La Confession d’un enfant du siècle (1840)/Troisième partie


TROISIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER Mon père demeurait à la campagne, à quelque distance de Paris. Lorsque j’arrivai, je trouvai le médecin sur la porte, qui me dit : « Vous venez trop tard ; votre père aurait voulu vous voir une dernière fois. » J’entrai et vis mon père mort. « Monsieur, dis-je au médecin, faites, je vous prie, que tout le monde se retire et qu’on me laisse seul ici ; mon père avait quelque chose à me dire et il me le dira. » Sur mon ordre les domestiques s’en allèrent ; je m’approchai alors du lit et soulevai doucement le linceul qui couvrait déjà le visage. Mais dès que j’y eus jeté les yeux, je me précipitai pour l’embrasser et perdis connaissance. Quand je revins à moi, j’entendis qu’on disait : « S’il le demande, refusez-le, sur quelque prétexte que ce soit. » Je compris qu’on voulait m’éloigner du lit de mort et feignis de n’avoir rien entendu. Comme on me vit tranquille, on me laissa. J’attendis que tout le monde fût couché dans la maison, et, prenant un flambeau, je me rendis chez mon père. J’y trouvai un jeune ecclésiastique, seul, assis près du lit. « Monsieur, lui dis-je, disputer à un orphelin la dernière veillée à côté de son père, c’est une entreprise hardie ; j’ignore ce qu’on a pu vous en dire. Restez dans la chambre voisine ; s’il y a quelque mal, je le prends sur moi. » Il se retira. Un seul flambeau, posé sur une table, éclairait le lit ; je m’assis à la place de l’ecclésiastique, et découvris encore une fois ces traits que je ne devais jamais revoir. « Que vouliez-vous me dire, mon père ? lui demandai-je ; quelle a été votre dernière pensée en cherchant des yeux votre enfant ? » Mon père écrivait un journal où il avait l’habitude de consigner tout ce qu’il faisait jour par jour. Ce journal était sur la table, et je vis qu’il était ouvert ; je m’en approchai et m’agenouillai ; sur la page ouverte étaient ces deux seuls mots : « Adieu, mon fils ; je t’aime et je meurs. » Je ne versai pas une larme, pas un sanglot ne sortit de mes lèvres ; ma gorge se serra, et ma bouche était comme scellée ; je regardai mon père sans bouger. Il connaissait ma vie, et mes désordres lui avaient donné plus d’une fois des motifs de plainte ou de réprimande. Je ne le voyais guère qu’il ne me parlât de mon avenir, de ma jeunesse et de mes folies. Ses conseils m’avaient souvent arraché à ma mauvaise destinée, et ils étaient d’une grande force, car sa vie avait été, d’un bout à l’autre, un modèle de vertu, de calme et de bonté. Je m’attendais qu’avant de mourir il avait souhaité de me voir pour tenter une fois encore de me détourner de la voie où j’étais engagé ; mais la mort était venue trop vite ; il avait tout à coup senti qu’il n’avait plus qu’un mot à dire, et il avait dit qu’il m’aimait. CHAPITRE II Une petite grille de bois entourait la tombe de mon père. Selon sa volonté expresse, manifestée depuis longtemps, il avait été enterré dans le cimetière du village. Tous les jours j’y allais, et je passais une partie de la journée sur un petit banc placé dans l’intérieur du tombeau. Le reste du temps je vivais seul, dans la maison même où il était mort, et je n’avais avec moi qu’un seul domestique. Quelque douleur que puissent causer les passions, il ne faut pas comparer les chagrins de la vie avec ceux de la mort. La première chose que j’avais sentie en m’asseyant auprès du lit de mon père, c’est que j’étais un enfant sans raison, qui ne savait rien et ne connaissait rien ; je puis dire même que mon cœur ressentit de sa mort une douleur physique, et je me courbais quelquefois en tordant mes mains comme un apprenti qui s’éveille. Pendant les premiers mois que je demeurai à cette campagne, il ne me vint à l’esprit de songer ni au passé ni à l’avenir. Il ne me semblait pas que ce fût moi qui eusse vécu jusqu’alors ; ce que j’éprouvais n’était pas du désespoir et ne ressemblait en rien à ces douleurs furieuses que j’avais senties. Ce n’était que de la langueur dans toutes mes actions, comme une fatigue et une indifférence de tout, mais avec une amertume poignante qui me rongeait intérieurement. Je tenais toute la journée un livre à la main ; mais je ne lisais guère, ou, pour mieux dire, pas du tout, et je ne sais à quoi je rêvais. Je n’avais point de pensées ; tout en moi était silence ; j’avais reçu un coup si violent, et en même temps si prolongé, que j’en étais resté comme un être purement passif, et rien en moi ne réagissait. Mon domestique, qui s’appelait Larive, avait été très attaché à mon père ; c’était peut-être, après mon père lui-même, le meilleur homme que j’aie jamais connu. Il était de la même taille et portait ses habits, que mon père lui donnait, n’ayant point de livrée. Il avait à peu près le même âge, c’est-à-dire que ses cheveux grisonnaient, et depuis vingt ans qu’il n’avait pas quitté mon père, il en avait pris quelque chose de ses manières habituelles. Tandis que je me promenais dans la chambre, après dîner, allant et venant de long en large, je l’entendais qui en faisait autant que moi dans l’antichambre ; quoique la porte fût ouverte, il n’entrait jamais et nous ne nous disions pas un mot ; mais de temps en temps nous nous regardions pleurer. Les soirées se passaient ainsi, et le soleil était couché depuis longtemps lorsque je pensais à demander de la lumière, ou lui à m’en apporter. Tout était resté dans la maison dans le même ordre qu’auparavant, et nous n’y avions pas dérangé un morceau de papier. Le grand fauteuil de cuir dans lequel s’asseyait mon père était auprès de la cheminée ; sa table, ses livres placés de même ; je respectais jusqu’à la poussière de ses rayons, qu’il n’aimait pas qu’on lui dérangeât pour les nettoyer. Cette maison solitaire, habituée au silence et à la vie la plus tranquille, ne s’était aperçue de rien ; il me semblait seulement que les murailles et les meubles me regardaient quelquefois avec pitié, quand je m’enveloppais de la robe de chambre de mon père et que je m’asseyais dans son fauteuil. Une voix faible s’élevait alors des rayons poudreux comme pour dire : « Où est allé le père ? Nous voyons bien que c’est l’orphelin. » Je reçus de Paris plusieurs lettres, et je fis à toutes la réponse que je voulais passer l’été seul à la campagne, comme mon père avait coutume de faire. Je commençais à sentir cette vérité, que dans tous les maux il y a toujours quelque bien, et qu’une grande douleur, quoi qu’on en dise, est un grand repos. Quelle que soit la nouvelle qu’ils apportent, lorsque les envoyés de Dieu nous frappent sur l’épaule, ils font toujours cette bonne œuvre de nous réveiller de la vie, et là où ils parlent tout se tait. Les douleurs passagères blasphèment et accusent le ciel ; les grandes douleurs n’accusent ni ne blasphèment ; elles écoutent. Le matin je passais des heures entières en contemplation devant la nature. Mes croisées donnaient sur une vallée profonde et au milieu s’élevait le clocher du village ; tout était pauvre et tranquille. L’aspect du printemps, des fleurs et des feuilles naissantes ne produisait pas sur moi cet effet sinistre dont parlent les poètes, qui trouvent dans les contrastes de la vie une raillerie de la mort. Je crois que cette idée frivole, si elle n’est pas une simple antithèse faite à plaisir, n’appartient encore en réalité qu’aux cœurs qui sentent à demi. Le joueur qui sort au point du jour, les yeux ardents et les mains vides, peut se sentir en guerre avec la nature, comme le flambeau d’une veillée hideuse ; mais que peuvent dire les feuilles qui poussent à l’enfant qui pleure son père ? Les larmes de ses yeux sont sœurs de la rosée ; les feuilles des saules sont elles-mêmes des larmes. C’est en regardant le ciel, les bois et les prairies que je compris ce que c’est que les hommes qui s’imaginent de se consoler. Larive n’avait pas plus d’envie de me consoler que de se consoler lui-même. Au moment de la mort de mon père, il avait eu peur que je ne vendisse la maison et que je ne l’emmenasse à Paris. Je ne sais s’il était au fait de ma vie passée, mais il m’avait témoigné d’abord de l’inquiétude, et quand il me vit m’installer, son premier regard m’alla jusqu’au cœur. C’était un jour que j’avais fait apporter de Paris un grand portrait de mon père ; je l’avais fait mettre dans la salle à manger. Lorsque Larive entra pour servir, il le vit ; il demeura irrésolu, regardant tantôt le portrait, tantôt moi ; il y avait dans ses yeux une si triste joie que je ne pus y résister. Il semblait me dire : « Quel bonheur ! nous allons donc souffrir tranquilles. » Je lui tendis la main, qu’il couvrit de baisers en sanglotant. Il soignait, pour ainsi dire, ma douleur, comme la maîtresse de la sienne. Quand j’allais le matin au tombeau de mon père, je l’y trouvais arrosant les fleurs ; dès qu’il me voyait, il s’éloignait et rentrait au logis. Il me suivait dans mes promenades ; comme j’étais à cheval, et lui à pied, je ne voulais jamais de lui ; mais quoi que je fisse pour cela, dès que j’avais fait cent pas dans la vallée, je l’apercevais derrière moi, son bâton à la main et s’essuyant le front. Je lui achetai un petit cheval qui appartenait à un paysan des environs, et nous nous mîmes ainsi à parcourir les bois. Il y avait dans le village quelques personnes de connaissance qui venaient souvent à la maison. Ma porte leur était fermée, quoique j’en eusse du regret ; mais je ne pouvais voir personne sans impatience. Renfermé dans ma solitude, je pensai au bout de quelque temps à visiter les papiers de mon père ; Larive me les apporta avec un pieux respect, et, détachant les liasses d’une