Calmann Lévy (1p. 224-235).



XXXI


J’atteignais mes dix-neuf ans quand Marius revint habiter Toulon avec un petit emploi plus agréable que celui de commis dans la maison Malaval. Son traitement était bien modeste, mais un de ses vœux se trouvait réalisé : il était un peu marin par l’uniforme sans l’être par le fait. Il portait un habit bleu bien coupé, une petite ganse à sa casquette, et il n’était pas exposé à s’embarquer.

Il était redevenu joli garçon et ses manières s’étaient adoucies en même temps que son existence. Il était toujours aussi moqueur, mais avec plus d’entrain et de gaieté.

Fort peu assujetti par ses fonctions, il vint passer avec nous tous les dimanches, et remarqua bientôt les grimaces singulières de Galathée au seul nom de Frumence. Son penchant à la raillerie lui tenant lieu de pénétration, il devina ce que Jennie ne soupçonnait même pas. Il s’amusa dès lors à torturer mademoiselle Capeforte. Il lui écrivit au nom de Frumence des déclarations inouïes ; il lui donna des rendez-vous dans tous les recoins de la montagne ; il lui faisait trouver des lettres d’amour jusque dans ses souliers. Puis il s’amusa à jouer la comédie d’être amoureux d’elle et jaloux de Frumence. Enfin, s’il ne la rendit pas folle, c’est qu’elle était trop stupide pour le devenir.

Je n’approuvais pas ces cruautés et je n’y participai jamais ; mais Marius, qui ne me consultait pas pour les inventer, venait me les raconter, et il m’était impossible de n’en pas rire. Il y avait si longtemps que je n’étais plus gaie ! La société de Marius me ramenait aux heureux jours de l’enfance, et c’était un apaisement aux fantaisies d’imagination qui m’avaient troublée.

Il nous accompagnait à la messe, où nous allions souvent à pied dans la saison douce. Il traitait Frumence amicalement, et Frumence le jugeait aimable et bon. Il m’aidait à prendre tranquillement et sérieusement ma leçon, car il emmenait Galathée au jardin ou à la source, en lui faisant des scènes de jalousie dont elle était dupe, au point de ne plus savoir qui elle devait aimer, de Frumence ou de Marius. Je crois qu’elle s’arrangeait pour rêver de l’un et de l’autre, ce qui lui donnait des accès de gaieté nerveuse et folle où elle parlait et agissait comme une personne ivre. Quelquefois il s’amusait à la perdre dans la montagne, et il revenait me dire de ne pas l’attendre, parce qu’elle était retournée seule à Bellombre. Nous partions alors avec Michel, et Galathée retrouvait aux Pommets Frumence, très-surpris de la voir arriver. Il se doutait bien de quelque espièglerie de Marius ; mais il était loin de croire qu’il y fût mêlé. Alors il avait la bonté et la candeur de ramener mademoiselle Capeforte jusque chez nous, et elle était dans des transes mortelles de voir arriver Marius à sa rencontre avec des pistolets. Un jour, il lui envoya un gamin avec une lettre où il lui disait : Quand vous rentrerez, je ne serai plus qu’un cadavre !!! Elle crut à un suicide et arriva au pas de course. Marius s’était caché et se fit chercher pendant deux heures.

Rien ne détrompait cette pauvre sotte. Quand j’essayais de lui dire que Marius se moquait d’elle, elle me répondait que je l’aimais et que j’en étais jalouse. J’avoue qu’alors je la prenais en dédain profond et l’abandonnais à son persécuteur.

À la suite de toutes ces malices, Marius causait avec moi naturellement des ridicules chimères de l’amour, et il était charmé, disait-il, de me voir si sensée et si positive à cet endroit-là. Le fait est que s’il eût fallu m’inspirer un sentiment tendre, jamais Marius n’en fût venu à bout. Il était trop froid pour l’éprouver et trop ironique pour le feindre ; mais il m’amenait à une théorie qui détruisait tous mes romans de fond en comble. Il me faisait envisager le mariage comme un contrat de paisible amitié dont l’avantage et la dignité consistaient à exclure l’enthousiasme et la passion. Pour lui, la théorie était bien sincère : si son esprit avait vingt-deux ans, son cœur en avait quarante.

J’arrivais à penser comme lui et à perdre l’idéal, pour l’avoir poussé trop loin. Lorsque j’avais voulu me persuader que j’étais supérieure à l’amour, je rendais encore hommage à l’amour, car je croyais m’élever au-dessus d’une grande chose, et maintenant, grâce au ridicule amer de Galathée, qui me présentait la caricature de mon illusion passée, grâce aux terribles sarcasmes de mon cousin sur son compte, je me disais que j’avais méconnu la raison de Frumence, que je n’avais jamais été l’idéal de personne, par la raison qu’il n’y a pas d’amour idéal pour les personnes sensées.

