La Confession de Claude/Chapitre XXI

Charpentier et Fasquelle (p. 168-192).

XXI

Dimanche, en ouvrant la fenêtre, j’ai vu que le printemps était de retour. L’air s’attiédissait, frémissant encore ; on sentait dans les derniers frissons de l’hiver les premières ardeurs du soleil. J’ai aspiré largement ce flot de vie se berçant dans le ciel, j’ai pris une grande joie à ces parfums chauds & un peu âcres qui montaient de la terre.

À chaque printemps, mon cœur rajeunit, ma chair devient plus légère. Il y a purification de tout mon être. Devant ce ciel pâle & clair, d’une blancheur éclatante au levant, ma jeunesse s’est éveillée. J’ai regardé la grande muraille ; elle était nette & propre, & des brins d’herbe avaient poussé entre les pierres. J’ai regardé dans la rue : les pavés & les trottoirs blanchissaient ; les maisons, lavées par les pluies, riaient au soleil. La jeune saison donnait sa gaieté à toutes choses. J’ai croisé mes bras avec force ; puis, me retournant :

— Lève-toi, lève-toi, ai-je crié à Laurence, voici le printemps qui nous appelle !

Laurence s’est levée, tandis que je suis allé emprunter une robe & un chapeau à Marie & vingt francs à Jacques. La robe était blanche, semée de bouquets lilas ; le chapeau avait de larges rubans rouges.

J’ai pressé Laurence, je l’ai coiffée moi-même, j’avais hâte d’être au soleil. Dans la rue, j’ai marché rapidement, ne levant pas la tête, attendant les arbres ; j’entendais avec une sorte d’émotion recueillie le bruit des voix & des pas. Au Jardin du Luxembourg, en face de grands massifs de marronniers, mes jambes ont fléchi, j’ai dû m’asseoir. Il y avait deux mois que je n’étais sorti. Je suis resté là sur un banc, un grand quart d’heure, à m’abîmer dans la jeune verdure, dans le jeune ciel. Je venais d’une telle nuit que le printemps m’éblouissait.

Alors, j’ai dit à Laurence que nous allions marcher longtemps, longtemps, devant nous, jusqu’à ce que nous ne puissions plus marcher. Nous irions ainsi dans l’air tiède, humide encore, en pleine herbe, en plein soleil. Laurence, qui s’éveillait, elle aussi, s’est levée & m’a entraîné, à pas pressés, comme un enfant.

Nous avons pris la rue d’Enfer & la route d’Orléans. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, montrant les meubles. Il y avait sur les portes des hommes en blouses blanches qui causaient en fumant. On entendait sortir des boutiques des éclats de rire. Ce qui m’entourait, rues, maisons, arbres, ciel, me paraissait avoir été nettoyé avec soin. Les horizons étaient propres, tout neufs, blancs de netteté & de lumière.

Aux fortifications, nous avons rencontré les premières herbes, herbes courtes encore, en larges tapis. Nous sommes descendus dans le fossé, allant le long des hautes murailles grises, les suivant dans leurs angles. D’un côté le mur pâle, de l’autre le talus verdoyant ; on avance comme dans une rue déserte & silencieuse, qui n’aurait pas de maisons. Il y a des coins où les rayons s’amassent, faisant pousser de grands chardons que peuple toute une nation d’insectes, scarabées, papillons, abeilles ; ces coins sont tout bourdonnement & chaleur. Mais le matin, le talus jette son ombre ; on marche sans bruit, sur un gazon fin & serré, ayant devant soi une bande étroite de ciel sur laquelle se détachent les arbres maigres, en pleine lumière, qui dominent la muraille.

