La Conjuration de Catilina (Gaston Boissier)/04

LA
CONJURATION DE CATILINA

IV[1]
LES NONES DE DÉCEMBRE



I

La joie de Cicéron, quand il apprit le départ de Catilina, n’était pas sans quelques nuages. Il avait espéré qu’il emmènerait tout son monde avec lui, et il fut très mécontent de voir qu’il n’était suivi que de quelques inconnus. Aussi employa-t-il toute son éloquence pour persuader aux autres de l’aller retrouver : « Les portes sont ouvertes, leur disait-il ; les chemins sont libres, leur chef les attend ; le laisseront-ils se consumer de désirs ? » Dans tous les cas, s’ils s’obstinent à rester, il leur conseille de se tenir tranquilles. « Au moindre mouvement qu’ils feront, ils verront bien que Rome possède des consuls vigilans, des magistrats dévoués, un Sénat ferme et vigoureux ; qu’elle a des armes et une prison que les ancêtres ont bâtie pour la punition des grands crimes. »

Ils ne partirent pas et continuèrent à conspirer. Peut-être le départ du chef fut-il un soulagement pour plusieurs d’entre eux. On ne s’entendait plus tout à fait dans le parti. Il y avait des ambitieux qui supportaient mal la supériorité de Catilina et entendaient travailler pour leur compte. Ceux-là n’étaient pas fâchés d’être délivrés d’une autorité gênante et de pouvoir agir à leur fantaisie. Catilina parti, le premier rang, parmi les conjurés, appartenait sans conteste à P. Cornélius Lentulus Sura, d’une des premières familles de Rome, dont la vie politique avait été assez accidentée. Son nom, et sans doute aussi la faveur de Sylla, l’avaient amené très vite au consulat. Mais il s’était montré, dans ses magistratures, si effronté voleur, qu’il finit par indisposer contre lui son protecteur lui-même, quoique fort indulgent pour ces sortes de méfaits. À tous les reproches qu’on lui faisait, il répondait par des bons mois. Accusé de malversation manifeste, il acheta ses juges, et, comme il fut absous à deux voix de majorité : « J’en ai payé un de trop, » dit-il. Il en fit tant que les censeurs, en 685, l’exclurent du Sénat. Il y rentra seulement l’année du consulat de Cicéron, en se faisant renommer préteur. C’était un beau parleur, qui plaisait à la foule par sa belle mine et sa voix puissante, mais un esprit médiocre, qui croyait aux devins, un homme irrésolu, qui ne savait pas prendre une décision ; Cicéron l’appelait un endormi. Ses lenteurs contrastaient avec les témérités folles de Cethegus, qui, après Lentulus, occupait dans la conspiration la seconde place. Celui-là était un de ces conspirateurs d’habitude et de tempérament, comme nous en avons connu plusieurs de notre temps, toujours prêts à se jeter dans quelque aventure. Quand il était décidé à tenter un coup de main, il ne souffrait pas qu’on y mît aucun retard, et traitait de lâches tous ceux qui se permettaient de présenter quelque observation. La conjuration était donc ballottée entre ces deux extrêmes d’audace et de timidité, et il était naturel qu’on ne s’y entendit guère. On finit pourtant par se mettre d’accord sur le moment où le coup se ferait. Ce devait être vers les derniers jours du mois de décembre, pendant les saturnales, qui étaient une sorte de carnaval pour les Romains. Cethegus ne manquait pas de trouver, selon son habitude, qu’on attendait trop longtemps, mais on lui répondit que le massacre serait plus facile au milieu du tumulte d’une fête ; que les tribuns entraient en charge le 10 décembre, et que l’un d’eux, Calpurnius Bestia, avait promis d’exciter les passions populaires contre Cicéron en l’attaquant à la tribune. Lu véritable raison était sans doute que Catilina devait intervenir dans la lutte et qu’il fallait lui laisser le temps de se préparer.

En attendant le jour fixé, les conjurés cherchaient à faire des recrues. On les prenait un peu partout, et sans beaucoup de choix. En même temps que des citoyens, il parut bon d’enrôler aussi des étrangers ; et précisément, il y avait alors à Rome une députation des Allobroges avec laquelle on pensa qu’on pourrait s’entendre. C’était une nation gauloise, qui habitait entre le Rhône et l’Isère, dans les pays qui ont formé plus tard le Dauphiné et la Savoie. Il y avait quelques années à peine que les Romains les avaient soumis, et, en leur qualité de nouveaux venus, on les exploitait sans miséricorde. Ils étaient accablés d’impôts de toute sorte, impôts pour le logement et le passage des troupes qui allaient en Espagne, impôts pour l’entretien des soldats qu’on levait chez eux, surtout impôts sur le transport des vins, qui étaient la richesse du pays, — la gabelle a été de tout temps la ressource des maîtres et la ruine des sujets. — Mais le plus grand de tous les fléaux de la province, c’était encore l’invasion des trafiquans romains (negociatoras). Ils étaient arrivés, comme toujours, sur les pas des légions et avaient pris tout de suite une grande importance ; Cicéron dit qu’il ne circule pas un écu dans la Gaule qui n’ait passé par leurs mains. Les trafiquans se chargeaient de procurer de l’argent aux cités ruinées par l’impôt, et, comme on ne leur prêtait qu’à de très gros intérêts, ils rendaient ainsi leur ruine plus certaine. Les Allobroges ne cessaient de se plaindre, mais on ne prenait pas la peine de les écouter. La députation qui se trouvait à Rome en ce moment n’avait pas été plus heureuse que les précédentes. Le Sénat était sourd à toutes leurs réclamations, ce qui les avait réduits à un tel désespoir qu’ils disaient qu’il ne leur restait plus qu’à mourir.

On pensa qu’en cet état, ils prêteraient volontiers l’oreille aux propositions qu’on pourrait leur faire. Leur aide n’était pas à dédaigner ; c’était une nation guerrière, qui pouvait surtout fournir à Catilina des cavaliers, c’est-à-dire ce qui manque le plus à une armée improvisée. Un affranchi, Umbrenus, qui avait fait des affaires en Gaule et y connaissait les hommes les plus importans, fut chargé de leur faire des ouvertures. Il les aborda au Forum, probablement pendant qu’ils étaient dans le Grécostase, un portique où se tenaient les ambassadeurs des peuples étrangers auxquels le Sénat donnait audience. Il parut écouter leurs plaintes avec sympathie et leur dit que, s’ils étaient des gens de cœur, il leur fournirait un moyen de se délivrer de leurs misères. Puis, il les amena chez Sempronia, dans la maison de 1). Brutus, qui était voisine, et les mit en relation avec Gabinius, un conjuré d’importance, qu’on envoya chercher.

Quand ils surent d’une manière encore vague de quoi il s’agissait et ce qu’on demandait d’eux, ils furent pris d’une grande incertitude. Ce n’étaient pas des motifs d’honneur qui les faisaient hésiter : ils se demandaient simplement ce qui leur serait le plus utile, et s’ils gagneraient davantage à participer à la conjuration ou à la trahir. Ils consultèrent Fabius Sanga, leur patron, qui leur montra que c’était le gouvernement qui avait le plus de chance de réussir, et n’eut pas de peine à les décider à se mettre avec les plus forts. Cicéron fut aussitôt averti, et il demanda aux députés de continuer la négociation. C’était un merveilleux moyen de connaître les plans des conjurés et de les prendre tous à la fois, du même coup de filet. Avant de s’engager, les Allobroges avaient besoin de savoir si le complot était sérieux. Il était naturel qu’on leur fît connaître les noms et les projets de ceux auxquels on leur demandait de s’associer. Ils étaient en droit d’exiger des assurances formelles, des promesses écrites, qu’ils pourraient communiquer à leurs compatriotes pour obtenir leur adhésion. Rien ne leur fut refusé. C’est ainsi qu’ils furent mis au courant de tout ce qui se préparait et qu’ils obtinrent des lettres des principaux conjurés écrites de leur main, avec leur nom, et leur sceau. — Ces barbares étaient des gens avisés et qui surent parfaitement jouer leur rôle.

Quand tout fut prêt, ils annoncèrent leur départ pour le 3 décembre, au matin. Ils devaient suivre la voie Flaminienne, qui passe le Tibre sur le pont Milvius (ponte Molle). Cicéron avait eu soin de prévenir deux préteurs qui lui étaient dévoués, L. Valerius Flaccus et C. Pomptinus ; ils amenèrent sans bruit des soldats dont ils étaient sûrs et les cachèrent dans deux fermes, des deux côtés du pont. Les Allobroges arrivèrent à la fin de la troisième veille de la nuit (vers quatre heures). Us avaient avec eux T. Volturcius de Crotone, chargé de les accompagner au camp de Catilina où ils devaient s’arrêter en passant, et quelques conjurés qui leur faisaient la conduite. Quand ils furent engagés sur le pont, les troupes sortirent de leurs cachettes en poussant de grands cris. Les Allobroges, comme on pense, ne se défendirent pas ; les autres, voyant la résistance impossible, se laissèrent prendre, et tout le monde fut ramené à Rome.

Aussitôt on avertit le consul qui, au petit jour, manda les plus compromis parmi les conspirateurs. Il était décidé à n’en poursuivre que neuf ; sur ce nombre, quatre seulement furent trouvés chez eux, un cinquième se sauva, au dernier moment, mais il fut repris dans la journée. On les tint sous bonne garde, en attendant que le Sénat décidât de leur sort. Le consul l’avait immédiatement convoqué, et il devait se réunir sans retard dans le temple de la Concorde, dont il reste quelques débris, au pied du Capitole. Cicéron se doutait bien que la séance allait être très importante ; il n’ignorait pas qu’elle pouvait avoir pour lui les conséquences les plus graves, et que ses ennemis iraient y chercher un jour des raisons de le perdre. Il voulut donc, dans son intérêt et dans celui de la république, qu’il restât un souvenir exact de ce qui allait s’y passer. Les procès-verbaux des séances du Sénat étaient rédigés d’ordinaire avec quelque négligence. Il prit ses précautions pour rendre celui-là plus fidèle que les autres, et voulut qu’il ne fût pas possible d’en contester la véracité. « Ce fut, a-t-il dit plus tard, une inspiration du ciel. » Il choisit, parmi les sénateurs qui avaient l’habitude et la facilité d’écrire vite, quelques hommes irréprochables, qui étaient en même temps des gens d’esprit, — car il faut avoir de l’esprit pour saisir la parole au vol, et recueillir dans ce qu’on entend ce qu’il importe de conserver, — et il les chargea de noter avec soin ce qui se dirait dans la séance. C’étaient entre autres un préteur en exercice, Q. Cosconius, des personnages de la plus haute noblesse, un Messalla, un Appius Claudius, et Nigidius Figulus, l’un des premiers savans de ce temps, qu’on mettait presque sur la même ligne que Varron. Cicéron avait bien raison de dire que personne n’oserait jamais les accuser de manquer d’intelligence ou de droiture pour transcrire latérite.

