La Conquête de Paris par Bonaparte (1799-1800)/04

LA CONQUÊTE DE PARIS
PAR
BONAPARTE
(1799-1800)

IV[1]
L’EFFET DE MARENGO


I

La grande loi organique de pluviôse et le décret du 17 ventôse an VIII avaient institué dans Paris, à la place de l’ancien conseil départemental, un préfet de la Seine ; à la place du bureau central, un préfet de police ; au lieu de deux collectivités, deux hommes. Le premier fut Frochot, et le second Dubois. Le conseil général de la Seine, chargé de répartir les contributions et d’émettre des vœux, fut composé de notabilités bourgeoises. Le partage des attributions entre les deux préfectures ne se ferait définitivement qu’en messidor, le préfet de police obtenant le gros morceau ; d’ici là, il y aurait quelque tiraillement, difficulté à s’entendre sur les domaines respectifs et contestation de limites. Sur l’ensemble de la police urbaine, Fouché conservait la haute main ; il travaillait très intelligemment à augmenter son personnel, à l’améliorer et à le dresser ; mais le temps, l’argent lui manquaient encore pour compléter le réseau qui peu à peu enlacerait Paris et la France. A Paris, la transition entre le régime administratif de l’an III, conservé jusqu’en pluviôse, et le pur régime consulaire, fut d’abord peu sensible et ne se manifesta point par un brusque sursaut d’autorité.

Paris, sentant planer au-dessus de soi une volonté unique, celle de Bonaparte, assez forte pour protéger, assez prudente encore pour ne pas contraindre et violenter, jouissait de sa sécurité et prenait ses aises. Dans les choses qui leur tenaient le plus au cœur, les citoyens possédaient une somme de liberté fort appréciable ; ils la jugeaient délicieuse, à la comparer aux rigueurs du régime conventionnel et fructidorien.

Pour tous les cultes, c’est la tolérance absolue, à la condition qu’ils se renferment strictement dans l’intérieur des temples ; point de manifestations extérieures, les clochers toujours muets, le silence des cloches laissant planer dans l’air, par-dessus le bourdonnement de la ville, le deuil d’un éternel vendredi saint, mais les églises libres de s’ouvrir à leur jour et à leur heure ; le catholicisme remis en possession partielle ou totale d’un assez grand nombre d’églises ; ses offices extraordinairement suivis ; des environs de Paris, une foule de gens venant chaque dimanche à Saint-Gervais ou à Saint-Jacques du Haut-Pas entendre la messe des « bons prêtres[2] ; » des populations entières ressaisies du besoin de croire ; la ferveur religieuse s’affichant par conviction et par mode, avec bravoure, encore que « quelques hommes, furieux de voir reparaître ce qu’ils ont persécuté, se montrent dans les églises avec indécence et affectent de jeter le ridicule sur les femmes qui s’y livrent aux exercices de leur religion[3] ; » dans la chaire, des discours parfois imprudens, des appels aux passions contre-révolutionnaires ; en dehors des églises, beaucoup d’oratoires particuliers, très fréquentés ; çà et là, en maison discrète, un groupe de religieuses reprenant la vie commune, reprenant à huis clos la règle et l’habit de leur ordre ; des réunions d’ecclésiastiques discutant sur le plus ou moins de soumission que l’on doit en conscience aux pouvoirs temporels ; des établissemens d’éducation religieuse se préparant à rouvrir leurs portes et à lancer des prospectus dont Bonaparte arrêtera nettement la circulation. Dans les églises où les différens cultes cohabitent, les catholiques souffrent de cette promiscuité, tendent à restreindre la place occupée par leurs rivaux, à faire disparaître les emblèmes civiques encore apposés, et gagnent insensiblement à la main. A côté du catholicisme en progrès continu, en plein renouveau, l’église constitutionnelle, quoique officiant dans la nef de Notre-Dame, maintient péniblement la concurrence. Des protestans vont au prêche, réclament pour leur culte une église située près du Louvre et en feront le temple de l’Oratoire ; en d’autres églises, les théophilanthropes célèbrent encore leurs rites inoffensifs et doux, au milieu des sarcasmes ; on voit des fêtes de la Vieillesse, de la Tolérance, de la Jeunesse et du Printemps, où des philosophes pratiquans expliquent devant de rares auditeurs les beautés de la religion naturelle. On voit des sectes de tout genre, des groupes de prédicans divers et des loges de francs-maçons, car les partis extrêmes, royaliste et démagogique, paraissent s’être servis alors de la franc-maçonnerie pour dissimuler leurs secrètes assemblées sous le voile d’une quasi-religion et de pratiques rituelles[4].

Plus de réunions politiques autorisées : depuis la suppression du Manège, Paris n’a plus de clubs ; la tribune aux vociférations est renversée. En revanche, des sociétés artistiques et littéraires, des sociétés formées pour la diffusion de la science et des lumières, subsistent ou se fondent, chacune s’inspirant d’un esprit différent et de tendances rivales. Rue de la Chaussée-d’Antin, La Harpe a rouvert son cours de littérature : philosophe repenti, passé d’un extrême à l’autre, il groupe autour de sa chaire tout le public bien pensant et transforme l’explication des auteurs en cours de réaction dogmatique ; le Lycée des Arts se donne pour mission d’encourager les inventions utiles, et, au Portique républicain, devant un public de démocrates, la citoyenne Constance Pipelet lit des mémoires « sur la condition des femmes dans une république. » Dans l’ordre spéculatif et théorique, il est permis de parler et d’écrire, de raisonner et de déraisonner librement. Il en résulte une floraison assez variée d’initiatives discordantes, quelques efforts même de groupement et d’association, que Bonaparte supporte encore et n’ira pas comprimer trop tôt. Malgré le calme de la rue et le silence des factions, rien ne donne moins l’idée de ce que nous appellerions aujourd’hui l’ordre moral, d’une règle uniforme imposée aux esprits, que ces premiers temps du Consulat. Les journaux, réduits en nombre, se sentant sous la main du pouvoir, louaient le Consul sur des modes variés, qui allaient depuis le ton de la plus plate adulation jusqu’à celui de l’éloge discret et enveloppé, affectant des airs d’indépendance ; on leur laissait le droit de discuter les actes de l’autorité, de critiquer les ministres et surtout de se déchirer entre eux.

A travers cette rumeur d’idées et de paroles, un grand mouvement d’opinion se distingue toujours et s’accentue ; combattu vivement par quelques groupes, il emporte la masse bourgeoise et moyenne ; il la ramène invinciblement en arrière, vers les observances abolies, les usages nationaux, les accoutumances traditionnelles. Tout ce que la Révolution a proscrit au nom d’un idéal abstrait attire aujourd’hui et ravit ; après l’insupportable contrainte, qu’il fait bon se reposer et se détendre dans les habitudes reprises ! Par réaction contre la grande folie novatrice, contre ses absurdités et ses fureurs, on aime à refaire le geste des aïeux, à prier, à vivre, à s’égayer comme eux, et nulle part mieux qu’à Paris ne se ressent cette douceur qu’éprouve la France à redevenir française.

Les organes les plus accrédités de l’opinion poussent au mouvement, contre lequel le Journal des hommes libres s’insurge, au nom de l’intransigeance révolutionnaire. Chaque matin, des deux bouts de l’opinion, le rédacteur des Hommes libres et celui de la Gazette de France, Méhée et Thurot, se valant par la moralité, se prennent à partie, et ces polémiques de presse ne font que traduire brutalement la lutte établie, à l’intérieur même du gouvernement consulaire, entre les hommes qui veulent pousser Bonaparte à droite et ceux qui veulent le retenir à gauche. Ce n’est un mystère pour personne que Fouché protège le Journal des hommes libres et s’en sert contre ses collègues ; le Journal de Paris, le Publiciste, la Gazette de France vantent au contraire Talleyrand, exaltent le ministre de l’Intérieur, Lucien, qui tourne définitivement à la réaction, et donnent une voix au bonapartisme de droite.

La lutte s’engage à propos des menus faits quotidiens, à propos des anniversaires, à propos des résurrections successives que l’opinion provoque et opère. Peu de temps après l’installation des Consuls aux Tuileries, Paris se souvient que l’on est au temps du carnaval ; on voudrait qu’il revînt d’exil, ce joyeux ci-devant. Le gouvernement, par crainte de désordres, n’ose encore autoriser la promenade des masques dans les rues, mais il permet le bal de l’Opéra, supprimé depuis 1790, et voilà le grand événement de la semaine. Le premier bal, donné le mardi gras, et les bals suivans furent un énorme succès d’argent. On s’y précipita, on s’y entassa ; on y alla tant qu’on ne s’y amusa guère ; la cohue fut affreuse, et puis Paris tel que la Révolution l’avait fait, tour à tour héroïque, déclamatoire et cynique, avait perdu cette désinvolture de l’esprit, cette grâce d’ironie qui s’affine et s’aiguise sous le masque, sémillante et légère.

La Gazette de France vante néanmoins la magnificence et le charme de ces nuits de fête, parce qu’elles sont renouvelées d’autrefois : « Cet heureux début prouve combien a été sage et politique la détermination qui a rendu au goût français un genre de divertissement qui semble n’être fait que pour lui. » Le Journal des hommes libres oppose cette description : « Le dernier bal de l’Opéra a été encore plus populeux que les précédens. La chaleur insupportable d’une masse qui essaye en vain de se mouvoir et fait un pas par heure, une musique assourdissante, les propos connus de nombreux chiants-lits, tel est en deux mots le tableau fidèle des plaisirs que certains journalistes se félicitent d’avoir réhabilités. » Au reste, à chacun son goût, ajoute l’organe jacobin, qui n’en est pas moins au fond d’une exécrable humeur ; il lui semble en effet que le mardi gras remis en honneur peut rappeler aux esprits son antique repoussoir, le mercredi des Cendres ; à ressusciter le carnaval, on risque d’évoquer le carême.

Il y avait d’ailleurs bien autre chose. En ce temps de divertissemens consacrés, certains ministres avaient cru devoir ouvrir leurs salons, donner des bals ; ils s’essayaient à refaire du gouvernement un centre de vie sociale et de plaisirs. Cette initiative n’a pas le don de plaire dans les milieux jacobins ; passe encore pour Lucien, qui n’a invité que les fonctionnaires et les catégories officielles ; mais Talleyrand, le ministre aux accointances suspectes, a profité de l’occasion pour attirer chez soi et présenter au Consul moins de républicains que « de gens comme il faut, » voire même quelques ci-devant grands seigneurs, un Coigny, un Dreux-Brézé, « ce qui était noble et très noble ; » et voilà la République en péril à propos d’un bal. Pendant toute une semaine, on s’acharne sur Talleyrand, on le poursuit d’insinuations venimeuses. Le Journal des hommes libres n’ose blâmer Bonaparte d’avoir paru au bal, mais il veut absolument que le Consul y ait pris un ton rogue et défensif, attestant qu’il se sentait fourvoyé en compromettante compagnie. Dans l’assistance, il n’aurait distingué et honoré de sa conversation qu’un danseur de profession, le roi de la danse, Vestris : « Bonaparte est arrivé tard, a salué les dames, n’a rien dit à la cour et a causé avec le seul Vestris, qui en effet, dans un bal, est l’homme intéressant. »

Cinq semaines passent. A la fin du carême, la célébration des jours saints rentre spontanément dans les mœurs, mais il faut toujours que Paris mêle à ses dévotions quelque chose de profane et de frivole. La promenade de Longchamp reprend, son éclat traditionnel. La Gazette de France ne se sent pas d’aise ; elle insiste sur l’affluence des voitures et des piétons, sur le concours des exhibitions diverses, sur l’éclosion des modes nouvelles qui s’essayent et se lancent ; elle a soin de faire remarquer que tout Paris est allé à son ancien rendez-vous, que la file des équipages se prolongeait « depuis le premier arbre des Champs-Elysées jusqu’au dernier du Bois. » Les Hommes libres haussent les épaules, puis exercent leur verve ordurière aux dépens des théâtres qui ont cru devoir changer leur programme habituel, reprendre le vieil usage des concerts spirituels et annoncer le Stabat de Pergolèse. Que sera-ce, quand la série des grandes fêtes de l’Église va s’échelonner pendant toute la durée du printemps, quand chacune de ces solennités, Pâques, l’Ascension, la Pentecôte, la Fête-Dieu, va provoquer une recrudescence et comme une explosion de vie religieuse ! Contre les prêtres et leurs mômeries, contre les philosophes renégats qui sacrifient à l’idole du jour, contre les bourgeois qui croient se mettre à la mode en retournant à la messe, le Journal des Hommes libres n’a pas de sarcasmes assez gros.

