La Conjuration de Catilina (Gaston Boissier)/01

La Conjuration de Catilina (Gaston Boissier)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 241-272).
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LA
CONJURATION DE CATILINA

I
LES PRÉLIMINAIRES DE LA CONJURATION

On ne dira pas que je cherche la nouveauté ; il n’y a pas de sujet, dans l’histoire ancienne, dont on se soit plus occupé que de la conjuration de Catilina, et qui semble plus rebattu. On en a beaucoup usé, comme de tous les souvenirs de la république romaine, du temps de notre révolution ; Mirabeau trouvait même parfois qu’on en abusait[1]. Mais ce n’est pas une raison de n’y pas revenir. Outre que les événemens dont on a beaucoup parlé sont précisément ceux dont il y a beaucoup à dire, quand ce ne serait que pour discuter la manière dont on les a jugés, celui-là est particulièrement curieux, soit par l’intérêt du drame, soit par l’importance des acteurs, et j’ajoute que, malgré l’abondance des renseignemens, il y reste encore beaucoup d’obscurité.

Je ne me flatte pas de les dissiper toutes ; on ne le verra que trop dans le cours de ce travail. Il y en a pourtant sur lesquelles il me semble que ce que nous avons vu de nos jours peut jeter quelque lumière. L’homme ne change qu’à la surface. Nous allons souvent demander à des documens douteux et lointains des explications sur les choses antiques, quand il suffirait de regarder autour de nous pour en avoir l’intelligence. C’est bien le moins que, lorsqu’il s’agit d’étudier les révolutions d’autrefois, l’expérience que nous avons faite, pendant plus d’un siècle, des mouvemens populaires, des conspirations, des coups d’État, nous serve à quelque chose : nous en avons assez souffert pour avoir le droit d’en profiter. Je crois donc que ces souvenirs nous feront mieux comprendre ce qui s’est passé à Rome dans les dernières années du VIIe siècle de la république[2].


I

Les faits sont connus : ils nous ont été transmis par deux grands écrivains, Cicéron et Salluste, qui étaient parfaitement en mesure d’être bien renseignés. Nous avons de plus l’avantage que ces deux témoins n’appartiennent pas au même parti politique et qu’on peut les contrôler l’un par l’autre.

Cicéron d’abord. — C’est le rôle qu’il a joué dans la conjuration qui en a fait la popularité. Les hommes de lettres devaient être particulièrement flattés qu’un des leurs eût gouverné glorieusement son pays, et que, sans armée, sans soldats, par sa parole, il l’eût tiré d’un très grand danger. C’était une réponse victorieuse aux dédains qu’affectent pour eux les hommes d’action, les politiques de métier, les gens de guerre. Voltaire, qui trouvait que ce grand souvenir honorait singulièrement toute la corporation, en avait fait une tragédie : Rome sauvée, qu’il a jouée plusieurs fois lui-même, soit sur son théâtre particulier, soit à Sceaux, chez la Duchesse du Maine, soit à Berlin, chez Frédéric II. Il y représentait, avec un très grand succès, le personnage de Cicéron, et Condorcet, qui l’y avait vu, disait, trente ans plus tard : « Ceux qui ont assisté à ce spectacle n’ont pas oublié le moment où l’auteur de Rome sauvée s’écriait :


Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire,


avec une vérité si frappante qu’on ne savait si ce noble aveu venait d’échapper à l’âme de Cicéron ou à celle de Voltaire. »

Il était naturel que Cicéron, qui n’était pas modeste, fût plus convaincu que personne du mérite de ses actions et des services qu’il avait rendus à Rome. Il voulait par-dessus tout qu’ils ne fussent pas oubliés. Le moyen le plus sûr d’en conserver le souvenir ne lui paraissait pas, comme aux Grecs, de bâtir des monumens et d’élever des statues ; ces témoins silencieux ne le contentaient pas : il se fiait davantage à l’histoire, à l’éloquence, à la poésie : « Je n’aime, disait-il, que ce qui fait du bruit. Nihil mutum me potest delectare. » Il s’adressa donc à tous les gens de sa connaissance qui savaient un peu écrire, et qu’il croyait disposés à servir sa renommée, et il leur demanda sans fausse honte de célébrer le grand consulat. Mais, par une sorte de fatalité, il se trouva qu’ils étaient tous occupés ou prêts à l’être. Seul, Atticus, dont la complaisance était inépuisable, s’exécuta, sans satisfaire tout à fait son ami, qui trouva, dans son œuvre, moins de talent que de bonne volonté. Les autres s’en tirèrent avec des regrets et des complimens. Cicéron, voyant qu’il n’obtenait rien d’eux, se décida à se raconter et à se célébrer lui-même ; il écrivit l’histoire de son consulat, en vers et en prose, en latin et en grec. Mais les ouvrages qu’il avait composés à cette occasion sont perdus, et ce qu’on en a conservé nous donne peu de regret du reste.

Il est plus fâcheux que nous n’ayons pas sa correspondance pour cette époque. Il n’était pas alors un aussi grand personnage qu’il l’est devenu plus tard et l’on n’avait pas pris l’habitude de garder ses lettres. Atticus lui-même ne s’était pas encore avisé qu’il ne vivrait dans la mémoire des hommes que grâce aux écrits de son ami, et que, selon le mot d’un ancien, Cicéron l’entraînerait dans sa gloire. Quand, vers la fin de sa vie, il prépara la publication de la correspondance à laquelle son nom reste attaché, il ne put retrouver que douze lettres antérieures à 691, et pas un mot de l’année même où Cicéron fut consul. Heureusement nous possédons la plus grande partie des discours consulaires, et surtout les quatre Catilinaires, qui nous sont parvenues tout à fait intactes. Ces discours sans doute ne furent réunis que trois ans après avoir été prononcés, et nous ne savons pas quels changemens a pu y faire Cicéron en les publiant. Il n’en est pas moins vrai que c’est là surtout qu’il faut chercher l’histoire de la conjuration.

Le Catilina de Salluste, dans sa petite taille, n’en est pas moins le premier en date des grands ouvrages historiques que la littérature romaine nous a laissés. Aussi est-il naturel qu’on souhaite savoir dans quelles circonstances il s’est produit, comment l’auteur a été amené à l’écrire, et les intentions qu’il avait quand il l’a composé. Ces questions ne sont pas toutes faciles à résoudre.

Il me semble qu’on peut assez exactement préciser de quelle époque il est. Comme on est sûr qu’il n’a pas pu paraître du vivant de César, et qu’on nous dit que Salluste est mort quatre ans avant la bataille d’Actium, il a dû s’occuper de ses ouvrages historiques de 710 à 718, et s’il a commencé par le Catilina, ce qui paraît assez vraisemblable, comme il faut lui laisser le temps de l’écrire, il doit l’avoir publié de 712 à 713, c’est-à-dire immédiatement après la bataille de Philippes et la défaite des républicains. Pour la première fois à ce moment, depuis la mort de César, il n’y avait pas d’armées en présence ; ce n’était plus la guerre, mais ce n’était pas la paix encore. Les temps étaient toujours très sombres ; les victorieux distribuaient à leurs soldats les terres des vaincus, et, quand elles ne suffisaient pas, ils prenaient aussi les autres. Le pillage et le massacre désolaient l’Italie et les provinces ; les chefs des Césariens s’étaient partagé le monde, mais comme aucun d’eux ne paraissait content de sa part, ils étaient toujours sur le point d’en venir aux mains. Et pourtant il semble que, malgré ces inquiétudes et ces menaces, on devait sentir comme un souffle de renouveau dans cette société malade. Les guerres civiles avaient brusquement interrompu un admirable mouvement littéraire qui vraisemblablement se serait développé, si le temps avait été plus favorable. En quelques années, les lettres romaines avaient produit, entre beaucoup d’autres, Cicéron, Lucrèce et Catulle. Ils avaient disparu presque ensemble ; mais il était bien probable qu’à la première éclaircie, l’élan était prêt à recommencer. Dès le lendemain de Philippes, on pouvait en saisir quelques signes précurseurs. Des bords du Pô arrivaient les premières bucoliques de Virgile, et à Rome, parmi les voix aigres des mécontens, on distinguait celle d’Horace. C’est vers le même temps, à l’aurore encore confuse et trouble d’un grand siècle, qu’on doit placer, je crois, l’apparition du Catilina.

Salluste, quand il publia son premier ouvrage, devait avoir près de quarante-cinq ans. Comment se fait-il qu’il eût attendu si tard pour débuter dans la littérature ? Il s’est chargé lui-même de nous l’apprendre. En tête du Catilina et du Jugurtha, il a placé de très longs prologues auxquels Quintilien reproche de n’avoir aucun rapport avec l’ouvrage qui les suit. Quand on les lit un peu vite, on est tenté de n’y voir qu’une vague leçon de morale et une suite de lieux communs. Mais les lieux communs ne sont pas toujours aussi insignifians qu’on pense ; il arrive qu’on s’en sert quelquefois pour faire entendre ce qu’on ne veut pas tout à fait dire et qu’on tient pourtant à laisser deviner. C’est ainsi qu’il est, je crois, possible de découvrir, dans toutes ces généralités de Salluste, l’expression de sentimens personnels et presque des confidences. On y voit d’abord très clairement que c’est un désabusé, qui attaque sans pitié tous les partis, même celui qu’il a servi, qui ne ménage guère plus le peuple que l’aristocratie, qui accuse aussi bien ses anciens alliés que ses adversaires de ne chercher que leur profit particulier sous le prétexte du bien public. On n’a pas de peine à saisir la cause de cette sévérité. Elle tient sans aucun doute aux mécomptes qu’il a éprouvés pendant qu’il était dans les affaires publiques. Deux fois, la politique l’a trompé. Chassé du Sénat par des censeurs rigoureux, pour avoir prononcé des harangues séditieuses, pendant les querelles de Clodius et de Milon, et s’être mêlé aux émeutes de la rue, il y est rentré quand César a été le maître et par sa protection. Mais il n’a pas obtenu toutes les satisfactions qu’il espérait : après sa préture, on ne l’a pas fait consul. Dès lors, il a trouvé « que le mérite était méconnu. » Désenchanté de la politique, dans laquelle il s’est replongé sans succès deux fois de suite, il lui a paru « qu’un homme a mieux à faire que de perdre son temps à saluer le peuple au Champ de Mars ou à donner à dîner aux électeurs, » et il a renoncé pour toujours à la vie publique.