La séance du Sénat ne fut presque qu’un long interrogatoire. On introduisit d’abord Volturcius avec les députés des Allobroges. Il tremblait de peur, mais on lui promit qu’il ne serait pas poursuivi, et il dit tout ce qu’on voulait savoir. Comme on l’envoyait chez Catilina pour prendre les dernières dispositions, il était au courant de tous les projets, et les fit connaître. Les députés, auxquels on n’avait rien caché, furent intarissables de détails. Quand vint le tour des inculpés, il ne fut pas difficile d’obtenir un aveu de Gabinius et de Statilius. Cethegus opposa plus de résistance. On avait fait une perquisition chez lui et on y avait trouvé une grande quantité de poignards et d’épées ; il répondit, pour se justifier, qu’il avait toujours été amateur de belles lames. Mais quand on lui mit sous les yeux sa lettre aux chefs des Gaulois, signée de sa main, il se troubla et cessa de nier. Lenlulus s’était plus compromis que les autres par ses vantardises. Pour se donner de l’importance, il avait entretenu les députés d’un oracle sibyllin, qui annonçait que trois personnes de la famille des Cornelii occuperaient à Rome le pouvoir souverain. Cinna et Sylla avaient été les deux premiers ; il ne doutait pas qu’il dût être le troisième, d’autant plus que les haruspices, qu’il consultait aussi, lui affirmaient que le temps était arrivé où l’oracle allait s’accomplir. Dans la séance du Sénat, lorsqu’on lui présenta sa lettre aux Allobroges, il nia l’avoir écrite ; mais il fut bien forcé d’avouer que le sceau était le sien. « En effet, lui dit Cicéron, cette empreinte est facile à reconnaître : c’est l’image de ton aïeul, un grand homme de bien, qui aimait sa patrie avec passion. Toute muette qu’elle est, elle aurait dû t’empêcher de commettre un crime si abominable. » Confronté avec les députés, il le prit d’abord de très haut, et il eut l’air de ne pas les connaître. Mais quand ils lui demandèrent s’il ne se souvenait pas de leur avoir parlé des livres sibyllins, son assurance tomba tout d’un coup, et, à la surprise générale, il avoua en balbutiant tout ce qu’on lui reprochait. Il se reconnut même l’auteur d’une lettre qu’il avait remise, sans la signer, à Volturcius pour Catilina, et qui était ainsi conçue : « Tu sauras qui je suis par celui que je t’envoie. Sois homme de cœur ; songe à la situation où tu t’es mis, et vois à quoi la nécessité t’oblige : prends des auxiliaires partout, même dans les rangs les plus bas. » Cette lettre, presque impertinente, prouve qu’entre le chef et les complices il y avait des dissentimens graves. Elle faisait allusion à la répugnance qu’éprouvait Catilina à enrôler des esclaves parmi ses soldats ; Lentulus n’avait pas les mêmes scrupules. Après ces interrogatoires, aucun doute ne pouvait rester. Les lettres, les cachets, l’écriture, l’aveu des accusés fournissaient une preuve irrécusable du crime. Mais Cicéron ajoute que ceux qui assistaient à la scène en avaient sous les yeux des indices encore plus certains. « A voir la pâleur des coupables, leurs yeux baissés vers la terre, leur attitude morne, leur consternation, les regards furtifs qu’ils se lançaient mutuellement, ils semblaient moins des malheureux qu’on accuse que des criminels qui se dénoncent eux-mêmes. »

La délibération fut courte. A l’unanimité, on décida que les neuf prévenus étaient coupables et que ceux qu’on avait pu saisir resteraient prisonniers jusqu’à leur condamnation définitive. Lentulus était préteur et, les magistrats étant inviolables, ne pouvait être poursuivi qu’après être sorti de charge. On venait de voir le consul, respectant jusqu’à la fin la dignité dont l’accusé était revêtu, le conduire au Sénat par la main, tandis que ses complices y étaient amenés entre des soldats. Pour supprimer toute apparence d’illégalité, Lentulus fut pressé d’abdiquer, et il y consentit. On vota ensuite des remerciemens au consul « pour avoir préservé la ville de l’incendie, les citoyens du massacre, l’Italie de la guerre civile. » Des éloges furent accordés aux préteurs pour leur conduite dans l’affaire du pont Milvius. Antoine lui-même, l’autre consul, eut aussi sa part : on ne pouvait pas le féliciter du bien qu’il avait fait ; on le remercia de s’être abstenu de faire du mal. Les Dieux ne furent pas oubliés ; on décida de leur adresser ces prières solennelles d’actions de grâces qu’on appelait des supplications. On ne les votait jusque-là qu’après quelque victoire, et pour glorifier le général qui l’avait remportée ; c’était la première fois qu’on faisait cet honneur à un citoyen qui ne commandait pas des armées et n’avait pas cessé de porter la loge. On comprend que Cicéron ne manque pas de le l’aire remarquer.

Le jour baissait ; il était accablé de fatigue, et pourtant il lui restait quelque chose à faire. Il sortit du Sénat pendant qu’on achevait de rédiger les derniers décrets, et parut au Forum, où une foule immense était réunie : elle attendait qu’on lui fit savoir ce qui venait de se passer. Remarquons à cette occasion à quel point la vie politique était intense dans ces républiques anciennes. Les communications ne cessaient jamais entre le peuple et ses magistrats. Directement, sans intermédiaire, sans aucun retard, il était tenu par eux au courant de ce qui pouvait l’intéresser dans ses affaires. Rome, au moment même où elle devenait maîtresse du monde, était encore une ville municipale, comme les petites communes du Latin m et de la Sabine, et elle en avait conservé toutes les habitudes. Pour contenter l’impatience des citoyens affamés de nouvelles, Cicéron monta immédiatement à la tribune et prononça la troisième Catilinaire.

Elle a le même intérêt que la seconde ; vivante, comme elle, passionnée, populaire, elle contient d’abord le résumé de la séance du Sénat qui vient de finir, résumé qui en reproduit le mouvement et en donne l’impression. L’orateur, dans un récit qui dut égayer l’assemblée, montre l’attitude piteuse des prévenus ; il insiste sur les maladresses qu’ils ont coin mises, sur les confidences qu’ils avaient faites sans précaution à des inconnus, sur les lettres qu’ils leur ont remises et qui devaient servir contre eux de témoignages irrécusables. « Jamais, dit-il, des voleurs qui dévalisaient une maison bourgeoise ne se sont fait prendre plus sottement. » La dernière partie du discours a un caractère tout religieux. Il faut se rappeler, pour la comprendre, que, chez les Romains, la religion était une partie du patriotisme. Ils étaient si persuadés que leurs dieux s’occupaient de leurs affaires et ne cessaient pas de travailler pour eux qu’ils ne pouvaient imaginer qu’il leur arrivât un événement heureux ou triste où ils ne seraient pas intervenus. Le peuple n’aurait pas cru à l’importance réelle de la conjuration s’il avait pensé que les dieux s’en fussent désintéressés. Aussi Cicéron a-t-il grand soin de rappeler tous les présages que les prêtres avaient notés, et par lesquels la république était prévenue des dangers qui la menaçaient. C’était, comme à l’ordinaire, des orages effrayans qui éclataient tout d’un coup, la terre qui tremblait, des voix merveilleuses qu’on croyait entendre, le ciel qui s’éclairait de lueurs sinistres. Mais, à ces prodiges auxquels on était accoutumé, il s’en joignait cette fois de plus significatifs. L’année précédente, la foudre avait plusieurs fois dévasté le Capitole, renversant la statue de Jupiter, frappant le groupe doré, objet de la vénération publique, qui représentait la louve allaitant les jumeaux divins. On avait célébré des expiations solennelles et décidé de remplacer au plus vite la statue détruite par une autre qui serait plus grande et plus belle. Mais l’ouvrage marcha lentement. La statue ne fut prête que dans les derniers jours du consulat de Cicéron, et il se trouva qu’elle ne put être installée que le 3 décembre, le jour même où les conjurés comparurent devant le Sénat. Celle coïncidence était de nature à frapper le peuple ; Cicéron, quoiqu’il eût peu de confiance dans les présages et qu’il dût composer plus tard un livre contre la divination, ne négligea pas d’en tirer cette fois un grand effet oratoire, et nous pouvons être sûrs que ce fut un des passages les plus applaudis de son discours. Il le termina par ces quelques mots : « La nuit tombe, citoyens ; allez adresser vos hommages à Jupiter, le gardien de cette ville et le vôtre. Retirez-vous ensuite dans vos maisons, et quoique le danger soit passé, ne laissez pas de veiller à votre sûreté comme la nuit précédente. Quant à vous délivrer de ces soucis et à vous permettre de jouir enfin d’une paix solide, liez-vous à moi, Romains ; j’en fais mon affaire. »


II

Ce soir-là, Cicéron ne rentra pas chez lui : c’était la fête de la Bonne Déesse, un des restes de la plus vieille religion romaine. On la célébrait tous les ans la nuit du 3 décembre, dans la maison du consul. Elle était présidée par sa femme, assistée de quelques dames de haut rang et du collège des Vestales ; les hommes en étaient rigoureusement exclus. La Bonne Déesse cette fois daigna faire un miracle. Le fou sacré, qui s’était presque entièrement éteint sur l’autel, se ralluma tout d’un coup avec une telle intensité que la flamme s’éleva jusqu’au faite de la maison. Terentia s’empressa d’aller annoncer cette bonne nouvelle à son mari. Comme elle était superstitieuse, on pense bien que le miracle, avec l’interprétation que les Vestales lui donnaient, l’avait beaucoup frappée et qu’elle en tirait les présages les plus favorables. Les dames, qui en avaient été témoins, ne manquèrent pas de le raconter, et le récit en dut être assez diversement accueilli. Un sceptique, comme Cicéron, qui faisait profession de ne pas croire aux oracles et aux prodiges, devenu l’objet d’une manifestation céleste, pouvait prêter à sourire, et les malins ne durent pas s’en faire faute. On plaisanta sans doute aussi de l’empressement que Terentia avait mis à l’en prévenir, comme si elle sentait qu’il eût besoin, en cette occasion, qu’on lui donnât du cœur. On savait qu’elle formait avec lui un parfait contraste. Si elle était d’un esprit médiocre et d’un caractère peu aimable, en revanche elle possédait la qualité dont il manquait le plus, la décision. Ambitieuse, dominatrice, jalouse de son autorité domestique qu’elle désirait même étendre au-delà de sa maison, elle était, disait son mari, plus disposée à participer aux affaires publiques qu’à lui faire une part dans les affaires privées. Elle voyait combien les circonstances étaient graves et voulait ne pas laisser cet esprit vif et mobile passer trop vite, comme il en avait l’habitude, de la joie à l’inquiétude, de l’assurance à la crainte. Du reste, elle ne fut pas seule à s’y employer. On nous dit que Q. Cicéron, si inférieur à son frère, mais plus énergique que lui, et le savant Nigidius Figulus, qui était aussi un homme de grand cœurs, furent fort préoccupés d’empêcher qu’il ne cédât à quelque défaillance fâcheuse.

La journée du 3 décembre n’avait été qu’un triomphe pour Cicéron. Celle du lendemain fut mêlée d’incidens moins heureux. Dans la séance que tint le Sénat, on décerna des récompenses publiques à T. Vollurcius et aux Allobroges, qui avaient révélé les projets des conjurés. Est-ce ce qui encouragea le zélé des dénonciateurs ? Ils étaient nombreux à Rome et formaient une véritable corporation. On les voyait se promener auprès des tribunaux avec leurs dossiers sous le bras, toujours prêts à accuser les gens pour toucher le quart de leurs biens qu’on leur allouait, quand ils les faisaient condamner. On les estimait très peu, mais on s’en servait beaucoup, et il fallait bien qu’on s’en servît puisqu’il n’y avait pas à Rome, comme chez nous, d’accusateurs publics. Un certain L. Tarquinius, qu’on avait arrêté sur la route pendant qu’il allait retrouver Catilina, promit de donner sur la conjuration de nouveaux renseignemens, pourvu qu’on l’assurât qu’il ne serait pas poursuivi. Il ajouta quelques détails à ce qu’on savait déjà, et nomma Crassus parmi les conjurés. Mais à peine eut-il prononcé ce nom que des cris d’indignation s’élevèrent de tous les côtés. Crassus avait beaucoup d’amis et d’obligés. Il était le créancier d’une partie de la noble assemblée ; il ne pouvait pas être coupable. Il fut donc décidé sans autre recherche que Tarquinius mentait et qu’on le tiendrait en prison jusqu’à ce qu’il eût dit qui lui avait conseillé ce mensonge.

