La Conquête de l’Algérie - Le Gouvernement du général Bugeaud/08
Une ordonnance royale, du 29 juin 1847, confia l’intérim du gouvernement de l’Algérie au général Bedeau. Jusque-là, c’était le général de Bar, le plus ancien des lieutenans-généraux présens dans la colonie, qui l’avait exercé par délégation du maréchal Bugeaud.
La voix publique avait depuis longtemps désigné le successeur du maréchal, et la colonie l’attendait avec impatience ; mais le gouvernement n’avait pas voulu, par une hâte malséante, accepter la démission du vainqueur d’Isly. Il ne s’y décida que lorsque le temps eut démontré qu’elle était irrévocable.
Le 3 août, le duc d’Aumale écrivit au maréchal Bugeaud : « J’ai longtemps espéré que vous consentiriez à reprendre le gouvernement-général, et j’ai la conviction qu’aux très grands services que vous avez déjà rendus vous pouviez en ajouter de nouveaux que nul autre peut-être ne pourra rendre. Si tout espoir doit être perdu à cet égard, si aucune autre combinaison ne paraît acceptable au gouvernement du roi, je ne refuserai pas une position éminente où je puis servir activement mon pays. Je ne me fais aucune illusion sur les obstacles qui hérissent la question, sur les attaques dont je serai l’objet, sur les déceptions qui m’attendent ; mais j’apporterai à l’accomplissement de mes devoirs une entière abnégation personnelle et un dévoûment de tous les instans. Je conserverai précieusement le souvenir de tout ce que je vous ai vu faire d’utile et de grand sur cette terre d’Afrique, et je ferai tous mes efforts pour y suivre vos traces et y continuer votre œuvre. »
Le maréchal Bugeaud répondit au prince : « vous n’êtes point séduit par le brillant du commandement ; vous en connaissez dès longtemps tous les écueils ; vous avez mesuré les difficultés, vous avez prévu la critique et même la calomnie, et cependant vous bravez tout cela pour servir la France et obéir à votre père. Cette noble conduite serait une critique de la mienne, si je n’avais payé mon tribut pendant six ans et demi, et surtout si je n’avais pas eu l’espoir qu’en me retirant je servirais mieux les intérêts de l’Algérie qu’en restant au poste qui m’avait été confié. Déjà mes prévisions se réalisent, puisqu’on vous destine ma succession. Vous voulez, dites-vous, marcher sur mes traces : moi, je veux que vous les élargissiez, et je serai bien heureux si vous faites mieux que moi ; je ne serai pas le dernier à le proclamer. »
Le duc d’Aumale fut nommé gouverneur-général de l’Algérie par ordonnance du 11 septembre. Quand le canot de la frégate à vapeur Labrador l’amena, le 5 octobre, au débarcadère d’Alger, la population lui fit un accueil enthousiaste. Le lendemain, il adressa aux troupes cet ordre du jour : « En prenant le commandement de l’armée d’Afrique, le gouverneur-général de l’Algérie croit devoir témoigner à tous les officiers, sous-officiers et soldats qui la composent, combien il est fier de se trouver à leur tête. Appelé déjà cinq fois à l’honneur de servir dans leurs rangs, il sait depuis longtemps ce qu’on peut attendre de leur dévoûment au roi et à la France. Confiant dans leur courage, confiant dans le mérite éprouvé de valeureux généraux, il ne doute pas que le succès ne continue de couronner tant de nobles efforts. L’armée qui vient d’accomplir tant de grandes choses a salué d’universels regrets l’illustre chef à qui elle doit tant de gloire et sous les ordres duquel j’aurais tant aimé à me retrouver encore. Qu’il reçoive ici la nouvelle expression du bien vif et bien reconnaissant souvenir que lui conservera toujours l’armée d’Afrique. »
Le duc d’Aumale avait amené avec lui le général Changarnier, qui prit le commandement de la division d’Alger ; La Moricière et Bedeau continuèrent de commander, le premier la division d’Oran, le second la division de Constantine. L’un et l’autre étaient venus conférer avec le prince et recevoir ses instructions. Du 7 au 16 octobre, il réunit tous les matins ses trois principaux lieutenans. « Dans ces conférences, a dit Changarnier, où d’importantes questions militaires, politiques et administratives furent traitées, le jeune gouverneur, moins verbeux que mes collègues, quoiqu’il parle volontiers et bien, montra un esprit cultivé, réfléchi, attentif aux petits détails, qu’il aimait peut-être un peu trop. »
Parmi les questions traitées, il y avait au premier rang l’application d’une ordonnance royale du Ier septembre, qui réglait à nouveau l’administration de l’Algérie. Le directeur-général des affaires civiles et le conseil supérieur étaient maintenus dans leurs attributions, mais les trois directions de l’intérieur, des finances et des travaux publics étaient supprimées, et les services dont elles avaient eu charge étaient centralisés, au chef-lieu de chaque province, par un directeur des affaires civiles assisté d’un conseil de direction. Ce fonctionnaire devait préparer le travail du général commandant la province pour tout ce qui concernait les affaires administratives en territoire civil ou militaire.
Quant aux indigènes, ils étaient placés tous, sans distinction de territoire, sous la tutelle exclusive des bureaux arabes, mais ils restaient soumis, en matière criminelle, à la juridiction des tribunaux français. Comme don de bienvenue, le duc d’Aumale leur apportait une amnistie très large, qui autorisait le retour en Algérie d’un grand nombre de leurs coreligionnaires détenus en France.
Sans aborder le problème de la colonisation, qui n’est pas de notre sujet, nous pouvons dire cependant que le prince-gouverneur se préoccupait d’obtenir, par le cantonnement équitable et graduel des tribus arabes, sans spoliation ni atteinte aux droits garantis par la capitulation d’Alger, les terrains nécessaires à l’établissement de la population européenne.
Après le règlement des affaires urgentes, l’attention du duc d’Aumale devait se porter naturellement du côté du Maroc, où les incidens les plus graves se succédaient rapidement et sans relâche. Dans les premiers jours de juin, immédiatement après le départ du maréchal Bugeaud, le courrier d’Oran avait apporté au général de Bar la nouvelle d’une collision sanglante qui aurait mis aux prises les Kabyles du Rif avec les partisans d’Abd-el-Kader ; mais sur le résultat du conflit il y avait désaccord ; suivant une certaine version, c’étaient les Rifains qui auraient eu le dessous, et c’était le contraire suivant un autre dire.
Voici, d’après le témoignage de M. Léon Roches, secrétaire à la légation de Tanger, l’exacte vérité sur cette affaire. Pressé par les réclamations instantes du consul-général de France, M. de Chasteau, et d’ailleurs inquiet de l’influence qu’Abd-el-Kader exerçait dans le Maroc au détriment du pouvoir impérial, le sultan Abd-er-Rahmane s’était décidé à prendre contre lui des mesures effectives. Au commencement du mois de mai, un corps composé de 2,000 cavaliers réguliers, de 500 hommes d’infanterie et d’une batterie de quatre pièces de campagne, avait été réuni près de Fez, sous les ordres du prince Mouley-el-Hassan, cousin de l’empereur. Dans le même temps, le kaïd El-Ahmar, nouvellement appelé au gouvernement du Rif, avait reçu l’ordre de marcher contre Abd-el-Kader et de s’emparer de sa personne, ou tout au moins de l’expulser du territoire de l’empire. Quand le kaïd fit part de cet ordre aux chefs kabyles, ceux-ci lui répondirent : « Sois le plus fort, nous t’aiderons. » En attendant, ils prirent le parti de s’abstenir.
