La Confession d’un enfant du siècle (1836)/Cinquième partie

F. Bonnaire (IIp. 157-330).







CINQUIÈME PARTIE.

CHAPITRE PREMIER

Décidés à un long voyage, nous étions venus à Paris ; les préparatifs nécessaires et les affaires à régler demandaient du temps, et il fallut prendre pour un mois un appartement à l’hôtel garni.

La résolution de quitter la France avait tout fait changer de face ; la joie, l’espoir, la confiance, tout était revenu à la fois ; plus de chagrins, plus de querelles devant la pensée du départ prochain. Il ne s’agissait plus que de rêves de bonheur, de serments d’aimer à jamais ; je voulais enfin pour tout de bon faire oublier à ma chère maîtresse tous les maux qu’elle avait soufferts. Comment aurais-je pu résister à tant de preuves d’une affection si tendre et à une résignation si courageuse ? Non seulement Brigitte me pardonnait, mais elle s’apprêtait à me faire le plus grand sacrifice et à tout quitter pour me suivre. Autant je me sentais indigne du dévouement qu’elle me témoignait, autant je voulais à l’avenir que mon amour l’en récompensât ; enfin mon bon ange avait triomphé, et l’admiration et l’amour prenaient le dessus dans mon cœur.

Inclinée près de moi, Brigitte cherchait sur la carte le lieu où nous allions nous ensevelir ; nous ne l’avions pas décidé encore, et nous trouvions à cette incertitude un plaisir si vif et si nouveau, que nous feignions, pour ainsi dire, de ne pouvoir nous fixer sur rien. Durant ces recherches, nos fronts se touchaient, mon bras entourait la taille de Brigitte. « Où irons-nous ? que ferons-nous ? où commencera la vie nouvelle ? » Comment dirai-je ce que j’éprouvais, lorsque au milieu de tant d’espérances je relevais la tête par moment ? Quel repentir me pénétrait à la vue de ce beau et tranquille visage qui souriait à l’avenir, pâle encore des douleurs du passé ! Lorsque je la tenais ainsi et que son doigt errait sur la carte, tandis qu’elle parlait à voix basse de ses affaires qu’elle disposait, de ses désirs, de notre retraite future, j’aurais donné mon sang pour elle. Projets de bonheur, vous êtes peut-être le seul bonheur véritable ici-bas !

Il y avait huit jours environ que notre temps se passait en courses et en emplettes, lorsqu’un jeune homme se présenta chez nous ; il apportait des lettres à Brigitte. Après l’entretien qu’il eut avec elle, je la trouvai triste et abattue ; mais je n’en pus savoir autre chose sinon que les lettres étaient de N***, cette même ville où, pour la première fois, j’avais parlé de mon amour, et où demeuraient les seuls parents que Brigitte eût encore.

Cependant nos préparatifs se faisaient rapidement, et il n’y avait place dans mon cœur que pour l’impatience du départ ; en même temps la joie que j’éprouvais me laissait à peine un instant de repos. Quand je me levais le matin et que le soleil éclairait nos croisées, je me sentais de tels transports que j’en étais comme enivré ; j’entrais alors sur la pointe du pied dans la chambre où dormait Brigitte. Elle me trouva plus d’une fois, en s’éveillant, à genoux au pied de son lit, la regardant dormir et ne pouvant retenir mes larmes ; je ne savais par quel moyen la convaincre de la sincérité de mon repentir. Si mon amour pour ma première maîtresse m’avait fait faire autrefois des folies, j’en faisais maintenant cent fois plus ; tout ce que la passion portée à l’excès peut inspirer d’étrange ou de violent, je le recherchais avec fureur. C’était un culte que j’avais pour Brigitte, et, quoique son amant depuis plus de six mois, il me semblait, quand je l’approchais, que je la voyais pour la première fois ; j’osais à peine baiser le bas de la robe de cette femme que j’avais si longtemps maltraitée. Ses moindres mots me faisaient tressaillir comme si sa voix m’eût été nouvelle ; tantôt je me jetais dans ses bras en sanglotant, et tantôt j’éclatais de rire sans motif ; je ne parlais de ma conduite passée qu’avec horreur et avec dégoût, et j’aurais voulu qu’il eût existé quelque part un temple consacré à l’amour, pour m’y laver dans un baptême et m’y couvrir d’un vêtement distinct que rien désormais n’eût pu m’arracher.

J’ai vu le saint Thomas du Titien poser son doigt sur la plaie du Christ, et j’ai souvent pensé à lui ; si j’osais comparer l’amour à la foi d’un homme en son Dieu, je pourrais dire que je lui ressemblais. Quel nom porte le sentiment qu’exprime cette tête inquiète, presque doutant encore et adorant déjà ? Il touche la plaie ; le blasphème étonné s’arrête sur ces lèvres ouvertes, où la prière se pose doucement. Est-ce un apôtre ? est-ce un impie ? se repent-il autant qu’il a offensé ? Ni lui, ni le peintre, ni toi qui le regardes, vous n’en savez rien ; le Sauveur sourit, et tout s’absorbe comme une goutte de rosée dans un rayon de l’immense bonté.

C’est ainsi que, devant Brigitte, j’étais muet et comme surpris sans cesse ; je tremblais qu’elle ne conservât des craintes, et que tant de changements qu’elle avait vus en moi ne la rendissent défiante. Mais au bout de quinze jours, elle avait lu clairement dans mon cœur ; elle comprit qu’en la voyant sincère, je l’étais devenu à mon tour, et comme mon amour venait de son courage, elle ne douta pas plus de l’un que de l’autre.

Notre chambre était pleine de hardes en désordre, d’albums, de crayons, de livres, de paquets, et sur tout cela, toujours étalée, la chère carte que nous aimions tant. Nous allions et venions ; je m’arrêtais à tout moment pour me jeter aux genoux de Brigitte, qui me traitait de paresseux, disant en riant qu’il lui fallait tout faire et que je n’étais bon à rien ; et, tout en préparant les malles, les projets allaient, comme on pense. C’était bien loin de gagner la Sicile ; mais l’hiver y est si agréable ! c’est le climat le plus heureux. Gênes est bien belle avec ses maisons peintes, ses jardins verts en espalier et les Apennins derrière elle. Mais que de bruit ! quelle multitude ! Sur trois hommes qui passent dans les rues, il y a un moine et un soldat. Florence est triste ; c’est le Moyen ge encore vivant au milieu de nous. Comment souffrir ces fenêtres grillées et cette affreuse couleur brune dont les maisons sont toutes salies ! Qu’irions-nous faire à Rome ? nous ne voyageons pas pour nous éblouir, et encore moins pour rien apprendre. Si nous allions sur les bords du Rhin ? mais la saison y sera passée, et quoiqu’on ne cherche pas le monde, il est toujours triste d’aller où il va, quand il n’y est plus. Mais l’Espagne ? trop d’embarras nous y arrêteraient ; il faut y marcher comme en guerre et s’attendre à tout, hormis au repos. Allons en Suisse ! si tant de gens y voyagent, laissons les sots en faire fi ; c’est là qu’éclatent dans toute leur splendeur les trois couleurs les plus chères à Dieu : l’azur du ciel, la verdure des plaines et la blancheur des neiges au sommet des glaciers. « Partons, partons, disait Brigitte, envolons-nous comme deux oiseaux. Figurons-nous mon cher Octave, que c’est d’hier que nous nous connaissons. Vous m’avez rencontrée au bal, je vous ai plu et je vous aime ; vous me contez qu’à quelques lieues d’ici, dans je ne sais quelle petite ville, vous avez aimé une madame Pierson ; ce qui s’est passé entre vous et elle, je ne le veux seulement pas croire. N’iriez-vous pas me faire confidence de vos amours avec une femme que vous avez quittée pour moi ? Je vous dis tout bas à mon tour qu’il n’y a pas bien longtemps encore j’ai aimé un mauvais sujet qui m’a rendue assez malheureuse ; vous me plaignez, vous m’imposez silence, et il est convenu entre nous qu’il n’en sera jamais question. »

Lorsque Brigitte parlait ainsi, ce que j’éprouvais ressemblait à de l’avarice ; je la serrais avec des bras tremblants. « Ô Dieu ! m’écriais-je, je ne sais si c’est de joie ou de crainte que je frissonne. Je vais t’emporter, mon trésor. Devant cet horizon immense, tu es à moi ! nous allons partir. Meure ma jeunesse, meurent les souvenirs, meurent les soucis et les regrets ! Ô ma bonne et brave maîtresse, tu as fait un homme d’un enfant ! Si je te perdais maintenant, jamais je ne pourrais aimer. Peut-être, avant de te connaître, une autre femme aurait pu me guérir ; mais maintenant toi seule au monde tu peux me tuer ou me sauver ; car je porte au cœur la blessure de tout le mal que je t’ai fait. J’ai été ingrat, aveugle et cruel. Dieu soit béni ! tu m’aimes encore. Si jamais tu retournes au village où je t’ai vue sous les tilleuls, regarde cette maison déserte ; il doit y avoir là un fantôme, car l’homme qui en sort avec toi n’est pas celui qui y était entré.

— Est-ce bien vrai ? disait Brigitte, et son beau front, tout radieux d’amour, se levait alors vers le ciel, est-ce bien vrai que je suis à toi ? Oui, loin de ce monde odieux qui t’avait vieilli avant l’âge, oui, enfant, vous allez aimer. Je vous aurai tel que vous êtes, et, quel que soit le coin de la terre où nous allons trouver la vie, vous m’y pourrez oublier sans remords le jour où vous n’aimerez plus. Ma mission sera remplie, et il me restera toujours là-haut un Dieu pour l’en remercier. »

De quel poignant et affreux souvenir me remplissent encore ces paroles ! Enfin il était décidé que nous irions d’abord à Genève, et que nous choisirions au pied des Alpes un lieu tranquille pour le printemps. Déjà Brigitte parlait du beau lac ; déjà j’aspirais dans mon cœur le souffle du vent qui l’agite, et la vivace odeur de la verte vallée ; déjà Lausanne, Vevey, l’Oberland, et, pardelà les sommets du Mont-Rose la plaine immense de la Lombardie ; déjà l’oubli, le repos, la fuite, tous les esprits des solitudes heureuses nous conviaient et nous invitaient ; déjà, quand, le soir, les mains jointes, nous nous regardions l’un l’autre en silence, nous sentions s’élever en nous ce sentiment plein d’une grandeur étrange qui s’empare du cœur à la veille des longs voyages, vertige secret et inexplicable qui tient à la fois des terreurs de l’exil et des espérances du pèlerinage. Ô Dieu ! c’est ta voix elle-même qui appelle alors, et qui avertit l’homme qu’il va venir à toi. N’y a-t-il pas dans la pensée humaine des ailes qui frémissent et des cordes sonores qui se tendent ? Que vous dirai-je ? n’y a-t-il pas un monde dans ces seuls mots : « Tout était prêt, nous allions partir » ?

Tout à coup Brigitte languit ; elle baisse la tête, elle garde le silence. Quand je lui demande si elle souffre, elle me dit que non d’une voix éteinte ; quand je lui parle du jour du départ, elle se lève, froide et résignée, et continue ses préparatifs ; quand je lui jure qu’elle va être heureuse et que je veux lui consacrer ma vie, elle s’enferme pour pleurer ; quand je l’embrasse, elle devient pâle et détourne les yeux en me tendant les lèvres ; quand je lui dis que rien n’est encore fait, qu’elle peut renoncer à nos projets, elle fronce le sourcil d’un air dur et farouche ; quand je la supplie de m’ouvrir son cœur, quand je lui répète que, dussé-je en mourir, je sacrifierai mon bonheur s’il doit jamais lui coûter un regret, elle se jette à mon cou, puis s’arrête, et me repousse comme involontairement. Enfin j’entre un jour dans sa chambre, tenant à la main un billet où nos places sont marquées pour la voiture de Besançon. Je m’approche d’elle, je le pose sur ses genoux ; elle étend les bras, pousse un cri, et tombe sans connaissance à mes pieds.

CHAPITRE II

Tous mes efforts pour deviner la cause d’un changement aussi inattendu étaient restés sans résultat comme les questions que j’avais pu faire. Brigitte était malade et gardait opiniâtrement le silence. Après une journée entière passée, tantôt à la supplier de s’expliquer, tantôt à m’épuiser en conjectures, j’étais sorti sans savoir où j’allais. En passant près de l’Opéra, un commissionnaire m’offrit un billet, et machinalement j’y entrai, comme c’était mon habitude.

Je ne pouvais faire attention à ce qui se passait ni sur le théâtre ni dans la salle ; j’étais navré d’une telle douleur et en même temps si stupéfait, que je ne vivais, pour ainsi dire, qu’en moi, et que les objets extérieurs ne semblaient plus frapper mes sens. Toutes mes forces concentrées se portaient sur une pensée, et plus je la remuais dans ma tête, moins j’y pouvais voir nettement. Quel obstacle affreux, survenu tout à coup, renversait ainsi, à la veille du départ, tant de projets et d’espérances ? S’il s’agissait d’un événement ordinaire ou même d’un malheur véritable, comme d’un accident de fortune ou de la perte de quelque ami, pourquoi ce silence obstiné ? Après tout ce qu’avait fait Brigitte, dans un moment où nos rêves les plus chers paraissaient près de se réaliser, de quelle nature pouvait être un secret qui détruisait notre bonheur et qu’elle refusait de me confier ? Quoi ! c’est de moi qu’elle se cache ? Que ses chagrins, que ses affaires, la crainte même de l’avenir, je ne sais quel motif de tristesse, d’incertitude ou de colère, la retiennent ici quelque temps ou la fassent renoncer pour toujours à ce voyage si désiré, par quelle raison ne pas s’ouvrir à moi ? Dans l’état où se trouvait mon cœur, je ne pouvais cependant supposer qu’il y eût là rien de blâmable. L’apparence seule d’un soupçon me révoltait et me faisait horreur. Comment, d’autre part, croire à de l’inconstance ou à du caprice seulement dans cette femme telle que je la connaissais ? Je me perdais dans un abîme, et ne voyais pas même la plus faible lueur, le moindre point qui pût me fixer.

Il y avait en face de moi, à la galerie, un jeune homme dont les traits ne m’étaient pas inconnus. Comme il arrive souvent quand on a l’esprit préoccupé, je le regardais sans m’en rendre compte, et je cherchais à mettre son nom sur son visage. Tout à coup, je le reconnus ; c’était lui qui, comme je l’ai dit plus haut, avait apporté à Brigitte des lettres de N***. Je me levai précipitamment pour aller lui parler, sans songer à ce que je faisais. Il occupait une place à laquelle je ne pouvais arriver sans déranger un grand nombre de spectateurs, et je fus contraint d’attendre l’entr’acte.

Mon premier mouvement avait été de penser que, si quelqu’un pouvait m’éclairer sur l’unique souci qui m’inquiétait, c’était ce jeune homme plus que tout autre. Il avait eu avec madame Pierson plusieurs entretiens depuis quelques jours, et je me souvins que, lorsqu’il l’avait quittée, je l’avais trouvée constamment triste, non seulement le premier jour, mais toutes les fois qu’il était venu. Il l’avait vue la veille, le matin même du jour où elle était tombée malade. Les lettres qu’il apportait, Brigitte ne me les avait point montrées ; il était possible qu’il connût la véritable raison qui retardait notre départ. Peut-être n’était-il pas entièrement dans la confidence, mais il ne pouvait manquer de m’apprendre au moins quel était le contenu de ces lettres, et je devais le supposer assez au fait de nos affaires pour ne pas craindre de l’interroger. J’étais ravi de l’avoir trouvé, et, dès que la toile fut baissée, je courus le joindre dans le corridor. Je ne sais s’il me vit venir, mais il s’éloigna et entra dans une loge. Je résolus d’attendre qu’il en sortît, et demeurai un quart d’heure à me promener, regardant toujours la porte de la loge. Elle s’ouvrit enfin, il sortit ; je le saluai aussitôt de loin en m’avançant à sa rencontre. Il fit quelques pas d’un air irrésolu ; puis, tournant tout à coup, il descendit l’escalier et disparut.