Les vieux Romains, quand ils prenaient leur retraite, se retiraient dans leurs terres ; mais Salluste n’était pas homme à se contenter de la culture de ses champs ou du plaisir de la chasse. « Ce sont, disait-il, des occupations d’esclave. » Il lui en fallait d’autres. Ce petit Sabin d’Amiterne, quoiqu’il sortît d’une famille inconnue, était arrivé à Rome avec un désir immodéré de se faire vite un nom, de devenir un homme illustre. « Tous les efforts des hommes, nous dit-il, doivent tendre à ne pas traverser la vie sans faire parler d’eux ; autrement ils ne diffèrent en rien des bêtes, qui vivent courbées vers la terre et asservies à leurs appétits grossiers. » On remarque que ces grands mots de gloria, de fama, de claritudo, d’immortalitas reviennent souvent dans ses prologues. Cette célébrité qu’il paraissait souhaiter avec tant d’ardeur, il l’avait demandée d’abord à la politique, et elle la lui avait refusée ; mais il pouvait s’adresser ailleurs pour l’atteindre. Comme il aimait les lettres, il n’ignorait pas « que les arts qui sont du domaine de l’esprit offrent beaucoup de moyens d’arriver à la renommée. » Pendant sa jeunesse, il avait eu un moment la pensée d’écrire l’histoire ; il y revint dans son âge mûr. Il était d’autant plus certain d’y être vite remarqué que Rome n’avait pas eu encore de grand historien, et que, comme il le dit lui-même, « la postérité ne garde pas seulement le souvenir de ceux qui font des actions d’éclat, mais de ceux aussi qui les racontent. »

A l’époque suivante, dans les premières années du principat d’Auguste, on vit avec surprise quelques hommes d’État, comme Pollion et Messala, qui remontaient par leurs origines jusqu’à l’époque républicaine, après avoir servi quelque temps le régime nouveau, se retirer des affaires, avant que l’âge ne les y forçât : Peut-être trouvaient-ils que la faveur d’un prince ne pouvait pas leur offrir ce que leur aurait donné d’honneur et d’éclat un gouvernement libre. Pour colorer leur retraite et ne pas paraître des mécontens, ils rassemblèrent autour d’eux des gens de lettres, tinrent dans leurs palais des académies, ouvrirent des salles de lectures publiques et demandèrent à la littérature une situation que la politique leur refusait ou ne leur faisait pas assez brillante. C’est Salluste qui leur en avait donné l’exemple.


II

Mais pourquoi Salluste, quand il se fut décidé à composer des livres d’histoire, a-t-il été choisir, comme sujet, la conjuration de Catilina ? On en a donné divers motifs, dont plusieurs ne me paraissent pas très vraisemblables.

Comme il a passé la première moitié de sa vie dans les affaires publiques, et qu’il n’a pas eu toujours à s’en féliciter, on a pensé qu’il avait des rancunes à satisfaire et qu’il voulait se venger de ses ennemis. Mais la conjuration de Catilina ne semblait pas de nature à lui en fournir l’occasion. Sans doute il ne se refuse pas le plaisir d’adresser des injures au parti aristocratique, qu’il n’aimait pas ; mais il est obligé de les mettre dans la bouche d’un scélérat, ce qui ne leur donne guère d’autorité. A la manière dont il dépeint les adversaires des aristocrates, c’est-à-dire les conjurés et leur chef, on ne peut pas faire des vœux pour eux ; c’est bien en réalité le Sénat et le consul qui défendent l’ordre public et l’on est forcé, à quelque opinion qu’on appartienne, d’être de leur côté. Le peuple au contraire joue un rôle misérable ; il attend les événemens pour se déclarer, et se tient prêt à tout détruire, au premier succès de Catilina. On ne peut donc pas prétendre que le livre de Salluste soit fait pour glorifier le parti populaire.

Il y a plus de vraisemblance dans l’hypothèse qu’a soutenue Mommsen. Selon lui, Salluste aurait composé le Catilina pour établir que César n’a pas fait partie de la conjuration. On l’en avait beaucoup accusé et il faut bien reconnaître que les apparences lui étaient contraires. Probablement Salluste ne croyait pas ces accusations fondées ; il comptait peut-être que l’innocence de César ressortirait de la manière dont il allait raconter les faits ; mais ce n’est pas une raison de penser que ce soit uniquement pour le prouver qu’il en ait entrepris le récit. S’il avait voulu faire une véritable apologie de César, le ton n’en serait-il pas différent ? Se serait-il contenté, pour le justifier, d’omettre son nom dans la liste des conjurés ? Quand il le voyait attaqué en plein Sénat par des accusateurs de métier que soutenaient de grands personnages, n’aurait-il pas cru devoir fournir quelques explications précises qui auraient rétabli la vérité ? Contre des attaques formelles, violentes, vraisemblables, le silence ne suffisait pas, il fallait donner des preuves. On ne comprendrait pas qu’il ne l’eût fait nulle part si vraiment il n’avait écrit que pour justifier César des soupçons qui pesaient sur lui. J’ajoute qu’il ne paraît pas, quand on lit Salluste, qu’il eût conservé pour son ancien chef une affection sans mélange. On trouve, dans ses prologues, quelques phrases qui peuvent prêter à des interprétations malveillantes. Par exemple, quand il malmène « ces espèces de gens, » comme il les appelle, qui ont été admis dans le Sénat par la protection du dictateur, le reproche ne retombe-t-il sur celui qui les y a introduits ? Salluste trouvait bon qu’on l’y eût fait rentrer, mais il aurait voulu y rentrer seul, et les collègues qu’on lui donnait n’étaient pas de son goût. Ailleurs, je lis cette réflexion qui donne à penser : « Se faire par la violence le maître des siens et de son pays, quelque facilité qu’on en ait et quelque bien qu’on puisse accomplir, c’est un triste rôle[3]. » Si c’est à César qu’il fait allusion, et il me semble difficile qu’il en soit autrement, le trait est rude. Même ce bel éloge qu’il fait de lui en le comparant à Caton, au lieu de lui plaire, risquait de le blesser. César avait l’âme généreuse ; il a pardonné à presque tous ses ennemis. Caton est le seul qu’il ait franchement détesté. Je crois bien qu’il lui aurait été fort déplaisant d’être mis en parallèle avec lui.

Si ce n’est pas pour défendre César que Salluste a écrit son Catilina, n’est-il pas vraisemblable que ce soit pour attaquer Cicéron ? Il ne l’aimait pas, nous le savons. C’était un adversaire politique, et les circonstances de sa vie privée en avaient fait un ennemi personnel. On connaît les raisons particulières qu’avait Salluste de ne pas aimer Milon[4] ; Cicéron, qui défendait Milon avec tant de dévouement, devait lui être odieux. Il est donc naturel de penser qu’il aurait été fort aise de trouver quelque occasion de le dénigrer ; — et certainement il n’a pas dit de Cicéron tout le bien qu’en pensait Cicéron lui-même : c’était difficile. Il faut pourtant reconnaître que sur trois points, qu’il l’ait ou non voulu, il lui donne raison, et ce sont trois points essentiels. Il montre que Cicéron n’a pas calomnié Catilina, puisqu’il le traite plus mal que lui. Quand il affirme que jamais Rome n’a été plus près de sa perte, il prouve que Cicéron n’a pas exagéré le service qu’il a rendu à son pays en le sauvant de ce danger. Enfin, s’il n’a pas été toujours juste pour lui, il nous permet de l’être ; ou plutôt il nous y force. Sans doute il passe autant qu’il le peut le nom de Cicéron sous silence ; quand il raconte les mesures qui amenèrent la ruine de la conjuration, il a le tort de ne pas dire toujours que c’est à son instigation qu’elles furent prises, mais il ne dit pas non plus que ce soit à l’instigation d’un autre ; et, comme il n’a pas placé auprès de lui quelque personnage d’importance auquel on puisse les attribuer, et qu’il l’a laissé tout seul en face de Catilina, on est bien réduit à croire ou que les choses ont marché d’elles-mêmes et par une sorte de hasard providentiel, ou que c’est véritablement Cicéron qui a tout conduit. Assurément le livre, tel qu’il est, n’était pas pour satisfaire le vaniteux consul, et il n’y a pas de doute que, s’il avait pu le connaître, il en eût été fort irrité ; mais il aurait eu tort. En somme, cet ouvrage d’un ennemi lui est plus favorable que ne le seraient toutes les flatteries et tous les mensonges qu’il mendiait des poètes et des historiens de sa connaissance. Sa figure en sort grandie, et Salluste aurait été véritablement un sot, si, quand il voulait attaquer la mémoire de Cicéron, il avait fourni des armes pour la défendre.

On voit que les raisons de composer le Catilina qu’on a prêtées à Salluste sont assez peu satisfaisantes. Pourquoi donc ne pas s’en tenir à celle qu’il nous donne lui-même ? S’il a raconté cet événement, nous dit-il, c’est qu’il est de ceux qui lui semblent mériter qu’on en garde la mémoire. N’était-ce pas un motif suffisant de le choisir ? Quand Salluste eut la pensée de se faire historien, un grammairien de ses amis, Ateius Philologus, se chargea, sans doute à sa demande, de composer un résumé de l’histoire romaine, pour la remettre toute devant ses yeux et lui donner ainsi le moyen de choisir les parties qu’il lui conviendrait de traiter. Il voulait donc, suivant son expression, débiter l’histoire romaine par morceaux, res gestas populi romani carptim perscribere. Si telle était son intention la conjuration, de Catilina devait être tout d’abord un sujet de nature à l’attirer. Il n’était pas assez lointain pour qu’on en eût perdu le souvenir, ni assez rapproché pour qu’on s’en souvînt dans le détail. Salluste en avait été le témoin, sans y être intervenu de sa personne, ce qui lui laissait plus de liberté pour en parler. Il avait recueilli les confidences de Crassus, il avait pu en causer avec César ; il était donc bien informé. Mais ce qui lui convenait surtout dans ce sujet, c’est qu’il était dramatique, qu’il mettait aux prises des personnages importans, qu’il lui donnait l’occasion de tracer leur portrait, de les faire agir et parler, de peindre les mœurs du temps, toutes choses dans lesquelles il excellait et dont le public était alors très friand. Il est donc très simple que Salluste, qui cherchait des succès de lettré, ait préféré le sujet de Catilina à un autre parce qu’il jugeait qu’il intéresserait le public et ferait lire l’ouvrage.

