La Confession de Claude/Chapitre XXV

Charpentier et Fasquelle (p. 241-267).

XXV

Ce matin, en m’éveillant, j’ai eu un élan de douloureux espoir.

La fenêtre était restée ouverte, & je me trouvais glacé.

Je me suis pressé le front entre les mains, je me suis dit que toute cette fange ne pouvait être, que je rêvais à plaisir l’infamie. Je sortais d’un songe horrible ; tout secoué encore par la vision, j’ai souri en pensant que ce n’était qu’un songe & que j’allais reprendre ma vie calme au soleil. Je me refusais au souvenir, je me révoltais, je niais. J’avais l’indignation de l’honneur.

Non, il était impossible que je souffrisse à ce point, que la vie fût si mauvaise, si honteuse ; il était impossible qu’il existât de pareilles hontes & de pareilles douleurs.

Je me suis levé doucement, je suis allé à la fenêtre aspirer de toutes mes forces l’air du matin. J’ai vu Jacques au-dessous de moi, qui sifflait tranquillement en regardant dans la cour. Alors, il m’est venu la pensée de descendre, de l’interroger ; c’était un esprit froid & juste qui calmerait ma fièvre, un honnête homme qui répondrait avec franchise à mes questions, qui me dirait s’il aimait Laurence & quels étaient ses rapports avec elle. Là serait peut-être la guérison. Je n’aurais plus cette terrible chaleur qui me dévorait la poitrine, je me reposerais en Laurence, j’adopterais une sage ligne de conduite qui nous tirerait, elle & moi, de cet amour désespéré & sanglant où nous étions plongés.

Vous le voyez, frères, près du terrible dénouement, j’en étais encore à l’espérance. Oh ! mon pauvre cœur, grand enfant que chaque plaie rend plus jeune & plus chaud ! En passant devant Laurence, pour aller chez Jacques, j’ai regardé un instant cette fille endormie, &, après tant de larmes, j’ai de nouveau espéré la rédemption.

J’ai trouvé Jacques au travail. Il m’a tendu la main loyalement, avec un sourire clair & franc. Je l’ai regardé au visage, en face ; je n’ai pas vu dans ses traits paisibles la trahison que j’y cherchais. Si ce garçon me trompe, il ne sait pas qu’il fait saigner mon cœur.

— Eh quoi ! m’a-t-il dit en riant, n’es-tu plus paresseux ? C’est bon pour moi, homme sérieux, de me lever à six heures.

— Écoute, Jacques, ai-je répondu, je suis malade, je viens me guérir. J’ai perdu conscience de ce qui m’entoure, je m’ignore moi-même. Ce matin, au réveil, j’ai compris que le sens de la vie m’échappait, je me suis senti perdu dans le vertige & l’aveuglement. C’est pourquoi je suis descendu te serrer la main & te demander aide & conseil.

Je suivais sur la face de Jacques l’effet de mes paroles. Il est devenu grave & a baissé les yeux. Il n’avait pas l’attitude d’un coupable, il avait presque celle d’un juge.

J’ai ajouté d’une voix vibrante :

— Tu vis à mon côté, tu sais quelle est ma vie. J’ai eu ce malheur, au début, de rencontrer une femme qui a pesé sur moi & qui m’a écrasé. J’ai gardé longtemps cette femme par pitié & par justice. Aujourd’hui, j’aime Laurence, je la garde par rage d’amour. Je ne viens pas te demander d’employer ta sagesse à me séparer d’elle ; je veux, s’il est possible, que tu me donnes de derniers espoirs, en apaisant ma fièvre, en me faisant voir que tout n’est pas honte en moi. Je te l’ai dit, je ne me connais plus moi-même. Rends-moi le service de fouiller mon être, de l’étaler saignant devant mes yeux. Si je n’ai plus rien de bon, si je suis souillé de cœur & de chair, je suis bien décidé à m’enfoncer, à me noyer dans la boue. Si, au contraire, tu parviens à me donner une espérance de rachat, je ferai de nouveaux efforts pour revenir à la lumière.