Mon intention de l’aborder avait été trop évidente pour qu’il pût m’échapper ainsi sans un dessein formel de m’éviter. Il devait connaître mon visage, et d’ailleurs même sans qu’il le connût, un homme qui en voit un autre venir à lui doit au moins l’attendre. Nous étions seuls dans le corridor quand je m’étais avancé vers lui ; ainsi il était hors de doute qu’il n’avait pas voulu me parler. Je ne songeai pas à y voir une impertinence ; un homme qui venait tous les jours dans un appartement où je demeurais, à qui j’avais toujours fait bon accueil quand je m’étais rencontré avec lui, dont les manières étaient simples et modestes, comment penser qu’il voulût m’insulter ? il n’avait voulu que me fuir, et se dispenser d’un entretien fâcheux. Pourquoi encore ? Ce second mystère me troubla presque autant que le premier. Quoi que je fisse pour écarter cette idée, la disparition de ce jeune homme se liait invinciblement dans ma tête avec le silence obstiné de Brigitte.

L’incertitude est de tous les tourments le plus difficile à supporter, et, dans plusieurs circonstances de ma vie je me suis exposé à de grands malheurs faute de pouvoir attendre patiemment. Lorsque je rentrai à la maison, je trouvai Brigitte lisant précisément ces fatales lettres de N***. Je lui dis qu’il m’était impossible de rester plus longtemps dans la situation d’esprit où je me trouvais, et qu’à tout prix j’en voulais sortir ; que je voulais savoir, quel qu’il fût, le motif du changement subit qui s’était opéré en elle, et que, si elle refusait de répondre, je regarderais son silence comme un refus positif de partir avec moi, et même comme un ordre de m’éloigner d’elle pour toujours.

Elle me montra avec répugnance une des lettres qu’elle tenait. Ses parents lui écrivaient que son départ la déshonorait à jamais, que personne n’en ignorait la cause, et qu’ils se croyaient obligés de lui déclarer par avance quels en seraient les résultats ; qu’elle vivait publiquement comme ma maîtresse, et que, bien qu’elle fût libre et veuve, elle avait encore à répondre du nom qu’elle portait ; que ni eux ni aucun de ses anciens amis ne la reverraient si elle persistait ; enfin par toutes sortes de menaces et de conseils ils l’engageaient à revenir au pays.

Le ton de cette lettre m’indigna, et je n’y vis d’abord qu’une injure. « Et ce jeune homme qui vous apporte ces remontrances, m’écriai-je, sans doute il s’est chargé de vous en faire de vive voix, et il n’y manque pas, n’est-il pas vrai ? »


La profonde tristesse de Brigitte me fit réfléchir et calma ma colère. « Vous ferez, me dit-elle, ce que vous voudrez, et vous achèverez de me perdre. Aussi bien mon sort est entre vos mains, et il y a longtemps que vous en êtes le maître. Tirez telle vengeance qu’il vous plaira du dernier effort que mes vieux amis font pour me rappeler à la raison, au monde que je respectais jadis, et à l’honneur que j’ai perdu. Je n’ai pas un mot à vous dire, et, si vous voulez même me dicter ma réponse, je la ferai telle que vous le souhaiterez.

— Je ne souhaite rien, répondis-je, que de connaître vos intentions ; c’est à moi au contraire de m’y conformer, et, je vous le jure, j’y suis prêt. Dites-moi si vous restez ou si vous partez, ou s’il faut que je parte seul.

— Pourquoi cette question ? demanda Brigitte ; vous ai-je dit que j’eusse changé d’avis ? Je souffre et ne puis partir ainsi ; mais, dès que je serai guérie ou seulement en état de me lever, nous irons à Genève comme il est convenu. »

Nous nous séparâmes sur ces mots, et la mortelle froideur dont elle les avait prononcés m’attrista plus qu’un refus ne l’aurait fait. Ce n’était pas la première fois que, par des avis de ce genre, on tentait de rompre notre liaison ; mais jusqu’ici quelque impression que de pareilles lettres eussent faite sur Brigitte, elle s’en était bientôt distraite. Comment croire que ce seul motif eût aujourd’hui sur elle tant de force, lorsqu’il n’avait rien pu dans des temps moins heureux ? Je cherchais si, dans ma conduite depuis que nous étions à Paris, je n’avais rien à me reprocher. « Serait-ce seulement, me disais-je, la faiblesse d’une femme qui a voulu faire un coup de tête, et qui, au moment de l’exécution, recule devant sa propre volonté ? Serait-ce ce que les libertins pourraient nommer un dernier scrupule ? Mais cette gaîté qu’il y a huit jours Brigitte montrait du matin au soir, ces projets si doux, quittés, repris sans cesse, ces promesses, ces protestations, tout cela pourtant était franc, réel, sans aucune contrainte. C’était malgré moi qu’elle voulait partir. Non, il y a là quelque mystère ; et comment le savoir, si maintenant, quand je la questionne, elle me paie d’une raison qui ne peut être la véritable ? Je ne puis lui dire qu’elle ment ni la forcer à répondre autre chose. Elle me dit qu’elle veut toujours partir ; mais si elle le dit de ce ton, ne dois-je pas refuser absolument ? Puis-je accepter un sacrifice pareil, quand il s’accomplit comme une tâche, comme une condamnation ? quand ce que je croyais m’être offert par l’amour, j’en viens pour ainsi dire à l’exiger de la parole donnée ? Ô Dieu ! serait-ce donc cette pâle et languissante créature que j’emporterais dans mes bras ? N’emmèneraisje si loin de la patrie, pour si longtemps, pour la vie peut-être, qu’une victime résignée ? Je ferai, dit-elle, ce qui te plaira ! Non certes, il ne me plaira point de rien demander à la patience, et plutôt que de voir ce visage souffrant seulement encore une semaine, si elle se tait, je partirai seul. »

Insensé que j’étais, en avais-je la force ? J’avais été trop heureux depuis quinze jours pour oser vraiment regarder en arrière, et loin de me sentir ce courage, je ne songeais qu’aux moyens d’emmener Brigitte. Je passai la nuit sans fermer l’œil, et le lendemain, de grand matin, je résolus, à tout hasard, d’aller chez ce jeune homme que j’avais vu à l’Opéra. Je ne sais si c’était la colère ou la curiosité qui m’y poussait, ni ce qu’au fond je voulais de lui ; mais je pensais que de cette manière il ne pourrait du moins m’éviter, et c’était tout ce que je désirais.

Comme je ne savais pas son adresse, j’entrai chez Brigitte pour la demander, prétextant une politesse que je lui devais après toutes les visites qu’il nous avait faites ; car je n’avais pas dit un mot de ma rencontre au spectacle. Brigitte était au lit, et ses yeux fatigués montraient qu’elle avait pleuré. Lorsque j’entrai, elle me tendit la main, et me dit : « Que me voulez-vous ? » Sa voix était triste, mais tendre. Nous échangeâmes quelques paroles amicales, et je sortis le cœur moins désolé.

Le jeune homme que j’allais voir se nommait Smith ; il demeurait à peu de distance. En frappant à sa porte, je ne sais quelle inquiétude me saisit ; je m’avançai lentement et comme frappé tout à coup d’une lumière inattendue. À son premier geste, mon sang se glaça. Il était couché, et, avec le même accent que tout à l’heure Brigitte, avec un visage aussi pâle et aussi défait, il me tendit la main en me voyant et me dit la même parole : « Que me voulez-vous ? »


Qu’on en pense ce qu’on voudra ; il y a de tels hasards dans la vie que la raison de l’homme ne saurait s’expliquer. Je m’assis sans pouvoir répondre, et, comme si je me fusse éveillé d’un rêve, je me répétai à moi-même la question qu’il m’adressait. Que venais-je faire en effet chez lui ? Comment lui dire ce qui m’amenait ? En supposant qu’il pût m’être utile de l’interroger, comment savoir s’il voudrait parler ? Il avait apporté des lettres et connaissait ceux qui les avaient écrites ; mais n’en savais-je pas aussi long que lui après ce que Brigitte venait de me montrer ? Il m’en coûtait de lui faire des questions, et je craignais qu’il ne soupçonnât ce qui se passait dans mon cœur. Les premiers mots que nous échangeâmes furent polis et insignifiants. Je le remerciai de s’être chargé des commissions de la famille de madame Pierson ; je lui dis qu’en quittant la France nous le prierions à notre tour de nous rendre quelques services ; après quoi nous demeurâmes en silence, étonnés de nous trouver vis-à-vis l’un de l’autre.

Je regardais autour de moi, comme les gens embarrassés. La chambre qu’occupait ce jeune homme était au quatrième étage, et tout y annonçait une pauvreté honnête et laborieuse. Quelques livres, des instruments de musique, des cadres de bois blanc, des papiers en ordre sur une table couverte d’un tapis, un vieux fauteuil et quelques chaises, c’était tout ; mais tout se ressentait d’un air de propreté et de soin qui en faisait un ensemble agréable. Quant à lui, sa physionomie ouverte et animée prévenait d’abord en sa faveur ; j’aperçus à la cheminée le portrait d’une femme âgée ; je m’en approchai tout en rêvant, et il me dit que c’était sa mère.

Je me souvins alors que Brigitte m’avait souvent parlé de lui, et mille détails que j’avais oubliés me revinrent à la mémoire. Brigitte le connaissait depuis son enfance. Avant que je ne vinsse au pays, elle le voyait quelquefois à N*** ; mais depuis mon arrivée elle n’y était allée qu’une fois, et il n’y était point à ce moment. Ce n’était donc pas par hasard que j’avais appris sur son compte quelques particularités, qui cependant m’avaient frappé. Il avait pour tout bien un modique emploi qui lui servait à entretenir une mère et une sœur ; sa conduite envers ces deux femmes méritait les plus grands éloges. Il se privait de tout pour elles, et quoiqu’il possédât comme musicien des talents précieux qui pouvaient mener à la fortune, une probité et une réserve extrêmes lui avaient toujours fait préférer le repos aux chances de succès qui s’étaient présentées. En un mot, il était de ce petit nombre d’êtres qui vivent sans bruit et savent gré aux autres de ne pas s’apercevoir de ce qu’ils valent.

On m’avait cité de lui certains traits qui suffisent pour peindre un homme. Il avait été très amoureux d’une belle fille de son voisinage, et, après plus d’un an d’assiduités près d’elle, on consentait à la lui donner pour femme. Elle était aussi pauvre que lui. Le contrat allait être signé, et tout était prêt pour la noce, lorsque sa mère lui dit : « Et ta sœur, qui la mariera ? » Cette seule parole lui fit comprendre que, s’il prenait femme, il dépenserait pour son ménage ce qu’il gagnerait de son travail, et que par conséquent sa sœur n’aurait point de dot. Il rompit aussitôt tout ce qui était commencé, et renonça courageusement à son mariage et à son amour ; ce fut alors qu’il vint à Paris et obtint la place qu’il avait.

Je n’avais jamais entendu cette histoire, dont on parlait dans le pays, sans désirer d’en connaître le héros. Ce dévouement tranquille et obscur m’avait semblé plus admirable que toutes les gloires des champs de bataille. En voyant le portrait de sa mère, je m’en souvins aussitôt, et, reportant mes regards sur lui, je fus étonné de le trouver si jeune. Je ne pus m’empêcher de lui demander son âge ; c’était le mien. Huit heures sonnèrent, et il se leva.

Aux premiers pas qu’il fit, je le vis chanceler ; il secoua la tête. « Qu’avez-vous ? » lui dis-je. Il me répondit que c’était l’heure d’aller au bureau, et qu’il ne se sentait pas la force de marcher.

« Êtes-vous malade ?

— J’ai la fièvre, et je souffre cruellement.

— Vous vous portiez mieux hier soir ; je vous ai vu, je pense, à l’Opéra.

— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu. J’ai mes entrées à ce théâtre, et j’espère vous y retrouver. »

Plus j’examinais ce jeune homme, cette chambre, cette maison, moins je me sentais la force d’aborder le véritable sujet de ma visite. L’idée que j’avais eue la veille, qu’il avait pu me nuire dans l’esprit de Brigitte, s’évanouissait malgré moi ; je lui trouvais un air de franchise et en même temps de sévérité, qui m’arrêtait et m’en imposait. Peu à peu mes pensées prenaient un autre cours ; je le regardais attentivement, et il me sembla que de son côté il m’observait aussi avec curiosité.

Nous avions vingt et un ans tous deux ; et quelle différence entre nous ! Lui, habitué à une existence dont le son réglé d’une horloge déterminait les mouvements ; n’ayant jamais vu de la vie que le chemin d’une chambre isolée à un bureau enfoui dans un ministère ; envoyant à une mère l’épargne même, ce denier de la joie humaine, que serre avec tant d’avarice toute main qui travaille ; se plaignant d’une nuit de souffrance parce qu’elle le privait d’un jour de fatigue ; n’ayant qu’une pensée, qu’un bien, veiller au bien d’un autre, et cela depuis son enfance, depuis qu’il avait des bras ! Et moi, de ce temps précieux, rapide, inexorable, de ce temps buveur de sueurs, qu’en avais-je fait ? étais-je un homme ? Lequel de nous avait vécu ?

Ce que je dis là en une page, il nous fallut un regard pour le sentir. Nos yeux venaient de se rencontrer et ne se quittaient pas. Il me parla de mon voyage et du pays que nous allions visiter.

« Quand partez-vous ? me demanda-t-il.

— Je ne sais ; madame Pierson est souffrante et garde le lit depuis trois jours.

— Depuis trois jours ! répéta-t-il avec un mouvement involontaire.

— Oui ; qu’y a-t-il qui vous étonne ? »

Il se leva et se jeta sur moi, les bras étendus et les yeux fixes. Un frisson terrible le fit tressaillir.

« Souffrez-vous ? » lui dis-je en lui prenant la main. Mais, au même instant il la porta à son visage, et, ne pouvant étouffer ses larmes, il se traîna lentement à son lit.

Je le regardais avec surprise ; le transport violent de sa fièvre l’avait abattu tout à coup. J’hésitais à le laisser en cet état, et je m’approchai de lui de nouveau. Il me repoussa avec force et comme avec une terreur étrange. Lorsqu’il fut enfin revenu à lui :

« Excusez-moi, dit-il d’une voix faible ; je suis hors d’état de vous recevoir. Soyez assez bon pour me laisser ; dès que mes forces me le permettront, j’irai vous remercier de votre visite. »

CHAPITRE III

Brigitte se portait mieux. Comme elle me l’avait dit, elle avait voulu partir aussitôt guérie. Mais je m’y étais opposé, et nous devions attendre encore une quinzaine qu’elle fût en état de supporter le voyage.