Ce qui achève de montrer que Salluste, en le composant, avait des préoccupations d’homme de lettres, c’est le soin qu’il a mis à le bien écrire. Son style n’est pas de ceux qu’on apporte en naissant et qui sont un don de nature. Devenu écrivain à plus de quarante ans, il se l’est fait à lui-même ; on y sent le parti pris et l’effort ; tout y est voulu et cherché. On est surtout frappé du contraste qu’il présente avec celui de Cicéron quand on passe brusquement de l’un à l’autre. Les mots d’abord ne sont pas tout à fait les mêmes et pris dans le même vocabulaire. Salluste en emploie volontiers qui étaient hors d’usage et qu’il est allé chercher jusque dans les livres du vieux Caton. A côté de ceux-là, qui lui paraissaient sans doute donner de l’autorité à son langage, il en introduit de plus simples, ou même de tout à fait vulgaires, pour avoir l’air d’éviter toute élégance d’école. Il n’était pas de ceux qui cherchent à donner de l’importance à la pensée par le choix des mots qui l’expriment. Il aimait, au contraire, à relever les mots par la pensée, et c’est en quoi il me semble qu’il a le mieux réussi. Sa phrase aussi est construite d’une manière nouvelle ; elle ne ressemble en rien à la période cicéronienne, avec ses compartimens symétriques. Ce qu’on y retrouve encore moins, et qui est l’âme même du style de Cicéron, c’est le développement, c’est-à-dire cette suite de périodes, s’entraînant l’une l’autre et nous conduisant d’un pas régulier et sûr jusqu’à l’entière conclusion du raisonnement. L’allure de Salluste est bien différente ; il procède par saillies, supprimant les intermédiaires, sous-entendant des idées, quitte à nous avertir par une conjonction, sed, igitur, etc., que nous avons quelque chose à rétablir. C’est dans ce travail obstiné, minutieux de Salluste, pour écrire autrement que Cicéron, qu’il faut chercher la preuve de son antipathie contre lui, et non pas seulement, comme on l’a fait, dans quelques phrases peu gracieuses de son Catilina.

À ce moment, tout semblait se tourner contre la mémoire du grand orateur. Quintilien nous le dit, dans une belle phrase : « Après qu’il eut été victime de la proscription des triumvirs, ses ennemis, ses envieux, ses rivaux, ceux aussi qui voulaient flatter le gouvernement nouveau, se jetèrent sur lui avec d’autant plus de violence qu’il ne pouvait plus leur répondre. » Les amis d’Antoine dénaturaient ses actions dans des pamphlets haineux ; Pollion, qui, la veille, se disait son élève, l’injuriait en plein Forum ; au Palatin, on se cachait pour lire ses ouvrages et l’on n’osait pas prononcer son nom[5]. Sa royauté de grand écrivain elle-même paraissait menacée par cette école attique, qui l’avait tant inquiété et indigné pendant les dernières années de sa vie. Salluste se rattache à cette école, et, dans la mesure de son génie propre, il la continue. Son Catilina peut donc être regardé comme une sorte de manifeste littéraire contre Cicéron. Mais on a vu qu’au moins on n’y trouvait rien qui fût véritablement de nature à compromettre sa renommée de bon citoyen et le souvenir des services, qu’il avait rendus à son pays. Au milieu de ce déchaînement, cette modération relative dut être remarquée, et il me paraît sûr que le livre de Salluste, malgré toutes ses omissions et ses atténuations volontaires, a dû servir à ramener vers Cicéron l’opinion publique.


III

Au moment d’aborder son récit, et, après avoir dit quelques mots de Catilina, Salluste s’avise qu’il serait utile, pour mieux comprendre le personnage, de le placer dans son milieu, et s’interrompant assez brusquement, il nous présente un tableau de la société de cette époque.

Personne ne s’étonnera que ce tableau soit très noir : on a vu qu’après les mésaventures de sa vie politique, Salluste en voulait à peu près à tout le monde. La manière dont ce mécontentement s’exprime d’abord chez lui n’est pas non plus pour nous surprendre. Les Romains avaient une façon particulière de se plaindre du présent : elle consistait à célébrer le passé. L’éloge du bon vieux temps, auquel aucun d’eux ne s’est soustrait, était une des formes de leur mauvaise humeur. Cet éloge était très naturel sous la république, qui vivait des traditions antiques ; mais il semble que le gouvernement qui la renversa et la remplaça aurait dû être porté à juger le passé avec plus d’indépendance. Il n’en fut rien, et, avant même que ce gouvernement nouveau se fût définitivement installé au pouvoir, il avait pris les façons de parler de l’ancien. Salluste, ce Césarien de la veille, n’a pas de couleurs assez riantes pour dépeindre le bonheur dont jouissaient les Romains d’autrefois sous le régime qu’il a aidé le dictateur à détruire. « En ce temps-là, dit-il, les mœurs étaient honnêtes, la concorde régnait partout ; on ne connaissait pas la cupidité. On pratiquait la justice et l’honneur, non pour obéir aux lois, mais pour suivre sa nature. Les querelles, les inimitiés, les haines, on les gardait pour l’étranger ; les citoyens ne rivalisaient entre eux que de vertu. Pour honorer les dieux, ils dépensaient sans compter ; chez eux, ils vivaient avec économie ; ils étaient fidèles dans leurs amitiés. Deux qualités essentielles : le courage lorsqu’il fallait se battre, l’équité, quand la paix était faite, assuraient leur salut particulier et celui de l’Etat. »

À ce tableau d’un passé idéal s’oppose celui d’un fort triste présent. C’est un contraste parfait : le siècle de fer après l’âge d’or. Cette république, qui était la plus belle du monde, en est devenue la plus misérable et la plus corrompue, ex pulcherruma pessuma ac flagitiosissuma facta est. Pour démontrer qu’elle était alors en pleine décadence, ce qui n’est guère contestable, il s’appuie beaucoup plus sur des considérations morales que sur des raisonnemens politiques : on sait que c’est la tendance des historiens anciens. Nous sommes tentés aujourd’hui de la leur reprocher, mais les gens du XVIIe siècle leur en faisaient au contraire beaucoup d’éloges, et ils préféraient Salluste à tous les autres précisément parce que c’est celui où l’on retrouve le plus ces études de mœurs, ces peintures de caractères, ces leçons sur la conduite de la vie, ces réflexions piquantes qu’on peut appliquer à soi-même ou à ses voisins. Saint-Évremond se sent plus de goût pour lui que pour Tacite « parce qu’il donne autant au naturel que l’autre à la politique, et que c’est le talent le plus éminent d’un historien de connaître parfaitement les hommes. » C’est aussi l’opinion du président de Brosses qui trouve « que Tacite attribue les actions de ses personnages à des ressorts détournés ou à des vues imaginaires, tandis que Salluste, plus versé dans la connaissance du cœur humain, trouve dans le tempérament de chacun d’eux les principaux mobiles qui le font presque toujours agir. » Nous ne sommes plus du même sentiment aujourd’hui ; nous trouvons que Salluste nous aurait mieux instruits de l’état de la république à ce moment s’il avait tenu à se montrer historien autant que moraliste, et que ces deux qualités peuvent se joindre sans se nuire.