Parfois, le débat des gazettes s’élève et devient théorique ; c’est la lutte de deux doctrines, l’une en baisse, l’autre en hausse ; celle qui voudrait une France datant de 1789, reconstruite de toutes pièces et posant sur le vide ; celle qui veut que la France reprenne racine dans son passé et se replace sur ses assises tant de fois séculaires : « Quand notre origine se perd dans la nuit des temps, pourquoi consentirions-nous à ne dater que d’hier ? L’antiquité pour les nations est un sujet d’orgueil, et cet orgueil-là est bon, car la raison l’approuve. »


II

Bonaparte laissait les mœurs, les croyances, les habitudes, les modes, durement comprimées par le dogmatisme révolutionnaire, reprendre peu à peu leur niveau. Il admettait cette réaction du bon sens ; il n’en admettait pas encore d’autre. Fouché avait toute liberté pour rassurer les amis de la Révolution, par des circulaires véhémentes, contre la prédominance d’aucun culte, contre le retour des émigrés. La liste des émigrés avait été close législativement ; on s’occupait de l’épurer, un immense travail de radiations commençait ; le matin, au rez-de-chaussée des Tuileries, Joséphine recevait les survivans de l’ancien régime et devenait leur providence, mais Bonaparte, tout en se gardant avec eux et même avec les agens discrets du Prétendant d’imperceptibles contacts, maintenait ostensiblement la rigueur des principes. Il faisait dire dans le public : « Lui aussi, il est Jacobin dans le sens des émigrés et des partisans des Bourbons, » il l’est contre ceux « qui ont divorcé avec la France[5], » et, en réalité, il « craignait de trop faire pour les émigrés[6]. »

Sur divers points d’administration et de gouvernement, il n’était d’ailleurs pas fixé. Où il était ferme et constant, c’était dans l’idée d’attirer à soi tous les hommes qui depuis 1789 avaient participé un moment à la vie nationale, quels qu’eussent été ensuite leurs égaremens ou leurs malheurs ; c’était d’employer, parmi ces patriotes, quiconque pouvait utilement collaborer au grand œuvre, et d’opérer d’un bout à l’autre des partis le prélèvement des capacités. Les proscrits de toutes les catégories et de toutes les époques avaient été rappelés. Après les fructidorisés, Paris revoyait les libéraux de la Constituante, promptement dépassés et persécutés ; après Carnot et Boissy d’Anglas, La Fayette, les frères Lameth et leurs amis politiques, et il semblait qu’au contact de ces hommes en qui s’étaient incarnés les premiers espoirs, les purs enthousiasmes, la Révolution se sentît rajeunir. Plusieurs de ces modérés teintés de royalisme s’en allaient ensuite occuper des préfectures, remplir des emplois actifs, où Bonaparte utilisait leur honorabilité et leurs talens, tandis qu’il retraitait dans la magistrature un grand nombre de Jacobins. Aux révolutionnaires les plus compromis, il ne demandait que le sacrifice de leurs opinions et non le sacrifice de leurs places. L’opinion s’étonnait, s’effrayait parfois devant d’audacieuses clémences et des scandales de pardon : les babouvistes condamnés sous le Directoire par la Haute Cour de Vendôme avaient été tirés de prison ; Bonaparte avait accepté l’adhésion de Barrère et annoncé l’intention de rappeler Billaud-Varennes. Autour de lui, des gens acharnés depuis dix ans à s’entre-détruire. Montagnards, Girondins, Thermidoriens, Fructidoriseurs et fructidorisés, se rencontraient, s’étonnaient de se retrouver ensemble et parfois se tournaient le dos. C’était une tâche ardue que de les concilier, que de les mettre au pas et de les faire marcher ensemble. Bonaparte les dominait de son autorité et en même temps négociait avec les consciences, les intérêts, les passions, les ambitions, les faiblesses ; il savait maîtriser et aussi flatter, duper, se donner des prises secrètes ; il mettait à manier les hommes une fermeté soutenue et d’extrêmes délicatesses de loucher, gouvernait fortement et finement.

En face de lui, les assemblées publiques cessaient de donner un centre à l’opposition constitutionnelle. Après que le Corps législatif eut voté les premières lois nécessaires, on le mit en vacances ; le 10 germinal, la session fut close. Le Tribunal ne se réunit plus que deux fois par mois, pour faire acte de présence. La tribune était à peu près muette, mais un chuchotement, un murmure d’opposition s’élevait parfois dans les hauts milieux politiques et intellectuels, où l’acte de Brumaire avait trouvé ses premiers instigateurs. Sans parler des tribuns et des députés frondeurs, restés à Paris presque tous, le Sénat, l’Institut trouvaient décidément que le général tirait à soi trop de pouvoir ; ils lui reprochaient encore plus d’ouvrir trop largement la République. La tolérance envers les prêtres, la demi-tolérance envers les émigrés, l’introduction dans le gouvernement des fructidorisés et des libéraux, semblaient mettre en péril le privilège des révolutionnaires authentiques, leur cause et leur doctrine. Contre les idéologues de l’Institut, contre ces représentans de l’orthodoxie rationaliste, Bonaparte avait fort à faire pour « défendre le système de fusion[7]. »

Les agens des contre-polices royalistes s’arrêtaient parfois déconcertés devant ce gouvernant hybride, qu’ils décomposaient ainsi : « Un tiers d’aristocrate, un tiers de jacobin, un tiers de philosophe[8]. » Les philosophes eussent voulu l’avoir tout à eux et n’admettaient pas le partage. A défaut de concessions, Bonaparte leur accordait des attentions et des égards. L’Institut l’avait élu pour président ; il prit au sérieux cette fonction et l’exerça pour la première fois le 17 germinal, dans une séance solennelle où on lut des mémoires et où l’on décerna des prix, devant un auditoire composé de tout le Paris cultivé, intelligent ou simplement curieux. Bonaparte y parut à la fois « président de la République française et président de la république des lettres, » mais il mit une sorte de coquetterie à ne s’entourer d’aucun appareil, à remplir très simplement l’office qu’il tenait de ses pairs, à soigner son attitude républicaine : « Point de gardes qui l’entouraient, point de distinction ; en un mot, le Premier Consul a présidé comme un citoyen qui préside ses collègues. »

Il tenait encore plus à l’opinion des petites gens, des gens de boutique et d’humble négoce, qui avaient toujours exercé une action très sensible sur les mouvemens de Paris. Assez souvent, à cheval et presque seul, il parcourait la ville, où sa redingote grise commençait à devenir objet familier ; çà et là, il s’arrêtait et questionnait les gens. Le soir, il demandait parfois à Bourrienne de l’accompagner pour faire incognito un tour à pied dans les quartiers voisins des Tuileries. C’était alors chose comique que de le voir se déguiser tant bien que mal en « aimable du jour, » enrouler gauchement autour de son cou et faire bouffer les plis d’une grosse cravate à la mode. Ainsi affublé, méconnaissable, il courait les boutiques de la rue Honoré, sans pousser ses promenades plus loin que la rue de l’Arbre-Sec. Sous prétexte d’emplettes, il entrait en conversation avec les marchands et arrivait à les interroger sur ce qu’ils pensaient de « ce farceur de Bonaparte[9]. » Il ne fut jamais si content qu’un jour où, s’étant hasardé, dans une boutique, à médire du Premier Consul, la marchande le mit honteusement à la porte.

Chaque quintidi, à midi précis, il passait en revue la garnison dans la cour des Tuileries, au milieu d’une affluence énorme de curieux. Paris aimait de plus en plus ces spectacles et s’éprenait des beaux régimens. Bonaparte voulait qu’il en fût ainsi, car ce n’était pas tout que de pacifier les esprits et d’abolir progressivement les haines ; comme la guerre contre l’étranger allait reprendre, comme il fallait demander encore un effort et de nouveaux contingens à la nation épuisée, il importait de recréer partout l’esprit militaire, de ranimer au cœur du peuple la flamme plus assoupie qu’éteinte, de refaire à la fois « l’union et l’élan de tous les Français[10]. »

Afin de populariser la guerre, Bonaparte s’était attaché d’abord à prouver qu’il fallait la pousser à fond pour avoir la paix, puisque l’ennemi se refusait à traiter ; il avait publié, commenté sur tous les tons les propositions adressées à l’Angleterre et à l’Autriche, les réponses évasives de ces puissances. Comme autre moyen, il avait fait voter une loi établissant pour certaines catégories de citoyens la faculté du remplacement ; il savait que l’esprit belliqueux croit chez un peuple en raison inverse du nombre d’hommes qui vont à la guerre. Mais il savait aussi que, dans cette France exténuée, où le nombre des réfractaires restait immense, il n’était pas impossible de retrouver des soldats par vocation ; il ne s’agissait que de dégager et de susciter ces vocations, de leur donner conscience d’elles-mêmes. Le 17 ventôse, il fit un appel de volontaires ; des avantages leur seraient assurés ; ils seraient formés en bataillons ou en escadrons spéciaux ; ils ne serviraient que sous les ordres du Consul et seraient rendus à leurs foyers dès que lui-même rentrerait en France. En termes enflammés, il parle à leur patriotisme ; en même temps, reprenant un mot jugé monarchique, il les appelle au nom de l’honneur, au nom de ce sentiment qui a été le ressort des vieilles énergies françaises, et ses proclamations, ses paroles de feu, comme une incantation magique, font surgir des dévouemens. A Paris, des jeunes gens de famille, des fils de nobles s’enrôlèrent ; ils se ralliaient aux drapeaux de la République pour devenir « hussards de Bonaparte, » pour sortir aussi d’un état de désœuvrement et de suspicion ; le Consul avait déclaré qu’un acte d’engagement serait à ses yeux le meilleur certificat de civisme. Plusieurs fois, à la parade du quintidi, des pelotons de volontaires parisiens lui furent présentés ; il avait prescrit pour eux une tenue soignée, élégante, tirant l’œil, car il savait que le Français se bat mieux sous un bel uniforme.

