Calmann Lévy (1p. 283-290).



XXXVIII


Je fus si humiliée de cette brutale réponse, que je ne pus faire un pas de plus. Je me laissai tomber sur un banc en fondant en larmes. M. Barthez gronda un peu Marius de ce manque de ménagement, et, me parlant avec affection, il me fit entendre qu’au fond je pouvais redouter quelque chose de grave. J’appris donc là sérieusement pour la première fois que je pouvais être une étrangère pour ma bonne maman, un enfant supposé pour lui extorquer de l’argent, la fille d’un bohémien, d’un voleur de grand chemin peut-être !

Je refoulai mes sanglots, et, m’adressant à Marius :

— Eh bien, veux-tu toujours m’épouser ? lui dis-je.

— Tu as ma parole, une parole ne se reprend pas.

Il disait cela d’un ton si froid, que je me sentis sommée par lui de faire mon devoir comme il faisait le sien.

— Ne reprends pas ta parole, lui dis-je avec énergie, moi, je te la rends. En présence de Dieu et en présence de M. Barthez, je romps nos engagements.

Ce n’était pas ce que voulait Marius, du moins dans ces termes-là. Rien ne prouvait que je ne fusse pas mademoiselle de Valangis et que je dusse me voir contester mon nom et mon héritage, Marius eût voulu un engagement éventuel, et M. Barthez me le suggérait ; mais j’étais découragée d’avance de mon sort, et puis, je dois l’avouer, je redoutais le caractère de Marius et je regrettais ma liberté. Il le devina et m’en fit des reproches, non pour m’amener à me rétracter, mais pour laisser une porte ouverte au retour. Comme je ne cédais point, il prit de l’humeur et me dit tout bas, après avoir salué M. Barthez, qu’on appelait de la part de ma grand’mère :

— Tu comprends, ma chère enfant, que, dans les termes où nous voici et quand tu me retranches de ton avenir quel qu’il soit, je dois me retirer de la maison. Si nous eussions dû nous marier, ma présence ici était naturelle et légitime ; si cela ne doit jamais être, elle te compromet. Ma tante me croit parti, je devrais l’être. Adieu ! je reviendrai de temps en temps savoir de ses nouvelles.

Il s’en alla sans attendre ma réponse, et je faillis courir après lui. Il m’était cruel de penser que notre amitié pouvait être brisée en même temps que notre mariage, car il y avait un visible dépit dans son adieu, et il semblait que j’eusse tous les torts ; mais je n’eus pas le loisir de consulter les divers mouvements de mon cœur. Jennie vint vers moi d’un pas rapide. Elle était pâle, et ses dents serrées l’empêchaient de m’appeler. Saisie de terreur, je courus à elle en lui disant :

— Ma grand’mère est morte !

— Non, dit-elle ; mais ayez tout votre courage à la fois !

Et elle ajouta d’un ton dont la douloureuse solennité résonne encore à mes oreilles :

— Madame va mourir !

— Qui donc a parlé ? demandai-je en courant.

— Personne. Elle ne sait rien, son heure est venue.

Et, m’arrêtant à la porte du salon, Jennie me prit le bras avec force, en disant avec une déchirante énergie :

— Souriez !

C’est ce que l’on dit aux jeunes filles que l’on fait belles et que l’on mène au bal. Ma bien-aimée grand’mère allait mourir : c’est la fête qui m’attendait !

Elle était sur son fauteuil, pâle comme un spectre, et elle souriait encore, elle ! M. Barthez lui tenait la main. Jacynthe essayait de réchauffer ses pieds glacés et roidis, qu’elle ne pouvait plus soulever jusqu’à sa chaufferette. M. Barthez, profondément ému et la figure baignée de larmes, lui répondait, remarquant ses yeux tournés vers la fenêtre ouverte :

— Oui, un temps très-doux aujourd’hui !

Je m’approchai pour baiser ses mains froides, elle parut étonnée de ne pas le sentir. Elle pensait et voyait encore, car elle me regarda comme pour se demander si j’étais un rêve. Elle fit un grand effort pour parler, et réussit à dire : Barthez !… c’est ma fille, vous savez !… Sa tête se pencha en arrière et sa figure exprima un calme divin. Je la crus morte, j’étouffai un cri. Jennie me contint d’un regard dont l’autorité eût plié le monde. Dans ce moment où l’éternité s’ouvrait devant elle, notre bien-aimée ne devait pas entendre les sanglots de l’adieu terrestre. M. Barthez voulut m’emmener, mais aucune force humaine ne m’eût détachée de ce fauteuil que j’étreignais en silence. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi, et il me fut impossible de saisir le passage de la vie à la mort sur cette figure paisible qui me regardait toujours. M. Reppe, qui était en tournée, entra, vit, ne dit mot, toucha et écouta.