Pour Salluste, la corruption romaine se résume en deux mots : ambitio et avaritia, c’est-à-dire l’amour du pouvoir et l’amour de l’argent. « C’est de là, dit-il, que tout le mal est venu. » En soi l’ambition ne lui paraît pas un vice ; elle lui semble même voisine d’une vertu. Puisqu’il n’était pas permis à un citoyen de se refuser aux fonctions publiques, il devait lui être honorable de les désirer. C’est seulement quand on veut le pouvoir à tout prix, qu’on le cherche par de mauvais moyens, en dehors des routes permises, que l’ambition est criminelle, et il est très vrai de dire qu’alors elle devient une cause de corruption et d’immoralité. « Elle enseigne à mentir, elle habitue à avoir sur la bouche le contraire de ce qu’on a dans le cœur, à prendre pour règle de ses amitiés et de ses haines, non la justice, mais l’intérêt, à ne pas se soucier d’être honnête dans l’âme pourvu qu’on le paraisse. » Assurément le tableau est juste ; nous savons nous aussi à quoi peut se laisser entraîner l’homme qui veut arriver à tout prix et le trouble que jettent ses artifices et ses manèges dans les relations de la société. Mais il nous semble que les effets d’une ambition effrénée sont bien plus graves dans la vie publique que dans la vie privée, et nous sommes fort étonnés que Salluste n’en ait presque pas parlé. Il est vrai qu’afin de contenir et pour ainsi dire d’endiguer l’ambition des citoyens, les Romains avaient imaginé une institution qui leur fut très utile et qu’ils surent conserver presque jusqu’aux dernières années. Il était établi qu’on n’arrivait chez eux à la magistrature suprême qu’après avoir traversé une série de magistratures inférieures, séparées entre elles par un intervalle de deux ans. C’était un moyen de tenir l’ambition en haleine, de la discipliner sans la détruire. On profitait ainsi du ressort qu’elle donne aux âmes, et l’on était moins exposé aux dangers qu’elle peut offrir. A chaque fois un but plus élevé était proposé aux convoitises du candidat, et, par ces satisfactions successives, on l’empêchait d’être trop impatient. Il n’atteignait le but que vers quarante-cinq ans, à l’âge où les passions sont moins violentes, et quand un long exercice du pouvoir en avait calmé le désir. Il faut bien croire que le moyen était bon, puisque tant de jeunes gens se sont résignés à gravir ces échelons l’un après l’autre. Nous savons pourtant qu’un jour, la patience faillit manquer à l’un d’eux. Il est vrai que c’était César, et qu’un ambitieux comme lui pouvait craindre « d’être trop vieil, s’il attendait la cinquantaine pour s’amuser à conquérir le monde (Pascal). » Suétone rapporte que se trouvant à Gadès, en Espagne, dans le temple d’Hercule, devant une statue d’Alexandre, on l’entendit gémir de ce qu’il n’était qu’un simple questeur, à l’âge où le Macédonien avait déjà soumis un empire. Il eut alors la pensée de quitter sa province et de s’en retourner à Rome pour y profiter des occasions. Cependant il n’en fit rien et, après quelques hésitations, il se remit dans le rang comme les autres. En somme, pendant plus de cinq siècles, à quelques exceptions près qui s’expliquent par des circonstances extraordinaires, la règle a été fidèlement suivie ; et c’est ainsi qu’il ne s’est jamais vu, dans ce pays de soldats, un général en chef de vingt-quatre ans, comme Hoche, ou un Bonaparte, maître absolu de son pays à trente ans. Marius, Cinna, Sylla eux-mêmes, avaient passé par tous les degrés, rempli toutes les fonctions légales, quand ils usurpèrent le pouvoir souverain. Il semblait vraiment que cette ambition ne pouvait être permise qu’à des gens qui avaient été consuls. Nous allons voir, dans l’histoire qui va suivre, cette sorte de préjugé opiniâtre se perpétuant jusqu’au milieu des révolutions les plus violentes, et respecté par des gens qui se moquent de tout le reste. Catilina s’obstinera trois fois de suite, au risque de perdre des occasions favorables, à vouloir être consul. Il ne croyait pas possible de faire autrement que l’on n’avait fait jusque-là. Il est vrai qu’après avoir reçu cette consécration du consulat, les ambitieux se crurent quelquefois autorisés à garder le pouvoir, à ne plus consulter le Sénat ni le peuple, à proscrire leurs ennemis sans jugement, à s’approprier leur fortune. Marius et Cinna, qui l’essayèrent, n’y réussirent que pour quelque temps, mais Sylla fut heureux jusqu’au bout. Salluste a bien raison de dire que c’est son exemple qui perdit la république. Dans un pays de tradition, comme était Rome, les précédens semblent tout légitimer ; après Sylla, les ambitieux étaient prêts à tout oser, et les citoyens à tout souffrir.

Voilà quelles furent les suites de l’ambition. L’autre défaut que Salluste reproche aux Romains de son temps, l’amour de l’argent, lui paraît avec raison plus grave encore que l’amour du pouvoir ; mais il a tort de prétendre que ce fût chez eux un mal nouveau, et qu’il y ait eu jamais une époque où ils n’étaient avides que de gloire. Ils ont toujours été fort intéressés. Quelques renseignemens, que les historiens nous ont conservés par hasard, nous apprennent que ces paysans, dont la vie était si pénible sur ce sol maigre et malsain, quand ils partaient en guerre, espéraient bien rapporter chez eux autre chose que des blessures et de la gloire. Pendant le siège de Véies, à l’âge d’or des vertus romaines, on nous dit qu’une garnison se laissa prendre parce qu’elle était sortie de la ville et parcourait les environs « pour faire un peu de commerce. » Ce n’est pas ainsi qu’on se figure les soldats romains en campagne ; et il faut croire qu’ils ne perdirent jamais ces habitudes, puisque à la guerre de Macédoine ils avaient emporté de l’or dans leurs ceintures pour faire à l’occasion quelques trafics avantageux. L’aristocratie ne diffère pas en cela des paysans et des soldats. Elle a de grands mots à la bouche : « Les bas profits ne conviennent pas à des sénateurs. » — « Il ne faut pas que les mêmes gens aspirent à vaincre le monde et à l’exploiter. » Mais ce sont des mots ! En réalité, la préoccupation de la plupart de ces grands seigneurs est de faire rapporter à leur argent le plus qu’ils peuvent. Ils prêtent à gros intérêts à leurs voisins, de petits propriétaires qui, ayant servi leur pays contre les Volsques et les Herniques, n’ont pu ensemencer leur champ à l’automne, et se trouvent sans ressources au printemps qui suit. La dette est lourde pour ces pauvres gens, et le créancier est sans pitié. Il fait saisir le débiteur, s’il ne peut payer, quand le terme est venu, il l’enchaîne et l’enferme dans sa prison particulière, car, nous dit Tite-Live, il n’y a pas de grand domaine qui ne possède une prison pour les débiteurs en retard. La loi l’y autorise ; elle a été faite pour les créanciers, mais la plèbe a grand’peine à le souffrir ; c’est le motif qui la mit aux prises pour la première fois avec les patriciens et commença cette querelle qui devait durer plusieurs siècles. Songeons qu’il y avait alors juste quatorze ans que la république avait été instituée ; à quelle époque faut-il donc remonter pour trouver ce temps fortuné que célèbre Salluste, où l’on dédaignait l’argent ? Dès le premier conflit, les patriciens s’étaient empressés de céder et de promettre « qu’aucun citoyen ne serait plus enchaîné ni emprisonné pour dettes. » Cette promesse, ils l’ont renouvelée très souvent, mais ils ne l’ont jamais tenue, et il faut bien croire que cette vieille barbarie, grâce à la complaisance générale pour les usuriers, n’a jamais entièrement disparu, puisque Manlius, le lieutenant de Catilina, disait que ses compagnons et lui ne prenaient les armes que pour échapper à la cruauté de leurs créanciers, qui, après leur avoir pris leur fortune, voulaient encore leur ôter leur liberté. C’est ainsi que l’aristocratie finit par exproprier la petite propriété et que se formèrent ces grands, domaines, qui, au dire de Pline, ont perdu l’Italie. Il dut y avoir à cette ruine d’autres causes économiques, par exemple la cherté de la main-d’œuvre, qui fut la suite de l’émigration des paysans dans les villes, le bas prix du blé, amené par la concurrence des blés étrangers. Mais quelle que soit l’origine de cette détresse, c’est en somme par des dettes qu’elle se trahit, et il est impossible de lire Tite-Live sans entendre, dans toutes les émeutes, un cri de misère et de haine contre les créanciers qui se mêle aux revendications politiques.

Les petites gens une fois ruinés par l’aristocratie, l’aristocratie se ruina, elle-même. Salluste fait très, bien remarquer que ce fut sa prospérité même qui causa sa perte. « Des gens qui avaient supporté facilement les misères et les périls, traversé sans faiblir les situations les plus embarrassées et les plus pénibles, plièrent sous le poids du repos et de la fortune. Ce qui fit leur malheur, c’est d’avoir obtenu ce qu’ordinairement on désire. » Ils semblent avoir été presque déconcertés par leurs premières conquêtes hors de l’Italie ; ne sachant trop ce qu’ils pourraient faire de ces royaumes dont ils étaient devenus les maîtres, ils jugèrent d’abord plus simple de les laisser à leurs anciens souverains, après les avoir rançonnés impitoyablement. C’est ainsi qu’ils imposèrent une contribution de 170 millions au roi de Syrie Antiochus, et qu’ils tirèrent de tous ces princes vaincus plus de 700 millions de francs. C’était un fleuve d’or qui coulait tout d’un coup sur l’Italie ; toutes les conditions de la vie en furent changées : on se trouva riche sans transition et trop vite. Et remarquons qu’en même temps que l’argent affluait à Rome, l’Asie, qui le lui fournissait, lui donnait les moyens de le dépenser. « Prenez garde, disait Caton, au début des guerres d’Orient, nous mettons le pied dans un pays où abondent toutes les excitations au plaisir. » Les Romains n’y résistèrent pas, et quand leurs armées revinrent de ces expéditions fructueuses, soldats et officiers n’étaient plus les mêmes. Tite-Live nous dit que ce changement se fit à la suite de la défaite des Galates par Manlius, que c’est alors que pénétrèrent à Rome les lits dorés, avec leurs couvertures de tapis magnifiques, les tables à un pied et les-meubles sculptés en bois précieux ; que les danseuses et les joueuses de flûte furent introduites dans les festins ; qu’on prit l’habitude de soigner les repas, que le cuisinier gagna en importance « et de son métier, le dernier de tous auparavant, fit un art. » Salluste remonte un peu moins haut ; c’est Sylla qu’il rend responsable de l’effroyable corruption des mœurs de son temps, et je crois qu’il a raison. C’est bien en effet après que Sylla fut revenu de l’Asie, qu’il eut ramené son armée « de ces lieux enchanteurs, où elle s’était accoutumée à faire l’amour, à boire, à piller les particuliers et les temples pour y prendre les statues, les tableaux, les vases ciselés, » que le mal est à son comble. Il a perdu surtout l’aristocratie. Chez elle, la fortune, venue brusquement, a enflammé le goût de la dépense, et la dépense à vite dévoré la fortune. Il y eut sans doute de grands seigneurs : comme Crassus, qui ne cessèrent d’accroître leurs richesses par des spéculations fructueuses. Quelques autres, comme Pompée, prenaient des parts, ou, comme on dirait de nos jours, des actions dans les banques des fermiers de l’impôt et s’associaient à leurs bénéfices ; d’autres, encore plus avisés, comme Brutus, l’austère Brutus, se cachant sous des intermédiaires complaisans, prêtaient leur argent à 48 pour 100 aux rois et aux villes endettées de l’Asie ; mais c’étaient des exceptions, le plus grand nombre avait tout perdu. « A Rome, disait le tribun Philippus, il n’y a pas deux mille citoyens qui aient un patrimoine. » Cicéron, qui rapporte ce mot, trouve qu’il était imprudent de le dire, mais il n’en conteste pas l’exactitude. Évidemment Philippus n’entendait parler que des fortunes tout à fait nettes et liquides ; il y en avait fort peu qui de quelque manière n’eussent pas été entamées. Dans ce nombre de grands seigneurs obérés, beaucoup sans doute n’étaient que compromis par leurs dépenses ou leur mauvaise gestion. Il leur restait assez de biens pour faire honneur à leurs affaires, mais à la condition de ne pas achever de s’épuiser en luttant follement contre une usure tous les jours plus lourde avec des revenus sans cesse diminués. Cicéron leur conseillait de ne pas se laisser acculer à la ruine. « Eh quoi ! leur disait-il, vous avez des champs étendus, des palais, de l’argenterie, de nombreux esclaves, des objets précieux, des richesses de toutes sortes, et vous craignez d’ôter quelque chose à vos possessions pour l’ajouter à votre crédit ! » Mais il avait beau dire ; ils ne consentaient à rien vendre de leurs domaines pour payer leurs dettes. C’est qu’ils comptaient bien se libérer à meilleur marché. Les révolutions leur semblaient un moyen commode de se débarrasser de leurs créanciers, et ils en avaient tant vu qu’ils pouvaient toujours espérer qu’il y en aurait quelque autre dont ils profiteraient. Ils étaient donc aux aguets, évitant de se compromettre trop tôt, mais prêts à se déclarer dès qu’on pourrait le faire sans danger. Quant à ceux qui ne possédaient plus rien, ni fortune, ni crédit, qui n’avaient plus d’espoir que dans l’imprévu, on comprend qu’ils attendaient les événemens avec encore plus d’impatience. C’étaient déjà des conspirateurs ou qui se préparaient à l’être, et pourtant ces gens appartenaient presque tous à des familles illustres et portaient des noms glorieux ; mais réduits à la misère, forcés de vivre d’expédiens, plutôt que de renoncer à leur luxe et à leurs plaisirs, ils étaient prêts à toutes les hontes et à tous les crimes. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu nulle part une si grande aristocratie qui soit tombée si bas.


