La Conquête de l’Algérie - Le Gouvernement du général Bugeaud/04

LA
CONQUÊTE DE L'ALGERIE

LE GOUVERNEMENT DU GENERAL BUGEAUD

IV.[1]
CONSTANTINE. — LES OASIS. — LES BUREAUX ARABES. — LA KABYLIE.


I.

Convoitée par Abd-el-Kader, effleurée quelquefois par ses tentatives, la province de Constantine avait pu, grâce à l’éloignement, échapper toujours à ses prises.

Après la rapide excursion que le général Bugeaud y avait faite, au mois de mars 1841, il avait laconiquement résumé son impression d’ensemble en deux phrases : « Si les troupes y sont aussi mal et plus mal qu’ailleurs, l’état politique est beaucoup moins mauvais ; mais je ne saurais appeler cela le système qui fait la prospérité de la province de Constantine. Si cette prospérité durait cinquante ans, elle nous coûterait près d’un milliard et nous n’aurions fondé rien de solide ; il faut entrer dans une autre voie. » Ce qui choquait le gouverneur, c’était la bonhomie de l’autorité française, qui se laissait abuser, duper et voler par les grands chefs arabes. Les grains, par exemple, lui étaient vendus à des prix trois ou quatre fois plus élevés qu’ils n’étaient en 1836 ; il en était de même pour les transports, dont les tarifs étaient exorbitans.

Le général Bugeaud imputait ces abus à l’administration trop douce du général Galbois, le plus digne et le plus honorable des hommes, mais qui avait fait de la mansuétude à l’égard des indigènes le principe et la base du système contre lequel protestait la rude équité du gouverneur. Le résultat fut que le général Galbois, qui avait eu pour prédécesseur, en 1838, le général de Négrier, l’eut, en 1841, pour successeur. Le nouveau commandant supérieur était connu pour sa sévérité parfois excessive; le souvenir en était resté dans la province, et l’annonce de son retour n’y fut reçue qu’avec tremblement.

La première action de guerre du général de Négrier fut dirigée contre la petite ville de Msila, située à l’extrémité occidentale de la province, à 28 lieues au sud-ouest de Sétif, dans ce prolongement des Hauts-Plateaux qu’on appelle Hodna. Hadj-Moustafa, le propre frère d’Abd-el-Kader, s’y était établi depuis trois ans, et de là il exerçait une influence qui s’étendait au nord jusque dans la Medjana, au grand détriment de l’autorité française et du khalifa Mokrani, son représentant attitré. Parti de Constantine avec 1,700 hommes, le 29 mai, le général de Négrier prit en passant à Sétif toutes les troupes disponibles du général Guesviller, et parut, le 11 juin, devant Msila, où il entra sans coup férir. Hadj-Moustafa s’était retiré avec ses principaux adhérons dans le sud, à Bou-Sâda. Après avoir rétabli l’autorité de Mokrani dans ces parages, le général reprit, par Bordj-Medjana, Sétif et la plaine des Abd-en-Nour, le chemin de Constantine, où il rentra le 26 juin.

Dans le même temps, et pour ajouter dans une certaine mesure au succès de l’opération, Ben-Ganah, le cheikh-el-Arab, avait reçu du commandant supérieur l’ordre d’aller déloger de l’oasis de Biskra Farhat-ben-Saïd, son ancien compétiteur, qui, malgré d’anciens griefs contre Abd-el-Kader, était passé au service de l’émir. Il en fut de Biskra comme de Msila : l’ennemi s’étant dérobé, l’occupation se fit le plus aisément du monde; mais les suites furent bien différentes. Ben-Ganah, qui avait été reçu d’abord avec empressement, ne tarda pas à se faire exécrer de la population par sa rapacité. Non content de frapper sur l’oasis une contribution de 40,000 francs à son profit personnel, il voulut faire contribuer aussi les tribus du voisinage. Il y eut alors un soulèvement général qui le contraignit à se retirer au plus vite, de sorte que les gens de Biskra retournèrent à Farhat-ben-Saïd, c’est-à-dire au parti d’Abd-el-Kader.

A Msila, un autre agent de l’émir, Bel-Azouz, essaya de provoquer, au mois de juillet, un revirement du même genre. Il en fut pour sa courte honte et même un peu davantage; accueilli par les habitans, qui faisaient en même temps prévenir Mokrani, l’agitateur fut pris au piège et conduit à Constantine, d’où il alla rejoindre, aux îles Sainte-Marguerite, les prisonniers indigènes que, pour plus de sûreté, les gouverneurs de l’Algérie avaient pris l’habitude de déporter en France.

Il serait fastidieux de suivre toutes les courses de police et les tournées fiscales que les troupes étaient obligées de faire de temps à autre. On doit se borner à celles de ces opérations qui se distinguent par un sérieux intérêt, politique ou militaire. Telle est l’expédition dirigée, au mois d’octobre 1841, dans le Djebel-Aurès, où l’ancien bey de Constantine Ahmed avait réussi à se maintenir et d’où le général de Négrier ne parvint pas à le déloger encore ; telle est dans la subdivision de Bône, au mois de novembre, celle que conduisit le général Randon à la recherche du cheikh Si-Zerdoud. Ce cheikh, au mois de juin précédent, avait assassiné le sous-lieutenant de spahis Alleaume. Si-Zerdoad échappa au général Randon comme Ahmed au général de Négrier ; toutefois, l’incursion du commandant de Bône dans la montagne de l’Edough ne fut pas inutile, car elle lui donna l’excellente idée d’en ouvrir l’accès par une bonne route militaire, qui lut exécutée dès le commencement de l’année suivante.

En somme, la campagne de 1841 n’avait pas eu beaucoup d’importance; la campagne de 1842 en eut un peu davantage. Dans le mois de mai, il n’y eut pas moins de trois opérations simultanées. La première en date avait pour objectif la répression d’une insurrection soulevée dans les montagnes du cercle de Philippeville, où Si-Zerdoud, chassé de l’Edough par le général Randon, l’année précédente, était venu prêcher la révolte. Tout le pays kabyle, depuis El-Arouch jusqu’à Collo, était en armes.

Parti de Philippeville, le 1er mai, avec une colonne composée de 850 hommes du 19e léger, de 250 zéphyrs du 3e bataillon d’Afrique, d’une quarantaine de spahis, de deux pièces de montagne et d’un détachement de sapeurs, le colonel Brice, commandant du cercle, apprit en route qu’il devait y avoir le surlendemain, à Souk-Tléta, un grand rassemblement d’insurgés. Contrairement à l’avis des kaïds alliés qui lui conseillaient d’attendre dans une position bien choisie l’attaque des Kabyles, le colonel voulut les aller chercher chez eux. Arrivé à Souk-Tléta, il trouva la place du marché vide, mais toutes les hauteurs au-dessus garnies d’hommes armés qu’il se mit en devoir de déposter. Le combat s’engagea vivement ; l’arrière-garde, comme toujours, ayant le plus à faire, c’était elle que Si-Zerdoud s’attachait particulièrement à retarder. L’avant-garde, au contraire, avançait rapidement, parce que l’ennemi, au lieu de lui faire obstacle, s’ouvrait devant elle et se répandait sur les flancs. Il arriva donc bientôt que la colonne trop allongée, trop amincie, faillit être coupée par tronçons. Il fallut se resserrer, à tout prix, non sans peine, ni sans pertes ; quand la colonne rentra, le 4 à Philippeville, elle ramena 9 morts et 56 blessés.

Encouragé par ce qu’il avait le droit de considérer comme un succès, Si-Zerdoud se porta, le 20 mai, sur le camp d’El-Arouch. Afin de donner plus de confiance à sa troupe, il s’avança jusqu’au bord du fossé, un grand drapeau rouge et vert à la main, en vociférant des imprécations entremêlées de paroles magiques qui devaient frapper les Français d’engourdissement et d’impuissance. Réfractaire à l’incantation, un sergent-fourrier abattit d’un coup de fusil le cheval du sorcier, pendant qu’un feu de salve accompagné de mitraille mettait toute la bande en déroute. Ce résultat, tout à fait contraire aux assurances de leur chef, découragea pour longtemps les Kabyles, et Si-Zerdoud fut obligé de se retirer chez les Zerdeza, plus à l’est.

Pendant ce même temps, le général Randon était sorti de Bône pour se porter au sud contre une fraction de la grande tribu des Hanencha, dont les douars étaient le rendez-vous de tous les bandits de la région jusqu’à la frontière de Tunis et au-delà. La colonne, concentrée à Ghelma, comprenait 510 zouaves, 540 hommes de la légion étrangère, 250 tirailleurs indigènes, 400 spahis; avec les artilleurs et les sapeurs, l’effectif était de 1,800 combattans. Le 11 mai, après avoir franchi le défilé d’Akbet-el-Trab, le général Randon atteignit sur un plateau les Arabes, les chargea vivement et les mit en fuite. Avant de reprendre la marche que le mauvais temps avait arrêtée pendant deux jours, le général jugea nécessaire de faire reconnaître et fouiller les profonds ravins qui entouraient le bivouac. La direction de la reconnaissance fut confiée au commandant Frémy des zouaves, qui se mit en mouvement, le 14, avec trois compagnies de son bataillon, une compagnie de tirailleurs indigènes et deux escadrons de spahis.