Toujours triste et silencieuse, elle était pourtant bienveillante. Quoi que je fisse pour la déterminer à me parler à cœur ouvert, la lettre qu’elle m’avait montrée était, disait-elle, le seul motif de sa mélancolie, et elle me priait qu’il n’en fût plus question. Ainsi réduit moi-même à me taire comme elle, je cherchais vainement à deviner ce qui se passait dans son cœur. Le tête-à-tête nous pesait à tous deux et nous allions au spectacle tous les soirs. Là, assis l’un près de l’autre dans le fond d’une loge, nous nous serrions quelquefois la main ; de temps en temps un beau morceau de musique, un mot qui nous frappait, nous faisait échanger des regards amis ; mais, pour aller comme pour revenir nous restions muets, plongés dans nos pensées. Vingt fois par jour, je me sentais prêt à me jeter à ses pieds, et à lui demander comme une grâce de me donner le coup de la mort ou de me rendre le bonheur que j’avais entrevu ; vingt fois, au moment de le faire, je voyais ses traits s’altérer ; elle se levait et me quittait, ou, par une parole glacée, arrêtait mon cœur sur mes lèvres.

Smith venait presque tous les jours. Quoique sa présence dans la maison eût été la cause de tout le mal et que la visite que je lui avais faite m’eût laissé dans l’esprit de singuliers soupçons, la manière dont il parlait de notre voyage, sa bonne foi et sa simplicité, me rassuraient sur lui. Je lui avais parlé des lettres qu’il avait apportées, et il m’en avait paru non pas aussi offensé, mais plus triste que moi. Il en ignorait le contenu, et l’amitié de vieille date qu’il avait pour Brigitte les lui faisait blâmer hautement. Il ne s’en serait pas chargé, disait-il, s’il avait su ce qu’elles renfermaient. Au ton réservé que madame Pierson gardait avec lui, je ne pouvais le croire dans sa confidence. Je le voyais donc avec plaisir, quoiqu’il y eût toujours entre nous une sorte de gêne et de cérémonie. Il s’était chargé d’être, après notre départ, l’intermédiaire entre Brigitte et sa famille, et d’empêcher une rupture éclatante. L’estime qu’on avait pour lui dans le pays ne devait pas être de peu d’importance dans cette négociation, et je ne pouvais m’empêcher de lui en savoir gré. C’était le plus noble caractère : quand nous étions tous trois ensemble, s’il apercevait quelque froideur ou quelque contrainte, je le voyais faire tous ses efforts pour ramener la gaîté entre nous ; s’il semblait inquiet de ce qui se passait, c’était toujours sans indiscrétion et de manière à faire comprendre qu’il eût souhaité de nous voir heureux ; s’il parlait de notre liaison, c’était pour ainsi dire avec respect, et comme un homme pour qui l’amour est un lien sacré devant Dieu ; enfin c’était une sorte d’ami, et il m’inspirait une entière confiance.

Mais, malgré tout et en dépit de ses efforts mêmes, il était triste, et je ne pouvais vaincre d’étranges pensées qui me saisissaient. Les larmes que j’avais vu répandre à ce jeune homme, sa maladie arrivée précisément en même temps que celle de ma maîtresse, je ne sais quelle sympathie mélancolique qu’il me semblait découvrir entre eux, me troublaient et m’inquiétaient. Il n’y avait pas un mois que, sur de moindres soupçons, j’aurais eu des transports de jalousie ; mais maintenant de quoi soupçonner Brigitte ? Quel que fût le secret qu’elle me cachait, n’allait-elle pas partir avec moi ? quand bien même il eût été possible que Smith fût dans la confidence de quelque mystère que j’ignorais, de quelle nature pouvait être ce mystère ? Que pouvait-il y avoir de blâmable dans leur tristesse et dans leur amitié ? Elle l’avait connu enfant ; elle le revoyait après de longues années, au moment de quitter la France ; elle se trouvait dans une situation malheureuse, et le hasard voulait qu’il en fût instruit, qu’il eût servi même en quelque sorte d’instrument à sa mauvaise destinée. N’était-il pas tout naturel qu’ils échangeassent quelques tristes regards, que la vue de ce jeune homme rappelât à Brigitte le passé, quelques souvenirs et quelques regrets ? Pouvait-il à son tour la voir partir sans crainte, sans songer malgré lui aux chances d’un long voyage, aux risques d’une vie désormais errante, presque proscrite et abandonnée ? Sans doute cela devait être, et je sentais, quand j’y pensais, que c’était à moi à me lever, à me mettre entre eux deux, à les rassurer, à les faire croire en moi, à dire à l’une que mon bras la soutiendrait tant qu’elle voudrait s’y appuyer, à l’autre que je lui étais reconnaissant de l’affection qu’il nous témoignait et des services qu’il allait nous rendre. Je le sentais, et ne pouvais le faire. Un froid mortel me serrait le cœur, et je restais sur mon fauteuil.

Smith parti le soir, ou nous nous taisions, ou nous parlions de lui. Je ne sais quel attrait bizarre me faisait demander tous les jours à Brigitte de nouveaux détails sur son compte. Elle n’avait cependant à m’en dire que ce que j’en ai dit au lecteur ; sa vie n’avait jamais été autre chose que ce qu’elle était, pauvre, obscure et honnête. Pour la raconter tout entière il suffisait de peu de mots ; mais je me les faisais répéter sans cesse, et sans savoir pourquoi j’y prenais intérêt.

En y réfléchissant, il y avait au fond de mon cœur une souffrance secrète que je ne m’avouais pas. Si ce jeune homme fût arrivé au moment de notre joie, qu’il eût apporté à Brigitte une lettre insignifiante, qu’il lui eût serré la main en montant en voiture, y aurais-je fait la moindre attention ? Qu’il m’eût reconnu ou non à l’Opéra, qu’il lui fût échappé devant moi des larmes dont j’ignorais la cause, que m’importait si j’étais heureux ? Mais tout en ne pouvant deviner le motif de la tristesse de Brigitte, je voyais bien que ma conduite passée, quoi qu’elle en pût dire, n’était pas maintenant étrangère à ses chagrins. Si j’avais été ce que j’aurais dû être depuis six mois que nous vivions ensemble, rien au monde, je le savais, n’aurait pu troubler notre amour. Smith n’était qu’un homme ordinaire, mais il était bon et dévoué ; ses qualités simples et modestes ressemblaient à de grandes lignes pures que l’œil saisit sans peine et tout d’abord ; en un quart d’heure on le connaissait, et il inspirait la confiance, sinon l’admiration. Je ne pouvais m’empêcher de me dire que, s’il eût été l’amant de Brigitte, elle serait partie joyeuse avec lui.

C’était de ma propre volonté que j’avais retardé notre départ, et déjà je m’en repentais. Brigitte aussi, quelquefois, me pressait. « Qui nous arrête ? disait-elle ; me voilà guérie, tout est prêt. » Qui m’arrêtait, en effet ? Je ne sais.

Assis près de la cheminée, je fixais mes yeux alternativement sur Smith et sur ma maîtresse. Je les voyais tous deux pâles, sérieux, muets. J’ignorais pourquoi ils étaient ainsi, et malgré moi je me répétais que ce pouvait bien être pour la même cause, et qu’il n’y avait pas là deux secrets à apprendre. Mais ce n’était pas un de ces soupçons vagues et maladifs qui m’avaient tourmenté autrefois, c’était un instinct invincible, fatal. Quelle étrange chose que nous ! je me plaisais à les laisser seuls, et à les quitter au coin du feu pour aller rêver sur le quai, m’appuyer sur le parapet, et regarder l’eau comme un oisif des rues.

Lorsqu’ils parlaient de leur séjour à N***, et que Brigitte, presque enjouée, prenait un petit ton de mère, pour lui rappeler les jours passés ensemble, il me semblait que je souffrais et cependant j’y prenais plaisir. Je leur faisais des questions ; je parlais à Smith de sa mère, de ses occupations, de ses projets. Je lui donnais occasion de se montrer dans un jour favorable, et je forçais sa modestie à nous révéler son mérite. « Vous aimez beaucoup votre sœur, n’est-il pas vrai ? lui demandais-je. Quand comptez-vous la marier ? » Il nous disait alors en rougissant que le ménage coûtait beaucoup, que ce serait fait peut-être dans deux ans, peut-être plus tôt, si sa santé lui permettait quelques travaux extraordinaires qui lui valaient des gratifications ; qu’il y avait dans le pays une famille assez à l’aise dont le fils aîné était son ami ; qu’ils étaient presque d’accord ensemble, et que le bonheur pouvait venir un jour, comme le repos, sans y songer ; qu’il avait renoncé pour sa sœur à la petite part de l’héritage que le père leur avait laissé ; que la mère s’y opposait, mais qu’il tiendrait bon malgré elle ; qu’un jeune homme devait vivre de ses mains, tandis que l’existence d’une fille se décidait le jour de son contrat. Ainsi peu à peu il nous déroulait toute sa vie et toute son âme, et je regardais Brigitte l’écouter. Puis, quand il se levait pour se retirer, je l’accompagnais à la porte, et j’y restais pensif, immobile, jusqu’à ce que le bruit de ses pas se fût perdu dans l’escalier.

Je rentrais alors dans la chambre, et je trouvais Brigitte se disposant à se déshabiller. Je contemplais avidement ce corps charmant, ces trésors de beauté, que tant de fois j’avais possédés. Je la regardais peigner ses longs cheveux, nouer son mouchoir, et se détourner lorsque sa robe glissait à terre, comme une Diane qui entre au bain. Elle se mettait au lit ; je courais au mien ; il ne pouvait me venir à l’esprit que Brigitte me trompât ni que Smith fût amoureux d’elle ; je ne pensais ni à les observer ni à les surprendre ; je ne me rendais compte de rien. Je me disais : « Elle est bien belle, et ce pauvre Smith est un honnête garçon ; ils ont tous deux un grand chagrin, et moi aussi. » Cela me brisait le cœur, et en même temps me soulageait.

Nous avions trouvé en rouvrant nos malles qu’il y manquait encore quelques bagatelles ; Smith s’était chargé d’y pourvoir. Il avait une activité infatigable, et on l’obligeait, disait-il, quand on lui confiait le soin de quelques commissions. Comme je revenais un jour au logis, je le vis à terre, fermant un porte-manteau. Brigitte était devant un clavecin que nous avions loué à la semaine pour notre séjour à Paris. Elle jouait un de ces anciens airs où elle mettait tant d’expression et qui m’avaient été si chers. Je m’arrêtai dans l’antichambre près de la porte qui était ouverte ; chaque note m’entrait dans l’âme ; jamais elle n’avait chanté si tristement et si saintement.

Smith l’écoutait avec délices ; il était à genoux, tenant la boucle du porte-manteau. Il la froissa, puis la laissa tomber, et regarda les hardes qu’il venait de plier lui-même et de couvrir d’un linge blanc. L’air terminé, il resta ainsi ; Brigitte, les mains sur le clavier, regardait au loin l’horizon. Je vis pour la seconde fois tomber des larmes des yeux du jeune homme ; j’étais près d’en verser moi-même, et ne sachant ce qui se passait en moi, j’entrai et lui tendis la main.

« Étiez-vous là ? » demanda Brigitte. Elle tressaillit et parut surprise.

« Oui, j’étais là, lui répondis-je. Chantez, ma chère, je vous en supplie. Que j’entende encore votre voix ! »

Elle recommença sans répondre ; c’était aussi pour elle un souvenir. Elle voyait mon émotion, celle de Smith ; sa voix s’altéra. Les derniers sons, à peine articulés, semblèrent se perdre dans les cieux ; elle se leva et me donna un baiser. Smith tenait encore ma main ; je le sentis me la serrer avec force et convulsivement ; il était pâle comme la mort.

Un autre jour, j’avais apporté un album lithographié qui représentait plusieurs vues de Suisse. Nous le regardions tous les trois, et, de temps en temps, lorsque Brigitte trouvait un site qui lui plaisait, elle s’y arrêtait pour l’observer. Il y en eut un qui lui parut surpasser de beaucoup tous les autres : c’était un paysage du canton de Vaud, à quelque distance de la route de Brigues ; une vallée verte plantée de pommiers où des bestiaux paissaient à l’ombre ; dans l’éloignement un village consistant en une douzaine de maisons de bois semées en désordre dans la prairie, et étagées sur les collines environnantes. Sur le premier plan, une jeune fille, coiffée d’un large chapeau de paille, était assise au pied d’un arbre, et un garçon de ferme debout devant elle semblait lui montrer, un bâton ferré à la main, la route qu’il avait parcourue ; il indiquait un sentier tortueux qui se perdait dans la montagne. Au-dessus d’eux paraissaient les Alpes, et le tableau était couronné par trois sommets couverts de neige, teints des nuances du soleil couchant. Rien n’était plus simple, et en même temps rien n’était plus beau que ce paysage. La vallée ressemblait à un lac de verdure, et l’œil en suivait les contours avec la plus parfaite tranquillité.

« Irons-nous là ? » dis-je à Brigitte. Je pris un crayon et traçai quelques traits sur l’estampe.

« Que faites-vous ? demanda-t-elle.

— Je cherche, lui dis-je, si, avec un peu d’adresse, il faudrait changer beaucoup cette figure pour qu’elle vous ressemblât. La jolie coiffure de cette jeune fille vous irait, je crois, à merveille ; et ne pourrais-je pas, si je réussissais, donner à ce brave montagnard quelque ressemblance avec moi ? »

Ce caprice parut lui plaire, et, s’emparant aussitôt d’un grattoir, elle eût bientôt effacé sur la feuille le visage du garçon et celui de la fille. Me voilà faisant son portrait, et elle voulut essayer le mien. Les figures étaient très petites, en sorte que nous ne fûmes pas difficiles ; il fut convenu que les portraits étaient frappants, et il suffisait en effet qu’on y cherchât nos traits pour les y retrouver. Lorsque nous en eûmes ri, le livre resta ouvert, et le domestique m’ayant appelé pour quelque affaire, je sortis quelques instants après.

Lorsque je rentrai, Smith était appuyé sur la table et regardait l’estampe avec tant d’attention qu’il ne s’aperçut pas que je fusse revenu. Il était absorbé dans une rêverie profonde ; je repris ma place auprès du feu, et ce ne fut qu’à la première parole que j’adressai à Brigitte, qu’il releva la tête. Il nous regarda tous deux un moment ; puis il prit congé de nous à la hâte, et comme il traversait la salle à manger, je le vis se frapper le front.

Quand je surprenais ces signes de douleur, je me levais et courais m’enfermer. « Et qu’est-ce donc ? qu’est-ce donc ? » répétais-je. Puis je joignais les mains pour supplier… qui ? je l’ignore ; peut-être mon bon ange, peut-être mon mauvais destin.

CHAPITRE IV

Mon cœur me criait de partir, et cependant je tardais toujours ; une volupté secrète et amère me clouait le soir à ma place. Quand Smith devait venir, je n’avais point de repos que je n’eusse entendu le bruit de la sonnette. Comment se fait-il qu’il y ait ainsi en nous je ne sais quoi qui aime le malheur ?

Chaque jour un mot, un éclair rapide, un regard, me faisaient frémir ; chaque jour un autre mot, un autre regard, par une impression contraire, me rejetaient dans l’incertitude. Par quel mystère inexplicable les voyais-je si tristes tous deux ? Par quel autre mystère restais-je immobile, comme une statue, à les regarder, lorsque dans plus d’une occasion semblable je m’étais montré violent jusques à la fureur ? Je n’avais pas la force de bouger, moi qui m’étais senti en amour de ces jalousies presque féroces, comme on en voit en Orient. Je passais mes journées à attendre, et je n’aurais pu dire ce que j’attendais. Je m’asseyais le soir sur mon lit, et je me disais : « Voyons, pensons à cela. » Je mettais ma tête dans mes mains, puis je m’écriais : « C’est impossible ! » et je recommençais le jour suivant.

