-Mahon, d’un effectif de 5,160 hommes, la 1re brigade, général Maissiat, comprenait : 16e léger, 7e bataillon de chasseurs; la 2e, colonel Piat, un bataillon du 71e, , un du 3e zouaves, un de tirailleurs indigènes. Parti de Sétif le 26 mai, le général de Mac-Mahon était le 1er juin à Ksar Kbouch, prêt à passer de la vallée de l’Oued-Sahel dans le bassin du haut Sebaoui. le même jour, la division Camou occupait, à 7 lieues à l’est de Tizi-Ouzou, le bivouac de Chaoufa, sur la rive gauche du Sebaou moyen.

Ainsi commençait, à l’improviste, sans plan réglé d’avance, la première expédition sérieuse dans la Grande-Kabylie, ce qu’on peut nommer le prologue de la conquête. Pour réduire la Kabylie des Babors, il avait fallu s’y reprendre à trois fois ; il fallut aussi trois campagnes pour avoir raison des Grands-Kabyles, mais avec infiniment plus de peine et d’effort. C’est qu’entre les Grands et les Petits-Kabyles, s’il y avait communauté de race et d’institutions, il n’y avait plus au même degré communauté de caractère. Sur la rive droite de l’Oued-Sahel, l’énergie était moindre ou, si l’on veut, moins persévérante; sur la rive gauche, et surtout parmi les arêtes neigeuses du Djurdjura, l’âpreté du montagnard égalait l’âpreté de la montagne. La population était dense ; dans le Djurdjura seul, on comptait que les confédérations pouvaient armer 29,000 guerriers.

Au combat, le fantassin kabyle est un type à part, très distinct de l’Arabe. Ni haïk, ni burnous pour unique vêtement, une chemise de laine ; sur la tête rasée, une calotte de feutre ; aux pieds, quand ils ne sont pas nus, des sandales de peau fraîche ; autour de la taille une ceinture de cuir qui soutient le flissa d’un côté, la cartouchière de l’autre. Le Kabyle a le plus grand soin de son fusil ; il fabrique sa poudre, qui est meilleure que celle de l’Arabe; mais il la ménage mieux, parce qu’elle est très chère ; au témoignage du général Daumas, le prix de la cartouche, en 1847, était de 0 fr. 40. Aussi tire-t-il posément et pour ainsi dire à coup sûr. Dans le Djurdjura, les villages ne sont plus guère bâtis sur les pentes, encore moins dans les fonds; on les aperçoit tout en haut, perchés sur les sommets, comme les burgs du moyen âge ; pour avoir de l’eau, il faut que les femmes descendent bas et remontent péniblement la cruche sur l’épaule. Quand les hostilités menacent, le village est entouré d’abatis, de retranchemens en pierres sèches, souvent étages et donnant de bons flanquemens. En somme, c’est une race belliqueuse, nerveuse, agile, sobre, tenace éminemment douée pour la guerre.

Le seul concert entre les deux divisions de l’est et de l’ouest était qu’elles devaient marcher à la rencontre l’une de l’autre. Le 4 juin, le gouverneur, qui avait rejoint le général Camou au bivouac de Chaoufa, lui fit passer le Sebaou et l’engagea sur la rive droite contre les Beni-Djennad, les partisans les plus décidés de Bou-Baghla. C’est dans leur territoire que se trouve le Tamgout, le sommet le plus élevé de la chaîne côtière. Sur un contrefort de ce pic, au village d’Agherib, les Beni-Djennad avaient concentré leurs forces. La position, abordée par trois colonnes et tournée par la gauche, fut emportée dès la première attaque. Ce même jour, la division Mac-Mahon, qui avait passé la veille le col de Ksar-Kbouch, battit par la même tactique des Beni-Hoceïne. Ce double succès eut pour résultat immédiat la soumission de tout le littoral.

Le 12 juin, les deux divisions se réunirent et, le 15, se dirigèrent, en remontant la vallée du Boubekir, vers les Béni Hidjer, les hôtes de Bou-Baghla. Depuis plusieurs jours, on voyait passer, du sud au nord, par les crêtes orientales du bassin, un courant d’hommes armés ; c’étaient des Illoula, des Beni-Mellikeuch, même des Djurdjuriens de la grande chaîne, qui, appelés par les Beni-Hidjer, se hâtaient à leur aide. L’idée vint alors au gouverneur de faire tête de colonne à droite, et d’aborder le territoire quasi désarmé des contingens qui l’attendaient ailleurs. Les troupes n’étaient pas dans le secret. Quand, le 16, à trois heures du matin, sans sonneries, en silence, elles s’ébranlèrent pour marcher au sud, non à l’est, après un premier moment de surprise, elles eurent bientôt compris la manœuvre du général en chef. La marche était difficile, la montée raide, mais quand on eut atteint le Sebt, le plateau où se tient, le samedi, le marché des Beni-Yaya, ce fut dans tous les rangs un cri d’admiration. Jamais panorama si grandiose ne s’était développé autour d’une colonne ; ce qu’on voyait, c’était le cœur même de la Grande-Kabylie.