IV

Nous pouvons maintenant remettre Catilina dans cette société pour laquelle il était fait. Il nous sera plus facile de comprendre ce que Cicéron et Salluste nous disent de lui.

La première fois qu’il en est question chez Cicéron, c’est dans une lettre à Atticus, où il annonce à son ami qu’il se propose de défendre Catilina, son compétiteur, accusé de concussion, et laisse entendre que, dans les élections pour le consulat, qui sont prochaines, il songe à faire campagne avec lui. Il y eut donc un temps où Cicéron se serait fort bien accommodé de l’avoir pour collègue ; c’est ce qui est fait pour nous surprendre. Quoi qu’il en soit, l’affaire manqua, puisque, dans un discours prononcé devant le Sénat pendant sa candidature, et dont nous avons des fragmens, il attaque son rival avec violence. Ces attaques sont reproduites et aggravées dans les Catilinaires. Cependant on a remarqué que, dans ces discours mêmes, c’est-à-dire au plus fort de la lutte, il tient à mêler aux invectives les plus passionnées contre Catilina quelques appréciations plus favorables. Dans la première, la plus cruelle de toutes, en accusant sa scélératesse, il loue son énergie. Quand il se félicite, dans la seconde, de l’avoir forcé à s’éloigner de Rome, il fait remarquer que c’est un grand succès, car lui seul, parmi les conjurés, était redoutable. Dans la troisième, l’éloge de l’habileté de Catilina sert à mettre en relief la maladresse de ses associés. « On voit bien qu’il n’était pas avec eux ; ce n’est pas lui qui aurait laissé passer l’occasion favorable, il était trop habile pour se laisser prendre comme ils l’ont fait ! » Mais voici qui est plus grave. Cinq ans plus tard, quand l’affaire est refroidie, Cicéron défend Cælius auquel on reproche d’avoir été trop lié avec Catilina ; il l’en excuse en disant que Catilina en a séduit bien d’autres, qu’il avait l’apparence des qualités les plus belles, s’il n’en avait pas la réalité. « Je ne crois pas, dit-il, qu’il ait jamais existé un prodige pareil, un composé de passions si diverses, si contraires, et plus faites pour se combattre. » Rien, dans ce passage du Pro Cælio, ne contredit formellement les accusations des Catilinaires ; les gens ne sont pas rares, chez lesquels un peu de bien se mêle à beaucoup de mal. Cependant cette façon plus clémente de parler de lui, cette part plus large faite à ses bonnes qualités, pouvait troubler le jugement des lecteurs de Cicéron, et ils devaient se demander lequel des deux Catilina, celui des Catilinaires ou celui du Pro Cælio, était le véritable, lorsque parut le livre de Salluste. Il contenait un portrait du personnage qui dut sembler aussitôt le définitif. Il y était traité d’une façon plus impitoyable encore que Cicéron ne l’avait fait dans ses discours les plus violens ; et, comme l’auteur promettait d’être impartial, et qu’il n’avait aucune raison de ne pas l’être, que la lutte était finie depuis plus de vingt ans et les passions éteintes, Salluste entraîna l’opinion vers la sévérité. Catilina devint alors pour tout le monde le type accompli du conspirateur. Virgile le précipite sans hésiter dans les enfers, place auprès de lui les Furies, et l’attache à un roc, comme Prométhée :


et te, Catilina, minaci
Pendentem scopulo Furiarumque ora trementem !


Je n’ai aucune intention d’en appeler de ce jugement ; personne, dans l’antiquité, ne l’a jamais contesté. Ce qu’on peut faire, c’est d’étudier d’aussi près que possible les renseignemens qui nous sont donnés, de les rapprocher, de les expliquer, et d’essayer d’en tirer, s’il se peut, une figure vivante.

Salluste a bien raison de commencer son portrait de Catilina en disant qu’il était d’une noble maison, car sa naissance peut servir à nous faire comprendre son caractère. La gens Sergia, à laquelle il appartenait, était, comme on disait alors, une famille troyenne, c’est-à-dire qu’elle prétendait descendre d’un des compagnons d’Ënée. Il comptait un héros parmi ses aïeux ; son arrière-grand-père, Sergius Silus, fut blessé vingt-trois fois pendant la guerre contre Annibal, et, ayant perdu son bras droit dans une bataille, se fit faire une main de fer et continua à combattre. Mais ni cette grande naissance, ni ces exploits ne profitèrent à cette branche des Sergii ; nous savons qu’elle resta pauvre et qu’aucun d’eux ne parvint dans la suite au consulat. Sans doute ils trouvaient qu’on les payait mal de leurs services, et il était naturel que leur pauvreté et l’oubli où on les laissait leur aigrît le cœur et les disposât à la révolte. Cependant ils n’avaient pas perdu leur rang dans l’aristocratie romaine. Catilina conservait des relations étroites avec les plus grands seigneurs. C’est à Lutatius Catulus, un des chefs du parti, que sa dernière lettre est adressée, et il le traite comme un ami familier. Au moment où ses affaires étaient le plus embarrassées, il avait une maison au Palatin, dans le quartier des nobles et des riches, et la nécessité de vivre avec tous ces grands personnages devait lui rendre sa situation plus pénible. Certaines paroles qui lui échappent dans les circonstances les plus graves de sa vie montrent qu’il avait gardé tout l’orgueil de sa naissance. C’est sur elle surtout qu’il s’appuie, quand il est accusé, pour attester son innocence, et il ne souffre pas que l’on compare un patricien comme lui à Cicéron, un citoyen de la veille, tout fraîchement débarqué de sa petite ville. Dans cette lettre à Catulus, dont je viens de parler, où il déclare qu’il a pris les armes parce qu’on lui a refusé ce qui lui était dû, il emploie ce mot de dignitas, cher aux aristocrates romains, et dont César, un autre grand seigneur révolté, se sert aussi dans une circonstance semblable[6]. La race, chez lui, se reconnaît partout : dans ses vices comme dans ses qualités, il n’y a rien de médiocre et de mesquin. « C’était, dit Salluste, un esprit vaste, qui méditait sans cesse des projets excessifs, incroyables, gigantesques. » Qu’il devait mépriser son rival Cicéron, qui lui semblait sans doute le type accompli de l’honnête bourgeois ! Il y avait de la crânerie dans ses violences ; il agissait volontiers au grand jour et il ne lui déplaisait pas de braver l’opinion. Peut-être ne lui a-t-on reproché tant de crimes que parce qu’il a dédaigné, par une sorte de forfanterie, de prendre la peine de s’en défendre.