En présence de Smith, Brigitte me témoignait plus d’amitié que quand nous étions seuls. Il arriva un soir, comme nous venions d’échanger quelques mots assez durs ; quand elle entendit sa voix dans l’antichambre, elle vint s’asseoir sur mes genoux. Pour lui, toujours tranquille et triste, il semblait qu’il fît sur lui-même un effort continuel. Ses moindres gestes étaient mesurés ; il parlait peu et lentement ; mais les mouvements brusques qui lui échappaient n’en étaient que plus frappants par leur contraste avec sa contenance habituelle.

Dans la circonstance où je me trouvais, puis-je appeler curiosité l’impatience qui me dévorait ? Qu’aurais-je répondu, si quelqu’un fût venu me dire : « Que vous importe ? vous êtes bien curieux. » Peut-être cependant n’était-ce pas autre chose.

Je me souviens qu’un jour, au Pont-Royal, je vis un homme se noyer. Je faisais avec des amis ce qu’on appelle une pleine-eau, à l’école de natation, et nous étions suivis par un bateau où se tenaient deux maîtres-nageurs. C’était au plus fort de l’été ; notre bateau en avait rencontré un autre, en sorte que nous nous trouvions plus de trente sous la grande arche du pont. Tout à coup, au milieu de nous, un jeune homme est pris d’un coup de sang. J’entends un cri et je me retourne. Je vis deux mains qui s’agitaient à la surface de l’eau, puis tout disparut. Nous plongeâmes aussitôt ; ce fut en vain, et, une heure après seulement on parvint à retirer le cadavre engagé sous un train de bois.

L’impression que j’éprouvai tandis que je plongeais dans la rivière ne sortira jamais de ma mémoire. Je regardais de tous côtés, dans les couches d’eau obscures et profondes qui m’enveloppaient avec un sourd murmure. Tant que je pouvais retenir mon haleine, je m’enfonçais toujours plus avant ; puis je revenais à la surface, j’échangeais une question avec quelque autre nageur aussi inquiet que moi ; puis je retournais à cette pêche humaine. J’étais plein d’horreur et d’espérance ; l’idée que j’allais peut-être me sentir saisi par deux bras convulsifs me causait une joie et une terreur indicibles, et ce ne fut qu’exténué de fatigue que je remontai dans le bateau.

Quand la débauche n’abrutit pas l’homme, une de ses suites nécessaires est une étrange curiosité. J’ai dit plus haut celle que j’avais ressentie à ma première visite à Desgenais. Je m’expliquerai davantage.

La vérité, squelette des apparences, veut que tout homme, quel qu’il soit, vienne à son jour et à son heure toucher ses ossements éternels au fond de quelque plaie passagère. Cela s’appelle connaître le monde, et l’expérience est à ce prix.

Or, il arrive que devant cette épreuve les uns reculent épouvantés ; les autres, faibles et effrayés, en restent vacillants comme des ombres. Quelques créatures, les meilleures peut-être, en meurent aussitôt. Le plus grand nombre oublie, et ainsi tout flotte à la mort.

Mais certains hommes, à coup sûr malheureux, ne reculent ni ne chancellent, ne meurent ni n’oublient ; quand leur tour vient de toucher au malheur, autrement dit à la vérité, ils s’en approchent d’un pas ferme, étendent la main, et, chose horrible ! se prennent d’amour pour le noyé livide qu’ils ont senti au fond des eaux. Ils le saisissent, le palpent, l’étreignent ; les voilà ivres du désir de connaître ; ils ne regardent plus les choses que pour voir à travers ; ils ne font plus que douter et tenter ; ils fouillent le monde comme des espions de Dieu ; leurs pensées s’aiguisent en flèches, et il leur naît un lynx dans les entrailles.

Les débauchés, plus que tous les autres, sont exposés à cette fureur, et la raison en est toute simple. En comparant la vie ordinaire à une surface plane et transparente, les débauchés, dans les courants rapides, à tout moment touchent le fond. Au sortir d’un bal, par exemple, ils s’en vont dans un mauvais lieu. Après avoir serré dans la valse la main pudique d’une vierge, et peut-être l’avoir fait trembler, ils partent, ils courent, jettent leur manteau, et s’attablent en se frottant les mains. La dernière phrase qu’ils viennent d’adresser à une belle et honnête femme, est encore sur leurs lèvres ; ils la répètent en éclatant de rire. Que dis-je ? ne soulèvent-ils pas pour quelques pièces d’argent ce vêtement qui fait la chasteté, la robe, ce voile plein de mystère, qui semble respecter lui-même l’être qu’il embellit, et l’entoure sans le toucher ? Quelle idée doivent-ils donc se faire du monde ? ils s’y trouvent à chaque instant comme des comédiens dans une coulisse. Qui plus qu’eux est habitué à cette recherche du fond des choses, et, si l’on peut ainsi parler, à ces tâtements profonds et impies ? Voyez comme ils parlent de tout. Toujours les termes les plus crus, les plus grossiers, les plus abjects ; ceux-là seulement leur paraissent vrais ; tout le reste n’est que parade, convention et préjugés. Qu’ils racontent une anecdote, qu’ils rendent compte de ce qu’ils ont éprouvé ; toujours le mot sale et physique, toujours la lettre, toujours la mort. Ils ne disent pas : « Cette femme m’a aimé » ; ils disent : « J’ai eu cette femme » ; ils ne disent pas : « J’aime » ; ils disent : « J’ai envie » ; ils ne disent jamais : « Dieu le veuille ! » ils disent partout : « Si je voulais ! » Je ne sais ce qu’ils pensent d’eux-mêmes, et quels monologues ils font.

De là, inévitablement, ou la paresse ou la curiosité ; car pendant qu’ils s’exercent ainsi à voir en tout ce qu’il y a de pire, ils n’en entendent pas moins les autres continuer de croire au bien. Il faut donc qu’ils soient nonchalants jusqu’à se boucher les oreilles, ou que ce bruit du reste du monde les vienne éveiller en sursaut. Le père laisse aller son fils où vont tant d’autres, où allait Caton lui-même ; il dit que jeunesse se passe. Mais en rentrant le fils regarde sa sœur ; et voyez ce qu’a produit en lui une heure passée en tête à tête avec la brute réalité ! il faut qu’il se dise : « Ma sœur n’a rien de semblable à la créature que je quitte. » Et de ce jour le voilà inquiet.

La curiosité du mal est une maladie infâme qui naît de tout contact impur. C’est l’instinct rôdeur des fantômes qui lève la pierre des tombeaux ; c’est une torture inexplicable dont Dieu punit ceux qui ont failli ; ils voudraient croire que tout peut faillir, et ils en seraient peut-être désolés. Mais ils s’enquêtent, ils cherchent, disputent ; ils penchent la tête de côté comme un architecte qui ajuste une équerre, et travaillent ainsi à voir ce qu’ils désirent. Du mal prouvé, ils en sourient ; du mal douteux, ils en jureraient ; le bien, ils veulent voir derrière. Qui sait ? voilà la grande formule, le premier mot que Satan a dit, quand il a vu le ciel se fermer. Hélas ! combien de malheureux a faits cette seule parole ! combien de désastres et de morts ! combien de coups de faux terribles dans des moissons prêtes à pousser ! combien de cœurs, combien de familles où il n’y a plus que des ruines depuis que ce mot s’y est fait entendre ! Qui sait ? qui sait ? parole infâme ! Plutôt que de la prononcer, on devrait faire comme les moutons qui ne savent où est l’abattoir et qui y vont en broutant de l’herbe. Cela vaut mieux que d’être un esprit fort et de lire La Rochefoucauld.

Quel meilleur exemple en puis-je donner que ce que je raconte en ce moment ? Ma maîtresse voulait partir et je n’avais qu’à dire un mot. Je la voyais triste, et pourquoi restais-je ? qu’en serait-il arrivé si j’étais parti ? Ce n’eût été qu’un moment de crainte ; nous n’aurions pas voyagé trois jours que tout se serait oublié. Seul auprès d’elle, elle n’eût pensé qu’à moi ; que m’importait d’apprendre un mystère qui n’attaquait pas mon bonheur ? Elle consentait, tout finissait là. Il ne fallait qu’un baiser sur les lèvres ; au lieu de cela, voyez ce que je fais.

Un soir que Smith avait dîné avec nous, je m’étais retiré de bonne heure et les avais laissés ensemble. Comme je fermais ma porte, j’entendis Brigitte demander du thé. Le lendemain, en entrant dans sa chambre, je m’approchai par hasard de la table, et à côté de la théière je ne vis qu’une seule tasse. Personne n’était entré avant moi, et par conséquent le domestique n’avait rien emporté de ce dont on s’était servi la veille. Je cherchai autour de moi sur les meubles si je voyais une seconde tasse, et m’assurai qu’il n’y en avait point.

« Est-ce que Smith est resté tard ? demandai-je à Brigitte.

— Il est resté jusqu’à minuit.

— Vous êtes-vous couchée seule, ou avez-vous appelé quelqu’un pour vous mettre au lit ?

— Je me suis couchée seule ; tout le monde dormait dans la maison. »

Je cherchais toujours, et les mains me tremblaient. Dans quelle comédie burlesque y a-t-il un jaloux assez sot pour aller s’enquérir de ce qu’une tasse est devenue ? À propos de quoi Smith et madame Pierson auraient-ils bu dans la même tasse ? la noble pensée qui me venait là !

Je tenais cependant la tasse, et j’allais et venais par la chambre. Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire, et je la lançai sur le carreau. Elle s’y brisa en mille pièces, que j’écrasai à coups de talon.

Brigitte me vit faire sans me dire un seul mot. Pendant les deux jours suivants elle me traita avec une froideur qui avait l’air de tenir du mépris, et je la vis affecter avec Smith un ton plus libre et plus bienveillant qu’à l’ordinaire. Elle l’appelait Henri, de son nom de baptême, et lui souriait familièrement.

« J’ai envie de prendre l’air, dit-elle après dîner ; venez-vous à l’Opéra, Octave ? je suis d’humeur à y aller à pied.

— Non, je reste ; allez-y sans moi. »

Elle prit le bras de Smith et sortit. Je restai seul toute la soirée ; j’avais du papier devant moi et je voulais écrire pour fixer mes pensées, mais je ne pus en venir à bout.

Comme un amant, dès qu’il se voit seul, tire de son sein une lettre de sa maîtresse et s’ensevelit dans un rêve chéri, ainsi je m’enfonçais à plaisir dans le sentiment d’une profonde solitude, et je m’enfermais pour douter. J’avais devant moi les deux sièges vides que Smith et Brigitte venaient d’occuper ; je les regardais d’un œil avide, comme s’ils eussent pu m’apprendre quelque chose. Je repassais mille fois dans ma tête ce que j’avais vu et entendu ; de temps en temps, j’allais à la porte, et je jetais les yeux sur nos malles qui étaient rangées contre le mur et qui attendaient depuis un mois ; je les entr’ouvrais doucement, j’examinais les hardes, les livres, rangés en ordre par ces petites mains soigneuses et délicates ; j’écoutais passer les voitures ; leur bruit me faisait palpiter le cœur. J’étalais sur la table notre carte d’Europe, témoin naguère de si doux projets ; et là, en présence même de toutes mes espérances, dans cette chambre où je les avais conçues et vues si près de se réaliser, je me livrais à cœur ouvert aux plus affreux pressentiments.

Comment cela était-il possible ? je ne sentais ni colère ni jalousie, et cependant une douleur sans bornes. Je ne soupçonnais pas, et pourtant je doutais. L’esprit de l’homme est si bizarre qu’il sait se forger, avec ce qu’il voit et malgré ce qu’il voit, cent sujets de souffrance. En vérité sa cervelle ressemble à ces cachots de l’Inquisition où les murailles sont couvertes de tant d’instruments de supplice qu’on n’en comprend ni le but ni la forme, et qu’on se demande en les voyant si ce sont des tenailles ou des jouets. Dites-moi, je vous le demande, quelle différence il y a de dire à sa maîtresse : Toutes les femmes trompent, ou de lui dire : Vous me trompez ?

Ce qui se passait dans ma tête était pourtant peut-être aussi subtil, aussi ténu que le plus fin sophisme ; c’était une sorte de dialogue entre l’esprit et la conscience. « Si je perdais Brigitte ? disait l’esprit. — Elle part avec toi, disait la conscience. — Si elle me trompait ? — Comment te tromperait-elle, elle qui avait fait son testament où elle disait de prier pour toi ! — Si Smith l’aimait ? — Fou, que t’importe, puisque tu sais que c’est toi qu’elle aime ? — Si elle m’aime, pourquoi est-elle triste ? — C’est son secret, respecte-le. — Si je l’emmène, sera-t-elle heureuse ? — Aime-la, elle le sera. — Pourquoi, quand cet homme la regarde, semble-t-elle craindre de rencontrer ses yeux ? — Parce qu’elle est femme, et qu’il est jeune. — Pourquoi, quand elle le regarde, cet homme pâlit-il tout à coup ? — Parce qu’il est homme, et qu’elle est belle. — Pourquoi, quand je l’ai été voir, s’est-il jeté en pleurant dans mes bras ? pourquoi un jour s’est-il frappé le front ? — Ne demande pas ce qu’il faut que tu ignores. — Pourquoi faut-il que j’ignore ces choses ? — Parce que tu es misérable et fragile, et que tout mystère est à Dieu. — Mais pourquoi est-ce que je souffre ? pourquoi ne puis-je songer à cela sans que mon âme s’épouvante ? — Songe à ton père, et à faire le bien. — Mais pourquoi ne le puis-je pas ? pourquoi le mal m’attire-t-il à lui ? — Mets-toi à genoux, confesse-toi ; si tu crois au mal, tu l’as fait. — Si je l’ai fait, était-ce ma faute ? pourquoi le bien m’a-t-il trahi ? — De ce que tu es dans les ténèbres, est-ce une raison pour nier la lumière ? s’il y a des traîtres, pourquoi es-tu l’un d’eux ? — Parce que j’ai peur d’être dupe. — Pourquoi passes-tu tes nuits à veiller ? Les nouveau-nés dorment à cette heure. Pourquoi es-tu seul maintenant ? — Parce que je pense, je doute et je crains. — Quand donc feras-tu ta prière ? — Quand je croirai. Pourquoi m’a-t-on menti ? — Pourquoi mens-tu, lâche, à ce moment même ? Que ne meurs-tu, si tu ne peux souffrir ? »


Ainsi parlaient et gémissaient en moi deux voix terribles et contraires, et une troisième criait encore : « Hélas ! hélas ! mon innocence ! hélas ! hélas ! les jours d’autrefois ! »

CHAPITRE V

Effroyable levier que la pensée humaine ! c’est notre défense et notre sauvegarde, le plus beau présent que Dieu nous ait fait. Elle est à nous et nous obéit ; nous la pouvons lancer dans l’espace, et une fois hors de ce faible crâne, c’en est fait, nous n’en répondons plus.

Tandis que, du jour au lendemain, je remettais sans cesse ce départ, je perdais la force et le sommeil, et peu à peu, sans que je m’en aperçusse, toute la vie m’abandonnait. Lorsque je m’asseyais à table, je me sentais un mortel dégoût ; la nuit, ces deux pâles visages, celui de Smith et de ma maîtresse, que j’observais tant que durait le jour, me poursuivaient dans des rêves affreux. Lorsqu’ils allaient le soir au spectacle, je refusais d’y aller avec eux ; puis je m’y rendais de mon côté, je me cachais dans le parterre, et de là je les regardais. Je feignais d’avoir à faire dans la chambre voisine, et j’y restais une heure à les écouter ; tantôt l’idée de chercher querelle à Smith et de le forcer à se battre avec moi me saisissait avec violence ; je lui tournais le dos pendant qu’il me parlait ; puis je le voyais, d’un air de surprise, venir à moi en me tendant la main. Tantôt, quand j’étais seul la nuit et que tout dormait dans la maison, je me sentais la tentation d’aller au secrétaire de Brigitte, et de lui enlever ses papiers. Je fus obligé une fois de sortir pour y résister. Que puis-je dire ? je voulais un jour les menacer, un couteau à la main, de les tuer s’ils ne me disaient par quelle raison ils étaient si tristes ; un autre jour, c’était contre moi que je voulais tourner ma fureur. Avec quelle honte je l’écris ! Et qui m’aurait demandé au fond ce qui me faisait agir ainsi, je n’aurais su que lui répondre.