Dans la seconde moitié de ventôse, il se fit à Paris un passage de troupes. Plusieurs demi-brigades, rappelées de Normandie, traversaient la ville pour s’y joindre à d’autres détachemens et s’en aller former la 1re division de l’armée de réserve, pour grossir la mystérieuse armée de Dijon. Le 25, Bonaparte passa en revue les troupes en partance, 13 000 hommes environ, réunis au Champ de Mars. Dans le cadre élargi, la solennité militaire prit un aspect plus imposant, plus magnifique ; le peuple s’y porta en masse et y parut tout vibrant : « on n’avait annoncé qu’une revue, et cette revue s’est trouvée une fête[11]. » Et quel empressement pour accourir sur le passage du Consul, pour l’acclamer ! En ce jour, les observateurs de l’esprit public, gazetiers et policiers, remarquent dans la foule parisienne quelque chose de fier et de gai qui ne s’est pas au depuis longtemps, un air de santé morale ; dans l’air allégé, il semble qu’un souffle vivifiant et tonique circule. Sous l’action stimulante de l’autorité, tout apparaît relevé, grandi et plus fort. Quand une salve d’artillerie avait annoncé l’arrivée du Consul à l’École militaire, un vieux soldat avait dit : On croirait, sacrebleu, que le canon tire plus fort aujourd’hui que l’année passée[12].


III

Bonaparte avait espéré d’abord que, dès les premiers jours de germinal, c’est-à-dire à la fin de mars, la campagne pourrait s’ouvrir. Sur le Rhin, Moreau commandait la plus belle armée de la République ; derrière l’Apennin, Masséna avait rassemblé les débris de l’armée d’Italie ; la Suisse toujours occupée restait le bastion central. La constitution n’accordait pas au Premier Consul le droit formel de commander les armées et semblait même le lui refuser par prétérition. Cependant, le 17 ventôse, il s’était fait nommer, par arrêté des Consuls, commandant de l’armée de réserve. Avec la meilleure partie de cette armée, il comptait déboucher de Suisse en Allemagne, rejoindre Moreau, qui aurait passé le Rhin et pris l’offensive, arriver juste à temps pour apporter l’appoint décisif, pour frapper le coup bref et foudroyant qui nous rouvrirait le chemin de Vienne.

Mais il était encore au temps où il avait à négocier avec les généraux comme avec tout le monde, à ménager particulièrement Moreau, qui se renfrognait à l’idée qu’une intervention du Consul pourrait lui soustraire la gloire du résultat final. Bonaparte usait avec lui de diplomatie ; il ne s’agirait que d’une courte apparition : « Il n’est pas impossible, si les affaires continuent à bien marcher ici, que je ne sois des vôtres pour quelques jours[13]. » Il se plaignait de sa grandeur qui l’attachait au rivage de la Seine : « Je suis aujourd’hui une espèce de mannequin qui a perdu sa liberté et son bonheur… J’envie votre sort ; vous allez, avec des braves, faire de belles choses. Je troquerais volontiers ma pourpre consulaire pour une épaulette de chef de brigade sous vos ordres. Je souhaite fort que les circonstances me permettent de venir vous donner un coup de main[14]. » Moreau continuait à faire grise mine. À la fin de ventôse, Bonaparte renonçait à opérer en Allemagne et décidait de se porter ailleurs ; par le Simplon ou le Saint-Gothard, il descendrait en Italie, tomberait au cœur du Milanais, prendrait à revers les Autrichiens de Mêlas et tendrait la main à l’armée de Masséna, qui déborderait des Apennins. Il rentrait en même temps dans la vérité constitutionnelle et, révoquant l’arrêté par lequel il s’était institué général en chef de l’armée de réserve, faisait nommer à sa place Berthier, qui céderait à Carnot le portefeuille de la Guerre. Avec Berthier, il pouvait être tranquille, certain d’avoir affaire à un homme qui ne commanderait qu’en nom, qui suivrait docilement ses directions, qui ne lui disputerait jamais la gloire d’un succès et endosserait au besoin la responsabilité des revers. Il gagnait à cette combinaison l’avantage de pouvoir quitter l’armée dès qu’il aurait assuré le dénouement, de rentrer plus vite à Paris, dans ce Paris qu’il ne perdait jamais de vue et qui lui inspirait toujours un peu d’inquiétude.

Les élémens de désordre s’étaient seulement assoupis ; ils semblaient parfois se réveiller. La pacification de l’Ouest, plus apparente que réelle, avait déconcerté un moment les agens anglo-royalistes, mais n’avait pas interrompu leur conspiration permanente. Parmi les émigrés qui rentraient à Paris par infiltration continue, si la plupart voulaient simplement jouir de la patrie retrouvée, quelques-uns rapportaient des arrière-pensées de révolte et de vengeance. A l’autre extrémité de l’opinion, quelques groupes de Jacobins intransigeans s’étaient reformés ; on les appelait exclusifs ; c’étaient des Jacobins non placés et enragés de misère, d’anciens terroristes et babouvistes, hommes de sang ou dangereux rêveurs. Ils erraient dans les faubourgs, se réunissaient dans des cabarets borgnes, exhalaient leur haine en propos atroces. Instruit par la police, Bonaparte avait l’œil sur ce détritus de la Révolution et pensait par momens à s’en débarrasser, à purger Paris ; il trouvait aussi que le Journal des hommes libres, par son langage de club, encourageait les fauteurs d’anarchie et nuisait au bon renom, à la tenue du Paris consulaire. Il guettait les Jacobins et épiait le moment de les surprendre en flagrant délit d’agitation.

Le 14 germinal, la police mit la main sur un nommé Bouchereau, soi-disant spéculateur, réputé pour l’un des plus dangereux agens de l’Angleterre, agent de corruption et d’intrigues. Quelques personnes soupçonnées de complicité dans ses manœuvres furent incarcérées en même temps. Ces arrestations firent grand bruit et parurent signaler une noire conspiration contre les chefs de l’État. Comme la confiance, malgré tout, restait précaire, comme les souvenirs du passé continuaient d’halluciner les esprits, Paris se troubla. Les Jacobins en profitèrent pour remuer ; ils tinrent des conciliabules, lancèrent et affichèrent des pamphlets anarchistes ; la rue prit un aspect houleux.

Pour Bonaparte, c’était l’occasion trouvée de sévir, de procéder dans les bas-fonds de la ville à une opération de nettoiement et de curage, de soumettre en même temps tout Paris à une discipline plus sévère. Le 15, les Consuls arrêtèrent les mesures suivantes : suppression du Journal des hommes libres et de deux autres ; suppression de la liberté d’affichage ; défense aux entrepreneurs de spectacles de mettre à la scène aucune pièce qui n’aurait pas été préalablement soumise au visa du ministère de l’Intérieur ; étude des moyens propres à éloigner de Paris « la grande quantité de réfugiés italiens et d’étrangers qui s’y, trouvent sans aucun moyen de subsistance[15], » à se défaire de cette tourbe cosmopolite, à renvoyer de France les émigrés rentrés dans le département de la Seine sans s’être mis en instance régulière de radiation. Enfin, par avis expédié des Tuileries, Fouché était invité à dresser une liste d’une cinquantaine d’individus, agitateurs de métier, révolutionnaires incorrigibles, meneurs des anciennes émeutes ; ceux-là semblaient bien destinés à la déportation, à l’internement en lieu sûr et lointain. Pour la première fois, Bonaparte se préparait à écraser le jacobinisme récalcitrant.

Il importait toutefois que ces mesures n’accréditassent pas l’idée d’un grand danger public ; il était essentiel de rassurer et d’affermir l’opinion Bonaparte s’en chargea personnellement ; tandis que ses journaux raillaient la naïveté des badauds qui en étaient encore à se croire au temps des conspirations, il s’en alla le soir au Théâtre-Italien à pied, sans escorte, tout seul, en simple bourgeois de Paris. Les gardes placés à la porte du théâtre ne le reconnurent pas d’abord ; ils voulaient écarter ce particulier qui prétendait entrer sans payer sa place ; ils s’arrêtèrent confondus de leur méprise, en voyant tout le monde reconnaître Bonaparte et s’indigner bruyamment. Lui, passa tranquillement, entra dans la salle, en jetant ces mots : « Voilà beaucoup de bruit pour peu de chose ; » et tout Paris de se répéter le lendemain l’anecdote, d’applaudir à ce gouvernant qui n’avait pas peur et qui savait communiquer autour de lui sa confiance brave.

Fouché était accouru aux Tuileries ; il trouva le Consul au milieu de ministres et de conseillers d’Etat, qui s’entretenaient avec vivacité des mesures convenues. Qu’on expulsât les émigrés, Fouché n’y voyait aucun inconvénient, à la condition que la chose se fît avec discernement ; quant à toucher aux Jacobins, à cette réserve de l’armée révolutionnaire, il jugeait la mesure impolitique et funeste ; il prit audacieusement la défense de ces hommes et se porta leur garant : « Général, je vous réponds d’eux[16]. » Bonaparte était très monté, et Fouché eut à essuyer une bordée de paroles furibondes contre les Septembriseurs ; tous les assistans faisaient violemment chorus. Fouché cria plus fort qu’eux, « avec des f.. et des b… » qui scandalisaient Rœderer[17]. Il eut une altercation avec le ministre de l’Intérieur, Lucien, auquel il reprocha une complaisance presque criminelle pour les élémens de droite : c’était trahir l’Etat, selon lui, et trahir le Consul que de favoriser les seuls adversaires vraiment dangereux de l’ordre établi. Et, devant la révolte de l’étonnant personnage, devant les argumens très adroits qu’il produisit en termes grossiers, Bonaparte céda ; il en était encore à voir en Fouché le ministre indispensable, quoique suspect, une mystérieuse et louche puissance qui disposait d’une espèce de sortilège pour tenir assoupi le monstre révolutionnaire. La main du Consul, levée pour frapper les Jacobins, s’immobilisa encore une fois ; toute idée de mesure collective, de proscription en masse fut éloignée ; au bout de trois jours, le Journal des hommes libres reparut, ayant victorieusement traversé l’épreuve.

Et Fouché avait raison ; le vrai péril restait à droite. Les Jacobins de la rue pouvaient rêver d’assassinat, méditer des complots que la police connaissait toujours par le moyen de faux frères ; sans chefs, sans argent, honnis de la population, ils étaient hors d’état de susciter des troubles sérieux. Il en était autrement des royalistes, qui disposaient encore en partie de l’Ouest, qui trouvaient moins de défaveur auprès de l’opinion parisienne, et qui avaient derrière eux les millions de l’Angleterre, ses escadres et les armées de la coalition. Leurs projets demeuraient grands et redoutables ; tout un ensemble d’opérations devait concorder avec la rentrée en campagne de l’Autriche et de l’Angleterre ; un soulèvement en Provence, le Midi à détacher de la République ; dans tous les départemens, un renouvellement de brigandage, les diligences arrêtées, les courriers dévalisés ; dans l’Ouest et à Paris, l’opération majeure, le double effort simultané, concerté très positivement avec le Cabinet de Londres ; les flottes britanniques bordant le littoral depuis Calais jusqu’à l’embouchure de la Loire, 24 000 hommes mis à terre, Calais, Brest, Lorient, Nantes surpris en même temps, un prince se jetant à Nantes avec le gros des forces, et presque aussitôt, dans Paris, le coup droit au Consul, l’attaque à main armée se ruant sur sa voiture et sabrant son escorte.