« Le gouverneur-général, dit la relation rédigée d’après les notes de son état-major, reçut des félicitations sur l’audace et l’habileté d’une marche qui le rendait maître, sans coup férir, d’une aussi formidable position ; mais il ne se dissimulait pas les périls qu’elle présentait, et il mit tous ses soins à en prévenir les conséquences. Le corps expéditionnaire se trouvait en effet séparé de sa base d’opérations par un pays de l’accès le plus difficile ; ses communications avec Tizi-Ouzou pouvaient être compromises, pour peu que les tribus ennemies cherchassent à les inquiéter, et il devenait impossible de quitter cette position sans avoir frappé de terreur, par des coups vigoureux, les diverses confédérations kabyles qui l’entourent. Le moindre échec, en exaltant la bravoure naturelle des montagnards, pouvait produire un soulèvement général et amener contre nos 8,000 fusils plus de 25,000 Kabyles, soutenus par leur farouche patriotisme et merveilleusement servis dans leurs attaques par les embarras d’une colonne chargée de bagages, au milieu de difficultés de terrain inextricables et qui devaient se renouveler à chaque pas. « Quoique le Sebt des Beni-Yaya soit la position dominante de la contrée et le nœud d’où s’échappent les divers contreforts des Beni-Fraoucen, desBeni-Raten, des Béni Menguellet, des Beni-bou-Youcef et des Beni-Yaya, l’influence de son commandement, à cause des pentes abruptes de chacun de ces contreforts, ne pouvait pas s’étendre fort loin. Aussi fallait-il s’attendre à livrer autant de combats qu’il y avait de confédérations répandues autour de la position. Le gouverneur-général le prévoyait. »

En effet, cette position pittoresque était un guêpier. La journée du 16 fut tranquille ; mais le lendemain matin, le campement se réveilla cerné. Il fallut faire face, Mac-Mahon à l’est, Camou à l’ouest; et, du matin au soir, ce ne furent que pointes, retraites et retours offensifs. Les affaires les plus chaudes eurent lieu dans les villages de Taourirt et d’Aguemoun-Yzen. Du dernier le général Bosc eut de la peine à revenir, parce qu’il y avait à franchir un ravin profond et boisé. En somme, le corps expéditionnaire eut dans cette journée 39 morts et 218 blessés.

Les deux jours suivans, un brouillard épais fit trêve à la lutte; elle reprit, le 20, avec fureur. Les Kabyles étaient rentrés dans Taourirt ; ils avaient fait tout autour des abatis de gros arbres et construit des retranchemens en pierres sèches ; toutes les maisons étaient crénelées. Contre cette sorte de forteresse défendue par plus de 3,000 combattans, le gouverneur ne réunit pas moins de huit bataillons. Quand elle eut été forcée, malgré la plus vive résistance, on se porta sur les autres villages des Béni-Menguellet; tout fut brûlé, sapé, rasé, maisons, vergers, jardins; la destruction fut impitoyable; mais aussi, quand les troupes de la division Camou se mirent en retraite, les Kabyles s’acharnèrent après elles. Le nombre des morts, du côté des Français, fut de 39, et celui des blessés de 105.

Comme les Beni-Menguellet avaient le plus souffert, ils furent les premiers à réfléchir. Les ouvertures dont ils prirent l’initiative furent accueillies ; ils payèrent une contribution de guerre, livrèrent des otages et s’engagèrent à renvoyer les contingens étrangers à leur confédération. Les Beni-Raten imitèrent leur exemple. Le 25 juin, les entours du bivouac étaient redevenus si paisibles qu’un officier du poste de Dra-el-Mizane put arriver au Sebt ayant pour toute escorte un cheikh de village. Le lendemain, le corps expéditionnaire descendit au Boubehir et s’y reposa pendant deux jours avant d’aller rendre aux Beni-Hidjer la visite qui leur était due.

Ils l’attendaient assurément, car ils ne firent aucune démarche pour la prévenir, et quand on entra chez eux, on trouva qu’ils avaient tout préparé pour lui faire honneur. En effet, la réception fut chaude; on se battit le 30 juin, le 1er, le 2 juillet. Il y avait dans ces montagnes un village nommé aussi Taourirt; de même que son homonyme des Beni-Menguellet, il avait été crénelé, barricadé, fortifié en manière de réduit. Six bataillons de la division Mac-Mahon l’emportèrent; ce fut alors fini de la résistance. Le 4, les députés des vingt-deux villages qui composaient la tribu des Beni-Hidjer vinrent se soumettre à toutes les conditions qu’il plut au gouverneur de leur imposer. Le 6, les deux divisions reprirent le chemin de leurs provinces respectives.

Analogue à la pointe poussée, en 1851, par le général de Saint- Arnaud dans la Kabylie des Babors, l’expédition du haut Sebaon n’était en fait qu’une grande reconnaissance; elle donna d’utiles renseignemens pour l’avenir, mais elle fut payée bien cher, car les pertes s’élevèrent à plus de 900 tués ou blessés. Il ne serait cependant pas juste de prétendre qu’elle n’ait pas eu de résultats immédiats : elle arrêta sur place un mouvement de révolte qui, dans les circonstances difficiles où se trouvait alors l’Algérie, aurait pu s’étendre en plaine, et, de plus, elle ruina pour toujours le crédit de Bou-Baghla, qui ne s’était pas distingué personnellement dans la résistance. Réduit à courir les aventures, l’ancien chérif du Djurdjura s’en alla faire du brigandage dans la vallée de l’Oued-Sahel, et fut tué misérablement, le 26 décembre, dans un guet-apens qu’il avait tendu au kaïd des Beni-Abbès.


VI.

