La Confession d’un enfant du siècle de M. Alfred de Musset


LA CONFESSION

D’UN
ENFANT DU SIÈCLE,
PAR M. ALFRED DE MUSSET.[1]

De tous les jeunes poètes qui sont en train de croître, de s’améliorer avec éclat, de se débarrasser avec franchise de l’accoutrement quelque peu bizarre ou scandaleux des débuts, il n’en est aucun de qui on ait droit de plus attendre que de M. Alfred de Musset. Depuis trois ans qu’il nous a donné la première partie de son Spectacle dans un Fauteuil, de nombreux et vifs témoignages nous l’ont montré toujours en progrès, toujours en action sur lui-même. Son joli essai de fantaisie dramatique, À quoi rêvent les Jeunes Filles, s’est continué et diversifié heureusement dans les Caprices de Marianne, dans On ne badine pas avec l’Amour, dans la Quenouille de Barberine, et tout récemment dans le Chandelier. Le Comme il vous plaira de Shakspeare, cueilli au tronc de ce grand chêne, est devenu, aux mains de M. de Musset, la tige gracieuse et féconde de tout un petit genre de proverbes dramatiques, mêlés d’observation et de folie, de mélancolie et de sourire, d’imagination et d’humeur ; nous avons eu par lui un aimable essaim de jeunes sœurs françaises de Rosalinde. Dans les tentatives plus fortes qu’il a faites, comme André del Sarto et Lorenzaccio, M. de Musset a moins réussi que dans ces courtes et spirituelles esquisses, si brillantes, si vivement enlevées, dont les hasards et le décousu même conviennent de prime-abord aux caprices, et, en quelque sorte, aux brisures de son talent. Mais jusque dans ces ouvrages de moindre réussite, on pouvait admirer la sève, bien des jets d’une superbe vigueur, de riches promesses, et dire enfin comme, dans son Lorenzaccio, Valori dit au jeune peintre Tebaldeo : « Sans compliment, cela est beau ; non pas du premier mérite, il est vrai : pourquoi flatterai-je un homme qui ne se flatte pas lui-même ? Mais votre barbe n’est pas poussée, jeune homme. » M. de Musset avait aussi le mérite de ne pas trop se flatter ; le ton sincèrement modeste de ses dernières préfaces contrastait d’une manière frappante avec la façon cavalière et presque arrogante de ses débuts, et cette modestie si rare, qui accueillait la critique, s’accordait bien avec le dégagement de moins en moins contestable de son talent. Quelques lettres éloquentes d’un Voyageur, lettres signées d’un nom qui a le pouvoir déjà de répandre de la célébrité sur tout ce qui s’y associe, avaient ajouté à l’intérêt qui s’attache naturellement aux productions de M. de Musset. De beaux vers, la Nuit de Mai, où la plainte est comme étouffée, la Nuit de Décembre, où elle éclate, et de laquelle je ne voudrais retrancher que le dernier paragraphe (Ami, je suis la Solitude), avaient entretenu cet intérêt à la fois littéraire et romanesque, que la Confession d’un Enfant du Siècle, fort vivement attendue, semble devoir combler.