El-Ahmar, qui ne pouvait disposer que de 400 chevaux, fit demander du renfort à Fez ; on lui envoya 700 cavaliers ; mais, on ne sait pourquoi, il n’en mena d’abord que 200 vers la deïra. L’émir, pour gagner du temps, fit demander par des cheikhs amis des explications au kaïd, qui excipa des ordres impériaux. Pendant ces pourparlers, Abd-el-Kader avait fait avertir ses partisans, qui accoururent, et il résolut de prendre immédiatement l’offensive.
Une belle nuit, il marcha sur le camp d’El-Ahmar, où tout dormait sans aucune garde. Au point du jour, il ordonna aux tambours de ses réguliers de battre la charge ; en un moment, les chevaux marocains, effrayés, rompant leurs entraves, se précipitèrent au travers des tentes, et bientôt le sauve-qui-peut devint général ; mais Abd-el-Kader, qui voulait se montrer généreux, fit crier aux fuyards de se rassurer, parce qu’il était seulement venu pour s’entendre avec El-Ahmar. En effet, sur son ordre, Bou-Hamedi entra dans le camp, sans fusil, avec une faible escorte, et se dirigea vers la tente du kaïd ; mais soudain les : gardes nègres d’El-Ahmar firent feu sur la petite troupe ; lui-même mit en joue Bou-Hamedi, l’arme ne partit pas, et le khalifa d’Abd-el-Kader, usant de représailles, abattit d’un coup de pistolet le kaïd à ses pieds. L’émir, protestant de son respect pour l’autorité sacrée de l’empereur, laissa le maghzen retourner à Fez ; il ne voulut pas retenir prisonniers la femme et les enfans d’El-Ahmar, mais il n’empêcha pas les gens du Rif de piller le camp marocain.
En même temps qu’il faisait de ce côté montre de modération, ses agens répandaient le bruit d’un accord prochain avec la France, par l’entremise de l’Espagne, et de la création d’un état indépendant sur lequel régnerait Abd-el-Kader depuis la Sebkha d’Oran à l’est jusqu’à Mélilla au couchant. Ce qu’il y avait de fondé dans cette rumeur, c’était que l’émir avait en effet engagé des pourparlers avec le gouverneur de Mélilla, et que le gouverneur s’y était prêté plus que de raison. En échange de la médiation que l’Espagne aurait exercée au profit de l’émir, il se serait déclaré son vassal et l’aurait aidée à étendre le territoire espagnol autour des présides. Averti de ces négociations interlopes, le gouvernement français en fit des plaintes à Madrid, et le gouverneur de Mélilla fut rappelé.
Les tribus du Rif étaient méfiantes ; si Abd-el-Kader devenait leur souverain, il faudrait d’abord combattre contre l’empereur, qui ne se laisserait pas spolier sans résistance, et puis il faudrait donner au nouveau sultan beaucoup plus d’argent qu’à l’autre, auquel on n’en donnait guère. Bref, la future souveraineté d’Abd-el-Kader n’obtenait pas faveur ; de plus, on savait qu’Abd-er-Rahmane, furieux de la défaite de son maghzen et de la mort du kaïd El-Ahmar, avait ordonné des armemens pour en tirer vengeance. « Tout ce que tu nous a prédit est arrivé, faisait-il dire au consul-général de France ; tu connaissais mieux que nous les ruses diaboliques d’Abd-el-Kader ; il ne lui reste plus que la vengeance céleste à attendre, et c’est à nous de faire disparaître de ce monde la trace même de ses pas. Tu vas voir ce qui adviendra de lui et de ses partisans. » En style marocain, tu vas voir ne devait pas être pris, comme en français, dans le sens d’une exécution immédiate. Tout se faisait par poids et par mesure.
Cependant un incident inopiné vint substituer aux lenteurs habituelles de la cour de Fez une allure un peu plus vive. Quand, l’année précédente, la grande émigration des Beni-Amer s’était séparée de la deïra pour porter son campement dans l’intérieur du Maroc, c’était avec l’espoir d’y trouver une existence meilleure ; déçue dans son attente, elle avait manifesté l’intention de revenir au bercail, c’est à-dire à ses anciens campemens sur la terre algérienne. Il ne convenait pas à l’empereur de laisser sortir de ses états un contingent si considérable ; en effet, c’était une population de 8,000 âmes, qui pouvait fournir 2,000 fusils et 800 chevaux de guerre.
Le kaïd Feradji, délégué du prince Mouley-Mohammed, commandant en chef des troupes impériales, vint, avec 3,000 cavaliers, intimer à la tribu l’ordre de lui livrer ses chevaux et ses armes, et de se mettre immédiatement en chemin pour l’ouest, où l’empereur avait résolu de l’interner. Tous à cheval, la crosse du fusil sur la cuisse, les grands des Beni-Amer firent au kaïd cette fière réponse : « Nous sommes venus de notre propre mouvement demander un asile à Mouley-Abd-er-Rahmane ; il nous l’a accordé ; aujourd’hui, sans que nous ayons commis la moindre faute, il veut, au mépris des droits de l’hospitalité, nous désarmer et nous faire prisonniers ! Nous mourrons tous, plutôt que de nous soumettre à des ordres pareils, et, puisque nous n’avons pas trouvé sûreté sur la terre musulmane, nous jurons de nous arrêter seulement lorsque nous serons arrivés sur celle des chrétiens. » Puis la tribu se mit en marche vers Taza ; mais alors le prince Mohammed fit publier dans tous les environs de Fez une proclamation par laquelle il mettait au prix de 10 ducats la tête de chacun des guerriers Beni-Amer et donnait à qui pourrait les prendre leurs femmes, leurs enfans, leurs troupeaux, leur avoir. Cernés par plus de 12,000 Arabes et Kabyles, les Beni-Amer se défendirent pendant trois jours et finirent par succomber. Le massacre eut lieu vers le commencement de septembre.
Ce fut pour Abd-el-Kader un coup terrible ; car il s’était avancé, malgré l’hostilité de certaines tribus, à la rencontre des émigrans, non pas sans doute pour les aider à regagner la terre chrétienne, mais avec l’espoir de les ramener à la deïra et de les y retenir. Dans le même temps, Mouley-Mohammed faisait saccager le territoire des tribus kabyles qui avaient montré quelque partialité pour l’émir, tandis que son frère Mouley-Ahmed campait sous Taza. Vers la fin d’octobre, Mouley-Mohammed vint l’y rejoindre, et désignant Abd-el-Kader comme l’ennemi à combattre, il fit publier cette proclamation : « De ce moment, je ne connais personne. Mes amis seront ceux qui apporteront de l’orge à mon camp et qui marcheront avec mes troupes contre le révolté ; mes ennemis seront ceux qui ne viendront pas à moi. »
Des marabouts influens et vénérés s’entremirent afin d’apaiser la colère de l’empereur ; ils se rendirent à Fez pour lui représenter qu’en ordonnant de si grands apprêts contre un vrai musulman, il ne faisait que donner de la joie aux chrétiens, ravis de voir les fidèles de l’islam se déchirer entre eux. Abd-er-Rahmane les écouta sans les interrompre ; puis, après quelques minutes de méditation, il leur dit d’un ton sévère : « Ce n’est point un vrai musulman, celui qui, après avoir demandé l’hospitalité, cherche à trahir son hôte ! Ce n’est pas un vrai musulman, celui qui, non-seulement désobéit aux ordres du prince des croyans, mais encore agit en maître dans ses états ! Ce n’est point un vrai musulman, celui qui massacre des populations soumises à leur légitime souverain, qui attaque ses camps et tue ses fidèles serviteurs ! C’est un rebelle qui trace une ligne de feu et de sang partout où il passe. Je ne veux rien entendre de lui. S’il veut éviter de nouveaux malheurs, qu’il abandonne mes états et qu’il aille porter ailleurs le désordre attaché à ses pas ! L’un de nous deux doit commander dans l’empire, et Dieu va décider entre nous. »
Le 19 novembre, La Moricière, qui était à Oran, fut informé de la marche en avant des corps marocains et du mouvement rétrograde que l’émir venait de prescrire à la deïra. Les deux fils de l’empereur, Mouley-Mohammed et Mouley-Ahmed, se portaient avec deux corps d’armée de Taza sur la Moulouïa ; un troisième corps cheminait à travers les montagnes du Rif ; enfin, le kaïd d’Oudjda se portait avec son maghzen vers les Beni-Snassen. Abd-el-Kader concentrait ses forces sur la rive gauche de la Moulouïa.