main tremblante, il les étala devant moi. Aux premières pages que je lus, je sentis au cœur cette fraîcheur qui vivifie l’air autour d’un lac tranquille ; la douce sérénité de l’âme de mon père s’exhalait comme un parfum des feuilles poudreuses à mesure que je les déployais. Le journal de sa vie reparut devant moi ; je pouvais compter, jour par jour, les battements de ce noble cœur. Je commençai à m’ensevelir dans un rêve doux et profond, et, malgré le caractère sérieux et ferme qui dominait partout, je découvrais une grâce ineffable, la fleur paisible de sa bonté. Pendant que je lisais, l’idée de sa mort se mêlait sans cesse au récit de sa vie ; je ne puis dire avec quelle tristesse je suivais ce ruisseau limpide que j’avais vu tomber dans l’Océan. « Ô homme juste ! m’écriai-je, homme sans peur et sans reproche ! quelle candeur dans ton expérience ! Ton dévouement pour tes amis, ta tendresse divine pour ma mère, ton admiration pour la nature, ton amour sublime pour Dieu, voilà ta vie ; il n’y a pas eu place dans ton cœur pour autre chose. La neige intacte au sommet des montagnes n’est pas plus vierge que ta sainte vieillesse : tes cheveux blancs lui ressemblaient. Ô père ! ô père ! donne-les-moi ; ils sont plus jeunes que ma tête blonde. Laisse-moi vivre et mourir comme toi ; je veux planter sur la terre où tu dors le rameau vert de ma vie nouvelle ; je l’arroserai de mes larmes, et le Dieu des orphelins laissera pousser cette herbe pieuse sur la douleur d’un enfant et sur le souvenir d’un vieillard. » Après avoir lu ces papiers chéris, je les classai en ordre. Je pris alors la résolution d’écrire aussi mon journal ; j’en fis relier un tout semblable à celui de mon père, et recherchant soigneusement sur le sien les moindres occupations de sa vie, je pris à tâche de m’y conformer. Ainsi, à chaque instant de la journée, l’horloge qui sonnait me faisait venir les larmes aux yeux. « Voilà, me disais-je, ce que faisait mon père à cette heure » ; et que ce fût une lecture, une promenade ou un repas, je n’y manquais jamais. Je m’habituai de cette manière à une vie calme et régulière ; il y avait dans cette exactitude ponctuelle un charme infini pour mon cœur. Je me couchais avec un bien-être que ma tristesse même rendait plus agréable. Mon père s’occupait beaucoup de jardinage ; le reste du jour, l’étude, la promenade, une juste répartition entre les exercices du corps et ceux de l’esprit. En même temps j’héritais de ses habitudes de bienfaisance et continuais à faire pour les malheureux ce qu’il faisait lui-même. Je commençai à rechercher dans mes courses les gens qui avaient besoin de moi ; il n’en manquait pas dans la vallée. Bientôt je fus connu des pauvres ; le dirai-je ? oui, je le dirai hardiment : là où le cœur est bon, la douleur est saine. Pour la première fois de ma vie j’étais heureux ; Dieu bénissait mes larmes, et la douleur m’apprenait la vertu. CHAPITRE III Comme je me promenais un soir dans une allée de tilleuls à l’entrée du village, je vis sortir une jeune femme d’une maison écartée. Elle était mise très simplement et voilée, en sorte que je ne pouvais voir son visage ; cependant sa taille et sa démarche me parurent si charmantes que je la suivis des yeux quelque temps. Comme elle traversait une prairie voisine, un chevreau blanc, qui paissait en liberté dans un champ, accourut à elle ; elle lui fit quelques caresses et regarda de côté et d’autre, comme pour chercher une herbe favorite à lui donner. Je vis près de moi un mûrier sauvage ; j’en cueillis une branche et m’avançai en la tenant à la main. Le chevreau vint à moi à pas comptés, d’un air craintif ; puis il s’arrêta, n’osant pas prendre la branche dans ma main. Sa maîtresse lui fit signe comme pour l’enhardir ; mais il la regardait d’un œil inquiet ; elle fit quelques pas jusqu’à moi, posa la main sur la branche, que le chevreau prit aussitôt. Je la saluai et elle continua sa route. Rentré chez moi, je demandai à Larive s’il ne savait pas qui demeurait dans le village à l’endroit que je lui indiquai ; c’était une petite maison de paisible apparence, avec un jardin. Il la connaissait ; les deux seules habitantes étaient une femme âgée, passant pour très dévote, et une jeune, qui s’appelait madame Pierson. C’était celle que j’avais vue. Je lui demandai qui elle était et si elle venait chez mon père. Il me répondit qu’elle était veuve, menant une vie retirée, et qu’il l’avait vue quelquefois, mais rarement, chez nous. Il n’en fut pas dit plus long, et, sortant de nouveau là-dessus, je m’en retournai à mes tilleuls où je m’assis sur un banc. Je ne sais quelle tristesse me gagna tout à coup en voyant le chevreau revenir à moi. Je me levai, et, comme par distraction, regardant le sentier que madame Pierson avait pris pour s’en aller, je le suivis tout en rêvant, si bien que je m’enfonçai fort avant dans la montagne. Il était près d’onze heures lorsque je pensai à revenir ; comme j’avais beaucoup marché, je me dirigeai du côté d’une ferme que j’aperçus, pour demander une tasse de lait et un morceau de pain. En même temps de grosses gouttes de pluie qui commençaient à tomber annonçaient un orage que je voulais laisser passer. Quoiqu’il y eût de la lumière dans la maison et que j’entendisse aller et venir, on ne me répondit pas quand je frappai, en sorte que je m’approchai d’une fenêtre pour regarder s’il n’y avait là personne. Je vis un grand feu allumé dans la salle basse ; le fermier, que je connaissais, y était assis près de son lit ; je frappai aux carreaux en l’appelant. Au même instant, la porte s’ouvrit, et je fus surpris de voir madame Pierson, que je reconnus aussitôt, et qui demanda qui était dehors. Je m’attendais si peu à la trouver là, qu’elle s’aperçut de mon étonnement. J’entrai dans la chambre en lui demandant la permission de me mettre à l’abri. Je n’imaginais pas ce qu’elle pouvait faire à une pareille heure dans une ferme presque perdue au milieu de la campagne, lorsqu’une voix plaintive qui sortait du lit me fit tourner la tête, et je vis que la femme du fermier était couchée, avec la mort sur le visage. Madame Pierson, qui m’avait suivi, s’était rassise en face du pauvre homme, qui paraissait accablé de douleur ; elle me fit signe de ne pas faire de bruit : la malade dormait. Je pris une chaise et m’assis dans un coin, jusqu’à ce que l’orage fût passé. Pendant que je restais là, je la vis se lever de temps en temps, aller au lit, puis parler bas au fermier. Un des enfants, que j’attirai sur mes genoux, m’apprit qu’elle venait tous les soirs depuis que sa mère était malade, et qu’elle passait quelquefois la nuit. Elle faisait l’office d’une sœur de charité ; il n’y en avait point d’autre qu’elle dans le pays, et un seul médecin fort ignorant. « C’est Brigitte- la-Rose, me dit-il à voix basse ; est-ce que vous ne la connaissez pas ? — Non, lui dis-je de même ; pourquoi l’appelle-t-on ainsi ? » Il me répondit qu’il n’en savait rien, sinon que c’était peut-être qu’elle avait été rosière, et que le nom lui en était resté. Cependant madame Pierson n’avait plus son voile ; je pouvais voir ses traits à découvert ; au moment où l’enfant me quitta, je levai la tête. Elle était près du lit, tenant à la main une tasse et la présentant à la fermière qui s’était éveillée. Elle me parut pâle et un peu maigre ; ses cheveux étaient d’un blond cendré. Elle n’était pas régulièrement belle ; qu’en dirai-je ? Ses grands yeux noirs étaient fixés sur ceux de la malade, et ce pauvre être près de mourir la regardait aussi. Il y avait dans ce simple échange de charité et de reconnaissance une beauté qui ne se dit pas. La pluie redoublait ; une profonde obscurité pesait sur les champs déserts que de violents coups de tonnerre éclairaient par instants. Le bruit de l’orage, le vent qui mugissait, la colère des éléments déchaînée sur le toit de chaume, donnaient, par leur contraste avec le silence religieux de la cabane, plus de sainteté encore et comme une grandeur étrange à la scène dont j’étais témoin. Je regardais ce grabat, ces vitres inondées, les bouffées de la fumée épaisse renvoyées par la tempête, l’abattement stupide du fermier, la terreur superstitieuse des enfants, toute cette furie au-dehors assiégeant une moribonde ; et lorsque au milieu de tout cela je voyais cette femme douce et pâle, allant et venant sur la pointe du pied, ne quittant pas d’une minute son bienfait patient, ne paraissant s’apercevoir de rien, ni de la tempête, ni de notre présence, ni de son courage, sinon qu’on avait besoin d’elle, il me semblait qu’il y avait, dans cette œuvre tranquille, je ne sais quoi de plus serein que le plus beau ciel sans nuages, et que c’était une créature surhumaine que celle qui, à travers tant d’horreur, ne doutait pas un instant de son Dieu. « Qu’est-ce donc que cette femme ? me demandais-je. D’où vient-elle ? depuis quand ici ? Depuis longtemps, puisqu’on s’y souvient de l’avoir vue rosière. Comment n’ai- je point entendu parler d’elle ? Elle vient seule dans cette chaumière, à cette heure ? Là où le danger ne l’appellera plus, elle ira en chercher un autre ? Oui, à travers tous ces orages, toutes ces forêts, toutes ces montagnes, elle va et vient, simple et voilée, portant la vie là où elle manque, dans cette petite tasse fragile, caressant sa chèvre en passant. C’est de ce pas silencieux et calme qu’elle marche elle-même à la mort. Voilà ce qu’elle faisait dans cette vallée, pendant que je courais les tripots : elle y est sans doute née, et on l’y ensevelira dans un coin du cimetière, à côté de mon père bien-aimé. Ainsi mourra cette femme obscure, dont personne ne parle, et dont les enfants