Calmann Lévy (1p. 267-275).



XXXVI


J’ai terminé la longue et fidèle analyse de mon développement intellectuel et moral. Je dois le résumer en peu de mots. J’avais débuté par une phase de tendance au merveilleux, résultat inévitable des circonstances anormales exploitées devant moi par les mystiques extravagances de ma nourrice. Jennie m’avait apaisée. Grâce à elle et aux leçons de Frumence, j’avais atteint tranquillement et avec profit l’adolescence. Alors, j’avais été un peu abrutie du côté du raisonnement, en même temps que surexcitée du côté de l’imagination par les romans de miss Agar. Frumence m’avait encore guérie par l’instruction réelle et solide ; mais c’était le moment où mon cœur cherchait à tâtons, pour ainsi dire, le but de sa vitalité, et j’avais conçu un bizarre mélange de stoïcisme et de poésie. Puis le désenchantement s’était produit à la suite d’une déception de ma vanité. J’avais failli regretter Frumence, et, rougissant de moi, j’avais châtié mon cœur en voulant le tuer. Je m’étais jetée dans l’amitié calme et dans le mariage de raison ennobli par un sentiment de générosité envers mon pauvre cousin.

Telle que j’étais, j’avais acquis, dans une vie monotone et paisible à la surface, l’expérience de moi-même et la force secrète que procurent des souffrances ou des agitations internes assez vives. Je m’étais trop aimée et appréciée trop haut. Je ne m’aimais plus assez, je faisais trop bon marché de moi-même, mais j’avais de l’énergie. J’étais sérieuse, sincère, désintéressée à l’excès et encore assez vaillante pour supporter les vicissitudes inattendues d’une destinée exceptionnelle.

Ce fut un jour marqué par la fatalité que celui où ma première initiative extérieure amena mes fiançailles avec Marius. Le dîner dura plus longtemps que de coutume ; mes alternatives de terreur et de victoire sur moi-même menaçaient de se trahir, et j’étais véritablement impatiente d’aller m’enfermer avec Jennie, pour pleurer dans son sein et recevoir d’elle l’explication ou l’apaisement de mon trouble. L’abbé Costel, qui devait coucher à la maison, mais qui n’avait pas l’habitude de veiller, eût souhaité qu’on sortît de table, afin qu’il pût écrire la lettre solennelle à mon père. Ma grand’mère ne paraissait plus y songer, quand Jennie me fît remarquer qu’elle était un peu rouge et s’endormait, le sourire sur les lèvres. Nous la conduisîmes au salon, où elle dormit tout à fait dans son grand fauteuil. Ce n’était pas dans ses habitudes.

— Elle s’est un peu trop agitée aujourd’hui, dit Jennie, il faut la laisser reposer.

Et, se mettant à genoux devant elle, elle soutint sa tête qui penchait en avant.

— Monsieur l’abbé, faites votre brouillon de lettre, ajouta-t-elle. Quand madame s’éveillera, on le lui fera entendre, et, si elle l’approuve, vous écrirez demain matin, puisque aussi bien ça ne partirait pas ce soir.

L’abbé se mit à écrire en consultant Marius sur ses nom, prénoms et qualités, et Frumence, assis à la même table, aidait son oncle à mettre de la clarté dans sa rédaction et à combattre le sommeil.

En ce moment, la porte s’ouvre avec précaution, et Michel me fait signe d’aller à lui. Croyant qu’il s’agissait de quelque détail de ménage, je passe dans la salle voisine, où je trouve notre parent, M. de Malaval, avec M. Barthez.

— Ce n’est pas à vous, ma chère enfant, que j’aurais voulu parler d’abord, dit ce dernier en me serrant la main. On m’a dit que l’abbé Costel était là : puis-je le voir et l’entretenir sans que votre bonne maman s’en aperçoive ?

Je répondis que ma grand’mère dormait et que j’allais appeler l’abbé.

— Inutile ! dit M. de Malaval en m’arrêtant.

Et, s’adressant à M. Barthez :

— Elle n’a pas beaucoup connu son père, cette chère Lucienne ?

— Elle ne le connaît pas du tout, répondit M. Barthez.

— Ah ! pardon ! reprit M. de Malaval, qui, on se le rappelle, n’avait jamais de souvenirs conformes à la vérité ; lorsqu’il est revenu en France à l’époque… Attendez… C’était en 1807. J’en suis sûr, je l’ai vu ; il m’a dit…

— Ce n’est pas le moment de rêver des choses qui ne sont jamais arrivées, reprit M. Barthez avec impatience. Le marquis n’est jamais revenu de l’émigration, et Lucienne ne l’a jamais vu.

— Si vous vous figurez cela, dit M. de Malaval, raison de plus pour…

— Vous avez un malheur de famille à nous apprendre ? m’écriai-je en m’adressant à M. Barthez. Mon père ?…

— Vous ne l’avez jamais vu, mon enfant ? répondit-il. Eh bien, vous ne le verrez jamais !

Je fus plus frappée de cette réflexion que de la nouvelle en elle-même, et ce que notre ami croyait être une consolation pour moi fut une amertume. J’avais besoin de pleurer, mes larmes trouvèrent cette issue. Marius, qui était près de la porte ent’rouverte, me vit et accourut près de moi.

Après lui avoir fait refermer cette porte, M. de Malaval, redressé à chaque instant par M. Barthez, vint à bout de nous apprendre qu’il avait reçu dans l’après-midi la nouvelle de la mort du marquis de Valangis, nouvelle officielle, rédigée par l’avocat de sa famille, M. Mac-Allan. Mon père était mort dans sa propriété du Yorkshire, par suite d’une chute de cheval à laquelle il n’avait survécu que deux heures, sans recouvrer l’usage de ses sens. Ainsi je ne pouvais même pas me flatter qu’à son heure suprême il eût eu une pensée pour moi.