Sur ces entrefaites, un de ses secrétaires, EI-Hadj-el-Habid, se présenta, le 17 novembre, au général Renault, qui commandait à Nemours l’ancien camp de Djemma-Ghazaouat, et lui remit, de la part, de l’émir, trois lettres adressées, la première au duc d’Aumale, la deuxième au général de La Moricière, la troisième au général Cavaignac. Il y en avait une quatrième, de Bou-Hamedi, pour La Moricière.
La lettre au duc d’Aumale, écrite trois jours auparavant, était conçue en ces termes : « Gloire à Dieu dont les louanges font obtenir les bienfaits d’une manière complète et qui accorde le bien avec surabondance ! Que Dieu soit prié pour notre seigneur et maître Mohammed et ses compagnons ! De la part du combattant pour la foi, le défenseur de la religion, notre maître Sidi-Hadj-Abd-el-Kader. — Que Dieu lui soit en aide et ! e dirige ! — Au chef le plus magnifique des armées françaises d’Alger et de ses dépendances, au chef de leurs généraux, commandans et autres, au fils du sultan des sultans du pays de Roum, au duc d’Aumale. — Que Dieu fasse prospérer l’état de ceux qui sont fermement attachés à la justice la plus pure ! Salut sur ceux qui ont saisi l’anse solide, ainsi que la miséricorde de Dieu, ses bénédictions, ses bontés et ses bienfaits ! — Déjà avant ton avènement au gouvernement de ce pays d’Alger, j’avais écrit plusieurs fois aux commandans d’alors, ainsi que j’avais écrit à ton père leur sultan. Ils ont gardé le silence à mon égard, et je n’ai pas reçu de réponse à une seule lettre. Aujourd’hui, lorsque j’ai appris que tu es arrivé en ce pays, afin d’y commander par les ordres de ton père, je me suis réjoui de cet événement et je t’ai écrit, il y a quelques jours, avant la présente. Je suppose que ma lettre est arrivée à temps ; mais puisqu’elle n’a pas atteint le but que je me proposais, j’ai voulu t’en écrire une nouvelle pour le même objet, en la confiant à un homme distingué, sage et sûr, qui doit la présenter à ta seigneurie. Il sera mon mandataire et me suppléera près de toi pour te faire savoir ce que j’ai à te dire et me faire connaître ce que tu auras à lui répondre. Tu es la porte de la souveraineté, et notre livre dit bien : « Faites choix de la porte pour entrer ; » c’est donc pour cela que je t’adresse un homme propre à cette mission. Je lui avais donné ma confiance à l’époque de la paix entre vous et nous ; ses bonnes qualités me sont connues, et il possède aussi la connaissance de vos armées, de vos mœurs et de vos habitudes ; il sait aussi, pour l’avoir vu par lui-même, ce qui vous distingue dans la bonne administration en général, et connaît personnellement les chefs de votre gouvernement autant que qui que ce soit. Si tu en désires un autre d’un rang plus élevé, ce sera pour un autre moment et après son retour. A une personne comme toi, il est inutile de faire des recommandations pour lui faire accueil dans ta magnifique demeure. Je ne doute pas que tu ne veuilles bien le recevoir d’une manière convenable, et que tu ne t’occupes avec soin et bonté de boucher la fente qui sépare les deux partis. Tu n’ignores pas que celui qui s’occupe de réparer les malheurs, d’unir les partis éloignés et qui parvient à les rapprocher, a fait une belle action aux yeux des deux partis et même de toutes les nations en général. Tu as le pouvoir de lier et délier, de fixer ce qui est mouvant. Tu peux nouer et dénouer des difficultés plus grandes que celles de la circonstance présente. Que Dieu puisse améliorer par sa bonté la situation présente et future ! Amen. En date du 4 bedja 1863 (14 novembre 1847). Par ordre de notre maître. — Que Dieu lui soit en aide ! »
Ce verbiage long et diffus, tout l’opposé du style habituel d’Abd-el-Kader, n’était à autre fin que d’essayer encore une fois d’entrer en correspondance avec l’autorité française, et de présenter aux Marocains comme aux Arabes le leurre d’une négociation apparente. Le duc d’Aumale ne s’y trompait pas. « Abd-el-Kader et Bou-Hamedi, écrivait-il, ont envoyé au général de La Moricière et à moi plusieurs lettres plus respectueuses que d’habitude, mais traitant toujours de puissance à puissance, et n’ayant évidemment pour but que de faire croire aux populations que l’émir n’est pas en hostilité avec les Français. La lettre qui m’est adressée par Abd-el-Kader ne renfermait que des assurances vagues sur ses intentions pacifiques, et les instances habituelles pour qu’on lui répondit et qu’on traitât de la paix. Il est à remarquer seulement qu’elle était plus que convenable et presque respectueuse dans la forme ; tout en me prodiguant les épithètes dont la langue arabe est si riche, Abd-el-Kader ne se désigne que par ces mots : Celui qui combat pour la foi, sans se traiter de sultan et de commandeur des croyans, comme par le passé. » Après avoir pris des mains d’El-Habid les lettres de l’émir et de Bou-Hamedi, le général Renault n’avait pas permis au messager d’aller plus loin, et lui avait fait publiquement repasser la frontière.
Le duc d’Aumale avait donné à La Moricière l’ordre de se poster au plus près des montagnes où devait se décider la crise. Embarqué, le 20 novembre, à Mers-el-Kebir, sur le Veloce, avec son état-major, La Moricière prit terre, le lendemain matin, à Nemours, se rendit, le même jour, à Lalla-Maghnia, et, le 22, au bivouac de Sidi-Mohammed-el-Oussini. Là se trouvaient réunis, sous les ordres du colonel de Mac-Mahon, un bataillon de zouaves, deux bataillons du 12e léger, un bataillon du 5e de ligne, le 10e bataillon de chasseurs à pied, un escadron du 2e chasseurs de France, deux escadrons du 2e chasseurs d’Afrique, un escadron de spahis, deux sections d’artillerie de montagne ; l’effectif total était de 2,350 hommes. Le 23 et le 24, de grands renforts arrivèrent, un second bataillon du 5e de ligne, deux bataillons du 9e, le 8e bataillon de chasseurs à pied, deux autres escadrons du 2e chasseurs d’Afrique, deux autres de spahis, une autre section d’artillerie de montagne, un détachement du train des équipages.
La Moricière prescrivit que les hommes eussent toujours six jours de vivres dans le sac et les cavaliers quatre jours d’orge en besace, et qu’en outre le convoi de mulets fût toujours prêt à suivre, avec un supplément de quatre jours de vivres et d’un jour d’orge ; enfin, tous les jours, les convoyeurs arabes devaient apporter de Nemours au camp un approvisionnement de vingt-quatre heures. Le 29 novembre, deux bataillons du 44e, deux escadrons du 4e chasseurs d’Afrique, un nouveau détachement du train rejoignirent. L’effectif fut alors porté à 5,430 hommes. L’infanterie, sous les ordres du général Renault, fut répartie en deux brigades avec une réserve, les brigades commandées par les*colonels Roche et Faure, la réserve par le colonel de Mac-Mahon. La cavalerie embrigadée eut pour chef le colonel Cousin-Montauban.