Le sujet de cette confession est celui-ci : Un jeune homme qui a dix-neuf ans au commencement du récit et vingt et un ans à la fin, Octave, né vers 1810, de cette génération venue trop tard pour l’empire, trop tard (malgré sa précocité) pour la restauration, et qui achève, en ce moment, son apprentissage dans le conflit de toutes les idées et sur les débris de toutes les croyances, Octave est amoureux ; il l’est avec naïveté, confiance, adoration, et jusque-là, il ressemble aux amoureux de tous les temps ; mais au plus beau de son rêve, un soir à souper, étant en face de sa maîtresse, sa fourchette tombe par hasard, il se baisse pour la ramasser, et voit… quoi ? le pied de sa maîtresse qui s’appuie sur le pied de son ami intime. Le réveil est affreux et soudain : Octave prend à l’instant même la maladie du siècle, comme on prenait autrefois la petite vérole après un brusque saisissement. Il quitte sa maîtresse, se bat avec son ami et est blessé ; guéri, il se jette dans la débauche, dans l’orgie, jusqu’à ce que la mort de son père l’en tire. Confiné alors aux champs, il y voit une personne simple, douce, plus âgée que lui, mais belle encore, un peu dévote, assez mystérieuse, Mme Pierson ; il en vient à l’aimer, à être aimé d’elle ; ici mille détails simples, enchanteurs, des promenades dans les bois, avec chasteté, puis avec ivresse. On le croirait guéri, heureux, fixé. Mais la vieille plaie du libertin se rouvre, elle saigne au sein de ce bonheur et le corrompt. La manière bizarre, capricieuse, cruelle, dont il défait à plaisir son illusion et la félicité de son amie, est admirablement décrite ; cela sent son amère réalité. Après bien des scènes pénibles, lorsqu’une réconciliation semble à jamais scellée, lorsque Brigitte Pierson consent à tout oublier, à tout fuir du passé, à voyager bien loin et pour long-temps avec lui, survient un tiers jusque-là inaperçu, l’honnête Smith qui aime involontairement Brigitte et se fait aimer d’elle. Octave s’en aperçoit, les interroge, découvre la souffrance de Brigitte, reconnaît que tant de coups qu’il lui a portés ont tué en elle cet amour où elle ne voit plus qu’un devoir. Il hésite, il est près de la frapper d’un poignard, mais le bon sentiment triomphe. Il se retire, il s’efface avec abnégation, il se rabat à une amitié sacrée. Smith et Brigitte partent ensemble en chaise de poste pour l’Italie. Cette conclusion, on le voit, nous ramène à une situation dont les Lettres d’un Voyageur nous avaient déjà donné l’idée.

Y a-t-il dans ce livre un dessin, une composition ? y a-t-il une intention morale et un but ? On ne peut méconnaître, dès le premier chapitre, que l’auteur n’ait voulu faire sortir de sa confession une moralité utile et sévère. Il a voulu, ce semble, montrer la plaie hideuse, profonde, long-temps incurable, que laissent au fond du cœur, et sous l’apparence de guérison, la débauche et la connaissance affreuse qu’elle donne de toute chose, et les instincts insatiables et dépravés qu’elle inocule. D’autres ont essayé de peindre tous les maux affaiblissans et le relâchement de la volonté, produits par un abandon tortueux et secret : lui, il s’est attaché à peindre le mal orgueilleux, ambitieux, d’une curiosité insatiable, impie, le mal du Don Juan renouvelé : « Il y a, dit-il, de l’assassinat dans le coin des bornes et dans l’attente de la nuit, au lieu que dans le coureur des orgies bruyantes on croirait presque à un guerrier : c’est quelque chose qui sent le combat, une apparence de lutte superbe : « Tout le monde le fait, et s’en cache ; fais-le, et ne t’en cache pas. » Ainsi parle l’orgueil, et une fois cette cuirasse endossée, voilà le soleil qui y reluit. » Trois endroits, sans parler de celui auquel cette citation appartient, expriment et ramènent à merveille le sujet, le but du livre, qui disparaît et s’évanouit presque dans une trop grande partie du récit. Ce sont, le discours nocturne de Desgenais à son ami, la réponse éloquente d’Octave à quelques mois de là, et, au second volume, certaines pages sur la curiosité furieuse, dépravée, de certains hommes pour ces hideuses vérités qui ressemblent à des noyés livides. Ces trois endroits, d’une effrayante vigueur, accusent dans l’écrivain de vingt-six ans une observation désespérément profonde ; malgré la crudité de l’exposition, les aveux y sont si réels et si sérieux que je n’y blâmerai pas le cynisme, comme en d’autres passages où l’auteur ne l’a pas évité. Il y est tombé tout d’abord, ce me semble, dans ce premier chapitre, où le technique des expressions chirurgicales repousse et trompe même le lecteur : le reste de l’ouvrage, en effet, ne répond pas exactement à cette préface. Si l’auteur avait écrit le premier chapitre (comme il convient aux préfaces) en dernier lieu et après son livre achevé, nul doute qu’il ne l’eût écrit tout différemment. L’auteur, en avançant dans son récit, a fait maintes fois autre chose que ce qu’il avait projeté d’abord ; la débauche y tient moins de place que dans le projet primitif, j’imagine. Le second volume, particulièrement, en est tout-à-fait purgé. Mais ceci tient à un défaut de composition et à quelque chose de successif dans la manière de faire de M. de Musset, sur quoi je reviendrai.