On rencontra d’abord les traces d’un troupeau, que ses gardiens entraînaient au plus vite ; le troupeau fut bientôt rejoint, pris et ramené au bivouac de la colonne par les tirailleurs ; d’autre part, les spahis, lancés sur une autre piste, se trouvèrent séparés des zouaves, qui continuèrent à marcher seuls. Tout à coup, ceux-ci tombèrent au milieu d’une grande population qui se tenait prête à fuir. Surpris d’abord, les Arabes furent bientôt rassurés en voyant le petit nombre des survenans. La disproportion était énorme ; 200 contre 1,200. Entourés, perdus dans cette foule, les zouaves réussirent d’abord à se faire jour et à gagner la crête d’une roche dont l’accès était difficile. L’ennemi, qu’il fallait tenir à distance de baïonnette, suivait en hurlant. Arrivé sur la position, le commandant Frémy fit coucher ses hommes, et, pour ménageries cartouches, leur recommanda de ne tirer qu’à coup sûr. Des heures se passèrent ainsi. Étonné de ne voir pas revenir le détachement, le général Randon allait sortir à sa recherche, un peu à l’aventure, quand un spahi, que la maraude avait conduit vers le lieu du combat, accourut à toute bride et lui fit connaître la direction qu’il fallait prendre. Immédiatement il partit au galop avec la cavalerie ; l’infanterie suivait au pas de course. Il y avait 3 lieues à faire; elles parurent bien longues à l’impatience des sauveteurs ; enfin ils arrivèrent. A leur vue, les Arabes se dispersèrent et les zouaves descendirent du rocher, aux acclamations des camarades. Un tiers de l’effectif était blessé ou mort. La colonne rentra, le 14 juin, à Bône.

La troisième opération du mois de mai fut dirigée par le général de Négrier en personne. Il s’agissait de pousser au sud-est, jusqu’au voisinage de la Tunisie, dans le pays des Nemencha, une forte reconnaissance, et de rétablir, à la sollicitation même des grands de la tribu, l’ordre gravement compromis dans ce coin de la province. Parti, le 27 mai, d’Aïn-Babouch avec 3,000 hommes, le général arriva, le 31 au soir, sous les murs de Tebessa. Le kaïd, le cadi, les ulémas, une députation des Coulouglis qui formaient en majorité la population de la ville, étaient venus au-devant de la colonne, et bientôt les couleurs françaises flottèrent au-dessus de l’antique Theveste, une des plus intéressantes parmi les colonies que Rome avait semées en Afrique.

« Les principaux, écrivait le général de Négrier dans son rapport, vinrent me recevoir, et, après m’avoir salué de leurs drapeaux, me présentèrent les clés de leur ville ; je les pris au nom du roi. Un vieux marabout, nommé Si-Abd-er-Rahmane, qui la veille était venu à ma rencontre et dont je voulus visiter la zaouïa, ayant reçu de mes mains le burnous vert, me pria d’accepter sa bénédiction. Ayant levé les yeux au ciel, il appela à haute voix sur le sultan des Français et son khalifa la protection de Dieu et du Prophète. Les nombreux musulmans qui assistaient à cette scène touchante unirent leurs prières à celle du vieillard. L’iman et les desservans de la grande mosquée m’en ouvrirent à deux battans les portes; mais je m’arrêtai sur le seuil, voulant respecter les mœurs religieuses du pays. Le soir, je reçus une députation des gens de Bekaria, ville située à 2 lieues 1/2 au sud-est de Tebessa. Leur iman, avec les drapeaux de la mosquée, venait m’offrir leur soumission, et comme symbole de leurs bonnes dispositions, il m’apportait du miel et des gazelles, le mets le plus doux et l’animal le plus pacifique de ces contrées. »

Après avoir autorisé, sur la demande des Nemencha, la levée d’une sorte de maghzen chargé de maintenir la paix entre les tribus et de protéger particulièrement Tebessa, le général venait de reprendre, le 3 juin, la direction du nord, quand, au passage de l’Oued-Chabro, la colonne fut insultée par quelques centaines de Hanencha dissidens, qu’il ne lut pas difficile de mettre en déroute. C’était l’avant-garde du fameux cheikh El-Hasnaoui, qui se présenta lui-même, trois jours après, avec le gros de ses forces, mais pour recevoir une correction encore plus sérieuse. Après avoir donné quelque repos à ses troupes en attendant un convoi de Constantine, le général de Négrier se porta sur un autre théâtre de guerre, chez les Zerdeza, les alliés et fauteurs de Si-Zerdoud ; mais sa seule approche avait fait tout fuir, et, ne trouvant personne à combattre, il rentra, le 17 juin, à Constantine. Le général Levasseur, qui opéra, quinze jours plus tard, dans le cercle de Philippeville, n’eut pas une meilleure fortune ; devant lui également les Kabyles se dérobèrent, abandonnant maisons et moissons, qui furent livrées aux flammes.


II.

Au mois de décembre 1842, le général Baraguey d’Hilliers, toujours protégé par le gouverneur et rentré en grâce, succéda au général de Négrier dans le commandement de la province de Constantine. L’état des affaires laissait beaucoup à dire: au nord, Si-Zerdoud, entre Collo et Bône; à l’est, El-Hasnaoui, chez les Hanencha; au sud, Ahmed, dans l’Aurès; plus au sud encore, Mohammed-bel-Hadjau nom d’Abd-el-Kader, dans le Zab, chacun pour sa part tenait en échec l’autorité française. Les instructions de Baraguev d’Hilliers lui prescrivaient d’agir d’abord contre Si-Zerdoud. Le 13 février 1843, quatre colonnes, sorties de Bône, de Philippeville, de Constantine et de Ghelma, attaquèrent par quatre côtés à la fois les montagnes des Zerdeza. Devant ce concert de forces agissantes, la résistance fut à peu près nulle et les Zerdeza se soumirent. Expulsé de chez eux, Si-Zerdoud se rejeta dans l’Edough ; les colonnes de Constantine, de Philippeville et de Bône l’y poursuivirent.

Dans la nuit du 2 au 3 mars, un Kabyle se glissa furtivement jusqu’à la tente du colonel Barthélémy, commandant de la colonne de Philippeville ; il lui dit qu’il était le secrétaire de Si-Zerdoud, que le cheikh se proposait de fuir le lendemain vers Collo, et qu’en attendant il se tenait caché au fond d’un ravin, à 3 lieues du camp.

Voici, d’après Montagnac, alors chef de bataillon au 61e, le récit saisissant de ce dramatique épisode : « Le 3 mars, le colonel Barthélémy me fait appeler à six heures du matin : « Le refuge de Si-Zerdoud est connu ; vous allez l’enlever, me dit-il; combien voulez-vous d’hommes pour ce coup de main? — Donnez-moi, lui répondis-je, deux compagnies de grenadiers et deux de voltigeurs; avec cela et l’appui de la Providence, nous ferons de la besogne. » Le secrétaire de Si-Zerdoud se chargeait de nous conduire à l’endroit où se trouvait son maître et que lui seul connaissait. Me voilà donc guidé par cet ignoble brigand. Au bout de deux heures de marche, le traître me dit : « Il y a là, derrière cette montagne, un ravin très profond couvert de buissons, de broussailles impénétrables ; dans cette direction — qu’il m’indiquait du doigt — Est Si-Zerdoud. » D’après ces renseignemens, il ne me restait plus qu’à entourer mon homme, comme un renard, par un cercle de soldats qui irait toujours en se resserrant vers le point où il était réfugié. »

Le mouvement fut d’abord mal exécuté. « Quoique le coup me parût à peu près manqué, continue Montagnac, je fis prendre le pas de course aux grenadiers, en leur ordonnant de couper le ravin à deux cents pas de là; il était temps. Au moment où les premiers grenadiers arrivèrent, ils aperçurent quelque chose qui se glissait dans le ravin, sous les broussailles; c’était Si-Zerdoud. Il fut fusillé; sa femme et quatre enfans furent pris à hauteur de l’endroit où j’avais fait rebrousser chemin aux grenadiers. Si-Zerdoud avait assassiné M. Alleaume, sous-lieutenant de spahis, que le général La Fontaine avait envoyé de Bône, avec vingt-cinq cavaliers, dans le pays que nous venons de parcourir, pour percevoir l’impôt. Si-Zerdoud lui prit ses pistolets, son fusil à deux coups, son cheval, et tout ce qu’il avait Lorsqu’il fut tué, il tenait à la main les pistolets de l’officier ; le fusil à deux coups a été trouvé dans l’endroit où il s’était caché.