En arrivant sur la frontière, le général de La Moricière avait appris que les corps marocains faisaient beaucoup de démonstrations à distance de la deïra, mais qu’ils n’osaient évidemment pas l’attaquer. D’autre part, on sut qu’Abd-el-Kader, dans le temps qu’il écrivait au duc d’Aumale, avait député vers les fils de l’empereur deux aghas de ses réguliers pour leur offrir quatre chevaux de soumission, mais que les princes avaient refusé de les recevoir, et qu’Abd-er-Rahmane, avisé par eux de cette démarche, leur avait fait dire qu’il ne voulait rien entendre, à moins que le porteur de paroles ne fût Bou-Hamedi. Sur cette ouverture, Bou-Hamedi, muni d’un sauf-conduit, prit, non sans quelque préoccupation, le chemin de Fez. Il avait raison d’être inquiet, car, dès son arrivée, il fut traité bien moins en négociateur qu’en otage. Il lui fut signifié qu’Abd-el-Kader aurait tout d’abord à restituer les 500 ou 600 chevaux qu’il avait pris dans le camp du kaïd El-Ahmar, à payer une din ou compensation pour les meurtres que ses gens avaient commis, puis, en fin de compte, à licencier sa deïra et à se rendre lui-même à Fez. En même temps, l’empereur fît porter à ses fils l’ordre formel de prendre l’offensive, si « le révolté » ne se soumettait pas, et d’insurger contre lui toutes les tribus de la frontière.
On apprit, le 8 décembre, que tous ces ordres étaient en cours d’exécution. La rive gauche de la Moulouïa était investie par les deux fils de l’empereur, par le kaïd d’Oudjda, par le kaïd du Rif, et par Bou-Ziane-ech-Chaoui avec la cavalerie des Halaf. On estimait l’ensemble de leurs forces à 40,000 hommes. Les Beni-Snassen eux-mêmes s’étaient décidés à prendre parti pour Abd-er-Rahmane contre le rebelle, qu’il n’était plus permis de désigner que par le nom réduit de Kader. L’empereur, en le frappant d’une sorte de dégradation religieuse, lui avait enlevé les titres de Sidi, de Hadj, et même la particule Abd. Pour les musulmans fanatiques, si nombreux dans le Maroc, cette dégradation était chose grave.
Aux forces rassemblées contre lui, Abd-el-Kader ne pouvait guère opposer que 2,000 ou 3,000 combattans, mais c’étaient des guerriers dont il était sûr. Il chercha sur la basse Moulouïa un bonne position défensive, et vint s’établir dans un lieu nommé Gherma, sa gauche appuyée à la rivière, sa droite aux montagnes. Averti par une dernière sommation d’Abd-er-Rahmane et par une lettre de Bou-Hamedi qu’il n’y avait plus d’accommodement possible, il prit la résolution d’attaquer ses adversaires. S’il parvenait à s’emparer de l’un des fils de l’empereur, ne serait-ce pas à lui dès lors de dicter ses conditions ? Après avoir entendu le rapport d’un de ses aghas qui avait reconnu la disposition des camps marocains, particulièrement de celui que commandait le second fils d’Abd-er-Rahmane, il fit jurer à tous ses réguliers de ne pas tirer un coup de fusil avant d’être arrivés à la tente du prince.
Le 10 décembre, il mit en mouvement ses fantassins ; le lendemain, il les suivit avec les cavaliers. Son projet était de surprendre l’ennemi par une attaque nocturne, et, pour l’épouvanter davantage, il fit enduire de goudron et charger de fascines également goudronnées quatre pauvres chameaux, qui devaient être lâchés tout flambans à travers les tentes. Malheureusement pour lui, le secret fut livré aux Marocains, qui se tinrent sur leurs gardes. Mouley-Ahmed donna l’ordre à ses troupes d’évacuer les tentes, en les laissant dressées, et de se ranger en arrière. Tentée à deux heures du matin, la surprise échoua donc ; mais l’émir, qui voulait prendre à tout prix sa revanche, se jeta sans tarder sur le deuxième camp, — il y en avait quatre, — et s’en empara. Cependant le jour naissant lui montra toutes les hauteurs voisines occupées par l’ennemi, et il lui fallut combattre énergiquement pour n’être pas coupé de la deïra, sur laquelle il fut contraint de se retirer en définitive. S’il avait tué beaucoup de Marocains, ses propres pertes, par comparaison, étaient bien plus sensibles. L’ennemi se rapprochait, resserrant le cercle. De son camp, La Moricière avait expédié au kaïd d’Oudjda trente mulets chargés de cartouches ; de Nemeurs, pareil envoi avait été fait au kaïd du Rif. Telle était, vers le 15 décembre, la situation de l’émir.
Que faire ? Déjà la défection se mettait parmi les siens. Ses frères mêmes, Si-Moustafa et Si-Saïd, allèrent d’abord camper avec une vingtaine de tentes chez les Beni-Snassen, puis le premier envoya demander l’aman au général de La Moricière ; le 21 décembre, il se présenta au camp français. Ce même jour, l’émir, acculé à la mer, fit passer sur la rive droite de la Moulouïa, par un gué voisin de l’embouchure, la deïra fugitive ; mais, pour couvrir le passage, il fut obligé de sacrifier la moitié de son infanterie et ses cavaliers les plus braves. Superbe de vaillance, dans une situation désespérée, donnant l’exemple à tous, il eut, dans ce combat suprême, son burnous criblé de balles et trois chevaux tués sous lui. Désormais à l’abri des Marocains, la deïra campait sur la terre algérienne. Après avoir donné aux siens le conseil de se rendre aux Français, Abd-el-Kader, suivi d’un petit nombre de cavaliers fidèles, s’éloigna vers le sud ; lui seul ne désespérait pas encore ; rien n’était tout à fait perdu, s’il parvenait à gagner le désert.
D’après les instructions précises du duc d’Aumale, la frontière était strictement gardée. De nombreux postes de correspondance étaient échelonnés à très petite distance les uns des autres, de sorte que les moindres incidens étaient portés sans retard à la connaissance de La Moricière. Le soir venu, il fit partir secrètement deux détachemens de spahis revêtus de burnous blancs ; le premier, commandé par le lieutenant Mohammed-bou-Khouïa, alla occuper le col de Kerbous, le seul point par où l’émir pût espérer de trouver passage ; l’autre, commandé par le lieutenant Ibrahim, se tint en arrière, à mi-chemin du col au camp français.
A deux heures du matin, La Moricière se mit en marche avec la plus grande partie des troupes. La nuit était sombre ; il pleuvait à torrens. A mi-chemin, le général rencontra les députés de la deïra qui venaient faire soumission ; en même temps, on entendit quelques coups de feu. Deux spahis arrivaient an galop : Abd-el-Kader avait essayé de forcer le col ; quelques minutes après, ce fut le lieutenant Bou-Khouïa, suivi de deux cavaliers de l’émir. Abd-el-Kader faisait demander au général l’aman pour lui-même et pour son escorte ; en manière de lettre de créance, ses envoyés apportaient l’empreinte de son cachet sur un morceau de papier mouillé par la pluie. La Moricière les renvoya aussitôt avec la promesse d’aman et, comme gage de sa parole, il fit porter par Bou-Khouïa son propre sabre à l’émir.
Au point du jour, il s’arrêta près du col de Kerbous, puis il fit partir le colonel Montauban, à la tête de six escadrons, pour aller chercher la deïra, autour de laquelle rôdaient les Kabyles du voisinage, et la conduire au puits de Sidi-bou-Djenane, où le colonel de Mac-Mahon allait s’établir avec les zouaves et un bataillon du 9e de ligne. Après une halte de quelques heures, la colonne se replia sur le camp. La Moricière y trouva tous les chefs des réguliers qui avaient survécu au désastre du 21 décembre. Ils le supplièrent d’accorder deux jours de repos à la deïra, encombrée de blessés, de vieillards, de femmes et d’enfans qui succombaient à la fatigue. Le général y consentit, et fit porter au colonel de Mac-Mahon l’ordre de prendre son bivouac, non plus à Sidi-bou-Djenane, mais aux environs du campement arabe. On sut alors que la deïra comprenait encore près de 600 tentes, avec une population de 5,000 à 6,000 âmes.
