Calmann Lévy (1p. 241-254).



XXXIII


C’est alors que, tout en causant de Frumence, de Jennie et même de l’imbécile Galathée, à nos moments perdus, nous en vînmes insensiblement, Marius et moi, à parler de nous-mêmes. Il s’était fait en moi je ne sais quel dépit sans nom contre la destinée, et Marius surprit en mon cœur je ne sais quel fonds de tristesse et de découragement. Il ne l’exploita pas de parti pris, mais il s’en servit comme il savait se servir de tout ce qui lui tombait sous la main.

— Tu es bien enfant, me dit-il, de te préoccuper de l’avenir ! Le tien est des plus simples, tu n’as rien à faire que de l’accepter. Tu es bien née, bien élevée, et que ton père ait ou non une grande fortune et d’autres enfants, ta grand’mère s’est arrangée, je le sais, pour te constituer son unique héritière. Cela te fait quelque chose comme douze mille livres de rente, mille francs par mois ; en province, c’est très-joli !

— Mais je ne m’occupe pas de l’argent, Marius, je n’y ai jamais songé.

— Tu as tort. Il faut, avant tout, savoir ce que l’on peut être dans la vie. Tu es un bon parti, et tu dois comprendre que cela te classe parmi les personnes indépendantes dans la société.

— Soit ; mais que ferai-je de cette indépendance ?

— Ce qu’en font toutes les femmes : tu te marieras.

— C’est-à-dire que je me dépêcherai de renoncer à cette indépendance si précieuse ?

— Tu te fais du mariage une idée fausse. Ce sont les malheureux et les petites gens pour qui le mariage est un joug. Les gens comme il faut ne songent pas à s’opprimer mutuellement.

— Qui les en empêche ?

— Quelque chose de très-fort et qui gouverne le monde : le savoir-vivre.

— Voilà tout ?

— Voilà tout, mais c’est tout. Tu crois à la religion, à la vertu, à l’amour peut-être ?

— Eh bien, et toi ?

— Moi, je crois à toutes ces choses aussi, mais en tant qu’elles font partie de la chose principale que j’appelle le savoir-vivre, c’est-à-dire le respect de soi et la crainte de l’opinion.

— Tout cela me paraît bien froid. Marius !

— Ma chère, il n’y a que le froid qui conserve, le chaud corrompt tout.

— Ainsi, je dois, avant tout, chercher mon mari dans le monde du savoir-vivre ?

— Oui, dans le monde dont tu es, et dont tu ne pourrais cesser d’être sans tomber dans une sorte de déchéance très-honteuse.

— Pourtant il y a, en dehors de ce monde-là, de grands esprits et de grands caractères ?

— Méfie-toi de ce qui est grand. La mer est grande, et c’est le nid aux orages. Si tu veux une destinée héroïque et difficile, ne me consulte pas, je n’ai pas le goût du compliqué et du surnaturel. Je vois le bonheur dans la convenance, ce qui est simple comme bonjour. Pas de vaine ambition, pas d’idées quintessenciées ! le bon sens pratique, les mœurs douces, les relations agréables, de la bienveillance et du bien-être ; la moquerie pour toute vengeance contre les sots, les égards et les soins aimables pour les gens qu’on aime ; du loisir, du calme pour élever ses enfants dans un milieu honoré et paisible : que faut-il de plus à deux esprits bien faits, à deux créatures raisonnables ? À force de revenir sur ce sujet, Marius me persuada qu’il était dans le vrai, et je me pris à rougir tout à fait de mes chimères. Je commençai à faire l’examen de ma conscience dans le passé et à voir que j’avais fait fausse route. Je me rendis compte de mes coquetteries instinctives vis-à-vis de Frumence, et je ne m’en consolai qu’en espérant qu’il ne s’en était jamais aperçu. Puis je me demandai ce qui fût arrivé, s’il eût été un ambitieux, un homme sans principes, ou seulement un caractère faible. Je vis devant moi l’épouvante d’une situation inavouable, des douleurs ridicules comme celles de Galathée, l’anathème du monde, le blâme de Jennie, le désespoir de ma grand’mère. Et tout cela eût pu m’arriver en dépit de l’innocence de mon âme et de la pureté de mes intentions ! Je me blâmai sévèrement, et je tâchai de me réconcilier avec moi-même en me disant que Marius me sauvait des vaines illusions : je devais lui en savoir gré.