Pour en finir avec mon premier reproche, je regrette de trouver en un certain nombre d’endroits, surtout du premier volume, les noms de Providence, de Dieu, d’ange, etc., inconsidérément mêlés à des images que le panthéisme de l’antique et monstrueux Orient y a seul osé associer. À la page 152 du premier volume, pourquoi cette phrase qui doit choquer même l’incrédule, au moins comme une grave inconvenance ? D’où vient cette soif dévorante de métaphores qui ne s’arrête pas au calice sacré ? M. de Musset a l’imagination si naturellement riche et pleine de fleurs, qu’il est plus impardonnable qu’un autre dans ces excès.

Là où M. de Musset excelle, et là où nous le retrouvons avec tout son charme et son avantage, c’est dans le récit légèrement dramatique, coupé avec art, svelte d’allure, brillant de couleurs et animé de passion. La troisième partie de la Confession, qui contient les amours naissantes et les premiers épanchemens d’Octave et de Mme Pierson, est d’une fraîcheur d’adolescence, d’une grace délicate et amoureuse, qui montre à nu toutes les ressources du jeune talent de M. de Musset, et combien il lui sied d’ensevelir une certaine expérience corrompue. Ce quart de la Confession, qui commence à l’arrivée d’Octave à la campagne, aussitôt après la mort de son père, et qui se termine dans un hymne de volupté et d’amour, à l’instant de la possession, compose un épisode distinct qui, si on l’imprimait séparément, si on l’isolait des autres parties bien profondes parfois, mais souvent gâtées, aurait son rang à côté des idylles amoureuses les plus choisies, de celles même dont Daphnis et Chloé nous offre l’antique modèle. Ici, rien ne choque ; tout ce qui sortait du domaine de l’art littéraire, pour entrer, à proprement parler, dans le domaine de l’art médical, a disparu ; nulle altération organique maladive, nulle odeur impure : « Bientôt, dit Octave, je fus connu des pauvres ; le dirai-je ? oui je le dirai hardiment : là où le cœur est bon, la douleur est saine. » Un jour, s’il vient à parler trop gravement à Mme Pierson de son expérience prématurée, elle l’interrompt, et comme ils étaient au sommet d’une petite colline qui descend dans la vallée, cette femme aimable l’entraîne ; ils se mettent à courir jusqu’au bas de la pente, sans se quitter le bras : « Voyez, dit-elle alors, j’étais fatiguée tout-à-l’heure, maintenant je ne le suis plus. Et voulez-vous m’en croire ? ajouta-t-elle d’un ton charmant, traitez un peu votre expérience comme je traite ma fatigue ; nous avons fait une bonne course, et nous souperons de meilleur appétit. » M. de Musset se donne ici à lui-même les indications attrayantes et sensées suivant lesquelles il aurait pu, selon moi, mener à bien son livre et guérir véritablement son héros.

Mme Pierson, durant toute cette première situation attachante, est une personne à part, à la fois campagnarde et dame, qui a été rosière et qui sait le piano, un peu sœur de charité et dévote, un peu sensible et tendre autant que Mme de Liron ou que Caliste : « Elle était allée l’hiver à Paris ; de temps en temps elle effleurait le monde ; ce qu’elle en voyait servait de thème, et le reste était deviné. » Ou encore « Je ne sais quoi vous disait que la douce sérénité de son front n’était pas venue de ce monde, mais qu’elle a l’avait reçue de Dieu et qu’elle la lui rapporterait fidèlement, malgré les hommes, sans en rien perdre ; et il y avait des momens où l’on se rappelait la ménagère qui, lorsque le vent souffle, met la main devant son flambeau[2]. »