Que faut-il penser de tous ces crimes dont on l’accuse ? Il y en a tant, et ils sont si abominables, qu’on n’a pu s’empêcher de concevoir quelques doutes sur leur réalité. On s’est dit que beaucoup de ces accusations, celles surtout qui incriminent sa vie privée, ont probablement leur origine dans les procès qu’il a eu à soutenir. On sait que les avocats de cette époque n’hésitaient guère à charger les gens qu’ils poursuivaient de crimes imaginaires. Ils en avaient pris l’habitude dans ces écoles de déclamation, où ils s’exerçaient à l’art de parler. On leur apprenait à se servir de ce qu’on appelait des couleurs, c’est-à-dire d’une certaine manière de présenter les faits les plus insignifians, qui les faisait paraître coupables, et même au besoin à glisser parmi ces faits habilement dénaturés quelques mensonges utiles. Comme ils avaient vu ce moyen réussir à l’école, ils continuaient à l’employer au barreau. Ils ne prenaient même pas toujours la peine d’inventer un crime nouveau, créé tout exprès pour la circonstance et approprié au personnage ; il y en avait qui servaient pour toutes les occasions. Quand la cause semblait un peu maigre et ne fournissait pas assez à l’éloquence de l’avocat, il ne se faisait aucun scrupule d’y joindre une bonne accusation d’assassinat. « C’était devenu une habitude, » nous dit simplement Cicéron[7]. Et par exemple Clodia, qui ne trouvait pas que ce fût assez de reprocher à Cælius, son amant, d’avoir accepté d’elle de l’argent et de ne pas le lui rendre, l’accuse par surcroît d’avoir essayé de l’empoisonner. Rappelons à ce propos que ni les Grecs ni les Romains n’ont connu ce que nous appelons le ministère public, qui représente l’État, et qui aurait pu rétablir la vérité. Tout le monde était libre d’en accuser un autre, et il pouvait dire contre lui ce qui lui plaisait ; des deux côtés la passion parlait seule et pouvait tout se permettre. Ce qui rendait cet abus moins grave, c’est qu’en général on n’était pas dupe de ces mensonges, on ne prenait pas à la lettre ces accusations furibondes, qui venaient de provoquer de si beaux mouvemens d’éloquence, et l’audace des avocats était corrigée par l’incrédulité du public. Cependant cette habitude malsaine pouvait avoir deux dangers : le premier, c’est qu’à force de parler de ces crimes, on affaiblissait l’horreur qu’ils doivent inspirer ; en affirmant qu’ils’ avaient été souvent commis, on pouvait amener à les commettre, et voilà peut-être une des raisons pour lesquelles ils devinrent si répandus dans cette société. L’autre danger, c’est que, dans bien des cas, ceux qui avaient intérêt à croire à ces accusations les tenaient pour vraies sans se donner la peine d’en vérifier l’exactitude, et il a pu se faire ainsi qu’après avoir couru dans le monde, elles se soient glissées dans l’histoire. C’est ce qui est arrivé peut-être pour Catilina, comme pour beaucoup d’autres. On l’accuse d’avoir assassiné son beau-frère, probablement par complaisance pour sa sœur, qui ne pouvait pas souffrir son mari ; d’avoir tué sa femme, pour en prendre une autre ; son fils, dans l’intérêt d’une marâtre, qui ne voulait entrer que dans une maison vide d’héritiers. Tous ces crimes sont possibles dans l’état où se trouvait alors la société romaine, et la moralité de Catilina ne les rend pas invraisemblables ; mais, comme ils sont de ceux que le public ne connaît que par des indiscrétions privées ou des bavardages malveillans, quand ils n’ont pas été l’objet d’une enquête sérieuse, il nous est aussi difficile, à la distance où nous en sommes, de les démentir que de les affirmer. Ce qu’on peut dire, c’est qu’ils sont fidèlement rapportés par tous les écrivains anciens qui se sont occupés de la conjuration.

Mais qu’est-il besoin de nous attarder sur des faits que nous n’arriverons jamais à bien connaître ? Il y en a d’autres qui se sont passés au grand jour, sur les places publiques, dans les rues de Rome, et à propos desquels aucun doute n’est possible. Ceux-là nous permettent de juger Catilina en toute sûreté de conscience.

Il devait avoir à peu près vingt-cinq ans lorsque Sylla ramena de l’Orient ses légions pour reconquérir le pouvoir que Marius lui avait ôté. Nous ne sommes pas surpris de trouver Catilina dans son parti : c’était d’abord celui où l’appelait sa naissance ; mais il avait d’autres raisons de le choisir. Son père ne lui avait laissé qu’un grand nom ; il devait être pressé d’y joindre une fortune. Or personne n’ignorait que Sylla était d’une libéralité sans mesure pour ceux qui se dévouaient à le servir. Il s’attachait les officiers et les soldats qui l’avaient suivi dans l’Asie en fermant les yeux sur leurs désordres et leurs rapines ; on revenait toujours riche des campagnes qu’on avait faites avec lui. A Rome et dans l’Italie, les profits devaient être bien plus grands encore. Les guerres civiles sont toujours des guerres sans pitié, et Sylla n’était pas d’humeur à épargner ses ennemis. Marius du reste lui en avait donné l’exemple ; seulement, comme il était un homme d’ordre, il procéda avec plus de régularité. Il se fît dûment autoriser par un sénatus-consulte à tuer tous ceux qu’il voudrait, et Catilina, qu’il avait sans doute appris à connaître, fut choisi pour être l’un de ses exécuteurs des hautes œuvres. La besogne était bien payée, ce qui du reste était aisé au dictateur, puisqu’il rémunérait les bourreaux avec l’argent des victimes. Les biens des proscrits étaient confisqués et devaient se vendre à l’encan (sub hasta) au profit de l’Etat. Mais on ne laissait pas assister tout le monde aux enchères ; ceux-là seuls qu’on voulait favoriser pouvaient approcher de la lance auprès de laquelle se tenait le commissaire chargé de la vente, en sorte qu’ils avaient ce qui leur convenait au prix qu’ils voulaient donner. C’est ainsi, disait-on, que Crassus avait commencé son immense fortune. Catilina dut y faire aussi de beaux bénéfices ; mais il ne ressemblait pas à Crassus, et l’argent ne lui tenait guère entre les mains.

Il méritait bien d’avoir sa part des dépouilles et s’était fort consciencieusement acquitté de la tâche que Sylla lui avait donnée. Nous savons les noms de plusieurs de ses victimes, qui appartenaient à des familles connues. Parmi ces noms se trouve celui de Marius Gratidianus, originaire d’Arpinum, parent du grand Marius et de Cicéron. C’était un personnage si aimé du peuple qu’on lui avait élevé des statues dans certaines places de Rome et que les gens du quartier leur rendaient un culte[8]. Condamné à mourir, il fut traîné devant le tombeau de Catulus auquel on voulait offrir une victime humaine. Là, on lui brisa les jambes, on lui trancha les mains, on lui arracha les yeux. « On voulait, dit Sénèque, le tuer plusieurs fois de suite. » Puis, quand on lui eut coupé la tête, Catilina la prit dans ses mains et la porta toute dégouttante de sang du Janicule au Palatin, où Sylla l’attendait. On pense bien que cette exécution fit grand bruit et qu’on ne l’oublia pas. Aussi se demande-t-on avec surprise comment il s’est fait que ce souvenir, qui était resté dans toutes les mémoires, n’ait pas nui davantage à Catilina. Il a conservé jusqu’à la fin d’honorables amitiés ; il a été candidat aux plus hautes fonctions publiques, et les a souvent obtenues. Quand des censeurs un peu plus sévères que les autres entreprirent de nettoyer le Sénat où beaucoup de gens indignes s’étaient glissés, à la faveur des troubles civils, et en firent sortir soixante-quatre sénateurs à la fois, Catilina n’était pas du nombre. Après la mort du dictateur, sous la pression de César, quelques proscripteurs connus, le centurion L. Luscius, L. Bellienus, d’autres encore, qui avaient touché le prix convenu pour chaque tête coupée, et dont on retrouva les quittances sur les registres publics, car tout se faisait régulièrement sous Sylla, furent poursuivis et condamnés ; il ne fut pas question de Catilina. C’est seulement un peu plus tard, quand il venait d’échouer au consulat, qu’un homme important du parti aristocratique, L. Lucceius, pensa que l’occasion était bonne pour le traduire devant les tribunaux chargés de punir les assassins (quæstio de sicariis). L’attaque dut être vive : Lucceius passait pour un excellent orateur. Cependant elle ne réussit pas, et Catilina fut acquitté. Cicéron n’y pouvait rien comprendre, quand il voyait que des accusés qui niaient leurs crimes ou tentaient d’en atténuer la gravité étaient rigoureusement punis, et qu’on épargnait Catilina qui était bien forcé d’avouer les siens, puisqu’ils avaient eu Rome entière pour témoin, et qui sans doute ne prenait pas la peine de s’en excuser. Il faut croire que c’était son audace même qui faisait son impunité. Cette sanglante promenade, dont on se souvenait avec effroi, lui avait créé une sorte de prestige, qui le mettait à part des autres. Cette fois encore, comme il arrive si souvent, les plus obscurs étaient frappés, et le plus grand coupable échappait.

Faut-il penser aussi que ce prestige est pour quelque chose dans l’attrait qu’éprouvaient pour lui les femmes et les jeunes gens ? C’est bien possible. Nous aurons à parler plus tard de l’appui que les femmes donnèrent à la conjuration ; elles ont aussi tenu une grande place dans sa vie privée. Celles qui furent le plus intimement liées avec lui portaient les plus beaux noms de Rome. Il y avait dans le nombre une vestale qui avait été choisie, comme elles l’étaient toutes, parmi les familles les plus illustres ; et, ce qui rend l’aventure plus piquante, c’est qu’elle était la propre sœur de Térentia, la femme de Cicéron. Le cas était grave : Catilina avait été trouvé dans sa chambre. Mais toute la noblesse de Rome s’intéressa pour elle ; Caton lui-même prit sa défense. Pison, qui était un orateur célèbre, prononça en sa faveur un discours qu’on admira beaucoup, et elle fut acquittée. Dans la vie dissipée qu’il mena, et qui était, il faut bien le dire, celle de la plupart des gens de son temps et de son monde, on nous dit qu’il trompa beaucoup de maris et fut quelquefois trompé lui-même[9]. Il avait été l’amant de la femme d’Aurelius Orestes, dont il épousa plus tard la fille, ce qui fit dire à Cicéron « que le même amour lui avait fourni à la fois un enfant et une épouse. » Elle était riche et belle, mais Salluste ajoute, dans une de ces phrases impertinentes comme il sait les faire, que quand on avait parlé de sa beauté il ne restait plus rien à louer chez elle. Catilina paraît l’avoir beaucoup aimée. Lorsqu’il quitta Rome pour aller prendre le commandement des conjurés de l’Etrurie, il écrivit à Q. Catulus une lettre qui se terminait par ces mots : « Il ne me reste plus qu’à vous recommander Orestilla et à la confier à votre honneur. Protégez-la contre toute injure ; je vous en supplie au nom de vos enfans. Adieu. »