vous demandent : “Est-ce que vous ne la connaissez pas ? ” » Je ne puis rendre ce que j’éprouvais ; j’étais immobile dans un coin ; je ne respirais qu’en tremblant, et il me semblait que si j’avais essayé de l’aider, si j’avais étendu la main pour lui épargner un pas, j’aurais commis un sacrilège et touché aux vases sacrés. L’orage dura près de deux heures. Lorsqu’il fut apaisé, la malade, s’étant mise sur son séant, commença à dire qu’elle se sentait mieux et que ce qu’elle avait pris lui faisait du bien. Les enfants accoururent aussitôt à son lit, regardant leur mère avec de grands yeux, moitié inquiets, moitié réjouis, et s’accrochant à la robe de madame Pierson. « Je le crois bien, dit le mari qui ne bougea pas de sa place ; nous avons fait dire une messe ; et il nous en a coûté gros. » À cette parole grossière et stupide, je regardai madame Pierson ; ses yeux battus, sa pâleur, l’attitude de son corps, montraient clairement sa fatigue, et que les veilles l’épuisaient. « Ah ! mon pauvre homme, dit la malade, que Dieu te le rende ! » Je ne pouvais plus y tenir ; je me levai comme transporté de la sottise de ces brutes qui rendaient grâces de la charité d’un ange à l’avarice de leur curé ; j’étais prêt à leur reprocher leur plate ingratitude et à les traiter comme ils le méritaient. Madame Pierson souleva dans ses bras un des enfants de la fermière, et lui dit avec un sourire : « Embrasse ta mère : elle est sauvée. » Je m’arrêtai en entendant ce mot ; jamais le naïf contentement d’une âme heureuse et bienveillante ne s’est peint avec tant de franchise sur un si doux visage. Je ne retrouvai plus tout d’un coup ni sa fatigue ni sa pâleur ; elle rayonnait de toute la pureté de sa joie ; et elle aussi rendait grâces à Dieu. La malade venait de parler ; et qu’importait ce qu’elle avait dit ? Cependant, quelques instants après, madame Pierson dit aux enfants de réveiller le garçon de ferme, afin qu’il la reconduisît. Je m’avançai pour lui offrir mon escorte ; je lui dis qu’il était inutile de réveiller le garçon, puisque je revenais par le même chemin, qu’elle me ferait honneur en acceptant. Elle me demanda si je n’étais pas Octave de T***. Je lui répondis qu’oui, et qu’elle se souvenait peut-être de mon père. Il me parut singulier que cette demande la fît sourire ; elle prit mon bras gaîment, et nous partîmes. CHAPITRE IV Nous marchions en silence ; le vent s’apaisait ; les arbres frémissaient doucement en secouant la pluie sur leurs rameaux. Quelques éclairs lointains brillaient encore ; un parfum de verdure humide s’élevait dans l’air attiédi. Le ciel redevint bientôt pur, et la lune éclaira la montagne. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la bizarrerie du hasard qui, en si peu d’heures, me faisait ainsi me trouver seul, la nuit, dans une campagne déserte, le compagnon de voyage d’une femme dont je ne connaissais pas l’existence au lever du soleil. Elle avait accepté ma conduite sur le nom que je portais, et marchait avec assurance, s’appuyant sur mon bras d’un air distrait. Il me semblait que cette confiance était bien hardie ou bien simple ; et elle devait être en effet l’un et l’autre, car à chaque pas que nous faisions, je sentais mon cœur, à côté d’elle, devenir fier et innocent. Nous commençâmes à nous entretenir de la malade qu’elle quittait, de ce que nous voyions sur la route ; il ne nous vint pas la pensée de nous faire des questions comme de nouvelles connaissances. Elle me parla de mon père, et toujours sur le même ton qu’elle avait pris lorsque je lui en avais d’abord rappelé le souvenir, c’est-àdire presque gaîment. À mesure que je l’écoutais, je crus comprendre pourquoi, et que non seulement elle parlait ainsi de la mort, mais de la vie, de la souffrance et de tout au monde. C’était que les douleurs humaines ne lui enseignaient rien qui pût accuser Dieu, et je sentis la piété de son sourire. Je lui contai la vie solitaire que je menais. Sa tante, me dit-elle, voyait mon père plus souvent qu’elle-même ; ils jouaient ensemble aux cartes l’après-dînée. Elle m’engagea à aller chez elle, où je serais le bienvenu. Vers le milieu de la route elle se sentit fatiguée, et s’assit quelques moments sur un banc que des arbres épais avaient protégé contre la pluie. Je restai debout devant elle, et je regardais sur son front les pâles rayons de la lune. Après un instant de silence, elle se leva, et me voyant distrait : « À quoi songez-vous ? me dit-elle ; il est temps de nous remettre en marche. — Je songeais, répondis-je, pourquoi Dieu vous a créée, et je me disais qu’en effet c’était pour guérir ceux qui souffrent. — Voilà une parole, dit-elle, qui ne peut guère être dans votre bouche autre chose qu’un compliment. — Pourquoi ? — Parce que vous me paraissez bien jeune. — Il arrive quelquefois, lui dis-je, qu’on soit plus vieux que son visage. — Oui, répondit-elle en riant, et il arrive aussi qu’on soit plus jeune que ses paroles. — Ne croyez-vous pas à l’expérience ? — Je sais que c’est le nom que la plupart des hommes donnent à leurs folies et à leurs chagrins ; qu’en peut-on savoir à votre âge ? — Madame, un homme de vingt ans peut avoir plus vécu qu’une femme de trente. La liberté dont les hommes jouissent les mène bien plus vite au fond de toutes choses ; ils courent sans entraves à tout ce qui les attire ; ils essaient de tout. Dès qu’ils espèrent, ils se mettent en marche ; ils vont, ils s’empressent. Arrivés au but, ils se retournent ; l’espérance est restée en route, et le bonheur a manqué de parole. » Comme je parlais ainsi nous étions au sommet d’une petite colline qui descendait dans la vallée ; madame Pierson, comme invitée par la pente raide, se mit à sauter légèrement. Sans savoir pourquoi, j’en fis autant qu’elle ; nous nous mîmes à courir sans nous quitter le bras ; l’herbe glissante nous entraînait. Enfin, comme deux oiseaux étourdis, en sautant et en riant, nous nous trouvâmes au bas de la montagne. « Voyez ! dit madame Pierson ; j’étais fatiguée tout à l’heure, maintenant je ne le suis plus. Et voulez-vous m’en croire ? ajouta-t-elle d’un ton charmant ; traitez un peu votre expérience comme je traite ma fatigue ; nous avons fait une bonne course, et nous en souperons de meilleur appétit. » CHAPITRE V J’allai la voir le lendemain. Je la trouvai à son piano, la vieille tante brodant à la fenêtre, sa petite chambre remplie de fleurs, le plus beau soleil du monde dans ses jalousies, et une grande volière d’oiseaux à côté d’elle. Je m’attendais à voir en elle presque une religieuse, du moins une de ces femmes de province qui ne savent rien de ce qui se passe à deux lieues à la ronde, et qui vivent dans un certain cercle dont elles ne s’écartent jamais. J’avoue que ces existences à part, qui sont comme enfouies çà et là dans les villes, sous des milliers de toits ignorés, m’ont toujours effrayé comme des espèces de citernes dormantes ; l’air ne m’y semble pas viable ; dans tout ce qui est oubli sur la terre, il y a un peu de la mort. Madame Pierson avait sur sa table les feuilles et les livres nouveaux ; il est bien vrai qu’elle n’y touchait guère. Malgré la simplicité de ce qui l’entourait, de ses meubles, de ses habits, on y reconnaissait la mode, c’est-à-dire la nouveauté, la vie ; elle n’y tenait ni ne s’en mêlait, mais tout cela allait sans dire. Ce qui me frappa dans ses goûts, c’est que rien n’y était bizarre, mais seulement jeune et agréable. Sa conversation montrait une éducation achevée ; il n’était rien dont elle ne parlât bien et aisément ; en même temps qu’on l’y voyait naïve, on l’y sentait profonde et riche ; une intelligence vaste et libre y planait doucement sur un cœur simple et sur les habitudes d’une vie retirée. L’hirondelle de mer, qui tournoie dans l’azur des cieux, plane ainsi du haut de la nue sur le brin d’herbe où elle a fait son nid. Nous parlâmes littérature, musique, et presque politique. Elle était allée l’hiver à Paris ; de temps en temps elle effleurait le monde ; ce qu’elle en voyait servait de thème, et le reste était deviné. Mais ce qui la distinguait par-dessus tout, c’était une gaîté qui, sans aller jusqu’à la joie, était inaltérable ; on eût dit qu’elle était née fleur, et que son parfum était la gaîté. Avec sa pâleur et ses grands yeux noirs, je ne puis dire combien cela frappait, sans compter que de temps en temps, à certains mots, à certains regards, il était clair qu’elle avait souffert et que la vie avait passé par là. Je ne sais quoi vous disait en elle que la douce sérénité de son front n’était pas venue de ce monde, mais qu’elle l’avait reçue de Dieu et qu’elle la lui rapporterait fidèlement, malgré les hommes, sans en rien perdre ; et il y avait des moments où l’on se rappelait la ménagère qui, lorsque le vent souffle, met la main devant son flambeau. Dès que j’eus passé une demi-heure dans sa chambre, je ne pus m’empêcher de lui dire tout ce que j’avais dans le cœur. Je pensais à ma vie passée, à mes chagrins, à mes ennuis ; j’allais et venais, me penchant sur les fleurs, respirant l’air, regardant le soleil. Je la priai de chanter ; elle le fit de bonne grâce. Pendant ce temps-là j’étais appuyé à la fenêtre et je regardais sautiller ses oiseaux. Il me revint en tête un mot de Montaigne : « Je n’aime ni n’estime la tristesse, quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. » « Quel bonheur ! m’écriai-je malgré moi ; quel repos ! quelle joie ! quel oubli ! » La bonne tante leva la tête et me regarda d’un air étonné ; madame Pierson s’arrêta court. Je devins rouge comme le feu, sentant ma folie, et allai m’asseoir sans rien dire. Nous descendîmes au jardin. Le chevreau blanc que