Que d’hésitations et de réactions dans une pauvre tête de dix-neuf ans ! Me voilà sceptique pour une nouvelle phase de ma jeunesse ! Marius reprend sur moi l’ascendant qu’il avait perdu. Je redeviens rieuse et active sans être véritablement gaie, car tout désenchantement est triste. Je ne cherche plus dans l’entretien de Frumence que le côté sec de la réalité historique, je n’aime plus les poètes, j’étonne mon instituteur par la froide rectitude de mon jugement, et je lui apparais plus athée que lui-même.

Une dernière crise marqua le terme de mes instincts de vanité féminine. Un jour que je sermonnais un peu Marius sur l’excès de ses malices, je lui demandai, pour l’attendrir, si, à travers les aberrations de Galathée, il ne pouvait pas y avoir un attachement vrai pour Frumence, quelque chose d’exagéré, de mal compris, de mal exprimé, mais de respectable en soi-même.

— D’ailleurs, ajoutai-je, que savons-nous de l’avenir ? Frumence pourrait être touché à la longue de voir cette fille riche le préférer à de riches partis, et, comme nous aimons beaucoup Frumence, nous regretterions, toi et moi, d’avoir ainsi tourmenté et presque avili sa femme.

— Voilà une idée tout à fait fantasque, répondit Marius. D’abord, la ridicule Galathée ne se mariera jamais avec un homme qui se respecte. Ensuite, Frumence, outre qu’il est cet homme-là, a une inclination sérieuse, nullement romanesque, mais très-ancienne déjà, pour une personne de ta connaissance… Pourquoi rougis-tu ? Tu crois que c’est un secret que je trahis ? Non. J’ai été initié à ce secret il y a déjà longtemps, et, comme je vois bien que tu le sais, je vais te dire comment je le sais moi-même. — Tu te rappelles qu’il y a quatre ans, quand j’ai pris sur moi de quitter la maison, j’avais des préventions contre Jennie et contre Frumence. J’avais tort. Ils m’ont prouvé leur attachement et leur délicatesse. On m’avait fait de mauvais propos que je t’ai peut-être répétés : autre tort ; mais j’étais encore enfant, et il est bon d’oublier tout cela. Seulement, je n’oublierai jamais que ta grand’mère m’a fait un rude sermon en me révélant la situation. Elle s’imaginait apparemment que je courtisais Jennie, car elle a cru devoir me rappeler que j’étais gentilhomme, et que je ne pouvais et ne voulais sans doute pas épouser une femme du peuple, quelque respectable qu’elle fût par elle-même. Elle a ajouté : « D’ailleurs, Jennie ne serait pas libre de vous écouter. Elle est fiancée au bon et sage Frumence. C’est moi qui ai voulu leur mariage et qui ai porté la parole pour lui. Jennie n’a pas pu s’engager tout de suite pour des raisons très-plausibles que vous n’avez pas besoin de savoir, mais qui peuvent d’un jour à l’autre cesser d’être. Jennie a donc promis devant moi à Frumence de l’épouser le jour où il n’y aurait plus d’empêchement, et vous pouvez répondre à ceux qui calomnient cette chère et digne femme que l’amitié de Frumence pour elle et son estime pour lui sont la plus légitime et la plus honnête chose du monde. »

Cette révélation de Marius me causa une surprise et une émotion très-grandes. Nous étions précisément en chemin pour les Pommets, tous deux à cheval, car ce jour-là on lui en avait prêté un à Toulon, et Galathée nous suivait en croupe derrière Michel.

Je ne pus résister à un dernier désir de jouer un rôle dans ce nouveau roman qui s’ouvrait devant moi. J’étais fort humiliée de ne l’avoir pas su à temps pour m’épargner mes frais de compassion envers Frumence, et de n’avoir pas deviné que son cri du cœur : Amour, amitié, ô hyménée ! s’adressait à ma bonne Jennie, et nullement à moi.

Dès que je fus seule avec lui, j’éprouvai le besoin d’effacer de son esprit l’impression qu’il avait pu recevoir de ma manière d’être et de mes imprudentes investigations. Qui sait si, pénétrant comme il l’était, il n’avait pas deviné ma puérile erreur sur son compte ? J’amenai l’entretien, que j’avais l’habitude de diriger à mon gré, sur la question du mariage. Il fronça d’abord un peu le sourcil en m’objectant que j’en savais désormais l’historique dans tous les temps et dans tous les pays civilisés, et qu’il n’entrait pas dans son programme de m’en donner les notions applicables au temps présent.

— C’est une chose si logique et si acceptée dans les bonnes mœurs, ajouta-t-il, que je n’ai aucune philosophie particulière à vous enseigner à cet égard-là.