Le tour de ; César vint ensuite. Il fut accusé, dans le Sénat, par Curius, en même temps que Vettius, un dénonciateur de profession, le traduisait devant le questeur Novius Niger. Ils prétendaient tous deux tenir de Catilina lui-même la preuve qu’il était coupable. César ne répondit à Vettius qu’en ameutant le peuple contre lui et le faisant jeter en prison. Mais devant le Sénat, il lui fallut s’expliquer. Il fit appel au témoignage de Cicéron et se défendit si bien que les sénateurs privèrent l’accusateur de la récompense qu’on lui avait promise. À ce propos, Salluste rapporte que Q. Catulus et Cn. Piso essayèrent d’obtenir de Cicéron, par tous les moyens, et même en lui offrant de l’argent, qu’il fît accuser César par les Allobroges ou par quelque autre, et que, ne pouvant l’y décider, ils se chargèrent eux-mêmes de répandre des bruits calomnieux, qu’ils attribuaient à Volturcius ou à d’autres personnes bien informées. Ces bruits habilement colportés finirent par exciter contre César une colère furieuse, si bien que le lendemain, quand il sortit du Sénat, les chevaliers, qui montaient la garde, se jetèrent sur lui et l’auraient tué, s’il n’eût été protégé par le dévouement de ses amis et l’intervention opportune de Cicéron.

Cicéron se conduisit ce jour-là en honnête homme, s’il était convaincu que César ne faisait pas partie de la conjuration ; mais il s’est conduit surtout en politique avisé. Il n’était pas sage de se mettre trop d’ennemis sur les bras, et surtout des ennemis si redoutables. Les cinq qu’on avait retenus lui créaient déjà beaucoup d’embarras. Le Sénat ayant décidé, dans la séance de la veille, qu’on les garderait prisonniers, on les avait soumis à cette sorte d’emprisonnement qu’on appelait custodia libera, et qui était en effet un mélange de servitude et de liberté. Il consistait à les confier à la garde de quelques personnes de leur connaissance, qui en étaient responsables, et chez lesquels ils attendaient avec plus de patience le moment d’être jugés. De cette façon la prison préventive, qui déplaisait aux Romains, se trouvait adoucie et presque supprimée. Crassus et César étaient du nombre de ceux à qui la garde des conjurés était remise : le Sénat tenait à leur donner une marque publique de sa confiance. On pense bien que cette sorte de surveillance n’était pas très rigoureuse et que les prisonniers pouvaient facilement s’y soustraire ; mais depuis que la peine de mort n’était presque plus appliquée, ils n’avaient aucun intérêt à s’enfuir, puisqu’ils pouvaient toujours au dernier moment prévenir une sentence trop dure par un exil volontaire. Cette fois pourtant, dans les circonstances graves où l’on se trouvait, les choses pouvaient plus mal tourner qu’à l’ordinaire. Les prévenus et leurs amis s’en inquiétaient. Cethegus faisait dire à ses esclaves et à ses cliens, qui étaient ardens et résolus comme lui, de se réunir et de venir en masse donner l’assaut à la maison de Cornificius où il était retenu. Les gens de Lentulus se donnaient aussi beaucoup de mal. On voyait l’un d’eux, qui était une sorte de bas complaisant (leno), qu’il avait préposé à ses plaisirs, entrer dans les boutiques et offrir de l’argent à ceux qui voudraient le suivre. D’autres s’adressaient aux meneurs des sociétés populaires, dont c’était le métier de se faire payer pour soulever des émeutes. Cicéron comprit que, s’il voulait empêcher qu’on ne fit sauver les prisonniers, il n’avait pas de temps à perdre, et qu’il fallait prendre au plus tôt les dernières mesures. Il convoqua le Sénat pour le lendemain.


III

Le 5 décembre, ou, comme disaient les Romains, le jour des nones de décembre de l’année 691, a été une des plus grandes journées parlementaires de Rome. La question qu’on allait débattre ce jour-là devant le Sénat, le droit de punir, est peut-être la plus grave que puisse agiter une assemblée délibérante. Ce fut aussi une journée révolutionnaire ; elle rappelle certaines séances de notre Convention nationale, celles où les sections en armes, et venant demander quelques têtes, remplissaient la place du Carrousel, où les cris de la foule pénétraient jusque dans la salle enflammée par les déclamations des orateurs et venaient épouvanter les députés sur leurs bancs. On va voir se produire à Rome quelque chose de ces scènes violentes.

L’animation était grande depuis qu’on avait découvert la conjuration ; mais elle dut redoubler quand on sut qu’on allait décider du sort des conjurés. De tous les quartiers de la ville on se rendit au Forum, qui était le centre de la vie politique. Cicéron affirme que cette foule était favorable au Sénat et prête à le défendre, et sur ce point Salluste est d’accord avec lui ; il prétend que depuis deux jours il s’était produit un revirement complet dans l’opinion publique, et tous les deux l’attribuent à la même cause. Une révolution n’était pas pour effrayer la populace de Rome tant qu’elle put croire qu’elle n’avait rien à y perdre, et même qu’elle pouvait y gagner. Elle prit peur lorsqu’elle sut qu’au pillage on se proposait de joindre l’incendie. Le pillage menace surtout les palais des grands seigneurs, mais l’incendie atteint aussi la maison du pauvre, et il tient d’autant plus à sa maison qu’elle contient toute sa fortune. « Tout ce petit monde des artisans, dit Cicéron, est par sa situation même ami de la tranquillité. La paix alimente leur industrie. Ils ont besoin pour vivre qu’il leur vienne des acheteurs en grand nombre. Si leurs profits diminuent les jours d’émeute, quand ils sont forcés de fermer leurs boutiques, que sera-ce lorsqu’elles seront brûlées ? » Voilà pourquoi il pense que la classe des affranchis, aux mains desquels se trouve le commerce de détail, est entièrement dévouée au gouvernement et que même il n’y a pas un esclave, pour peu que sa condition soit tolérable, qui ne fasse des vœux pour son succès. Il faut bien croire pourtant que si les partisans du Sénat étaient les plus nombreux, il se trouvait aussi, dans la foule, des gens d’une opinion contraire ; quelques-uns, qui peut-être le dissimulaient, étaient préoccupés du sort des prisonniers ; d’autres, plus ouvertement, s’intéressaient à César et craignaient qu’il ne courût quelque danger, si bien que, dans un moment d’émotion, il fut obligé de se faire voir pour les rassurer.

Cicéron, quoi qu’il dise, ne l’ignore pas. Il sait que le parti vaincu s’agite et craint qu’il ne tente un coup de main. Ce qui le prouve, ce sont les précautions qu’il prend pour lui résister. D’abord il a convoqué le Sénat dans le temple de la Concorde, et ce temple, comme celui de Jupiter Stator, où se tint la séance du 7 novembre, est dans une situation excellente qui le met à l’abri d’une surprise. On peut être étonné que le Sénat se soit si souvent assemblé ailleurs que dans la curie, qui lui était spécialement affectée ; mais c’est précisément qu’on avait l’habitude d’accommoder aux circonstances le lieu où il devait se réunir. Les préparatifs étaient bientôt faits, et l’on pouvait sans inconvénient se décider à la dernière heure. Comme chacun parlait de sa place, il n’y avait pas de tribune à installer. Il suffisait qu’on disposât d’une salle spacieuse et vide, ce qui arrivait dans presque tous les édifices sacrés. Quand on avait placé au fond la chaise curule du président, préparé des sièges, des deux côtés, avec un passage au milieu, l’installation était terminée. Le temple de la Concorde avait cet avantage d’être adossé au rocher, en sorte qu’il ne pouvait pas être pris par les derrières. Pour en défendre les abords des autres côtés, Cicéron disposait des chevaliers romains, ses auxiliaires dévoués, des fonctionnaires du trésor (tribuni ærarii), des commis aux écritures (scribæ), qui formaient un ordre (nous dirions aujourd’hui un syndicat) que Cicéron appelle « un ordre honorable. » Ces employés inférieurs, probablement en relations d’affaires avec les chevaliers, et situés, comme eux, entre le peuple et l’aristocratie, subissaient aussi l’influence du consul et s’étaient rangés dans son parti. Ils furent placés dans cet endroit de la Voie Sacrée qu’on appelait la montée du Capitole (clivus Capitolinus). C’était une rampe escarpée, qui commandait le Forum, une sorte de position stratégique qu’il était difficile de forcer. Il n’est pas douteux qu’on n’ait su gré ce jour-là au consul de tout cet appareil de guerre qui maintint la paix publique. On le lui reprocha plus tard, et, vingt ans après, dans les Philippiques, il était encore obligé de s’en défendre. Les jeunes chevaliers, animés par la lutte, ne durent pas s’abstenir de provocations et de menaces : on vient de voir comment ils traitèrent César à sa sortie de la séance. Il est naturel que des conflits se soient souvent élevés entre ces groupes d’opinions contraires. Le bruit en arrivait jusqu’au Sénat, dont la porte devait toujours rester ouverte. Quoique les sénateurs les plus peureux ne se fussent pas hasardés à venir, il restait pourtant « dans cette assemblée de rois » beaucoup de vieillards timides, et, à un moment, la frayeur y fut si forte que le consul, qui parlait, interrompit son discours, pour démontrer qu’on n’avait rien à craindre. Ajoutons que, de temps en temps, on recevait des nouvelles alarmantes des divers quartiers de la ville. On racontait que des tentatives étaient faites pour délivrer les prisonniers, et il fallut que le consul donnât l’ordre de renforcer les postes dans les maisons où ils étaient retenus.

C’est au milieu de ces agitations extérieures que se tint la séance du 5 décembre ; elle ne fut pas moins animée à l’intérieur. Nous avons cette chance de savoir exactement tout ce qui s’y passa. Cicéron ne se trompait pas quand il disait « que le souvenir s’en conserverait toujours dans la mémoire et dans les discours des hommes. » Les historiens nous en ont raconté tous les détails, et il n’y en a pas d’autre qui nous soit aussi parfaitement connue. Si nous voulons nous donner le spectacle d’une séance du Sénat romain, nous n’avons qu’à relire le récit qu’ils nous en ont laissé.


