Calmann Lévy (1p. 48-51).



VIII


Je ne fis pas cette réflexion. Piquée d’émulation par les belles manières de mon petit-cousin, je voulus lui prouver que je n’étais pas une sotte campagnarde, et je me mis à lui faire les honneurs de chez nous avec une solennité pleine de grâce. Nous étions l’un et l’autre parfaitement ridicules. Ma grand’mère avait trop de bon sens pour ne pas s’en apercevoir bientôt. Elle nous engagea à être un peu moins guindés, et à courir dans le jardin en attendant le souper.

Marius ne s’aperçut pas de l’épigramme ; il m’offrit encore son bras, ce qui me flattait beaucoup, et nous nous promenâmes raisonnablement sous le berceau sans qu’il parût remarquer rien qui méritât son attention. J’avais si souvent entendu vanter notre réseau de fleurs et de guirlandes suspendu sur sa triple rangée de colonnes à l’italienne, nos rocailles murmurantes, la grande vue de la terrasse et la beauté du pittospore de Chine, que j’essayai de les lui faire apprécier. Il trouva le pittospore bien lourd et bien noir, les rocailles bien laides, les colonnes bien vieilles et la vue bien drôle.

— Pourquoi drôle ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas ; c’est tout enfoncé comme une grande rue. Et ça, là-bas, cette chose bleue, est-ce que c’est ça la mer ?

— Oui ; vous avez dû la voir de plus près en passant à Toulon.

— Peut-être ; je ne l’ai pas regardée. C’est donc ça l’Océan ?

Je crus qu’il se moquait de moi. Un jeune homme si accompli et si bien élevé pouvait-il ignorer que la Provence est baignée par la Méditerranée ? Je n’osai lui répondre, craignant de manquer d’esprit pour soutenir un persiflage, et je lui demandai s’il avait eu du chagrin de quitter son pays.

— Pas du tout, me dit-il sans paraître se rappeler la perte de sa mère ; j’avais des maîtres bien ennuyeux, et, si ma grand’tante veut me garder à la campagne, je serai très-content de pouvoir monter à cheval et chasser. Y a-t-il du gibier par ici ?

— Oui, nous en mangeons souvent. Vous savez donc tirer des coups de fusil ?

— Certainement, et j’ai apporté le mien.

— Est-il bien grand, bien lourd ?

— Non ; mais il tue très-bien les perdrix ;

— Vous en avez tué beaucoup ?

— Oui, j’en ai déjà tué une et blessé une autre.

Mon cousin me sembla bête ; mais je me défendis de cette idée comme d’une impertinence de mon petit jugement, et la cloche nous appela à table.

Comme il mangeait délicatement et proprement, mon petit-cousin ! Jamais il ne s’essuyait la bouche avec la nappe comme M. Frumence ; jamais il n’avait le menton barbouillé de sauce comme M. Costel ; jamais il n’étendait la main pour prendre un bonbon ou un fruit dans une assiette de dessert, comme cela m’arrivait encore quelquefois à moi-même. Il se tenait droit sur sa chaise, il ne faisait pas une tache à sa chemise brodée, il était prévenant et faisait les honneurs de la table à ma grand’mère et à moi. Denise était stupéfaite d’admiration, et cette fois je n’étais point en désaccord avec Denise.