Jacques m’écoutait, hochant la tête tristement. J’ai continué après un silence :

— Je ne sais si tu m’entends bien. J’aime Laurence avec emportement, j’exige qu’elle me suive dans la lumière ou dans la boue. Je mourrais de peur, si elle me laissait seul au fond de la honte ; mon cœur éclatera lorsque j’apprendrai qu’elle a, dans son écrasement, trouvé d’autres baisers que les miens. Elle est à moi de toute sa misère, de toute sa laideur. Personne ne voudrait de cette pauvre créature. Cette pensée me la rend plus chère, plus précieuse ; elle est indigne de tous, moi seul l’accepte ; si je savais qu’un autre eût mon triste courage, ma rage jalouse serait d’autant plus grande qu’il faudrait plus d’amour, plus de dévouement à celui qui me volerait Laurence. Ne raisonne donc pas avec moi, Jacques ; je n’ai que faire de tes idées sur la vie, de tes volontés & de tes devoirs. Je suis trop haut ou trop bas pour te suivre dans ta voie. Toi qui as l’esprit sain, tâche seulement de m’assurer que Laurence m’aime, que j’aime Laurence, que je dois l’aimer.

Je m’étais animé en parlant, je frémissais, j’entendais la folie monter. Jacques, de plus en plus grave, de plus en plus triste, me regardait, &, à voix basse :

— L’enfant ! disait-il, le pauvre enfant !

Puis, il m’a pris les mains & les a tenues dans les siennes, se recueillant, gardant le silence. Ma chair brûlait, la sienne était fraîche ; je sentais mon visage se contracter, & je me cherchais vainement dans le sien qui restait grave & fort.

— Claude, m’a-t-il dit enfin, tu rêves, mon ami, tu es hors de la vie, dans le cauchemar & le mensonge. Tu as la fièvre, le délire ; ton cœur & ton corps sont malades. Dans ta souffrance, tu ne vois plus les choses telles qu’elles sont. Tu donnes des dimensions monstrueuses aux graviers, tu rapetisses les montagnes ; ton horizon est l’horizon du vertige, peuplé de visions terrifiantes qui ne sont qu’ombres & reflets. Je te jure que tes sens & ton âme se trompent, que tu perçois, que tu aimes ce qui n’existe pas. Va, je comprends ta maladie, même j’en connais les causes. Tu étais né pour un monde de pureté, d’honneur ; tu venais à nous, sans défense, sans règle, le cœur ouvert, l’esprit libre ; tu avais l’immense orgueil de croire à la puissance de tes tendresses, à la justice, à la vérité de ta raison. Ailleurs, dans un milieu digne, tu aurais grandi en dignité. Parmi nous, tes vertus ont hâté ta chute. Tu as aimé, lorsqu’il fallait haïr ; tu as été doux, lorsqu’il fallait être cruel ; tu as écouté ta conscience & ton cœur, lorsqu’il ne fallait écouter que ton plaisir & ton intérêt. Et voilà pourquoi tu es infâme. L’histoire est navrante ; tu dois te trouver bien puni dans tes fiertés qui te poussaient à vivre en dehors des jugements de la foule. Aujourd’hui la plaie est saignante, avivée, irritée par tes propres mains qui la déchirent. Tu as porté dans ta chute la fougue de ton caractère, tu as voulu être perdu tout entier, dès que tu as senti le bout de ton pied entrer dans le mal. Maintenant, tu te vautres avec une sainte horreur, avec un emportement de joie amère, sur le lit ignoble où tu t’es couché. Je te connais, Claude : tu as la défaite mauvaise, tu ne veux pas être vaincu à demi. Me permets-tu, à moi, l’homme pratique, l’homme sans cœur, d’essayer de te guérir en portant le fer rouge sur la plaie ?

J’ai fait un geste d’impatience, ouvrant les lèvres.

— Je sais ce que tu vas me dire, a repris Jacques avec plus de vivacité. Tu vas me dire que tu ne veux pas guérir, & que mon fer rouge ne fera pas même crier ta chair déjà trop meurtrie. Je sais encore ce que tu penses, car je vois ta colère & ton dédain. Tu penses que nous valons moins que toi, nous qui n’aimons, qui ne pleurons pas ; tu penses que nous avons fait ce monde, cette femme dont tu souffres, que nous sommes des lâches, des cruels, & que notre façon d’être jeune est plus honteuse que ton amour & ton abaissement. Tu viens me crier, à moi qui vis tranquille dans la même boue que toi, que tu te meurs de honte, que je manque d’âme, si je ne meurs pas avec toi. Tu as peut-être raison : je devrais sangloter, me tordre les bras. Seulement je ne me sens pas des besoins de pleurer ; je n’ai pas tes nerfs de femme, ton âpreté ni ta délicatesse de sensation. Je comprends que tu souffres par moi, par les autres, par tous ceux qui aiment sans amour, & j’ai pitié de toi, pauvre grand enfant, qui me parais tant souffrir d’une souffrance que j’ignore. Si je ne puis monter à toi, m’exposer à tes hontes et à tes douleurs par trop d’âme & trop de justice, je veux au moins, pour te guérir, te donner notre lâcheté & notre cruauté, t’arracher ton cœur, te laisser la poitrine vide. Alors, tu marcheras droit dans le chemin de jeunesse.