j’avais vu la veille y était couché sur l’herbe ; il vint à elle dès qu’il l’aperçut, et nous suivit familièrement. Au premier tour d’allée, un grand jeune homme à figure pâle, enveloppé d’une espèce de soutane noire, parut tout à coup à la grille. Il entra sans sonner et vint saluer madame Pierson ; il me sembla que sa physionomie, que je trouvais déjà de mauvais augure, s’assombrit quelque peu en me voyant. C’était un prêtre que j’avais vu dans le village et qui s’appelait Mercanson ; il sortait de Saint-Sulpice, et le curé de l’endroit était son parent. Il était à la fois gros et blême, chose qui m’a toujours déplu et qui en effet est déplaisante ; c’est un contresens qu’une santé maladive. En outre il avait une manière de parler lente et saccadée, qui annonçait un pédant. Sa démarche même, qui n’était ni jeune ni franche, me choquait ; quant au regard, on pouvait dire qu’il n’en avait pas. Je ne sais que penser d’un homme dont les yeux ne me disent rien. Voilà les signes sur lesquels j’avais jugé Mercanson, et qui, malheureusement, ne me trompèrent pas. Il s’assit sur un banc et commença à parler de Paris, qu’il appelait la Babylone moderne. Il en venait, connaissait tout le monde ; il allait chez madame de B***, qui était un ange ; il faisait des sermons dans son salon ; on les écoutait à genoux (le pire de la chose est que c’était vrai). Un de ses amis, qu’il y avait mené, venait d’être chassé d’un collège pour avoir séduit une fille, ce qui était bien affreux, bien triste. Il fit mille compliments à madame Pierson sur les habitudes charitables qu’elle avait contractées dans le pays ; il avait appris ses bienfaits, les soins qu’elle prenait des malades, jusqu’à veiller sur eux en personne. C’était bien beau, bien pur ; il ne manquerait pas d’en parler à Saint-Sulpice. Ne semblait-il pas dire qu’il ne manquerait pas d’en parler à Dieu ? Fatigué de cette harangue, pour n’en pas hausser les épaules, je m’étais couché sur le gazon, et je jouais avec le chevreau. Mercanson abaissa sur moi son œil terne et sans vie. « Le célèbre Vergniaud, dit-il, le célèbre Vergniaud avait cette manie de s’asseoir à terre et de jouer avec les animaux. — C’est une manie, répondis-je, bien innocente, monsieur l’abbé. Si on n’en avait que de pareilles, le monde pourrait aller tout seul, sans tant de gens qui veulent s’en mêler. » Ma réponse ne lui plut pas ; il fronça le sourcil et parla d’autre chose. Il était chargé d’une commission ; son parent, le curé du village, lui avait parlé d’un pauvre diable qui n’avait pas de quoi gagner son pain. Il demeurait à tel endroit ; il y avait été lui-même ; il s’y était intéressé ; il espérait que madame Pierson… Je la regardais pendant ce temps-là et j’attendais qu’elle répondît, comme si le son de sa voix eût dû me guérir de celle de ce prêtre. Elle ne fit qu’un profond salut, et il se retira. Quand il fut parti, notre gaîté revint. Il s’agissait d’aller à une serre qui était au fond du jardin. Madame Pierson traitait ses fleurs comme ses oiseaux et ses paysans ; il fallait que tout se portât bien autour d’elle, que chacun eût sa goutte d’eau et son rayon de soleil, pour qu’elle pût être elle-même gaie et heureuse comme un bon ange ; aussi rien n’était mieux tenu ni plus charmant que sa petite serre. Lorsque nous en eûmes fait le tour : « Monsieur de T***, me dit-elle, voilà mon petit monde ; vous avez vu tout ce que je possède, et mon domaine finit là. — Madame, lui dis-je, que le nom de mon père, qui m’a valu d’entrer ici, me permette d’y revenir, et je croirai que le bonheur ne m’a pas tout à fait oublié. » Elle me tendit la main, et je la touchai avec respect, n’osant la porter à mes lèvres. Le soir venu, je rentrai chez moi, fermai ma porte et me mis au lit. J’avais devant les yeux une petite maison blanche ; je me voyais sortant après dîner, traversant le village et la promenade, et allant frapper à la grille. « Ô mon pauvre cœur ! m’écriai-je, Dieu soit loué ! tu es jeune encore ; tu peux vivre, tu peux aimer ! » CHAPITRE VI J’étais un soir chez madame Pierson. Plus de trois mois s’étaient passés, durant lesquels je l’avais vue presque tous les jours ; et de ce temps, que vous en dirai-je, sinon que je la voyais ? « Être avec les gens qu’on aime, dit La Bruyère, cela suffit ; rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d’eux, tout est égal. » J’aimais. Depuis trois mois nous avions fait ensemble de longues promenades ; j’étais initié dans les mystères de sa charité modeste ; nous traversions les sombres allées, elle sur un petit cheval, moi à pied, une baguette à la main ; ainsi, moitié contant, moitié rêvant, nous allions frapper aux chaumières ; il y avait un petit banc à l’entrée du bois, où j’allais l’attendre après dîner ; nous nous trouvions de cette sorte comme par hasard et régulièrement. Le matin, la musique, la lecture ; le soir, avec la tante, la partie de cartes au coin du feu, comme autrefois mon père ; et toujours, en tout lieu, elle près de là, elle souriant, et sa présence remplissant mon cœur. Par quel chemin, ô Providence ! m’avez-vous conduit au malheur ? quelle destinée irrévocable étais-je donc chargé d’accomplir ? Quoi ! une vie si libre, une intimité si charmante, tant de repos, l’espérance naissante !… Ô Dieu ! de quoi se plaignent les hommes ? qu’y a-t-il de plus doux que d’aimer ? Vivre, oui, sentir fortement, profondément qu’on existe, qu’on est homme, créé par Dieu, voilà le premier, le plus grand bienfait de l’amour. Il n’en faut pas douter, l’amour est un mystère inexplicable. De quelques chaînes, de quelques misères, et je dirai même de quelques dégoûts que le monde l’ait entouré, tout enseveli qu’il y est sous une montagne de préjugés qui le dénaturent et le dépravent, à travers toutes les ordures dans lesquelles on le traîne, l’amour, le vivace et fatal amour n’en est pas moins une loi céleste aussi puissante et aussi incompréhensible que celle qui suspend le soleil dans les cieux. Qu’est-ce que c’est, je vous le demande, qu’un lien plus dur, plus solide que le fer, et qu’on ne peut ni voir ni toucher ? Qu’est-ce que c’est que de rencontrer une femme, de la regarder, de lui dire un mot, et de ne plus jamais l’oublier ? Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Invoquez la raison, l’habitude, les sens, la tête, le cœur, et expliquez, si vous pouvez. Vous ne trouverez que deux corps, un là, et l’autre ici, et entre eux, quoi ? l’air, l’espace, l’immensité. Ô insensés qui vous croyez des hommes et qui osez raisonner de l’amour, l’avez-vous vu, pour en parler ? Non, vous l’avez senti. Vous avez échangé un regard avec un être inconnu qui passait, et tout à coup il s’est envolé de vous je ne sais quoi qui n’a pas de nom. Vous avez pris racine en terre, comme le grain caché dans l’herbe qui sent que la vie le soulève, et qu’il va devenir une moisson. Nous étions seuls, la croisée ouverte ; il y avait au fond du jardin une petite fontaine dont le bruit arrivait jusqu’à nous. Ô Dieu ! je voudrais compter goutte par goutte toute l’eau qui en est tombée, tandis que nous étions assis, qu’elle parlait et que je lui répondais. C’est là que je m’enivrai d’elle jusqu’à en perdre la raison. On dit qu’il n’y a rien de si rapide qu’un sentiment d’antipathie ; mais je crois qu’on devine plus vite encore qu’on se comprend et qu’on va s’aimer. De quel prix sont alors les moindres mots ! Qu’importe de quoi parlent les lèvres, lorsqu’on écoute les cœurs se répondre ? Quelle douceur infinie dans les premiers regards près d’une femme qui vous attire ! D’abord il semble que tout ce qu’on dit en présence l’un de l’autre soit comme des essais timides, comme de légères épreuves ; bientôt naît une joie étrange ; on sent qu’on a frappé un écho ; on s’anime d’une double vie. Quel toucher ! quelle approche ! Et quand on est sûr de s’aimer, quand on a reconnu dans l’être chéri la fraternité qu’on y cherchait, quelle sérénité dans l’âme ! La parole expire d’elle-même ; on sait d’avance ce qu’on va se dire ; les âmes s’entendent, les lèvres se taisent. Oh ! quel silence ! quel oubli de tout ! Quoique mon amour, qui avait commencé dès le premier jour, eût augmenté jusqu’à l’excès, le respect que j’avais pour madame Pierson m’avait pourtant fermé la bouche. Si elle m’eût admis moins facilement dans son intimité, j’eusse peut-être été plus hardi, car elle avait produit sur moi une impression si violente que je ne la quittais jamais sans des transports d’amour. Mais il y avait dans sa franchise même et dans la confiance qu’elle me témoignait, quelque chose qui m’arrêtait ; en outre c’était sur le nom de mon père qu’elle m’avait traité en ami. Cette considération me rendait encore plus respectueux auprès d’elle ; je tenais à me montrer digne de ce nom. « Parler d’amour, dit-on, c’est faire l’amour. » Nous en parlions rarement. Toutes les fois qu’il m’arrivait de toucher ce sujet en passant, madame Pierson répondait à peine et parlait d’autre chose. Je ne démêlais pas par quel motif, car ce n’était pas pruderie ; mais il me semblait quelquefois que son visage prenait dans ces occasions une légère teinte de sévérité, et même de souffrance. Comme je ne lui avais jamais fait de question sur sa vie passée, et que je ne voulais point lui en faire, je ne lui en demandais pas plus long. Le dimanche, on dansait au village ; elle y allait presque toujours. Ces jours-là, sa toilette était plus élégante, quoique toujours simple ; c’était une fleur dans les cheveux, un ruban plus gai, la moindre bagatelle ; mais il y avait dans toute sa personne un air plus jeune, plus dégagé. La danse, qu’elle aimait beaucoup pour elle-même, et