IV

Mais auparavant, quelques explications ne seront pas inutiles. Nous ne pouvons bien comprendre les incidens de cette journée mémorable qu’à la condition de ne pas oublier quel était le rôle particulier du Sénat, la place qu’il tenait dans la constitution et la manière dont les débats y étaient conduits. Quelques mots suffiront pour le rappeler. Seulement, il faut consentir d’abord à remonter un peu haut dans l’histoire. On ne se rend compte du caractère véritable des institutions romaines qu’en les prenant à leur origine ; elles en ont toujours gardé la marque malgré les modifications qu’elles ont reçues, et c’est ce qui nous frappe d’abord chez elles. Nous avons peine à nous figurer, nous qui avons tant de fois changé de régime en un siècle, que, pour le fond et l’essentiel, la constitution des Romains se soit conservée sans trop de dommage pendant six ou sept cents ans. Mais ce qui nous cause encore plus de surprise, c’est que dès cette époque lointaine d’où elle date, et que l’on appelle « le temps des Rois, » il y ait eu des sages, capables de faire des lois si durables, de résoudre des problèmes qui, chez nous, n’ont pas encore trouvé de solution, d’accorder des intérêts contraires, de concilier la souveraineté de l’Etat avec le respect des droits de l’individu, de maintenir l’autorité de la tradition sans rendre le progrès impossible. Ce n’étaient assurément pas des barbares, des gens nés du tronc d’un chêne, comme Virgile nous les représente, des bandits enfermés dans leur burg, et guettant du haut des murailles les passans pour les détrousser, comme les imagine Niebuhr. Où donc ont-ils pu prendre cette connaissance, ou, si l’on veut, cette divination des principes les plus délicats de la politique ? Puisque ce n’était pas dans les écoles ou dans les livres, il faut bien croire qu’ils la tenaient d’une longue expérience. Cette race sensée, sérieuse, opiniâtre, devait avoir derrière elle tout un passé de révolutions dont elle avait profité. Il ne faut donc pas croire que Rome ait commencé le jour où les Sabins du Quirinal et les Latins descendus du Palatin se rencontrèrent et s’unirent dans cette plaine marécageuse qui devint le Forum. Il a dû y avoir sur le même sol des villes antérieures dont la dernière a effacé le souvenir. Elles n’ont pas cependant tout à fait disparu, puisque, dans des fouilles récentes, M. Boni en a retrouvé quelques débris. Il n’en reste guère que des pierres noircies et quelques lettres qu’on a peine à déchiffrer ; et pourtant, ce sont des ruines respectables, car c’est là que la race romaine s’est lentement formée, c’est là qu’elle a dû faire l’apprentissage de l’art difficile d’accommoder ensemble l’ordre et la liberté.

L’institution du Sénat remonte à cette antiquité lointaine ; il avait été créé pour être le conseil du Roi. A Rome, il est de règle que celui qui possède l’autorité souveraine, le Roi dans l’État, le père dans la famille, la possède entière ; mais ce pouvoir, absolu dans son essence, est limité par l’usage. Le chef de l’État, s’il ne le partage avec personne, ne doit pas l’exercera sa fantaisie. Il faut qu’avant d’agir il prenne l’avis des anciens (Patres), qui peuvent l’éclairer. Ce principe posé, tout en découle ; le conseil des anciens (Senatus) n’a d’autre mission que de répondre au chef de l’État qui le consulte ; il ne possède donc aucune initiative par lui-même. Il se réunit quand on le convoque, il parle quand on l’interroge ; il ne fait pas des lois, connue l’assemblée du peuple dans ses comices, il donne des avis (senatus consulta), et ces avis n’imposent pas une rigoureuse obéissance ; ils ont seulement l’importance que leur donnent l’âge et la situation de ceux à qui on les a demandés (auctoritas) ; mais cette importance est très grande et grandira de plus en plus, car le chef de l’État n’est pas tout à fait libre de les choisir comme il lui plaît. Il est tenu de prendre d’abord ceux que le peuple a nommés à quelque magistrature, en sorte que l’élection populaire en est la première origine. Quand il les a réunis pour les consulter, il demande successivement l’opinion de chacun d’eux, mais il ne le fait pas au hasard ; il suit l’ordre dans lequel ils sont rangés sur la liste qui contient tous leurs noms, et cet ordre est celui des fonctions qu’ils ont occupées. Comme chacun par le à son tour, quand on lui a demandé de parler, et qu’il ne parle qu’une fois, les discussions où l’on s’attaque et l’on se répond ne sont pas possibles. Le Sénat romain est donc uniquement, au moins dans son principe, une assemblée consultative, et ne ressemble en rien à celles qui, de nos jours, en France et en Amérique, portent le même nom.

Avec le temps, des modifications importantes furent introduites dans la vieille institution. Le président de l’assemblée, au début de la séance, quand les circonstances étaient graves, se permit d’exposer la situation, ou d’interpeller directement un des membres du Sénat, comme le fit Cicéron le 7 novembre, ou même d’indiquer par avance son sentiment, pour influencer celui des autres, comme il allait le faire le 5 décembre. On admit aussi que celui qui présidait pourrait user plus fréquemment du droit de prendre la parole quand il le voulait, ce qui introduisait plus d’imprévu et plus de vie dans les délibérations. En même temps, les membres de l’assemblée trouvèrent un moyen détourné de sortir de ce rôle passif où on les avait enfermés. Ils conquirent en quelque façon ce que nous appelons l’initiative parlementaire. Seulement, ils ne l’exerçaient pas franchement, comme on fait de nos jours ; ils n’adressaient pas une demande au président pour introduire une question nouvelle. Quand leur tour de parler était venu, ils pouvaient ne pas s’en tenir à l’ordre du jour (egredi relationem), et traiter un sujet différent. Comme ils parlaient aussi longuement qu’ils le voulaient et que personne n’avait le droit de les interrompre, ils pouvaient développer leur opinion à leur aise. Mais, le plus souvent, ce n’était qu’une manifestation isolée qui n’avait pas de suite, et l’ordre du jour était repris, après cet incident de séance. Ce qui fut plus grave, c’est qu’on permit aux orateurs en certaines circonstances, lorsqu’il leur semblait que leur opinion n’avait pas été bien comprise, ou qu’on l’altérait en la réfutant, de reprendre la parole pour l’expliquer. Cette concession en amena d’autres ; comme il était difficile de refuser à celui qu’on venait de combattre le droit de répondre, il arriva que l’ancienne manière de délibérer, régulière et calme, où chacun ne parlait qu’à son tour et une seule fois, devint par momens une discussion véritable, où l’on se répondait l’un à l’autre. C’est ainsi que l’altercatio, qui triomphait devant les tribunaux judiciaires, pendant les interrogatoires des témoins, pénétra dans le Sénat. Mais ce n’étaient que des exceptions, et malgré tout, le caractère primitif de l’institution persista jusqu’à la fin. A la façon dont tout s’y passait ordinairement on pouvait croire qu’il était encore le Sénat de la royauté et des premiers temps de la République. Ce qui complétait l’illusion, c’est que même les vieilles formules s’y étaient religieusement conservées. Après les prières adressées aux dieux de la patrie par lesquelles s’ouvrent à Rome toutes les réunions politiques, quand le président a indiqué brièvement l’ordre du jour, il demande successivement dans le même ordre, et dans les mêmes termes, à chacun des sénateurs de dire son opinion : Dic, quid censes ? Lorsque la liste de ceux qui ont le droit de parler est épuisée, on procède au vote. Le président l’annonce en disant : « Que ceux qui sont de cette opinion passent de ce côté ; que ceux qui sont d’une opinion différente passent de l’autre, Qui hoc censetis illic transite ; qui alia omnia, in hanc portem, » et en même temps il doit montrer l’endroit avec la main[2]. Le vote fini, il en proclame le résultat en ces termes : Hæc pars major videtur, puis il leur dit pour les congédier : Nihil vos teneo, Quirites, et la séance est levée.

Après ces explications très sommaires, il nous sera, je crois, plus facile de comprendre ce que les historiens nous racontent de la séance du 5 décembre.


V

Au début, le consul, selon l’usage, fit connaître l’ordre du jour.

Il aurait pu n’y être question que de la peine à infliger aux conjurés. Le Sénat, l’avant-veille, en les retenant en prison, en obligeant Lentulus d’abdiquer la préture, en volant des remerciemens et des félicitations à ceux qui venaient de les arrêter, avait suffisamment montré qu’il les trouvait coupables ; il semble qu’il n’y avait pas à y revenir. Cependant Cicéron voulut que la question fût posée tout entière afin qu’il ne restât aucune obscurité dans une affaire aussi grave. Il nous a conservé le texte de son ordre du jour. Il y demandait à l’assemblée de se prononcer à la fois sur le crime et sur le châtiment : de facto quid judicetis et de pœna quid, censeatis. Il ajouta, pour bien préciser la situation, quelques paroles dans lesquelles il laissait voir ce qu’il y avait à faire. Il est très probable que ce sont à peu près celles dont nous retrouvons le sens, sinon les mots eux-mêmes, dans la quatrième Catilinaire² et qu’il est important de reproduire. « Avant de prendre vos suffrages, disait-il, je veux vous parler comme doit le faire un consul. Je m’étais bien aperçu depuis longtemps des passions furieuses qui s’agitaient au cœur de la République ; je pressentais les troubles et les malheurs qui la menaçaient ; mais qu’il pût naître parmi les citoyens une conjuration si vaste, si effroyable, je ne l’aurais jamais imaginé. Maintenant que tout est découvert, quels que soient vos sentimens, quelque parti que vous deviez prendre, il faut vous prononcer avant la nuit. Vous voyez la gravité du crime qu’on vous dénonce ; si vous pensez n’avoir devant vous que peu de coupables, vous vous trompez. Le mal est plus étendu qu’on ne croit. Non seulement il a envahi toute l’Italie, mais il a passé les Alpes et se glisse dans les provinces. N’espérez pas l’étouffer en le ménageant. Quel que soit le remède qu’on y apporte, il ne réussira que s’il est appliqué sans retard. » Ces paroles dites, il demanda l’opinion de Decimus Silanus, qui, en sa qualité de consul désigné devait opiner le premier. Silanus, après quelques mots pour flétrir la grandeur du crime et rappeler l’exemple des aïeux, conclut que les inculpés devaient être punis « du dernier supplice. » Évidemment c’est de la mort qu’il voulait parler, et tout le monde l’entendit ainsi ; mais il ne dut pas prononcer ce mot, qui causait une certaine répugnance aux gens superstitieux, ce qui lui permit plus tard, comme on le verra, de se rétracter. Ceux qui votèrent après lui furent tous de son opinion, jusqu’à César, qui prit la parole à son rang comme préteur désigné.

La situation de César était fort délicate. On le soupçonnait d’être du complot et il en avait été formellement accusé la veille. Il n’ignorait pas qu’il avait beaucoup d’ennemis qui ne cherchaient qu’une occasion de le perdre. Un autre n’aurait pas couru le risque de ranimer des soupçons dont il avait eu tant de peine à se défendre. Il aurait fait comme Crassus, qui resta chez lui pour ne pas se compromettre, ou, au moins, il aurait voté en silence, sans attirer l’attention. Mais il n’était pas de ceux qui se dérobent au moment du danger. Il savait que le parti populaire avait les yeux sur lui ; il voulait lui donner l’exemple du courage et n’hésita pas à combattre, quoi qu’il pût arriver, l’opinion de Silanus.