Tous les écrivains nous disent l’ascendant incroyable qu’il exerçait sur la jeunesse. Cicéron prétend qu’il était pour elle un véritable charmeur : juventutis illecebra fuit. On voit bien par où il devait la séduire : il avait les qualités qui lui plaisent le plus, l’énergie, la résolution, la bravoure, une hardiesse que rien ne déconcertait. Personne ne supportait mieux les fatigues, la soif, les veilles, les privations, que cet ami des plaisirs faciles. Rien n’égalait l’agrément de son commerce et la souplesse de son caractère ; il s’accommodait à tout le monde et de toutes les circonstances ; grave avec les gens sérieux, plaisantant volontiers avec les enjoués, il était prêt à tenir tête aux plus débauchés. Salluste et Cicéron sont d’accord à dire qu’il était la ressource de tous ceux qui avaient fait quelque mauvais coup ou qui voulaient tenter quelque méchante action. Il les prenait sous son patronage sans jamais s’enquérir de leur passé, et, une fois qu’il les avait accueillis, il ne les abandonnait plus. Il mettait à leur disposition sa fortune et son audace, il fournissait sans compter à leurs dépenses, il leur procurait des maîtresses, il leur choisissait des chevaux et des chiens ; il ne se les attachait pas seulement par la solidarité du plaisir, mais par celle du crime. Salluste prétend qu’il tenait chez lui une sorte d’école, où l’on apprenait à porter de faux témoignages, à contrefaire des signatures, à se débarrasser par tous les moyens des gens qui gênaient, ou même de temps en temps de ceux qui ne gênaient pas, sans autre motif que de se faire la main. C’était pour Catilina une manière d’exercer ses gens et de les compromettre, pour qu’une fois entrés dans la bande il leur fût impossible d’en sortir. Ces jeunes gens formaient autour de lui une sorte de garde d’honneur, composée en général de fils de famille qui avaient perdu toute leur fortune, mais qui conservaient tous leurs vices. La verve de Cicéron est intarissable quand il les dépeint voltigeant sur le Forum ou assiégeant les alentours du Sénat.

Ils ruissellent de parfums, ils resplendissent de pourpre, ils suivent toutes les modes du jour ; les uns se font soigneusement épiler, les autres portent une barbe abondante et bien frisée ; ils sont vêtus de tuniques qui tombent sur leurs talons, ils ont des manches traînantes[10], leurs toges sont faites de tissus si légers qu’on dirait des voiles de femmes. » Ces jolis garçons, si gracieux, si délicats, sont en même temps des joueurs et des mignons ; ils n’excellent pas seulement à danser et à faire l’amour, au besoin ils versent le poison et manient le poignard. Cicéron témoigne pour eux une pitié ironique, quand il songe qu’ils vont partir en guerre et qu’ils se mettent à la suite de Catilina, pour faire campagne avec lui : « A quoi pensent ces malheureux ? Emmèneront-ils leurs maîtresses dans leur camp ? mais pourraient-ils s’en passer, surtout dans ces longues nuits d’hiver ? Et eux-mêmes, comment supporteront-ils les neiges et les frimas de l’Apennin ? Se croient-ils en état de braver les rigueurs de la saison parce qu’ils se sont accoutumés à danser tout nus dans les festins ? »

Ce tableau nous montre bien à qui nous avons affaire : pour beaucoup de ces jeunes gens la conjuration n’était qu’un coup de main de viveurs aux abois sous la conduite d’un ambitieux sans scrupule.


V

Quand Sylla mourut, Catilina n’eut pas de peine à voir qu’il ne laissait pas d’héritier, et, comme il avait bonne opinion de lui-même, il jugea qu’il pouvait prétendre à la succession. La sinistre renommée que les proscriptions lui avaient faite ne devait guère le gêner, puisqu’il conçut l’espérance de devenir un jour le maître de la république. Il ne faut pas être dupe des mots. Sous le nom de dictateur, Sylla avait été un roi véritable : c’est Cicéron qui le dit[11] ; et Catilina aussi visait, comme Sylla, à la royauté[12]. Mais il s’agissait d’une royauté d’un genre particulier, qui évitait avec soin certaines apparences, qui se rattachait autant que possible Naux institutions républicaines, qui voulait maintenir tant bien que mal à côté d’elle les anciennes magistratures ; d’une royauté viagère, qui ne se fondait pas, comme les autres, sur l’hérédité. C’était déjà l’Empire qui s’annonçait et qu’on pouvait prévoir, car, dans l’histoire de Rome, tout se suit et se tient, rien ne se fait par brusques soubresauts, et les révolutions mêmes affectent des formes régulières et traditionnelles.

Mais on a vu qu’il n’était pas d’usage d’y arriver d’un coup, et bien que Catilina eût peu de répugnance pour les moyens révolutionnaires, il se soumit à prendre la longue route que tout le monde avait suivie, et qui, à travers quelques magistratures, menait lentement au consulat. Le chemin lui prit un certain nombre d’années pendant lesquelles nous le perdons de vue. Il dut faire alors ce qu’il a toujours fait, ce que faisaient la plupart des autres, se servir des fonctions qu’il remplissait dans l’intérêt de ses plaisirs et de sa fortune, vivre à Rome et dans les provinces au milieu des désordres, des débauches et des aventures de toute sorte.

En 686, il était préteur, et l’année suivante on l’envoya gouverner l’Afrique. C’était une province riche, et qui convenait à merveille à un propréteur qui avait sa fortune à faire ou à réparer. Catilina, comme on le pense bien, ne négligea pas de saisir cette bonne occasion, et même il en profita si bien que ses administrés, qu’il avait effrontément pillés, se décidèrent à porter plainte au Sénat de ses exactions. Il quitta la province en 688, et dut arriver à Rome vers le milieu de l’année. A ce moment, le désordre y était à son comble. Les élections consulaires pour l’année suivante avaient donné la majorité à P. Cornélius Sylla et à P. Autronius, deux personnages tout à fait décriés. Ce dernier ressemblait beaucoup à Catilina, dont il était l’ami, et dont il fut plus tard le complice. Il passait pour un orateur, parce qu’il avait une voix forte et stridente, mais c’était surtout un homme d’action, qui ne reculait pas devant un mauvais coup. Sylla, neveu du dictateur, possédait une grande fortune, qu’il avait mise à la disposition de son collègue, pour acheter les voix des électeurs ; mais le marché avait été si scandaleux qu’à peine l’élection faite elle avait été déférée aux tribunaux et cassée. Les deux consuls révoqués furent remplacés par ceux mêmes qui les avaient traduits en justice, Aurelius Cotta et Manlius Torquatus.

C’est dans l’intervalle, si l’on en croit Salluste, et pendant la vacance du consulat, que Catilina, qui venait de débarquer, posa sa candidature. Il pensait sans doute que cette situation troublée pourrait lui donner plus de chances. Malheureusement pour lui, les députés de l’Afrique avaient fait diligence, et, quand il se présenta pour faire sa déclaration, la plainte était déjà déposée. Le consul en exercice, L. Volcatius Tullus, un peu embarrassé, réunit un conseil de quelques sénateurs importans, pour savoir ce qu’on devait faire. Il fut décidé qu’il était impossible de recevoir la déclaration de Catilina tant que le procès qui lui était intenté ne serait pas jugé[13]. C’était une déception cruelle pour lui, d’autant plus que les procès de ce genre pouvaient durer fort longtemps. Il se trouvait donc indéfiniment ajourné. La longue attente à laquelle il s’était résigné en parcourant successivement toutes les magistratures intermédiaires devait l’avoir déjà fort irrité ; ce nouveau retard lui fit perdre patience. Du moment qu’il ne pouvait pas arriver par les voies régulières, il n’hésita plus à recourir aux moyens violens. Sa situation ressemblait assez à celle d’Autronius : tandis qu’on empêchait l’un de solliciter le consulat qu’il poursuivait péniblement depuis dix ans, on l’ôtait à l’autre quand il croyait le tenir. Ils devaient naturellement s’entendre tous les deux pour mettre la main sur ce qu’on ne voulait pas leur laisser prendre. Il leur était facile de trouver des associés dans cette jeunesse besogneuse et débauchée qui remplissait Rome. Parmi ceux qu’on recruta, il y en avait un surtout qui portait le plus beau nom peut-être de l’aristocratie romaine, Cn. Calpurnius Piso, dont Salluste dit « qu’il était d’une audace extrême, accoutumé à l’intrigue, ruiné, et que sa détresse autant que sa perversité l’excitaient à bouleverser la république. » On se mit vite d’accord sur ce qu’il y avait à faire. On convint de tuer les deux consuls désignés, Cotta et Torqualus, et de mettre Autronius et Catilina à leur place[14]. Tout avait été minutieusement préparé, et le succès paraissait si certain, qu’on s’était procuré d’avance des licteurs pour l’installation des nouveaux magistrats. L’affaire, qui avait été d’abord fixée aux nones de décembre, fut ébruitée, et l’autorité prit des précautions. Elle fut alors remise aux calendes de janvier ; mais cette fois, il ne s’agissait plus seulement de tuer les consuls, on devait y joindre une partie des sénateurs, quelques-uns disent même le Sénat tout entier. Catilina s’était réservé de donner le signal du massacre. A-t-il eu le tort, comme on l’a dit, de se trop presser, ou faut-il croire que les conjurés, qui manquaient un peu de zèle, s’étaient mis en retard ? ce qui est sûr, c’est que lorsque vint le moment d’agir, ils ne se trouvaient pas à leur place. Après ce second échec, le coup était définitivement manqué.

Voilà ce qu’on a plus tard appelé la première conjuration de Catilina ; on voit bien qu’elle différait entièrement de l’autre. D’abord, il n’est pas sûr qu’il y ait joué le premier rôle ; il a des complices, Autronius, Pison, qui semblent avoir au moins autant d’importance que lui, tandis que, dans la conjuration véritable, non seulement il est le premier, mais on peut presque dire qu’il est seul, tant les autres sont effacés et paraissent médiocres. Ensuite, le complot ayant échoué avant d’être mis véritablement à exécution ne fut connu que d’une manière très imparfaite. Beaucoup de bruits coururent que, même à cette époque, il ne fut pas possible de vérifier. Asconius laisse entendre, d’après Cicéron, que plusieurs personnages importans en étaient, qui ne voulaient pas être connus. Suétone est plus précis ; il affirme que César et Crassus favorisaient l’entreprise, et que, si elle avait réussi, Crassus aurait été nommé dictateur et César maître de la cavalerie. C’étaient évidemment des bruits fort répandus à Rome ; mais comme il nous est impossible aujourd’hui d’en vérifier l’exactitude, je crois inutile de m’y arrêter.