franchement, comme un exercice amusant, lui inspirait une gaîté folâtre ; elle avait sa place sous le petit orchestre de l’endroit ; elle y arrivait en sautant, riant avec les filles de campagne qui la connaissaient presque toutes. Une fois lancée, elle ne s’arrêtait plus. Alors il me semblait qu’elle me parlait avec plus de liberté qu’à l’ordinaire ; il y avait entre nous une familiarité inusitée. Je ne dansais pas, étant encore en deuil ; mais je restais derrière elle, et, la voyant si bien disposée, j’avais éprouvé plus d’une fois la tentation de lui avouer que je l’aimais. Mais je ne sais pourquoi, dès que j’y pensais, je me sentais une peur invincible ; cette seule idée d’un aveu me rendait tout à coup sérieux au milieu des entretiens les plus gais. J’avais pensé quelquefois à lui écrire, mais je brûlais mes lettres dès qu’elles étaient à moitié. Ce soir-là, j’avais dîné chez elle ; je regardais toute cette tranquillité de son intérieur ; je pensais à la vie calme que je menais, à mon bonheur depuis que je la connaissais, et je me disais : « Pourquoi davantage ? Cela ne te suffit pas ? Qui sait ? Dieu n’en a peut-être pas fait plus pour toi. Si je lui disais que je l’aime, qu’en arriverait-il ? elle me défendrait peut-être de la voir. La rendrais-je, en le lui disant, plus heureuse qu’elle ne l’est aujourd’hui ? en serais-je plus heureux moi-même ? » J’étais appuyé sur le piano, et, comme je faisais ces réflexions, la tristesse s’emparait de moi. Le jour baissait, elle alluma une bougie ; en revenant s’asseoir, elle vit qu’une larme s’était échappée de mes yeux. « Qu’avez-vous ? » dit-elle. Je me détournai. Je cherchais une excuse et n’en trouvais point ; je craignais de rencontrer ses regards. Je me levai, et fus à la croisée. L’air était doux ; la lune se levait derrière l’allée des tilleuls, celle où je l’avais vue pour la première fois. Je tombai dans une rêverie profonde ; j’oubliai sa présence même, et, étendant les bras vers le ciel, un sanglot sortit de mon cœur. Elle s’était levée, et elle était derrière moi. « Qu’est-ce donc ? » demanda-t-elle encore. Je lui répondis que la mort de mon père s’était représentée à ma pensée à la vue de cette vallée solitaire ; je pris congé d’elle, et sortis. Pourquoi j’étais déterminé à taire mon amour, je ne pouvais m’en rendre compte. Cependant, au lieu de rentrer chez moi, je commençai à errer comme un fou dans le village et dans le bois. Je m’asseyais là où je trouvais un banc, puis je me levais précipitamment. Vers minuit, je m’approchai de la maison de madame Pierson ; elle était à la fenêtre. En la voyant, je me sentis trembler ; je voulus retourner sur mes pas ; j’étais comme fasciné ; je vins lentement et tristement m’asseoir au-dessous d’elle. Je ne sais si elle me reconnut ; il y avait quelques instants que j’étais là, lorsque je l’entendis, de sa voix douce et fraîche, chanter le refrain d’une romance, et presque aussitôt une fleur me tomba sur l’épaule. C’était une rose que, le soir même, j’avais vue sur son sein ; je la ramassai et la portai à mes lèvres. « Qui est là, dit-elle, à cette heure ? est-ce vous ? » Elle m’appela par mon nom. La grille du jardin était entr’ouverte ; je me levai sans répondre et j’y entrai. Je m’arrêtai au milieu de la pelouse ; je marchais comme un somnambule, et sans savoir ce que je faisais. Tout à coup, je la vis paraître à la porte de l’escalier ; elle paraissait incertaine, et regardait attentivement aux rayons de la lune. Elle fit quelques pas vers moi ; je m’avançai. Je ne pouvais parler ; je tombai à genoux devant elle et saisis sa main. « Écoutez-moi, dit-elle, je le sais ; mais si c’est à ce point, Octave, il faut partir. Vous venez ici tous les jours, n’êtes-vous pas le bienvenu ? N’est-ce pas assez ? que puis-je pour vous ? mon amitié vous est acquise ; j’ aurais voulu que vous eussiez eu la force de me garder la vôtre plus longtemps. » CHAPITRE VII Madame Pierson, après avoir parlé ainsi, garda le silence, comme attendant une réponse. Comme je restais accablé de tristesse, elle retira doucement sa main, recula quelques pas, s’arrêta encore, puis rentra lentement chez elle. Je demeurai sur le gazon. Je m’attendais à ce qu’elle m’avait dit ; ma résolution fut prise aussitôt, et je me décidai à partir. Je me relevai le cœur navré, mais ferme, et je fis le tour du jardin. Je regardai la maison, la fenêtre de sa chambre ; je tirai la grille en sortant, et après l’avoir fermée, je posai mes lèvres sur la serrure. Rentré chez moi, je dis à Larive de préparer ce qu’il fallait, et que je comptais partir dès qu’il ferait jour. Le pauvre garçon en fut étonné ; mais je lui fis signe d’obéir et de ne pas questionner. Il apporta une grande malle, et nous commençâmes à tout disposer. Il était cinq heures du matin, et le jour commençait à paraître, lorsque je me demandai où j’irais. À cette pensée si simple, qui ne m’était pas encore venue, je me sentis un découragement irrésistible. Je jetai les yeux sur la campagne, regardant çà et là l’horizon. Une grande faiblesse s’empara de moi ; j’étais épuisé de fatigue. Je m’assis dans un fauteuil ; peu à peu mes idées se troublèrent ; je portai la main à mon front ; il était baigné de sueur. Une fièvre violente faisait trembler tous mes membres ; je n’eus que la force de me traîner à mon lit avec l’aide de Larive. Toutes mes pensées étaient si confuses que j’avais à peine le souvenir de ce qui s’était passé. La journée s’écoula ; vers le soir j’entendis un bruit d’instruments. C’était le bal du dimanche, et je dis à Larive d’y aller, et de voir si madame Pierson y était. Il ne l’y trouva point ; je l’envoyai chez elle. Les fenêtres étaient fermées ; la servante lui dit que sa maîtresse était partie avec sa tante ; et qu’elles devaient passer quelques jours chez un parent qui demeurait à N***, petite ville assez éloignée. En même temps il m’apporta une lettre qu’on lui avait remise. Elle était conçue en ces termes : « Il y a trois mois que je vous vois et un mois que je me suis aperçue que vous preniez pour moi ce qu’à votre âge on appelle de l’amour. J’avais cru remarquer en vous la résolution de me le cacher et de vous vaincre. J’avais de l’estime pour vous ; cela m’en a donné davantage. Je n’ai aucun reproche à vous faire sur ce qui s’est passé, ni de ce que la volonté vous a manqué. « Ce que vous croyez de l’amour n’est que du désir. Je sais que bien des femmes cherchent à l’inspirer ; il pourrait y avoir un orgueil mieux placé en elles, de faire en sorte qu’elles n’en aient pas besoin pour plaire à ceux qui les approchent. Mais cette vanité même est dangereuse, puisque j’ai eu tort de l’avoir avec vous. « Je suis plus vieille que vous de quelques années, et je vous demande de ne plus me revoir. Ce serait en vain que vous tenteriez d’oublier un moment de faiblesse ; ce qui s’est passé entre nous ne peut ni être une seconde fois, ni s’oublier tout à fait. « Je ne vous quitte pas sans tristesse ; je fais une absence de quelques jours ; si en revenant je ne vous trouve plus au pays, je serai sensible à cette dernière marque de l’amitié et de l’estime que vous m’avez témoignées. « Brigitte Pierson. »

CHAPITRE VIII La fièvre me retint une semaine au lit. Dès que je fus en état d’écrire, je répondis à madame Pierson qu’elle serait obéie et que j’allais partir. Je l’écrivis de bonne foi, et sans aucun dessein de la tromper ; mais je fus bien loin de tenir ma promesse. À peine avais-je fait deux lieues que je criai d’arrêter et descendis de voiture. Je me mis à me promener sur le chemin. Je ne pouvais détacher mes regards du village que j’apercevais encore dans l’éloignement. Enfin, après une irrésolution affreuse, je sentis qu’il m’était impossible de continuer ma route, et plutôt que de remonter en voiture, j’aurais consenti à mourir sur la place. Je dis au postillon de tourner, et, au lieu d’aller à Paris, comme je l’avais annoncé, je m’en fus droit à N***, où était madame Pierson. J’y arrivai à dix heures du soir. À peine descendu à l’auberge, je me fis indiquer par un garçon la maison de son parent, et, sans réfléchir à ce que je faisais, je m’y rendis sur-le-champ. Une servante vint m’ouvrir ; je lui demandai, si madame Pierson y était, d’aller la prévenir qu’on voulait lui parler de la part de M. Desprez. C’était le nom du curé de notre village. Tandis que la servante faisait ma commission, j’étais resté dans une petite cour assez sombre ; comme il pleuvait, j’avançai jusqu’à un péristyle au bas de l’escalier, qui n’était pas éclairé. Madame Pierson arriva bientôt, précédant la servante ; elle descendit vite, et ne me vit pas dans l’obscurité ; je fis un pas vers elle et lui touchai le bras. Elle se rejeta en arrière avec terreur, et s’écria : « Que me voulez-vous ? » Le son de sa voix était si tremblant, et, lorsque la servante parut avec sa lumière, je la vis si pâle que je ne sus que penser. Était-il possible que ma présence inattendue l’eût troublée à ce point ? Cette réflexion me traversa l’esprit ; mais je me dis que ce n’était sans doute qu’un mouvement de frayeur naturel à une femme qui se sent tout à coup saisie. Cependant, d’une voix plus calme, elle répéta sa question. « Il faut, lui dis-je, que vous m’accordiez de vous voir encore une fois. Je partirai, je quitte le pays ; vous serez obéie, je vous le jure, et au-delà de vos souhaits ; car je vendrai la maison de mon père, aussi bien que le reste, et passerai à l’étranger. Mais ce n’est qu’à cette condition que je vous verrai encore une fois ; sinon, je reste ; ne craignez rien de moi, mais j’y suis résolu. » Elle fronça le sourcil et jeta de côté et d’autre un regard étrange ; puis elle me répondit d’un air presque gracieux : « Venez demain dans la journée ; je vous recevrai. » Elle partit là-dessus. Le lendemain j’y allai à midi. On m’introduisit dans une chambre à vieilles tapisseries et à meubles antiques. Je la trouvai seule, assise sur un sofa. Je m’assis en face d’elle. « Madame, lui dis-je, je ne viens ni vous parler de ce que je souffre, ni renier l’amour que j’ai pour vous. Vous m’avez écrit que ce qui s’était passé entre nous ne pouvait s’oublier, et c’est vrai. Mais vous me dites qu’à cause de cela nous ne pouvons plus nous revoir sur le même pied qu’auparavant, et vous vous trompez. Je vous aime, mais je ne vous ai point offensée ; rien n’est changé pour ce qui vous regarde, puisque vous ne m’aimez pas. Si je vous revois, c’est donc uniquement de moi qu’il faut qu’on vous réponde, et ce qui vous en répond, c’est précisément mon amour. » Elle voulut m’interrompre. « Permettez-moi, de grâce, d’achever. Personne mieux que moi ne sait que, malgré tout le respect que je vous porte, et en dépit de toutes les protestations par lesquelles je pourrais me lier, l’amour est le plus fort. Je vous répète que je ne viens pas renier ce que j’ai dans le cœur. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui, d’après ce que vous me dites vous-même, que vous savez que je vous aime. Quelle raison m’a donc empêché jusqu’à présent de vous le déclarer ? La crainte de vous perdre ; j’avais peur d’être renvoyé de chez vous, et c’est ce qui arrive. Mettez-moi pour condition qu’à la première parole que j’en dirai, à la première occasion où il m’échappera un geste ou une pensée qui s’écarte du respect le plus profond, votre porte me sera fermée ; comme je me suis tu déjà, je me tairai à l’avenir. Vous croyez que c’est depuis un mois que je vous aime, et c’est depuis le premier jour. Quand vous vous en êtes aperçue, vous n’avez pas cessé de me voir pour cela. Si vous aviez alors pour moi assez d’estime pour me croire incapable de vous offenser, pourquoi aurais-je perdu cette estime ? C’est elle que je viens vous redemander. Que vous ai-je fait ? J’ai fléchi le genou ; je n’ ai pas même dit un mot. Que vous ai-je appris ? vous le saviez déjà. J’ai été faible parce que je souffrais. Eh bien ! madame, j’ai vingt ans, et ce que j’ai vu de la vie m’en a déjà tellement dégoûté (je pourrais dire un mot plus fort) qu’il n’y a aujourd’hui sur terre, ni dans la société des hommes, ni dans la solitude même, une place si petite et si insignifiante que je veuille encore l’occuper. L’espace renfermé entre les quatre murs de votre jardin est le seul lieu au monde où je vive ; vous êtes le seul être humain qui me fasse aimer Dieu. J’avais renoncé à tout avant même de vous connaître. Pourquoi m’ôter le seul rayon de soleil que la Providence m’ait laissé ? Si c’est par crainte, en quoi ai-je pu vous en inspirer ? Si c’est par aversion, de quoi me suis-je rendu coupable ? Si c’est par pitié et parce que je souffre, vous vous trompez de croire que je puisse guérir ; je le pouvais peut-être il y a deux mois ; j’ai mieux aimé vous voir et souffrir, et ne m’en repens pas, quoi qu’il arrive. Le seul malheur qui puisse m’atteindre, c’est de vous perdre. Mettez-moi à l’épreuve. Si jamais j’en viens à sentir qu’il y a pour moi trop de souffrances dans notre marché, je partirai ; et vous en êtes bien sûre, puisque vous me renvoyez aujourd’hui et que je suis prêt à partir. Quel risque courez-vous en me donnant encore un mois ou deux du seul bonheur que j’aurai jamais ? » J’attendais sa réponse. Elle se leva brusquement, puis se rassit. Elle garda un moment le silence. « Soyez-en persuadé, dit-elle, cela n’est pas ainsi. » Je crus m’apercevoir qu’elle cherchait des expressions qui ne parussent pas trop sévères, et qu’elle voulait me répondre avec douceur. « Un mot, lui dis-je en me levant, un mot ! et rien de plus. Je sais qui vous êtes, et s’il y a pour moi quelque compassion dans votre cœur, je vous en remercie ; dites un mot ! Ce moment décide de ma vie. » Elle secouait la tête ; je la vis hésiter. « Vous croyez que j’en guérirai ? m’écriai-je ; que Dieu vous laisse cette pensée, si vous me chassez d’ici… » En disant ces mots je regardais l’horizon, et je sentais jusqu’au fond de l’âme une si horrible solitude, à l’idée que j’allais partir, que mon sang se glaçait. Elle me vit debout, les yeux sur elle, attendant qu’elle parlât ; toutes les forces de ma vie étaient suspendues à ses lèvres. « Eh bien ! dit-elle, écoutez-moi. Ce voyage que vous avez fait est une imprudence ; il ne faut pas que ce soit pour moi que vous soyez venu ici ; chargez-vous d’une commission que je vous donnerai pour un ami de ma famille. Si vous trouvez que c’est un peu loin, que ce soit pour vous l’occasion d’une absence qui durera ce que vous voudrez, mais qui ne sera pas trop courte. Quoi que vous en disiez, ajouta-t-elle en souriant, un petit voyage vous calmera. Vous vous arrêterez dans les Vosges, et vous irez jusqu’à Strasbourg. Que dans un mois, dans deux mois, pour mieux dire, vous reveniez me rendre compte de ce dont on vous chargera ; je vous reverrai et vous répondrai mieux. » CHAPITRE IX Je reçus le soir même, de la part de madame Pierson, une lettre à l’adresse de M.R.D., à Strasbourg. Trois semaines après, ma commission était faite et j’étais revenu. Je n’avais pensé qu’à elle pendant mon voyage, et je perdais toute espérance de l’oublier jamais. Cependant mon parti était pris de me taire devant elle ; le danger que j’avais couru de la perdre par l’imprudence que j’avais commise, m’avait fait souffrir trop cruellement pour que j’eusse l’idée de m’y exposer de nouveau. L’estime que j’avais pour elle ne me permettait pas de croire qu’elle ne fût pas de bonne foi, et je ne voyais, dans la démarche qu’elle avait faite de quitter le pays, rien qui ressemblât à de l’hypocrisie. En un mot, j’avais la ferme persuasion qu’à la première parole d’amour que je lui dirais, sa porte me serait fermée. Je la retrouvai maigrie et changée. Son sourire habituel paraissait languissant sur ses lèvres décolorées. Elle me dit qu’elle avait été souffrante. Il ne fut point question de ce qui s’était passé. Elle avait l’air de ne pas vouloir s’en souvenir, et je ne voulais pas en parler. Nous reprîmes bientôt nos premières habitudes de voisinage ; cependant il y avait entre nous une certaine gêne, et comme une familiarité composée. Il semblait que nous nous disions parfois : « Il en était ainsi auparavant, qu’il en soit donc encore de même. » Elle m’accordait sa confiance comme une réhabilitation, qui n’était pas sans charmes pour moi. Mais nos entretiens étaient plus froids, par cette raison même que nos regards avaient, pendant que nous parlions, une conversation tacite. Dans tout ce que nous pouvions dire, il n’y avait plus à deviner. Nous ne cherchions plus, comme auparavant, à pénétrer dans l’esprit l’un de l’autre ; il n’y avait plus cet intérêt de chaque mot, de chaque sentiment, cette estimation curieuse d’autrefois ; elle me traitait avec bonté, mais je me défiais de sa bonté même ; je me promenais avec elle au jardin ; mais je ne l’accompagnais plus hors de la maison ; nous ne traversions plus ensemble les bois et les vallées ; elle ouvrait le piano quand nous étions seuls ; le son de sa voix n’éveillait plus dans mon cœur ces élans de jeunesse, ces transports de joie qui sont comme des sanglots pleins d’espérance. Quand je sortais, elle me tendait toujours sa main, mais je la sentais inanimée ; il y avait beaucoup d’efforts dans notre aisance, beaucoup de réflexions dans nos moindres propos, beaucoup de tristesse au fond de tout cela. Nous sentions bien qu’il y avait un tiers entre nous ; c’était l’amour que j’avais pour elle. Rien ne le trahissait dans mes actions, mais il parut bientôt sur mon visage ; je perdais ma gaîté, ma force, et l’apparence de santé que j’avais sur les joues. Un mois ne s’était pas encore écoulé que je ne ressemblais plus à moi-même. Cependant, dans nos entretiens, j’insistais toujours sur mon dégoût du monde, sur l’aversion que j’éprouvais d’y rentrer jamais. Je prenais à tâche de faire sentir à madame Pierson qu’elle ne devait pas se reprocher de m’avoir reçu de nouveau chez elle. Tantôt je lui peignais ma vie passée sous les couleurs les plus sombres, et lui donnais à entendre que s’il fallait me séparer d’elle, je resterais livré à une solitude pire que la mort ; je lui disais que j’avais la société en horreur, et le récit fidèle de ma vie, que je lui avais fait, lui prouvait que j’étais sincère. Tantôt j’affectais une gaîté qui était bien loin de mon cœur, pour lui dire qu’en me permettant de la voir, elle m’avait sauvé du plus affreux malheur ; je la remerciais presque à chaque fois que j’allais chez elle, afin d’y pouvoir retourner le soir ou le lendemain. « Tous mes rêves de bonheur, lui disais-je, toutes mes espérances, toute mon ambition, sont renfermés dans ce petit coin de terre que vous habitez ; hors de l’air que vous respirez, il n’y a point de vie pour moi. »