Il avait élevé la voix, il me serrait les mains, fortement, presque avec colère. Ce devait être là toute la passion de Jacques : une passion blanche, faite de raisonnement & de devoir. Moi, pâle devant lui, la tête à demi détournée, je souriais de mépris & d’angoisse.

— Ta Laurence, a-t-il continué avec énergie, ta Laurence est une catin ! Elle est laide, elle est vieille, elle est infâme. Tu vas monter chez toi & me la jeter à la rue ; elle est mûre pour le ruisseau. Voici plus d’un an que cette fille te ronge & te souille ; il est temps que tu ôtes la vermine de ton corps, que tu te blanchisses, que tu te laves les mains. Je comprends les surprises de la chair ; j’aimerai Laurence une nuit, si elle veut & si je viens à avoir quelque passion mauvaise ; le lendemain, je rendrai au trottoir ce qui appartient au trottoir, & je brûlerai du sucre dans ma chambre. Monte, jette-la par la fenêtre, si elle ne sort pas assez vite par la porte. Sois cruel, sois lâche, sois injuste, commets un crime. Mais, pour l’amour de Dieu ! ne garde pas une Laurence chez toi. Ces femmes-là sont un pavé sur lequel on marche ; elles appartiennent aux passants comme les dalles de la rue. Tu prives la foule, en gardant pour toi seul une propriété publique. La justice ici est de ne voler personne. Ne te sers pas en avare du bien de tous. Vois-tu, je cherche quelque insulte pour t’exaspérer ; je voudrais te rendre digne de ton âge, en t’apprenant à injurier la femme, à t’en servir pratiquement. Depuis un an, qu’as-tu fait, si ce n’est pleurer ; te voilà mort au travail, tu vis déclassé, en dehors de tout avenir. Laurence est le mauvais ange qui a tué ton intelligence & tes espoirs. Il faut tuer Laurence. Attends, j’ai une dernière infamie à te jeter à la face. Tu n’as pas le droit de vivre pauvre, en vivant avec cette femme ; si tu travaillais, si tu luttais seul, tu pourrais mourir de faim, & tu en mourrais plus grand. Les quelques amis que tu avais se sont éloignés ; tu les as vus s’écarter avec froideur, un à un. Tu ne sais pas ce qu’ils disent ? Ils disent qu’ils ne s’expliquent pas tes moyens d’existence, qu’ils ne comprennent pas que tu gardes une maîtresse dans ta misère ; les riches, lorsqu’ils font l’aumône, disent cela des pauvres qui ont un chien. Ils disent, ces amis, qu’il y a calcul & que tu manges le pain que Laurence gagne ailleurs.

Je me suis dressé d’un mouvement brusque, les bras étroitement serrés contre la poitrine. L’insulte m’avait atteint en plein visage, j’en sentais le froid qui me couvrait la face ; j’étais roidi & glacé ; je ne savais plus si je souffrais. Je ne croyais pas en être arrivé déjà à ce degré d’abaissement dans les opinions de la foule ; j’avais désiré une honte volontaire, mais je n’avais pas voulu l’injure. J’ai reculé pas à pas vers la porte, regardant Jacques qui s’était levé, lui aussi, & qui me contemplait avec une violence superbe. Quand j’ai été sur le seuil :

— Écoutez, m’a-t-il dit, vous vous en allez sans me serrer la main, je vois que vous ne me pardonnerez pas la blessure que je viens de vous faire. Pendant que je suis lâche & cruel, j’ai une dernière infamie à vous proposer. Je ne vous aurai pas torturé, je n’aurai pas soulevé votre dégoût sans vous guérir. Envoyez-moi Laurence. Je me sens le courage de la garder une nuit ; demain, vos tendresses seront mortes, vous chasserez cette femme qui ne sera plus à vous. S’il vous faut d’autres amours pour hâter la consolation, montez vous agenouiller devant le lit de Marie, & aimez-la. Elle ne vous sera pas longtemps à charge.

