La Confession de Claude/Chapitre XXIII

Charpentier et Fasquelle (p. 202-213).

XXIII

Marie a changé de chambre hier ; elle est venue loger sur le même palier que moi, dans une pièce séparée de la mienne par une simple cloison. La pauvre enfant se meurt ; elle tousse d’une toux creuse & sourde, avec une sorte de râle entre chaque hoquet. Jacques, que cette toux troublait dans sa quiétude d’homme fort, a décidé que la malade serait plus à l’aise seule dans une chambre séparée. Il lui a donné Pâquerette pour la veiller & la soigner.

La nuit dernière, j’ai entendu pendant de longues heures la toux & le râle de Marie. Laurence dormait, sans souffle. Chaque éclat étouffé qui traversait la cloison me pénétrait d’une tristesse indicible.

Ce matin, en me levant, je suis allé voir la mourante. Elle garde le lit, blanche, résignée, souriante encore. Sa tête, élevée sur deux oreillers, avait une sorte de langueur douce ; ses deux bras maigres & transparents s’allongeaient sur le drap, le long de son pauvre corps qui se dessinait sous la toile, en lignes sèches & lamentables.

La chambre m’a paru obscure & froide. Elle ressemble à la mienne, mais elle est mieux meublée, moins sale. Une large fenêtre s’ouvre sur la grande muraille noire qui se dresse à quelques mètres de la façade de la maison.

Marie était seule, immobile, les yeux grands ouverts, regardant le plafond avec cet air pensif et navrant des malades qui voient déjà au delà de la vie. Pâquerette venait de descendre chercher son déjeuner. Sur une petite table, dans le voisinage d’un fauteuil, se trouvaient une armée de bouteilles, un seul verre & des débris de viandes. La pensée m’est venue que Pâquerette se soignait plus qu’elle ne soignait la moribonde.

J’ai baisé le front de Marie, je me suis assis sur le bord de la couche, tenant une de ses mains. Elle a tourné la tête lentement & m’a souri, me disant qu’elle ne souffrait pas, qu’elle se reposait. Sa parole, un peu rauque, n’était plus qu’un murmure faible & caressant. Le front incliné, elle me regardait de ses yeux fiévreux & agrandis ; il y avait de l’étonnement, de la tendresse dans ses regards larges. Une piété immense m’a serré au cœur en face de cette misérable. J’ai cru que j’allais pleurer.

Pâquerette est remontée, chargée de nouvelles bouteilles & de nouvelles viandes. Elle a ouvert la fenêtre, se plaignant du mauvais air ; elle s’est établie commodément dans le fauteuil, devant la table, puis s’est mise à manger bruyamment, parlant en mâchant, questionnant Marie sur ses amants, sur sa vie de la veille. Elle semblait ignorer que cette enfant était malade ; elle la traitait en paresseuse qui aime à garder le lit & à se faire plaindre. Je regardais cette femme avec dégoût, rapetissée sur elle-même, léchant ses doigts gras, ricanant, la bouche pleine, plaisantant la mourante, & me jetant des regards sournois & cyniques, de ces regards de courtisane affolée que certaines vieilles ont encore dans leurs yeux rougis.

Pâquerette, cessant de manger, a tourné à demi son fauteuil ; puis, croisant les mains sur ses jupes, elle nous a regardés, Marie & moi, allant de l’un à l’autre, riant d’un rire mauvais.

— Eh ! ma belle, a-t-elle dit à la malade en me désignant du doigt, n’est-ce pas là un beau garçon ? Son cœur est veuf & a besoin de nouvelles amours.

Marie a souri tristement, fermant les yeux, retirant sa main que la mienne avait gardée.

— Vous vous trompez, ai-je répondu à Pâquerette après un moment de silence, mon cœur n’est pas veuf. J’aime Laurence.

Marie a soulevé ses paupières & m’a rendu ses doigts que j’ai trouvés plus agités, plus brûlants.

— Laurence, Laurence, ricanait la vieille, elle se moque bien de vous ! Voilà les hommes. Ils aiment qui les trahit & les abandonne. Cherchez femme, mon pauvre monsieur.

Je n’entendais pas distinctement, n’accordant d’ordinaire aucune attention aux bavardages de cette vieille. Et je ne sais pourquoi, j’ai éprouvé un vague malaise. Une chaleur inconnue a empli mon être d’un frisson douloureux.

— Écoutez, mes enfants, a ajouté Pâquerette en prenant ses aises, je suis une bonne femme, il me déplaît qu’on se moque de vous. Vous êtes gentils tous deux, doux comme des agneaux, bons comme du pain. J’ai rêvé de vous marier ensemble ; je sais que jamais je n’aurai fait embrasser deux meilleures petites créatures. Allons, monsieur, prenez madame dans vos bras. Je rencontre tous les jours Laurence & Jacques qui se caressent dans l’escalier.