Ce qui résulte de plus sûr des renseignemens que nous avons conservés, c’est que les conjurés n’étaient pas nombreux (pauci, dit Salluste) ; c’est aussi qu’ils ne méditaient pas une révolution, mais un simple guet-apens : ils voulaient tuer quelques personnes pour se mettre à leur place. Ces crimes préparés froidement, accomplis sans scrupule, par des gens du grand monde, au milieu d’une société élégante, lettrée, qui lisait les beaux ouvrages des sages de la Grèce et se piquait de savoir vivre, nous paraissent d’abord incompréhensibles. Mais comme il est impossible de les nier, il faut essayer au moins de s’en rendre compte. Mérimée s’est demandé si la faute n’en doit pas être imputée à ces spectacles de l’arène qui familiarisaient les gens dès l’enfance avec la vue du sang[15] ; et il est bien possible en effet qu’ils aient eu ce triste résultat d’ensauvager la nation qui y prenait un si vif plaisir. Mais je crois qu’on y fut plutôt amené par une sorte d’assimilation qui se fit entre les batailles du Forum et celles qui se livrent contre l’étranger. Des deux côtés c’était la guerre, plus acharnée peut-être, plus violente, quand on avait des concitoyens en face de soi. Or, il est de règle, chez les peuples antiques, qu’à la guerre le vaincu doit mourir, et que la victoire confère au vainqueur tous les droits sur lui. C’est une loi que tout le monde accepte et contre laquelle celui même qui va la subir ne réclame pas. La situation des adversaires politiques est même plus fâcheuse que celle des ennemis du dehors, car enfin, quand on est las de tuer un ennemi qui ne résiste plus, on le conserve pour en faire un esclave (servus, quasi servatus). Mais comme l’adversaire politique, étant un citoyen, ne peut pas être vendu, il faut bien qu’il disparaisse, si l’on ne veut pas être exposé à le retrouver plus tard devant soi. Il ne reste, pour s’en débarrasser, que les proscriptions, quand on est le maître, ou l’assassinat, lorsqu’on veut le devenir. Voilà comment les proscriptions, — sous Marius, sous Sylla, sous les Triumvirs, — sont devenues des opérations régulières, presque légales, et pourquoi l’assassinat politique a été pratiqué sans hésitation à Rome dans tous les temps et par tous les partis. Au début de la république, les patriciens en donnent l’exemple en faisant tuer dans sa maison le tribun Genucius, qui contrariait leurs desseins. L’exemple fut fidèlement suivi dans la suite. En 654 (pour ne pas remonter trop haut), Saturninus, qui voulait être tribun du peuple, et redoutait la concurrence de Q. Nunnius, une créature des aristocrates, le fit assassiner par des soldats de Marius, son ami, qui les mit très volontiers à sa disposition. L’année suivante, Q. Memmius, un fort honnête homme, qu’on craignait de voir réussir aux élections consulaires, fut tué à coups de bâton par une bande de vauriens, et il n’en fut pas autre chose. On savait qu’un transfuge de la noblesse, Drusus, préparait des lois populaires ; il fallait qu’il n’eût pas le temps de les faire adopter, et un soir qu’il rentrait chez lui, il fut frappé d’un coup de poignard, à sa porte, et alla tomber dans l’atrium, au pied de la statue de son père. L’assassin ne fut jamais retrouvé. Enfin Sylla, qui ne voulait pas que Q. Lucretius Ofella, un de ses amis pourtant, demandât le consulat, après l’avoir inutilement raisonné pour le dissuader de le faire, trouva plus simple d’envoyer Billienus, un de ses bourreaux, l’assassiner. Il me semble qu’après avoir lu cette longue liste, à laquelle on pourrait beaucoup ajouter, on comprend mieux la facilité avec laquelle Autronius et Catilina se décidèrent à tuer les deux consuls, dont ils voulaient la place, et même à y joindre un certain nombre de sénateurs.

Le complot de 688 ne paraît avoir causé à Rome ni surprise, ni scandale ; ce qui achève bien de montrer à quel point les faits de ce genre étaient alors communs. Personne ne songea à faire une enquête ou à instituer des poursuites. Le consul Torquatus ne garda aucune rancune des dangers qu’il avait courus. Quand on l’interrogeait sur la conjuration, il répondait « qu’il en avait bien entendu dire quelque chose, mais qu’il n’en croyait rien. » Les conjurés ne cessèrent pas de venir au Sénat, dont ils avaient voulu assassiner une partie, et sans doute on continua à leur tendre la main, comme à l’ordinaire. Non seulement Pison ne fut pas poursuivi, mais on lui accorda spontanément ce qu’il avait voulu se procurer par un crime ; on l’envoya comme propréteur en Espagne (quæstor pro prætore). C’était un moyen de se débarrasser de lui et d’être désagréable à Pompée dont on le savait l’ennemi. Mais à son arrivée, il fut tué par les soldats mêmes dont il venait prendre le commandement, ce qui mit tout le monde à l’aise.

Quant à Catilina, il était toujours sous le coup du procès de malversation que la province d’Afrique lui avait intenté. Il faut bien croire que ce procès n’était pas encore jugé au mois de juillet 689, quand se firent les élections consulaires, puisqu’il n’y fut pas candidat. C’est probablement un peu plus tard que l’affaire vint devant les tribunaux. Les charges étaient accablantes, mais il fut aidé par tout le monde. Hortensius, le grand orateur des aristocrates, se chargea de le défendre. Le jour du jugement, on vit le Forum se remplir des personnages les plus honorables qui venaient rendre témoignage de sa vertu et de son désintéressement. Le consul Torquatus, que deux fois de suite Catilina avait tenté d’assassiner quelques mois auparavant, fit apporter sa chaise curule et, revêtu de ses ornemens consulaires, vint attester par sa présence et ses paroles l’innocence de l’accusé. Catilina avait pris des moyens encore plus sûrs pour échapper à une condamnation qui semblait inévitable ; il avait acheté ses juges, ce qui lui coûta très cher. « Il est aussi pauvre aujourd’hui, disait-on à Rome, que ses juges l’étaient hier. » Pour plus de sûreté, et afin de disposer à l’indulgence le jeune P. Clodius, son accusateur, il lui avait aussi donné une forte somme d’argent. C’est ainsi qu’en ce moment on trafiquait de tout, que tout (se payait à Rome : « Ville à vendre ! » disait Jugurtha, qui la connaissait bien.

Catilina fut absous. Il pouvait donc enfin, se présenter aux élections du mois de juillet 690 pour être consul l’année suivante. — Mais il allait y rencontrer Cicéron.


GASTON BOISSIER


  1. « Eh ! Messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, et d’une insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : « Catilina est aux portes de Rome, et l’on délibère ! » Mirabeau, discours du 26 septembre 1789.
    Je tiens de M. Aulard, qui réunit en ce moment les adresses envoyées à la Convention à propos du 9 thermidor, que, dans presque toutes, même dans celles de petits villages, où le maire et les conseillers municipaux n’avaient pas fait d’études classiques, Robespierre est appelé le Catilina moderne.
  2. Pour la chronologie, dans tout le cours de ce travail, je suivrai ce qu’on appelle l’Ère Varronienne, qui part de la fondation de Rome, qu’elle place en 754 avant Jésus-Christ. Cicéron fut consul de Rome en 691, c’est-à-dire 63 ans avant notre ère.
  3. Je cite le texte de ce passage curieux : Vi quidem regere patriam et parentes, quanquam et possis et delicta corrigas, importunum est. Jug. S.
  4. Milon avait épousé la fille de Sylla, qui était fort galante. Ayant surpris un jour Salluste chez lui, au lieu de le traduire en justice, il lui donna les étrivières et le rançonna. L’affaire fit beaucoup de bruit à Rome. On en riait encore du temps d’Horace.
  5. Le nom de Cicéron ne se trouve ni dans Virgile, ni dans Horace.
  6. Sall., Cat., 38. Quod statum dignitatis non obtinebam. — César, Bell. civ. 1. 7. Discours à ses soldats : ut ejus existimationem dignitatemque defendant.
  7. Consuetudinis causa. Ailleurs (pro Murena, 5), les inventions de ce genre lui paraissent un procédé ordinaire, une loi de l’accusation, lex accusatoria.
  8. Sa popularité venait surtout de ce qu’étant préteur il avait fait un édit pour défendre d’émettre des monnaies fourrées dont les régimes précédens avaient fort abusé.
  9. Cum deprehendebare in adulteriis, cum deprehendebas adulteros ipse. Cic. in Toga cand.
  10. Cic. Catil., III, 10. Ces manches étaient un des signes distinctifs des jeunes débauchés. Virgile reproche à des gens qui n’étaient pas de véritables guerriers de n’avoir pas les bras nus et de nouer leurs couvre-chefs avec des mentonnières : Et tunicæ manicas et habent redimicula mitræ, IX, 616.
  11. Cic, De harusp. resp., 25.
  12. Salluste, Cat., 5 : Dum sibi regnum pararet.
  13. Il semble qu’à cette raison on en ait ajouté une autre. Salluste dit qu’on répondit à Catilina qu’il avait déposé trop tard sa déclaration de candidature.
  14. Il y a ici quelques contradictions. Suétone prétend que ceux auxquels on voulait rendre les faisceaux étaient les deux consuls qui avaient été destitués, Autronius et Sylla. Mais Salluste et Asconius remplacent Sylla par Catilina. Cicéron affirme que Sylla, après sa mésaventure, se tint sur la réserve. Il s’était retiré à Naples, qui est un lieu plus fait pour le plaisir que pour les complots. Il est naturel qu’Autronius, que Sylla avait abandonné, l’ait remplacé par Catilina.
  15. Mérimée, Conjuration de Catilina, p. 105.