— Chargés d’apporter cette triste nouvelle à votre bonne maman, me dit M. Barthez, nous n’avons pas voulu le faire sans les ménagements convenables. À son âge, de pareilles crises sont dures à supporter. Nous allons donc nous retirer sans qu’elle nous voie, et c’est à vous, mes chers enfants, avec l’aide de l’abbé Costel et de la digne madame Jennie, de la préparer peu à peu. Vous choisirez le moment de santé convenable. Mettez-y quelques jours s’il le faut ; rien ne presse absolument. Pourtant j’ai des raisons pour vous dire, Lucienne, que je voudrais pouvoir causer avec elle avant la fin de la semaine. Arrangez-vous pour qu’elle sache alors l’événement.

Comme nous les reconduisions, M. de Malaval, voyant que j’étais bouleversée et sachant que Marius était positif, crut devoir lui indiquer à demi-voix une consolation à me donner.

— Allons, allons ! lui dit-il, puisqu’elle a si peu connu son père (il tenait à ce que je l’eusse connu un peu), dites-lui donc qu’elle va être très-riche. Il laisse de son second mariage une demi-douzaine de petits Anglais, mais on assure qu’il laisse aussi une demi-douzaine de millions sterling.

— Vous n’en savez rien du tout, reprit M. Barthez ; mais Lucienne est fort peu sensible à l’argent, et ce n’est pas le moment de lui en parler.

Je lui serrai la main et je rentrai avec Marius au salon, où ma grand’mère dormait toujours, appuyée sur l’épaule de Jennie, tandis que l’abbé, aidé de Frumence, continuait à rédiger cette lettre solennelle destinée à un mort.

Le contraste de cette tranquillité d’occupation dans le demi-jour de l’appartement avec le tableau tragique que la mort de mon père présentait à mon imagination m’ôta la force de parler. J’allai m’asseoir près de ma grand’mère pour relayer Jennie, à qui je fis signe d’aller auprès de la table, où Marius lui apprit, ainsi qu’à l’abbé et à Frumence, de quelle lugubre façon le consentement de mon père venait de nous arriver.

— Qui est-ce qui est mort ? dit tout à coup ma grand’mère en s’éveillant sur un mot que Marius avait trop articulé.

— Personne, dit Jennie, qui avait de la présence d’esprit pour tout le monde : je disais à Marius de ne pas parler si fort, parce que vous reposiez.

— Je ne crois pas avoir dormi, reprit ma grand’mère. J’ai la tête lourde. Mes enfants, votre vieux vin et vos jeunes amours m’ont grisée. À demain la lettre. Il faut que je dorme tout de bon.

Jennie l’emmena, et, après quelques paroles d’affectueuse condoléance qu’il m’adressa, l’abbé se retira aussi. Frumence crut devoir me laisser seule avec mon fiancé.

— Eh bien, me dit celui-ci, pourquoi donc cette grande douleur, ma chère enfant ? Il ne s’est jamais conduit envers toi comme un père, et, s’il eût vécu, peut-être eût-il suscité des inquiétudes et des contrariétés à ta bonne maman à l’occasion de notre mariage. C’est triste à dire, mais cette mort subite est presque un événement providentiel pour nous aujourd’hui.

— Je ne sais pas, répondis-je, un peu blessée de ce langage, si la mort d’un père, quel qu’il soit, peut être regardée comme un bienfait de la Providence ; mais je sais bien que des fiançailles, si heureuses qu’elles paraissent, sont attristées et comme menacées par une nouvelle si grave.

— Écoute, Lucienne, reprit Marius, un peu blessé à son tour. Tu as l’air de me croire préoccupé d’intérêts positifs. Je te déclare que je n’ai jamais su que par ouï-dire la fortune attribuée à ton père ; mais je me suis toujours dit que tu aurais certainement une part très-mince, peut-être nulle, à son héritage. Enrichi par le fait de sa seconde femme, il doit avoir pris des précautions pour assurer aux enfants qu’elle lui a donnés les biens qui leur viennent, soit d’elle, soit de lui. Je trouve cela très-naturel, et je n’ai aucun regret que les choses soient ainsi ; mais, si je m’applaudis de voir qu’il n’y a pas d’obstacle entre nous, n’en conclus pas, je te prie, que je prends au sérieux les gasconnades de Malaval, et que je me réjouis des millions sterling qu’il annonce.

— Vraiment, Marius, je ne sais de quoi tu me parles ; il s’agit bien de millions et d’héritages ! Tu ne songes pas à la tâche qui nous est imposée à tous les deux, d’annoncer à ma pauvre grand’mère que son fils unique est mort sans lui dire adieu et sans recevoir sa bénédiction ! Et si elle en mourait elle-même ?

— Ce serait là un vrai malheur ! reprit Marius en m’essuyant les yeux avec mon mouchoir ; mais les larmes ne remédient à rien, et je l’aurais cru plus de courage dans les grandes épreuves… Allons, va te reposer, te voilà toute consternée ! Moi, je vais trouver Frumence et régler avec lui un plan de conduite bien prudent pour ménager le coup fatal à ma pauvre tante. Cela est plus pressé et plus utile que d’en déplorer l’effet d’avance.

Il avait le ton sévère et un peu ironique. Je sentis qu’il prenait déjà possession de moi comme d’un enfant que l’on doit conduire par la main et pousser en avant dans la lutte de la vie. J’en fus effrayée, bien qu’il n’y eût réellement pas lieu de lui donner tort.