Dans la journée, le lieutenant Bou-Khouïa rejoignit le camp ; il rapportait au général son sabre, et il lui remit une lettre d’Abd-el-Kader : « Louange au Dieu unique. Que Dieu répande ses grâces sur notre seigneur et maître Mohammed et sur ses compagnons ! Du prince des croyans, le guerrier saint, EI-Sid-el-Hadj-Abd-el-Kader, — que Dieu l’assiste et le protège ! — au général de La Moricière, chef des troupes françaises de la province d’Oran. Que Dieu rende prospères nos affaires et les vôtres ! que le salut soit sur quiconque reconnaît la vraie voie ! J’ai reçu le cachet et le sabre que tu m’as fait remettre comme signe que tu avais reçu le blanc-seing que je t’avais envoyé ; l’obscurité de la nuit m’avait empêché de t’écrire. Cette réponse de ta part m’a causé de la joie et du contentement. Cependant je désire que tu m’envoies une parole française qui ne puisse être ni diminuée ni changée, et qui me garantira que vous me ferez transporter, soit à Alexandrie, soit à Akka (Saint-Jean-d’Acre), mais pas autre part. Veuille m’écrire à ce sujet d’une manière positive. Lors de notre entrevue, nous nous communiquerons beaucoup de choses. Je connais ta manière d’agir, et je désire que tu aies seul le mérite du résultat. Je te recommande de maintenir où elles sont les tribus qui se sont séparées hier soir chez les Msirda. Je pensais qu’elles me suivraient et, lorsque j’ai regardé derrière moi, il n’y avait plus personne. Il y a dans ces tribus des affaires d’intérêt qui concernent moi et les miens, par exemple des esclaves, des chameaux, des mulets, des effets et des chevaux. Je désire donc terminer ces affaires par la vente de ces choses ; alors ceux qui voudront venir avec moi dans l’est seront libres de le faire. Je te prie également de t’intéresser à la mise en liberté de mon frère El-Sidi-Mohammed-bou-Hamedi, le plus tôt possible, afin qu’il puisse m’accompagner. »
La Moricière crut pouvoir souscrire, sous sa responsabilité, aux conditions demandées par l’émir. Voici sa réponse : « Louanges au Dieu suprême. De la part du général de La Moricière à Sidi el-Hadj-Abd-el-Kader-ben-Mahi-ed-Dine, — que le salut soit avec toi ! — J’ai reçu ta lettre et je l’ai comprise. J’ai l’ordre du fils de notre roi, — que Dieu le protège ! — de t’accorder l’aman que tu m’as demandé et de te donner le passage de Djemma-Ghazaouat à Alexandrie ou à Akka ; on ne te conduira pas autre part. Viens comme il te conviendra, soit de jour, soit de nuit. Ne doute pas de cette parole ; elle est positive. Notre souverain sera généreux envers toi et les tiens. Quant aux tribus qui t’ont quitté et qui sont chez les Msirda, je me rendrai demain au milieu d’elles. Les esclaves, chameaux, chevaux, mulets et effets qui t’appartiennent et ont été emmenés par elles, tu peux être tranquille à leur égard ; tout ce qui t’appartient te sera rendu, et la part qui te revient sur les choses qui sont en commun te sera remise. Il en sera de même pour ceux qui sont avec toi. Je suis certain que tu pourras emmener dans l’est par mes soins ceux qui voudront te suivre. Pour ce que tu me dis relativement à Bou-Hamedi, aussitôt que tu seras arrivé, je ferai partir un bateau pour Tanger, et j’écrirai au consul de France de réclamer Bou-Hamedi à Mouley-Abd-er-Rahmane. Je pense qu’il sera mis en liberté et, s’il le veut, il pourra aussi te suivre dans l’est. On m’a dit que ta famille était chez les Msirda ; je ferai en sorte qu’il ne soit rien enlevé de ce qui lui appartient. Quant à ce dont tu auras besoin, au moment de ton arrivée, pour toi et pour ceux qui t’accompagnent, tu sais ce que nous avons fait pour ton frère et pour les siens. Tu peux voir par là ce que nous ferons pour toi. Tu peux être certain que tu seras traité comme il convient à ton rang. »
Le lendemain, 23 décembre, à neuf heures du matin, La Moricière, avec 200 chevaux, se dirigeait vers la deïra quand il apprit, par une dépêche du colonel Montauban, qu’Abd-el-Kader venait d’arriver à lui, devant le marabout de Sidi-Brahim. Sidi-Brahim ! Quel souvenir ! Quel contraste entre la journée du 23 décembre 1847 et la journée du 23 septembre 1845 ! Ce fut sur le théâtre même de son plus complet triomphe que l’émir fit sa soumission au général de La Moricière, « le seul, disait-il, entre les mains duquel il avait pu se résoudre à consommer le sacrifice suprême de son abdication. » Une heure après, il entrait à Nemours.
Le 18 décembre, le duc d’Aumale était parti d’Alger pour Nemours, l’ancien Djemma-Ghazaouat. La mer était détestable, le vent soufflait en tempête. Il fallut relâcher d’abord à Mersel-Kebir, puis demeurer trente-six heures au mouillage de Rachgoune, à l’embouchure de la Tafna ; bref, ce fut seulement le 23 au matin que le prince put atterrir à grand’peine dans la crique étroite qui sert de port à Nemours. En relâchant à Mers-el-Kebir, il avait pris à son bord le général Cavaignac, qui devait faire, dans le commandement de la province d’Oran, l’intérim de La Moricière, appelé en France pour l’ouverture prochaine de la session législative. En même temps qu’eux arrivait sur la plage un groupe d’hommes hâves, décharnés, en haillons, blessés la plupart, mais fiers d’attitude, superbes, magnifiques ; c’étaient des réguliers d’Abd-el-Kader, et ce fut ainsi que le duc d’Aumale apprit le désastre héroïque, mais décisif, de leur chef et de sa petite armée. La Moricière, venant de Sidi-Brahim, ne tarda pas à lui donner le détail de la catastrophe.