Salluste nous donne son discours, et c’est un des plus beaux que nous ayons conservés de l’antiquité. Mais peut-on croire que ce soit vraiment le discours de César, celui que Cicéron avait fait recueillir par ses sténographes et qui était transcrit dans les procès-verbaux du Sénat ? Mérimée l’a soutenu après beaucoup d’autres, sans que les raisons qu’il a données aient convaincu les lettrés et les savans ; l’opinion générale continue à croire que Salluste a fait ici ce qu’il faisait partout, ce que faisaient sans aucun scrupule tous les historiens anciens. Sans doute il avait sous les yeux le discours véritable et nous pouvons affirmer qu’il s’en est servi pour composer le sien, puisque nous y retrouvons ce que Cicéron rapporte de l’original. Il en a conservé les principales idées, mais la disposition et le style lui appartiennent ; il l’a refait à sa manière, comme il refaisait tous les autres, et je ne crois pas qu’il lui fût possible d’agir autrement. Souvenons-nous que le livre de Salluste est avant tout une œuvre de littérateur, destinée aux délicats : auraient-ils souffert un mélange de tons qui pouvait nuire à l’unité de l’ouvrage ? Passe pour une lettre de quelques lignes qu’on reproduit exactement, comme une curiosité ; mais le discours d’un personnage célèbre, dans une circonstance importante, c’est autre chose. Les lettrés l’attendent au passage et s’apprêtent à juger le talent de l’auteur sur la manière dont il exécutera son travail. Soyons sûrs qu’un homme d’esprit comme Salluste, et qui tenait à sa renommée, n’aura pas laissé échapper cette occasion de montrer ce qu’il savait faire.

Salluste avait approché César, et, comme il le connaissait bien, il pouvait le faire bien parler. Le discours qu’il lui prête est peut-être ce qui a le plus servi à fixer pour nous sa figure. On y trouve de grandes pensées exprimées simplement, des vues nouvelles et profondes, et point de pédantisme politique, de la finesse sans aucun étalage d’esprit. Celui qui par le est à la fois un homme d’État et un homme du monde. Il connaît parfaitement les gens qui l’écoutent, et sait le moyen de les prendre ; mais son adresse n’a pas le caractère de ces petites habiletés de rhéteur qui aiment à se faire voir et dont on tire vanité. Au contraire, elle se dissimule pour être accueillie sans méfiance. Il profite à merveille de la situation qui le fait cette fois le défenseur des vieilles lois et des anciennes traditions. Contre ses adversaires, qui sont les partisans obstinés du passé, il invoque les exemples des aïeux, et les désarme ainsi par avance de leurs argumens ordinaires. Est-ce bien lui, est-ce Caton qui dit : « Certainement la vertu et la sagesse étaient plus grandes chez nos pères, qui avec de si faibles ressources ont créé un si grand empire, que chez nous qui avons tant de peine à conserver ce bel héritage ? » Le début de son discours est surtout d’une adresse remarquable. Il n’ignore pas qu’il parle à des gens passionnés, furieux, qui ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Il se garde bien de les exciter encore davantage en les contredisant ouvertement. Il commence par des paroles graves et calmes, pour les ramener à la raison. Il semble que ces anecdotes historiques longuement rappelées, ces vérités générales, qui sont, presque des banalités, sur la nécessité pour ceux qui gouvernent les États de se posséder, de se contenir, de ne pas céder à leurs emportemens, conviennent aussi peu que possible à un auditoire aussi enflammé ; mais il compte qu’elles produiront le résultat qu’il souhaite par l’opposition même et le contraste. On voit bien qu’il veut refroidir ses auditeurs ; et il n’entame son discours véritable que quand il croit les avoir mis en état de l’écouter.

Il n’y a guère de doute que Salluste n’ait conservé les argumens dont César s’était servi ; ils avaient produit tant d’effet, ils étaient si connus, qu’on n’y pouvait rien changer. César avait résolu ce problème d’être indulgent aux conjurés en paraissant sévère. Il se garde bien de justifier leur crime. Au contraire, il part de cette idée qu’aucun supplice n’est assez cruel pour eux, et s’il contredit Silanus, qui les condamne à mourir, c’est qu’il veut aller plus loin que lui. « La mort, dit-il, n’est pas un châtiment ; c’est le repos après les peines de la vie, le terme de nos travaux et de nos misères. Au-delà, il n’y a plus ni souci, ni joie. » Il nous semble un peu étrange d’entendre un grand pontife, le chef de la religion romaine, nier si résolument l’autre vie ; mais alors on n’en parut pas fort surpris, et tout ce que Cicéron, qui était augure, trouve à lui répondre, c’est qu’il est peut-être dangereux de renoncer aux enfers et au Tartare « que les anciens ont imaginés pour faire peur aux méchans. » Puisque la mort, au lieu d’être le plus rigoureux des supplices, est souvent une délivrance, César propose de condamner les coupables à la détention perpétuelle. N’oublions pas que la prison faisait horreur aux Romains, et que l’adoucissement des mœurs publiques a consisté chez eux à la remplacer par l’exil. Ils seront donc rigoureusement emprisonnés, non pas à Rome, où ils pourraient être dangereux, mais dans les municipes importans, qui seront tenus sous les peines les plus sévères de ne pas les laisser s’échapper. De plus, leurs biens seront confisqués, et pour qu’on soit sûr qu’ils ne seront pas remis en liberté, on défendra de faire jamais aucune proposition au Sénat ou au peuple de réviser leur procès. « Quiconque contreviendra à cette défense sera déclaré ennemi de l’Etat et du repos public. »

César n’était pas assez naïf pour croire que toutes ces précautions serviraient à quelque chose. Il n’espérait pas non plus convaincre le Sénat de leur efficacité. Tout le monde était certain que cette détention à laquelle on les condamnait pour toujours ne durerait guère. On savait bien que, s’ils n’arrivaient pas à se sauver dès les premiers jours pour aller rejoindre Catilina il se trouverait au bout de peu de temps quelque agitateur populaire qui, malgré toutes les défenses, obtiendrait qu’on les remît en liberté, et qu’ils reviendraient tranquillement à Rome reprendre leurs anciennes pratiques. Mais César avait un moyen infaillible d’amener à son opinion ceux que n’auraient pas convaincus ses argumens ; c’était de leur faire peur. Aussi cherche-t-il à les effrayer sur les suites de la résolution qu’ils vont prendre. Lentulus et ses complices, leur dit-il, sont certainement de grands coupables. Mais les hommes sont ainsi faits que la dernière impression est chez eux la seule qui reste. On oubliera leurs crimes pour ne se souvenir que de leur supplice, et, pour peu qu’il paraisse avoir dépassé la mesure, on voudra le venger. « On se trouve toujours mal à sortir de la légalité. Il est dangereux qu’on prenne l’habitude des mesures d’exception. Elles paraissent légitimes lorsqu’on les applique aux criminels, mais, quand les circonstances changent, elles Unissent par atteindre les innocens. Ceux qui en ont usé les premiers en deviennent souvent victimes, et il est d’autant plus facile de les frapper qu’on n’a qu’à se servir du précédent qu’ils ont créé eux-mêmes. » Tous ces raisonnemens, qui sont fort justes, César les appuie sur des exemples tirés de l’histoire, et il n’a pas à chercher bien loin pour les trouver. Vingt ans à peine séparent l’époque où il parle de la dictature de Sylla. Tous ceux qui l’écoutent ont vu ces temps affreux, et aucun ne les a oubliés. Cicéron dit bien « qu’on en a gardé une telle horreur que personne, pas même les bêtes, n’en pourrait souffrir le retour. » Mais c’est l’éternelle illusion des honnêtes gens, avec leur optimisme tenace, de croire à chaque fois que ces crises violentes sont Unies pour jamais et pourtant de craindre toujours qu’elles reviennent. César le savait bien, et voilà pourquoi froidement, sans phrases, avec des faits, il rappelle ces souvenirs effrayans, il les raconte avec complaisance, il les montre à l’horizon comme une menace, et l’on comprend bien que cette annonce de proscriptions nouvelles, devant des gens qui les redoutent, sans le dire, et dont plusieurs devaient en être les victimes, ait fait courir un frisson dans toute l’assemblée.

Nous aurions peine à nous figurer, si on ne nous l’avait pas dit, l’effet que produisit le discours de César. Tout le parti, qui jusque-là votait avec un si bel ensemble, en fut déconcerté. On eut tout d’un coup le sentiment de responsabilités qu’on ne paraissait pas soupçonner, et même il sembla que le péril lointain que dénonçait César s’était subitement rapproché et qu’il allait éclater. Les amis, les parens du consul, quittant leurs sièges, se groupèrent autour de lui, comme pour le défendre. Cicéron nous dit qu’ils pleuraient. Ce dut être une de ces scènes dont nous n’avons guère l’idée aujourd’hui, et qu’explique la vivacité démonstrative de ces natures méridionales. La situation était vraiment étrange : le Sénat se trouvait entre deux dangers, celui qui le menaçait de la part des conjurés, s’il était trop indulgent, et celui que César lui faisait entrevoir, s’il était trop sévère ; il avait l’alternative d’être victime de Lentulus et de ses complices, ou des vengeurs de Lentulus, et il ne savait quel parti prendre. Dans cette incertitude, tous les yeux se tournaient vers le consul. On s’était habitué à le voir, depuis quelques mois et surtout dans ces dernières semaines, conduire les événemens ; c’était lui, et lui seul, qui venait de tirer la république de tous ses embarras. On comptait sur sa parole souveraine pour faire la lumière et rendre le calme ; tout le monde souhaitait qu’il parlât. C’est dans ces conditions que fut prononcée la quatrième Catilinaire.

Par malheur Cicéron n’était pas exempt de ces inquiétudes qu’on lui demandait de calmer. Il était même naturel qu’il les éprouvât plus que les autres, puisqu’il comprenait bien que sa situation rendait sa responsabilité plus lourde. Avec son bon sens perspicace, il était convaincu d’avance qu’il paierait pour tout le monde. Sans doute il était décidé à faire son devoir jusqu’au bout, mais au moment même où il en prenait la ferme résolution, sa vive et mobile imagination le mettait en présence de l’avenir, et il ne pouvait s’empêcher d’en être effrayé. De là ces rapides successions de courage et de faiblesse qui se rencontrent déjà dans les premières Catilinaires, mais qui sont plus fréquentes dans la quatrième. Il est sous l’impression des menaces de César quand il prend la parole, et ne parvient pas tout à fait à cacher l’émotion qu’elles lui ont causée. Cependant son début est énergique ; il supplie ceux qui l’entourent et qui viennent de lui témoigner leur sympathie d’une façon si bruyante de ne pas s’occuper de lui, et de ne songer qu’à la république : « quoi qu’il m’arrive, je le supporterai sans me plaindre, et même avec plaisir, si mes malheurs servent à la gloire et au salut du peuple romain. » Sa vie même, tant de fois menacée par Catilina, il est prêt, s’il le faut, à en faire le sacrifice. C’est à cette occasion qu’il prononça cette phrase qu’on a si souvent citée dans les rhétoriques, comme un modèle de période bien faite : « la mort ne peut-être ni houleuse pour un homme de cœur, ni prématurée pour un consulaire, ni misérable pour un sage, neque enim turpis mors forti viro potest accidere, neque immatura consulari, nec misera sapienti. » Après tout, ce n’étaient pas seulement de belles paroles ; ce qu’il a dit, il le pensait. N’oublions pas qu’il est mort pour la république ; sachons-lui gré de l’avoir prévu et de s’y être résigné d’avance. Mais aussitôt après ces résolutions viriles, les inquiétudes le reprennent, et il ne nous les cache pas. Elles se manifestent par un tableau de sa famille éplorée, dont les larmes paralysent ses forces. « Je ne suis pas de fer, » nous dit-il, et il nous dépeint d’une façon touchante, mais assez peu opportune, la douleur de son frère et de son gendre, Pison, qu’il a sous les yeux, celle de sa femme et de sa fille, « désolées, éperdues, » dans sa maison, où il nous transporte. Ces alternatives se reproduisent dans tout le discours. Nous avons vu que c’est par elles qu’il l’a commencé ; c’est par elles aussi qu’il l’achève. Après avoir, dans ses dernières paroles, fièrement annoncé que son parti continuera d’être triomphant, « et que la ligue sacrée des honnêtes gens aura toujours raison de la violence des factieux, » il se ravise tout d’un coup pour laisser entendre qu’il est bien possible qu’il se trompe et pour recommander, si les méchans l’emportent, son fils, qui vient de naître, à la reconnaissance du Sénat. Nous sommes surpris et choqués de ces passages subits de la confiance à la frayeur ; il est très vraisemblable que ceux qui l’entendirent ce jour-là en furent moins étonnés que nous. Ces sentimens contraires se combattaient dans leur âme comme dans la sienne ; mais il faut bien reconnaître que ce n’est pas un bon moyen, pour dissiper les alarmes des autres, de leur montrer qu’on les partage.