Voir, savoir, douter, fureter, m’inquiéter et me rendre misérable, passer les jours l’oreille au guet et la nuit me noyer de larmes, me répéter que j’en mourrais de douleur et croire que j’en avais sujet, sentir l’isolement et la faiblesse déraciner l’espoir dans mon cœur, m’imaginer que j’épiais, tandis que je n’écoutais dans l’ombre que le battement de mon pouls fiévreux ; rebattre sans fin ces phrases plates qui courent partout : « La vie est un songe, il n’y a rien de stable ici-bas » ; maudire, enfin blasphémer Dieu en moi, par ma misère et mon caprice, voilà quelle était ma jouissance, la chère occupation pour laquelle je renonçais à l’amour, à l’air du ciel, à la liberté !

Éternel Dieu, la liberté ! oui, il y avait de certains moments où, malgré tout, j’y pensais encore. Au milieu de tant de démence, de bizarrerie et de stupidité, il y avait en moi des bondissements qui m’enlevaient tout à coup à moi-même. C’était une bouffée d’air qui me frappait le visage quand je sortais de mon cachot ; c’était une page d’un livre que je lisais, quand toutefois il m’arrivait d’en prendre d’autres que ceux de ces sycophantes modernes qu’on appelle des pamphlétaires, et à qui on devrait défendre, par simple mesure de salubrité publique, de dépecer et de philosophailler. Puisque je parle de ces bons moments, ils furent si rares que j’en veux citer un. Je lisais un soir les Mémoires de Constant ; j’y trouve les dix lignes suivantes :

« Salsdorf, chirurgien saxon attaché au prince Christian, eut à la bataille de Wagram la jambe cassée par un obus. Il était couché sur la poussière, presque sans vie. À quinze pas de lui, Amédée de Kerbourg, aide de camp (j’ai oublié de qui), froissé à la poitrine par un boulet, tombe et vomit le sang. Salsdorf voit que, si ce jeune homme n’est secouru, il va mourir d’une apoplexie ; il recueille ses forces, se traîne en rampant jusqu’à lui, le saigne, et lui sauve la vie. Au sortir de là, Salsdorf mourut à Vienne, quatre jours après l’amputation. »

Quand je lus ces mots, je jetai le livre et je fondis en larmes. Je ne regrette pas celles-là, elles me valurent une bonne journée ; car je ne fis que parler de Salsdorf, et ne me souciai de quoi que ce soit. Je ne pensai pas, à coup sûr, à soupçonner personne ce jour-là. Pauvre rêveur ! devais-je alors me souvenir que j’avais été bon ? À quoi cela me servait-il ? à tendre au ciel des bras désolés, à me demander pourquoi j’étais au monde, et à chercher autour de moi s’il ne tomberait pas aussi quelque obus qui me délivrât pour l’éternité. Hélas ! ce n’en était que l’éclair qui traversait un instant ma nuit.

Comme ces derviches insensés qui trouvent l’extase dans le vertige, quand la pensée, tournant sur elle-même, s’est épuisée à se creuser, lasse d’un travail inutile, elle s’arrête épouvantée. Il semble que l’homme soit vide, et qu’à force de descendre en lui il arrive à la dernière marche d’une spirale. Là, comme au sommet des montagnes, comme au fond des mines, l’air manque, et Dieu défend d’aller plus loin. Alors, frappé d’un froid mortel, le cœur, comme altéré d’oubli, voudrait s’élancer au-dehors pour renaître ; il redemande la vie à ce qui l’environne, il aspire l’air ardemment, mais il ne trouve autour de lui que ses propres chimères qu’il vient d’animer de la force qui lui manque, et qui, créées par lui, l’entourent comme des spectres sans pitié.

Il n’était pas possible que les choses continuassent longtemps ainsi. Fatigué de l’incertitude, je résolus de tenter une épreuve pour découvrir la vérité.

J’allai à la rue Jean-Jacques-Rousseau et demandai des chevaux de poste pour dix heures du soir. Nous avions loué une calèche, et j’ordonnai que tout fût prêt pour l’heure indiquée. Je défendis en même temps qu’on en dît rien à madame Pierson. Smith vint dîner ; en me mettant à table, j’affectai plus de gaîté qu’à l’ordinaire, et, sans les avertir de mon dessein, je mis l’entretien sur notre voyage. J’y renoncerais, dis-je à Brigitte, si je pensais qu’elle l’eût moins à cœur ; je me trouvais si bien à Paris que je ne demandais pas mieux que d’y rester tant qu’elle le trouverait agréable. Je fis l’éloge de tous les plaisirs qu’on ne peut trouver que dans cette ville ; je parlai des bals, des théâtres, de tant d’occasions de se distraire qui s’y rencontrent à chaque pas. Bref, puisque nous étions heureux, je ne voyais pas pourquoi nous changions de place, et je ne songeais pas à partir de sitôt.

Je m’attendais qu’elle allait insister pour notre projet d’aller à Genève, et, en effet elle n’y manqua pas. Ce ne fut pourtant qu’assez faiblement ; mais, dès qu’elle en eut dit les premiers mots, je feignis de me rendre à ses instances ; puis, détournant la conversation, je parlai de choses indifférentes, comme si tout eût été convenu.

« Et pourquoi, ajoutai-je, Smith ne viendraitil pas avec nous ? Il est bien vrai qu’il a ici des occupations qui le retiennent, mais ne peut-il obtenir un congé ? D’ailleurs les talents qu’il possède, et dont il ne veut pas profiter, ne doivent-ils pas lui assurer partout une existence libre et honorable ? Qu’il vienne sans façon ; la voiture est grande, et nous lui offrons une place : il faut qu’un jeune homme voie le monde, et il n’y a rien de si triste à son âge que de s’enfermer dans un cercle restreint. N’est-il pas vrai ? demandai-je à Brigitte. Allons, ma chère, que votre crédit obtienne de lui ce qu’il me refuserait peut-être. Décidez-le à nous sacrifier six semaines de son temps. Nous voyagerons de compagnie, et un tour en Suisse avec nous lui fera retrouver avec plus de plaisir son cabinet et ses travaux. »

Brigitte se joignit à moi, quoiqu’elle sût bien que cette invitation n’était qu’une plaisanterie. Smith ne pouvait s’absenter de Paris sans danger de perdre sa place, et il nous répondit, non sans regret, que cette raison l’empêchait d’accepter. Cependant j’avais fait monter une bouteille de bon vin, et, tout en continuant de le presser, moitié en riant, moitié sérieusement, nous nous étions animés tous trois. Après dîner je sortis un quart d’heure pour m’assurer que mes ordres étaient suivis ; puis je rentrai d’un air joyeux, et, m’asseyant au piano, je proposai de faire de la musique. « Passons ici notre soirée, leur dis-je ; si vous m’en croyez, n’allons pas au spectacle ; je ne suis pas capable de vous aider, mais je le suis de vous entendre. Nous ferons jouer Smith, s’il s’ennuie, et le temps passera plus vite qu’ailleurs. »

Brigitte ne se fit pas prier, elle chanta de bonne grâce ; Smith l’accompagnait sur son violoncelle. On avait apporté de quoi faire du punch, et bientôt la flamme du rhum brûlant nous égaya de sa clarté. Le piano fut quitté pour la table ; on y revint ; nous prîmes des cartes ; tout se passa comme je voulais, et il ne fut question que de se divertir.

J’avais les yeux fixés sur la pendule, et j’attendais impatiemment que l’aiguille marquât dix heures. L’inquiétude me dévorait, mais j’eus la force de n’en rien laisser voir. Enfin arriva le moment fixé ; j’entendis le fouet du postillon, et les chevaux entrer dans la cour. Brigitte était assise près de moi ; je lui pris la main et lui demandai si elle était prête à partir. Elle me regarda avec surprise, croyant sans doute que je voulais rire. Je lui dis qu’à dîner elle m’avait paru si bien décidée que je n’avais pas hésité à faire venir des chevaux, et que c’était pour en demander que j’étais sorti. Au même instant entra le garçon de l’hôtel, qui venait annoncer que les paquets étaient sur la voiture et qu’on n’attendait plus que nous.

« Est-ce sérieux ? demanda Brigitte ; vous voulez partir cette nuit ?

— Pourquoi pas, répondis-je, puisque nous sommes d’accord ensemble que nous devons quitter Paris ?

— Quoi ! maintenant ? à l’instant même ?

— Sans doute ; n’y a-t-il pas un mois que tout est prêt ? Vous voyez qu’on n’a eu que la peine de lier nos malles sur la calèche ; du moment qu’il est décidé que nous ne restons pas ici, le plus tôt fait n’est-il pas le meilleur ? Je suis d’avis qu’il faut tout faire ainsi et ne rien remettre au lendemain. Vous êtes ce soir d’humeur voyageuse, et je me hâte d’en profiter. Pourquoi attendre et différer sans cesse ? Je ne saurais supporter cette vie. Vous voulez partir, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! partons, il ne tient plus qu’à vous. »

Il y eut un moment de profond silence. Brigitte alla à la fenêtre et vit qu’en effet on avait attelé. D’ailleurs, au ton dont je parlais, il ne pouvait lui rester aucun doute, et quelque prompte que dût lui paraître cette résolution, c’était d’elle qu’elle venait. Elle ne pouvait se dédire de ses propres paroles ni prétexter de motif de retard. Sa détermination fut prise aussitôt ; elle fit d’abord quelques questions, comme pour s’assurer que tout fût en ordre ; voyant qu’on n’avait rien omis, elle chercha de côté et d’autre. Elle prit son châle et son chapeau, puis les posa, puis chercha encore. « Je suis prête, dit-elle, me voilà ; nous partons donc ? nous allons partir ? Elle prit une lumière, visita ma chambre, la sienne, ouvrit les coffres et les armoires. Elle demandait la clef de son secrétaire qu’elle avait perdue, disait-elle. Où pouvait être cette clef ? elle l’avait tenue, il y avait une heure. « Allons ! allons ! je suis prête, répétait-elle avec une agitation extrême, partons, Octave, descendons. » En disant cela elle cherchait toujours, et vint enfin se rasseoir près de nous.

J’étais resté sur le canapé et regardais Smith debout devant moi. Il n’avait pas changé de contenance et ne semblait ni troublé ni surpris ; mais deux gouttes de sueur lui coulaient sur les tempes, et j’entendis craquer dans ses doigts un jeton d’ivoire qu’il tenait, et dont les morceaux tombèrent à terre. Il nous tendit ses deux mains à la fois. « Un bon voyage, mes amis, dit-il. »

Nouveau silence ; je l’observais toujours et j’attendais qu’il ajoutât un mot. « S’il y a ici un secret, pensai-je, quand le saurai-je si ce n’est en ce moment ? ils doivent l’avoir tous deux sur les lèvres. Qu’il en sorte l’ombre, et je la saisirai.

— Mon cher Octave, dit Brigitte, où comptez-vous que nous nous arrêterons ? Vous nous écrirez, n’est-ce pas, Henri ? vous n’oublierez pas ma famille, et ce que vous pourrez pour moi, vous le ferez ? »

Il répondit d’une voix émue, mais avec un calme apparent, qu’il s’engageait de tout son cœur à la servir, et qu’il y ferait ses efforts. « Je ne puis, dit-il, répondre de rien, et sur les lettres que vous avez reçues il y a bien peu d’espérance. Mais ce ne sera pas de ma faute si, malgré tout, je ne puis bientôt vous envoyer quelque heureuse nouvelle. Comptez sur moi, je vous suis dévoué. »

Après nous avoir adressé encore quelques paroles obligeantes, il se disposait à sortir. Je me levai et le devançai ; je voulus une dernière fois les laisser encore un moment ensemble, et aussitôt que j’eus fermé la porte derrière moi, dans toute la rage de la jalousie déçue, je collai mon front sur la serrure.

« Quand vous reverrai-je ? demanda-t-il.

— Jamais, répondit Brigitte ; adieu, Henri. » Elle lui tendit la main. Il s’inclina, la porta à ses lèvres, et je n’eus que le temps de me jeter en arrière dans l’obscurité. Il passa sans me voir et sortit.

Demeuré seul avec Brigitte, je me sentis le cœur désolé. Elle m’attendait, son manteau sous le bras, et l’émotion qu’elle éprouvait était trop claire pour s’y méprendre. Elle avait trouvé la clef qu’elle cherchait, et son secrétaire était ouvert. Je retournai m’asseoir près de la cheminée.

« Écoutez, lui dis-je sans oser la regarder ; j’ai été si coupable envers vous que je dois attendre et souffrir sans avoir le droit de me plaindre. Le changement qui s’est fait en vous m’a jeté dans un tel désespoir que je n’ai pu m’empêcher de vous en demander la raison ; mais aujourd’hui je ne vous la demande plus. Vous en coûte-t-il de partir ? dites-le-moi ; je me résignerai.

— Partons, partons ! répondit-elle.

— Comme vous voudrez ; mais soyez franche. Quel que soit le coup que je reçoive, je ne dois pas même demander d’où il vient ; je m’y soumettrai sans murmure. Mais si je dois vous perdre jamais, ne me rendez pas l’espérance, car, Dieu le sait ! je n’y survivrais pas. »

Elle se retourna précipitamment. « Parlez-moi, dit-elle, de votre amour, ne me parlez pas de votre douleur.

— Eh bien ! je t’aime plus que ma vie. Auprès de mon amour, ma douleur n’est qu’un rêve. Viens avec moi au bout du monde : ou je mourrai, ou je vivrai par toi. »

En prononçant ces mots je fis un pas vers elle, et je la vis pâlir et reculer. Elle faisait un vain effort pour forcer à sourire ses lèvres contractées, et, se baissant sur le secrétaire : « Un instant, dit-elle, un instant encore ; j’ai quelques papiers à brûler. Elle me montra les lettres de N***, les déchira et les jeta au feu ; elle en prit d’autres qu’elle relut et qu’elle étala sur la table. C’étaient des mémoires de ses marchands, et il y en avait dans le nombre qui n’étaient pas encore payés. Tout en les examinant, elle commença à parler avec volubilité, les joues ardentes comme dans la fièvre. Elle me demandait pardon de son silence obstiné et de sa conduite depuis notre arrivée. Elle me témoignait plus de tendresse, plus de confiance que jamais. Elle frappait des mains en riant et se promettait le plus charmant voyage ; enfin elle était tout amour, ou du moins tout semblant d’amour. Je ne puis dire combien je souffrais de cette joie factice ; il y avait, dans cette douleur qui se démentait ainsi elle-même, une tristesse plus affreuse que les larmes et plus amère que les reproches. Je l’eusse mieux aimée froide et indifférente que s’excitant ainsi pour se vaincre ; il me semblait voir une parodie de nos moments les plus heureux. C’étaient les mêmes paroles, la même femme, les mêmes caresses, et ce qui, quinze jours auparavant, m’enivrait d’amour et de bonheur, répété ainsi, me faisait horreur.

