Calmann Lévy (1p. 153-159).



XXIII


Il fallait donc me résigner à promener miss Agar, sauf à la voir s’endormir en marchant. Elle avait la prétention d’être intrépide et d’avoir gravi à pied toutes les montagnes de la Suisse et de l’Italie avec les jeunes ladies dont elle avait fait l’éducation ; mais apparemment elle avait eu dans ce temps-là plus de force et de courage, ou, de guerre lasse, elle avait suivi, pour cela comme pour tout le reste, les routes battues, car elle n’aimait pas du tout nos sentiers à pic et nos précipices, j’avais la méchanceté de la conduire aux endroits les plus accidentés, par les chemins les plus âpres, et, comme elle ne voulait pas avoir le démenti de son pied alpestre, elle me suivait, rouge comme une betterave et le nez tout en sueur. Quand nous étions au but, elle s’asseyait, sous prétexte de s’imprégner de la beauté du paysage et elle ouvrait son portefeuille à forte odeur de cuir anglais, pour dessiner le site à sa manière ; mais, tout en dessinant, elle me parlait du pic du Midi dans les Pyrénées, du mont Blanc ou du Vésuve, et, ses souvenirs l’empêchant de voir et de comprendre ce qu’elle avait devant les yeux, elle en revenait à ses roches émoussées, à ses arbres aigus, et à ses arcades de fantaisie pour servir de repoussoir. Peu à peu, tout en feignant de dessiner aussi, je m’éloignais d’elle, je m’enfonçais seule dans les ravins, allant à la découverte des choses inexplorées, ou me cachant derrière un bloc de rocher dans quelque recoin perdu, pour regarder la nature à ma guise, ou rêver à ma fantaisie. Elle s’inquiétait fort peu de mes fugues, et, au bout d’une heure ou deux, je la retrouvais assoupie de fatigue dans une pose disgracieuse, ou remettant à la hâte dans son sac un roman qu’elle lisait en cachette. J’eus la curiosité de savoir ce qu’elle lisait, et, une fois ou deux, en m’approchant avec précaution, je pus en lire quelques pages par-dessus son épaule. Un peu de tentation pour le fruit défendu, un peu d’espièglerie aussi me décidèrent à entrer furtivement dans sa chambre et à y prendre un des volumes qu’elle avait lus, pendant qu’elle emportait, mystérieusement aussi, le volume suivant à la promenade. Je cachais le mien dans mon panier, et, dès qu’elle commençait son dessin, je m’esquivais, certaine qu’elle allait bientôt lire. C’est à quoi elle ne manquait pas, et nous avons dévoré ainsi en cachette l’une de l’autre, séparées par un buisson ou une ravine, une prodigieuse quantité de romans.

Ces romans à la couverture crasseuse et aux marges maculées, mademoiselle Agar se les procurait en les louant aux libraires de Toulon par l’intermédiaire de madame Capeforte, avec qui elle était en bons termes, et qui voulait toujours être agréable à tout le monde. Ce n’étaient pas de mauvais livres à coup sûr, mais c’étaient de bien mauvais romans ; des histoires de sentiments contrariés, presque toujours des amants séparés par des aventures de brigands, ou par des préjugés de famille implacables. Cela se passait presque toujours en Italie ou en Espagne. Les héros s’appelaient presque toujours don Ramire ou Lorenzo. Il y avait partout des clairs de lune magnifiques pour lire des lettres mystérieuses, des romances chantées sous le balcon du manoir, des rochers affreux pour abriter de vertueux solitaires dévorés de remords, des fontaines murmurantes pour recevoir des flots de larmes. Il y avait aussi une consommation exorbitante de poignards, d’héroïnes enlevées et cachées dans des couvents introuvables, de lettres toujours surprises par des traîtres toujours apostés, de reconnaissances inattendues entre la fille et le père, le frère et la sœur, d’amis vertueux, méconnus et justifiés, de jalousies noires et de poisons terribles dont un vieux moine compatissant connaissait toujours l’antidote. La voix du sang jouait toujours un rôle providentiel et amenait des révélations infaillibles dans ces intrigues savantes, percées à jour dès les premières pages. Certes il y a de bons romans, que Frumence n’eût pas craint de mettre entre mes mains un peu plus tard ; mais sans doute miss Agar les savait par cœur, et il fallait à son cerveau émoussé ces excitations vulgaires, comme il faut de grossiers condiments aux appétits blasés.