Pour bien apprécier et connaître cette charmante Mme Pierson, il faudrait, après avoir lu la veille les deux premières parties de la Confession, s’arrêter là exactement, et le lendemain matin, au réveil, commencer à la troisième partie, et s’y arrêter juste sans entamer la quatrième. On aurait ainsi une image bien nuancée et distincte dans sa fraîche légèreté. Plus tard, il y a un moment où tout d’un coup, à propos d’une promenade nocturne, nous découvrons que Mme Pierson, pour ces longues courses, prend une blouse bleue et des habits d’homme. Le trait est jeté au passage, comme négligemment ; mais l’œil délicat le relève, et toute illusion a disparu. Car l’auteur a beau dissimuler et ne faire semblant de rien ; la nouvelle Mme Pierson, fort charmante à son tour, n’est plus la même que la première ; celle qui a la blouse bleue n’est plus celle qui, un peu dévote et très charitable, parcourait à toute heure, en voile blanc, ces campagnes qui l’avaient vu couronner rosière. Il y a eu là une substitution subtile, qui rentre dans le défaut de continuité dont j’ai parlé ; le cœur ému du lecteur ne s’y prête pas.

La résistance de Mme Pierson, la tristesse résignée d’Octave, les sons de la voix aimée qui n’éveillent plus en lui ces transports de joie pareils à des sanglots pleins d’espérance, sa pâleur, qui réveille au contraire en elle cet instinct compatissant de sœur de charité ; puis, au premier baiser, l’évanouissement, suivi d’un si bel effroi, cette chère maîtresse éplorée, les mains irritées et tremblantes, les joues couvertes de rougeur et toutes brillantes de pourpre et de perles ; ce sont là des traits de naturelle peinture qui permettraient sans doute de trouver en cet épisode la matière d’une comparaison, souvent heureuse, avec Manon Lescaut ou Adolphe, si une idée simple et un goût harmonieux avaient ici ménagé l’ensemble, comme dans ces deux chefs-d’œuvre. L’avant-dernier chapitre de cette troisième partie, si j’étais joaillier, etc., est d’une exquise et irréprochable volupté ; le dernier a quelques mots mystiques que je voudrais retrancher ; on peut le comparer à un chapitre d’Adolphe, qui est aussi tout en exclamations passionnées, et à d’enivrantes pages d’Oberman. Cette fin replonge et retrempe l’ame dans les plus fraîches émotions de la jeunesse ; vous avez senti par une tiède brise de mai la première bouffée de lilas.

Je me figure que si le livre de M. de Musset s’arrêtait à cet endroit, si sa Confession expirait, en quelque sorte, en s’exhalant dans cet hymne triomphal et tendre, il aurait bien plus fait pour le but qu’il semble s’être proposé que par tout ce qu’il a mis ensuite. Que peut-il vouloir en effet ? faire toucher du doigt à d’autres jeunes gens la plaie du libertinage, leur en indiquer aussi la guérison. Or, à vingt et un ans, l’austérité d’une fin purement religieuse étant écartée, il n’y a de guérison à ce vice que dans l’amour. Si l’amour appelé vertueux, l’amour dans l’ordre et le mariage lui paraissait peu favorable à son cadre de roman, s’il voulait l’amour libre et sans engagemens consacrés, eh ! bien, c’était une conclusion encore satisfaisante et noble, encore digne d’être proposée de nos jours, non-seulement sans scandale, mais même avec fruit, au commun de la jeunesse ; du moins l’art, moins scrupuleux que la morale exacte, y trouvait un but idéal, une terminaison harmonieuse. Qu’a-t-il fait au contraire ? il nous a montré, à partir de là, son héros défaisant à plaisir cet amour, par des jalousies, des soupçons, de bizarres inquiétudes, des procédés violens ; il a dit : Voilà ce que c’est que d’avoir été débauché ; celui qui été débauché gâte, souille par ses souvenirs, même l’amour pur. La manière dont Octave effeuille dans l’ame de Brigitte et dans la sienne cette fleur tout-à-l’heure si belle, son art cruel d’en offenser chaque tendre racine, est à merveille exprimé. Mais si la façon particulière appartient à Octave, cette défaite successive de l’amour, après le triomphe enivrant, n’est-elle pas à peu près l’histoire de tous les cœurs ? Adolphe n’a-t-il pas été écrit pour représenter en détail cette pénible situation ? Faut-il avoir été libertin, pour se lasser après avoir aimé, après avoir possédé ? Et n’y a-t-il pas, au contraire, des exemples de jeunes cœurs, qui après une première corruption non invétérée, se sont sauvés et rachetés par l’amour ? L’exemple d’Octave me semble donc un cas particulier qui ne fait pas loi, et ce qu’il a de plus général dans la dernière partie, ne se rattache pas à ce qu’Octave été libertin, mais à ce qu’il est homme, impatient, excessif, se lassant vite, triste et ennuyé dans le plaisir, habile à exprimer l’amertume du sein des délices : or, cela était vrai du temps de Lucrèce, du temps d’Hippocrate, comme du temps d’Adolphe et du nôtre.