« Brigitte, lui dis-je tout à coup, quel mystère me cachez-vous donc ? Si vous m’aimez, quelle comédie horrible jouez-vous donc ainsi devant moi ?

— Moi ! dit-elle presque offensée. Qui vous fait croire que je la joue ?

— Qui me le fait croire ? Dites-moi, ma chère, que vous avez la mort dans l’âme et que vous souffrez le martyre. Voilà mes bras prêts à vous recevoir ; appuyez-y la tête, et pleurez. Alors je vous emmènerai peut-être ; mais, en vérité, pas ainsi.

— Partons ! partons ! répéta-t-elle encore.

— Non, sur mon âme ! non, pas à présent, non, tant qu’il y a entre nous un mensonge ou un masque. J’aime mieux le malheur que cette gaîté-là. » Elle resta muette, consternée de voir que je ne me trompais pas à ses paroles, et que je la devinais malgré ses efforts.

« Pourquoi nous abuser ? continuai-je. Suis-je donc si bas dans votre estime que vous puissiez feindre devant moi ? Ce malheureux et triste voyage, vous y croyez-vous donc condamnée ? suis-je un tyran, un maître absolu ? suis-je un bourreau qui vous traîne au supplice ? Que craignez-vous donc de ma colère pour en venir à de pareils détours ? quelle terreur vous fait mentir ainsi ?

— Vous avez tort, répondit-elle ; je vous en prie, pas un mot de plus.

— Pourquoi donc si peu de sincérité ? Si je ne suis pas votre confident, ne puis-je du moins être traité en ami ? si je ne puis savoir d’où viennent vos larmes, ne puis-je du moins les voir couler ? N’avez-vous pas même cette confiance de croire que je respecte vos chagrins ? Qu’ai-je fait pour les ignorer ? ne saurait-on y trouver de remède ?

— Non, disait-elle, vous avez tort ; vous ferez votre malheur et le mien si vous me pressez davantage. N’est-ce pas assez que nous partions ?

— Et comment voulez-vous que je parte, lorsqu’il suffit de vous regarder pour voir que ce voyage vous répugne, que vous venez à contrecœur, que vous vous en repentez déjà ? Qu’est-ce donc, grand Dieu ! et que me cachez-vous ? à quoi bon jouer avec les paroles quand la pensée est aussi claire que cette glace que voilà ? Ne serais-je pas le dernier des hommes d’accepter ainsi sans murmure ce que vous me donnez avec tant de regret ? Comment cependant le refuserais-je ? que puis-je faire, si vous ne parlez pas ?

— Non, je ne vous suis pas à contrecœur ; vous vous trompez ; je vous aime, Octave ; cessez de me tourmenter ainsi. »


Elle mit tant de douceur dans ces paroles que je me jetai à ses genoux. Qui eût résisté à son regard et au son divin de sa voix ? « Mon Dieu ! m’écriai-je, vous m’aimez, Brigitte ? ma chère maîtresse, vous m’aimez ?

— Oui, je vous aime, oui, je vous appartiens ; faites de moi ce que vous voudrez. Je vous suivrai ; partons ensemble ; venez, Octave, on nous attend. »

Elle serrait ma main dans les siennes et me donna un baiser sur le front. « Oui, il le faut, murmura-t-elle ; oui, je le veux, jusqu’au dernier soupir.

— Il le faut ? me dis-je à moi-même. » Je me levai. Il ne restait plus sur la table qu’une seule feuille de papier que Brigitte parcourait des yeux. Elle la prit, la retourna, puis la laissa tomber à terre. « Est-ce tout ? demandai-je.

— Oui, c’est tout. »

Lorsque j’avais fait venir les chevaux, ce n’avait pas été avec la pensée que nous partirions en effet. Je ne voulais que faire une tentative ; mais, par la force même des choses, elle était devenue véritable. J’ouvris la porte. « Il le faut ! me disais-je ; il le faut ! répétai-je tout haut. Que veut dire ce mot, Brigitte ? qu’y a-t-il donc que j’ignore ici ? Expliquez-vous, sinon je reste. Pourquoi faut-il que vous m’aimiez ? »

Elle tomba sur le canapé et se tordit les mains de douleur. « Ah ! malheureux ! malheureux ! dit-elle, tu ne sauras jamais aimer !

— Eh bien ! peut-être, oui, je le crois ; mais, devant Dieu ! je sais souffrir. Il faut que vous m’aimiez, n’est-ce pas ? eh bien ! il faut aussi me répondre. Quand je devrais vous perdre à jamais, quand ces murs devraient crouler sur ma tête, je ne sortirai pas d’ici que je ne sache quel est ce mystère qui me torture depuis un mois. Vous parlerez, ou je vous quitte. Que je sois un fou, un furieux, que je gâte à plaisir ma vie, que je vous demande ce que peut-être je devrais feindre de vouloir ignorer, qu’une explication entre nous doive détruire notre bonheur et élever désormais devant moi une barrière insurmontable, que par là je rende impossible ce départ même que j’ai tant souhaité ; quoi qu’il puisse nous en coûter à vous et à moi, vous parlerez, ou je renonce à tout.

— Non ! non ! je ne parlerai pas.

— Vous parlerez. Croyez-vous par hasard que je sois dupe de vos mensonges ? Quand je vous vois du soir au lendemain plus différente de vous-même que le jour ne l’est de la nuit, croyez-vous donc que je m’y trompe ? Quand vous me donnez pour raison je ne sais quelles lettres qui ne valent seulement pas la peine qu’on les lise, vous imaginez-vous que je me contente du premier prétexte venu, parce qu’il vous plaît de n’en pas chercher d’autre ? Votre visage est-il de plâtre, pour qu’il soit si difficile d’y voir ce qui se passe dans votre cœur ? Quelle opinion avez-vous donc de moi ? Je ne m’abuse pas autant qu’on le pense, et prenez garde qu’à défaut de paroles votre silence ne m’apprenne ce que vous cachez si obstinément.

— Que voulez-vous que je vous cache ?

— Ce que je veux ? vous me le demandez ? Est-ce pour me braver en face que vous me faites cette question ? est-ce pour me pousser à bout et vous débarrasser de moi ? Oui, à coup sûr, l’orgueil offensé est là, qui attend que j’éclate. Si je m’expliquais franchement, vous auriez à votre service toute l’hypocrisie féminine ; vous attendez que je vous accuse, afin de me répondre qu’une femme comme vous ne descend pas à se justifier. Dans quels regards de fierté dédaigneuse ne savent pas s’envelopper les plus coupables et les plus perfides ! Votre grande arme est le silence, ce n’est pas d’hier que je le sais. Vous ne voulez qu’être insultées, vous vous taisez jusqu’à ce qu’on y vienne ; allez, allez, luttez avec mon cœur ; là où bat le vôtre, vous le trouverez ; mais ne luttez pas avec ma tête : elle est plus dure que le fer, et elle en sait aussi long que vous.

— Pauvre garçon, murmura Brigitte, vous ne voulez donc pas partir ?

— Non ! je ne pars qu’avec ma maîtresse, et vous ne l’êtes pas maintenant. J’ai assez lutté, j’ai assez souffert, je me suis assez dévoré le cœur. Il est temps que le jour se lève ; j’ai assez vécu dans la nuit. Oui ou non, voulez-vous répondre ?

— Non.

— Comme il vous plaira ; j’attendrai. »

J’allai m’asseoir à l’autre bout de la chambre, déterminé à ne pas me lever que je n’eusse appris ce que je voulais savoir. Elle paraissait réfléchir et marchait lentement devant moi.

Je la suivais d’un œil avide, et le silence qu’elle gardait augmentait par degrés ma colère. Je ne voulais pas qu’elle s’en aperçût, et ne savais quel parti prendre. J’ouvris la fenêtre. « Qu’on dételle les chevaux, criai-je, et qu’on les paie. Je ne partirai pas ce soir.

— Pauvre malheureux ! dit Brigitte. » Je refermai tranquillement la fenêtre et me rassis sans avoir l’air d’entendre ; mais je me sentais une telle rage que je n’y pouvais résister. Ce froid silence, cette force négative m’exaspéraient au dernier point. J’aurais été réellement trompé, et sûr de la trahison d’une femme aimée, que je n’aurais rien éprouvé de pire. Dès que je me fus condamné moi-même à rester encore à Paris, je me dis qu’à tout prix il fallait que Brigitte parlât ; je cherchais en vain dans ma tête un moyen de l’y obliger, mais, pour le trouver à l’instant même, j’aurais donné tout ce que je possédais. Que faire ? que dire ? elle était là, tranquille, me regardant avec tristesse. J’entendis dételer les chevaux ; ils s’en allèrent au petit trot, et le bruit de leurs grelots se perdit bientôt dans les rues. Je n’avais qu’à me retourner pour qu’ils revinssent, et il me semblait cependant que leur départ était irrévocable. Je poussai le verrou de la porte ; je ne sais quoi me disait à l’oreille : « Te voilà seul, face à face avec l’être qui doit te donner la vie ou la mort. »

Tandis que, perdu dans mes pensées, je m’efforçais d’inventer un biais qui pût me mener à la vérité, je me souvins d’un roman de Diderot, où une femme, jalouse de son amant, s’avise, pour éclaircir ses doutes, d’un moyen assez singulier. Elle lui dit qu’elle ne l’aime plus, et lui annonce qu’elle va le quitter. Le marquis des Arcis (c’était le nom de l’amant) donne dans le piège et avoue que lui-même il est lassé de son amour. Cette scène bizarre que j’avais lue trop jeune m’avait frappé comme un tour d’adresse, et le souvenir que j’en avais gardé me fit sourire en ce moment. « Qui sait ? me dis-je ; si j’en faisais autant, Brigitte s’y tromperait peut-être, et m’apprendrait quel est son secret. »

D’une colère furieuse, je passai tout à coup à des idées de ruse et de rouerie. Était-il donc si difficile de faire parler une femme malgré elle ? cette femme était ma maîtresse ; j’étais bien faible si je n’y parvenais. Je me renversai sur le sofa d’un air libre et indifférent. « Eh bien ! ma chère, dis-je gaîment, nous ne sommes donc pas au jour des confidences ? »

Elle me regarda d’un air étonné.

« Eh, mon Dieu ! oui, continuai-je, il faut pourtant qu’un jour ou l’autre nous en venions à nos vérités.

Tenez, pour vous donner l’exemple, j’ai quelque envie de commencer ; cela vous rendra confiante, et il n’y a rien de tel que de s’entendre entre amis. »

Sans doute qu’en parlant ainsi mon visage me trahissait ; Brigitte ne semblait pas m’entendre et continuait de se promener.

« Savez-vous bien, lui dis-je, qu’après tout voilà six mois que nous sommes ensemble ? Le genre de vie que nous menons n’a rien qui ressemble à ce dont on peut rire. Vous êtes jeune, je le suis aussi ; s’il arrivait que le tête-à-tête cessât d’être de votre goût, seriez-vous femme à me le dire ? En vérité, si cela était, je vous l’avouerais franchement. Et pourquoi pas ? est-ce un crime d’aimer ? ce ne peut donc pas être un crime de moins aimer, ou de n’aimer plus. Qu’y aurait-il d’étonnant qu’à notre âge on eût besoin de changement ? »

Elle s’arrêta. « À notre âge ! dit-elle. Est-ce que c’est à moi que vous vous adressez ? Quelle comédie jouez-vous aussi ? »

Le sang me monta au visage. Je lui saisis la main. « Assieds-toi là, lui dis-je, et écoute-moi.

— À quoi bon ? ce n’est pas vous qui parlez. »

J’étais honteux de ma propre feinte, et j’y renonçai.

« Écoutez-moi, répétai-je avec force, et venez, je vous en supplie, vous asseoir ici près de moi. Si vous voulez garder le silence, faites-moi du moins la grâce de m’entendre.

— J’écoute ; qu’avez-vous à me dire ?

— Si on me disait aujourd’hui : Vous êtes un lâche ; j’ai vingt-deux ans et je me suis déjà battu ; ma vie entière, mon cœur se révolteraient. N’aurais-je pas en moi la conscience de ce que je suis ? il faudrait pourtant aller sur le pré, il faudrait que je me misse vis-à-vis du premier venu, il faudrait jouer ma vie contre la sienne ; pourquoi ? pour prouver que je ne suis pas un lâche ; sans quoi le monde le croirait. Cette seule parole demande cette réponse, toutes les fois qu’on l’a prononcée, et n’importe qui.

— C’est vrai ; où voulez-vous en venir ?

— Les femmes ne se battent pas ; mais, telle que la société est faite, il n’y a pourtant aucun être, de tel sexe qu’il soit, qui ne doive, à certains moments de sa vie, fût-elle réglée comme une horloge, solide comme le fer, voir tout mis en question. Réfléchissez ; qui voyez-vous échapper à cette loi ? quelques personnes peut-être ; mais voyez ce qui en arrive : si c’est un homme, le déshonneur ; si c’est une femme, quoi ? l’oubli. Tout être qui vit de la vie véritable, doit par cela même faire preuve qu’il vit. Il y a donc pour une femme comme pour un homme telle occasion où elle est attaquée. Si elle est brave, elle se lève, fait acte de présence, et se rassoit. Un coup d’épée ne prouve rien pour elle. Non seulement il faut qu’elle se défende, mais qu’elle forge elle-même ses armes. On la soupçonne ; qui ? un indifférent ? elle peut et doit le mépriser. Est-ce son amant ? l’aime-t-elle, cet amant ? si elle l’aime, c’est là sa vie ; elle ne peut pas le mépriser.

— Sa seule réponse est le silence.

— Vous vous trompez : l’amant qui la soupçonne, offense par là sa vie entière, je le sais ; ce qui répond pour elle, n’est-ce pas ? ce sont ses larmes, sa conduite passée, son dévouement et sa patience. Qu’arrivera-t-il si elle se tait ? que son amant la perdra par sa faute, et que le temps la justifiera. N’est-ce pas là votre pensée ?

— Peut-être ; le silence avant tout.

— Peut-être, dites-vous ? assurément je vous perdrai si vous ne me répondez pas ; mon parti est pris, je pars seul.

— Eh bien ! Octave…

— Eh bien ! m’écriai-je ; le temps donc vous justifiera ? Achevez ; à cela du moins dites oui ou non.

— Oui, je l’espère.

— Vous l’espérez ! voilà ce que je vous prie de vous demander sincèrement. C’est la dernière fois sans doute que vous en aurez l’occasion devant moi. Vous me dites que vous m’aimez, et je le crois. Je vous soupçonne ; votre intention est-elle que je parte et que le temps vous justifie ?

— Et de quoi me soupçonnez-vous ?

— Je ne voulais pas vous le dire, car je vois que c’est inutile. Mais après tout, misère pour misère, à votre loisir ; j’aime autant celle-là. Vous me trompez ; vous en aimez un autre, voilà votre secret et le mien.

— Qui donc ? qui donc ? demanda-t-elle.

— Smith. »

Elle me posa sa main sur les lèvres et se détourna. Je n’en pus dire davantage ; nous restâmes tous deux pensifs, les yeux fixés à terre.

« Écoutez-moi, dit-elle avec effort. J’ai beaucoup souffert, et je prends le ciel à témoin que je donnerais ma vie pour vous. Tant qu’il me restera au monde la plus faible lueur d’espérance, je serai prête à souffrir encore ; mais quand je devrais exciter de nouveau votre colère en vous disant que je suis femme, je le suis pourtant, mon ami. Il ne faut pas aller trop avant, ni plus loin que la force humaine. Je ne répondrai jamais là-dessus. Tout ce que je puis en cet instant, c’est de me mettre une dernière fois à genoux et de vous supplier encore de partir. »

Elle s’inclina en disant ces mots. Je me levai.