Je regardais Marie. Elle était calme, son pouls ne battait pas plus vite. Elle paraissait rêver les yeux fixés sur moi, & je ne savais si elle me voyait dans son rêve. Les baisers que Jacques pouvait donner à Laurence ne la troublaient pas dans la tranquille amitié qu’elle avait pour lui.

Moi, je sentais la chaleur insupportable monter dans ma poitrine & m’étouffer. J’ignorais quel était cet engourdissement soudain qui me causait une douleur sourde, profonde, allant jusqu’à l’âme. Je ne songeais ni à Laurence ni à Jacques ; j’écoutais Pâquerette, & l’étouffement augmentait, me serrait à la gorge.

Pâquerette frottait lentement ses mains sèches ; ses yeux gris, perdus sous ses paupières molles, brillaient étrangement dans son visage jaune. Elle a repris d’une voix plus cassée :

— Vous êtes là à vous regarder comme de grands innocents. N’avez-vous pas compris, Claude ? Jacques vous prend Laurence, prenez Marie. Eh ! tenez, la petite sourit : elle ne demande pas mieux, allez. De cette façon, personne ne sera veuf, les uns n’auront pas à faire des reproches aux autres. Voilà comme tout doit s’arranger en cette vie.

Marie a levé la main avec impatience, lui faisant signe de se taire. Cette voix aigre donnait un frisson à sa chair émaciée. Puis, son visage a pris une paix mélancolique, un air d’extase recueillie ; elle m’a regardé, rêveuse, & m’a dit d’une voix pénétrante, d’une voix que je ne lui connaissais pas :

— Voulez-vous, Claude ? je vous aimerai bien.

Et elle s’est levée.

Un accès de toux a rejeté sur le lit son corps secoué horriblement, tout pantelant de douleur. Les bras ouverts & tordus, la tête renversée, elle suffoquait. Sa poitrine à demi découverte, cette pauvre poitrine que la souffrance avait faite si enfantine, si chaste, se soulevait affreusement comme pleine d’un vent furieux. Puis, la terrible toux s’est apaisée, l’enfant s’est allongée, pâle, les joues violettes, comme foudroyée d’accablement & d’insensibilité.

J’étais resté sur le bord de la couche, secoué moi-même par les déchirements de la mourante. Je n’avais pas osé bouger, cloué de pitié & d’effroi. Ce que j’avais devant moi était si profond d’horreur & de tendresse, si lamentable & si répugnant, que je ne sais comment exprimer la sainte peur qui me tenait là, navré, plein de dégoût & de miséricorde. J’étais tenté de battre Pâquerette, de la chasser ; j’aurais voulu embrasser Marie comme un frère, lui donner mon sang pour rendre la vie & la fraîcheur à sa chair moribonde.

Ainsi, j’en étais arrivé à ce point : une femme perdue de vieillesse & de débauche m’offrait d’échanger mon cœur contre un autre cœur, de céder ma maîtresse à un de mes amis & de lui acheter ainsi la sienne ; elle me faisait voir tout l’avantage de ce marché, elle riait de l’excellente histoire. Et l’amante qu’elle voulait me donner appartenait déjà à la mort. Marie se mourait, & Marie me tendait les bras. Pauvre innocente ! sa pureté étrange lui cachait toute l’horreur de son baiser. Elle avançait les lèvres comme une vierge, ne comprenant pas que j’aurais mieux aimé mourir que de toucher à sa bouche, moi plein de Laurence. Cette chair pâle, brûlée par la fièvre, ne portait plus la trace des embrassements qui l’avaient rougie ; mais elle était morte déjà, sanctifiée, si pure que j’aurais cru commettre un sacrilège en lui donnant un dernier frisson de volupté.

Pâquerette a regardé curieusement la crise de Marie. Cette femme ne croit pas à la souffrance des autres.

— Elle aura avalé de travers, a-t-elle dit, sans songer que la malade ne mangeait plus depuis quinze jours.

J’ai été pris, à ces paroles, d’une colère aveugle. J’aurais volontiers souffleté cette face jaune qui ricanait, &, comme la misérable ouvrait de nouveau les lèvres :

— Taisez-vous ! lui ai-je crié d’une voix éclatante & indignée.

La vieille a reculé son fauteuil avec effroi. Elle m’a regardé, peureuse, indécise ; puis, voyant que je ne riais point, elle a fait un geste d’homme ivre, & a balbutié d’un ton traînant :

— Alors, s’il est défendu de plaisanter, il faut le dire. Moi, j’ai toujours le mot pour rire : tant pis pour ceux qui pleurent. Vous ne voulez pas de Marie, n’en parlons plus.

Et elle a poussé le fauteuil devant la table, où elle s’est versé un grand verre de vin qu’elle a bu à petits coups.

Je me suis penché sur Marie, qui râlait doucement, endormie par la souffrance. Je l’ai baisée au front, en frère.

Comme je sortais, Pâquerette s’est tournée vers moi.

— Monsieur Claude, m’a-t-elle crié, vous n’êtes pas aimable, mais je ne vous en donnerai pas moins un bon avis. Si vous aimez Laurence, veillez sur elle.