Il parlait avec une colère froide, une conviction haute & dédaigneuse ; il semblait fouler au pied tout amour, marcher sur ces femmes dont il se servait par caprice & par mode ; il regardait droit devant lui, comme voyant son âge mûr le féliciter des hontes raisonnées de sa jeunesse.

Ainsi, Jacques, l’homme pratique, se rencontrait avec Pâquerette ; tous deux me conseillaient un échange ignoble, un remède plus écœurant, plus amer que le mal. J’ai fermé la porte violemment, & je suis remonté, presque calme, stupide de douleur.

Il y a dans le désespoir un instant où l’intelligence échappe, où les événements qui se succèdent se mêlent & n’ont plus aucun sens. Lorsque je me suis retrouvé devant Laurence endormie, j’ai oublié que je venais de voir Jacques, je n’ai plus eu conscience de ses conseils ni de ses insultes ; le cœur & la raison de cet homme me semblaient des abîmes obscurs dans lesquels je ne pouvais descendre. J’étais seul, face à face avec mon amour, comme hier, comme toujours ; je n’avais plus qu’une pensée, celle d’éveiller Laurence, de l’étreindre, de la forcer à la vie & aux baisers.

Je l’ai éveillée, je l’ai prise avec emportement dans mes bras, je l’ai serrée à la faire crier. J’avais une rage muette, une volonté implacable. J’étais las d’être en dehors de Laurence, d’ignorer ce qui se passait en elle ; je trouvais plus simple d’être elle-même. Je me disais que là je n’aurai plus de soupçons, que je la forcerais bien à m’aimer, en échauffant son cœur sous mes caresses.

Laurence ne m’avait pas parlé depuis deux jours. La douleur a desserré ses lèvres. Elle s’est débattue & m’a crié d’une voix mauvaise :

— Laisse-moi, Claude, tu me fais mal ! La singulière idée d’éveiller les gens en les étouffant !

Je me suis agenouillé sur le carreau, au bord de la couche, & j’ai tendu les mains vers mon bourreau.

— Laurence, ai-je murmuré d’une voix douce, parle-moi, aime-moi. Pourquoi es-tu si cruelle, que t’ai-je donc fait pour que tes lèvres & ton cœur gardent le silence ? Sois loyale, fais-moi souffrir toutes mes souffrances en une heure, ou jette-toi dans mes bras, & vivons heureux. Dis-moi tout, ouvre larges tes pensées & tes affections. Si tu ne m’aimes pas, frappe un grand coup, brise-moi, & va-t’en. Si tu m’aimes, reste, reste, mais reste sur mon cœur, tout près, & parle-moi, parle-moi toujours, car j’ai peur lorsque je te vois muette & morne pendant des journées entières, me regardant avec tes yeux de morte. Je sens la démence me venir dans ce désert où tu me traînes ; j’ai le vertige en me penchant sur toi si profonde d’obscurité, de silencieuse horreur. Non, je ne puis vivre un jour de plus dans l’ignorance de ton amour ou de ton indifférence, je veux que tu t’expliques sur l’heure, que tu te fasses enfin connaître. Mon esprit est las de chercher, il est plein des tristes solutions qu’il a voulu se donner de ton être. Si tu ne veux pas que mon cœur & ma tête éclatent, nomme-toi, dis qui tu es, assure-moi que tu n’es pas morte, que tu as encore assez de sang pour m’aimer ou pour me haïr. J’en suis à la folie. Écoute, nous partirons demain pour la Provence. Te souviens-tu des grands arbres de Fontenay ? Là-bas, sous le large soleil, les arbres sont plus fiers, plus puissants. Nous vivrons une vie d’amour sur cette terre ardente qui te rendra ta jeunesse & te donnera une beauté sombre, passionnée. Tu verras. Je sais, dans un trou semé d’herbe fine, une petite maison noire, toute verte d’un côté de lierres & de chèvrefeuilles ; il y a une haie, haute comme un enfant, qui cache les dix lieues de la vallée, & on n’aperçoit que les rideaux bleus du ciel & le tapis vert du sentier. C’est dans ce trou, dans ce nid, que nous nous aimerons ; il sera notre univers, nous y oublierons la vie que nous avons menée au fond de cette chambre. Le passé ne sera plus ; le présent seul, avec son grand soleil, sa nature féconde, ses amours fortes & douces, existera pour nos cœurs. Oh ! Laurence, par pitié, parle-moi, aime-moi, dis-moi que tu veux bien me suivre.