Il est vrai que, dans le courant de floréal, Fouché saisit les papiers de l’agence anglo-royaliste, découvrit ce nid de conspirateurs et opéra d’importantes captures. Le fil de la trame était de nouveau rompu, mais d’invisibles mains se présentaient aussitôt pour le renouer. Cadoudal, revenu de Londres en Bretagne, où il préparait un soulèvement général, insistait pour que l’on reprît à Paris l’idée du coup essentiel[18] ; il sentait déjà comme une démangeaison d’y mettre lui-même la main, l’envie de s’en aller avec quelques hommes « promener sur le chemin de la Malmaison[19]. » Il prenait contact par émissaires avec les débris de l’agence, tâchait de les revivifier, offrait un renfort de Chouans à insinuer dans la ville. Bonaparte, sans bien connaître son danger personnel, apprenait peu à peu, par de significatifs indices, que l’insurrection de l’Ouest avait conservé ses cadres, une partie de ses armes, et pouvait reprendre, par les chefs, ascendant sur les campagnes. Comme l’ouverture imminente des hostilités contre l’Autriche attirait aux frontières la presque totalité des armées, il se mit alors à ruser avec le péril intérieur. Par de bons traitemens, il tâchait de se donner prise sur les chefs bretons et angevins attirés et restés à Paris, sur Bourmont notamment, dont l’influence dans le Maine demeurait grande. Il lui laissait promettre par Fouché des complaisances, des tolérances, des ménagemens pour sa clientèle provinciale ; plus tard, il avouera lui-même ce jeu à Bourmont : « Je traite la politique comme la guerre, j’endors une aile pour battre l’autre[20]. » L’aile à endormir, c’était l’Ouest royaliste ; l’aile à frapper, c’était l’Autriche, dont les armées bordaient le Rhin et les Alpes.

Le 16 floréal-6 mai, avant le jour, il descendait l’escalier des Tuileries, enveloppé de sa cape grise, et se jetait dans une berline de poste qui, en vingt-quatre heures, l’emporterait à Dijon. Dans la journée, Cambacérès, chef d’Etat suppliant, annonça au Conseil d’État le départ de Bonaparte et ajouta que son absence serait de courte durée. On crut d’abord qu’il allait moins commander qu’inspecter l’armée de réserve. Bien qu’il l’eût trouvée encore mal équipée, mal pourvue, composée d’élémens inégaux et disparates, il la poussa immédiatement sur Genève. De Genève, son premier billet à ses collègues laissés en arrière et formant une espèce de régence est pour leur rappeler la recommandation qu’il leur a faite en les quittant : « Je vois avec plaisir que Paris est tranquille. Au reste, je vous le recommande encore, frappez vigoureusement le premier, quel qu’il soit, qui s’écarterait de la ligne. C’est la volonté de la France entière[21]. »

Il n’en avait pas moins laissé l’exemple de ménager les opinions paisibles, de ne pas contrarier trop brusquement les habitudes des Parisiens et le train toujours passablement déréglé de leur vie. Cet exemple fut suivi en son absence. Les consuls Cambacérès et Lebrun, Fouché, le préfet de police, le préfet de la Seine menaient Paris très doucement. Par mesure générale, le ministre de la Police avait ordonné aux émigrés indûment rentrés de s’éloigner, mais il admettait des tempéramens, fermait les yeux sur les contraventions, dès qu’il s’agissait de personnes qu’il pouvait avoir un intérêt personnel à ménager, et il était toujours avec Fouché des accommodemens. Les réfugiés italiens avaient été invités à sortir de Paris, à se concentrer dans le département de l’Ain ; exception fut faite pour les femmes, les enfans et les vieillards.

Jusque dans les moindres choses, cette légèreté de main se faisait sentir. Le 1er prairial cependant, ce fut comme un coup d’État contre le désordre et l’encombrement des rues, mais un coup d’État en douceur, par persuasion et raisonnement. Il s’agissait de faire disparaître ces milliers d’étalages mobiles qui gênaient la circulation et de débarrasser la chaussée de cette végétation parasite : « C’est aujourd’hui que l’arrêté du préfet de police sur les étalages mobiles a reçu son exécution sur tous les ponts et quais. Il n’y a pas eu le plus léger trouble, tout s’est passé dans le plus grand calme. On sentait depuis longtemps la nécessité de cette mesure. Les étalagistes ont obéi sans qu’on fût obligé d’employer la force armée ; ils ont cédé aux raisons que les commissaires de police leur ont expliquées… » 2 prairial : « Les ponts ont été débarrassés hier de tous étalages mobiles sans la moindre humeur, sans la moindre résistance de qui que ce soit, on pourrait dire sans la moindre plainte des étalagistes… Mais, conformément aux ordres des Consuls, les commissaires de police ont reçu celui de ne continuer l’exécution de l’arrêté du préfet que lentement et même imperceptiblement[22]. » Ainsi traité avec de moelleuses précautions, Paris se pliait graduellement à l’autorité.

L’absence du Consul avait occasionné d’abord quelque inquiétude. On cherchait la main musclée et prenante qui depuis six mois retenait tout le monde sur le bord de l’abîme ; à la sentir moins proche, on éprouvait parfois comme une reprise de vertige. Les premières nouvelles de la guerre, tantôt bonnes, tantôt douteuses, étaient accueillies avec une curiosité un peu nerveuse. Mais ce souci des Parisiens ne tient pas devant l’arrivée définitive du printemps, devant la joie de vivre qu’il apporte avec lui, devant l’épanouissement de floréal. Dans les jours qui suivent le départ de Bonaparte, le temps à Paris est merveilleux : journées illuminées de soleil, tièdes soirées. Toute la population vit dehors et goûte l’ivresse du printemps. L’argent reste rare, les fonds sont bas, les bourses plates. Paris ruiné dépense quand même, s’attable aux portes des glaciers et devant les spectacles d’été, court aux promenades, aux Tuileries, aux Champs-Elysées, au bois de Boulogne, aux frondaisons neuves, aux concerts sous la feuillée et aux bals en plein vent. Dans le fourmillement des piétons, les équipages de luxe, les calèches passent, avec des scintillemens d’acier. C’est la floraison des modes de l’année ; longs fourreaux de gaze à traîne plus ample, chapeaux de paille rejetés en arrière avec haut retroussis sur le devant, en forme de coquille ovale, chapeaux fleuris, enrubannés, empanachés ; « les petites ouvrières se sont emparées des fichus jonquille, » et dans la fraîcheur des toilettes, dans le sourire des visages, brille l’allégresse pimpante du renouveau. Le soir, « deux cents bals, vingt illuminations, les guinguettes, la beauté du temps font de chaque jour un jour de fête. » Un journaliste s’arrête pour considérer ce spectacle et, sous ce titre : Voilà Paris, s’amuse à le décrire :

« Traversez les Tuileries à sept heures du soir, la foule s’y presse, la beauté du temps, la richesse du plus majestueux jardin de l’Europe sont bien faites pour nous engager à se promener… Portez-vous aux Champs-Elysées ; même foule, même élégance et plus de variété. Les équipages brillans qui vont au Bois ou qui reviennent occupent agréablement les yeux et prêtent à la conversation par les mille et mille anecdotes répétées sur ceux qui les possèdent. La nuit vient, vous détournez la tête, et vous apercevez l’Elysée-Bourbon dont l’illumination se place entre le dernier éclat du jour et la pâle clarté de la lune. Vous approchez, une symphonie se fait entendre et fixe un instant votre imagination. Etes-vous curieux d’entrer ? Il n’en coûte que 15 sols ou 75 centimes. Un plaisir aussi bon marché ne peut être un véritable plaisir ; vous continuez votre route. Dans le lointain, sur votre gauche, une nouvelle illumination brille à travers les arbres ; c’est Idalie. Il y a trop loin, vous irez un autre jour. Revenons, mais qui vous arrête ? La foule, à chaque arbre des Champs-Elysées. Qu’est-ce ? Ici un piano, là une harpe, à côté une guitare, plus loin un concert tout entier… Vous arrêterez-vous à la place qu’on appelait Louis XV et qui a perdu son nom sans avoir pu en trouver un qui contente tout le monde ? Encore une illumination et un écriteau, lisez : Corazza, glacier. Il faudrait monter, vous êtes las, prenez les boulevards. Que de monde ! Allez, allez toujours, bientôt vous en trouverez davantage… Voyez quelle richesse, quelle clarté, quelle fraîcheur, combien de jolies femmes qui ne se ressemblent pas, de jeunes gens qui se ressemblent tous… ; le luxe, la nature, le jour, la nuit, les femmes, les filles, le vice, la décence, tout est confondu… » Voilà Paris.


IV

Sous le ciel des Alpes, ciel variable, tantôt chargé de neige et tantôt tourmenté d’orages, l’armée de réserve commençait son mouvement. Comme nos troupes d’Italie avaient fléchi sur l’Apennin et que Masséna avait dû s’enfermer dans Gênes, il importait de les secourir au plus vite, et Bonaparte avait décidé de donner en Italie « à plein collier[23], » par le chemin le plus court, mais le plus difficile et le plus affreux, par la route d’Annibal. En minces colonnes, l’armée s’enfonçait dans les gorges du Saint-Bernard, dans l’abrupt et montant couloir qui la conduirait aux vallées du Piémont ; par les sentiers à peine praticables, sous les avalanches et les rafales, elle s’efforçait, souffrait, peinait, trébuchait parfois et se rebutait ; les régimens qui avaient dépassé le col se heurtaient au fort de Bard, misérable obstacle qui bouchait l’accès.

Établi au pied des Alpes, se préparant lui-même à passer, Bonaparte active le mouvement ; il espère tout surmonter par un effort de préparation méthodique et de volonté ardente. Il se sent néanmoins dans une passe critique, ténébreuse, au bout de laquelle il n’aperçoit pas nettement le point de lumière, et, dans la partie qu’il hasarde, la France plus encore que l’Italie est l’enjeu. Les nouvelles des autres armées ne sont pas toujours satisfaisantes ; sur la côte de la Méditerranée, Suchet recule, les Autrichiens occupent Nice et entament le territoire républicain. Un courrier annonce la capitulation de Kléber, l’Egypte perdue. Ces revers, les à-coups de la marche à travers les Alpes, peuvent retentir fâcheusement à Paris et en France. L’heure est propice aux défaillances, aux infidélités ; Bonaparte le sait, et, quand on le croirait tout entier à son rôle de conducteur d’armée, à son incessant travail militaire, il regarde constamment derrière lui, vers les hommes qui ont mission de lui garder Paris.