Ma tête travaillait bien un peu sur tout cela, et, pour devenir calme, je faisais de grands efforts qui retardaient le calme. La première fois que je revis Frumence après la confession que je lui avais arrachée, je le revis avec d’autres yeux. Sa beauté physique, qui était réelle et qui m’avait toujours été indifférente, me sembla exprimer une valeur intellectuelle plus grande que je ne l’avais soupçonnée. Je me sentis irritée des regards de possession ardente que Galathée égarait sur lui. Je fus sérieuse et retenue avec lui comme jamais je ne lui avais fait l’honneur de l’être. Je l’étudiai sous le rapport de ce fameux savoir-vivre que Marius estimait si haut, et je trouvai qu’avec ses manières simples et son langage aisé Frumence avait l’aspect le plus distingué et les expressions les plus pures. J’en fis part innocemment à Marius, qui me répondit :

— Certes, Frumence est un garçon convenable et rempli de tact ; c’est la science et la vertu des subalternes.

Je fus choquée du mot et je le fis voir. Marius se prit à rire et me demanda si je marchais sur les traces de Galathée. Je fus si offensée de la comparaison, qu’il dut m’en demander pardon.

Cette petite querelle se renouvela pourtant, et j’en fus plus troublée qu’il ne fallait. Je pensai à Frumence malgré moi aussi souvent qu’à l’époque où j’y pensais volontairement pour le plaindre. Je ne planais plus sur lui, je n’étais plus l’ange de sa rêverie. Il devenait l’hôte importun, inexplicable, menaçant peut-être de la mienne. Je ne l’aimais pas, non certes, je ne pouvais pas l’aimer ; mais il était le représentant de l’amour fort et vrai, fidèle et soumis, tel que je l’avais conçu dans ma phase romanesque, et, quand je me reportais à cette heureuse époque où j’étais tout près de croire à des destins sublimes, je la regrettais et trouvais la réalité triste et plate. Bien souvent je m’écriai dans la solitude :

— Est-ce donc la peine de vivre ?

Le mal s’aggravant, je fis un véritable effort de courage : je résolus de me priver des leçons et des entretiens de Frumence. J’y fus aidée par le départ de Galathée, à qui Marius, cédant à mes prières, voulut enfin parler raison, Frumence lui-même commençait à s’apercevoir de l’amour de cette fille et à s’en montrer très-importuné. Marius se chargea de la dissuader et de la sermonner. Prise au sérieux pour la première fois, c’est alors qu’elle se crut trahie et raillée. Elle nous fit une scène de désespoir et s’en alla toute seule, un beau matin, retrouver sa mère, qui la gronda et nous la ramena le soir même. Jennie fut forcée de faire pressentir la vérité. Madame Capeforte ne montra pas sa colère, elle remercia humblement Jennie de ses bons avis, et Marius des bontés qu’il avait eues pour « sa pauvre enfant trop candide. » Elle s’en alla, nous bénissant tous, mais profondément humiliée, et nous jurant une haine implacable.

Je saisis l’occasion pour déclarer à Jennie que je ne croyais pas devoir continuer à me rendre aux Pommets le dimanche, il me paraissait probable, que Galathée, dans quelque accès d’idiotisme avouerait à sa mère combien elle était jalouse des « préférences » de Frumence pour moi, et dès lors madame Capeforte mettrait sur mon compte le tort ou le ridicule de l’aventure. Jennie comprit que j’avais raison, et se chargea de dire à ma grand’mère ce qui s’était passé.

J’entrai donc du jour au lendemain, et par ma propre volonté, dans une nouvelle phase de mon existence, la solitude morale, et je me risquai à porter sans l’aide de personne le terrible fardeau d’un cœur troublé et inoccupé. Je ne mis pas d’affectation à fuir Frumence. Il venait avec son oncle, qui nous disait la messe à Bellombre les grands jours fériés. Je le rencontrais quelquefois aussi dans mes promenades, et je l’abordais amicalement ; mais, comme j’étais toujours à cheval et lui à pied, nous nous quittions après avoir échangé quelques mots. Je ne lui envoyais plus mes extraits, je ne le consultais plus sur rien.

Marius eut, je crois, à Toulon, une petite affaire de cœur en ce temps-là, et, sous divers prétextes, ses visites hebdomadaires devinrent tout au plus mensuelles. Jennie avait si peu encouragé mon besoin d’expansion, que je ne lui parlai plus de mes perplexités. Je m’absorbai avec elle dans les soins à rendre à ma grand’mère, auprès de qui je travaillais presque tout le temps qu’elle était levée. Le soir, quand elle se retirait, — et c’était toujours de bonne heure, — je lisais encore un peu dans ma chambre. À six heures du matin, j’étais à cheval avec Michel jusqu’à dix, ou seule, à pied dans notre vaste enclos, d’où je sortais bien un peu pour passer de cette solitude à la solitude de nos ravins, plus cachés et plus déserts encore.