Pendant l’année 1855, un calme relatif ne cessa pour ainsi dire pas d’être l’état normal de l’Algérie, de la Grande-Kabylie même. Il y avait cependant de temps à autre quelques symptômes d’agitation dans le Djurdjura.

Depuis la soumission de Si-Djoudi et de la plus grande partie des Zouaoua, c’était la confédération des Beni-Raten qui s’était saisie de leur succession en déshérence. Tout s’accordait pour faire d’elle un centre de résistance, l’âpreté du sol et la fierté des esprits. Eh se résignant, ou plutôt en paraissant se résigner aux conditions que leur avait faites le général Randon, en 1854, les Beni-Raten s’étaient flattés d’y trouver par compensation de grands avantages pour leur commerce d’huile et de figues sèches; mais comme ils n’avaient pas été plus particulièrement favorisés que d’autres, ils en avaient conçu et montré de la mauvaise humeur. Ce qui les gênait et les irritait, c’était le voisinage des bordjs français de l’ouest, particulièrement de Tizi Ouzou, le plus rapproché, qui, sous le commandement du capitaine Beauprêtre, était devenu un poste du premier ordre.

Le 20 janvier 1856, Tizi-Ouzou se vit investi soudainement par des groupes armés qui appartenaient à diverses tribus, surtout de la zone septentrionale, entre le Sebaou et la mer. Il y avait là des Beni-Ouaguenoun, des Flisset-el-Bahr, des Beni-Djeunad, l’approche d’une petite colonne, amenée rapidement par le général Deligny, commandant la subdivision d’Alger, suffit pour débloquer le bordj; puis il fallut faire sur les insurgés un exemple. Ce furent les Beni-Ouaguenoun qui payèrent pour leur propre compte et pour celui des autres, à l’exception toutefois des Beni-Djennad, qui s’exécutèrent eux-mêmes, la moitié soumise ayant rudement châtié la moitié réfractaire.

On savait que cette folle tentative avait été provoquée par les excitations des Beni-Raten. C’était eux aussi qui excitaient ou guidaient même contre les tribus paisibles de l’Oued-Sahel et du Sebaou des bandes de pillards ; mais ils étaient assez habiles pour ne se laisser point prendre en faute. Les choses traînaient de la sorte dans un état d’indécision et de malaise, lorsque, vers la fin d’août, le coup de main, vainement tenté sur Tizi Ouzou sept mois auparavant, faillit être renouvelé contre Dra-el-Mizane ; sans l’indiscrétion d’un Kabyle, il eût probablement réussi, car le poste était faible et n’aurait pu opposer qu’une poignée d’hommes aux assaillans.

À cette date, la guerre d’Orient avait pris fin ; les troupes d’Algérie, qui, dès le début, s’y étaient portées, venaient de rentrer avec leur gloire noblement acquise. N’était-ce pas le moment d’en finir avec les Grands-Kabyles, Beni-Raten et autres? Telle était l’opinion du gouverneur-général, dont l’autorité devait peser d’un plus grand poids dans les conseils du gouvernement, depuis que la faveur impériale l’avait élevé, le 16 mars 1856, à la dignité de maréchal de France. « Vous m’avez fait connaître, écrivait-il au maréchal Vaillant, ministre de la guerre, que la volonté de l’empereur était de me donner, quand la paix serait conclue, les troupes nécessaires pour faire en Kabylie une sérieuse et, s’il plaît à Dieu, une dernière expédition. Vous-même, vous m’avez encouragé à concevoir cette espérance. J’ai donc lieu de compter sur une prochaine solution de cette question, qui m’occupe depuis plus de quatre années. Je crois cependant devoir vous faire remarquer que je ne puis ordonner aucun préparatif aussi longtemps que je demeurerai dans cette situation d’expectative. » La conclusion fut que le maréchal Randon ayant demandé l’autorisation d’ouvrir la campagne au mois de juin, le ministre crut devoir l’ajourner au printemps de 1857, pour cette raison qu’avant d’être lancés dans de nouvelles aventures, les vainqueurs de Sébastopol avaient le droit et le besoin de se reposer quelque temps de leurs glorieuses fatigues.

Il résultait de cette controverse qu’en attendant le maréchal Randon devait se réduire au simple nécessaire; mais, pour lui, le simple nécessaire était ce qui, pour d’autres, eût été, sinon le superflu, au moins la grande aisance. En effet, pour châtier la confédération des Guechtoula, responsable de l’attentat projeté contre Dra-el-Mizane, il ne convoqua pas moins de 15,000 hommes. De cet effectif, il forma d’abord deux divisions, commandées, l’une par le général Renault, l’autre par le général Jusuf, et constitua le surplus en réserve.

Jusuf entra le premier en opération. A quelques kilomètres au sud de Bordj-Boghni s’élevait dans la montagne une koubba célèbre, non-seulement dans tout le pays kabyle, mais dans l’Algérie entière; c’était le tombeau d’un des grands saints de l’islamisme, Sidi-Mohammed-ben-Abd-er-Rahmane, dont les restes mortels, par un miracle tout à fait exceptionnel, reposaient complètement et simultanément chez les Guechtoula, en Kabylie, et tout près d’Alger, au Hamma, d’où lui était venu le surnom posthume de Bou-Kobrine, « l’homme aux deux tombes. » La koubba fut respectée, mais le village qui l’entourait et la zaouïa, foyer de fanatisme et d’hostilité, furent rasés sans merci. Le 26 septembre, le maréchal Randon vint prendre le commandement des divisions réunies. Attaquées l’une après l’autre, les tribus dont l’ensemble forme la confédération des Guechtoula vinrent successivement à composition. Il ne restait plus à réduire que les Douala, tribu intermédiaire qui servait de trait d’union entre les Guechtoula et les Beni-Raten ; leurs villages furent saccagés et brûlés le 7 et le 8 octobre. Ce fut la fin de l’expédition. Les deux dernières journées coûtaient aux deux divisions 13 morts et 70 blessés. En hâtant le succès, la supériorité numérique de l’attaque avait d’autant réduit la probabilité des pertes.