Elle était restée sur son séant, essuyant avec tranquillité ses yeux gros de sommeil, démêlant ses cheveux, étirant ses membres. Elle bâillait. Mes paroles semblaient ne produire sur elle que l’effet d’une musique désagréable. J’avais prononcé les derniers mots avec des larmes, avec tant de déchirement, qu’elle a cessé de bâiller & m’a regardé d’un air contrarié & amical à la fois. Elle a ramené sa chemise sur ses pieds nus, puis elle a joint les mains.

— Mon pauvre Claude, m’a-t-elle dit, sûrement tu es souffrant. Tu fais l’enfant, tu me demandes des choses qui ne sont vraiment pas drôles. Si tu savais combien tu me fatigues avec tes embrassements continuels, avec tes questions bizarres ! Tu m’as étranglée l’autre jour, aujourd’hui tu pleures, tu t’agenouilles devant moi, comme si j’étais une sainte-vierge. Je ne comprends rien à tout cela. Je n’ai jamais connu d’homme bâti de cette façon. Tu es toujours là à m’étouffer, à me demander si je t’aime : je t’aime, puisque je reste avec toi sans que tu me donnes un sou. Tu ferais mieux, au lieu de te rendre malade ici, de chercher quelque travail qui nous permît de manger un peu plus souvent. Voilà mon avis.

Elle s’est étendue paresseusement & m’a tourné le dos, pour ne pas avoir dans les yeux la lumière de la fenêtre qui l’empêchait de se rendormir. Je suis demeuré à genoux, le front contre le matelas, rompu par le nouvel élan qui venait de m’emporter ; il me semblait que je m’étais élevé très-haut & qu’une main dure & froide m’ayant poussé, j’étais tombé à plat ventre des profondeurs du ciel. Alors, je me suis souvenu de Jacques ; mais le souvenir me paraissait lointain & vague, j’aurais juré qu’il y avait des années que j’avais entendu les paroles terribles de l’homme pratique. Mon cœur s’est avoué tout bas que cet homme avait peut-être raison dans son égoïsme : j’ai eu la rapide tentation de prendre Laurence à bras le corps, & d’aller la porter au prochain carrefour.

Je ne pouvais rester ainsi entre Jacques & Laurence, entre mon amour & mes souffrances. Il me fallait un apaisement, une résolution ; j’avais le besoin de me plaindre & d’interroger, d’entendre une voix me répondre & me donner une certitude.

Je suis monté chez Pâquerette.

Je n’étais jamais entré dans la chambre de cette femme. Cette chambre se trouve au septième étage, sous les toits ; elle est petite, mansardée, & reçoit le jour par une fenêtre oblique dont le carreau se lève à l’aide d’une tige en fer. Le papier des murs pend en lambeaux noirâtres ; les meubles, une commode, une table & un lit de sangle, s’appuient les uns contre les autres, pour ne pas tomber. Dans un coin, il y a une étagère en palissandre, avec des filets d’or le long des baguettes, chargée de verreries & de porcelaines. Le bouge est sale, encombré de vases de cuisine ébréchés, pleins d’eaux grasses ; il exhale une forte odeur de graillon & de musc, mêlée à cette senteur âcre & nauséabonde des vieilles gens.

Pâquerette était gravement enfoncée dans un fauteuil rouge, dont l’étoffe, usée par endroits, montrait la laine du dossier & des bras. Elle lisait un petit livre jaune, maculé, qu’elle a fermé & posé sur la commode.

Je lui ai pris les mains, j’ai pleuré. Je me suis assis sur un tabouret, à ses pieds. Dans mon désespoir, j’étais tenté de l’appeler ma mère. J’ai conté ma matinée, les paroles de Jacques, celles de Laurence ; j’ai vidé mon cœur, avoué mon amour & ma jalousie, demandé un conseil. Les mains jointes, sanglotant, suppliant, je me suis adressé à Pâquerette comme à une bonne âme qui connaissait la vie, qui pouvait me sauver de cette fange où je m’étais aventuré en aveugle.

Elle a souri en m’écoutant, me tapant sur les joues de ses doigts secs & jaunes.

— Allons, allons, m’a-t-elle dit, lorsque l’émotion a étranglé la voix dans ma gorge, allons, voilà bien des larmes ! Je savais qu’un jour ou l’autre vous monteriez ici pour me demander aide & secours. Je vous attendais. Vous preniez tout cela bien trop au sérieux, vous deviez en arriver à ces sanglots. Voulez-vous que je vous parle franchement ?

— Oui, oui, me suis-je écrié, franchement, brutalement.