Dans les dernières scènes entre Octave et Brigitte, après l’arrivée à Paris ; dans ce conflit pénible, fatigué, tantôt sourd et tantôt convulsif, d’une jalousie fantasque et d’un amour épuisé, j’ai été frappé d’un inconvénient. Ces pages sont vraies en ce sens qu’elles rendent des scènes qui ont pu se passer entre deux personnages pareils, et qu’elles trahissent la confusion des pensées qui ont pu s’agiter dans leur cerveau. Mais l’art qui choisit, qui dispose, qui cherche un sommet et un fondement à ce qu’il retrace, avait-il affaire de s’engager dans cette région variable d’accidens et de caprices, où rien n’aboutit ? Avec des êtres arrivés à un certain degré d’expérience, de versatilité, de sophisme à la fois et d’imagination dans la passion, on est sur les sables mouvans. Il n’y a pas plus de raison pour qu’un résultat sorte plutôt que l’autre, pas de base où asseoir un intérêt moral, une conclusion à l’usage de tous. Pourquoi Octave ne poignarde-t-il pas Brigitte ? Pourquoi le petit crucifix d’ébène aperçu l’arrête-t-il au moment de frapper ? Accident, pur accident ! Le vent souffle d’un côté ou de l’autre ; le tourbillon de sable mouvant se met à courir dans ce sens, il aurait couru tout aussi aisément dans le sens contraire. Je le répète, on est dans la région des phénomènes, où l’art, cet ennemi de tout chaos, ne doit pas rester. On n’est pas en face d’une peinture, mais d’un mirage. Qu’a donc de commun le développement, l’analyse morale d’une passion, d’une situation, avec ce quelque chose de fatigué et d’exalté, de factice et de physique ? « Tu ne t’entends pas trop mal, se dit Octave à lui-même en se rendant justice, à exalter une pauvre tête, et tu pérores assez chaudement dans tes délires amoureux. » Le dernier chapitre, ce dîner en tête-à-tête de Brigitte et d’Octave aux Frères Provençaux, a du charme. La résolution d’Octave part d’un noble cœur, il s’immole, il renonce à Brigitte, il l’accorde à Smith, et malgré l’étrangeté du procédé, on n’y sent pas le manque de délicatesse. Mais pour qu’on pût jouir un peu de cette situation nouvelle et plus reposée, pour qu’on y crût et qu’elle fût définitive aux yeux du lecteur, il faudrait des garanties dans ce qui précède. C’est le lendemain même des fantaisies d’Octave, que ce charmant dîner a lieu, et que le départ de Smith et de Brigitte pour l’Italie se décide. Qui nous répond que, l’autre lendemain, tout ne sera pas bouleversé encore, qu’Octave ne prendra pas des chevaux pour courir après les deux amans fiancés par lui, que Brigitte elle-même ne raccourra pas à Octave ? Il est clair qu’on ne laisse aucun des personnages ayant pied sur un sol stable ; on n’a, en fermant le livre, la clé finale de la destinée d’aucun. C’est un défaut essentiel dans toute œuvre d’art. J’insiste sur cet article de la contexture, parce que les trois quarts des gens jugent un livre d’après une page, sur une beauté ou un défaut, sur une impression isolée, et non par une idée recueillie de l’ensemble. Les très jeunes gens surtout n’y regardent pas si long-temps, et sans marchander sur leurs impressions, comme les taureaux ardens qui n’aperçoivent que le voile de pourpre, ils s’y précipitent. Or, voir une chose en se souvenant d’une autre, soutenir, au sein de sa pensée, des rapports multiples et presque contraires en les dominant, c’est l’opposé du taureau ardent, c’est le propre du jugement humain par excellence ; et dans l’exécution des œuvres, c’est la gloire de l’art. M. de Musset, qui a tant de couleur et de fraîcheur dans l’imagination, tant de nerf dans le trait, tant de mordantes observations amassées, doit désormais viser à la composition d’un ensemble. La Confession montre qu’il aurait l’haleine ; mais il ne s’y est pas assez donné le temps de la confection.

