Calmann Lévy (2p. 24-34).



XLIV


Je ne sais quel effet produisit autour de moi la lecture de ce document. J’en fus émue à ce point que j’en pesai à peine la valeur légale. Je ne voyais que la bonté, la sincérité, le désintéressement, la simplicité héroïque de Jennie, sa clémence envers son mari, sa tendresse pour moi, et ce qu’elle avait dû souffrir, en m’aimant ainsi, de renoncer à m’appeler sa fille. Elle-même, la pauvre Jennie, en se retraçant l’effort qu’elle avait fait pour se séparer de moi, effort caché avec tant de délicatesse qu’elle en parlait à peine dans sa relation, elle fut surprise par les larmes. Je lui jetai mes bras au cou, et je restai pleurant ainsi avec elle et oubliant tout le reste.

Je fus rappelée à moi-même par la voix de M. Barthez, qui s’était levé et qui disait avec une solennité attendrie :

— Je n’ai pas à me prononcer ici sur l’autorité légale de cette pièce. Je crois que le tribunal le plus austère et le plus scrupuleux ne pourrait se dispenser de la prendre en grave considération ; mais ce que je peux dire, ce que je dirais devant toute la terre, c’est qu’elle m’inspire personnellement une confiance absolue. Cela, monsieur Mac-Allan, je le jure aussi, moi, devant Dieu !

Je regardai alors M. Mac-Allan, dont la physionomie avait pris pour la première fois une expression austère et recueillie. Il y avait en lui en ce moment la gravité et la dignité d’un juge, et il me plaisait mieux ainsi que sous l’aspect aimable et fin de l’avocat habitué aux transactions.

— Avant que je vous communique mon impression, dit-il en s’adressant à M. Barthez, mais en attachant son clair regard sur Jennie, qui essuyait ses yeux et reprenait son air habituel de résolution tranquille, permettez-moi de vous adresser une question. Est-ce madame Jane Guilhem qui a rédigé seule ce document ?

— C’est elle seule, devant moi, répondit Frumence. C’était dans ce salon, madame de Valangis était assise là où vous êtes et causait à voix basse avec moi, pendant que madame Jennie écrivait devant la crédence entre les deux fenêtres. Les enfants, M. Marius de Valangis et sa cousine, jouaient dans ce parterre. Madame Jennie écrivit pendant une heure et nous lut elle-même ce qu’à notre instigation elle s’était décidée à rédiger en cas de mort.

— Et vous ne l’avez ni amplifié, ni diminué, ni corrigé ensuite, monsieur Frumence ? Dites : vous savez que votre parole me suffira.

— Je vous donne ma parole que je n’y ai changé ni une phrase, ni un mot, ni une syllabe. La rédaction eût-elle été incorrecte et obscure, ce qu’elle n’est pas, j’aurais regardé comme une trahison de ma conscience d’altérer en quoi que ce soit la spontanéité, je dirai même la personnalité du renseignement.

— Vous dites le mot, monsieur Frumence, reprit M. Mac-Allan en cessant d’examiner Jennie ; ceci est un renseignement qui fait honneur à l’intelligence et au caractère de madame Anseaume. J’ajouterai même, avec M. Barthez, qu’il me parait avoir une grande valeur morale, en ce sens qu’il dégage à mes yeux, comme aux siens, la responsabilité de cette dame. Je suis tellement sincère en vous parlant ainsi, que je prie madame Jennie (c’est, je crois, le nom qu’elle préfère) de vouloir bien me donner une poignée de main.

Jennie n’hésita pas. Elle se leva et tendit la main à notre adversaire en le regardant droit au visage et en lui disant :

— Oui, je préfère rester Jennie ; c’est un nom qui ne me rappelle qu’un seul chagrin, la mort de madame… Mais on m’appellera pourtant comme on voudra, ajouta-t-elle ; je serai toujours contente, si la vérité prévaut.

— Comment ne prévaudrait-elle pas ? dit M. de Malaval, las de subir passivement la réalité. Il est bien évident pour tout le monde que le marquis de Valangis avait reconnu sa fille.

M. Mac-Allan regarda Malaval avec surprise. Un furtif sourire d’impatience de M. Barthez lui apprit qu’il ne fallait tenir aucun compte des appréciations inattendues de ce personnage ; mais ce pâle éclair de gaieté qui passait sur nous se dissipa bien vite. M. Mac-Allan se rassit, et conclut d’une manière aussi imprévue pour Jennie et pour moi que l’avait été la réflexion de M. de Malaval.