Quand, après quelques instans de réflexion, le prince eut déclaré à La Moricière qu’il ratifiait pour son compte la promesse faite par lui à l’émir et qu’il en acceptait la responsabilité, La Moricière lui fit son remercîment avec effusion, avec émotion même. Cavaignac écoutait, d’abord silencieux ; puis il dit lentement : « Vous serez attaqués, très vivement attaqués, soyez-en sûrs, vous surtout, prince. Plus le succès est grand, plus on s’efforcera de l’amoindrir et même de le retourner contre vous. — Eh bien ! répliqua en riant le duc d’Aumale, le général de La Moricière est député de la gauche, et vous n’êtes pas, je crois, sans avoir encore quelques amis dans le parti républicain : à vous deux de parer. »
Le soir, dans la baraque du commandant de place, La Moricière amena l’émir ; la chambre, très petite, était à peine éclairée par une lampe fumeuse ; le duc d’Aumale n’avait auprès de lui qu’un de ses officiers et l’interprète principal, M. Rousseau. Après avoir donné les marques de respect consacrées par l’usage arabe, Abd-el-Kader dit au prince : « Tu devais depuis longtemps désirer ce qui arrive aujourd’hui ; l’événement s’est accompli à l’heure que Dieu avait marquée. » Il y eut ensuite un assez long silence ; puis le duc d’Aumale prit la parole : « Le général m’a fait part de ce qui s’est passé entre toi et lui ; il t’a assuré que tu ne serais pas retenu en captivité et que tu serais conduit à Saint-Jean-d’Acre ou à Alexandrie. Je confirme cet engagement et j’approuve tout ce que le général t’a dit. Il sera ainsi fait, s’il plaît à Dieu ; mais il faut l’approbation du roi et de ses ministres, qui seuls peuvent décider sur l’exécution de ce qui est convenu entre nous trois. Quant à moi, je ne puis que rendre compte de ce qui s’est passé et t’envoyer en France pour y attendre les ordres du roi. » L’émir baissa la tête, réfléchit un moment et répondit : « Que la volonté de Dieu soit faite ! Je me confie à toi. » Puis, faisant un retour sur le passé, il parla de la prise de la Smala, et demanda au prince quelques éclaircissemens sur les incidens de cette journée fameuse. Le prince lui ayant adressé quelques questions à son tour, notamment au sujet d’une fusillade nocturne dirigée sur le campement français au retour de Taguine : « J’étais là en personne, répondit Abd-el-Kader ; je t’ai guetté, tâté pendant vingt-quatre heures, » et, sans basse flatterie, il lui fit compliment de son activité comme de sa vigilance ; après quoi, comme il était harassé de fatigue, il demanda la permission de se retirer ; avant de sortir, il sollicita la grâce de n’être débarqué nulle part sur la terre algérienne. Le duc d’Aumale y consentit, mais il dit à l’émir qu’il devait se représenter le lendemain matin devant lui, et lui amener le cheval de gâda comme témoignage de sa soumission entière au roi et à la France. Abd-el-Kader feignit d’être un peu surpris d’abord ; puis, après avoir échangé un regard avec La Moricière, il répondit : « Je t’amènerai demain ma bonne jument ; — et avec un triste sourire : — c’est la dernière qui me reste. »
La cérémonie eut lieu le lendemain, dans le petit jardin du commandant de place, entre le rocher et la mer. Abd-el-Kader vint seul, à pied, vêtu comme un simple Hachem, jambes nues, babouches jaunes, haïk tout uni, burnous brun ; deux serviteurs conduisaient le cheval. La Moricière, Cavaignac, un nombreux état-major, une foule d’indigènes assistaient à la scène, qui, presque sans paroles, fut grande et dramatique. Plusieurs des chefs arabes, rattachés à la cause française, ne cachaient pas leur émotion profonde.
Le 24 décembre, dans l’après-midi, le duc d’Aumale, La Moricière et l’émir s’embarquèrent sur le Solon. « A son arrivée à Mers-el-Kebir, au milieu de la nuit, a dit le général de Martimprey dans ses mémoires, La Moricière m’envoya l’ordre de me rendre de grand matin auprès de lui. Lorsque j’arrivai à bord, le général me sauta au cou, et nous nous tînmes embrassés quelques instans ; puis il me conduisit auprès de l’émir et me mit à sa disposition. Abd-el-Kader me demanda de faire venir un médecin pour panser un léger coup de feu qu’il avait reçu à la jambe, s’informa de mon nom, du temps que j’avais passé en Afrique. Je lui dis que j’y étais depuis 1835, que j’avais débuté par l’expédition de Mascara, après la Macta ; que j’étais avec le général Bugeaud, à leur entrevue du Fid-el-Atach, pour la paix de la Tafna. Le souvenir de cette journée, où sa puissance s’était élevée jusqu’à le faire traiter d’égal à égal avec le représentant de la France, touchait une plaie saignante : Abd-el-Kader inclina la tête et se tut. Il passa la matinée à écrire et à dicter des lettres à Moustafa-ben-Tami. Vers huit heures, je conduisis l’émir à bord de la frégate l’Asmodée, qui allait le porter à Toulon. J’y vis amener sa mère, sa femme, toutes deux voilées, son fils, enfant d’un aspect maladif, et plusieurs de ses officiers, tous blessés. A dix heures, le navire faisait route pour la France. » Le lieutenant-colonel de Beaufort, aide-de-camp du duc d’Aumale, était à bord. Les adieux d’Abd-el-Kader au prince avaient été simples et dignes ; il n’avait laissé échapper ni une plainte ni une parole de regret ; il s’était borné à recommander ses serviteurs à la générosité française, et il avait fini par l’assurance que désormais il ne songerait plus qu’au repos.
Le 24 décembre, le duc d’Aumale adressait à M. Guizot, président du conseil et ministre des affaires étrangères, la dépêche suivante : « Abd-el-Kader et sa famille partent avec moi pour Oran, d’où ils seront expédiés à Marseille ; ils y attendront les ordres du gouvernement, qui, j’espère, ne les y retarderont pas longtemps. Le général de La Moricière a promis à l’émir qu’il serait envoyé à Alexandrie ou à Saint-Jean-d’Acre. Sans cette condition, il était fort possible qu’un homme seul, résolu, entouré d’une poignée de cavaliers fidèles, parvint à nous échapper et à gagner les tribus qui lui sont encore dévouées dans le sud, où il nous eût suscité de grands embarras. Je ne pense pas qu’il soit possible de manquer à la parole donnée par cet officier-général, et qui ne me paraît pas d’ailleurs avoir d’inconvénient. Si l’émir désignait d’autre point qu’Alexandrie ou Saint-Jean-d’Acre, nous serions parfaitement libres à son égard. »
Cette dépêche parvint à Paris le 1er janvier 1848. Le même jour, le ministre de la guerre écrivait au duc d’Aumale : « Vous avez ratifié les promesses faites par le général de La Moricière, et la volonté du roi est qu’elles soient exécutées. Le cabinet s’occupe des mesures propres à prévenir les embarras éventuels qui pourraient naître, dans l’avenir, du caractère aventureux et perfide de l’émir. » Le 17 janvier, M. Guizot s’exprimait ainsi devant la chambre des pairs : « J’ai la confiance que le gouvernement du roi trouvera moyen d’acquitter loyalement les promesses qui ont été faites et de s’assurer en même temps de tout ce qui importe à la sécurité de la France en Algérie. » Le 5 février, il disait plus explicitement, devant la chambre des députés : « Monseigneur le duc d’Aumale a promis à Abd-el-Kader qu’il serait conduit à Alexandrie ou à Saint-Jean-d’Acre ; ce sont là les termes de la promesse, rien de plus, rien de moins. J’exclus à l’instant Saint-Jean-d’Acre. Saint-Jean-d’Acre est dans les mains de la Porte : la Porte n’a pas reconnu notre occupation, notre possession de l’Algérie ; il est impossible que nous mettions Abd-el-Kader entre les mains de la puissance qui ne reconnaît pas notre possession de l’Algérie et qui pourrait à l’instant même s’en servir contre notre possession. Je n’exclus point Alexandrie. Nous pouvons avoir à Alexandrie des garanties que nous ne pouvons pas avoir à Saint-Jean-d’Acre. Une négociation est ouverte et des mesures sont prises pour obtenir du pacha d’Egypte, d’abord qu’il reçoive Abd-el-Kader à Alexandrie, ensuite que, quand il l’aura reçu à Alexandrie, il nous donne les garanties, les conditions de surveillance que j’établirai d’une telle façon qu’il y ait une véritable sûreté pour nous en remplissant les conditions de l’engagement pris. Voilà la conduite que se propose de tenir et que tient déjà le gouvernement du roi. Elle répond, je crois, au double but que nous avons à atteindre : nous montrer loyaux quant à l’engagement pris, et nous ménager, pour la sûreté de l’état, toutes les précautions qui sont de notre devoir. »