Ce qui est encore moins fait pour amener des gens irrésolus à prendre nettement un parti et à s’y tenir, c’est de leur laisser voir qu’on n’est pas décidé soi-même. Or Cicéron, pendant tout son discours, n’a pas dit une seule fois d’une manière claire, définitive, ce qu’il conseille de faire. Deux opinions sont en présence, qui sont au fond très différentes ; toutes les deux paraissent le satisfaire également, parce qu’elles ont l’une et l’autre la prétention d’appliquer aux prévenus la peine la plus grave. Il est vrai que cette peine est pour Silanus la mort, pour César la prison. Mais qu’importe ? « Tous les deux ont tenu le langage qui convenait à leur rang et fait voir une sévérité proportionnée à la grandeur de la faute. » Le raisonnement de César est pris tout à fait au sérieux. Il le complimente de la rigueur avec laquelle il traite les conjurés. Il y voit « le gage éternel de son attachement à la patrie ; » elle suffit pour lui faire comprendre « quelle distance sépare les orateurs de réunions publiques (concionatores) des véritables amis du peuple. » Plutarque a raison de dire que Cicéron ne s’est pas prononcé entre César et Silanus, et même d’insinuer qu’il semblait pencher plutôt du côté de César. Il dit très nettement « que c’est le parti qui lui fait courir le moins de risques et que son intérêt se trouve de ce côté. » En somme, il pense que, quoi qu’on fasse, la situation est bonne pour lui. « S’ils sont condamnés à la prison, il n’aura rien à craindre du peuple, puisque c’est l’avis de César ; et s’ils sont punis de mort, il lui restera la ressource de rappeler que César a soutenu que la mort était un supplice plus doux que la prison. » La conclusion de son discours paraît donc être que chacun peut voter comme il lui plaira ; ou si, par momens, la violence de ses invectives contre les accusés semble faire entendre qu’il incline vers l’opinion de Silanus, il ne lui arrive jamais de le dire d’une manière assez franche et assez forte pour entraîner des irrésolus.

On nous dit, il est vrai, pour justifier cette attitude hésitante, qu’il a voulu se tenir dans son rôle de président, et qu’il ne lui était pas permis, en faisant connaître son sentiment, de peser sur les gens qu’il allait consulter. Mais alors pourquoi prendre la parole si c’était pour ne rien dire ? Ses amis attendaient évidemment autre chose, quand ils le sollicitaient de parler. Ce n’était pas assez, dans une situation aussi grave, de leur donner quelques vagues conseils de fermeté et de courage. Aussi la quatrième Catilinaire, malgré l’éclat de la forme et quelques beaux élans d’éloquence, paraît-elle avoir produit peu d’impression quand elle fut prononcée. Non seulement Salluste n’en dit rien, mais Cicéron lui-même, quand il rappelle à son ami Atticus les services qu’il a rendus pendant le grand consulat et qu’on semble oublier, l’a passée sous silence.

Les sénateurs étaient donc, après le discours de Cicéron, plus inquiets et plus incertains que jamais. Quand le consul se remit à prendre l’avis des anciens préteurs, on vit bien que le désarroi s’était mis dans la majorité. Ce n’était plus cet accord des consulaires, qui avaient tous suivi fidèlement Silanus ; chacun allait de son côté. La confusion augmenta encore après que Tiberius Nero, l’aïeul de l’empereur Tibère, eut donné son opinion. Elle était à peu près la même que celle de César. Il voulait, comme lui, qu’on gardât les prévenus en prison ; seulement, il rendait la prison plus rigoureuse, et il renvoyait le jugement définitif après la défaite de Catilina. Cette modification, qui était au fond assez insignifiante, sembla mettre ; toutes les consciences à l’aise. Elle fut adoptée par Quintus Cicéron, et Silanus lui-même, demandant à expliquer son vote, déclara que, par ces mots « le dernier supplice, » il avait entendu la détention jusqu’à la mort. Dès lors il était certain que l’opinion de T. Nero allait l’emporter et que la plupart des sénateurs qui restaient voteraient comme lui, quand vint le tour de Caton, qui était tribun du peuple désigné.

Le discours véritable de Caton existait du temps de Plutarque, qui nous dit que, de tous ceux qu’il avait prononcés, on ne possédait que celui-là. Ce n’était pas lui qui l’avait conservé : il ne prenait pas la peine, comme la plupart de ses collègues, de les faire transcrire après qu’il avait parlé, de les corriger et de les donner au public. Ce sont évidemment les sténographes de Cicéron qui avaient recueilli celui-là, comme tout ce qui s’était dit dans ces séances mémorables. Salluste certainement n’a pas négligé de le lire, et il a dû en conserver quelque chose ; mais il ne s’est pas astreint à le reproduire fidèlement. Nous en sommes encore plus sûrs que pour celui de César, car nous n’y retrouvons pas tout ce que nous savons avoir existé dans l’original : rien de Silanus, auquel il reprochait sa palinodie ; rien de Cicéron, qu’il comblait déloges ; un mot à peine de César, qu’il traitait en ennemi public. Salluste a supprimé ces personnalités, il a gardé ce qui peignait l’homme, ce ton de moraliste grondeur, ces violences contre les défauts des gens de son temps, et il y a même peut-être ajouté pour que la figure ressortît davantage. Il en a fait l’antithèse vivante de César ; il a voulu qu’avant de lire le beau parallèle qu’il a composé de ces deux grands personnages, on trouvât dans leur parole les mêmes contrastes que dans leur portrait.

Il a bien eu raison de s’attacher à mettre avant tout en relief le caractère de l’orateur dans le discours qu’il lui l’ait tenir. Caton, en cette circonstance, a du son succès à son caractère encore plus qu’à son talent. Il parlait bien sans doute, mais Cicéron parlait mieux que lui ; ce n’est donc pas uniquement par son éloquence qu’il est parvenu à entraîner ceux que la parole de Cicéron avait laissés indifférens. Il ne leur a pas donné de raisons nouvelles ; presque toutes celles dont il s’est servi se trouvent dans la quatrième Catilinaire ; mais elles produisent chez lui un autre effet. D’abord il avait tellement à cœur, quand il parlait, le salut de la république, qu’il ne songeait pas à lui-même. Cicéron lui en fait de grands éloges. Il aurait bien voulu qu’on en dît autant de lui, car il savait que, pour convaincre des auditeurs, il n’y a rien de loi que de les persuader qu’on ne pense qu’à eux, et qu’on n’a de souci que de leurs intérêts. Il se donne quelquefois l’illusion de paraître croire lui-même qu’il ressemble à Caton par cette qualité, et il voudrait bien le faire croire aux autres. Assurément il est sincère quand il dit aux sénateurs : « Vous avez un chef qui s’oublie lui-même et ne songe qu’à vous. » Mais le moyen qu’ils puissent en être convaincus, lorsque aussitôt il les entretient de tous les siens, de son frère, de sa femme, de son fils, de sa gloire, de ses dangers ? Caton, dans tout son discours, ne parle de lui qu’une fois, pour rappeler qu’il est un grondeur insupportable et que sa mauvaise humeur lui fait beaucoup d’ennemis. Quant aux dangers auxquels il s’expose en parlant librement, il n’en dit pas un mot. Pourquoi s’en préoccuperait-il ? En quelque situation que sa franchise puisse un jour le mettre, il sait le moyen d’en sortir.

Il va donc parler résolument, sans habiles préparations, sans réticences calculées. Pour tout exorde il se contente de dire brusquement, presque brutalement, qu’il pense tout le contraire de ceux qui ont opiné avant lui : Longe mihi alia mens est, Patres conscripti. Comme le temps n’est pas aux belles paroles, il ne s’attarde pas à discuter leurs opinions. Pour répondre à César, un mot lui suffit : César veut qu’on emprisonne les condamnés dans les villes italiennes, de peur qu’à Rome on ne paie quelques malhonnêtes gens pour les délivrer, « comme s’il n’y avait de coquins qu’à Homo et non dans toute l’Italie, et que l’audace des malfaiteurs ne fut pas plus à craindre quand il y a moins de ressources pour la réprimer. » Quant au fameux argument sur les enfers et sur l’autre vie, il le mentionne à peine en passant ; et il lui paraît si singulier qu’il se demande s’il l’a bien compris. En deux mots, et sans phrases, la question qui se débat est nettement exposée : « Des citoyens de la plus haute naissance ont comploté de mettre le feu à Rome ; ils appellent aux armes la nation gauloise, notre plus terrible ennemie ; le chef des révoltés avec ses soldats est prêt à tomber sur nous ; et vous hésitez encore, vous demandant ce qu’il faut faire de ces traîtres qui se sont laissé prendre dans vos murs ! » En vérité, il semble qu’on ignore quelle est la situation véritable. On parle comme si la bataille était définitivement gagnée et la lutte terminée. On oublie qu’elle dure encore : et qu’elle peut mal finir : « Nous sommes entourés de tous les côtés ; Catilina nous tient à la gorge avec une armée. Ici même, au cœur de Rome, d’autres ennemis surveillent tous nos mouvemens. Nous ne pouvons rien faire qu’ils n’en soient aussitôt avertis. » Pour peu qu’on hésite, tout sera perdu. Il ne s’agit pas d’attendre que le crime qui se prépare ait été commis pour le punir. Si on ne le prévient pas, Rome, avec tout ce qu’elle renferme, est menacée de périr. « Au nom des dieux immortels, c’est à vous que je m’adresse, à vous qui tenez plus à vos maisons, à vos villas, à vos statues, à vos tableaux qu’à votre patrie. Si ces biens, quels qu’ils soient, auxquels vous êtes si attachés, vous tenez à les conserver, si vous voulez continuer à jouir de ce repos favorable à vos plaisirs, réveillez-vous à la fin, et prenez en main l’intérêt public. Tout peut être sauvé par un acte de vigueur. Plus on montrera d’énergie, plus ils perdront de courage. Pour peu qu’on faiblisse, on les verra se lever de tous les côtés et l’on ne pourra plus leur tenir tête. Qu’on songe bien que ce n’est pas seulement du sort de Lentulus et de ses compagnons, c’est de Catilina et de tous les siens que le Sénat va décider. » — « Voici donc, dit-il en finissant, quelle est mon opinion : Puisque ces misérables ont fait courir à la république les plus grands dangers, qu’ils sont convaincus par le témoignage de T. Vollurcius et des députés Allobroges, ainsi que par leurs propres aveux, d’avoir préparé le meurtre, l’incendie et d’autres attentats abominables contre leur patrie et leurs concitoyens, j’opine qu’ils ont mérité la peine qu’on inflige aux gens saisis en flagrant délit d’un crime capital et qu’il faut les punir, selon l’usage des ancêtres, du dernier supplice. »

« Il s’assit, dit Salluste ; aussitôt tous les consulaires ainsi qu’une grande partie des simples sénateurs approuvent son vote, élèvent jusqu’au ciel son courage ; s’accusant l’un l’autre et se reprochant leur faiblesse, ils proclament sa gloire et sa grandeur d’âme. » C’est qu’aussi il venait de leur rendre le plus grand de tous les services. Ils flottaient entre leur colère contre les conjurés et la frayeur que leur avait inspirée le discours de César. Mécontens d’eux-mêmes, mais incapables de prendre un parti, ils étaient dans cet état d’esprit où l’on aspire à recevoir de quelqu’un une résolution qu’on ne trouve pas en soi-même. Caton leur rendit la force de se décider.