« La mort de cet homme influent frappa de stupeur tous les spahis qui étaient là, à ce point que je ne pus en trouver un de bonne volonté pour prêter son cheval, quand il s’agit de le transporter du fond du ravin, où il avait été tué, jusque sur le haut du versant, où je voulais lui faire couper la tête, en présence de tout le bataillon et des spahis réunis. Je dus jeter par terre un d’eux et lui prendre son cheval de force; il pleurait comme un imbécile. Ce fut une bien autre histoire pour lui faire couper la tête. Je tenais beaucoup à ce que l’opération fût exécutée par les spahis nouvellement organisés, afin de les compromettre complètement vis-à-vis des autres Arabes du pays. Je ne pus trouver personne parmi les indigènes; enfin, je vis venir à moi un jeune Turc qui sert dans les spahis et qui par le français. Ce jeune garçon, de seize à dix-sept ans, qui est depuis longtemps avec nous, professe pour les Arabes la haine qu’avaient ses pères, anciens dominateurs du pays, et il a tranché la question à merveille.

« La décapitation de ce Si-Zerdoud, qui, chez les Arabes, passait pour faire des miracles, les a tous jetés dans la consternation. Le petit Turc qui lui a coupé la tête est menacé par ses camarades d’être tué. On ne se fait pas d’idée de l’effet que produit sur les Arabes une décollation de la main des chrétiens; ils se figurent qu’un Arabe, un musulman, décapité par les chrétiens, ne peut aller au ciel ; aussi une tête coupée produit-elle une terreur plus forte que la mort de cinquante individus. » Le Kabyle qui avait vendu son maître reçut 6,000 francs pour prix de sa trahison.

La mort de Si-Zerdoud fit tomber l’agitation qu’il entretenait depuis deux ans dans le vaste triangle de montagnes compris entre Philippeville, Bône et Constantine. Restait la région insoumise à l’ouest de Philippeville jusqu’à Collo. Le général Baraguey d’Hilliers la fit attaquer, au mois d’avril, par trois colonnes. Celle de Constantine, qu’il commandait en personne, eut, le 9, une rude rencontre avec les Beni-Toufout, au défilé de Djebeïl. Collo fut occupé le lendemain. Du 15 au 19, il y eut toute une série d’engagemens plus ou moins vifs avec les mêmes Beni-Toufout, renforcés par les tribus environnantes. On brûla les maisons, on coupa les arbres fruitiers, on enleva les troupeaux ; rien n’y fit d’abord : les hostilités, interrompues par des pluies torrentielles, durent être reprises. Ce fut seulement le 10 mai que les Beni-Sala et quelques fractions des Beni-Toufout firent un semblant de soumission qu’on s’empressa d’accueillir.

Au mois de juin, comme la grande tribu des Harakta, au sud de Constantine, refusait obstinément l’impôt, le général Baraguey d’Hilliers fit une grande razzia sur son territoire, tandis qu’une visite de même sorte était faite chez les Hanencha par le colonel Herbillon et le colonel Senilhes.

Toujours satisfait de lui-même, Baraguey d’Hilliers écrivit alors au gouverneur que la division à ses ordres avait soumis toutes les montagnes, de Collo à la frontière de Tunis, forcé l’Edough à accepter la domination française, et conquis à la France le quart de cette province de Constantine dont la soumission, disait-il, n’avait jamais été qu’apparente, et dans laquelle nos bases d’opération et nos lignes de communication étaient sans cesse menacées. Ce tableau flatteur et flatté faisait plus d’honneur à l’imagination du peintre qu’à la sûreté de son coup d’œil ; de toutes ces assertions confiantes il y avait beaucoup à rabattre.

Après les grandes chaleurs, une opération combinée, analogue à celle qui, l’année précédente, avait conduit l’une au-devant de l’autre les divisions d’Alger et d’Oran dans la vallée du Chélif, mit les divisions d’Alger et de Constantine en communication sur leur commune frontière. Deux colonnes, la première venue de Médéa sous les ordres du général Marey, la seconde de Sétif avec le général Sillègue, se rencontrèrent, le 3 octobre, à la limite orientale du Titteri, au pied du Djebel-Dira, dont quelques expéditions antérieures avaient fait le tour, mais où les troupes françaises n’étaient pas encore entrées. La montagne fut parcourue en tous sens pendant quinze jours, mais sans combat, parce que les tribus qui s’étaient d’abord enfuies vers le nord sollicitèrent l’aman. Quand les deux colonnes se furent séparées, le général Sillègue fit une pointe au sud, à travers le Hodna, jusqu’à Bou-Sâda, qui, le 25 octobre, lui ouvrit sans difficulté ses portes. Ce fut plutôt une course de police qu’autre chose. Les gens de Bou-Sâda réclamaient, par exemple, contrôles Ouled-Sidi-Brahim, qui détruisaient le commerce du Hodna en pillant les marchandises dirigées sur Msila ou sur Médéa. Il y avait encore les Ouled-Naïl, dont les caravanes étaient inquiétées par les gens de Msila et les tribus du voisinage. Après avoir fait raison à tous les plaignans et réglé autant que possible les choses pour l’avenir, le général Sillègue revint par Msila et Bordj-bou-Aréridj, le 4 novembre, à Sétif.

Baraguey d’Hilliers, nommé lieutenant-général au mois d’août, avait, dès cette époque, demandé à rentrer en France. C’était le duc d’Aumale qui devait lui succéder à Constantine.


III.

Le 20 août 1843, le maréchal Bugeaud écrivait au maréchal Soult : « l’intention du roi étant que S. A. R. Mgr le duc d’Aumale soit investi du commandement de la division de Constantine, je crois devoir appeler votre attention sur les officiers-généraux qui y sont actuellement employés, afin que vous puissiez prendre telles mesures que vous jugerez convenables pour que S. A. R. soit secondée efficacement pendant le temps qu’elle restera revêtue de ce commandement. Je ne crois pas à M. le général Sillègue, commandant à Sétif, une très grande portée. M. le général Randon, qui commande à Bône, est bon administrateur; malheureusement, il ne possède pas la confiance des troupes d’infanterie à un assez haut degré pour leur faire entreprendre des opérations de quelque importance, qui demanderaient de l’énergie et du coup d’œil. Malgré les qualités administratives de M. le général Randon, comme il m’est bien prouvé aujourd’hui qu’on est loin d’en avoir fini avec les tribus de la frontière de Tunis, et qu’il y aura là à montrer de l’énergie et l’entente de la conduite de l’infanterie, je propose de remplacer cet officier-général par M. le maréchal de camp Magnan, dont on m’a vanté le zèle et la capacité. Cet officier-général m’a témoigné deux fois le désir de rentrer en Afrique. »

Après avoir conseillé de mettre à la retraite, comme insuffisans, quatre ou cinq des colonels qui servaient dans les troupes d’Algérie, et proposé au ministre de retenir en France, où il était alors en congé, le général Sillègue, il ajoutait encore en post-scriptum : « Quant à M. le général Randon, j’ai acquis de nouveaux renseignemens qui me prouvent qu’il ne peut rendre aucun service à la tète des troupes, parce qu’elles n’ont aucune confiance en lui. Cette opinion existait déjà dans la province d’Oran, mais je l’ai ignorée jusqu’au moment où il a été fait maréchal de camp. C’est, dit tout le monde, un homme de détails intérieurs : ce n’est pas un homme de guerre. »

Prononcée de si haut et par un tel juge, la sentence assurément était grave. Hâtons-nous de dire, pour en atténuer l’effet, que, quatorze ans plus tard, l’ancien officier de cavalerie qu’elle mettait en suspicion gagna sa cause et fit casser l’arrêt, en achevant, par la conquête de la Kabylie, le programme du maréchal Bugeaud et en terminant sa grande œuvre. Quoi qu’il en soit, le général Sillègue et le général Randon furent maintenus l’un et l’autre à leurs postes.

Le duc d’Aumale arriva, le 5 décembre 1843, à Constantine. Quelques jours après, une des principales fêtes de l’islam y amena, selon l’usage antique et solennel, les grands des tribus, d’autant plus empressés et nombreux qu’ils étaient flattés d’avoir pour khalifa Ould-el-Rey, le fils du sultan de France. Par la dignité de son attitude, jointe à cette bonne grâce qui l’avait rendu si populaire dans l’armée, le prince, en leur faisant accueil, sut leur imposer et les charmer tout ensemble. Les fêtes qu’il leur donna furent splendides, et la fantasia qu’ils lui offrirent en retour dépassa tout ce que l’imagination arabe avait rêvé de plus magnifique. Quand ils revinrent dans leurs tribus, ils y rapportèrent un double sentiment de crainte respectueuse et de sécurité confiante que les dernier prédécesseurs du duc d’Aumale ne s’étaient pas assez mis en peine de leur inspirer.