— Eh bien, c’est fini ! dit-il, voilà tout.

C’était comme s’il eût dit : « Vous voyez qu’il n’est pas difficile de mourir. »

Je n’y comprenais rien, je n’y croyais pas. Ma grand’mère était là, sous mes yeux, dans la même attitude et avec la même figure que j’avais étudiées cent fois durant ses heures de lassitude ou d’assoupissement.

— Allons, allons ! dit le docteur en me secouant. Vous n’aviez pas besoin de le savoir, mais il y a quinze jours que j’attends l’événement tous les matins. La lampe s’éteint faute d’huile. Elle a fourni une belle carrière. Vous ne pouviez pas espérer que ça durerait beaucoup plus longtemps. Retirez-vous, ma chère petite, vous n’avez plus rien à faire ici.

— Laissez-la, dit Jennie. Il ne faut pas fuir les morts comme des ennemis. Est-ce que l’âme de sa grand’mère est morte ? Elle est peut-être encore là qui nous voit et nous entend.

Le docteur haussa les épaules ; mais, électrisée par le tendre spiritualisme de Jennie, je couvris de larmes les joues, les mains et les vêtements de ma grand’mère, en lui disant comme si elle eût pu m’entendre :

— Je vous aime, je vous aime, je vous aime !

— C’est bien, me dit Jennie, dont la figure se détendit dans les larmes ; à présent laissez-moi avec Jacynthe. Quand j’aurai couché cette chère dame, je ferai sa toilette, et vous reviendrez lui parler encore. Ne pleurez pas trop pour ne pas lui faire trop de peine là où elle est.

— Et où est-elle, Jennie ? m’écriai-je éperdue.

— Je ne sais pas, mais avec Dieu, pour sûr ; il est avec nous aussi, on n’est donc pas si séparé qu’on croit.

La foi robuste de Jennie me soutint. Je veillai ma chère morte avec elle, et, deux jours après, appuyée sur le bras de Marius, je montais avec Jennie la colline des Pommets. Un petit chariot drapé de noir et traîné par des mules marchait devant nous. Nos amis de Toulon et tous les gens du pays environnant formaient le cortège. Ma grand’mère était très-aimée, et, sous les feux d’un soleil d’Afrique, tout le monde marchait recueilli et la tête nue.

L’abbé Costel nous attendait à la porte de l’église. Frumence était dans le cimetière, où, depuis vingt ans, on n’avait enterré personne. Il avait creusé la fosse lui-même, il s’en était fait un devoir. Quand on en approcha le cercueil, je le vis debout, sa bêche à la main. Ce fut la seule figure qui me frappa. Je cherchais dans ses yeux la solution de ce terrible problème du néant, contre lequel la foi peut difficilement réagir à l’heure où la dernière séparation d’avec l’être visible s’accomplit irrévocablement. Je ne vis dans les regards de Frumence qu’un profond respect et une douleur réelle, aucun signe d’amertume ou de faiblesse. Il se sentait assez fort pour accepter l’idée que quelque chose peut finir.

Moi, je ne le pouvais pas, et je regardai avec anxiété Jennie, qui semblait soigner, bénir et vouloir garder jusqu’au sein de la terre cette chère dépouille. Je m’appuyai sur la force de Jennie, la seule qui répondît à la mienne.

Au moment où l’on referma la fosse, des cris perçants et des lamentations bruyantes s’élevèrent autour de moi. Cette coutume antique, que l’on retrouve encore au fond des campagnes, est moins un témoignage de douleur qu’une sorte d’hommage éclatant rendu au mort. C’est peut-être aussi une sorte d’excitation salutaire que l’on veut procurer aux parents et aux amis pour faire couler les larmes et détendre la douleur en la forçant à s’exhaler. D’autres disent que ce sont des clameurs pour épouvanter les mauvais esprits et les empêcher d’emporter l’âme du mort… Ces cris m’épouvantèrent et je m’enfuis chez Frumence, qui me suivit au bout d’un instant. Mais il ne me savait pas là, il ne me voyait pas. Absorbé, il posa sa bêche dans un coin et se mit à sangloter comme un enfant, la tête appuyée contre le mur. Je me levai et me jetai dans ses bras. Nous pleurâmes ensemble sans nous rien dire.