« Bien insensé, dis-je avec amertume, bien insensé qui, une fois dans sa vie, veut obtenir la vérité d’une femme ! il n’obtiendra que le mépris, et il le mérite en effet. La vérité ! celui-là la sait qui corrompt des femmes de chambre et qui se glisse à leur chevet à l’heure où elles parlent en rêve. Celui-là la sait qui se fait femme lui-même, et que sa bassesse initie à tout ce qui s’agite dans l’ombre ! Mais l’homme qui la demande franchement, celui qui ouvre une main loyale pour obtenir cette affreuse aumône, ce n’est pas lui qui l’aura jamais. On se tient en garde avec lui ; pour toute réponse on hausse les épaules ; et si la patience lui échappe, on se lève dans sa vertu comme une vestale outragée, et on laisse tomber de ses lèvres le grand oracle féminin, que le soupçon détruit l’amour, et qu’on ne saurait pardonner ce à quoi l’on ne peut répondre. Ah ! juste Dieu, quelle fatigue ! quand donc finira tout cela ?

— Quand vous voudrez, dit-elle d’un ton glacé ; j’en suis aussi lasse que vous.

— À l’instant même ; je vous quitte pour jamais, et que le temps vous justifie donc. Le temps ! le temps ! ô froide amante ! souvenezvous de cet adieu. Le temps ! et ta beauté, et ton amour, et le bonheur, où seront-ils allés ? Est-ce donc sans regret que tu me perds ainsi ? Ah ! sans doute, le jour où l’amant jaloux saura qu’il a été injuste, le jour où il verra les preuves, il comprendra quel cœur il a blessé, n’est-il pas vrai ? il pleurera sa honte ; il n’aura plus ni joie ni sommeil, il ne vivra que pour se souvenir qu’il eût pu vivre autrefois heureux. Mais, ce jour-là, sa maîtresse orgueilleuse pâlira peut-être de se voir vengée ; elle se dira : Si je l’avais fait plus tôt ! Et, croyez-moi, si elle a aimé, l’orgueil ne la consolera pas. »

J’avais voulu parler avec calme, mais je n’étais plus maître de moi ; à mon tour je marchais avec agitation. Il y a de certains regards qui sont de vrais coups d’épée ; ils se croisent comme le fer ; c’étaient de ceux-là que Brigitte et moi nous échangions en ce moment. Je la regardais comme un prisonnier regarde la porte d’un cachot. Pour briser le sceau qu’elle avait sur les lèvres et pour la forcer à parler, j’aurais exposé ma vie et la sienne.

« Où allez-vous ? demanda-t-elle, que voulez-vous que je vous dise ?

— Ce que vous avez dans le cœur. N’êtes-vous pas assez cruelle de me le faire répéter ainsi ?

— Et vous, et vous, s’écria-t-elle, n’êtes-vous pas plus cruel cent fois ? Ah ! bien insensé, dites-vous, qui veut savoir la vérité ! folle, puis-je dire à mon tour, qui peut espérer qu’on la croie ! Vous voulez savoir mon secret, et mon secret, c’est que je vous aime. Folle que je suis ! vous en cherchez un autre. Cette pâleur qui me vient de vous, vous l’accusez, vous l’interrogez. Folle ! j’ai voulu souffrir en silence, vous consacrer ma résignation ; j’ai voulu vous cacher mes larmes ; vous les épiez comme des témoins d’un crime ; folle ! j’ai voulu traverser les mers, m’exiler de France avec vous, aller mourir loin de tout ce qui m’a aimée sur ce cœur qui doute de moi ; folle ! j’ai cru que la vérité avait un regard, un accent, qu’on la devinait, qu’on la respectait ! Ah ! quand j’y pense, les larmes me suffoquent. Pourquoi, s’il en devait être ainsi, m’avoir entraînée à une démarche qui troublera à jamais mon repos ? Ma tête se perd ; je ne sais où j’en suis. »

Elle se pencha en pleurant sur moi. « Folle, folle ! » répétait-elle avec une voix déchirante.

« Et qu’est-ce donc ? continua-t-elle, jusques à quand persévérerez-vous ? Que puis-je faire à ces soupçons sans cesse renaissants, sans cesse altérés ? Il faut, dites-vous, que je me justifie ! de quoi ? de partir, d’aimer, de mourir, de désespérer ? et si j’affecte une gaîté forcée, cette gaîté même vous offense. Je vous sacrifie tout pour partir, et vous n’aurez pas fait une lieue que vous regarderez en arrière. Partout, toujours, quoi que je fasse, l’injure, la colère. Ah ! cher enfant, si vous saviez quel froid mortel, quelle souffrance de voir ainsi la plus simple parole du cœur accueillie par le doute et le sarcasme ! Vous vous priverez par là du seul bonheur qu’il y ait au monde : aimer avec abandon. Vous tuerez dans le cœur de ceux qui vous aiment tout sentiment délicat et élevé ; vous en viendrez à ne plus croire qu’à ce qu’il y a de plus grossier ; il ne vous restera de l’amour que ce qui est visible et se touche du doigt. Vous êtes jeune, Octave, et vous avez encore une longue vie à parcourir ; vous aurez d’autres maîtresses. Oui, comme vous dites, l’orgueil est peu de chose, et ce n’est pas lui qui me consolera ; mais Dieu veuille qu’une larme de vous me paie un jour de celles que vous me faites répandre en ce moment. »


Elle se leva. « Faut-il donc le dire ? faut-il donc que vous le sachiez, que depuis six mois je ne me suis pas couchée un soir sans me répéter que tout était inutile et que vous ne guéririez jamais ; que je ne me suis pas levée un matin sans me dire qu’il fallait essayer encore ; que vous n’avez pas dit une parole que je ne sentisse que je devais vous quitter, et que vous ne m’avez pas fait une caresse que je ne sentisse que j’aimais mieux mourir ; que jour par jour, minute par minute, toujours entre la crainte et l’espoir, j’ai mille fois tenté de vaincre ou mon amour ou ma douleur ; que, dès que j’ouvrais mon cœur près de vous, vous jetiez un coup d’œil moqueur jusques au fond de mes entrailles, et que dès que je le fermais, il me semblait y sentir un trésor que vous seul pouviez dépenser ? Vous raconterai-je ces faiblesses, et tous ces mystères qui semblent puérils à ceux qui ne les respectent pas ? que, lorsque vous me quittiez avec colère, je m’enfermais pour relire vos premières lettres ; qu’il y a une valse chérie que je n’ai jamais jouée en vain lorsque j’éprouvais trop vivement l’impatience de vous voir venir ? Ah ! malheureuse, que toutes ces larmes ignorées, que toutes ces folies si douces aux faibles te coûteront cher ! Pleure, maintenant ; ce supplice même, cette douleur n’a servi de rien. »

Je voulus l’interrompre. « Laissez-moi, laissez-moi, dit-elle ; il faut qu’un jour je vous parle aussi. Voyons ; pourquoi doutez-vous de moi ? Depuis six mois, de pensée, de corps et d’âme, je n’ai appartenu qu’à vous. De quoi osez-vous me soupçonner ? Voulez-vous partir pour la Suisse ? je suis prête, vous le voyez. Est-ce un rival que vous croyez avoir ? envoyez-lui une lettre que je signerai et que vous mettrez à la poste. Que faisons-nous ? où allons-nous ? prenons un parti. Ne sommes-nous pas toujours ensemble ? Eh bien ! pourquoi me quittes-tu ? je ne peux pas être à la fois près et loin de toi. Il faudrait, dis-tu, pouvoir se fier à sa maîtresse ; c’est vrai. Ou l’amour est un bien, ou c’est un mal ; si c’est un bien, il faut croire en lui ; si c’est un mal, il faut s’en guérir. Tout cela, vois-tu, c’est un jeu que nous jouons ; mais notre cœur et notre vie servent d’enjeu, et c’est horrible. Veux-tu mourir ? ce sera plus tôt fait. Qui suis-je donc pour qu’on doute de moi ? »

Elle s’arrêta devant la glace. « Qui suis-je donc ? répétait-elle, qui suis-je donc ? Y pensez-vous ? regardez donc ce visage que j’ai.

« Douter de toi ! s’écria-t-elle, en s’adressant à sa propre image ; pauvre tête pâle, on te soupçonne ! pauvres joues maigres, pauvres yeux fatigués, on doute de vous et de vos larmes ! Eh bien ! achevez de souffrir ; que ces baisers qui vous ont desséchés vous ferment les paupières. Descends dans cette terre humide, pauvre corps vacillant qui ne te soutiens plus. Quand tu y seras, on le croira peut-être, si le doute croit à la mort. Ô triste spectre ! sur quelle rive veux-tu donc errer et gémir ? quel est ce feu qui te dévore ? Tu fais des projets de voyage, toi qui as un pied dans le tombeau ! Meurs ! Dieu t’en est témoin, tu as voulu aimer ! Ah ! quelles richesses, quelles puissances d’amour on a éveillées dans ton cœur ! Ah ! quel rêve on t’a laissé faire, et de quels poisons on t’a tuée ! Quel mal avais-tu fait pour que l’on mît en toi cette fièvre ardente qui te brûle ? quelle fureur l’anime donc, cette créature insensée qui te pousse du pied dans le cercueil, tandis que ses lèvres te parlent d’amour ? Que deviendras-tu donc, si tu vis encore ? N’est-il pas temps ? n’en est-ce pas assez ? Quelle preuve de ta douleur donneras-tu pour qu’on y croie, quand toi, toi-même, pauvre preuve vivante, pauvre témoin, on ne te croit pas ? À quelle torture veux-tu te soumettre que tu n’aies pas déjà usée ? par quels tourments, quels sacrifices apaiseras-tu l’avide, l’insatiable amour ? Tu ne seras qu’un objet de risée ; tu chercheras en vain sur la terre une rue déserte où ceux qui passent ne te montrent pas au doigt. Tu perdras toute honte, et jusqu’à l’apparence de cette vertu fragile qui t’a été si chère ; et l’homme pour qui tu t’aviliras sera le premier à t’en punir. Il te reprochera de vivre pour lui seul, de braver le monde pour lui, et tandis que tes propres amis murmureront autour de toi, il cherchera dans leurs regards s’il n’aperçoit pas trop de pitié ; il t’accusera de le tromper si une main serre encore la tienne, et si, dans le désert de ta vie, tu trouves par hasard quelqu’un qui puisse te plaindre en passant. Ô Dieu ! te souvient-il d’un jour d’été où l’on a posé sur ta tête une couronne de roses blanches ? Était-ce ce front qui la portait ? Ah ! cette main qui l’a suspendue aux murailles de l’oratoire, elle n’est pas tombée en poussière comme elle ! Ô ma vallée ! ô ma vieille tante, qui dormez maintenant en paix ! ô mes tilleuls, ma petite chèvre blanche, mes braves fermiers qui m’aimiez tant ! vous souvient-il de m’avoir vue heureuse, fière, tranquille et respectée ? Qui donc a jeté sur ma route cet étranger qui veut m’en arracher ? qui donc lui a donné le droit de passer dans le sentier de mon village ? Ah ! malheureuse, pourquoi t’es-tu retournée le premier jour qu’il t’y a suivie ? pourquoi l’as-tu accueilli comme un frère ? pourquoi as-tu ouvert ta porte et lui as-tu tendu la main ? Octave, Octave, pourquoi m’as-tu aimée, si tout devait finir ainsi ! »

Elle était près de défaillir, et je la soutins jusqu’à un fauteuil où elle tomba la tête sur mon épaule. L’effort terrible qu’elle venait de faire en me parlant si amèrement, l’avait brisée. Au lieu d’une maîtresse outragée, je ne trouvai plus tout à coup en elle qu’un enfant plaintif et souffrant. Ses yeux se fermèrent ; je l’entourai de mes bras, et elle resta sans mouvement.

Lorsqu’elle reprit connaissance, elle se plaignit d’une extrême langueur et me pria d’une voix tendre de la laisser pour qu’elle se mît au lit. Elle pouvait à peine marcher ; je la portai jusqu’à l’alcôve et la posai doucement sur son lit. Il n’y avait en elle aucune marque de souffrance ; elle se reposait de sa douleur comme d’une fatigue, et ne semblait pas s’en souvenir. Sa nature faible et délicate cédait sans lutter, et, comme elle l’avait dit elle-même, j’avais été plus loin que sa force. Elle tenait ma main dans la sienne ; je l’embrassai ; nos lèvres encore amantes s’unirent comme à notre insu, et, au sortir d’une scène si cruelle, elle s’endormit sur mon cœur en souriant comme au premier jour.

CHAPITRE VI

Brigitte dormait. Muet, immobile, j’étais assis à son chevet. Comme un laboureur, après un orage, compte les épis d’un champ dévasté, ainsi je commençai à descendre en moi-même et à sonder le mal que j’avais fait.

Je n’y eus pas plus tôt pensé que je le jugeai irréparable. Certaines souffrances, par leur excès même, nous avertissent de leur terme, et plus j’éprouvais de honte et de remords, plus je sentais qu’après une telle scène il ne restait qu’à nous dire adieu. Quelque courage que pût avoir Brigitte, elle avait bu jusqu’à la lie la coupe amère de son triste amour ; si je ne voulais la voir mourir, il fallait qu’elle s’en reposât. Il était arrivé souvent qu’elle m’eût fait de cruels reproches, et elle y avait peut-être mis jusqu’alors plus de colère que cette fois ; mais, cette fois, ce qu’elle m’avait dit, ce n’étaient plus de vaines paroles dictées par l’orgueil offensé, c’était la vérité qui, refoulée au fond du cœur, l’avait brisé pour en sortir. La circonstance où nous nous trouvions et mon refus de partir avec elle rendaient d’ailleurs tout espoir impossible ; elle aurait voulu pardonner qu’elle n’en eût pas eu la force. Ce sommeil même, cette mort passagère d’un être qui ne pouvait plus souffrir, témoignait assez là-dessus ; ce silence venu tout à coup, cette douceur qu’elle avait montrée en revenant si tristement à la vie, ce pâle visage, et jusqu’à ce baiser, tout me disait que c’en était fait, et, quelque lien qui pût nous unir, que je l’avais rompu pour toujours. De même qu’elle dormait maintenant, il était clair qu’à la première souffrance qui lui viendrait de moi elle s’endormirait du sommeil éternel. L’horloge sonna, et je sentis que l’heure écoulée emportait ma vie avec elle.

Ne voulant appeler personne, j’avais allumé la lampe de Brigitte ; je regardais cette faible lueur, et mes pensées semblaient flotter dans l’ombre comme ses rayons incertains.

Quoi que j’eusse pu dire ou faire, jamais l’idée de perdre Brigitte ne s’était encore présentée à moi. J’avais cent fois voulu la quitter ; mais qui a aimé en ce monde et ne sait ce qui en est ? Ce n’était que du désespoir ou des mouvements de colère. Tant que je me savais aimé d’elle, j’étais bien sûr de l’aimer aussi ; l’invincible nécessité venait, pour la première fois, de se lever entre nous deux. J’en ressentais comme une langueur sourde, où je ne distinguais rien clairement. J’étais courbé près de l’alcôve, et quoique j’eusse vu dès le premier instant toute l’étendue de mon malheur, je n’en sentais pas la souffrance. Ce que mon esprit comprenait, mon âme, faible et épouvantée, semblait reculer pour n’en rien voir. « Allons, me disais-je, cela est certain ; je l’ai voulu, et je l’ai fait ; il n’y a pas le moindre doute que nous ne pouvons plus vivre ensemble ; je ne veux pas tuer cette femme, ainsi je n’ai plus qu’à la quitter. Voilà qui est fait ; je m’en irai demain. » Et, tout en me parlant ainsi, je ne pensais ni à mes torts, ni au passé, ni à l’avenir ; je ne me souvenais ni de Smith ni de quoi que ce soit en ce moment ; je n’aurais pu dire qui m’avait amené là, ni ce que j’avais fait depuis une heure. Je regardais les murs de la chambre, et je crois que tout ce qui m’occupait était de chercher pour le lendemain par quelle voiture je m’en irais.