Dans un ordre du jour daté de Tizi-Ouzou, le 10 octobre, le maréchal Randon annonçait expressément aux troupes la campagne décisive : « Vous ne direz pas un long adieu aux montagnes que vous venez de parcourir ; nous y reparaîtrons au printemps, et nous conquerrons cette Kabylie où nul n’aura pénétré avant nous. » Amis et ennemis, tous étaient publiquement et solennellement prévenus. C’était, comme au moyen âge, un défi, un appel à jour donné, un rendez-vous en champ clos.

Le 10 décembre 1856, le maréchal Vaillant, ministre de la guerre, écrivait au maréchal Randon : « Cette opération sera longue; elle sera difficile, plus difficile peut-être que ne le croient ceux qui ont le plus étudié le Djurdjura, qui se sont déjà mesurés avec les Kabyles et qui se sont fait le moins d’illusions sur la résistance que pourront opposer, dans une lutte suprême, ces montagnards se battant pour le maintien d’une indépendance qui a résisté à toutes les tentatives essayées contre elle. A mon avis, c’est donc quelque chose de très sérieux que nous voulons entreprendre, et nous ne saurions par conséquent trop tôt nous préoccuper de préparer le plan de l’expédition et d’en étudier les moyens d’exécution. La conquête de la Kabylie est comme un siège à entreprendre; on marchera pour ainsi dire à la sape; ce qu’on aura pris ou enlevé devra être définitivement acquis à nos troupes. Tout pas fait en avant sera une menace de plus pour l’ennemi, une possibilité de l’atteindre plus sûrement, plus efficacement. Il n’y aura point de pas en arrière. Le temps, la patience, les routes, les points fortifiés, voilà nos moyens de dompter ces fiers Kabyles, dignes de nous par leur énergie et par leur courage. »

Le plan de campagne attendu par le ministre lui fut adressé le 15 janvier 1857. Pour l’exécuter, le maréchal Randon ne demandait rien de moins qu’une armée, 30,000 hommes. Il en avait bien, l’année précédente, employé 15,000 pour une opération partielle et de moyenne importance. En fait, il avait raison de vouloir être fort, très fort, afin d’en finir complètement et vite ; mais qu’auraient dit les plus anciens de ses prédécesseurs, le maréchal Clauzel, par exemple, avec ses 10,000 hommes? Les temps étaient changés, le maréchal Randon profitait du changement, c’était légitime.

La conquête faite, voici comment se ferait l’occupation : « Nous n’aurons pas besoin de recourir à ces moyens extrêmes qu’il a fallu trop souvent employer pour obtenir le gage de la victoire. Les villages, au lieu d’être détruits, seront occupés par des bataillons ; des voies de communication seront ouvertes pour rendre accessibles les parties même les plus abruptes. Ce qui s’est produit en d’autres lieux se présentera en Kabylie. Une fois le prestige de l’inviolabilité du territoire dissipé, notre occupation consolidée sur certains points stratégiques, notre volonté d’être maîtres du pays bien constatée, les Kabyles se soumettront à cette volonté, plus forte que la leur, et l’on doit espérer qu’ils persisteront d’autant plus dans cette résolution que notre domination ne devra pas apporter de notables changemens à leurs usages, ni même modifier leur organisation intérieure. Leur territoire est trop peuplé pour que nous songions en aucune manière à y introduire l’élément européen.

« L’esprit démocratique incarné chez ces montagnards n’admet pas les grands chefs. C’est ainsi que les Ouled-ou-Kassi ne se sont maintenus dans la vallée du Sebaou qu’au moyen de smalas composées d’élémens divers auxquels le bach-agha faisait des avantages considérables; ils avaient ainsi le commandement de la vallée, par cela même une certaine influence dans la montagne ; mais jamais cette influence n’a été dominatrice. Si-el-Djoudi, bach-agha du Djurdjura, a perdu une grande part de son autorité sur les siens, le jour même où il a été investi des fonctions que nous lui avons données. Nous ne voyons pas quels avantages il y aurait à tenter de modifier l’organisation actuelle du pays kabyle. Cette organisation répond assez exactement à celle de nos communes et, sous ce rapport, elle rentrerait dans le droit commun que nous voulons étendre sur l’Algérie ; mais nous devons nous appliquer à être, pour les Kabyles, des conquérans modérateurs des passions populaires qui divisent et animent les confédérations les unes contre les autres, à respecter leurs droits, alors qu’ils ne deviennent pas une cause de troubles pour le pays, à prouver, en un mot, qu’après avoir déployé la force pour les vaincre, nous voulons user de notre droit pour faire respecter ce qui est juste, ce qui donne à la paix et à la tranquillité les plus sûres garanties. »

Le ministre de la guerre paraissait hésiter encore ; pour vaincre ses dernières objections, le gouverneur de l’Algérie se rendit en France le 3 mars ; il en revint, le 22 avril, avec l’autorisation d’agir.