Les fossés des fortifications sont de petits déserts où je me suis souvent oublié. L’horizon étroit, l’ombre, le silence, que rendent plus sensible le sourd murmure de la grande ville & les clairons des casernes voisines, en font un lieu cher aux gamins, aux petits & aux grands enfants. On est là, dans un trou, aux portes de la cité, la sentant haleter & tressaillir, mais ne l’apercevant plus. Pendant une demi-heure, Laurence & moi, nous nous sommes contentés de ce ravin qui nous faisait oublier les maisons & les sentiers frayés ; nous étions à mille lieues de Paris, loin de toute habitation, ne voyant que des pierres, de l’herbe, du ciel. Puis, étouffant déjà, avides de la plaine, nous avons monté le talus en courant. La large campagne s’est étendue devant nous.

Nous nous trouvions dans les terrains vagues de Montrouge. Ces champs défoncés & boueux sont frappés d’éternelle désolation, de misère, de lugubre poésie. Çà & là, le sol noir bâille affreusement, montrant, comme des entrailles ouvertes, d’anciennes carrières abandonnées, blafardes & profondes. Pas un arbre ; sur l’horizon bas & morne se détachent seulement les grandes roues des treuils. Les terres ont je ne sais quel aspect sordide, & sont couvertes de débris sans nom. Les chemins tournent, se creusent, s’allongent avec mélancolie. Des masures neuves en ruines, des tas de plâtras s’offrent à chaque détour des sentiers. Tout est cru à l’œil, les terrains noirs, les pierres blanches, le ciel bleu. Le paysage entier, avec son aspect maladif, ses plans brusquement coupés, ses plaies béantes, a la tristesse indicible des contrées que la main de l’homme a déchirées.

Laurence, qui était devenue rêveuse dans les fossés des fortifications, s’est serrée contre moi en traversant la plaine désolée. Nous avons marché en silence, nous retournant parfois pour voir Paris qui grondait à l’horizon. Puis nous ramenions nos regards à nos pieds, évitant les trous, regardant, l’âme attristée, cette plaine dont le soleil montrait brutalement les blessures ouvertes. Là-bas étaient les églises, les Panthéons & les palais royaux ; ici étaient les ruines d’un sol bouleversé, que l’on avait fouillé & volé pour bâtir des temples aux hommes, aux rois & à Dieu. La ville expliquait la plaine ; Paris avait à son seuil la désolation que fait toute grandeur. Je ne sais rien de plus morne ni de plus lamentable que ces terrains vagues qui entourent les grandes cités ; ils ne sont point encore ville, & ils ne sont plus campagne ; ils ont les poussières, les mutilations de l’homme, & n’ont plus la verdure ni la tranquille majesté de Dieu.

Nous avions hâte de fuir. Laurence se blessait les pieds, elle avait peur de ce désordre, de cette mélancolie qui lui rappelaient notre chambre. Moi, je trouvais là mon amour, ma vie troublée & saignante. Nous pressions le pas.

Nous avons descendu un coteau. La Bièvre coulait au fond du vallon, bleuâtre & épaisse. Des arbres, de loin en loin, bordaient le ruisseau ; de grandes maisons sombres, efflanquées, percées d’immenses fenêtres, se dressaient lugubrement. Le vallon est plus écœurant que la plaine ; il est humide, gras, puant. Les tanneries y ont des senteurs âcres & étouffantes ; les eaux de la Bièvre, cette sorte d’égout en plein ciel, exhalent une odeur fétide & forte qui prend à la gorge. Ce n’est plus la désolation morne & grise de Montrouge ; c’est le dégoûtant aspect d’un ruisseau noir de boue & d’ordures, charriant des puanteurs. Quelques peupliers, dans ce fumier, ont poussé puissamment, &, là-haut, sur le ciel clair, se détachent les longues lignes blanches de l’Hôpital de Bicêtre, cette effrayante demeure de la folie & de la mort, qui domine dignement la vallée malsaine & ignoble.