Les cinq prévenus furent donc condamnés à mourir, et l’arrêt disait expressément que c’était sur l’avis de Caton, in sententiam Catonis.


VI

La sentence était juste ; tous les partis reconnaissaient que les condamnés méritaient leur sort. Mais était-elle conforme à la loi Sur ce point, les opinions ont différé dès le premier jour, et l’on n’est pas plus d’accord aujourd’hui que du temps de Cicéron.

Ceux qui blâment le supplice qui leur fut infligé affirment qu’en principe le droit de prononcer la peine de mort n’appartenait qu’aux comices centuriales, c’est-à-dire à l’assemblée du peuple entier. Dès les premières années de la république, un consul populaire avait établi ce qu’on appelait la provocatio, c’est-à-dire l’appel au peuple réuni dans ses comices de la sentence capitale rendue par un magistral. Cette loi protectrice fut dans la suite confirmée par plusieurs autres, et elle resta en vigueur pendant des siècles, sauf les cas exceptionnels où le dictateur, dans l’intérêt du salut public, qui était à Rome la loi suprême, croyait devoir supprimer la provocatio et prononcer lui-même le jugement. Plus tard, quand la peine de mort se trouva à peu près abolie et remplacée par l’exil, on eut moins l’occasion d’user des vieilles lois, et elles tombèrent en désuétude. Cependant elles existaient toujours ; on ne les appliquait pas, mais on en parlait avec vénération, on les appelait « la sauvegarde de la république, le palladium de la liberté. » Cicéron les invoquait en termes émus dans ses invectives contre Verres, et même, pendant qu’il était consul, il traitait fort mal un tribun du peuple qu’il accusait de vouloir les enfreindre. On comprend que des historiens et des légistes éminens lui aient sévèrement reproché de n’en avoir lui-même tenu aucun compte aux nones de décembre. Laboulaye déclare que, quelque grand que fût le crime des complices de Catilina, Cicéron était coupable d’employer contre eux d’autre peine que celles qui étaient prévues par la constitution. : « Il eut le tort, dit-il, pour détourner de la république les dangers qui la menaçaient, d’entrer dans la voie la plus périlleuse, celle qui fraye le chemin à toutes les tyrannies. La violation des lois dans un but d’intérêt public prépare trop souvent la violation des lois dans un intérêt privé[3]. » On pense bien que Mommsen, qui déteste Cicéron, est beaucoup plus dur. Le jugement des nones de décembre lui paraît « le plus brutal et le plus tyrannique des forfaits, et il trouve plaisant qu’il soit l’ouvrage du plus inconséquent, du plus timoré des hommes, de celui qui se glorifiait d’être un « consul populaire ! »

Ceux qui au contraire approuvent la mort des conjurés rappellent que, le 21 octobre, un sénatus-consulte avait chargé officiellement les consuls « d’empêcher que la république ne reçût aucun dommage. » Cicéron pouvait penser que, puisqu’on lui en imposait le devoir, on lui en fournissait les moyens. Il ne doutait pas que cette petite phrase de quelques mots, comme il l’appelle, ne lui conférât tous les pouvoirs qu’avait possédés l’ancienne dictature, et, parmi eux, le plus important de tous, celui de juger sans appel. A la vérité, la démocratie n’en convenait pas, et César n’a poursuivi Rabirius avec tant d’acharnement que pour qu’il fût bien établi que « le sénatus-consulte des derniers momens, » comme il l’appelle, ne peut pas suspendre l’effet des lois qui protègent la liberté des citoyens. Mais, même dans son parti, tout le monde n’est pas de son opinion. Salluste n’hésite pas à reconnaître que le magistrat, qui est armé par le Sénat de la formule souveraine, jouit de la plénitude du pouvoir judiciaire (summum judicium), et il est probable que plusieurs, qui n’appartenaient pas à la faction aristocratique, pensaient comme lui. Quoiqu’ils eussent peu de goût pour les mesures d’exception, il ne leur semblait pas, dans cette anarchie qu’on traversait depuis un demi-siècle, qu’on pût maintenir autrement une apparence de paix publique.

Il y avait donc, à ce moment, un conflit sur le droit de punir, non seulement entre des lois différentes, mais entre des principes opposés, les démocrates voulant le réserver tout entier au peuple, les autres, plus préoccupés des nécessités de salut public, admettant que, dans certaines circonstances, il pût être conféré au magistrat. C’est en réalité sur cette question que devait s’engager le débat du 5 novembre. Il semble qu’elle aurait dû faire le fond de tous les discours qui furent alors prononcés ; aussi notre surprise est-elle profonde de voir que nulle part, dans ce qui nous en reste, elle ne soit franchement traitée.

Elle aurait dû l’être surtout dans le discours de César. C’est lui qui représente la tradition démocratique. Elle est menacée : c’est son rôle de la défendre, et tout d’abord il semble le faire résolument. Il reproche à Silanus « de décerner un genre de peine nouveau, » et affirme que, puisqu’on ne peut trouver un châtiment qui réponde à la grandeur du crime, il faut s’en tenir à ceux qui sont autorisés par les lois. — Voilà la question bien posée. — Mais de quelles lois veut-il parler ? S’agit-il de l’antique provocatio, comme elle était aux premiers temps : de la république ? Demande-t-il qu’on réunisse le peuple au Forum pour juger les coupables ? Il sait bien que toutes ces formalités ne sont plus en usage. En réalité, toutes ces lois qu’on invoque, qu’on glorifie, n’ont plus de raison d’être, au moins sous leur forme ancienne, depuis qu’on a permis à l’inculpé de prévenir la sentence par un exil volontaire ; dès lors, c’est cette permission qui est devenue la loi. César le proclame à deux reprises. La conclusion naturelle de ce raisonnement est qu’il va demander que les accusés soient punis de l’exil. Mais quand il en vient à conclure, il s’aperçoit bien que l’exil n’est pas possible. Les renvoyer de Rome, c’est les envoyer à Catilina ; il les attend, il les désire ; ils iront grossir le nombre de ses soldats et augmenter les périls de la république. C’est une solution qu’on ne peut pas admettre. Il supprime donc l’exil, qui serait, selon lui, la seule peine légale, et le remplace par la prison perpétuelle, dont la constitution ne parle pas. Il décerne donc, lui aussi, « un genre de peine nouveau, » et fait justement ce qu’il blâme chez Silanus. Il me semble que, puisqu’il n’est pas resté lui-même dans la légalité, il n’avait pas le droit d’accuser les autres d’en être sortis.

Ceux qui répondent à César traitent encore moins que lui la question de légalité. Caton ne permet pas même qu’on la pose. Il ne comprend pas qu’on parle de jugement et de justice. On est en pleine bataille, en face d’un ennemi en armes, qui menace la patrie. Le frapper avant qu’il ne vous frappe est un acte de légitime défense. Dans le discours de Cicéron, la légalité occupe juste trois lignes. « César, dit-il, invoque la loi Sempronia ; mais il n’ignore pas qu’elle a été faite en faveur des citoyens romains, et qu’un ennemi public n’est pas un citoyen. » Voilà tout. Dans le reste, on ne saisit pas le moindre doute sur l’étendue de son pouvoir. Il est tout à fait convaincu que le décret du Sénat l’a revêtu d’une autorité illimitée, ou, selon son expression, qu’il lui a livré la république. « Voilà longtemps, disait-il à Catilina, dans la première Catilinaire, que le consul aurait dû t’envoyer à la mort, et te faire subir le sort dont tu nous menaces. » Et ailleurs, il se fait dire par la Patrie : « Pourquoi n’ordonnes-tu pas qu’il soit jeté en prison, traîné à la mort, livré au supplice ? Qui t’en empêche ? » L’assurance avec laquelle il parle montre bien qu’il ne craint pas qu’on lui en conteste le droit. Soyons certains que tout ce qu’il a fait, il était convaincu qu’il pouvait le faire.

Est-ce à dire qu’en le faisant il fut tout à fait tranquille ? Assurément, non ; nous avons vu que la lecture des Catilinaires trahit à chaque instant ses inquiétudes. Il sait que les vieilles lois qui protègent la vie des citoyens existent toujours, puisqu’il les a lui-même invoquées. Il sait que la démocratie conteste la légalité de ce pouvoir d’exception dont il est revêtu, quoiqu’elle en ait usé sans remords quand elle était maîtresse. Il sait que ses ennemis ne demandent qu’un prétexte pour le poursuivre, lorsqu’il sera redevenu simple citoyen, et que la mort des conjurés le leur fournira. C’est contre ce danger que, tout en faisant ce qu’il regarde comme son devoir et son droit, il cherche à se prémunir. Voilà pourquoi il veut que le Sénat partage la responsabilité des mesures qu’ils ont prises ensemble. Après tout, les sénateurs les ont votées, et il a bien raison de leur, dire, à la fin de la quatrième Catilinaire, « qu’il n’a fait qu’exécuter leur arrêt. » Il n’ignorait pas qu’ils étaient prêts à tout rejeter sur lui, et il prenait ses précautions d’avance. Je ne sais pourquoi on le lui a si durement reproché. N’était-il pas juste que chacun eût sa part d’un péril auquel il s’était exposé pour tous ?