Je devins si studieuse et si rêveuse, que Jennie s’en alarma ; mais il fallut me laisser faire. Je ne pouvais plus vivre dans cet isolement terrible sans y développer mon intelligence avec passion. J’étudiai les langues anciennes, les sciences naturelles et la philosophie. Je lus les livres les plus sérieux, j’abordai la géométrie. Je trouvai moyen de remplir mes journées et peu à peu de ne pas les trouver assez longues pour tout ce que je voulais connaître, ou tout au moins comprendre dans la nature et dans l’humanité.

Je devins un esprit assez fort pour mon âge et pour mon sexe, ce qui ne m’empêcha pas de souffrir beaucoup du vide de mon cœur ; plus je travaillais à refouler ses aspirations, plus il reprenait ses droits dans les jours de révolte. J’arrivai à le regarder comme mon pire ennemi et à le traiter comme un coupable. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas cessé d’être pur, et qu’il ne revendiquait qu’une affection exclusive et sainte ; mais où la placer ? Ma raison lui répondait qu’elle n’avait pas de placement à lui offrir, et que l’amour sans but était un instinct dangereux qu’il fallait étouffer. Le travail intellectuel me fut une immense ressource, et, quand j’entreprenais une nouvelle étude, c’était avec tant de plaisir et d’ardeur que je me croyais à jamais calmée, à jamais triomphante ; mais des circonstances extérieures qu’il n’était pas en mon pouvoir d’empêcher ramenaient le trouble.

Ma grand’mère désirait me marier, et de temps en temps ses amis, M. Barthez, M. de Malaval, le docteur et quelques autres, venaient l’entretenir de vagues projets ou lui proposer des partis tout prêts à se présenter. Elle me consultait ou me faisait consulter par Jennie ; mais tout ce que l’on me disait de ces prétendants me déplaisait. Avant tout, je voulais ne jamais quitter ma grand’mère et m’assurer qu’on ne me séparerait pas de Jennie, et c’était là le difficile : les uns étaient marins, des êtres sans domicile et sans indépendance, qu’il eût fallu suivre ou rejoindre de rivage en rivage ; d’autres avaient des familles qu’ils ne pouvaient me sacrifier. On m’en nomma que j’avais rencontrés et qui me furent antipathiques dès que l’idée de tomber sous leur dépendance fut associée à leur souvenir. Ils me déplaisaient mortellement par la seule raison qu’ils ne m’avaient plu que médiocrement. La situation d’une fille à marier a ses angoisses et ses périls dont les hommes ne tiennent pas grand compte. Ils sont portés à trouver dédaigneuse et fantasque celle qui, sans avoir rien à leur reprocher, n’éprouve pas pour eux une sympathie soudaine. Moins difficiles que nous parce qu’ils savent qu’ils seront toujours nos maîtres, pour peu qu’ils aient quelques avantages personnels ou sociaux, ils pensent nous faire honneur en nous offrant leur protection. Nous qui savons qu’il faudra, en étant à eux, cesser d’être à nous-mêmes et à nos parents, nous avons grand’peur de cet étranger qui vient nous acheter et qui bien souvent nous marchande. Le désir et la curiosité de l’enfance font plus de mariages que le discernement. À quinze ans, on fait peu d’objections ; à vingt ans, on s’épouvante, et j’avais déjà cet âge-là quand les propositions devinrent sérieuses.

Je dois dire, au reste, qu’elles furent en petit nombre. Quelque réservée que je fusse, ma réputation de fille savante, très-raillée et très-incriminée par madame Capeforte et les siens, très-vantée et très-exagérée par M. Barthez et par ses amis, éloigna beaucoup les prétendants. Dans notre province, on est un peu barbare ; on a beaucoup de préjugés, de l’esprit et de l’imagination certainement, mais peu de culture et des mœurs rudes. Ensuite, j’appris indirectement et peu à peu que ma position romanesque d’enfant perdu et retrouvé inspirait des inquiétudes assez graves, et que la malveillance les exploitait contre moi. Les folies de Denise avaient trouvé de l’écho, et il ne faut pas demander par qui, du fond de son hospice d’aliénés, les paroles incohérentes de cette pauvre fille étaient colportées et commentées. Ces propos tendaient à faire croire que j’étais la fille de Jennie, et qu’en se flattant de me léguer sa fortune ma grand’mère nourrissait une chimère.