Avec ce mélange de rouerie et de grandeur que nul ne posséda au même degré, il les cajole tous et les stimule, pique leur amour-propre, entretient leur zèle, affecte envers chacun d’eux une particulière confiance ; il tâche de retenir les dévouemens et de raviver les énergies. Il écrit affectueusement aux Consuls : « J’espère dans quinze jours être de retour à Paris. Au reste, recevez mes félicitations sur la tranquillité de Paris[24]. » A Mortier, qui a succédé à Lefebvre dans le commandement de la 17e division militaire : « Grâce à votre activité et à votre surveillance, je suis tranquille sur Paris[25]. » Il s’intéresse à la santé de tout le monde, à celle de Talleyrand, à celle de Lebrun ; Talleyrand a été malade : « Je désire fort apprendre que vous êtes parfaitement rétabli et que vous êtes débarrassé de vos vilains médecins… J’ai appris avec bien du plaisir que vous étiez sorti[26]. » A l’adresse de Fouché, ce ne sont que complimens, flatteries et douceurs : « La réponse à toutes les intrigues, à toutes les cabales, à toutes les dénonciations, sera toujours celle-ci, c’est que, pendant le mois que j’aurai été absent, Paris aura été parfaitement tranquille. Après de tels services, on est au-dessus de la calomnie, et, auprès de moi, cette épreuve n’était pas nécessaire et ne peut rien ajouter à la confiance entière que j’ai en vous[27]. » Avec quel empressement il félicite Moreau de ses premiers succès en Allemagne et de ce vigoureux début : « Le télégraphe m’a instruit de la victoire que vous avez remportée sur l’armée autrichienne : gloire et trois fois gloire[28] ! » Il apprend que Desaix, débarqué à Toulon, va le rejoindre ; vers ce lieutenant préféré qui lui revient, vers cet ami, c’est un élan de cœur : « Enfin, vous voilà arrivé ; une bonne nouvelle pour toute la République, mais spécialement pour moi, qui vous ai voué toute l’estime due aux hommes de votre talent, avec une amitié que mon cœur, aujourd’hui bien Adieux et connaissant trop profondément les hommes, n’a pour personne[29]. »

De Martigny-en-Valais, d’Aoste, d’Ivrée, de toutes ces stations marquées par une lutte obscure, par un obstacle brisé, il se retourne vers Paris sans cesse, surveille l’opinion, dément les faux bruits, indique la note à donner aux journaux, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut celer. Il s’intéresse et prend part à tous les incidens de la vie parisienne.

L’incident du jour, c’est une tempête autour de l’Institut, remuant de fâcheux souvenirs et d’anciennes discordes. Après le coup d’Etat directorial du 18 fructidor, l’Institut avait eu la faiblesse d’exclure de son sein et de remplacer ceux de ses membres inscrits sur la liste de déportation. Aujourd’hui que ces citoyens recommandables à tant de titres avaient été rendus à la patrie, la « proscription littéraire, » pour parler comme les journaux, devait-elle survivre à la proscription politique ? Dans un généreux mouvement, Lisle de Salles avait demandé à ses confrères la réintégration des fructidorisés ; l’opinion se prononçait dans le même sens et pressait l’Institut de rétracter « ses longues erreurs ; » est-ce que ce corps ne pouvait s’incliner devant la justice réparatrice de Bonaparte, s’étant incliné devant Barras ?

La question se posait pour quatre des anciens fructidorisés, Pastoret, Fontanes, l’abbé Sicard et Barthélémy, et elle se compliquait d’une difficulté légale. La loi du 3 brumaire an IV, charte organique de l’Institut, avait fixé limitativement le nombre des membres à 144 ; la réintégration des proscrits le porterait à 148, chiffre illicite. L’Institut biaisa et prit un moyen terme. Réuni en séance plénière, il décida que Pastoret, Sicard, Fontanes et Barthélémy seraient obligatoirement renommés aux quatre premières places vacantes et qu’en attendant ils auraient droit d’assister aux séances. Cette façon de les mettre à la suite ne leur parut pas compatible avec leur dignité. Dans une lettre très mesurée, ils repoussèrent la demi-réparation qu’on leur offrait. Saisi de leur lettre, l’Institut s’assembla de nouveau ; la séance fut à tel point troublée de violences qu’elle parut renouveler les orages parlementaires. De Liste de Salles réclama un vote au scrutin secret sur cette question de principe : « Un membre de l’institut, légalement élu, peut-il être privé de sa place ? » Malgré un noble discours de Legouvé, « une majorité passionnée » réclama bruyamment et fit prononcer la question préalable. Quelques membres ayant ouvert l’avis de s’adresser aux pouvoirs publics pour qu’ils tranchassent la difficulté, la réunion crut devoir passer à l’ordre du jour. Ces résolutions furent vivement critiquées, et un journal, l’Ami des lois, lança contre l’Institut une furieuse diatribe.

L’Institut étant corps constitutionnel, partie intégrante de l’État dont il faisait l’une des puissances et l’une des gloires, Cambacérès et Lebrun jugèrent à propos de sévir ; sur rapport du ministre de l’Intérieur, le journal fut bel et bien supprimé. Le plus curieux est que Bonaparte, instruit de ces incidens, désapprouva la mesure de rigueur et donna très spirituellement à ses collègues, à ses ministres, une leçon de libéralisme. Il persistait à ménager la presse, l’opinion, et au fond tenait-il à ce que l’Institut, ce parlement d’idéologues, avec lequel il se sentait déjà en sourd désaccord, fût déclaré intangible ? Il écrivit donc aux Consuls pour déclarer l’Institut supérieur aux attaques et par cela même tenu de les négliger ; dans sa lettre pleine de désinvolture, il est difficile de ne pas voir un chef-d’œuvre de malicieuse hypocrisie :

« Le rapport du ministre de l’Intérieur, pour la suppression de l’Ami des Lois, ne me paraît pas du tout fondé en raison. Il me semble que c’est rendre l’Institut odieux que de supprimer un journal parce qu’il a lâché quelques quolibets sur cette société qui est tellement respectée en Europe, qu’elle est au-dessus de pareilles misères. Je vous assure que, comme président de l’Institut, il s’en faut peu que je ne proteste. Qu’on dise, si l’on veut, que le soleil tourne, que c’est la fonte des glaces qui produit le flux et le reflux, et que nous sommes des charlatans : il doit régner la plus grande liberté[30]. »

Malgré cette intervention continue et cette vigilance qui s’exerçait de loin, les partis se remuaient un peu plus au fond de Paris, sans que leur agitation parût à la surface, et poussaient leurs mines. Les conjurés royaux réunissaient des armes, des cocardes blanches, et équipaient la petite troupe invisible qui devait brusquement surgir sur le chemin de Malmaison ; ils croyaient que Bonaparte allait revenir après une campagne peu décisive, sans être préservé et gardé par la victoire ; il ne doit rentrer à Paris que pour tomber dans l’embuscade royaliste : « Le Premier Consul y arrivera au premier jour, — écrit Cadoudal à Grenville ; — il est de la dernière conséquence de s’emparer le plus promptement possible de ce personnage. J’envoie à Paris pour savoir dans quelle position sont ceux qui se sont chargés de cette opération. J’ai une soixantaine d’hommes à coup de main que je leur propose. S’ils ont de l’énergie, ils réussiront,… et alors le succès de la grande entreprise est assuré[31]. » En attendant, des groupes royalistes péroraient assez haut dans les endroits publics, dans les cafés du Palais-Egalité, dans la grande galerie du Palais de Justice. Des agens déguisés en ouvriers s’en allaient dans les guinguettes des faubourgs et disaient qu’il faudrait se soumettre bientôt à recevoir un roi. Dans les mêmes faubourgs, dans divers quartiers, les exclusifs se rencontraient le soir au coin des rues, s’enfournaient dans des locaux obscurs, changeaient continuellement le lieu de leurs réunions, pour dépister la police. On leur prêtait maintenant des chefs assez notables, Félix Lepelletier, Antonelle, Briot, Merlin peut-être ; ceux-là dînaient ensemble, s’échauffaient le verre en main, déclaraient « impossible de vivre plus longtemps sous la tyrannie, qu’il fallait se réunir et qu’on en viendrait à bout ; qu’alors chacun serait bien placé[32]. » Loin de ces deux partis tranchés, royalistes et anarchistes, un troisième existe ; recruté dans le haut personnel gouvernemental, installé dans les meilleures places, il se tient à l’état d’observation et d’attente ; c’est celui qui n’annonce pas ses intentions, celui qu’on ne sait comment nommer : l’autre.

Tous les rapports de la police préfectorale vont pourtant le désigner d’un nom, ils l’appelleront quotidiennement : le parti orléaniste. Ils y placent Sieyès et, à ses côtés, des tribuns, des députés, des sénateurs : tous orléanistes. D’une locution passée en usage depuis le début de la Révolution et eh quelque sorte traditionnelle, doit-on induire que Sieyès et ses amis eussent lié partie avec un prince de la branche cadette, avec un Bourbon à côté, pour le substituer à Bonaparte ? Chez eux, il y avait moins dessein arrêté que velléité permanente, orientation commune de désirs et de tendances, état d’esprit.

Rœderer les qualifiait assez justement de brumairiens mécontens. Parmi les hommes qui avaient conçu l’opération de Brumaire, avant le retour d’Égypte, plusieurs envisageaient, comme but final, l’établissement d’une royauté constitutionnelle par substitution de branche ou de dynastie ; en dehors d’un roi couronné de leurs mains, subordonné à leur influence et pourtant reconnu par l’Europe, ils n’apercevaient point de garantie permanente et stable pour l’oligarchie révolutionnaire ; pour finir la Révolution, dirait plus tard un homme exprimant l’opinion de toute une classe, « il faut un roi créé par elle[33]. » L’entreprise préparée au profit d’un parti ou au moins d’une caste, Bonaparte la faisait dévier au profit de ses ambitions personnelles et aussi de toutes les classes ; c’est pourquoi quelques-uns de ses anciens auxiliaires songeaient maintenant à reprendre sans lui et contre lui la conception primitive. Subissant le Consulat, ils appelaient de leurs vœux un régime moins despotique et plus exclusif, moins national et plus parlementaire, moins brillant et plus paisible ; au parvenu hasardeux et conquérant qui risquait sans cesse la fortune de la France révolutionnaire, ils voulaient faire succéder un prince qui se déclasserait pour leur servir d’instrument et faciliter leur paix avec l’étranger ; au dictateur dont ils dépendaient, un roi qui dépendrait d’eux. Ces hommes d’arrière-pensée, remarquables par un singulier mélange d’égoïsme et de bon sens, se posaient simplement aujourd’hui en détracteurs du despotisme naissant ; ils attiraient ainsi à eux des républicains attristés, des libéraux convaincus, qui désespéraient un peu plus tous les jours de faire coexister Bonaparte et la liberté.

Parmi ces mécontens et ces prévoyans, nul ne songeait à s’insurger ouvertement contre Bonaparte, à le renverser par violence ; plusieurs désiraient sincèrement que sa main forte continuât quelque temps encore de régir la France, car ils l’estimaient nécessaire pour déblayer et préparer le terrain. Seulement, il ne leur échappait pas que le Consul, à monter plus haut, s’exposait davantage, que la haine des légitimistes déçus et des bas Jacobins s’exaspérait, que des poignards s’aiguisaient dans l’ombre ; sans vouloir participer à la besogne brutale, le tiers parti la faisait entrer dans ses calculs et tenait à en accaparer le bénéfice.

Aujourd’hui, il juge nécessaire d’aviser plus positivement, puisque Bonaparte s’est lancé dans une formidable aventure et court de lui-même au-devant du danger. S’il force les Alpes, s’il descend en Italie, quel sort l’y attend ? La victoire peut-être, c’est-à-dire la confirmation de son pouvoir par coup d’éclat ; peut-être la balle ennemie, qui n’a pas épargné Joubert ; peut-être la défaite, qui n’a pas épargné nos meilleurs généraux et qui rompra le charme par lequel le Consul tient la France ensorcelée. Bonaparte mort ou vaincu, c’est la vacance du pouvoir immédiate ou prochaine ; donc, il faut s’organiser à tout événement et pourvoir à l’éventualité.