Le désespoir m’a pris, je me suis demandé si je n’allais pas m’arrêter là & passer ma journée au bord de l’égout. Je ne pouvais donc pas sortir de Paris, je ne pouvais échapper au ruisseau. Jusque dans les champs, la saleté & l’infamie me suivaient ; les eaux étaient corrompues, les arbres avaient une santé malsaine, mes yeux ne rencontraient que plaies & que souffrances. Ce devait être là la campagne que Dieu me réservait maintenant. Chaque dimanche, je viendrais, Laurence au bras, me promener sur le bord de la Bièvre, le long des tanneries, & parler d’amour dans ce cloaque ; je viendrais, à l’heure de midi, m’asseoir avec mon amante sur la terre grasse, m’abîmant dans cette créature morte & dans ce vallon sordide. Je me suis arrêté effrayé, prêt à rentrer à Paris en courant, & j’ai regardé Laurence.

Laurence avait son visage affaissé, son visage de misère & de vieillesse. Le sourire du départ s’était évanoui. Elle semblait lasse & ennuyée ; elle regardait autour d’elle, calme, sans dégoût. J’ai cru la voir dans notre chambre, j’ai compris qu’il fallait à cette âme endormie plus de soleil, une nature plus douce pour lui rendre ses quinze ans.

Alors, je lui ai pris fortement le bras ; sans lui permettre de tourner la tête, je l’ai entraînée, remontant le coteau, toujours tout droit, suivant les routes, traversant les prés, en quête du printemps jeune & vierge. Pendant deux heures, nous sommes allés ainsi, en silence, rapidement. Nous avons passé par deux ou trois villages, Arcueil, Bourg-la-Reine, je crois ; nous avons parcouru plus de vingt sentiers, entre des murs blancs & des haies vertes. Puis, comme nous venions de sauter un mince ruisseau, dans une vallée pleine de feuillages, Laurence a poussé un cri d’enfant, un éclat de rire, & elle s’est échappée de mon bras, courant dans l’herbe, toute gaie, toute naïve.

Nous étions dans un grand carré de gazon, planté d’arbres, de hauts peupliers, qui montaient d’un jet, majestueusement, & se balançaient avec langueur dans l’air bleu. Le gazon était dru & épais, noir à l’ombre, doré au soleil ; on eût dit, lorsque le vent agitait les peupliers, un large tapis de soie à reflets changeants. Tout autour s’étendaient des terres labourées, couvertes d’arbustes & de plantes ; l’horizon n’était que feuilles. Une maison blanche, basse & longue, qui s’abritait au seuil d’un bouquet d’arbres voisin, se détachait gaiement sur tout ce vert. Plus loin, plus haut, au bord du ciel, à travers des ombrages, se montraient les premiers toits de Fontenay-aux-Roses.

La verdure était née de la veille, elle avait des fraîcheurs, des innocences de vierge ; les jeunes feuilles, pâles & tendres, en masses claires, semblaient une dentelle légère & délicate posée sur le grand voile bleu du ciel. Les troncs eux-mêmes, les vieux troncs rugueux, semblaient comme peints à neuf ; ils avaient caché leurs blessures sous des mousses nouvelles. C’était une chanson universelle, une gaieté fraîche, caressante. Les pierres & les terrains, le ciel & les eaux, tout paraissait propre & vigoureux, sain & innocent. La campagne enfant, verte & dorée, sous le large horizon d’azur, riait dans la lumière, ivre de sève, de jeunesse, de virginité.

Et au milieu de cette jeunesse, de cette virginité, courait Laurence en pleine lumière, en pleine sève. Elle s’était plongée dans l’herbe, abîmée dans l’air pur, elle avait retrouvé ses quinze ans au sein de cette campagne qui n’avait pas quinze jours. La jeune verdure rafraîchissait son sang, les jeunes rayons échauffaient son cœur, rougissaient ses joues. Tout son être s’éveillait dans cet éveil de la terre ; comme la terre, elle redevenait vierge, la saison étant douce.