VII.

Pendant son absence et d’après ses instructions, les apprêts de la grande affaire avaient été poussés avec ardeur. Tizi-Ouzou et Dra-el-Mizane, base d’opérations de la prochaine campagne, étaient bourrés d’approvisionnemens de toute espèce ; des fours y avaient été construits, des appropriations faites pour le service de santé ; un hôpital de 1,000 lits était installé à Dellys.

La majeure partie des troupes était venue des provinces d’Oran et d’Alger. Elles formaient trois divisions d’infanterie, composées comme suit : première division, général Renault ; 1re brigade, général de Liniers : 8e bataillon de chasseurs, 23e et 90e ; 1re brigade, général Chapuis : le 1er  des trois régimens de tirailleurs algériens récemment créés, 41e et 56e’. Deuxième division, général de Mac-Mahon; 1re brigade, général Bourbaki : 2e zouaves, 2e étranger, 54e ; 2e brigade, général Périgot : 11e bataillon de chasseurs, un bataillon du 3e tirailleurs algériens, 3e zouaves, 93e. Troisième division, général Jusuf ; 1re brigade, général Gastu : 1er  zouaves, 60e et 68e ; 2e brigade, général Deligny : 13e bataillon de chasseurs, un bataillon du 1er  zouaves, 45e et 75e. Ces trois divisions formaient proprement l’armée de Kabylie ; une quatrième allait se constituer extérieurement sous les ordres du général Maissiat, dans la basse vallée de l’Oued-Sahel, de détachemens empruntés aux divers corps de la province de Constantine. Au total, ces quatre divisions d’infanterie comptaient ensemble 26,700 baïonnettes ; en y ajoutant la cavalerie, l’artillerie, le génie, le train des équipages et l’effectif de deux colonnes légères, composées chacune de deux bataillons et de deux escadrons en surveillance sur le versant méridional du Djurdjura, on trouvera plus que les 30,000 hommes demandés par le maréchal Randon,

Le 19 mai, le maréchal prit à Tizi-Ouzou le commandement de l’armée. Un ordre prescrivit aux hommes de marcher sans sacs et de n’emporter dans la tente-abri roulée en sautoir que les cartouches et les vivres pour quarante-huit heures. La pluie, l’orage, le brouillard les retinrent pendant cinq jours ; enfin, le 24, les clairons sonnèrent la marche. Les divisions Jusuf et Mac-Mahon avaient pour commun objectif un contrefort dit des Akerma, dont l’arête, signalée par une succession de villages étages, aboutit au plateau de Souk-el-Arba, «le marché du quatrième jour, » qui est le centre de la confédération des Beni-Raten et, par elle, de toute la Kabylie. La division Renault, placée à droite, devait s’élever comme les autres, mais par un contrefort de moindre importance.

S’élever est le mot propre, car, sur un parcours de 6 kilomètres à vol d’oiseau, la différence perpendiculaire entre le point de départ et le point d’arrivée atteignait 900 mètres. S’il ne s’était agi que d’une pente régulière de 15 pour 100, il n’y aurait eu trop rien à dire, mais il y avait que cette côte rocheuse et tourmentée se tordait, comme une couleuvre, en tronçons hachés par des ravins abrupts. Le propre du combat sur un terrain de cette sorte, et, en général, le propre de la guerre de montagne, est de diviser l’action, de l’éparpiller en mille petites actions particulières, individuelles pour ainsi dire, où les combattans, à parité de bravoure, doivent se distinguer surtout par l’intelligence.

Tout ce qu’il est possible de noter dans cette journée du 24 mai, c’est que, des villages échelonnés sur l’arête des Akerma, ce furent les deux derniers, Affensou et Ismaïseren, qui furent le mieux défendus par les Kabyles. Le soir venu, ils crurent que les Français allaient, comme d’habitude, se replier sur leurs bivouacs ; mais quand ils les virent, au contraire, s’établir dans leur conquête, ils concentrèrent sur le plateau de Souk-el-Arba toutes leurs forces, et le 25, dès le point du jour, ils prirent l’offensive avec fureur. Devant Ismaïseren surtout, ils combattirent en désespérés; mais ils avaient devant eux Mac-Mahon, Bourbaki, les zouaves de Sébastopol; comment déloger de tels occupans? Tout à coup, vers midi, le feu cessa ; vers trois heures, on vit une grande foule s’agiter sur le plateau; puis on entendit une grande salve. C’était, suivant l’usage kabyle, l’adieu des contingens étrangers. Les Beni-Raten avaient décidé de se soumettre ; les autres retournaient chez eux. Dans la soirée, les premiers firent demander au maréchal vingt-quatre heures d’armistice ; elles leur furent accordées.

Le 27 mai, dans l’après-midi, vers quatre heures, cinquante députés de la confédération se présentèrent ; le colonel de Neveu, chef du bureau politique, les amena au gouverneur. Ils s’assirent à terre, en demi-cercle, devant sa tente ; l’un d’eux devait écouter ses paroles traduites par un interprète et répondre au nom de tous. Alors s’engagea le dialogue :

« Vous tous qui êtes ici, représentez-vous entièrement la tribu de Beni-Raten et pouvez-vous vous engager pour elle ? — Oui, nous sommes les aminés délégués par toute notre nation, et nous avons mission de parler pour tous les fils des Raten ; ce que nous aurons accepté sera accepté par tous.