Le groupement se resserre ; en lieu discret, à Auteuil, des conciliabules se tiennent ; on cause, on discute. Il n’est pas encore temps de produire la solution définitive que certains ont en vue, la solution pseudo-monarchique ; l’essentiel est de désigner dès à présent un remplaçant provisoire, un gouvernant de passage, qui rallie et rassure la majorité des révolutionnaires arrivés. Deux noms paraissent avoir été prononcés, celui de La Fayette, celui de Carnot. Lucien Bonaparte, mis en éveil par les rapports de sa police, écrivait à Joseph : « On a balancé entre C… et L… F… Je ne sais pas encore si le grand prêtre (Sieyès) se décidait pour l’un ou pour l’autre ; je crois qu’il les jouait tous deux pour un d’Orléans[34]. » Il semble bien que Carnot fut finalement choisi. A côté de l’intrigue centrale, d’autres gravitent ; Talleyrand manœuvre, Fouché traite avec tout le monde et ne se livre à personne, afin de rester, quoi qu’il arrive, l’homme de la situation, et quelques personnages songent à exploiter les ambitions à la fois paresseuses et tenaces de Joseph, à faire de lui le successeur éventuel, le consul de la modération et de la paix ; ils caressent la chimère d’un gouvernement bonapartiste sans Bonaparte. En vue de la grande succession qui peut échoir au plus habile, au plus prompt, héritiers de tout genre, frères, collègues, ministres, hauts parlementaires s’agitent déjà, et quelques-uns ne répugneraient pas à hâter l’événement, de complicité avec la défaite. Dans le plus grand mystère, plusieurs gouvernemens de rechange s’ébauchent, prêts à remplacer Bonaparte s’il périt, prêts à le supplanter s’il revient vaincu et découronné de son prestige.

Mais le peuple de Paris, le peuple ouvrier, son brave peuple lui reste. A la fois las et confiant, ignorant les intrigues qui se mènent très haut par-dessus sa tête, ce peuple reste sourd aux incitations qui lui viennent de droite et de gauche. A tacher de l’émouvoir, les factieux blancs ou rouges perdent leur peine ; 27 floréal : « Dans le faubourg Antoine, la très grande majorité des habitans, quoique mécontens du défaut d’ouvrage et de la stagnation du commerce, se refuse à toute espèce de mouvement et est fortement décidée à n’y jamais prendre part… » 1er prairial : « La masse des citoyens est parfaitement tranquille, tandis que les factieux continuent de s’agiter dans le secret et combinent les moyens d’opérer un mouvement. » 3 prairial : « Paris est tranquille, les faubourgs calmes, les agitateurs se désespèrent de voir leurs efforts inutiles[35]. »

Brusquement, une grande nouvelle, une de ces surprises de stratégie auxquelles Bonaparte n’a pas encore accoutumé les Parisiens, vient récompenser leur patiente confiance ; le bruit se répand que le Consul est à Milan. Vainqueur des Alpes, il est tombé en Italie comme la foudre ; l’armée de réserve occupe les plaines de la Lombardie, prenant à dos et effarant les Autrichiens, coupés de leur base d’opérations : « Cette nouvelle a électrisé tous les bons citoyens, en même temps qu’elle a déconcerté les factieux de tous les partis. Elle s’est propagée à l’instant dans tous les quartiers de la ville et a produit dans les faubourgs surtout le meilleur effet. Les agens assurent que deux individus qui ont osé hier soir, dans le jardin des Tuileries, parler contre les opérations du général Premier Consul ont été menacés d’être jetés dans les bassins, et qu’ils n’ont eu que le temps de se sauver dans la foule. La confiance dans le gouvernement s’affermit chaque jour. L’espérance de la paix anime tous les cœurs. Nos succès la consolident, et le commerce semble reprendre un peu de vigueur[36]. »

Un fâcheux événement tempéra cette allégresse et assombrit de nouveau l’horizon. Gênes avait succombé ; l’armée autrichienne se retournait tout entière contre l’armée de réserve inférieure en nombre, pour lui passer sur le corps. Chacun sentit que le sort de la campagne allait se décider et que la péripétie suprême approchait.

Plusieurs jours s’écoulèrent sans nouvelles, lourds d’attente. Le 1er messidor, les Consuls reçurent un avis vague et tronqué, qui les laissa « dans la plus grande anxiété[37]. » Il annonçait qu’une bataille avait eu lieu et n’en annonçait pas le résultat. D’après d’autres avis, reçus par des spéculateurs à l’affût de toute nouvelle pouvant influer sur les cours de la Bourse, les Français avaient perdu un général illustre ; au moment où les courriers avaient été expédiés, l’action durait toujours, l’issue restait incertaine. Des bruits de catastrophe se mirent à circuler, et il parut qu’une opprimante atmosphère s’étendait sur la ville. Dans les milieux politiques, le fourmillement des intrigues s’active aussitôt, s’enhardit ; la combinaison qui tient Carnot en réserve se précise, s’affirme et paraît distancer les autres.

La nuit passa, nuit de spéculations fiévreuses. Le lendemain matin, les Consuls se tenaient aux Tuileries ; comme il devait y avoir à midi réception du corps diplomatique, les ministres, les conseillers d’État, convoqués à cette cérémonie, se rendaient auprès des Consuls, et quel tumulte de projets inavoués s’agitait sans doute sous leur apparence compassée ! Dans les salons d’attente, des groupes de sénateurs, de tribuns et de législatifs se formaient ; les ambassadeurs arrivaient de leur côté, en grand uniforme, solennels et réservés. Au dehors, la cour était remplie de citoyens attirés par la curiosité, l’inquiétude, la crainte, et une angoisse silencieuse pesait sur cette foule. Un courrier cependant vient d’arriver aux Consuls ; qu’annonce-t-il ? Victoire ! Un second, un troisième arrivent et confirment le mot qui fait rentrer sous terre toutes les intrigues : Victoire ! Un beau nom de victoire : Marengo.

Les ministres et conseillers d’État avaient été introduits dans le cabinet des Consuls ; quelqu’un lisait à haute voix le bulletin de l’armée de réserve, le bulletin célèbre du 26 prairial-15 juin, et il semblait que l’on assistât aux péripéties de la journée. « L’ennemi avançait sur toute la ligne, faisant un feu de mitraille avec plus de cent pièces de canon. Les routes étaient couvertes de fuyards, de blessés, de débris ; la bataille paraissait perdue. » Mais Desaix a pris position en avant de San-Giuliano ; le Premier Consul ranime le moral des troupes : « Enfans, souvenez-vous que mon habitude est de coucher sur le champ de bataille ! » Vive la République ! Vive le Premier Consul ! Desaix aborde l’ennemi au pas de charge et par le centre. Puis, c’est Kellermann et sa grosse cavalerie donnant à plein dans l’ennemi, hachant la colonne du général Zach et le faisant prisonnier ; Bessières et ses hommes, les casse-cous, les grenadiers à cheval fonçant à leur tour, tous les Français revenant à la charge et achevant la culbute de l’armée autrichienne, et quinze drapeaux, quarante pièces de canon, six à huit mille prisonniers nous restant, mais au prix de quelles pertes ! Desaix n’est plus ; il est tombé à la tête de sa division, percé d’une balle, et voici la scène poétisée, arrangée pour l’effet à produire, avec des mots antiques : Desaix tombant : « Allez dire au Premier Consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour vivre dans la postérité ! » Bonaparte : « Pourquoi ne m’est-il pas permis de pleurer ! » Des pièces jointes signalaient l’immensité des résultats, l’armée autrichienne rejetée dans Alexandrie et capitulant, l’Italie libre jusqu’au Mincio, et la lettre du Consul à ses collègues se terminait par ces mots : « J’espère que le peuple français sera content de son armée. »

La salle des audiences consulaires fut ouverte ; sénateurs, tribuns, diplomates se précipitèrent, au-devant de Cambacérès et de Lebrun, pour recevoir la nouvelle. On recommença la lecture ; tout ce personnel maté s’extasia, et il y avait de vrais patriotes qui pleuraient. Les ministres, les ambassadeurs, les conseillers d’État, emboîtant le pas les uns derrière les autres, s’en furent porter leur compliment à Mme Bonaparte.

Les Consuls avaient donné ordre de tirer vingt et un coups de canon. Hâtivement, on imprimait le bulletin en affiches. Les autorités, sachant combien Bonaparte avait à cœur de plaire aux ouvriers et de les gagner, firent porter dans les faubourgs un grand nombre d’exemplaires, afin qu’ils fussent immédiatement placardés. A la Bourse, on eut le bulletin tout de suite ; les commissaires de la Bourse se préparaient à le publier, « lorsqu’un citoyen les a prévenus en s’élançant sans échelle dans la tribune, où il en a fait la lecture avec l’émotion de la plus vive sensibilité. La salle a retenti d’applaudissemens et des cris de : Vive Bonaparte[38] ; » la hausse se produisit instantanément. Dans les quartiers du centre, la nouvelle jetait dehors toute la population, fermait les boutiques, suspendait les occupations, donnait à Paris son aspect des grands jours de fête, et voici qu’autour de la cité les faubourgs du Nord et de l’Est et du Sud, Martin, Denis, Antoine, Victor, Marceau, tous les faubourgs se lèvent. Le sentiment qui depuis quatre mois couve et progresse dans ces milieux ouvriers, l’attachement passionné à la République héroïque et militaire, personnifiée en Bonaparte, éclate tout d’un coup ; c’est une éruption d’enthousiasme.

Les ouvriers étaient comme d’ordinaire à leur travail, répartis dans les ateliers. A midi, un roulement sourd et lointain, la première détonation du canon, fait lever toutes les têtes, vibrer et tressaillir tous les cœurs : « Dès midi, au premier coup de canon, les ouvriers ont pour la plupart quitté leurs ateliers, se sont rassemblés dans les rues et sur les places pour écouter avec avidité les nouvelles. Ils se groupaient en nombre autour des placards que le préfet de police avait par ordre du gouvernement fait poser dans la ville et surtout dans les faubourgs. (Cette attention du gouvernement a fait beaucoup de plaisir.) C’est là qu’il a été facile à l’observateur de juger l’esprit public. La classe ouvrière était ivre de joie. Aux cris de : Vive la République, vive Bonaparte, succédaient les propos les plus grivois, les saillies les plus gaies. Dans la grande rue Antoine, un citoyen lisait le bulletin tout haut ; au récit des merveilles opérées à l’armée d’Italie, un assistant s’écrie : Quelle est brave, l’armée de réserve ! — Sacrebleu, reprit un autre, ça n’est pas étonnant ; quand le bourgeois est dans la boutique, il faut bien que les ouvriers travaillent. Dans les faubourgs, on a été frappé de la franchise avec laquelle on a parlé du nombre d’hommes que nous avons perdus ou qui ont été faits prisonniers : « Ça n’est plus comme autrefois, disait-on dans la rue Victor, au moins, à présent, nous savons tout. Les cabarets ont été pleins jusqu’à onze heures du soir, et il ne s’y est pas bu un verre de vin qui ne fût pour la République, le Premier Consul et les armées[39]. »

Dans toute la ville, c’est au même moment « une ivresse, un enchantement général[40] ; « les endroits publics et les promenades regorgeant de monde, des réjouissances, des célébrations improvisées ; concert aux Tuileries, couplets de circonstance chantés sur les théâtres, et l’illumination générale et spontanée, qui a fait défaut au lendemain de Brumaire, aujourd’hui resplendit. Il n’est rue si humble, si pauvre recoin de la cité qui ne s’éclaire et ne se parsème de feux.