Si j’ai dit et redit de tant de manières le défaut qui me semble fondamental, j’ai trop peu loué le charme fréquent, la grace, le pittoresque ou la profondeur des détails. M. de Musset est, de nos jeunes auteurs modernes, celui duquel on tracerait peut-être le plus grand nombre de vives et saillantes épigraphes, c’est-à-dire de pensées concises, colorées et comme inscrites sur un caillou blanc. À ne prendre que les observations et maximes morales qui abondent dans ce livre, on ferait un petit recueil de pensées isolées, sans transition, un chapitre à la façon de La Rochefoucauld, qui classerait ce romancier de vingt-six ans parmi les moralistes les plus scrutateurs.

Le style de M. de Musset dans la Confession, est, comme en général, vif, net, court, transparent ; le tour aisé et concis, surtout dans les récits du second volume, se ressent de la prédilection que l’auteur affiche pour Candide et Manon Lescaut. Bien des paillettes pourtant, placées çà et là, annoncent le cousinage de Crébillon fils, de même que des métaphores un peu franches, qui se dressent tout à coup, attestent le culte enflammé du grand Shakespeare. L’auteur, dont la plume devient plus sûre de jour en jour, a quelque chose à faire pour l’entière harmonie de tous ces élémens divers, et volontiers disparates. S’il n’a nulle part atteint à une élévation plus soutenue et plus énergique que dans le discours de Desgenais, il n’a nulle part non plus faussé sa manière plus évidemment que dans le chap. ii de la première partie, où l’histoire et la métaphysique se déguisent sous un incroyable abus de métaphores. L’auteur en commençant, et n’étant pas encore sûr de son effet, a voulu faire, on le sent, un déploiement inaccoutumé ; plus tard, à mesure qu’il avançait, sentant que les vraies beautés ne lui manquaient pas, il a osé être simple. J’ai noté, dans ce chapitre ii, page 8, une phrase sur Napoléon, sur son arc, sur la fibre humaine qui en est la corde, et sur les flèches que lance ce Nemrod, et qui vont tomber je ne sais où : une pareille phrase, si on la lisait dans la traduction du Titan de Jean-Paul, ferait dire : « Cela doit être beau dans l’original, » et ce demi-éloge de la pensée serait, à mes yeux, la plus sensible critique du style et de l’expression.

Avant de laisser le brillant et nouveau témoignage de force et de talent donné par M. de Musset, aux limites et presque en dehors de la critique littéraire sur laquelle nous avons trop insisté peut-être, que l’auteur, que l’ami nous permette un vœu encore. La confession de l’enfant est faite ; l’endroit malade est retranché, Octave l’a dit, je le crois ; il le faut. L’auteur de l’épisode de Mme Pierson (je m’obstine à isoler et à appeler ainsi la troisième partie), est guéri enfin. Quand il parlera donc de son mal désormais, que ce soit de loin, sans les crudités qui sentent leur objet, que ce soit en homme tout-à-fait guéri. Laissons au fond des eaux ou du moins n’étalons pas le noyé livide ; la nature épure et blanchit les ossemens. Une expérience secrète qu’on ménage, qu’on dissimule parfois, est plus profonde et plus vraie encore : quand elle s’échappe à distance, par momens, elle impose davantage, et elle se fait croire. À cet âge de sève restante et de jeunesse retrouvée, ce serait puissance et génie de la savoir à propos ensevelir, et d’imiter, Poète, la nature tant aimée, qui recommence ses printemps sur des ruines et qui revêt chaque année les tombeaux.


Sainte-Beuve.
  1. Félix Bonnaire, 10, rue des Beaux-Arts ; Victor Magen, 21, quai des Augustins.
  2. Comme une lampe d’or dont une vierge sainte
    Protége avec la main, en traversant l’enceinte,
    La tremblante clarté.

    (Lamartine)

    C’est la différence dans une même image de la poésie lyrique au roman réel.