« Pourquoi avez-vous manqué aux promesses de soumission que vous m’avez faites au Sebt des Beni-Yaya, puis en 1855, à Alger, et fomenté des révoltes chez les tribus soumises ? — Si quelques hommes des Beni-Raten ont fait cela, tous ne l’ont pas fait ; mais nous reconnaissons nos fautes, et nous venons ici pour nous excuser du passé et nous soumettre aux Français.

« Avez-vous, cette fois, l’intention de tenir fidèlement vos promesses et d’exécuter les conditions qui vous seront imposées? — Nous promettons que notre tribu sera fidèle aux promesses que nous te ferons en son nom.

« Voici quelles sont les conditions que je vous impose ; si elles ne vous conviennent pas, vous retournerez à vos villages, vous reprendrez vos armes, nous reprendrons les nôtres, et la guerre décidera ; mais si vous nous forcez à combattre, après le combat nous couperons vos arbres, et dans vos villages nous ne laisserons pas pierre sur pierre. — Nous sommes vaincus, nous nous soumettons aux conditions qu’il te plaira d’imposer.

« Vous reconnaîtrez l’autorité de la France. Nous irons sur votre territoire comme il nous plaira. Nous ouvrirons des routes, construirons des bordjs; nous couperons les bois et les récoltes qui nous seront nécessaires pendant notre séjour ; mais nous respecterons vos figuiers, vos oliviers et vos maisons. Vous paierez, comme contribution de guerre et juste indemnité des désordres que vous avez causés, 150 francs par fusil. — Les Beni-Raten ne sont pas riches, et beaucoup parmi eux n’ont pas assez d’argent pour payer cette somme.

« Lorsque vous avez fomenté la révolte des tribus qui sont autour de vous, chacun de vous a su trouver de l’argent ; les riches ont payé pour les pauvres. Vous ferez comme vous avez fait. Les riches prêteront aux pauvres, afin que tous paient et que chacun supporte la peine des fautes de sa nation. »

Ici, remarque la relation de l’état-major, une sorte de brouhaha, de réclamations confuses, s’élève parmi les députés ; quelques-uns parlent ou gesticulent ; le chef les apaise peu à peu, et répondant pour tous : « Nous paierons la contribution que tu demandes. » « Comme preuve de vos bonnes intentions, vous me livrerez les otages qui vous seront désignés. Je les garderai jusqu’au paiement intégral de la contribution, et même plus longtemps, selon votre conduite. À ces conditions, vous serez admis sur nos marchés comme les tribus soumises. Vous pourrez travailler dans la Métidja et gagner, pendant la récolte prochaine, de quoi payer votre contribution de guerre et bien au-delà. Pour vous convaincre dès à présent que nous ne voulons ni emmener les femmes et les enfans, ni vous prendre vos terres, comme on vous a dit que nous avions coutume de faire, vous rentrerez dans vos villages immédiatement, aussitôt que vos otages nous seront livrés, vous pourrez circuler en liberté à travers les camps avec vos femmes et vos enfans, et l’on ne prendra à personne ni sa maison ni son champ sans lui en payer la valeur. »

Les visages impassibles des Kabyles ne trahissent aucun sentiment de regret ni de satisfaction.

« Vous pourrez, comme par le passé, vous choisir des amines mais ils devront être reconnus et investis par la France. Vous pourrez même garder vos institutions politiques de village, pourvu que vos chefs sachent vous maintenir en paix. »

À ces dernières paroles, ajoute la relation, un frémissement de joie courut parmi ces hommes jusque-là si impassibles. Des conversations à demi-voix s’engagèrent entre eux, et il était facile de voir, à leurs gestes et à leurs physionomies, toute la satisfaction que leur causait cette promesse inattendue. Puis, l’orateur reprenant la parole :

« Avons-nous bien compris? Nous conservons nos institutions? — Oui. — Nous nommerons nos chefs comme par le passé? — Oui; seulement, comme nous ne voulons pas que ce soient des hommes de désordre, ces nominations seront approuvées par nous. — Vous ne nous donnerez pas d’Arabes pour nous commander? — Non. — Alors vous pouvez compter sur notre soumission, et demain nous déposerons entre vos mains la contribution de guerre. » Ainsi se termina la conférence.

Le succès était notable; il avait été payé d’ailleurs assez cher. Des deux divisions qui avaient attaqué le contrefort des Akerma, la division Mac-Mahon avait le plus souffert; le chiffre de ses pertes était de 31 morts et de 233 blessés; la division Jusuf ne comptait que 3 morts et 35 blessés. La division Renault, qui avait agi seule, sur la droite, avait eu 210 hommes atteints, dont 33 morts.

Le 28 mai, la division Mac-Mahon alla s’établir sur la position élevée d’Aboudide, en avant des deux autres, dont les bivouacs se développaient sur cinq lieues d’étendue. Après avoir frappé sur les Kabyles un coup de force, le maréchal Randon avait décidé de porter à leurs illusions une atteinte décisive. Tandis qu’ils s’attendaient à voir leurs vainqueurs, ainsi que dans toutes les expéditions précédentes, faire, après un certain temps, retraite, un spectacle nouveau vint surprendre et déconcerter leur attente. De Tizi-Ouzou à Souk-el-Arba, sur toute la ligne des bivouacs, des bataillons de travailleurs ouvrirent et achevèrent en dix-huit jours, du 3 au 21 juin, une route de 28 kilomètres de développement et de 6 mètres de large. Le 22, un convoi d’artillerie, de fourgons du génie et du train, couverts de drapeaux et de feuillage, inaugura la nouvelle route en la parcourant dans toute sa longueur.