— Je vous demande pardon, Frumence, répondis-je avec un grand sérieux. Je suis arrivée à l’âge où je puis être appelée d’un jour à l’autre à faire un choix ; ne pouvez-vous me dire s’il faudra m’y décider comme à une nécessité inévitable de ma position, ou si vous me conseillez d’attendre que je sois plus instruite, plus raisonnable et plus capable de discernement ?

— Je ne puis rien vous conseiller. Si vous étiez complètement libre, je vous dirais que rien ne presse ; mais, si votre bonne maman, qui craint de vous laisser seule dans la vie, désire que vous vous hâtiez, je ne dois en aucune façon avoir un avis opposé au sien.

Je plaidai le faux pour savoir le vrai.

— Je crois, lui dis-je, que ma grand’mère désire mon mariage.

— Alors, écoutez votre grand’mère et Jennie, qui seront toujours d’accord pour votre bonheur.

— Mon bonheur, Frumence ! Pourquoi vous servez-vous d’expressions banales, vous qui voyez les choses de si haut ? Est-ce qu’il faut envisager le mariage comme une promesse de bonheur ? Ne vaudrait-il pas mieux l’accepter comme un devoir pur et simple, comme un hommage rendu à la société et à la famille, sans se demander si on s’en trouvera mal ou bien ?

— Si vous êtes de cette force-là, mon cher philosophe, dit Frumence en souriant, c’est une très-belle armure contre les chances toujours mystérieuses de l’avenir ; mais permettez-moi d’espérer que toute cette noble sagesse dont vous faites provision sera rémunérée par le sort.

— Pourquoi me présenter des illusions dont je ne veux plus, mon cher Frumence ? J’en ai eu, vous le savez, j’ai été romanesque.

— Oui, dit Frumence en riant, il y a tantôt un siècle,… c’est-à-dire un an ou deux !

— Si j’ai cru que le mariage pouvait être une joie dans la vie, c’est un peu votre faute, mon ami.

— Moi ? Par exemple !

— Eh ! mon Dieu, n’étiez-vous pas sous le charme de certaines aspirations qui m’avaient frappée… malgré vous, j’en conviens ; mais enfin vous étiez tout près d’aimer, si vous n’aimiez déjà quelqu’une que vous aimez tout à fait à présent, j’imagine ?

Frumence rougit. Sa mâle et brune figure avait conservé ces soudainetés candides de l’enfance.

— Lucienne, répondit-il, vous étiez curieuse quand vous étiez romanesque, c’était logique ; mais, à présent…

— À présent, mon cher Frumence, je suis sérieuse, et j’aborde franchement le sujet qui m’intéresse ; voyons ! ne manquez pas de confiance et d’estime pour moi. Je suis capable de garder un secret, et il y a longtemps que je sais votre affection pour une personne qui m’est chère.

— Est-ce qu’elle vous l’a dit ?

— Non ; mais je sais que ma grand’mère désire ce mariage depuis longtemps, et je m’étonne de la durée des obstacles.

— Ces obstacles seront peut-être éternels, Lucienne, et vous voyez que je me résigne avec la dignité que comporte un pareil projet.

— Oui ; mais dois-je en conclure que vous ne croyez pas plus au bonheur comme récompense du devoir accompli que vous ne croyez aux promesses d’une autre vie ?

— Ma chère enfant, dit Frumence en se levant comme pour rompre la conversation, je crois au devoir et au bonheur en cette vie, parce que l’un est, sinon la récompense, du moins la conséquence nécessaire de l’autre. Avec la conscience d’avoir saintement aimé une femme, j’ai la certitude que je me trouverai satisfait de moi-même, si j’ai pu le lui prouver ; mais, si des circonstances fatales m’obligent à passer à côté de ce bonheur sans l’avoir saisi, j’aurai encore cette consolation de pouvoir me dire qu’à toutes les heures de ma vie j’ai su me rendre digne d’y prétendre, et que j’emporterai l’estime d’une amie dans ma tombe. Avec ces idées-là, on ne se nourrit ni de tourments ni de chimères ; on accomplit sa tâche de dévouement tant qu’elle doit durer, et, si elle est inutile, on meurt en paix : ce n’est la faute de personne !

Frumence pariait ainsi debout, une main posée à plat sur la table, l’autre sur sa poitrine, sans affectation, mais avec une sorte de loyale solennité. Il me parut transfiguré. Je ne l’avais jamais vu ainsi ; son visage et son attitude étaient magnifiques, et ses yeux brillaient comme deux diamants noirs ruisselants de soleil.

Je fus émue et frappée de son aspect comme d’une révélation, et je ne sus rien répliquer ; j’avais voulu lui arracher son secret, un secret de patience et de ténacité où j’entrevoyais, au-dessus des forces du stoïque, une flamme mystérieuse plus belle encore que la philosophie. L’amour, ce fantôme aperçu et repoussé, passait devant mes yeux, et m’inspirait je ne sais quel respect mêlé d’effroi, peut-être de regret !