— Eh bien ! vous faites peur à Laurence. Autrefois, je vous aurais mis à la porte dès le second baiser : vous embrassez trop fort, mon fils. Laurence reste avec vous, parce qu’elle ne peut aller ailleurs. Si vous voulez vous en débarrasser, donnez-lui une robe.

Pâquerette s’est arrêtée avec complaisance sur cette phrase. Elle a toussé, puis a écarté de mon front une boucle de cheveux qui venait de glisser.

— Vous me demandez un conseil, mon fils, a-t-elle ajouté. Je vous donnerai par amitié le conseil que Jacques vous a donné par intérêt. Il vous délivrera volontiers de Laurence.

Elle a ri méchamment, & ma douleur a été plus vive.

— Écoutez, lui ai-je dit avec violence, je suis venu ici pour être calmé. Ne bouleversez pas ma raison. Il est impossible que Jacques aime Laurence après les paroles qu’il m’a dites ce matin.

— Eh ! mon fils, m’a répondu la vieille, vous êtes bien naïf, bien jeune. Je ne sais ce que vous entendez par amour, & j’ignore si Jacques aime Laurence. Ce que je n’ignore pas, c’est qu’ils s’embrassent tous deux dans les petits coins. Jadis, que de baisers j’ai donnés sans savoir pourquoi, que de baisers on m’a rendus qui venaient je ne sais d’où. Vous êtes un étrange garçon, qui ne fait rien comme les autres. Vous ne devriez pas vous mêler d’avoir une maîtresse. Si vous êtes bien sage, voilà ce que vous allez faire : vous vous prêterez à la circonstance, & tout doucement Laurence s’en ira. Elle n’est plus jeune, elle pourrait vous rester sur les bras. Songez-y. Plus tard, vous vous repentiriez. Il vaut mieux la laisser partir, puisqu’elle veut bien partir d’elle-même.

J’écoutais avec stupeur.

— Mais j’aime Laurence, ai-je crié.

— Vous aimez Laurence, mon fils, eh bien ! vous ne l’aimerez plus. Voilà tout. On se prend & on se quitte. C’est l’histoire. Mais bon Dieu ! d’où venez-vous donc ? Quelle idée avez-vous eue, ainsi bâti, de vous mettre à aimer quelqu’un ? Dans mon temps, on aimait autrement ; il était plus facile alors de se tourner le dos que de s’embrasser. Vous sentez vous-même qu’il vous est impossible désormais de vivre avec Laurence. Séparez-vous gentiment. Je ne vous parle pas de prendre Marie avec vous : cette fillette vous déplaît, & je crois que vous ferez mieux de coucher seul.

Je n’entendais plus la voix de Pâquerette. La pensée que Jacques avait pu me tromper le matin, ne m’était pas venue ; maintenant, je m’y enfonçais, ne parvenant pas à y croire, mais trouvant une sorte de consolation à me dire qu’il m’avait menti peut-être. C’était une nouvelle ombre dans mon intelligence, un nouveau tourment ajouté à mes tourments. J’allais pouvoir devenir fou.

Pâquerette continuait en nasillant :

— Je voudrais vous former, Claude, vous communiquer mon expérience. Vous ne savez pas aimer. Il faut être bon avec les femmes, ne pas les battre, leur donner des douceurs. Surtout, pas de jalousie ; si on vous trompe, laissez-vous tromper : on vous en aimera davantage les jours suivants. Quand je songe à mes amants, je me rappelle un petit blond qui se vantait d’avoir eu pour maîtresses toutes les filles des bals publics. Voyez-vous cette étagère, le dernier souvenir qui me reste : elle me vient de lui. Un soir, il s’est approché de moi & m’a dit en riant : « Tu es la seule que je n’ai pas aimée. Veux-tu m’embrasser après toutes les autres. » Je l’ai embrassé sur les deux joues, & nous avons soupé ensemble. Voilà comment il faut aimer.

Je suis sorti de mon accablement, j’ai regardé le lieu où je me trouvais. Alors seulement, j’ai vu la saleté du bouge, j’ai senti l’odeur de musc & de graillon. Toute ma fièvre était tombée, j’ai compris la honte de ma présence aux pieds de la vieille impure. Les paroles qu’elle m’avait dites & que ma mémoire gardait, se sont précisées, effrayantes, dans ma pensée qui les tournait auparavant sans les comprendre.

Je n’ai pas eu la force de descendre jusqu’à ma chambre. Je me suis assis sur une marche, & j’ai pleuré tout le sang de mon cœur.