Les premiers soins donnés aux affaires générales et administratives de la province, le commandant supérieur se livra tout entier à la préparation des opérations militaires, qu’il était de plus en plus urgent d’exécuter dans le sud. Son plan comprenait d’abord quatre objets : 1° expulser du Zab les agens d’Abd-el-Kader ; 2° constituer dans ces parages le pouvoir du cheikh-el-Arab, de telle sorte qu’il pût s’y maintenir, administrer le pays et percevoir les impôts au nom de la France; 3° régler les rapports des nomades sahariens avec les tribus du Tell; 4° enfin, rétablir les anciennes relations commerciales du Zab avec Constantine. Plus tard, on verrait à faire pénétrer la domination française dans l’Aurès.

Le 8 février 1844, le lieutenant-colonel Buttafuoco sortit de Constantine avec 1,000 hommes d’infanterie, une section d’artillerie de montagne et 100 spahis, pour conduire, à 80 kilomètres de distance, dans le sud-sud-ouest, un grand convoi de vivres à Batna, Cet ancien poste romain commande au nord une longue vallée qui, longeant le versant nord-ouest de l’Aurès, débouche à l’autre bout par le défilé d’El-Kantara, dans le Zab ; c’est la principale des communications suivies par les nomades sahariens quand ils viennent échanger leurs dattes contre les grains du Tell.

Afin d’assurer les transports de la colonne, dont le détachement dirigé sur Batna n’était que l’avant-garde, le duc d’Aumale avait prescrit au cheikh-el-Arab de faire dans les Ziban une grande réquisition de chameaux. En dépit des menaces lancées par Mohammed-bel-Hadj, le principal agent d’Abd-el-Kader dans les oasis de Biskra et de Sidi-Okba, une longue caravane de plusieurs centaines de ces animaux s’était acheminée vers EI-Kantara; mais elle y avait été arrêtée, à l’instigation de l’ancien bey Ahmed, par 500 ou 600 cavaliers des Ouled-Soltan. A la nouvelle de cet incident, le lieutenant-colonel Buttafuoco fit marcher de Batna quatre compagnies d’infanterie et 200 chevaux, qui eurent bientôt fait de disperser le contingent arabe et de rouvrir le passage intercepté.

Le 25 février, le duc d’Aumale, avec le gros du corps expéditionnaire, rejoignit à Batna l’avant-garde. Pendant sa marche depuis Constantine, le général Sillègue, sorti de Sétif à la tête de deux bataillons et de 200 chevaux, avait couvert son flanc droit; attaqué dans son bivouac, pendant la nuit du 24 au 25 février, par les Ouled-Soltan, le général les avait repoussés et s’était rendu maître, le lendemain, du village de Ngaous, point stratégique important, parce qu’il commande le chemin de Sétif à Biskra.

La colonne réunie à Batna comprenait 2,400 baïonnettes, 600 chevaux, 3 pièces de campagne et 3 de montagne. Elle se mit en marche le 26 février. Le lieutenant-colonel Bouscaren, des spahis, l’éclairait d’un côté, de l’autre le lieutenant-colonel de Mac-Mahon, de la légion étrangère. Le 29, elle atteignit El-Kantara, dont le défilé avait été reconnu et rendu praticable par les soins du duc de Montpensier, commandant de l’artillerie. Quatre jours de marche conduisirent le duc d’Aumale à l’oasis de Biskra. Mohammed-bel-Hadj l’avait évacuée à l’approche de la colonne et s’était retiré dans l’Aurès, mais la population avait refusé d’émigrer avec lui. Le prince resta dix jours dans le Zab, occupé à faire reconnaître et à consolider l’autorité de Ben-Ganah, le cheikh-el-Arab, à fixer le taux des contributions, à donner des instructions pour assurer la sécurité des caravanes entre le désert et le Tell. La garde de Biskra fut confiée au commandant Thomas, des tirailleurs indigènes, avec 300 hommes de son bataillon. Le kaïd de la ville fut autorisé à entretenir un petit maghzen de 50 cavaliers, choisis parmi les tribus sahariennes.

Du village de Mchounèche, situé à 8 lieues nord-est de Biskra, au pied du Djebel-Ahmar-Khaddou, Mohammed-bel-Hadj observait la colonne française; le duc d’Aumale résolut de l’y aller chercher. Il commença par renvoyer l’artillerie de campagne sous l’escorte d’un bataillon et de 200 chevaux, qui devaient former la garnison de Batna. Le Djebel-Ahmar-Khaddou est une de ces arêtes qui, courant parallèlement du sud-ouest au nord-est, constituent le massif de l’Aurès. On ne pouvait arriver à Mchounèche que par un vallon étroit et difficile. Perché sur le roc et solidement retranché, le village avait pour avancées trois redoutes ou fortins. La guerre sainte, prèchée dans la montagne, avait fait accourir à la défense de la position 2,000 ou 3,000 Kabyles. Le 12 mars, une première reconnaissance fut faite ; elle débarrassa le vallon des postes qui l’occupaient. Le 15, la colonne agissante, composée de 1,200 hommes d’infanterie, de 400 chevaux et d’une section d’obusiers de montagne, commença l’attaque.

Voici textuellement le rapport du duc d’Aumale : « Arrivés devant Mchounèche, nous vîmes toutes les hauteurs chargées de monde, et de grandes clameurs s’élevèrent de toutes parts. Notre convoi se masse sur un plateau, où il reste gardé par quelques compagnies; le reste de l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie se massent pour l’attaque. La position ouest est enlevée au pas de course par le bataillon du 2e de ligne. J’y envoie la section de montagne, qui lance des obus dans l’oasis et sur les groupes nombreux qui occupent les hauteurs à l’est du village ; ces mamelons sont bientôt emportés par trois compagnies de tirailleurs indigènes, commandées par le capitaine Bessières, qu’appuient le goum et un peloton de spahis. Cette attaque était dirigée par M. le lieutenant-colonel Tatareau, chef d’état-major. En même temps, le 2e de ligne enlève le bois de palmiers. La cavalerie et trois compagnies de la légion étrangère suivent le lit de la rivière et arrivent au pied des rochers escarpés où l’ennemi se croyait à l’abri de nos poursuites. Il est bientôt débusqué, avec grande perte, du village retranché, où s’établit le 2e de ligne ; mais le fort, situé à mi-côte, sur une arête fort étroite, au-dessus de la gorge de l’Oued-el-Abiod, présente une vive résistance et inquiète par un feu plongeant les troupes, qui se rallient après l’enlèvement des premières positions. Un petit plateau, où se trouvent deux forts de moindre importance, est occupé par la légion étrangère et par l’artillerie. Quelques obus lancés avec bonheur tuent ou blessent une partie des défenseurs et favorisent le mouvement de M. le commandant Chabrière, qui, avec deux compagnies de la légion, gravit les rochers pour tourner le fort, en se défilant le mieux possible du jeu très vif qui est dirigé sur lui de toutes parts. Le 2e de ligne débouche en même temps du village, et le fort est enlevé.

« Cependant une compagnie de la légion étrangère, détachée sur la droite, pour contenir les Kabyles qui gênaient l’attaque du fort, cheminait avec succès vers la crête supérieure de la montagne, lorsque les réguliers accoururent pour la défendre. Ils font pleuvoir sur les assaillans une grêle de balles et roulent sur eux des quartiers de rocher. Des difficultés de terrain épouvantables arrêtent l’élan des braves grenadiers ; les officiers et sous-officiers cherchent à s’ouvrir un passage : ils sont les premiers atteints. Une lutte corps à corps s’engage ; écrasés par le nombre, nos hommes vont reculer ; mais les troupes qui ont pris part à l’attaque du fort et du village voisin arrivent à leur aide. Les tirailleurs indigènes, après le succès de leur première attaque, accourent et essaient de tourner la position par la droite ; les obusiers sont traînés à bras jusqu’à mi-côte ; les tambours battent ; on s’élance à la charge et les dernières hauteurs sont enlevées à la baïonnette. La fusillade cesse instantanément. L’ennemi épouvanté s’enfuit de toutes parts, abandonnant toutes ses provisions et laissant sur le terrain des cadavres que la précipitation de sa retraite ne lui a pas permis d’enlever. Mon frère le duc de Montpensier, qui paraissait pour la première fois à l’armée, dirigea pendant tout le jour le feu de l’artillerie. Le soir, il eut l’honneur de charger avec plusieurs officiers, à la tête de l’infanterie, et il fut légèrement blessé à la figure. »

Mohammed-bel-Hadj s’était enfui dans le Djerid. La colonne expéditionnaire reprit la direction de Batna, où elle arriva, le 21 mars, sans avoir brûlé une amorce. La garnison du poste avait été attaquée, le 10 et le 12, par un rassemblement d’un millier de montagnards de l’Aurès et de 500 à 600 cavaliers des Ouled-Soltan.