Cette mauvaise nourriture me fit l’effet du fruit vert, auquel tous les enfants sont portés de préférence. Je dévorai ces romans, tout en les jugeant défectueux de style et remplis de situations invraisemblables. Littérairement parlant, ils furent pour moi très-inoffensifs. Leur moralité était irréprochable ; le seul mal qu’ils me firent fut de m’habituer à aimer les choses hors nature, et, dans le bien comme dans le mal, c’est là un penchant nuisible. Je rêvai des vertus sublimes d’une facilité extrême, des courages héroïques toujours avides d’action, toujours dédaigneux de prudence, des candeurs victorieuses de tous les périls, des désintéressements aveugles, et, pour conclure, je fis de moi-même en imagination l’héroïne la plus accomplie que mes auteurs eussent pu inventer. Ceci me ramenait aux instincts romanesques de mon enfance que les légendes miraculeuses de Denise avaient développés, que Jennie, plus sage et plus pure, avait su diriger sans les éteindre, et que la nonchalance de miss Agar laissait follement s’égarer.

Un autre mauvais effet de ces lectures fut de me dégoûter des choses sérieuses. Je ne fis donc aucun réel progrès intellectuel avec mon Anglaise, et, à l’âge où l’enfant devient une jeune fille, au lieu d’être fortifiée par des aliments solides, mon âme ne fut préservée du trouble que par l’ignorance.

C’est dans cette situation morale que Marius me retrouva, lorsqu’au bout d’un an d’absence il revint nous voir. Il avait été envoyé à Marseille après quelques légères escapades à Toulon, et désormais on était fort content de lui. Il avait beaucoup grandi, et je le trouvai enlaidi par un rudiment de favoris blonds dont il était très-fier, et dont pour rien au monde il n’eût fait le sacrifice. Il devenait un jeune homme par la barbe et presque un homme par la prévoyance ; mais c’était la prévoyance d’un égoïste qui compte sur les autres et ne sent pas le désir de travailler pour lui-même. Quand je l’interrogeai, il me répondit qu’il s’ennuyait tout autant à Marseille que chez nous, mais qu’il s’était résigné à mener une conduite exemplaire pour ne pas s’exposer à l’humiliation des semonces. Bien que M. de Malaval fût très-paternel avec lui, il le dédaignait comme un patron ridicule et pédant. Il ne traitait pas mieux ses nouvelles connaissances que les anciennes, et son esprit était plus que jamais porté au dénigrement.

On pense bien que Marius, avec ce ton dégagé, ne me tourna pas la tête. Dans les nombreux romans que j’avais déjà lus, aucun Lorenzo ne m’était apparu sous la figure froide et railleuse de mon cousin. Ils étaient tous ardents et enthousiastes, ces sensibles personnages ; ils mouraient d’amour pour leur belle, ils passaient dix ans à la chercher par terre et par mer lorsque de barbares destins les en avaient séparés. Ils vivaient de larmes, d’eau claire et de romances. Un tel amour eût flatté mon petit orgueil et allumé en moi la flamme des dévouements les plus chevaleresques. Marius, plus positif et plus indifférent que jamais, me fit l’effet de devoir rester éternellement le petit garçon frivole et taquin avec qui j’avais été élevée, et je me gardai bien de lui confier mes rêves de jeune fille.

Il ne me fut pas difficile de les lui cacher. Il s’occupa de son cheval beaucoup plus que de moi. Il fit des lazzi assez drôles sur les cheveux jaunâtres et les robes bariolées de miss Agar. Il fut convenable avec Jennie et oublia de demander des nouvelles de Frumence. Il rendit visite à madame Capeforte et se moqua d’elle amplement au retour ; enfin il me quitta en me souhaitant de grandir, car je menaçais de n’être jamais rien de mieux qu’une nabote.