L’Asmodée, qui portait Abd-el-Kader, s’était dirigé, non sur Marseille, mais sur Toulon. Par un malentendu regrettable, du fait de l’autorité maritime, l’émir, au lieu d’être gardé simplement au lazaret, où il avait été conduit d’abord, fut interné au fort Lamalgue. Le colonel Daumas, envoyé de Paris, l’y trouva dans une disposition d’esprit revêche, presque révoltée. Après avoir annoncé à l’émir que le gouvernement prenait ses mesures pour le faire mener à Alexandrie, le colonel, qui avait résidé auprès de lui, dix années auparavant, à Mascara, crut pouvoir lui donner un conseil d’ami : « Tu seras là, lui dit-il, sous la dépendance d’un consul et d’un pacha ; tu serais bien plus libre en France. Pourquoi ne demandes-tu pas à y rester ? » Là-dessus Abd-el-Kader se récria : « Je ne veux ni rester en France, ni rester à Alexandrie, je veux aller à La Mecque. » Et il écrivit au duc d’Aumale : « Les paroles de Daumas m’ont jeté dans l’étonnement, et je me suis écrié : — loin de moi tout blasphème ! — Je me suis livré au seigneur duc d’Aumale ; je me suis réfugié auprès de lui ; je ne lui ai demandé protection ni pour rester en France, ni pour rester à Alexandrie. Je lui ai demandé de vouloir bien me faire conduire à Alexandrie, pour gagner de là La Mecque, où je désire demeurer jusqu’à la mort. »
C’était, pour employer une expression modérée, absolument inexact. Ni La Moricière, ni le duc d’Aumale n’étaient assez ignorans de la situation du monde musulman pour laisser espérer à l’émir qu’il serait conduit ou libre de se retirer aux lieux-saints. Jamais le nom de La Mecque n’avait été prononcé dans ses entretiens, soit avec le général, soit avec le prince. Assertion erronée, insinuation ou prétention, il y avait dans l’attitude nouvelle d’Abd-el-Kader un fait qui donnait à réfléchir et dont la gravité a pu servir de justification, tout au moins de prétexte, à des délais prolongés dont le gouvernement de Juillet, renversé deux mois après la reddition de l’émir, ne saurait être, en tout cas, responsable. A ceux qui reprocheraient encore à ce gouvernement de n’avoir pas dégagé la parole de La Moricière, il suffirait de répondre que, devenu ministre de la guerre six mois plus tard, La Moricière ne se crut pas en état de la dégager lui-même. La sûreté de l’Algérie ne permettait pas qu’Abd-el-Kader fût rendu sitôt à la liberté. Ce qui est devenu possible en 1852 ne l’était pas en 1848.
Personne n’aurait dû mieux le comprendre que le général Changarnier ; il ne l’a pas compris cependant, si l’on s’en rapporte au récit qu’il a donné dans ses mémoires d’une visite faite par lui, le 14 mars 1848, au prisonnier du fort Lamalgue. « Après l’avoir fait prévenir, dit le général, je fus introduit par le capitaine d’artillerie Boissonnet, attaché naguère à l’état-major du duc d’Aumale, qui l’avait placé, en qualité d’interprète, auprès de l’émir, dont il est devenu l’admirateur et l’ami. A notre entrée dans la chambre où Abd-el-Kader m’attendait en feuilletant un des cinq ou six gros volumes dont il était entouré, il se leva, dirigea sur moi ses yeux étincelant d’une ardente curiosité, exempte, comme la mienne, de malveillance. Après m’avoir enveloppé tout entier de son regard, pendant une minute, dont je profitai pour saisir l’ensemble de sa belle tête et de sa taille moyenne, élégante et souple, que la captivité n’avait pas encore épaissie, il m’offrit, d’un geste gracieux, sa place habituelle sur un tapis. Je préférai m’asseoir devant lui dans un fauteuil que le capitaine Boissonnet avait fait apporter. Quand celui-ci se fut accroupi entre nous, prêt à traduire nos paroles avec l’exactitude scrupuleuse d’un homme consciencieux, très intelligent, et parlant les deux langues avec une égale facilité, Abd-el-Kader abaissa ses paupières ornées de longs cils et sembla se recueillir dans sa prudence arabe. Il ne tarda pas à entamer le récit des circonstances qui, « sans combat, sans nécessité absolue, l’avaient mis entre nos mains, parce qu’il avait cru à notre loyauté. » Clair dans l’exposé des faits, invincible dans ses raisonnemens, simple et digne dans l’expression de sa douleur amère, mais contenue, il n’employa pas un seul mot violent à l’égard du prince « tombé à son tour dans le malheur, » ni du général (la Moricière), dont il croyait avoir surtout à se plaindre. Dans l’entraînement de notre conversation, il n’hésita pas à parler du massacre des prisonniers, malheureux débris de la colonne Montagnac. Rappelant ses fréquentes absences, son impuissance à contenir l’exaspération des tribus marocaines, dont l’hospitalité n’était pas généreuse ni même sûre pour lui, il repoussa énergiquement la responsabilité de cet horrible épisode. Dans notre long entretien, le barbare eut constamment l’avantage de l’éloquence sur le civilisé d’Europe, bien embarrassé d’excuser une conduite qui humiliait son patriotisme, et de donner des espérances dont la réalisation ne dépendait pas de lui. »
Abd-el-Kader, de sa personne, va disparaître des récits qui vont suivre ; mais son souvenir, comme celui du maréchal Bugeaud, s’y retrouvera toujours. Tous deux ont marqué profondément leur empreinte dans l’histoire. Européen, Abd-el-Kader aurait été un très grand homme ; Arabe, ses quinze années de gouvernement et de guerre en Algérie l’ont placé hors de pair dans le monde de l’islam.
Le 2 janvier 1843, le duc d’Aumale écrivait d’Alger au maréchal Bugeaud : « Les événemens du Maroc et la vie politique d’Abd-el-Kader ont eu le dénoûment que vous prévoyiez et que je n’osais espérer. Lorsque ce grand fait s’est accompli, votre nom a été dans tous les cœurs. Chacun s’est rappelé avec reconnaissance que c’est vous qui aviez mis fin à la lutte, que c’est l’excellente direction que vous aviez donnée à la guerre et à toutes les affaires de l’Algérie qui a amené la ruine morale et matérielle d’Abd-el-Kader. Qu’il soit permis à un de vos anciens et modestes lieutenans de vous offrir, à l’occasion du renouvellement de l’année, ses vœux personnels et ceux de toute l’armée, que vous avez si brillamment commandée pendant sept ans. »
Cet hommage délicat que lui rendait son jeune successeur alla droit au cœur du vieux maréchal. Il y fut particulièrement sensible. « J’étais certain d’avance, répondit-il au prince, que vous pensiez ce que vous m’écriviez sur la chute d’Abd-el-Kader. Vous avez l’esprit trop juste pour ne pas apprécier les véritables causes de cet événement, et l’âme trop élevée pour ne pas rendre justice à chacun. Comme tous les hommes capables de faire les grandes choses, vous ne voulez que votre juste part de gloire, et, au besoin, vous en céderiez un peu aux autres. Dans cette circonstance, mon prince, vous m’avez beaucoup honoré, mais vous vous êtes honoré bien davantage. Si votre lettre pouvait être publiée, elle doublerait l’estime, déjà si grande, que vous portent le pays et l’armée. »
La reddition d’Abd-el-Kader avait frappé de stupeur les Arabes ; de la frontière du Maroc à la frontière de Tunis, de la zone maritime au plus profond du désert, la nouvelle s’était propagée avec la soudaineté de la foudre. Heureux de sa fortune présente, le jeune gouverneur-général, d’accord avec Changarnier et Bedeau, s’occupait de préparer les succès de l’avenir. C’était ce massif de la grande Kabylie, trois fois abordé par le maréchal Bugeaud, plus profondément entamé l’année précédente, mais encore insoumis et même inconnu sur un large espace, qui captivait ses regards et provoquait son ambition légitime. Il eût été bien que ce fût au fils du roi, sous qui l’Algérie avait été presque totalement conquise, que la France dût l’achèvement de ce grand ouvrage, le complément définitif de la conquête. Dans les premiers jours du mois de mai 1848, les divisions d’Alger et de Constantine devaient se rencontrer dans la vallée de l’Oued-Sahel, après avoir obtenu de gré ou de force, l’une à l’ouest, l’autre à l’est, la soumission certaine et durable des représentais les plus belliqueux d’une des races les plus belliqueuses du monde. Le duc d’Aumale pensait qu’il était urgent de faire cette expédition sans retard, avant qu’il ne survint quelqu’un de ces événemens imprévus qui bouleversent et détruisent les combinaisons les plus habilement faites.