Rentré à Constantine, le duc d’Aumale résolut de châtier cette tribu agressive. Il fit marcher de Sétif un détachement sur Batna, où s’opéra la concentration des troupes. Elles se composaient de trois bataillons détachés des 2e, 33e et 31e de ligne, de deux bataillons du 19e léger, des tirailleurs indigènes, de quatre escadrons du 3e chasseurs d’Afrique, de trois escadrons de spahis, d’une batterie de montagne et d’un goum arabe. Le 20 avril, le bivouac fut pris à Ras-el-Aïoun, au pied de la montagne des Ouled-Soltan. Cette région, désignée sous le nom de Belezma, comprend une large et riche vallée qui est, après la voie de Batna, la communication la plus fréquentée entre le Sahara et le Tell. Le 24, trois heures après s’être engagée dans la montagne, la colonne, qui gravissait une pente raide et boisée, fut tout à coup enveloppée par un brouillard épais. Aussitôt les Kabyles en profitèrent pour se jeter avec furie, les uns sur les voltigeurs d’avant-garde, les autres sur le goum qui côtoyait la colonne. Après un moment de surprise, les premiers furent énergiquement repoussés à coups de baïonnette; mais le goum, effrayé, se jeta sur le convoi qu’il mit en désordre. Les muletiers arabes, perdant la tête, coupaient les cordes, jetaient les charges dans le ravin et se hâtaient de fuir avec leurs bêtes. Heureusement, la panique ne fut pas de longue durée. Le lieutenant-colonel Tatareau assura le flanc découvert par la retraite précipitée du goum, et quelques paquets de mitraille mirent les assaillans en déroute. Cependant, l’obscurité ne permettant plus à la colonne de continuer sa route, elle revint sur Ngaous, où elle avait laissé ses munitions de réserve. La plus grande partie des vivres transportés avait été perdue dans la bagarre ; le général Sillègue alla chercher de quoi réparer le déficit à Sétif.

Aussitôt après son retour, la colonne rentra, le 1er mai, dans la montagne et prit avec éclat, à peu près sur le même terrain, la revanche de l’échauffourée du 24 avril. Les Kabyles châtiés, le duc d’Aumale redescendit vers Ngaous, d’où il se mit à la poursuite des Ouled-Soltan, qui se hâtaient d’émigrer au sud. Le 8, vers cinq heures du soir, on trouva toutes dressées les tentes d’Ahmed-Bey, qui n’avait pas eu le temps de plier bagage. A chaque minute, on ramassait des prisonniers et du butin. Poursuivis, l’épée dans les reins, pendant quatre jours sans relâche, les fuyards eurent la mauvaise chance de donner de la tête au milieu des Saharis accourus du Zab avec Ben-Ganah. Dès lors, il fallut se rendre à discrétion. Le 13 au soir, les grands de la tribu vinrent se jeter aux pieds du prince, qui leur fit grâce et leur permit de regagner leur territoire. Ahmed presque seul avait réussi à s’échapper.

Cette affaire des Ouled-Soltan heureusement conclue, le duc d’Aumale revenait doucement à Batna, quand il reçut du Zab une surprenante et désagréable nouvelle. Le commandant Thomas avait accueilli, à Biskra, dans ses compagnies de tirailleurs, de soi-disant déserteurs du bataillon régulier de Mohammed-bel-Hadj. Celui-ci, qui s’était retiré à Sidi-Okba, profita d’une tournée que le commandant faisait parmi les douars sahariens pour fomenter dans Biskra, au moyen de ses prétendus déserteurs, une insurrection qui éclata pendant la nuit du 11 au 12 mai et gagna les tirailleurs eux-mêmes. De 8 officiers et soldats français qui se trouvaient isolés dans la place, Ix furent massacrés, 3 faits prisonniers ; il n’y eut que le sergent-major Pelisse qui parvint à s’enfuir jusqu’à Tolga où il fut rejoint par le kaïd de Biskra, seul demeuré fidèle. Accouru à marches forcées, le duc d’Aumale était, le 19, devant la place révoltée ; mais à sa grande surprise, au lieu des rebelles il en vit sortir à sa rencontre le sergent-major Pelisse et le kaïd, qui, soutenus par les gens de Tolga, venaient d’y rentrer après le départ de Mohammed-bel-Hadj, lequel, au su de l’arrivée du prince, s’était hâté encore une fois de déguerpir.

Réintégré dans son commandement, le commandant Thomas garda provisoirement deux bataillons sous ses ordres, jusqu’à ce que les travaux entrepris à la kasba pour la mettre en bon état de défense permissent de réduire la garnison à 500 hommes. Le Ix juin, le duc d’Aumale revint à Constantine avec le gros de la colonne.

Pendant cette expédition, le général Randon avait parcouru sans incident, du milieu d’avril à la fin de mai, depuis Ghelma jusqu’à Tebessa, la lisière orientale de la province.


IV.

Dans le même temps que le duc d’Aumale étendait, pour la première fois, au sud de la province de Constantine, la domination française, le général Marey, au sud de la province d’Alger, dirigeait une entreprise analogue et parallèle. Parti de Médéa au mois de mars 1844, il fit une première course chez les Ouled-Naïl. L’effet de cette apparition fut considérable. Le cheikh de Laghouat, Ahmed-ben-Salem, s’empressa de dépêcher son frère Yaya vers le gouverneur-général, avec la mission de demander pour lui-même le titre de khalifa et l’investiture de l’autorité française, moyennant quoi il promettait de payer tribut et d’administrer, au nom de la France toutes les oasis de la région, Aïn-Madhi compris dans le nombre. Le maréchal Bugeaud se prêta volontiers à l’arrangement. « Il ne faut pas, écrivait-il au maréchal Soult, négliger les dons que la fortune nous offre. La partie habitée du désert nous est nécessaire politiquement et commercialement. Nous devons régner partout où a régné Abd-el-Kader, sous peine d’être sans cesse sur le qui-vive dans le Tell. Ce n’est que par la domination que nous pouvons ouvrir à notre commerce des relations avec l’intérieur de l’Afrique. Il faut aussi enlever à Abd-el-Kader les ressources qu’il pourrait trouver dans cette contrée et jusqu’à l’apparence même d’un reste de puissance. »

On a déjà un comment, pour agir rapidement dans le sud, le colonel Jusuf avait inventé le cavalier-fantassin monté à mulet. le général Marey voulut faire mieux ; ayant à s’enfoncer plus avant dans le désert, il s’inspira des souvenirs de la grande expédition d’Egypte et rétablit à sa façon le régiment de dromadaires jadis institué par le général Bonaparte. Pour commencer l’expérience, il mit 100 hommes sur 100 chameaux et leur fit exécuter des manœuvres : marches en bataille, marches en colonne, formations sur la droite, sur la gauche, en avant, en bataille. Au commandement À terre ! les hommes sautaient à bas de leur monture ; les numéros de 1 à 3 se formaient en ligne, tandis que les numéros 4 gardaient les animaux. L’épreuve ayant été satisfaisante, le général Marey organisa sa troupe.

Le chameau portait un homme avec son fusil, les sacs de deux hommes, une besace contenant leurs vivres pour vingt-cinq ou trente jours, et deux outres contenant ensemble de 10 à 12 litres d’eau, en somme, une charge de 150 à 160 kilogrammes. Un bridon de corde, un bât arabe légèrement modifié avec des étriers de bois à deux échelons, constituaient tout le harnachement. L’un des deux hommes marchait à pied avec son fusil, pendant que l’autre était monté ; toutes les 2 lieues ils alternaient. De la sorte, on pouvait faire de 12 à 13 lieues par jour.

Le 1er  mai, la colonne chamelière partit de Médéa ; elle était le 14 à Taguine, où elle acheva de s’organiser. Elle comprenait 1,700 hommes du 33e de ligne, 230 du train, 30 artilleurs avec 2 obusiers de montagne, 140 spahis, 400 cavaliers des goums, 300 serviteurs arabes, 100 chevaux et mulets, 1,300 chameaux de guerre et de charge. Le 18, elle entra dans le Djebel-Amour, d’où elle déboucha, le 21, sur Tadjemout. Là, le général Marey trouva le khalifa Ben-Salem et les chefs des Ksour qui l’attendaient avec les chevaux de soumission.