Ce n’est pas tout. Dès le 4 juin, le maréchal Randon avait écrit au ministre de la guerre : « Pendant les quelques jours qui viennent de s’écouler, le terrain sur lequel doit être élevée une forteresse, assez vaste pour recevoir quatre bataillons avec accessoires, a été étudié, le tracé de l’enceinte déterminé, l’emplacement des divers services reconnu. Des carrières de pierre à bâtir et de pierre à chaux ont été recherchées et ouvertes; les fours sont en voie d’exécution ; en un mot, tout le matériel nécessaire est préparé. » Deux jours après, les travaux de déblai commencèrent; le 14 juin, au sommet du plateau de Souk-el-Arba fut bénite et solennellement posée la première pierre du grand poste fortifié qui allait recevoir le nom de Fort-Napoléon et qui s’appelle aujourd’hui Fort-National; puis, sous la direction du général Chabaud-Latour, l’enceinte bastionnée, les bâtimens de toute sorte, casernes, ateliers, magasins, sortirent de terre et s’élevèrent rapidement devant les yeux stupéfaits des Kabyles. Il n’y avait plus à douter; c’était une prise de possession définitive, un établissement à demeure.

Après avoir démontré par un témoignage irréfragable sa volonté ferme, le maréchal Randon rouvrit le cours interrompu des opérations militaires. Pendant ce délai de quatre semaines, à 5 kilomètres d’Aboudide, en vue de Souk-el-Arba, les derniers défenseurs de la patrie kabyle avaient dressé sur le piton d’Icheriden, vis-à-vis de la forteresse d’occupation, la forteresse d’indépendance. Un ravin profond lui servait de fossé; par-delà, jusqu’au village crénelé et barricadé, des retranchemens en crémaillère avec flancs en retour, des embuscades étagées, dissimulées derrière des amoncellemens de pierres et de troncs d’arbres, découvraient et commandaient le terrain d’approche. Ce fut la division Mac-Mahon qui eut la charge et l’honneur d’attaquer ce qu’il est permis d’appeler l’Alesia de la Kabylie.

Le 24 juin, à cinq heures du matin, sous les yeux du maréchal Randon, elle se mit en mouvement. Un bataillon du 54e était en avant-garde; puis venaient le 2e zouaves et le 2e étranger; la deuxième brigade formait la réserve. A portée de mitraille, l’artillerie ouvrit le feu. Après vingt minutes de canonnade, le général de Mac-Mahon fit sonner la charge. Conduits par Bourbaki, le 54e et les zouaves s’élancèrent ; à moins de 100 mètres des retranchemens, une fusillade violente et nourrie les arrêta sur place. Bourbaki avait son cheval tué, Mac-Mahon était atteint à la hanche; mais pendant cet arrêt meurtrier sur le front d’attaque, le 2e étranger avait incliné à gauche, tourné la position et pénétré de force entre le retranchement et le village. Désormais la résistance était vaincue, la position conquise. La perte des assaillans était de 371 hommes, tués ou blessés ; il y avait 30 officiers dans le nombre.

Le combat d’Icheriden, le plus vif et le plus brillant de toute la campagne, fut à peu de chose près, le dernier. En continuant à marcher au sud-est, parallèlement à la grande chaîne du Djurdjura, les trois divisions recueillirent la soumission d’une confédération puissante, les Beni-Yenni. Une apparition inattendue sur les derrières des tribus encore insoumises acheva de les décourager ; c’était la division de Constantine qui venait d’occuper le col de Chellata. A l’attaque d’Aguemoun-Izen, leur surprise fut encore plus grande : des Beni-Fraoucen, des Beni-Raten accompagnaient les colonnes françaises ! Il ne restait plus à réduire que les Beni-Menguellet, qui ne firent guère de résistance, puis les Beni-Touragh, qui en firent un peu davantage. Les derniers coups de fusil furent tirés, le 11 juillet, chez les Illoul-ou-Malou et les Illilten; le 12, chez les Beni-Mellikeuch.

Il y avait chez les Illilten, dans la gorge de Tirourda, un village de marabouts, et dans ce village, une inspirée, une prophétesse, une voyante, Lalla-Fatma. C’était elle qui la première avait prêché la guerre sainte ; elle fut prise, le 11 juillet, avec tous les siens, et conduite hors du pays. Parmi ces populations crédules, le bruit courut aussitôt qu’avec elle était parti l’esprit de résistance, et tout de suite on se soumit.