Cambacérès constatait que, « depuis neuf ans, c’était la première réjouissance publique spontanée ; toutes les autres avaient porté une empreinte de contrainte ou d’indifférence[41]. » Pour retrouver pareil entrain, pareil élan, il eût fallu remonter à l’inoubliable journée de la Fédération. Alors, notre nationalité avait pris conscience d’elle-même, et tous les Français restés en France avaient cru sentir en eux une même âme. Aujourd’hui encore, un ravissement commun réunit toutes les classes et paraît les confondre ; ce sentiment est double ; c’est une fierté doublée d’une espérance. Depuis bien des années, les Français aspiraient à la paix d’un désir obstiné et douloureux, mais le patriotisme persistant malgré tout souhaitait que cette paix fût glorieuse, confirmative des conquêtes ; par une contradiction bien française, personne ne voulait plus de la guerre et tout le monde désirait la victoire. Or, Marengo, c’est la victoire ; c’est aussi la paix. Ainsi du moins l’interprétait le plus grand nombre, car il paraissait impossible que la coalition, frappée de ce coup, résistât plus longtemps à poser les armes, et, à la faveur de cette paix aperçue au travers des lauriers, il semblait qu’un avenir de bonheur illimité s’ouvrait. Ce repos dans la gloire, ce suprême bien-être, on les devrait au Consul, et son nom était sur toutes les lèvres, et on le répétait « avec attendrissement. » Comme cette émotion puissante et joyeuse va se propager au loin, comme un même transport d’admiration et de reconnaissance va soulever la presque-unanimité des communes de France, on peut dire que ce jour marque, dans l’ascension de Bonaparte, le progrès décisif.

Sur cet effet de Marengo, sur cette formidable répercussion à l’intérieur, tous les témoignages contemporains s’accordent. Partisans et adversaires du Consulat, amis ardens ou tièdes, les fanatiques, les sages, les sceptiques, les douteux, les mortels ennemis, tous se sentent en présence d’un événement capital ; ils reconnaissent en Marengo plus qu’une bataille perdue d’abord et regagnée, plus qu’un grand fait d’armes : la consécration d’un régime. Hyde de Neuville, l’acharné royaliste, s’incline devant les conséquences « incalculables » de l’événement : « c’était le baptême de la puissance personnelle de Napoléon : le pouvoir qu’il tenait entre ses mains s’incorporait à lui-même et désormais il était certain qu’il faudrait traverser la phase de sa domination sous une forme ou sous une autre[42]. » Miot de Mélito, observateur assez froid, écrit : « Jamais l’orgueil national n’avait été plus flatté, jamais plus d’espérance de bonheur n’avait pénétré dans les âmes… Pendant deux jours, Paris fut exactement dans l’ivresse[43]. » Cambacérès s’exalte : « Jamais l’élan national ne se manifesta mieux qu’à cette glorieuse époque[44]. » Ce coup d’enthousiasme met pour longtemps le pouvoir de Bonaparte hors de conteste, l’établit et le fonde ; après le plébiscite de l’hiver, après ce vote traînant qui a été surtout l’abdication de la France aux mains d’un homme, c’est aujourd’hui le grand plébiscite par acclamation.


V

A Paris, les manifestations de la joie publique durèrent plusieurs jours. Les divers cultes y prirent part et rendirent à Dieu de solennelles actions de grâces. Si l’on veut savoir quelle force le sentiment religieux avait repris en France, il faut lire le rapport de police rendant compte du Te Deum chanté le 5 messidor à Notre-Dame et du tumultueux incident qu’il occasionna :

« La cérémonie qui a eu lieu hier à Notre-Dame avait attiré un concours immense de citoyens. Le temple, le parvis et les rues adjacentes contenaient à peine la multitude qui s’y était portée en foule. Pendant le Te Deum, deux dragons sont entrés dans l’église le casque sur la tête. Cette imprudence a excité quelques murmures d’abord, qui auraient eu des suites dangereuses, si les commissaires de police, les officiers de paix et les inspecteurs envoyés par le préfet de police pour maintenir l’ordre et la tranquillité générale ne se fussent portés sur-le-champ vers le point où la querelle paraissait s’engager et n’eussent conduit ces deux militaires au corps de garde du Petit-Pont. Ils furent à la vérité suivis par une foule considérable et à laquelle ils eurent peine à résister. Pour éviter tout motif de querelle, pour étouffer dans son principe tout germe de discussion, le commissaire de police fit sortir du corps de garde et à l’aide d’une échelle les deux dragons et les envoya à l’état-major. Un piquet de cavalerie dissipa le rassemblement, et, à neuf heures du soir, il n’était plus question de rien. On ne peut se dissimuler que le Te Deum annoncé dans Paris depuis deux jours avait un peu monté les esprits et qu’il se soit trouvé dans Notre-Dame des hommes marquans parmi les factieux[45]. »

A demi instruit des agitations tentées et des intrigues ourdies pendant son absence, Bonaparte précipitait son retour. A peine s’était-il donné le temps d’organiser sa conquête ; il avait hâte de retourner à Paris, de s’y montrer, de recueillir en popularité, en prestige, en force, les fruits de sa victoire. Mais il avait trop d’habileté et de fierté pour agréer les platitudes officielles, les témoignages outrés, les manifestations de commande ; il écrivait à Lucien : « J’arriverai à Paris à l’improviste. Mon intention est de n’avoir ni arcs de triomphe ni aucune espèce de cérémonie. J’ai trop bonne opinion de moi pour estimer beaucoup de pareils colifichets. Je ne connais pas d’autre triomphe que la satisfaction[46]. » Au lieu d’une entrée solennelle, il voulait frapper les Parisiens par une réapparition subite, attestant comme un don d’ubiquité. Hier encore, on le croyait à Milan ; on le croit aujourd’hui à Lyon, à Dijon ; il est à Paris. Le 13 messidor, à deux heures du matin, accompagné de Duroc seulement et de Bourrienne, il est rentré aux Tuileries. Lorsque ses collègues, brusquement avertis, se présentèrent à sa porte, on leur dit qu’il était couché. Le lendemain, quand les ministres, les dignitaires, tous ces hommes dont la plupart l’eussent trahi vaincu et l’adoraient vainqueur, vinrent rendre hommage, ses premiers mots furent : « Citoyens, nous revoilà donc ! Eh bien ! avez-vous fait bien de l’ouvrage depuis que je vous ai quittés ? — Pas autant que vous, général[47]. »

La nouvelle de son retour traversa Paris comme l’éclair. On revit alors ce qui n’était pas advenu depuis cinq ans, depuis les derniers temps de la Convention : une descente des faubourgs, une descente en masse, mais combien différente des anciennes : toute joyeuse, elle est entraînée par un large courant d’allégresse. Les ouvriers, croyant que Bonaparte arriverait dans la journée, avaient fait projet de l’attendre aux barrières ; le matin, apprenant qu’il était aux Tuileries, ils voulurent aller l’y fêter. Par groupes, par bandes, par ondes successives, ils descendaient, arrivaient, emplissaient la ville, envahissaient le jardin des Tuileries, et, quand Bonaparte, obéissant à l’appel de leur frénésie, se montra au balcon, dans ce palais cerné, assiégé, battu par les flots de la multitude, il parut positivement porté sur le pavois populaire.

Dans Paris, ce fut encore jour de fête universelle, improvisée, éclose d’elle-même, sans ordre officiel ni prescriptions réglementaires. Les maisons se pavoisaient, se décoraient d’inscriptions et d’emblèmes ; à tous les étages, des guirlandes de lampions et de verres de couleur se suspendaient, pour l’illumination du soir. Dans les rues ainsi enjolivées, un peuple immense circulait sans désordre, expansif, bon enfant, causeur, se divertissant de choses qui l’eussent exaspéré naguère et prenant tout en bonne part. Une femme à son mari : Tiens ! voilà une maison où il n’y a point de lampions ! C’est quelque aristocrate. — Aristocrate, soit ! dit le mari, même Jacobin ; aujourd’hui, tout le monde est libre ; on ne tue plus les gens pour leurs opinions[48]. Un ouvrier à sa femme, en montant sur sa boutique pour poser des lampions : C’est que c’te victoire donnera la paix ! La femme : C’est que c’n’est plus comme ces avocats qui ne faisiont la guerre qu’avec leu plume ; tiens, mets encore ces deux-là[49]. » Le soir, le faubourg Antoine, par l’éclat de son décor lumineux, par les feux de joie flambant sur toutes les places, parut le grand centre de clarté : « Les faubourgs, disait la police, partagent avec transport l’ivresse générale[50]. »

Le triomphe officiel vint ensuite, mais ne fut décerné ostensiblement qu’à la République seule et aux armées. On l’avait fixé au 26 messidor, c’est-à-dire au 14 juillet ; tous les ans, à pareil anniversaire, il y avait fête nationale ; on convint d’y joindre cette année la présentation des drapeaux conquis en Allemagne et en Italie, plus la solennité promise à l’occasion des résultats du plébiscite et de la pacification intérieure, et de réunir le tout sous ce titre : « Fête de la Concorde. »

La fête commença le 25 au soir par l’inauguration du quai Desaix, par cet hommage rendu au grand mort dont le souvenir demeurait inséparable de ces jours d’orgueil. Le lendemain, dès le matin, le canon se mit à tonner d’heure en heure, répandant dans l’air une solennité. Le soleil de messidor s’élevait splendide, la journée s’annonçait brûlante ; elle serait très chargée. Quatre cérémonies figuraient au programme. A neuf heures, le préfet Frochot, entouré de son personnel, posa sur la place Vendôme la première pierre du monument dédié aux braves du département de la Seine. A onze heures, place de la Concorde, on posa la première pierre de la colonne nationale, élevée à la gloire de toutes les armées. Les Consuls en grand costume rouge et or, les états-majors., les corps constitués assistèrent à cette cérémonie, où Lucien, ministre de l’Intérieur, officia selon le rituel accoutumé. Ensuite et vivement, Bonaparte à cheval, entraînant avec soi ses deux collègues et les ministres également montés, prit le chemin des Invalides, tandis que la foule des dignitaires à pied, « préfets, maires, magistrats, sénateurs, députés, tribuns, académiciens[51], » s’efforçait de suivre, sans garder les rangs, haletait et se précipitait en une espèce de déroute, dans un nuage de poussière. Sur les deux côtés du parcours, une quadruple rangée de curieux faisait la haie, et, derrière eux, une colonne de femmes et d’enfans courait parallèlement au cortège, criant sans discontinuer : « Vive Bonaparte ! » Des gens en délire se jetaient entre les chevaux, arrivaient au Consul, baisaient sa selle : « J’arrive de quarante lieues pour voir Bonaparte, » criait l’un d’eux, et ceux qui l’avaient vu voulaient le revoir ; « ils couraient pour gagner un passage où ils pussent le revoir encore[52]. »

Dans l’église des Invalides, dans le vaste vaisseau transformé en temple de Mars, des tribunes avaient été réservées aux corps constitués, aux habits brodés, aux femmes les plus distinguées par le rang et la toilette ; le simple public trouva difficilement à se placer, et les plaintes qu’excita ce commencement de privilège mirent une ombre au tableau. Au début de la cérémonie, deux virtuoses appelés de Milan, Blanchi et la Grassini, chantèrent dans leur langue une ode en l’honneur de la délivrance de leur patrie, et, dans la chaude lumière de juillet, ces voix d’outre-monts, le décor antique du temple, les statues, les trophées, les bronzes dorés, la pâleur des marbres et l’éclat de nos uniformes français, ces Parisiennes à coiffure de camée, le mélange de leur élégance et des attributs sévères, ces magistrats au titre évocateur, le Sénat, les tribuns, ce triomphant Consul, et l’imagination nationale subissant une fois de plus l’enchantement des victoires italiques, tout donnait à ce jour un caractère essentiellement latin, un caractère de solennité romaine et française. En périodes classiques, Lucien célébra le 14 Juillet et le 18 Brumaire, invoqua « la Concorde réparatrice de tous les maux, » et l’on entendit un Chant du 14 Juillet, dont Fontanes avait composé les paroles et Méhul la musique. L’effet fut grandiose, trois orchestres de cent musiciens chacun se répondant de divers points du temple. Bonaparte ne quitta pas l’hôtel avant d’avoir distingué par le don d’une médaille cinq invalides, les plus signalés « par les actions d’éclat de leur jeunesse[53]. » L’un de ces anciens avait cent quatre ans, et il se trouva qu’en ce jour le vainqueur de Marengo décora peut-être un combattant de Fontenoy.