Pour Aïn-Madhi, les choses n’avaient pas marché toutes seules. Mohammed-el-Tedjini, le marabout vénéré. L’ennemi juré d’Abd-el-Kader, avait déclaré qu’il ne recevrait à aucun prix la colonne dans son ksar. « Un général français, avait-il écrit à l’interprète principal de l’armée, M. Léon Roches, veut pénétrer dans ma ville à la tête de ses troupes, c’est-à-dire enlever à la zaouïa de mes ancêtres le prestige dont elle jouit dans le Tell et le Sahara; mais, en permettant un acte qui sera considéré par tous les Arabes comme un acte d’hostilité, le khalifa du sultan de France ne détruirait-il pas l’influence que j’exerce à son profit? Voudrait-il me traiter comme m’a traité mon ennemi et le sien, le fils de Mahi-ed-Dine ? Je suis prêt à acquitter l’impôt dû au gouvernement. J’enverrai au général les principaux d’Aïn-Madhi donner l’exemple de la soumission ; mais s’il persistait dans le projet de pénétrer avec son armée dans ma ville, je le dis à toi qui sais que le fils de mon père conforme ses actes à sa parole, je saurais m’ensevelir sous ses ruines. »

De part et d’autre on transigea : il fut convenu qu’une délégation française aurait seule accès dans Aïn-Madhi. « En effet, raconte le commandant Durrieu dans une lettre à M. Léon Roches, un escadron d’élite, composé de 10 officiers pris dans chacun des corps de notre colonne expéditionnaire, et placé sous le commandement du colonel de Saint-Arnaud, se présentait, le 22 mai, à la porte d’Aïn-Madhi, ayant pour escorte 12 chasseurs d’Afrique. Le khalifa Ben-Salem et 100 cavaliers, montés sur des jumens de pure race et coiffés du grand chapeau garni de plumes d’autruche, nous attendaient le fusil haut. Les deux premiers khoddam du chérif, Sidi-Mohammed-Tedjini, ayant à leur suite une partie de la population, nous souhaitèrent la bienvenue au nom de leur maître et nous introduisirent dans la ville dont les nouvelles murailles nous ont tous étonnés par leur force et la bonne disposition du plan, qui diffère, d’ailleurs, très peu de celui qui accompagne le récit émouvant que vous avez rédigé des épisodes du siège mémorable d’Aïn-Madhi. La ville est restée livrée à notre curiosité pendant trois heures ; les crayons des topographes et des paysagistes ont fait leur jeu. » Le lendemain, Tedjini fit porter au général les 500 boudjous qui représentaient le montant de sa taxe, mais le général les lui renvoya gracieusement.

Le témoignage du lieutenant-colonel de Saint-Arnaud est encore plus curieux et pittoresque : « Nous avions, écrivait-il, traversé la zone des gazelles, celle des autruches et celle des dattes. Quel pays ! Pas de végétation, pas d’eau, pas un arbre ! Des ondulations de terre comme les vagues d’une mer sans bornes, un horizon grisâtre qui recule toujours et ne finit jamais ; pas un objet où l’œil fatigué puisse se reposer ; de loin en loin, un troupeau de gazelles qui fuit, quelques gerboises effrayées qui rentrent dans leur trou ; sur nos têtes, le vautour, le milan qui, par instinct, suivent la colonne.

« A Tadjemout, nous n’étions plus qu’à 6 lieues d’Aïn-Madhi. J’offris d’y aller moi-même avec ce qu’on voudrait me donner et d’entrer dans la place. Le lendemain matin, le général Marey me fit demander à six heures et me dit : « Vous allez partir avec quelques officiers que vous choisirez dans toutes les armes pour représenter l’armée; je vous donnerai 12 chasseurs à cheval et 100 hommes des goums, et vous entrerez à Aïn-Madhi. Le khalifa Zenoun vous accompagnera. J’espère que vous serez bien reçu. Soyez prudent. Vous visiterez la ville et ferez vos observations ; vous ferez aussi lever des plans et me rendrez compte. Je désire que vous soyez rentré avant la nuit. »

« Ravi de cette mission, je suis parti du camp, à huit heures du matin, avec un état-major de 10 officiers et la petite escorte de 115 chevaux environ. A onze heures et demie, j’étais sous les murs d’Aïn-Madhi ; je faisais venir les principaux habitans et je leur disais que nous venions en amis, qu’ils s’étaient soumis et que nous leur devions protection, mais que partout les Français étaient maîtres, et que rien ne les arrêtait pour entrer où il leur plaisait d’entrer. Ensuite, j’ai fait prendre 12 des principaux comme otages, je les ai mis entre les mains de 6 chasseurs et de quelques cavaliers du goum, avec ordre de les bien traiter, mais de ne les lâcher qu’après mon retour, et je suis entré dans Aïn-Madhi avec mes 10 officiers, 6 chasseurs et quelques chefs des goums. Je me suis promené partout à cheval pendant le temps nécessaire pour parcourir la ville, qui est petite et en ruines; puis j’ai mis pied à terre et je me suis encore promené. Nous avons été reçus dans la maison d’un chef qui nous a donné des dattes à manger. Nous les avons dévorées, nous mourions de faim. Des dattes ont été portées par les gens de la ville à notre escorte. A midi, j’avais envoyé un courrier au général Marey avec deux lignes : « Je sais que vous êtes inquiet; rassurez-vous. Je suis entré dans la ville sans coup férir et je m’y promène. Nous avons été bien accueillis. Ce soir, à six heures, je serai au camp. »

« Quant à Tedjini, se renfermant dans sa dignité de marabout et de chérif descendant du Prophète, il était resté fort inquiet dans sa maison. Par le moyen du khalifa Zenoun, je l’ai fait engager à recevoir mon chargé d’affaires arabes, le capitaine d’état-major Durrieu, qui le rassurerait sur nos intentions toutes pacifiques et conciliantes. Il y a consenti après bien des hésitations. Tedjini est un homme de trente-six à quarante ans, replet, bien portant, la peau cuivrée, se gardant dans sa maison comme dans une forteresse. Du reste, Aïn-Madhi est une ville forte pour des Arabes. Il peut y avoir un millier d’âmes et 300 fusils. Plus du tiers de la ville est en ruines ; l’intérieur des maisons est misérable. La seule kasba de Tedjini a un étage. Aïn-Madhi est moins important que Laghouat, qui compte 3,000 habitans et 500 fusils. Comme Tadjemout, comme Laghouat, Âïn-Madhi est une oasis dans le désert. Hors l’enceinte des jardins, plus un arbre, plus la moindre végétation : des sables, des terrains rocheux. Le soir, à six heures, j’étais au bivouac, où j’ai reçu des complimens du général Marey.

« Le lendemain, nous quittions Tadjemout, et, pour servir la politique du khalifa Zenoun, nous faisions une pointe sur El-Aouta, autre ksar du désert. Deux jours après, nous étions à Laghouat. Là, toute la population mâle et militaire, environ 500 à 600 Arabes, sont venus au-devant de nous, faisant de la fantasia, tirant des coups de fusil, et musique en tête.

« Laghouat est fort grand ; en comptant les jardins, il a environ une lieue et demie à deux lieues de tour. La ville sépare les jardins en deux, et est séparée elle-même par un rocher sur le haut duquel est bâtie la kasba. Du haut de cette kasba, la vue est admirable : à l’est et à l’ouest, le désert ; derrière, les contours de la rivière ; au nord et au sud, les deux parties de la ville, avec ses hautes murailles grises sans ouvertures que des portes de trois pieds de haut, et plus loin les jardins, avec des forêts de palmiers si élevés que les autres arbres paraissent au-dessous absolument comme des plants de fraisiers-ananas. Du reste, cette ville, l’une des plus importantes du désert, est pleine de malheureux qui meurent de faim. Je suis entré dans plusieurs maisons. Il y a de jolies femmes à côté d’horribles créatures. J’ai vu vingt vieilles auxquelles j’aurais donné plus de cent ans : elles n’en avaient pas cinquante. On fait commerce de burnous, de peaux d’autruche et de dattes. Nous sommes arrivés le 25 mai sous Laghouat, et nous le quittons demain 28. »

Enfin, après cette longue excursion, qui avait mené la colonne à plus de 120 lieues de la mer, elle rentra, le 11 juin, dans le Tell, par Tiaret.


VI.

Ces expéditions au-delà des limites telliennes des provinces de Constantine et d’Alger devaient avoir d’importantes conséquences. Elles habituaient les tribus, même les plus lointaines, à l’idée d’accepter la suprématie française. C’était déjà, dans la plus grande partie du Tell, un fait accompli. Comme les premiers mois de l’année 1844 s’étaient écoulés paisiblement, le maréchal Bugeaud avait profité de cette accalmie pour régler méthodiquement l’administration des indigènes. Ses idées à cet égard ont été recueillies par le général Rivet, l’un de ses anciens aides-de-camp.

Le maréchal, d’après ce témoin considérable, confident du grand chef, pensait qu’on ne pouvait pas imposer à un peuple conquis un système quelconque de gouvernement, fût-il plus moral, plus paternel, plus parfait que celui sous lequel il avait précédemment vécu. Il croyait qu’il fallait tenir un grand compte des traditions, des habitudes, en un mot du génie des races. Aussi songea-t-il à se servir des rouages qui fonctionnaient antérieurement, sauf amélioration. Il avait à choisir entre deux systèmes, celui des Turcs, celui d’Abd-el-Kader. Le système turc était abhorré des indigènes, non-seulement à cause de son arbitraire, mais surtout à cause de l’inégalité des charges, et notamment des privilèges accordés aux tribus maghzen sur les tribus rayas.

Tout autre était le système d’Abd-el-Kader. Son premier soin avait été de proclamer l’égalité générale, de faire taire, au nom de la religion, les vieilles rancunes, afin de constituer, s’il était possible, une forte unité nationale sous une hiérarchie de pouvoirs nettement définis. Au sommet, lui, l’émir, le sultan; au second rang, les khalifas, au-dessous des khalifas, les aghas; sous les aghas, les kaïds à la tête de chaque tribu. Un cadi supérieur, par aghalik, surveillait les cadis subalternes et maintenait la bonne administration de la justice. Ce fut ce système que le maréchal Bugeaud entreprit d’accommoder avec la domination française.