— J’ai traité cette pièce de renseignement, dit-il en s’adressant collectivement à nous tous dans la personne de M. Barthez, et je tiens à maintenir la très-solide expression dont s’est servi M. Frumence. Ceci est un renseignement, je dirais presque un certificat, que, sans le savoir et sans même y songer, madame Jennie s’est donné à elle-même. Je suis heureux de pouvoir lui dire qu’il dissipe tous les soupçons que j’aurais pu avoir sur sa haute probité. Mais, — ici M. Mac-Allan s’arrêta pour nous obliger à peser la force des objections qu’il allait soulever, — mais je déclare que la lecture dont je viens d’être ému ne change absolument rien au jugement que j’ai porté sur l’affaire en elle-même.

Marius, qui croyait la partie gagnée pour moi, fit un geste d’étonnement courroucé que M. Mac-Allan ne parut pas remarquer, ou dont il ne voulut tenir aucun compte, car il poursuivit paisiblement :

— Je connaissais, — non pas la rédaction du renseignement, — mais tous les faits qu’il renferme, et mon appréciation de ces faits n’est en aucune façon modifiée par la narration qui les coordonne.

— Comment donc les connaissiez-vous ? s’écria Jennie surprise.

— Je les connaissais tellement, répondit l’avocat, qu’ils avaient servi de base à l’enquête que j’ai faite avant de venir en Provence.

— Vous ne consentez pas à nous dire comment vous les connaissiez ? lui demanda M. Barthez.

— Non, je ne dois pas y consentir ; mais vous pouvez supposer, vous, monsieur, une situation très-régulière et très-vraisemblable : c’est que depuis longtemps madame de Valangis, sans trahir le secret de Jennie, avait fait part à son fils de tout ce qui pouvait lui faire accepter mademoiselle Lucienne pour sa fille.

C’était une réponse sans réplique, et pourtant je remarquai la physionomie soupçonneuse de M. Barthez en observant le docteur Reppe, qui resta impassible et comme indifférent aux suppositions. Disons, pour éclairer cette circonstance, que le docteur, étant la seule personne admise au tête-à-tête avec ma grand’mère, avait pu profiter de quelques moments d’affaissement dans son caractère, pour lui faire dire ce qu’elle avait résolu et juré de ne dire à personne. Le docteur était provincial dans l’âme, et son air d’insouciance cachait un grand instinct de curiosité. Il avait pu rapportera madame Capeforte ce qu’il avait deviné ou surpris, et madame Capeforte avait pu le trahir plus ou moins longtemps avant la mort de ma grand’mère.

Quoi qu’il en soit, M. Mac-Allan ne trahit personne, et continua.

— Je savais donc ce qui devait me mettre sur la voie des recherches, et, après avoir fait ces recherches, je savais que madame Jane Guilhem avait été mêlée non personnellement, mais, à son insu, par le fait et le nom d’Anseaume son mari, a des affaires de contrebande sur les côtes de France et d’Angleterre. Je savais qu’elle avait eu une fille du nom de Louise, née et morte à l’île d’Ouessant en 1803. Les indications qu’elle donne à cet égard sont parfaitement exactes. Je savais aussi qu’elle avait reparu dans cette île avec une seconde fille qu’elle disait sienne et qu’elle avait élevée pendant quatre ans chez une honnête femme nommée Isa Carrian. Je sais encore qu’après être partie avec cette enfant sans dire le but de son voyage, elle n’avait jamais reparu dans son lieu natal, où elle n’avait plus de famille. Son père était décédé durant le voyage qu’elle faisait dans le Midi. Elle avait repris alors son commerce ambulant, en compagnie d’Isa Carrian, jusqu’à l’époque où, apprenant la mort d’Anseaume, elle est venue s’installer ici comme femme de confiance. Isa Carrian avait continué le petit commerce pour son compte jusqu’à son décès…

— Isa est morte ? s’écria Jennie, affligée et consternée.