Tout était fait; la Grande-Kabylie était domptée. La division Renault demeura seule à la garde de Fort-Napoléon; tous les autres corps reprirent le chemin de leurs garnisons. Avant la séparation de l’armée, le maréchal Randon leur adressa, le 16 juillet, ses éloges : « Accourus à ma voix des trois provinces, vous êtes venus prendre part à cette belle campagne. Des cimes du Djurdjura jusque dans les profondeurs du sud, le drapeau de la France se déploie victorieusement. C’est à vous qu’il était donné de terminer cette grande et noble tâche. L’Algérie reconnaissante applaudit à vos triomphes. Trouvez dans ce témoignage la récompense de ce que vous faites depuis vingt-sept ans pour la prospérité de cette belle colonie, le plus beau fleuron de la couronne de France. »

Le 17 août, le maréchal Bosquet adressa, de Paris, au maréchal Randon, la lettre suivante : « Le bruit avait couru que vous seriez ici pour les fêtes du 15 et, sans m’informer davantage, je m’accommodais très volontiers de la bonne chance de vous revoir pour vous serrer les deux mains très cordialement et vous féliciter chaudement de la belle campagne que vous venez de terminer, en même temps que la guerre d’Afrique, comme on finit une fête par un bouquet superbe et brillant. Cette glorieuse expédition dans les terrains les plus ardus, les plus difficiles de la Kabylie et de l’Afrique, contre les populations les plus sérieusement guerrières, et avec un succès éclatant, non interrompu, doit vous avoir laissé au cœur une joie bien légitime à laquelle je vous prie de me permettre de m’associer de toute mon âme. Il n’y a ici dans l’armée et dans la société qu’une voix, qu’un concert d’éloges à votre adresse et à celle de votre admirable armée.

« Après la grande affaire de la conquête, ce sera aussi une grande affaire d’organiser solidement et d’administrer sagement les Kabyles; mais j’augure bien de leur caractère décidé. Une main loyale et ferme doit leur convenir; ils sont plus braves et moins changeans que les Arabes. Pauvres et travailleurs, ils se plieront mieux à nos méthodes. Loyauté et fermeté dans l’administration et beaucoup de travail offert à leur activité, voilà, je pense, ce qui convient pour qu’ils restent en paix. Puisque vous avez adopté le commandement direct sans intermédiaire de grands chefs indigènes, je serais heureux d’apprendre que ce régime est poussé dans ses limites extrêmes. La division du commandement s’accommode très bien avec le caractère fier et chatouilleux du Kabyle et peut devenir une garantie contre les révoltes en masse. »

L’autorité morale du maréchal Bosquet était considérable ; son assentiment, qu’il ne prodiguait pas, n’était point banal. S’il complimentait le maréchal Randon, c’est que le compliment était juste et mérité. Après le maréchal Bugeaud, qui domine tout, après lui, mais à distance,


Proximus huic, longo sed proximus intervallo,


le second rang dans l’histoire de la conquête appartient de droit au maréchal Randon. Au génie de l’un a succédé la persévérance de l’autre; celui-ci a parachevé l’œuvre de celui-là. C’est un grand honneur.


VIII.

Toute l’Algérie était soumise. Du nord au sud, de la Méditerranée au désert, du levant au couchant, du beylik tunisien au sultanat de Maroc, il n’y avait plus un coin de terre, une anfractuosité de rocher, un pic de l’Ouarensenis, du Djurdjura, des Babors ou de l’Aurès, une de ces oasis sahariennes semées comme des îles parmi les ondes fauves de la mer de sable, qui n’acceptât ou ne subît la suprématie française.

La voilà donc terminée, cette lutte de vingt-sept ans, soutenue avec tant d’énergie de part et d’autre. Gloire aux vainqueurs ! Honneur aux vaincus! Rien n’est respectable comme un peuple fier qui a défendu vaillamment son indépendance. Tout lui est dû de ce que le conquérant a de noblesse, d’humanité, de charité chrétienne dans le cœur, modération, justice, bienveillance, encouragement, bon exemple. La France est généreuse ; l’Arabe et le Kabyle sont capables de reconnaissance.

Un jour du mois de janvier 1857, la colonne du général Desvaux passait à Traacine, non loin de Tougourte. Tout le pays était en liesse. Par l’industrie des Français, un puits artésien venait d’être foré dans cette petite oasis; à lui seul il donnait le double de ce que débitaient d’eau tous les puits arabes. Un marabout de l’ordre de Tedjini, un hadj, depuis peu revenu de La Mecque, Si-Nâmeur, présidait à l’inauguration de la source jaillissante ; il était fier du succès parce que c’était lui qui avait eu l’honneur de donner le premier coup de sonde. Après avoir salué selon l’usage et remercié le général, il se tourna vers les Arabes et leur dit : « Vous avez été autrefois alarmés lorsqu’on vous annonça l’arrivée des Français dans l’Oued-Righ ; mais bientôt vos inquiétudes ont fait place à la joie ; car ils venaient, non pour vous faire la guerre, mais pour vous donner une paix que vous ne connaissiez pas depuis longues années. Ayez donc de la reconnaissance pour ce gouvernement, et que vos enfans se rappellent ce jour qui leur fournit la preuve des bonnes intentions de la France. Je viens de traverser beaucoup d’états musulmans; j’ai trouvé partout injustice et violence, les routes livrées au brigandage. Je n’ai respiré librement que depuis l’heure où j’ai mis le pied sur le territoire soumis à l’autorité française. »

Après la conquête du sol, achevée cette année-là même, c’était la conquête morale qui commençait. Depuis trente ans, la France, la France algérienne surtout, a-t-elle fait tout ce qui était de son devoir absolu pour l’étendre ?


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1887, du 15 janvier, du 15 février, du 15 mars, du 15 avril, du 15 août, du 1er septembre, du 1er octobre et du 1er novembre 1888.