« Changer les hommes, dit le général Rivet, sans toucher aux institutions fondamentales; faire succéder, sans secousse, notre autorité à l’autorité déchue ; supprimer par des réformes successives les abus inséparables de tout gouvernement absolu ; moraliser les nouveaux chefs indigènes par l’exemple de notre probité politique et administrative ; conquérir peu à peu l’affection des administrés en leur faisant entrevoir constamment, dans les commandans français détenteurs de l’autorité supérieure à l’égard des chefs indigènes, un recours contre l’injustice et l’arbitraire de ceux-ci, tel fut le but que le gouverneur-général se proposa d’atteindre. »

Le difficile était de faire de bons choix parmi les grands chefs ; Abd-el-Kader, avec une admirable sûreté de coup d’œil, en avait pris l’élite ; on fut donc obligé de s’adresser à des hommes du second ordre, à qui furent conférées les fonctions de kaïd et d’agha; quant aux khalifas qui avaient été nommés d’abord, c’étaient de trop gros personnages, souvent embarrassans, comme ce Mohammed-ben-Abdallah, qui gênait l’administration du général Bedeau à Tlemcen. Le maréchal Bugeaud commença par restreindre leurs attributions, et, quand il y eut lieu de les remplacer, ce fut par des commandans supérieurs français qu’il les remplaça. Mais, pour aider les commandans supérieurs dans l’administration délicate des affaires arabes, il leur fallait des auxiliaires familiarisés avec la langue, les habitudes, les idées des populations indigènes.

Sur ce point-là comme sur beaucoup d’autres, la province d’Oran, grâce à l’esprit d’initiative de La Moricière, pouvait servir d’exemple. Dès 1843, dès 1842 même, il avait institué une véritable direction des affaires arabes; le commandant Daumas d’abord, puis le commandant de Martimprey, les commandans Bosquet et de Barrai, le capitaine Charras, lui avaient servi ou lui servaient encore d’assesseurs. Il n’y avait qu’à se régler sur ce modèle pour organiser partout l’administration des indigènes. C’est ce que fit le maréchal Bugeaud.

Une ordonnance royale, provoquée par lui et promulguée le 1er février 1844, institua dans chacune des trois provinces, sous l’autorité immédiate de l’officier-général commandant supérieur, une direction des affaires arabes. La direction d’Alger, chargée de centraliser le travail des deux autres, avait le titre de direction centrale. Dans chaque subdivision ou cercle, le commandement militaire était assisté d’un bureau arabe chargé de la correspondance avec les indigènes, de la surveillance des marchés, et généralement de tous les détails dont la connaissance importait au gouvernement de la colonie.

« Le bureau arabe, dans la pensée du maréchal, dit le général Rivet, ne devait pas être une autorité proprement dite, mais comme un état-major chargé des affaires arabes auprès du commandant supérieur, et n’agissant qu’au nom et par ordre de celui-ci. Ainsi, chaque cercle, chaque subdivision eut un bureau arabe ou état-major spécial des affaires arabes ; le directeur central fut, auprès du gouverneur-général, le chef d’état-major-général des affaires arabes de toute l’Algérie. De cette manière, les commandans de cercles, de subdivisions, de divisions, le gouverneur-général lui-même, pouvaient changer ; mais les institutions ne changeaient pas, et les traditions du gouvernement des Arabes se transmettaient sans qu’il y eût interruption dans le fonctionnement général de l’administration. »

Un arrêté du maréchal Bugeaud, daté du 1er mars 1844, institua : sous la direction centrale d’Alger, les bureaux arabes de Blida, Médéa, Miliana, Orléansville, Tenès, Cherchel, Boghar et Teniet-el-Had ; sous la direction d’Oran, les bureaux de Mascara, Mostaganem, Tlemcen et Tiaret; sous la direction de Constantine, les bureaux de Bône, Philippeville, La Calle, Sétif et Ghelma. Une sorte de code succinct, renfermant les principales mesures applicables aux tribus, suivant les lieux et les circonstances, en matière administrative et judiciaire, fut rédigé par le lieutenant-colonel Daumas, directeur central des affaires arabes, et envoyé à tous les bureaux pour leur servir de règle.


VI.

Par l’organe des bureaux arabes, le gouverneur-général pouvait donc faire connaître sa volonté, depuis la frontière du Maroc jusqu’à la frontière de Tunis, on devrait dire dans l’Algérie tout entière, s’il n’y avait pas eu ce large et profond massif, qui, sous le nom de Grande-Kabylie, interposait entre les provinces de Constantine et d’Alger son indépendance. Le maréchal avait beau dire, à Paris, dans le gouvernement, et surtout dans les chambres, on se refusait à convenir avec lui que, pour la sécurité de la conquête, il y avait péril à négliger cette enclave. « Ces gens-là ne nous disent rien, laissons-les tranquilles ; » c’était le thème qu’on opposait aux objurgations du gouverneur.

Telle n’avait pas été d’abord l’opinion du maréchal Soult, ministre de la guerre, et vraiment les rôles paraissaient renversés ; car, « dès 1842, écrivait à M. de Corcelle le maréchal Bugeaud, M. le ministre, à qui nos victoires avaient ouvert l’appétit, me pressait de prendre tout ce qui restait du pays kabyle dans la campagne d’automne. Voici un paragraphe de sa lettre du 9 juillet [1842] : « Je vois avec la plus grande satisfaction que les provinces d’Alger, de Titteri et d’Oran sont entièrement soumises ou à peu près. J’ai l’espoir qu’il en sera bientôt de même à l’est, et que, dans la campagne que vous devez faire cet automne, vous obtiendrez la soumission des tribus kabyles qui sont entre Sétif, Constantine, Djidjeli, Bougie, Philippeville et Bône. » Je répondis par une longue lettre pour exposer l’inopportunité et les difficultés de cette entreprise. Depuis 1842, le ministre m’a plusieurs fois entretenu de la soumission du grand pâté du Djurdjura; mais, quand il a vu l’opinion des chambres et de la presse se prononcer contre cette entreprise, il a imaginé une expédition bâtarde qui consisterait à s’emparer d’une bande sur le littoral, depuis notre frontière jusqu’à Bougie... »

Le maréchal Bugeaud avait trop l’esprit d’initiative et trop peu la crainte de la responsabilité pour ne prendre pas sur lui d’agir quand il était convaincu que l’action était indispensable. « Si je crois, écrivait-il encore à M. de Corcelle, qu’il n’est pas sage d’attaquer les Kabyles de la grande chaîne, je crois tout aussi fermement qu’il faut renverser le drapeau d’Abd-el-Kader dans les petits coins où il reste encore debout. Ce sont de très petits foyers, il est vrai, mais ils pourraient ramener l’incendie ; il faut donc y promener la pompe. Je compte m’avancer un peu entre le Djurdjura et la mer pour en chasser le khalifa Ben-Salem, et ranger sous notre drapeau cinq ou six tribus qui avaient obéi et payé l’impôt à Abd-el-Kader. »

Déjà, en 1842, il avait poussé une forte reconnaissance au sud-ouest du Djurdjura contre Ben-Salem. En 1844, il méditait une grande opération à laquelle auraient concouru les forces de Constantine avec celles d’Alger. « Pour espérer des succès un peu prompts, écrivait-il au maréchal Soult, il ne faut pas moins de trois colonnes, et je préférerais en employer quatre, partant de Bougie, Djidjeli, Djémila et Sétif, pendant que les troupes d’Alger s’avanceraient entre le Djurdjura et la mer. Chacune de ces colonnes ne peut être moindre de 4,000 hommes, car on peut rencontrer 20,000 Kabyles réunis et même plus. Je pense que tôt ou tard cette partie de l’Algérie doit nous appartenir comme tout le reste ; mais, si on la veut dès à présent, il faut vouloir y employer les moyens nécessaires. »

Comme à Paris on ne la voulait pas du tout, les moyens nécessaires lui furent péremptoirement refusés. Réduit à ses propres ressources, il restreignit son plan à l’occupation de Dellys et à la soumission de la Kabylie occidentale. Le 26 avril, trois colonnes se formèrent en avant de la Maison-Carrée. L’effectif total était de 5,000 baïonnettes et de 400 chevaux.

Le 28, les trois colonnes arrivèrent sur l’Isser, où le khalifa Mahi-ed-Dine les rejoignit avec 600 cavalier arabes. Le 2 mai, elles bivouaquèrent à Bordj-Mnaïel, au pied des montagnes qu’habitent les Flissa. Bordj-Mnaïel était un ancien poste turc. Le maréchal y fit construire un camp retranché, afin d’y pouvoir laisser un grand dépôt de munitions de guerre et de bouche. Tandis qu’une partie des troupes travaillait à cet ouvrage, il mena l’autre à Dellys, petite ville maritime située à 7 lieues de distance, au nord-est. Il y arriva le 8 mai ; une flottille de bateaux à vapeurs, venus d’Alger, l’y attendait avec un chargement de vivres.