— Isa est morte à Angers, il y a six mois, répondit M. Mac-Allan. Je vois que vous l’ignoriez, et je regrette de vous porter ce coup d’autant plus grave, qu’avec Isa Carrian disparaît un témoignage d’une grande importance. Elle seule dans votre pays savait qu’Yvonne n’était pas votre fille, et elle a été si discrète à cet égard, que personne encore ne le soupçonne. Quant à un contrebandier ou à un flibustier nommé Ésaü ou Bouchette, j’ignorais son existence ; mais, s’il vit encore, il sera difficile de retrouver un homme qui cache son nom, son état, ses fautes probablement, et que vous avez à peine connu. La trace de la bohémienne complice, confidente ou servante temporaire d’Anseaume est bien plus insaisissable, et, quant à Anseaume lui-même, vous avez envoyé copie de son acte de décès pour faire vendre à Saint-Michel d’Ouessant quelques objets qui vous appartiennent et qui étaient sous son nom. Enfin, et pour me résumer, voici ce qui résulte des recherches auxquelles, depuis deux mois, je me suis activement livré tant en Bretagne qu’en Normandie, en Vendée et dans les îles, pour retrouver les vestiges de cette affaire. Les époux Anseaume ont laissé, dans les diverses et nombreuses localités qu’ils ont parcourues ensemble, quelques souvenirs assez précis. Anseaume a frappé quelques personnes par son esprit naturel, sa gaieté, son désordre et ses bizarreries. Dès qu’il se jette dans une industrie occulte, il change de nom coup sur coup, et on perd bientôt sa trace. Sa veuve laisse des souvenirs plus récents et plus nets. On la voit exercer la profession du colportage avec décence et probité. On l’a connue et on l’estime. On regrette de ne plus la voir aux pardons de Bretagne ou aux foires de Normandie avec son riant étalage de rubans bariolés et de toiles peintes flottant au vent. On se demande ce que, depuis douze ans, elle est devenue ; mais, comme pendant douze ans la population se renouvelle ou se déplace en grande partie, il est d’autres localités où l’on a oublié soit son nom, soit sa figure, soit l’un et l’autre. Personne ne peut dire si elle a eu un ou plusieurs enfants. On ne lui en a pas connu autour d’elle. On pense que son mari l’a souvent ruinée et définitivement abandonnée. Voilà tout ce que j’ai pu recueillir ; car j’ai agi moi-même, et soyez tranquille, madame Jennie : ne voulant pas faire naître de soupçons sur le compte d’une personne que je n’avais pas l’honneur de connaître, j’ai laissé croire que mes informations n’avaient pour but que de vous faire recueillir un petit héritage ; mais je conclus en vous disant : Votre histoire est vraie en ce qui vous concerne, elle est peut-être vraisemblable pour quiconque l’étudierait comme un roman composé avec soin. Elle a en faveur de l’identité de mademoiselle Lucienne de Valangis, des circonstances que l’on pourra faire valoir ; mais elle est absolument dénuée de preuves sur ce point capital. Vous passerez peut-être des années à faire chercher deux témoins que vous ne pourrez jamais retrouver, un flibustier pendu probablement à la vergue de quelque navire, et une bohémienne que vous ne reconnaîtriez même pas, vous l’avez déclaré vous-même. L’acteur principal du drame est mort, cela est constaté, sans vous laisser une preuve, un écrit, un gage quelconque. Tout l’état civil de mademoiselle Lucienne repose donc sur le fait de quelques signes extérieurs que sa grand’mère a cru reconnaître, une ou deux petites marques sur l’épiderme, une légère nuance dorée que je distingue et que je ne refuse pas d’apercevoir au milieu de sa chevelure sombre ; mais, en vérité, ses amis et ses conseils peuvent-ils penser que des signes si médiocrement particuliers, joints à l’illusion d’une tendre aïeule et au témoignage d’une seule personne véridique, mais vaguement renseignée, trompée peut-être, et en tout cas dans l’impossibilité de faire apparaître l’auteur de la révélation qui a motivé sa croyance, je le demande à l’homme de loi qui nous écoute, au médecin qui sait par quelles transformations passe un enfant d’un an à quatre, aux personnes qui savent ce que c’est que la réalité, la notoriété, la certitude dans les faits de la vie humaine, je le demande à mademoiselle de Valangis, qui a toutes les apparences de la raison et de la loyauté, je le demande enfin à vous-même, madame Jennie, à vous qui êtes assurément une personne au-dessus du vulgaire, un esprit remarquablement droit et suffisamment éclairé : croyez-vous que votre témoignage et vos preuves puissent servir à quelque chose ?