Laurence courait follement, souple & forte, emportée par la vie nouvelle qui chantait en son être. Elle se couchait, se levait avec vivacité, éclatait de rire, se baissait pour cueillir une fleur, puis fuyait entre les arbres, puis revenait, ardente, toute rose. Sa face entière s’était animée, les traits détendus, assouplis, avaient une bonne expression de joie. Le rire était franc, la voix sonore, le geste caressant. Assis contre un arbre, je la suivais des yeux, blanche dans l’herbe, le chapeau tombé sur les épaules ; je prenais plaisir à cette belle robe propre, légère, qu’elle portait chastement & qui lui donnait un air de pensionnaire turbulente. Elle accourait à moi, me jetait, gerbe par gerbe, les fleurs qu’elle cueillait, marguerites & boutons d’or, églantines & muguets ; puis elle partait de nouveau, éclatante au soleil, pâle & transparente à l’ombre, comme bourdonnant dans la lumière, ne pouvant s’arrêter. Elle emplissait ces herbes & ces feuilles de bruit & de mouvement ; elle peuplait ce coin perdu ; le printemps avait plus de clarté, plus de vie, depuis que cette enfant blanche riait dans la verdure.

Fraîche, rougissante, toute vibrante, Laurence est venue s’asseoir à mon côté. Elle était humide de rosée, ses seins se soulevaient, rapides, pleins d’un souffle jeune & frais. Il s’exhalait d’elle une bonne odeur d’herbe & de santé. J’avais enfin près de moi une femme, vivant largement, purement, regardant la lumière en face. Je me suis penché, j’ai baisé Laurence au front.

Elle prenait les fleurs, une à une, les disposant en bouquet. Le soleil montait, les ombres étaient plus noires ; autour de nous régnait un grand silence. Couché sur le dos, je regardais le ciel, je regardais les feuilles, je regardais Laurence. Le ciel était d’un bleu mat ; les feuilles, déjà languissantes, s’endormaient au soleil ; Laurence, la tête penchée, calmée & souriante, se hâtait avec des mouvements vifs & souples. Je ne pouvais détacher mes regards de cette femme couchée à demi, perdue au milieu de ses jupes, le front dans une ombre dorée, qui m’apparaissait innocente & active, pleine de ses quinze ans. J’éprouvais une telle paix, une si profonde joie, que je n’osais ni remuer ni parler ; je vivais de cette pensée que le printemps se trouvait en moi, autour de moi, & que Laurence était vierge ; je me perdais dans ce songe de la pureté de mon amante & de la hauteur de mon amour. Enfin j’aimais une femme ; cette femme riait, cette femme existait, elle avait les bonnes couleurs, la gaieté franche de la jeunesse. Les jours passés n’étaient plus, l’avenir m’apparaissait dans une lueur, calme & splendide. Mes rêves de virginité, mon amour de la lumière allaient être contentés ; dès cette heure, commençait une vie d’extase & de tendresse. Je ne songeais plus à la Bièvre, à cet égout noirâtre au bord duquel j’avais eu l’effrayante tentation de m’asseoir & d’embrasser Laurence. Je voulais maintenant habiter la maison blanche, là-bas, au seuil du bouquet d’arbres, y vivre à jamais avec mon amie, avec ma femme, dans la rosée, dans le soleil, dans l’air pur.

Laurence venait d’attacher son bouquet à l’aide d’un brin d’herbe. Il était onze heures, nous n’avions encore rien mangé. Il nous a fallu quitter ces arbres sous lesquels mon âme avait aimé pour la première fois, & nous mettre en quête d’un cabaret. J’ai marché devant, à travers la campagne, par des sentiers étroits, bordés de champs de fraisiers. Laurence me suivait, ramenant ses jupons, s’oubliant à chaque haie. Brusquement, au détour d’un chemin, nous avons trouvé ce que nous cherchions.

Le Coup du milieu, le cabaret où nous sommes entrés, est situé dans un pli de terrain entre Fontenay & Sceaux, tout près de l’étang du Plessis-Piquet. Du dehors, on ne voit qu’un massif, un jet de verdure, une vingtaine d’arbres qui ont poussé fièrement ; le dimanche, il sort de ce nid immense un bruit de fourchettes & de couteaux, de rires & de chansons. Au-dedans, lorsqu’on a franchi la porte surmontée d’une large enseigne placée de biais, & qu’on a descendu une pente douce, on se trouve dans une allée, assombrie par les feuillages, bordée de bosquets à droite & à gauche ; chacun de ces bosquets est garni d’une longue table & de deux bancs, scellés dans la terre, rougis et noircis par la pluie. Tout au bout, l’allée s’élargit, il y a une clairière, une balançoire pend entre deux arbres.