Le 10 février, le duc et la duchesse d’Aumale étaient venus recevoir, au débarcadère d’Alger, le prince et la princesse de Joinville. Ces royaux visiteurs en avaient attiré d’autres ; la saison d’hiver, toujours brillante, était plus animée que jamais, et les divertissemens de toute sorte se succédaient dans la ville en fête. On touchait à la fin du mois : le courrier de France était en retard. Le 27 février, à six heures du soir, une frégate à vapeur entra dans le port. Pendant que le contre-amiral Dubourdieu, commandant de la marine, se rendait en hâte auprès du gouverneur-général, au palais de Mustapha supérieur, son aide-de-camp entrait chez le général Changarnier et lui faisait lire des dépêches télégraphiques où il était parlé du mouvement insurrectionnel de Paris, de l’abdication du roi Louis-Philippe et de la régence de la duchesse d’Orléans. Le surlendemain, les apports du courrier furent infiniment plus graves : à la place du gouvernement monarchique, un gouvernement républicain s’était installé sur ses ruines.
Le 2 mars, au moment où le capitaine de frégate Touchard, aide-de-camp du prince de Joinville, venait d’apporter les premières nouvelles de la famille royale, le duc d’Aumale apprit par le Moniteur que, proscrit avec toute sa race, il était remplacé par le général Cavaignac. Dans cette crise terrible où il était naturel et légitime que ses préoccupations fussent pour les siens, ce fut à la France qu’il songea d’abord. Il écrivit au ministre de la guerre, quel qu’il pût être, de ce gouvernement quel qu’il fût, afin de lui rendre compte de la belle conquête et de la belle armée dont la révolution le séparait brusquement.
Voici cette lettre, testament militaire du gouverneur-général de l’Algérie : « Monsieur le ministre, fidèle jusqu’au dernier moment à mes devoirs de citoyen et de soldat, je suis resté à mon poste tant que j’ai pu y croire ma présence utile au service du pays. J’apprends à l’instant, par le Moniteur, le nom de mon successeur. Soumis à la volonté nationale, je remets le commandement à M. le général Changarnier jusqu’à l’arrivée à Alger de M. le général Cavaignac. Demain, j’aurai quitté la terre française.
« J’ai eu l’honneur d’appeler votre attention sur les besoins de la défense des côtes et du service des subsistances. Je ne puis que renouveler mes instances à cet égard. L’armement des batteries, dont j’avais fait entreprendre la construction il y a deux mois, est commencé. L’artillerie de la milice s’exerce à la manœuvre et au tir du canon. J’ai donné à M. l’intendant de l’armée des ordres pour hâter et augmenter partout les achats de grains et de viande sur pied.
« Je ne dois pas vous laisser ignorer que, prévoyant depuis un mois le cas où la France pourrait avoir besoin d’une partie de son armée d’Afrique pour la porter sur un point quelconque de l’Italie, j’avais prescrit aux deux commandans des divisions d’Alger et d’Oran de prendre, sous des prétextes divers et sans éveiller l’attention, des dispositions telles qu’une force effective de 15,000 baïonnettes, prises dans les plus vieilles troupes de l’armée, pût être embarquée, quatre jours après l’ordre donné, dans les ports d’Alger, d’Arzeu et d’Oran. Ces dispositions sont effectuées aujourd’hui.
« La France peut compter sur son armée d’Afrique. Elle trouvera ici des troupes disciplinées, braves, aguerries ; elles sauront partout donner l’exemple de toutes les vertus militaires et du plus pur dévoûment au pays. J’avais espéré partager leurs dangers et combattre avec elles pour la patrie… Cet honneur m’est enlevé ; mais, du fond de l’exil, tous mes vœux seront pour la gloire et le bonheur de la France ! »
Puis, avec la même élévation de sentimens, presque dans les mêmes termes, il dicta ses adieux aux troupes et aux colons. A l’armée, il disait : « M. le général Changarnier remplira par intérim les fonctions de gouverneur-général jusqu’à l’arrivée, à Alger, de M. le général Cavaignac, nommé gouverneur-général de l’Algérie. En me séparant d’une armée modèle d’honneur et de courage, dans les rangs de laquelle j’ai passé les plus beaux jours de ma vie, je ne puis que lui souhaiter de nouveaux succès. Une nouvelle carrière va peut-être s’ouvrir à sa valeur ; elle la remplira glorieusement. j’en ai la ferme croyance. « Officiers, sous-officiers et soldats, j’avais espéré combattre encore avec vous pour la patrie ! .. Cet honneur m’est refusé ; mais, du fond de mon exil, mon cœur vous suivra partout où vous appellera la volonté nationale ; il triomphera de vos succès ; tous ses vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France. »
Il disait aux colons : « Habitans de l’Algérie, fidèle à mes devoirs de citoyen et de soldat, je suis resté à mon poste tant que j’ai cru ma présence utile au pays. Cette situation n’existe plus. M. le général Cavaignac est nommé gouverneur-général de l’Algérie. Jusqu’à son arrivée à Alger, les fonctions de gouverneur-général par intérim seront remplies par M. le général Changarnier. Soumis à la volonté nationale, je m’éloigne ; mais, du fond de l’exil, tous mes vœux seront pour votre prospérité et pour la gloire de la France, que j’aurais voulu pouvoir servir plus longtemps. »
Le 3 mars, dès les premières heures du jour, une foule anxieuse, agitée, se pressait sur la place du Gouvernement, dans la rue de la Marine, à l’embarcadère. Français, Européens, Maures, Juifs, Arabes, soldats, marchands, ouvriers, matelots, tous attendaient, sous un ciel sombre, sous une pluie froide, le départ des nobles exilés. A dix heures, on les vit apparaître au seuil du palais, le duc d’Aumale d’abord, le prince de Joinville donnant le bras à la duchesse d’Aumale, la princesse de Joinville conduite par le général Changarnier. Une rumeur sympathique les accueillit et les accompagna jusqu’au port, tandis que l’artillerie de terre et de mer les saluait pour la dernière fois de la salve royale. « La France, écrivait quelques jours après le lieutenant-colonel Durrieu, la France, en condamnant ces deux jeunes gens à l’exil, repousse de son sein deux admirables Français. Je n’oublierai jamais le trajet de ces deux familles princières se rendant à pied, dans la boue, du palais du Gouvernement à la Marine, sans autre escorte que celle de leurs amis accourus pour saluer une dernière fois ces beaux jeunes gens qu’ils estimaient et aimaient tant. Cette marche a été un vrai triomphe. »
Une demi-heure après, à bord du Solon, ils s’éloignaient dans la direction de Gibraltar. Ils s’éloignaient de cette terre algérienne, dont ils avaient, pour leur part, accru le domaine de la patrie française. La haine révolutionnaire bannissait leur personne ; elle était impuissante à bannir leur mémoire. Les noms glorieux de la Smala, de Tanger, de Mogador, sont de ceux qui ne peuvent pas être effacés des annales de la France, même ingrate.
CAMILLE ROUSSET.
- ↑ Voyez la Revue du 15 décembre 1887, du 15 janvier, du 15 février, du 15 mars, du 15 avril, du 15 août el du Ier septembre 1888.