La scène se transporta finalement au Champ de Mars. Sur les tertres formant rebord des deux côtés et s’élevant en gradins rustiques, la multitude s’était entassée ; dans le milieu, le scintillement des baïonnettes, l’alignement des troupes et des gardes nationales, encadraient un bataillon sacré, une redoute vivante, pavoisée de drapeaux conquis ; vingt-trois drapeaux autrichiens, bariolés, armoriés, tenus par des grenadiers de la garde consulaire arrivés le matin même d’Italie et encore en tenue de campagne, sac au dos. Bonaparte se fit présenter les trophées, passa en revue les troupes. Ensuite, il devait y avoir jeux renouvelés d’Olympie ; dans une lice tracée par des poteaux et des cordes, courses à pied, courses de chevaux, courses de chars, montés par des jeunes gens de la ville en pur costume de jockeys anglais, car l’antiquité et l’Angleterre se disputaient bizarrement les faveurs de la mode ; les vainqueurs recevraient en prix des armes de la manufacture de Versailles, des porcelaines de Sèvres, et l’ascension d’un aérostat terminerait la fête. Mais le peuple se souciait peu des courses et voulait voir Bonaparte. Sous la lumière crue, dans l’éblouissement des couleurs et des mouvans spectacles, c’était vers lui que tendaient tous les regards ; du plus loin, ils cherchaient à distinguer, en tête de l’état-major, et plus tard au balcon de l’Ecole militaire, dans le miroitement des dorures officielles, la mince silhouette consulaire, le point rouge, le point magnétique, vers lequel s’élançait électrisée l’âme de la France. Une immense poussée de foule se fit, rompit le cordon des troupes, envahit la lice, renversa les poteaux et les cordes, déborda jusqu’à la façade de l’Ecole, dans une furie d’acclamations ; devant cette tempête populaire, il fallut remettre à un autre jour l’achèvement du programme, et la journée finit dans un grand tumulte d’enthousiasme. Le soir, tandis que le peuple battait des mains devant les illuminations officielles, le Premier Consul réunit à dîner les premiers personnages de l’Etat, mais il avait eu soin d’inviter aussi les cinq invalides qu’il avait médaillés ; des voitures consulaires allèrent prendre ces vieux braves et les amenèrent aux Tuileries. On entendit à nouveau des paroles officielles, des toasts à la victoire, aux armées, au héros de Marengo, à la paix, à la constitution, au gouvernement de la République ; le président du Tribunal but : A la philosophie et à la liberté civile, et Bonaparte, d’une voix forte : Au peuple français, notre souverain à tous.

Il avait dit à Joseph, avant de partir pour l’Italie : « Une victoire me laissera maître d’exécuter tout ce que je voudrai[54]. » Il disait maintenant à Bourrienne qu’il avait conquis, « en moins de deux ans, le Caire, Paris et Milan[55]. » Il eût pu placer Paris après Milan, car la conquête de la capitale lombarde et ses suites avaient accompli l’autre.

C’est à partir de ce moment que, tenant définitivement Paris, tenant la France, il prend conscience de sa force et conscience de ses ambitions. Il se sent le maître, s’affirme tel, élargit plus hardiment sa politique et en même temps attire à lui tous les ressorts de la puissance. Il va changer son haut office de commandement en domination superbe et despotique, et quand, plus tard, après d’insignes bienfaits, des actes d’arbitraire avéré et de laide violence viendront altérer sa popularité, la France prise dans l’étau de fer ne pourra que se courber et se taire. Maintenant, il se juge assez fort pour se dégager de la Révolution et s’élever au-dessus d’elle ; il n’a fait d’abord que la gouverner, il va l’asservir. Il achèvera le rapprochement des deux Frances ennemies en les appareillant au même joug ; déjà, il met la première main au Concordat, clef de voûte de l’édifice qu’il entend restaurer, et c’est dans le sens de la tradition monarchique renforcée et simplifiée, combinée avec l’égalité chère aux Français, qu’il poussera son œuvre d’universelle reconstitution.

Son but, c’est d’opérer la pacification par l’autorité, c’est d’imposer entre le passé et le présent la grande transaction nécessaire, c’est de refaire une France admirablement ordonnée et forte ; ce qu’il veut aussi, c’est gouverner sans frein, gouverner toujours et insatiablement, dominer l’Europe par la France, se perpétuer dans un successeur désigné et formé par lui, étendre à l’infini son pouvoir dans l’espace et dans le temps. Sous quel titre, Consul à vie, Consul investi du droit d’adoption, Empereur ? Il ne le sait pas encore. Il comprend la nécessité de ménager encore les formes, de ne rien brusquer, de ne pas heurter de front les résistances de l’esprit révolutionnaire ou libéral, et surtout de donner d’abord aux Français l’illusion de la paix ; mais toute idée de rester dans la vérité républicaine, toute idée de passer la main à l’héritier des anciens rois, à supposer que l’une et l’autre aient alternativement existé en lui, s’effacent à jamais de son esprit. Il va dire à Bourmont, en parlant du Prétendant : « Si c’était un grand prince qui dût régner, s’il avait fait de grandes choses, s’il était comme le duc d’Enghien après la bataille de Rocroi, je me ferais honneur de servir sous lui, je ne balancerais pas à lui remettre un sceptre dont il serait digne, mais on ne connaît pas le roi ; il est à Mittau, qu’il y reste… Pendant ma vie, je conserverai l’autorité suprême. J’étendrai la gloire des armes françaises, j’écraserai l’Angleterre, et la France fera la loi au reste du monde[56]. » Revenant à Louis XVIII, il laisse déjà percer le désir d’obtenir de lui une abdication en lui assurant une retraite paisible, peut-être une souveraineté infime en un coin de terre étrangère : « Loin de lui nuire, je respecterai ses malheurs et lui rendrai tous les services que je pourrai, bien entendu excepté sa couronne ; elle est perdue pour lui ; l’histoire offre d’autres exemples d’un changement de dynastie. » Et, après cette échappée sur l’avenir, se reprenant, il répète : « Je gouverne, je conserverai la puissance jusqu’à ma dernière heure. » Pour s’élever au sommet d’où ses ambitions pouvaient embrasser d’illimités espaces, huit mois lui avaient été nécessaires ; son avènement à la pleine puissance, fondée sur l’absolue possession de l’esprit des masses, n’avait été que progressif, et il avait fallu Marengo pour compléter Brumaire.


ALBERT VANDAL.

  1. Voyez la Revue des 15 avril, 1er et 15 mai.
  2. Rapport de police du 7 prairial. Archives nationales. AF. IV, 1329.
  3. Rapport du 15 pluviôse.
  4. Rapport de police du 4 prairial : « Les sociétés de francs-maçons sont devenues depuis quelque temps le point de réunion des factieux de tous les partis :… au Pont aux Choux, une loge d’exclusifs prononcés ; rue du Vieux-Colombier, une de royalistes. » Archives nationales, AF, IV, 1329.
  5. Brochure anonyme intitulée : Entretien politique sur la situation actuelle de la France et sur les plans du nouveau gouvernement. L’auteur, Marc-Antoine Jullien, publia sa brochure après une conversation avec Bonaparte, dont il donne le compte rendu sous forme de dialogue.
  6. Eclaircissemens inédits de Cambacérès.
  7. Eclaircissemens inédits de Cambacérès.
  8. Correspondance des agens de Condé. Archives de Chantilly, papiers de Condé, série Z, t. 73.
  9. Mémoires de Bourrienne, IV, 37.
  10. Correspondance de Napoléon, VI, 4654.
  11. Rœderer, VI, 404.
  12. Ibid.
  13. Corresp., VI, 4627.
  14. Ibid., 4674.
  15. Correspondance de Napoléon, VI, 4707.
  16. Rœderer, III, 369.
  17. Rœderer, III, 369.
  18. Lettre citée par M. de Martel, la Pacification et l’attentat du 3 nivôse, 212.
  19. Propos cité par Chassin, la Pacification de l’Ouest, III, 622.
  20. Précis d’une conversation entre Bonaparte et Bourmont, rédigé par Bourmont ; M. le duc de la Trémoille vient de publier ce beau document, qui fait partie de ses archives.
  21. Corresp., 4764.
  22. Rapports de police, 1er et 2 prairial. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  23. Corresp., 4729.
  24. Corresp., VI, 4834.
  25. Ibid., 4839.
  26. Corresp., 4769, 4861.
  27. Ibid., 4837.
  28. Ibid., VI, 4759.
  29. Ibid., 4786.
  30. Corresp., VI, 4890.
  31. Martel, 212.
  32. Rapport de police, 25 floréal. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  33. Paroles de Champagny à d’Antraigues, en avril 1802 ; Champagny ajoutait : « J’ai vu, il y a quinze mois, une quantité de sénateurs, de généraux, même des ministres, prévoir cet événement… Mais je n’ai vu balancer qu’entre deux personnes, le Duc d’Enghien et le Duc d’Orléans. » L. Pingaud, Un agent secret sous la Révolution et l’Empire, 226-227.
  34. Lettre intercalée dans le texte des Mémoires de Bourrienne, IV, 166.
  35. Rapports de police. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  36. Rapports de police, 17 prairial. Archives nationales, AF, IV. 1329.
  37. Éclaircissemens inédits de Cambacérès.
  38. Rapports de haute police générale conservés à la Bibliothèque nationale. Manuscrits du Fonds français, 11 361.
  39. Rapport de police du 3 messidor, inscrit par erreur sous la date du 3 prairial. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  40. Rapport du 2 messidor.
  41. Eclaircissemens inédits.
  42. Mémoires, II, 328.
  43. Mémoires, I, 258.
  44. Éclaircissemens inédits.
  45. Rapport de police, 6 messidor. Archives nationales, AF, IV, 1329.
  46. Corresp., VI, 4955.
  47. Rœderer, VI, 410.
  48. Rœderer, VI, 411.
  49. Ibid.
  50. Rapport de police, 13 messidor. Archives nationales, AF, IV. 1329.
  51. Mémorial de Norvins, II, 253.
  52. Rœderer, VI, 413.
  53. Ibid.
  54. Mémoires sur Carnot par son fils, II, 214.
  55. Bourrienne, IV, 171.
  56. Conversation précitée.