Les bosquets étaient silencieux & déserts. Des hommes en blouses bleues, des paysans, se balançaient ; un gros chien se tenait gravement assis sur son derrière, au milieu de l’allée. Laurence & moi, nous nous sommes attablés sous un berceau, à une grande table de vingt couverts. Il faisait presque nuit sous les feuilles, la fraîcheur était pénétrante. Au loin, nous apercevions, entre les branches, la campagne éclatante de soleil, endormie sous les premiers rayons. Les acacias du massif avaient fleuri la veille ; les senteurs douces & suaves de leurs grappes emplissaient l’air calme & caressant.

On nous a mis une serviette sur le bout de la table, en guise de nappe, puis on nous a servi ce que nous avions demandé, des côtelettes, des œufs, je ne sais trop quoi. Le vin, contenu dans un petit broc de grès bleuâtre, égratignait le gosier ; un peu rude & âpre, il ouvrait merveilleusement l’appétit. Laurence dévorait ; je ne lui connaissais pas ces belles dents blanches, affamées, mordant au pain avec des éclats de rire. Jamais je n’ai mangé si volontiers. Je me sentais léger d’âme & de corps, je me surprenais à me croire encore écolier, aux jours où nous allions nous baigner dans la petite rivière & dîner sur les herbes de la rive. J’aimais ce linge blanc sur la table noire, ces ténèbres des feuillages, ces fourchettes de fer, ces grossières faïences ; je regardais Laurence, je vivais largement, dans la plénitude de mes sensations, jouissant avec volupté de tout ce qui m’entourait.

Au dessert, le chef de cuisine est venu recevoir nos félicitations. C’est un grand vieillard, un peu voûté, tout de blanc vêtu. Il se coiffe d’un bonnet de coton & porte, ramenées sur les tempes, deux touffes de cheveux grisonnants & frisés, parmi lesquels s’oublient quelques papillotes. Laurence a ri pendant une heure de cette excellente figure rusée & naïve.

J’ignore ce que nous avons fait jusqu’au soir. La journée a été une journée de soleil, d’éblouissement. Je ne sais quels sentiers nous avons pris, quelles ombres nous avons choisies. Il y a, lorsque je songe à ces heures d’extase, une splendeur devant mes yeux. Le souvenir des détails est rebelle, mon être entier a la sensation d’une grande félicité, d’une grande lumière. Il me semble vaguement que nous nous sommes oubliés, Laurence & moi, au fond d’un trou, dans la mousse, ne voyant qu’un vaste morceau de ciel ; nous sommes restés, la main serrant la main, parlant peu, ivres ; nos yeux, tournés en haut, se sont emplis de clarté jusqu’à l’aveuglement, nous n’avons plus rien vu que nos cœurs & nos pensées. Mais tout ceci est peut-être un rêve ; la mémoire m’échappe, je n’ai conscience que d’avoir été aveugle, d’avoir entrevu des milliers d’astres dans mes ténèbres.

Le soir, sans savoir comment, nous nous sommes retrouvés au Coup du milieu. Il y avait foule. Des jeunes femmes & des jeunes hommes emplissaient les bosquets, faisant tapage ; les robes blanches, les rubans rouges & bleus tachaient le vert tendre des feuilles ; les éclats de rire traînaient doucement dans le crépuscule. Des bougies avaient été allumées sur les tables, piquant de points lumineux l’ombre naissante. Des Tyroliens chantaient au milieu de l’allée.