Pourtant M. Barthez, qui était son meilleur et son plus véritable ami, affirmait que, de toutes façons, mon avenir était aussi assuré que possible. Marius, qui s’en était préoccupé à ma requête, paraissait n’en pas douter, et Jennie, à qui je n’osais plus en parler que bien peu et bien rarement, tant je craignais de paraître soupçonner sa délicatesse, avait des affirmations si calmes, sa parole m’était si sacrée, que je regardais toute contestation sur mon identité comme une vaine et absurde clameur dont je ne devais pas me tourmenter un seul instant. Le croira-t-on ? je m’en tourmentais si peu, que je me prenais quelquefois à mépriser la sécurité de mon existence. Dans mes jours de spleen, j’eusse aimé à voir mon avenir menacé de quelque catastrophe qui eût donné carrière à ma volonté sans objet dans le présent. Il ne me déplaisait pas de rêver que j’étais un enfant du peuple destiné à retourner tôt ou tard à une vie de labeur et d’obscurité.

Et dans ce rêve, — je suis ici pour tout confesser, — j’entrevoyais un ami, un compagnon, un époux tel que Frumence, pauvre, inconnu, stoïque, travaillant de ses mains sous le soleil des jours et de son intelligence dans le silence des nuits. Un être réellement fort et courageux, dévoué jusqu’à l’oubli complet de soi-même, trempé dans le Styx et plus heureux de son devoir accompli que de toutes les faveurs de la gloire et de la fortune. Ce fantôme semblable à Frumence, ce n’était pas lui pourtant, ce ne pouvait pas être lui, puisqu’il aimait Jennie, et, d’ailleurs, je ne voulais pas que ce fût lui ; mais quiconque ne lui ressemblait pas à s’y méprendre ne me paraissait pas digne de ma confiance et de mon estime.

Cette préférence intellectuelle n’était pas une préoccupation constante. Je dois dire toute la vérité, ou du moins tout ce que je sais de cette énigme de ma vie. Je passai des jours, des semaines, des mois sans penser à Frumence, et, quand j’y pensais, c’était toujours avec une tranquillité morale de plus en plus assurée. Jennie ne me le rappelait guère. Plus absorbée encore que moi par sa tâche quotidienne, elle ne semblait jamais songer à lui, et, quand elle en parlait, c’était toujours à propos de quelque détail positif ou de quelque fait en dehors d’elle-même. Chaque jour écoulé sur cette éventualité de leur union semblait la rendre plus invraisemblable à ses yeux. Elle comptait ses années, et, si je venais à lui dire qu’elle était toujours beaucoup plus belle et presque aussi jeune que moi, elle haussait les épaules et répondait :

— Y songez-vous ? j’ai trente-trois ans !

J’ai bien compris plus tard pourquoi Jennie mettait ainsi toute la force morale dont elle était si largement douée à repousser l’idée de l’amour. Voyant que, par mon caractère et par ma situation, je n’étais pas facile à marier, elle ne voulait pas me donner le spectacle ou seulement l’idée d’un bonheur étranger au mien. Elle réussit presque à me faire oublier que Frumence aspirait à ce bonheur quand même, et qu’à l’attendre indéfiniment il trouvait une satisfaction digne d’elle et de lui.

J’essayai d’imiter ces deux êtres d’élite et de me désintéresser de moi-même pour ne vivre que par le sentiment du devoir. Hélas ! j’étais trop jeune pour accomplir sans efforts et sans rechute un si grand sacrifice. L’ennui me dévorait, l’ennui dans une vie aussi active et aussi studieuse que la mienne ! Eh bien, oui, c’était de l’ennui. Il y avait dans le jour des moments où les livres les plus attachants me tombaient des mains comme s’ils eussent pesé autant qu’une montagne ; à la promenade, il me prenait des envies furieuses de franchir des abîmes ou de me jeter sur l’herbe et de sangloter. La nuit, je voyais un spectre sans figure et sans nom se pencher sur mon épaule et m’arracher la plume des mains. Ce fantôme s’attachait à moi, je l’entendais me dire à l’oreille : « Prends garde ! entre le chemin que tu suivais autrefois et celui qu’il faudrait prendre aujourd’hui, il y a un abîme, un chemin qui ne conduit à rien. »

Un jour vint où je me sentis si effrayée de cette obsession, que j’espérai m’en délivrer en me jetant dans les bras de Marius : c’était le vertige de l’impasse.