Elle voyait ce que je souffrais, et ne pouvait s’empêcher de me plaindre. Mon courage lui faisait pitié, et il se répandait sur toutes ses paroles, sur ses gestes mêmes et sur son attitude, quand j’étais là, une sorte d’attendrissement. Elle sentait la lutte qui se faisait en moi ; mon obéissance flattait son orgueil, mais ma pâleur réveillait en elle son instinct de sœur de charité. Je la voyais parfois irritée, presque coquette ; elle me disait d’un air presque mutin : « Je n’y serai pas demain, ne venez pas tel jour. » Puis, comme je me retirais, triste et résigné, elle s’adoucissait tout à coup, elle ajoutait : « Je n’en sais rien, venez toujours » ; ou bien son adieu était plus familier, elle me suivait jusqu’à la grille d’un regard plus triste et plus doux. « N’en doutez pas, lui disais-je, c’est la Providence qui m’a mené à vous. Si je ne vous avais pas connue, peut-être, à l’heure qu’il est, serais-je retombé dans mes désordres. Dieu vous a envoyée comme un ange de lumière, pour me retirer de l’abîme. C’est une mission sainte qui vous est confiée ; qui sait, si je vous perdais, où pourrait me conduire le chagrin qui me dévorerait, l’expérience funeste que j’ai à mon âge, et le combat terrible de ma jeunesse avec mon ennui ? » Cette pensée, bien sincère en moi, était de la plus grande force sur une femme d’une dévotion exaltée, et d’une âme aussi pieuse qu’ardente. Ce fut peut-être pour cette seule cause que madame Pierson me permit de la voir. Je me disposais un jour à aller chez elle, lorsqu’on frappa à ma porte, et je vis entrer Mercanson, ce même prêtre que j’avais rencontré dans son jardin à ma première visite. Il commença par des excuses, aussi ennuyeuses que lui, sur ce qu’il se présentait ainsi chez moi sans me connaître ; je lui dis que je le connaissais très bien pour le neveu de notre curé, et lui demandai ce dont il s’agissait. Il tournait de côté et d’autre, d’un air emprunté, cherchant ses phrases, et touchant du bout du doigt à tout ce qui se trouvait sur ma table, comme un homme qui ne sait quoi dire. Enfin il m’annonça que madame Pierson était malade, et qu’elle l’avait chargé de m’avertir qu’elle ne pouvait me recevoir de la journée. « Elle est malade ? Mais je l’ai quittée hier assez tard, et elle se portait bien. » Il fit un salut. « Mais, monsieur l’abbé, pourquoi, si elle est malade, me l’envoyer dire par un tiers ? Elle ne demeure pas si loin, et il importait peu de me laisser faire une course inutile. » Même réponse de Mercanson. Je ne pouvais comprendre pourquoi cette démarche de sa part, encore moins cette commission dont on l’avait chargé. « C’est bien, lui dis-je ; je la verrai demain, et elle m’expliquera tout cela. » Ses hésitations recommencèrent : « Madame Pierson lui avait dit en outre… il devait me dire… Il s’était chargé… – Eh ! de quoi donc ? m’écriai-je impatienté. – Monsieur, vous êtes violent. Je pense que madame Pierson est assez gravement malade ; elle ne pourra vous voir de toute la semaine. » Nouveau salut, et il sortit. Il était clair que cette visite cachait quelque mystère : ou madame Pierson ne voulait plus me voir, et je ne savais à quoi l’attribuer ; ou Mercanson s’entremettait de son propre mouvement. Je laissai passer la journée ; le lendemain, de bonne heure, je m’en fus à la porte, où je rencontrai la servante ; mais elle me dit qu’en effet sa maîtresse était fort malade, et quoi que je pusse faire, elle ne voulut ni prendre l’argent que je lui offris ni écouter mes questions. Comme je rentrais au village, je vis précisément Mercanson sur la promenade ; il était entouré des enfants de l’école à qui son oncle faisait la leçon. Je l’abordai au milieu de sa harangue, et le priai de me dire deux mots. Il me suivit jusqu’à la place, mais c’était à mon tour d’hésiter, car je ne savais comment m’y prendre pour tirer de lui son secret. « Monsieur, lui dis-je, je vous supplie de me dire si ce que vous m’avez appris hier est la vérité, ou s’il y a quelque autre motif. Outre qu’il n’y a point dans le pays de médecin qui puisse être appelé, j’ai des raisons d’une grande importance pour vous demander ce qui en est. » Il se défendit de toutes les façons, prétendant que madame Pierson était malade, et qu’il ne savait autre chose, sinon qu’elle l’avait envoyé chercher et chargé d’aller m’avertir, comme il s’en était acquitté. Cependant, tout en parlant, nous étions arrivés en haut de la grand’rue, dans un endroit désert. Voyant que ni la ruse ni la prière ne me servait de rien, je me retournai tout à coup et lui pris les deux bras. « Qu’est-ce à dire, monsieur ? voulez-vous user de violence ? – Non ; mais je veux que vous parliez. – Monsieur, je n’ai peur de personne, et je vous ai dit ce que je devais. – Vous avez dit ce que vous deviez et non ce que vous savez. Madame Pierson n’est point malade ; je le sais, j’en suis sûr. – Qu’en savez-vous ? – La servante me l’a dit. Pourquoi me ferme-t-elle sa porte, et pourquoi est-ce vous qu’elle en charge ? » Mercanson vit passer un paysan. « Pierre, lui cria-t-il par son nom, attendez-moi, j’ai à vous parler. » Le paysan s’approcha de nous ; c’était tout ce qu’il demandait, pensant bien que, devant un tiers, je n’oserais le maltraiter. Je le lâchai en effet, mais si rudement qu’il en recula, et que son dos frappa contre un arbre. Il serra le poing et partit sans mot dire. Je passai toute la semaine dans une agitation extrême, allant trois fois le jour chez madame Pierson, et constamment refusé à sa porte. Je reçus d’elle une lettre ; elle me disait que mon assiduité faisait jaser dans le pays, et me priait que mes visites fussent plus rares dorénavant. Pas un mot, du reste, de Mercanson ni de sa maladie. Cette précaution lui était si peu naturelle, et contrastait d’une manière si étrange avec la fierté indifférente qu’elle témoignait pour toute espèce de propos de ce genre, que j’eus d’abord peine à y croire. Ne sachant cependant quelle autre interprétation trouver, je lui répondis que je n’avais rien tant à cœur que de lui obéir. Mais, malgré moi, les expressions dont je me servis se ressentaient de quelque amertume. Je retardai même volontairement le jour où il m’était permis de l’aller voir, et n’envoyai point demander de ses nouvelles, afin de la persuader que je ne croyais point à sa maladie. Je ne savais par quelle raison elle m’éloignait ainsi ; mais j’étais, en vérité, si malheureux, que je pensais parfois sérieusement à en finir avec cette vie insupportable. Je demeurais des journées entières dans les bois ; le hasard l’y fit me rencontrer un jour, dans un état à faire pitié. Ce fut à peine si j’eus le courage de lui demander quelques explications ; elle n’y répondit pas franchement, et je ne revins plus sur ce sujet. J’en étais réduit à compter les jours que je passais loin d’elle, et à vivre des semaines sur l’espoir d’une visite. À tout moment, je me sentais l’envie de me jeter à ses genoux et de lui peindre mon désespoir. Je me disais qu’elle ne pourrait y être insensible, qu’elle me paierait du moins de quelques paroles de pitié ; mais là-dessus son brusque départ et sa sévérité me revenaient ; je tremblais de la perdre, et j’aimais mieux mourir que de m’y exposer. Ainsi, n’ayant pas même la permission d’avouer ma peine, ma santé achevait de se détruire. Mes pieds ne me portaient chez elle qu’à regret ; je sentais que j’allais y puiser des sources de larmes, et chaque visite m’en coûtait de nouvelles ; c’était un déchirement comme si je n’eusse plus dû la revoir, chaque fois que je la quittais. De son côté, elle n’avait plus avec moi ni le même ton ni la même aisance qu’auparavant ; elle parlait de projets de voyage ; elle affectait de me confier légèrement des envies qui lui prenaient, disait-elle, de quitter le pays, et me rendaient plus mort que vif quand je les entendais. Si elle se livrait un instant à un mouvement naturel, elle se rejetait aussitôt dans une froideur désespérante. Je ne pus m’empêcher un jour de pleurer de douleur devant elle, de la manière dont elle me traitait. Je l’en vis pâlir malgré elle. Comme je sortais, elle me dit à la porte : « Je vais demain à Sainte-Luce (c’était un village des environs), et c’est trop loin pour aller à pied. Soyez ici à cheval, de bon matin, si vous n’avez rien à faire ; vous m’accompagnerez. » Je fus exact au rendez-vous, comme on peut penser. Je m’étais couché sur cette parole avec des transports de joie ; mais, en sortant de chez moi j’éprouvai au contraire une tristesse invincible. En me rendant le privilège que j’avais perdu de l’accompagner dans ses courses solitaires, elle avait cédé clairement à une fantaisie qui me parut cruelle si elle ne m’aimait pas. Elle savait que je souffrais : pourquoi abuser de mon courage si elle n’avait pas changé d’avis ? Cette réflexion, que je fis malgré moi, me rendit tout autre qu’à l’ordinaire. Lorsqu’elle monta à cheval, le cœur me battit quand je lui pris le pied ; je ne sais si c’était de désir ou de colère. « Si elle est touchée, me dis-je à moi-même, pourquoi tant de réserve ? Si elle n’est que coquette, pourquoi tant de liberté ? » Tels sont les hommes ; à mon premier mot, elle s’aperçut que je regardais de travers et que mon visage était changé. Je ne lui parlais pas et je pris l’autre côté de la route. Tant que nous fûmes dans la plaine, elle parut tranquille, et tournait seulement la tête de temps en temps pour voir si je la suivais ; mais lorsque nous entrâmes dans la forêt, et que le pas de nos chevaux commença à retentir sous les sombres allées, parmi les roches solitaires, je la vis trembler tout à coup. Elle s’arrêtait comme pour m’attendre, car je me tenais un peu derrière elle ; dès que je la rejoignais, elle prenait le galop. Bientôt nous arrivâmes sur le penchant de la montagne, et il fallut aller au pas. Je vins alors me mettre à côté d’elle ; mais nous baissions tous deux la tête ; il était temps, je lui pris la main. « Brigitte, lui dis-je, vous ai-je fatiguée de mes plaintes ? Depuis que je suis revenu, que je vous vois tous les jours, et que tous les soirs en rentrant je me demande quand il faudra mourir, vous ai-je importunée ? Depuis deux mois que je perds le repos, la force et l’espérance, vous ai-je dit un mot de ce fatal amour