Nous avons mangé sur un bout de table, comme le matin, nous mêlant aux rires, faisant effort pour sortir de nous-mêmes. La jeunesse bruyante qui nous entourait, m’effrayait un peu ; je croyais retrouver là beaucoup de Jacques, beaucoup de Maries. Entre les branches, j’apercevais un coin du ciel, pâle & mélancolique, sans étoiles encore ; j’avais peine à quitter des yeux ces calmes espaces pour le monde de folie qui criait autour de moi. Je me rappelle aujourd’hui que Laurence paraissait fiévreuse, troublée.

Puis le silence s’est fait, tous sont partis, & nous sommes restés. J’avais résolu de coucher au Coup du milieu pour jouir, le lendemain, de la rosée, des clartés blanches de l’aube. En attendant que l’on mît des draps à notre lit, je suis allé avec Laurence m’asseoir sur un banc, au fond du jardin. La nuit était douce, étoilée, transparente ; des bruits vagues montaient de la terre ; un cor, sur la hauteur, se plaignait d’une voix éteinte & caressante. La plaine, avec ses grandes masses de feuillages, noires, immobiles, étendait ses horizons mystérieux ; elle semblait dormir, frissonnante, agitée par un rêve d’amour.

Notre chambre m’a paru humide. Elle était au rez-de-chaussée, basse, neuve, déjà toute dégradée. Les meubles manquaient. Au plafond, des amants avaient tracé leurs noms, en promenant sur le plâtre la flamme d’une chandelle ; les lettres, noueuses & tremblées, s’étalaient larges, noires. J’ai pris un couteau, &, comme un enfant, j’ai gravé une simple date, au-dessous d’une lucarne en forme de cœur qui s’ouvrait sur la campagne, sans grille ni volet.

Le lit était bon, si la chambre n’était pas belle. Le matin, en m’éveillant, dans le demi-sommeil, j’ai aperçu sur le mur qui me faisait face, un spectacle que je n’ai pu comprendre et qui m’a épouvanté. La chambre était obscure encore ; au milieu de l’ombre, sur la muraille, saignait un cœur énorme. J’ai cru sentir ma poitrine vide, je me suis mis à chercher mon amour avec désespoir. J’ai senti mon amour me mordre aux entrailles, & j’ai compris que le soleil se levait & qu’il entrait librement par la lucarne.

Laurence s’est levée, nous avons ouvert porte & fenêtre. Un flot de fraîcheur est entré, apportant dans la chambre toutes les senteurs de la campagne. Les acacias, plantés presque sur le seuil, avaient une odeur plus adoucie, plus suave. Une aube blanche était au ciel & sur la terre.

Laurence a bu une tasse de lait, &, avant de rentrer à Paris, j’ai voulu monter au bois de Verrières, pour rapporter dans mon cœur tout l’air pur du matin. Là-haut, dans le bois, nous avons marché à petits pas, le long des allées. La forêt était comme une belle épousée au lendemain des noces ; elle avait des pleurs de volupté, une jeune langueur, une fraîcheur humide, des parfums tièdes & pénétrants. Le soleil à l’horizon glissait obliquement, entre les arbres, par larges nappes ; il y avait je ne sais quelle douceur dans ces rayons d’or qui se déroulaient à terre comme des voiles de soie souples & éblouissants. Et dans la fraîcheur, on entendait le réveil du bois, ces mille petits bruits qui témoignent de la vie des sources & des plantes ; sur nos têtes étaient des chants d’oiseaux, sous nos pieds des murmures d’insectes, tout autour de nous des craquements soudains, des gazouillements d’eaux courantes, des soupirs profonds & mystérieux qui semblaient sortir du flanc noueux des chênes. Nous avancions lentement, nous plaisant à nous attarder au soleil & à l’ombre, buvant l’air frais, essayant de saisir les mots confus que les aubépines nous adressaient au passage. Ô la douce & souriante matinée, toute trempée de larmes heureuses, tout attendrie de joie & de jeunesse ! La campagne en était à cet âge adorable où la vieille nature a pour quelques jours les grâces délicates de l’enfance.

Je suis rentré à Paris, Laurence au bras, jeune & fort, ivre de lumière, de printemps, le cœur plein de rosée & d’amour. J’aimais hautement, je croyais être aimé.