La ville, adossée à la montagne dont le dernier éperon forme le cap Bengut, contenait une centaine de maisons et quelques centaines d’habitans vivant en général du produit de leurs jardins et d’un petit commerce de volailles et de fruits secs qu’ils faisaient avec Alger par mer. Le maréchal y laissa une garnison de 250 hommes et reprit, le 11, le chemin de Borj-Mnaïel.

Dans l’après-midi, on aperçut, le long des pentes, des groupes de Kabyles, el le soir, de grands feux au sommet des montagnes. Parmi les tribus du voisinage, surtout chez les Amraoua, la plus considérable, il y avait deux partis, celui de la soumission, celui de la résistance. Le dernier avait à sa tête Bel-Kassem ; comme il était soutenu par l’influence du khalifa d’Abd-el-Kader dans le Sebaou, Ben-Salem, ce fut lui qui l’emporta; le chef des amis de la paix, Medani-ben-Mahi-ed-Dine, fut obligé de suivre le mouvement et de donner au parti triomphant sa famille en otage.

Le 12, les hostilités commencèrent. Les kabyles vinrent attaquer la colonne du maréchal au passage du Sebaou. L’affaire fut engagée par la cavalerie des deux parts; le lieutenant-colonel Daumas, à la tête du goum, fit d’abord reculer l’ennemi. « J’avais réuni sous les ordres du capitaine d’état-major de Cissey, dit le maréchal Bugeaud dans son rapport, 50 maréchaux-des-logis ou brigadiers du train des équipages militaires, 9 gendarmes, 20 spahis et quelques chasseurs de mon escorte, pour former la réserve du goum arabe. C’étaient les seuls cavaliers français dont je pouvais disposer, ma cavalerie régulière ayant été laissée à Bordj-Mnaïel. J’ai eu beaucoup à me louer de cet escadron vraiment d’élite. Vers la fin de la charge, qui s’est terminée à 3 lieues 1/2 de la rivière, il était en tête, et c’est à lui et à quelques officiers énergiques que nous devons d’avoir sabré bon nombre d’Arabes. »

Les fantassins kabyles occupaient les hauteurs à droite de la direction que le maréchal devait nécessairement suivre. Il fit donc faire à l’infanterie tête de colonne à droite, pendant que la cavalerie se rabattait à gauche sur l’ennemi, dont la ligne, coupée par tronçons, s’éparpilla dans les ravins. « Mes cavaliers arabes, ajoute le maréchal, ne savaient se décider ni à prendre ni à tuer leurs coreligionnaires, malgré tous les efforts des officiers français. Ils se bornaient à leur enlever leurs armes et leurs burnous, puis ils les laissaient aller. Toutefois, il resta sur ce point environ 150 hommes sur le terrain ; on y recueillit un drapeau, beaucoup de fusils, de yatagans et de flissas. » La prise et l’incendie du village de Taourga mirent un terme au combat, qui prit le nom de ce village.

Le lendemain 13 mai, le jeune Ben-Zamoum, fils du fameux chef qui avait donné tant de besogne aux Français dans les premières années de la conquête, fit porter au maréchal des promesses d’obéissance, à la réserve de l’impôt, auquel il ne voulait pas être soumis; à quoi le maréchal fit répondre qu’il n’avait pas deux poids et deux mesures, que les Kabyles de l’ouest, c’est-à-dire ceux de la province d’Oran, payant l’impôt, les Kabyles de l’est devaient le payer de même. Ces pourparlers eurent du moins pour effet de sauver pour le moment les villages des Flissa, que le général Gentil avait reçu l’ordre de brûler en venant de Bordj-Mnaïel rallier le gouverneur.

Tout le corps expéditionnaire se trouva réuni, le 16, à Tamdaït. En face du bivouac, on voyait grossir à vue d’œil les rassemblemens hostiles ; par les cheikhs des Isser qui marchaient avec le goum, on ne tarda pas à savoir que Ben-Salem et d’autres chefs venaient d’amener aux Amraoua et aux Flissa de nombreux contingens et qu’il en arrivait encore. Dans une énumération digne de l’Iliade, ils citaient les tribus que conduisait le marabout Si-el-Djoudi, celles qui suivaient Rabeha-ben-Idir, et tous les guerriers descendus des hautes montagnes de l’est. Les positions occupées par l’ennemi, naturellement très fortes, étaient couvertes par des redans en pierre sèche. Le village d’Ouarezzeddine se présentait en saillie au centre ; il partageait la ligne de bataille occupée, à droite, par les contingens étrangers, à gauche, par les dix-neuf fractions des Flissa et les Amraoua.

Le 17, à trois heures du matin, le maréchal fit commencer l’attaque. Une avant-garde, composée de deux compagnies de zouaves, d’un détachement de sapeurs et des carabiniers du 3e bataillon de chasseurs, sous les ordres du lieutenant-colonel de Chasseloup-Laubat, des zouaves, gravissait en silence la principale arête. Le jour commençait à poindre, quand elle atteignit un village situé à mi-côte. Le premier coup de fusil donna l’éveil aux Kabyles, et la longue crête de leurs retranchemens ne fut plus qu’une ligne de feu. Emportés par leur ardeur, les zouaves se trouvent un moment compromis ; dégagés par le 3e léger et le 48e, tous ensemble s’élancent vers Ouarezzeddine qu’ils emportent. Désormais les Kabyles sont coupés en deux ; leur droite s’enfuit dans une vallée, où la cavalerie du général Korte, arrêtée par des marais, arrive trop tard pour lui couper la retraite. Les Flissa de la gauche font meilleure contenance ; il faut un effort simultané des zouaves, du 3e léger, du 26 et du 48e pour les refouler ; mais ils ne sont pas en déroute. Au moment où le vainqueur, croyant l’affaire achevée, se prépare à prendre, un peu en arrière du champ de bataille, son bivouac, les voici qui, à la faveur d’un bois, se jettent sur une compagnie de grand’garde et la mettent en désordre ; heureusement la réserve accourt et la surprise n’a pas de suite fâcheuse.

Commencé à trois heures du matin, ce combat, on pourrait dire cette bataille, ne prit décidément fin qu’à cinq heures du soir. On ne put pas connaître exactement les pertes de l’ennemi ; celles du corps expéditionnaire furent de 32 tués et de 105 blessés. Le maréchal, qui avait fait venir des vivres de Bordj-Mnaïel, attendit au bivouac les conséquences de sa victoire.

Pendant deux jours, on ne vit rien venir ; mais on sut que les contingens étrangers avaient regagné leurs montagnes. Enfin, le 20 mai, je jeune Ben-Zamoun, accompagné des principaux des Flissa, se présenta devant le maréchal, le suppliant de faire cesser la dévastation des villages et la destruction des vergers, et promettant, au nom de tous, la soumission la plus complète. « Nous ne pouvions, disaient ceux qui lui faisaient cortège, nous dispenser de combattre. Mos femmes n’auraient plus voulu ni faire le couscouss ni avoir commerce avec nous. Vous êtes victorieux; nous nous soumettons : vous pouvez compter sur notre fidélité. Si Ben-Salem était resté au milieu de nous, vous auriez pu nous tuer jusqu’au dernier avant d’avoir raison de nous : il nous a lâchement abandonnés au moment du combat ; il ne peut plus reparaître dans nos tribus. »

Sur ces assurances, le maréchal descendit de la montagne, donna l’ordre d’évacuer Bordj-Mnaïel et reporta son bivouac à Tamdaït. Ce fut là que, le 23 mai, il reçut solennellement, au bruit du canon, l’hommage de Ben-Zamoun et le fit reconnaître, au nom de la France, agha des Flissa. L’ancien chef du parti de la paix, Medani-ben-Mahi-ed-Dine, eut l’aghalik de Taourga et Allal-ben-Ahmed celui des Amraoua. Les chefs subalternes reçurent des burnous d’honneur et des armes de prix.

Cette organisation achevée, le maréchal s’en alla prendre la mer, le 26 mai, à Dellys. Trois bataillons furent laissés au général Korte, avec l’ordre d’exécuter, depuis le col des Beni-Aïcha jusqu’au bord de l’Isser, une bonne route muletière qui n’aurait besoin que d’être élargie pour devenir carrossable. Le reste des troupes rentra dans la province d’Alger.

Le maréchal Bugeaud avait terminé un peu brusquement sa campagne et bien facilement pardonné aux Flissa, puisqu’il ne leur avait même pas imposé la moindre contribution de guerre. C’est qu’il venait de recevoir, le 20 mai, du général de La Moricière, des dépêches inquiétantes et qu’il avait hâte d’arriver dans la province d’Oran. « Ce que je demande à Dieu avant tout, écrivait-il au moment de s’embarquer à Dellys, au maréchal Soult, c’est que nos ennemis temporisent assez pour me donner le temps de rejoindre M. le général de La Moricière. »


CAMILLE ROUSSET.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1887, du 15 janvier et du 15 février 1888.