Il me semble qu’on saisit dans les Catilinaires une autre inquiétude qui même paraît avoir été plus forte chez lui qu’aucun scrupule de légalité : il craint avant tout, en punissant de mort les conjurés, qu’on l’accuse d’être cruel, et c’est bien ce qui montre chez lui, jusque dans le politique, l’homme de lettres et l’homme du monde. La société lettrée et polie de ce temps tenait surtout à paraître pénétrée de la civilisation grecque, et, parmi les vertus qu’elle s’attribuait, il n’y en avait pas dont elle fût plus fière que de celle qu’on appelait l’humanité, un beau nom, qui signifiait à la fois la douceur de lame et le savoir-vivre le plus élégant. Caton, qui était pourtant un homme bien élevé et un disciple des philosophes de la Grèce, s’irritait contre ces âmes tendres qui parlent de clémence et de pitié à propos d’un homme comme Lentulus. « Plaignez-le, disait-il ; je vous le conseille ! » Et il ajoutait : « Voilà longtemps que nous avons perdu l’habitude d’appeler les choses par leur nom. La clémence, quand il s’agit de vieux conspirateurs, qui ont usé leur vie dans les complots, est une duperie et une lâcheté. » Cicéron est plus timoré. Nous le voyons, dans tous les discours de ce temps, revenir avec une insistance singulière sur cette idée que la nature l’avait fait le plus doux des hommes et que, s’il est devenu sévère, c’est l’intérêt de la république qui l’a forcé de l’être. On voit bien qu’il ne veut pas qu’on puisse douter un moment de son humanité ; il serait inconsolable de passer pour un barbare. Or, en ce moment, il en court d’autant plus le risque que les sages de la Grèce savent surtout gré aux Romains d’avoir diminué l’atrocité des supplices. Polybe remarque qu’ils ont aboli la peine de mort en matière politique et leur en fait de grands complimens. « Il n’y a pas de nation au monde, dit avec fierté Tite-Live, qui en use avec plus de douceur que nous dans le châtiment des coupables. » Et justement il se trouve qu’un lettré, un disciple des Grecs, un philosophe nourri de leurs doctrines, qui devrait être plus humain que les autres, est amené par les circonstances à faire mourir des citoyens des meilleures familles de Rome. Cicéron craint que cette façon de se contredire ne lui fasse le plus grand tort auprès de ceux dont il tient le plus à être considéré. Aussi a-t-il fait tout son possible pour atténuer la rigueur des mesures qu’il était contraint de prendre. D’abord, elles n’atteindront que peu de personnes. Les coupables sont en grand nombre ; neuf seulement, les plus compromis, ceux qui devaient mettre le feu à Rome, seront poursuivis, et l’on peut soupçonner qu’on mit quelque négligence à s’assurer d’eux, puisqu’on n’en put saisir que cinq. Ces cinq, qui se sont laissé prendre, il pouvait les envoyer sans autre formalité à la mort. Il les en a menacés plusieurs fois dans les Catilinaires. Mais, le moment venu d’exécuter ses menaces, il hésite à employer ces procédés expéditifs, il aime mieux recourir à une apparence de jugement, et il demande aux sénateurs de prononcer une sentence. Enfin, pour achever de se convaincre lui-même et de persuader aux autres qu’ils méritaient d’être condamnés, il éprouve le besoin d’énumérer tous les crimes qu’ils ont commis, de les développer complaisamment, de les orner de toutes les couleurs de son éloquence. Ces lieux communs, que César a si cruellement raillés, qui nous paraissent excessifs, ne sont pas chez lui, comme on le dit, de purs ornemens de rhétorique que le temps a fanés. Ce qui les explique, ce qui jusqu’à un certain point les excuse, c’est le besoin qu’il éprouve de justifier des mesures extraordinaires par le tableau de crimes exceptionnels.

Toutes ces précautions ne servirent guère à Cicéron. On lui sut peu de gré d’avoir voulu éviter ce qu’avait de brutal une exécution sommaire ; et, en effet, il est possible qu’en ôtant à cette mesure de salut public son caractère de franche violence nécessitée par un danger pressant, on risquât de lui faire perdre ce qui pouvait la légitimer. Il ne fut pas plus heureux dans son désir de diminuer sa responsabilité propre en y associant de plus près celle du Sénat. Il eut beau faire ; c’est sur lui seul que tout retomba. L’opinion publique aime à personnifier un événement dans un homme, surtout quand il porte un nom illustre et qu’il a pris une grande part à ce qui s’est passé. L’éclat même de son éloquence fit qu’en toute l’affaire on ne voulut voir que lui, et comme enfin, par suite de ses fonctions, il présida au supplice des condamnés, son souvenir resta désormais attaché à cette grande et lugubre scène.

C’était, en effet, au consul qu’une fois l’arrêt rendu il appartenait de le faire exécuter. Cicéron n’y voulut mettre aucun retard ; il craignait de laisser aux amis, aux complices des condamnés le temps de se concerter et d’agir. Il donna l’ordre aux triumviri capitales de tout préparer pour le supplice ; puis, accompagné d’une partie du Sénat et d’une troupe nombreuse de gens armés, il s’en alla prendre Lentulus chez un de ses parens, à la garde duquel il avait été confié, et qui habitait le Palatin. Le cortège suivit la Voie Sacrée, traversa le Forum, au milieu d’une foule silencieuse, et arriva à la prison publique, où les autres avaient été amenés par les préteurs. Cette prison, voisine du temple de la Concorde, sur une des rampes du Capitule, avait été bâtie, dit-on, du temps des rois. On y montait par un escalier qui porte un nom sinistre. C’étaient ces gémonies où l’on jetait les cadavres des suppliciés et dont il est souvent question à l’époque impériale. « Elle contient, dit Salluste, une salle basse, nommée Tullianum, qui s’enfonce à douze pieds sous terre. Elle est fermée de murs épais et couverte d’une voûte de pierre. C’est un cachot malpropre, obscur, infect, dont l’aspect a quelque chose d’effrayant et d’horrible. Après qu’on y eut précipité Lentulus, les bourreaux, conformément aux ordres qu’ils avaient reçus, lui passant une corde autour du cou, l’étranglèrent. Ainsi finit ce patricien, de la grande famille des Cornelii, qui avait été honoré de la dignité consulaire. Après lui, ses complices furent exécutés de la même façon. » En sortant de la prison, Cicéron retrouva sur son chemin la foule inquiète, agitée de sentimens divers, qui ne savait pas le sort des conjurés et souhaitait l’apprendre. Se tournant vers elle, et ne voulant pas prononcer un mot de mauvais augure, il se contenta de dire : « Ils ont vécu. » Comme ses amis étaient en plus grand nombre, les applaudissemens éclatèrent. La nuit était venue ; les torches s’allumèrent de tous les côtés, les maisons s’illuminaient sur sa route, les femmes se mettaient aux fenêtres pour le voir passer, les hommes l’accompagnaient de leurs acclamations, l’appelant le sauveur, le second fondateur de la ville, et Catulus, le plus illustre des Romains de ce temps, le salua du titre de Père de la patrie. Ce nom fut, dans la suite, prodigué aux Césars, même à ceux qui méritaient le moins de le porter. Mais Juvénal fait remarquer que, la première fois que Rome l’a donné à l’un de ses citoyens, elle était libre, et que ce citoyen s’appelait Cicéron,


Roma patrem patriæ Ciceronem libera dixit.


VII

La conjuration était vaincue.

Cicéron avait bien raison de croire que la lutte se déciderait à Rome, et Catilina, en la quittant, commit une faute qui lui coûta la partie. Pendant qu’on étranglait ses amis dans le Tullianum, il prenait beaucoup de peine pour organiser sa petite troupe. Il en formait des cohortes et des légions, il lui procurait des armes, il cherchait à lui donner l’apparence d’une armée. Il y aurait réussi sans doute, car il avait les qualités d’un soldat et d’un général ; mais dès qu’on connut à Fæsulæ ce qui venait de se passer à Rome, ce fut une débandade. Les plus timides, les moins compromis s’en allèrent ; il ne resta que ceux qui étaient décidés à se battre et à mourir. En même temps arrivaient les troupes de la république. Q. Metellus, accouru de la Gaule avec ses trois légions, fermait le passage à Catilina, s’il voulait s’échapper par les Apennins. En face de lui, on amenait celles qu’on avait levées en toute hâte autour de Home, et dont, selon l’usage, on avait donné le commandement à l’autre consul, Antoine. On allait donc voir les deux complices qui avaient trempé ouvertement dans les mêmes complots, en venir aux mains. Mais Antoine, au dernier moment, trouva un prétexte pour s’éloigner, et abandonner le commandement à Petreius, un officier de fortune qui fut lieutenant de Pompée en Espagne. Catilina et ses soldats, serrés des deux côtés et ne trouvant pas d’issue pour s’échapper dans cette plaine étroite, se firent bravement tuer jusqu’au dernier. Après la bataille, quand on releva les morts, on put se rendre compte de l’audace et du courage qu’ils avaient déployés. « Le corps de chacun d’eux couvrait encore la place qu’il occupait de son vivant. Ils étaient tous tombés à leur rang et frappés à la face. Quant à Catilina, on le trouva un peu en avant, entouré d’un tas de cadavres. Il respirait encore et son visage gardait cette indomptable fierté qu’il avait toujours eue pendant sa vie. »

Cicéron ne jouit pas longtemps de sa victoire. Il avait toujours eu beaucoup d’ennemis ; l’éclat de son consulat en augmenta le nombre. L’aristocratie aurait dû le soutenir ; mais elle ne l’avait jamais aimé et, en la débarrassant de ses ennemis, il lui permit d’être impunément ingrate. Le peuple lui en voulait d’avoir abandonné son parti. On eut soin d’exciter et d’entretenir son ressentiment en rejetant sur lui seul la punition des conjurés. Un mois ne s’était pas écoulé depuis les nones de décembre, Cicéron se préparait, à sa sortie de charge, à haranguer le peuple pour lui rappeler ce qu’il avait fait ; un tribun l’en empêcha, sous prétexte qu’on ne devait pas permettre de parler à celui qui n’avait pas laissé des citoyens se défendre, et il ne l’autorisa qu’à prêter le serment d’usage. Cicéron, aux acclamations de la foule, jura qu’il avait sauvé la république.

Il avait le droit de le dire. Sans doute, dans la première ivresse de son succès, il a pu en exagérer la portée ; il a cru, il a dit que la paix publique en serait désormais mieux assurée et le gouvernement plus solide. Il semble au contraire que cette crise violente, qu’on venait de traverser, en alarmant les gens paisibles, n’ait fait que précipiter le mouvement qui portait Rome à la monarchie. Le lendemain de la défaite de Catilina, César reprenait sa marche hardie et régulière vers le pouvoir souverain. Il était préteur, il allait être consul, en attendant qu’il devînt dictateur, et la république était plus que jamais malade. Il n’en est pas moins vrai que Cicéron a sauvé son pays d’une conjuration dont on ne savait pas quelles seraient les conséquences, car elle était quelque chose d’inconnu. Il y avait certainement à Rome, plus qu’ailleurs peut-être, les élémens d’une révolution sociale et anarchiste. Avec sa population servile, aussi nombreuse au moins que l’autre, ses trois cent vingt mille fainéans que l’État se chargeait de nourrir et d’amuser, sa multitude d’affranchis, dont beaucoup gardaient au cœur la rancune de l’esclavage, on pouvait craindre tous les jours qu’il n’éclatât un de ces soulèvemens qui, n’étant pas ennoblis par une revendication politique et n’ayant d’autre mobile que de satisfaire les appétits ou la vengeance, ne procèdent que par le massacre, le pillage et l’incendie. Il est tout à fait surprenant qu’à Rome, pendant des siècles, rien de pareil ne se soit produit. La seule fois qu’elle ait été menacée de ces horreurs, ce n’est pas à des esclaves que l’idée en est venue, mais à une bande de grands seigneurs ruinés. Cette tentative redoutable, Cicéron l’a si bien réprimée qu’elle ne s’est jamais plus renouvelée dans la suite. Il pouvait donc se glorifier d’avoir sauvé Rome, et il est juste de redire avec Sénèque, à propos de son consulat, que s’il l’a vanté sans mesure, il ne l’a pas loué sans raison : consulatus sine fine, non sine causa laudatus.


GASTON BOISSIER.


  1. Voyez la Revue du 15 mars, du 1er avril et du 1er mai.
  2. M. Mispoulel, dans son ouvrage intitulé : la Vie parlementaire à Rome, fait remarquer que ce procédé de vote, qu’on appelait discessio, est encore pratiqué dans les Chambres anglaises où les votans, à l’appel du président, se partagent entre deux couloirs disposés des deux côtés de la salle.
  3. Laboulaye, Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 125.