qui me dévore et qui me tue, ne le savez-vous pas ? Levez la tête ; faut-il vous le dire ? Ne voyez-vous pas que je souffre et que mes nuits se passent à pleurer ? n’avez- vous pas rencontré quelque part dans ces forêts sinistres un malheureux assis les deux mains sur son front ? n’avez-vous jamais trouvé de larmes sur ces bruyères ? Regardez-moi, regardez ces montagnes ; vous souvenez-vous que je vous aime ? Ils le savent, eux, ces témoins ; ces rochers, ces déserts le savent. Pourquoi m’amener devant eux ? ne suis-je pas assez misérable ? ai-je manqué maintenant de courage ? êtes-vous assez obéie ? À quelle épreuve, à quelle torture suis-je soumis, et pour quel crime ? Si vous ne m’aimez pas, que faites-vous ici ? – Partons, dit-elle, ramenez-moi, retournons sur nos pas. » Je saisis la bride de son cheval. « Non, répondis-je, car j’ai parlé. Si nous retournons, je vous perds, je le sais ; en rentrant chez vous, je sais d’avance ce que vous me direz. Vous avez voulu voir jusqu’où allait ma patience, vous avez mis ma douleur au défi, peut-être pour avoir le droit de me chasser ; vous étiez lasse de ce triste amant qui souffrait sans se plaindre, et qui buvait avec résignation le calice amer de vos dédains ! vous saviez que, seul avec vous, à l’aspect de ces bois, en face de ces solitudes où mon amour a commencé, je ne pourrais garder le silence ! vous avez voulu être offensée ; eh bien ! madame, que je vous perde ! j’ai assez pleuré, j’ai assez souffert, j’ai assez refoulé dans mon cœur l’amour insensé qui me ronge ; vous avez eu assez de cruauté. » Comme elle fit un mouvement pour sauter à bas de cheval, je la pris dans mes bras, et collai mes lèvres sur les siennes. Mais, au même instant je la vis pâlir, ses yeux se fermèrent, elle lâcha la bride qu’elle tenait, et glissa à terre. « Dieu de bonté, m’écriai-je, elle m’aime ! » Elle m’avait rendu mon baiser. Je mis pied à terre, et courus à elle. Elle était étendue sur l’herbe. Je la soulevai, elle ouvrit les yeux ; une terreur subite la fit frissonner tout entière ; elle repoussa ma main avec force, fondit en larmes, et m’échappa. J’étais resté au bord du chemin ; je la regardais, belle comme le jour, appuyée contre un arbre, ses longs cheveux tombant sur ses épaules, ses mains irritées et tremblantes, ses joues couvertes de rougeur, toutes brillantes de pourpre et de perles. « Ne m’approchez pas, criait-elle, ne faites pas un pas vers moi ! – Ô mon amour ! lui dis-je, ne craignez rien ; si je vous ai offensée tout à l’heure, vous pouvez m’en punir ; j’ai eu un moment de rage et de douleur ; traitez-moi comme vous voudrez ; vous pouvez partir maintenant, m’envoyer où il vous plaira : je sais que vous m’aimez, Brigitte, vous êtes plus en sûreté ici que tous les rois dans leurs palais. » Madame Pierson, à ces paroles, fixa sur moi ses yeux humides ; j’y vis le bonheur de ma vie venir à moi dans un éclair. Je traversai la route et allai me mettre à genoux devant elle. Qu’il aime peu, celui qui peut dire de quelles paroles s’est servie sa maîtresse pour lui avouer qu’elle l’aimait ! CHAPITRE X Si j’étais joaillier, et si je prenais dans mon trésor un collier de perles pour en faire présent à un ami, il me semble que j’aurais une grande joie à le lui poser moi-même autour du cou ; mais si j’étais l’ami, je mourrais plutôt que d’arracher le collier des mains du joaillier. J’ai vu que la plupart des hommes pressent de se donner la femme qui les aime, et j’ai toujours fait le contraire, non par calcul, mais par un sentiment naturel. La femme qui aime un peu et qui résiste n’aime pas assez, et celle qui aime assez et qui résiste sait qu’elle est moins aimée. Madame Pierson me témoigna plus de confiance, après m’avoir avoué qu’elle m’aimait, qu’elle ne m’en avait jamais montré. Le respect que j’avais pour elle lui inspira une si douce joie que son beau visage en devint comme une fleur épanouie ; je la voyais quelquefois s’abandonner à une gaîté folle, puis tout à coup s’arrêter pensive ; affectant à certains moments de me traiter presque en enfant, puis me regardant les yeux pleins de larmes ; imaginant mille plaisanteries pour se donner le prétexte d’un mot plus familier ou d’une caresse innocente, puis me quittant pour s’asseoir à l’écart et s’abandonner à des rêveries qui la saisissaient. Y a-t-il au monde un plus doux spectacle ? Quand elle revenait à moi, elle me trouvait sur son passage, dans quelque allée d’où je l’avais observée de loin. « Ô mon amie ! lui disais-je, Dieu lui-même se réjouit de voir combien vous êtes aimée. » Je ne pouvais pourtant lui cacher ni la violence de mes désirs ni ce que je souffrais en luttant contre eux. Un soir que j’étais chez elle, je lui dis que j’avais appris le matin la perte d’un procès important pour moi, et qui apportait dans mes affaires un changement considérable. « Comment se fait-il, me demanda-t-elle, que vous me l’annonciez en riant ? – Il y a, lui dis-je, une maxime d’un poète persan : « Celui qui est aimé d’une belle femme est à l’abri des coups du sort. » Madame Pierson ne me répondit pas ; elle se montra toute la soirée plus gaie encore que de coutume. Comme je jouais aux cartes avec sa tante et que je perdais, il n’y eut sorte de malice qu’elle n’employât pour me piquer, disant que je n’y entendais rien et pariant toujours contre moi, si bien qu’elle me gagna tout ce que j’avais dans ma bourse. Quand la vieille dame se fut retirée, elle s’en alla sur le balcon, et je l’y suivis en silence. Il faisait la plus belle nuit du monde ; la lune se couchait et les étoiles brillaient d’une clarté plus vive sur un ciel d’un azur foncé. Pas un souffle de vent n’agitait les arbres ; l’air était tiède et embaumé. Elle était appuyée sur son coude, les yeux au ciel ; je m’étais penché à côté d’elle, et je la regardais rêver. Bientôt je levai les yeux moi-même ; une volupté mélancolique nous enivrait tous deux. Nous respirions ensemble les tièdes bouffées qui sortaient des charmilles ; nous suivions au loin dans l’espace les dernières lueurs d’une blancheur pâle que la lune entraînait avec elle en descendant derrière les masses noires des marronniers. Je me souvins d’un certain jour que j’avais regardé avec désespoir le vide immense de ce beau ciel ; ce souvenir me fit tressaillir ; tout était si plein maintenant ! Je sentis qu’un hymne de grâces s’élevait dans mon cœur, et que notre amour montait à Dieu. J’entourai de mon bras la taille de ma chère maîtresse ; elle tourna doucement la tête ; ses yeux étaient noyés de larmes. Son corps plia comme un roseau, ses lèvres entr’ouvertes tombèrent sur les miennes, et l’univers fut oublié. CHAPITRE XI Ange éternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence ? Ô baiser, mystérieux breuvage que les lèvres se versent comme des coupes altérées ! ivresse des sens, ô volupté ! oui, comme Dieu tu es immortelle ! Sublime élan de la créature, communion universelle des êtres, volupté trois fois sainte, qu’ont dit de toi ceux qui t’ont vantée ? Ils t’ont appelée passagère, ô créatrice ! et ils ont dit que ta courte apparence illuminait leur vie fugitive. Parole plus courte elle-même que le souffle d’un moribond ! vraie parole de brute sensuelle, qui s’étonne de vivre une heure et qui prend les clartés de la lampe éternelle pour une étincelle qui sort d’un caillou ! Amour ! ô principe du monde ! flamme précieuse que la nature entière, comme une vestale inquiète, surveille incessamment dans le temple de Dieu ! foyer de tout, par qui tout existe ! les esprits de destruction mourraient eux-mêmes en soufflant sur toi ! Je ne m’étonne pas qu’on blasphème ton nom ; car ils ne savent qui tu es, ceux qui croient t’avoir vu en face, parce qu’ils ont ouvert les yeux ; et quand tu trouves tes vrais apôtres, unis sur terre dans un baiser, tu ordonnes à leurs paupières de se fermer comme des voiles, afin qu’on ne voie pas le bonheur. Mais vous, délices ! sourires languissants, premières caresses, tutoiement timide, premiers bégaiements de l’amante, vous qu’on peut voir, vous qui êtes à nous ! êtes-vous donc moins à Dieu que le reste, beaux chérubins qui planez dans l’alcôve, et qui ramenez à ce monde l’homme réveillé du songe divin ? Ah ! chers enfants de la volupté, comme votre mère vous aime ! C’est vous, causeries curieuses, qui soulevez les premiers mystères, touchers tremblants et chastes encore, regards déjà insatiables, qui commencez à tracer dans le cœur comme une ébauche craintive l’ineffaçable image de la beauté chérie ! Ô royaume ! ô conquête ! c’est vous qui faites les amants. Et toi, vrai diadème, toi, sérénité du bonheur ! premier regard reporté sur la vie, premier retour des heureux à tant d’objets indifférents qu’ils ne voient plus qu’à travers leur joie, premiers pas faits dans la nature à côté de la bien-aimée ! qui vous peindra ? Quelle parole humaine exprimera jamais la plus faible caresse ? Celui qui, par une fraîche matinée, dans la force de la jeunesse, est sorti un jour à pas lents, tandis qu’une main adorée fermait sur lui la porte secrète ; qui a marché sans savoir où, regardant les bois et les plaines ; qui a traversé une place sans entendre qu’on lui parlait ; qui s’est assis dans un lieu solitaire, riant et pleurant sans raison ; qui a posé ses mains sur son visage pour y respirer un reste de parfum ; qui a oublié tout à coup ce qu’il avait fait sur terre jusqu’alors ; qui a parlé aux arbres de la route et aux oiseaux qu’il voyait passer ; qui enfin, au milieu des hommes, s’est montré un joyeux insensé, puis qui est tombé à genoux et qui en a remercié Dieu ; celui-là mourra sans se plaindre : il a eu la femme qu’il aimait.