Je demeurai assez longtemps dans cet état de calme étrange. Comme un homme frappé d’un coup de poignard ne sent d’abord que le froid du fer ; il fait encore quelques pas sur sa route, et, stupéfait, les yeux égarés, il se demande ce qui lui arrive. Mais peu à peu le sang vient goutte à goutte, la plaie s’entr’ouvre et le laisse couler ; la terre se teint d’une pourpre noire, la mort arrive ; l’homme, à son approche, frissonne d’horreur et tombe foudroyé. Ainsi, tranquille en apparence, j’écoutais venir le malheur ; je me répétais à voix basse ce que Brigitte m’avait dit, et je disposais autour d’elle tout ce que je savais d’habitude qu’on lui préparait pour la nuit ; puis je la regardais, puis j’allais à la fenêtre et j’y restais le front collé aux vitres, devant un grand ciel sombre et lourd ; puis je revenais près du lit. Partir demain, c’était ma seule pensée, et peu à peu ce mot de partir me devenait intelligible. « Ah Dieu ! m’écriai-je tout à coup, ma pauvre maîtresse, je vous perds, et je n’ai pas su vous aimer ! »

Je tressaillis à ces paroles, comme si c’eût été un autre que moi qui les eût prononcées ; elles retentirent dans tout mon être, comme dans une harpe tendue un coup de vent qui va la briser. En un instant, deux ans de souffrances me traversèrent le cœur, et, après elles, comme leur conséquence et leur dernière expression, le présent me saisit. Comment rendrai-je une pareille douleur ? Par un seul mot peut-être, pour ceux qui ont aimé. J’avais pris la main de Brigitte, et, rêvant sans doute dans son sommeil, elle avait prononcé mon nom.

Je me levai et marchai dans la chambre ; un torrent de larmes coulait de mes yeux. J’étendais les bras comme pour ressaisir tout ce passé qui m’échappait. « Est-ce possible ? répétais-je ; quoi ! je vous perds ? je ne puis aimer que vous. Quoi ! vous partez ? c’en est fait pour toujours ? Quoi ! vous, ma vie, mon adorée maîtresse, vous me fuyez, je ne vous verrai plus ? Jamais, jamais ! disais-je tout haut ; et m’adressant à Brigitte endormie, comme si elle eût pu m’entendre : « Jamais, jamais, n’y comptez pas ; jamais je n’y consentirai. Et qu’est-ce donc ? pourquoi tant d’orgueil ? N’y a-t-il plus aucun moyen de réparer l’offense que je vous ai faite ? Je vous en prie, cherchons ensemble. Ne m’avez-vous pas pardonné mille fois ? Mais vous m’aimez, vous ne pourrez partir, et le courage vous manquera. Que voulez-vous que nous fassions ensuite ? »

Une démence horrible, effrayante, s’empara de moi subitement ; j’allais et venais, parlant au hasard, cherchant sur les meubles quelque instrument de mort. Je tombai enfin à genoux et je me frappai la tête sur le lit. Brigitte fit un mouvement, et je m’arrêtai aussitôt.

« Si je l’éveillais ! me dis-je en frissonnant. Que fais-tu donc, pauvre insensé ? Laisse-la dormir jusqu’au jour ; tu as encore une nuit à la voir. »

Je repris ma place ; j’avais une telle frayeur que Brigitte ne fût éveillée, que j’osais à peine respirer. Mon cœur semblait s’être arrêté en même temps que mes larmes. Je demeurai glacé d’un froid qui me faisait trembler, et comme pour me forcer au silence : « Regarde-la, me disais-je, regarde-la, cela t’est permis. »


Je parvins enfin à me calmer, et je sentis des larmes plus douces couler lentement sur mes joues. À la fureur que j’avais ressentie succédait l’attendrissement. Il me sembla qu’un cri plaintif déchirait les airs ; je me penchai sur le chevet, et je me mis à regarder Brigitte, comme si, pour la dernière fois, mon bon ange m’eût dit de graver dans mon âme l’empreinte de ses traits chéris.

Qu’elle était pâle ! Ses longues paupières, entourées d’un cercle bleuâtre, brillaient encore, humides de larmes ; sa taille, autrefois si légère, était courbée comme sous un fardeau ; sa joue, amaigrie et plombée, reposait dans sa main fluette, sur son bras faible et chancelant ; son front semblait porter l’empreinte de ce diadème d’épines sanglantes dont se couronne la résignation.

Je me souvins de la chaumière. Qu’elle était jeune, il y avait six mois ! qu’elle était gaie, libre, insouciante ! Qu’avais-je fait de tout cela ? Il me semblait qu’une voix inconnue me répétait une vieille romance que depuis longtemps j’avais oubliée :

Altra volta gieri biele,
Blanch’e rossa com’un’fiore ;
Ma ora, no. Non son più biele,
Consumatis dal’amore.

C’était l’ancienne romance de ma première maîtresse, et ce patois mélancolique me semblait clair pour la première fois. Je le répétais comme si je n’eusse fait jusque-là que le conserver dans ma mémoire sans le comprendre. Pourquoi l’avais-je appris, et pourquoi m’en souvenais-je ? Elle était là, ma fleur fanée, prête à mourir, consumée par l’amour.

« Regarde-la, me dis-je en sanglotant ; regarde-là ! Pense à ceux qui se plaignent que leurs maîtresses ne les aiment pas ; la tienne t’aime, elle t’a appartenu ; et tu la perds, et n’as pas su l’aimer. »


Mais la douleur était trop forte ; je me levai et marchai de nouveau. « Oui, continuai-je, regarde-la ; pense à ceux que l’ennui dévore, et qui s’en vont traîner au loin une douleur qui n’est point partagée. Les maux que tu souffres, on en a souffert, et rien en toi n’est resté solitaire. Pense à ceux qui vivent sans mère, sans parents, sans chien, sans ami ; à ceux qui cherchent et ne trouvent pas, à ceux qui pleurent et qu’on en raille, à ceux qui aiment et qu’on méprise, à ceux qui meurent et sont oubliés. Devant toi, là, dans cette alcôve, repose un être que la nature avait peut-être formé pour toi. Depuis les sphères les plus élevées de l’intelligence jusqu’aux mystères les plus impénétrables de la matière et de la forme, cette âme et ce corps sont tes frères ; depuis six mois ta bouche n’a pas parlé, ton cœur n’a pas battu une fois, qu’un mot, un battement de cœur ne t’ait répondu ; et cette femme que Dieu t’envoyait comme il envoie la rosée à l’herbe, elle n’aura fait que glisser sur ton cœur. Cette créature qui à la face du ciel était venue les bras ouverts pour te donner sa vie et son âme, elle se sera évanouie comme une ombre, et il n’en restera pas seulement le vestige d’une apparence. Pendant que tes lèvres touchaient les siennes, pendant que tes bras entouraient son cou, pendant que les anges de l’éternel amour vous enlaçaient comme un seul être des liens de sang de la volupté, vous étiez plus loin l’un de l’autre que deux exilés aux deux bouts de la terre, séparés par le monde entier. Regarde-la, et surtout fais silence. Tu as encore une nuit à la voir, si tes sanglots ne l’éveillent pas. »

Peu à peu, ma tête s’exaltait, et des idées de plus en plus sombres me remuaient et m’épouvantaient ; une puissance irrésistible m’entraînait à descendre en moi.

Faire le mal ! tel était donc le rôle que la Providence m’avait imposé ! Moi, faire le mal ! moi à qui ma conscience, au milieu de mes fureurs mêmes, disait pourtant que j’étais bon ! moi qu’une destinée impitoyable entraînait sans cesse plus avant dans un abîme, et à qui en même temps une horreur secrète montrait sans cesse la profondeur de cet abîme où je tombais ! moi qui partout, malgré tout, eussé-je commis un crime et versé le sang de ces mains que voilà, me serais encore répété que mon cœur n’était pas coupable, que je me trompais, que ce n’était pas moi qui agissais ainsi, mais mon destin, mon mauvais génie, je ne sais quel être qui habitait le mien, mais n’y était pas né ! moi ! faire le mal ! Depuis six mois j’avais accompli cette tâche ; pas une journée ne s’était passée que je n’eusse travaillé à cette œuvre impie, et j’en avais en ce moment même la preuve devant les yeux. L’homme qui avait aimé Brigitte, qui l’avait offensée, puis insultée, puis délaissée, quittée pour la reprendre, remplie de craintes, assiégée de soupçons, jetée enfin sur ce lit de douleur où je la voyais étendue, c’était moi ! Je me frappais le cœur, et en la voyant, je n’y pouvais croire. Je contemplais Brigitte ; je la touchais comme pour m’assurer que je n’étais pas trompé par un songe. Mon propre visage que j’apercevais dans la glace, me regardait avec étonnement. Qu’était-ce donc que cette créature qui m’apparaissait sous mes traits ? qu’était-ce donc que cet homme sans pitié qui blasphémait avec ma bouche et torturait avec mes mains ? Était-ce lui que ma mère appelait Octave ? était-ce lui qu’autrefois, à quinze ans, parmi les bois et les prairies, j’avais vu dans les claires fontaines où je me penchais avec un cœur pur comme le cristal de leurs eaux ?

Je fermais les yeux, et je pensais aux jours de mon enfance. Comme un rayon de soleil qui traverse un nuage, mille souvenirs me traversaient le cœur. « Non, me disais-je, je n’ai pas fait cela. Tout ce qui m’entoure dans cette chambre n’est qu’un rêve impossible. » Je me rappelais le temps où j’ignorais, où je sentais mon cœur s’ouvrir à mes premiers pas dans la vie. Je me souvenais d’un vieux mendiant qui s’asseyait sur un banc de pierre devant la porte d’une ferme, et à qui on m’envoyait quelquefois porter, le matin, après déjeuner, les restes de notre repas. Je le voyais, tendant ses mains ridées, faible, courbé, me bénir en souriant. Je sentais le vent du matin glisser sur mes tempes, je ne sais quoi de frais comme la rosée qui tombait du ciel dans mon âme. Puis, tout à coup, je rouvrais les yeux, et je retrouvais, à la lueur de la lampe, la réalité devant moi.

« Et tu ne te crois pas coupable ? me demandaije avec horreur. Ô apprenti corrompu d’hier ! parce que tu pleures, tu te crois innocent ? Ce que tu prends pour le témoignage de ta conscience, ce n’est peut-être que du remords ? et quel meurtrier n’en éprouve pas ? Si ta vertu te crie qu’elle souffre, qui te dit que ce n’est pas parce qu’elle se sent mourir ? Ô misérables ! ces voix lointaines que tu entends gémir dans ton cœur, tu crois que ce sont des sanglots ; ce n’est peut-être que le cri de la mouette, l’oiseau funèbre des tempêtes, que le naufrage appelle à lui. Qui t’a jamais raconté l’enfance de ceux qui meurent couverts de sang ? Ils ont aussi été bons à leurs jours ; ils posent aussi leurs mains sur leur visage pour s’en souvenir quelquefois. Tu fais le mal et tu te repens ? Néron aussi, quand il tua sa mère. Qui donc t’a dit que les pleurs nous lavaient ?

« Et quand bien même il en serait ainsi, quand il serait vrai qu’une part de ton âme n’appartiendra jamais au mal, que feras-tu de l’autre qui lui appartiendra ? Tu palperas de ta main gauche les plaies qu’ouvrira ta main droite ; tu feras un suaire de ta vertu pour y ensevelir tes crimes ; tu frapperas, et, comme Brutus, tu graveras sur ton épée les bavardages de Platon ! À l’être qui t’ouvrira ses bras, tu plongeras au fond du cœur cette arme ampoulée et déjà repentante ; tu conduiras au cimetière les restes de tes passions, et tu effeuilleras sur leurs tombes la fleur stérile de ta pitié ; tu diras à ceux qui te verront : « Que voulez-vous ! on m’a appris à tuer, et remarquez que j’en pleure encore, et que Dieu m’avait fait meilleur. » Tu parleras de ta jeunesse, tu te persuaderas toi-même que le ciel doit te pardonner, que tes malheurs sont involontaires, et tu harangueras tes nuits d’insomnie pour qu’elles te laissent un peu de repos.

« Mais, qui sait ? tu es jeune encore. Plus tu te fieras à ton cœur, plus ton orgueil doit t’égarer. Te voilà aujourd’hui devant la première ruine que tu vas laisser sur ta route. Que Brigitte meure demain, tu pleureras sur son cercueil ; où iras-tu en la quittant ? Tu partiras pour trois mois peut-être, et tu feras un voyage en Italie ; tu t’envelopperas dans ton manteau comme un Anglais travaillé du spleen, et tu te diras quelque beau matin, au fond d’une auberge, après boire, que tes remords sont apaisés et qu’il est temps d’oublier pour revivre. Toi qui commences à pleurer trop tard, prends garde de ne plus pleurer un jour. Qui sait ? qu’on vienne à te railler sur ces douleurs que tu crois senties ; qu’un jour, au bal, une belle femme sourie de pitié quand on lui contera que tu te souviens d’une maîtresse morte ; n’en pourrais-tu pas tirer quelque gloire, et t’enorgueillir tout à coup de ce qui te navre aujourd’hui ? Quand le présent, qui te fait frissonner, et que tu n’oses regarder en face, sera devenu le passé, une vieille histoire, un souvenir confus, ne pourrais-tu par hasard te renverser quelque soir sur ta chaise, dans un souper de débauchés, et raconter, le sourire sur les lèvres, ce que tu as vu les larmes aux yeux ? C’est ainsi qu’on boit toute honte, c’est ainsi qu’on marche ici-bas. Tu as commencé par être bon ; tu deviens faible, et tu seras méchant.

« Mon pauvre ami, me dis-je du fond du cœur, j’ai un conseil à te donner : c’est que je crois qu’il te faut mourir. Pendant que tu es bon à cette heure, profites-en pour n’être plus méchant ; pendant qu’une femme que tu aimes est là, mourante, sur ce lit, et que tu sens l’horreur de toi-même, étends la main sur sa poitrine : elle vit encore, c’est assez ; ferme les yeux et ne les rouvre plus ; n’assiste pas à ses funérailles, de peur que demain tu n’en sois consolé ; donne-toi un coup de poignard pendant que le cœur que tu portes aime encore le Dieu qui l’a fait. Est-ce ta jeunesse qui t’arrête ? et ce que tu veux épargner, est-ce la couleur de tes cheveux ? Ne les laisse jamais blanchir, s’ils ne sont pas blancs cette nuit.

« Et aussi bien, que veux-tu faire au monde ? Si tu sors, où vas-tu ? Qu’espères-tu si tu restes ? Ah ! n’est-ce pas qu’en regardant cette femme il te semble avoir dans le cœur tout un trésor encore enfoui ? N’est-ce pas que ce que tu perds, c’est moins ce qui a été que ce qui aurait pu être, et que le pire des adieux est de sentir qu’on n’a pas tout dit ? Que ne parlais-tu il y a une heure ? Quand cette aiguille était à cette place, tu pouvais encore être heureux. Si tu souffrais, que n’ouvrais-tu ton âme ? si tu aimais, que ne le disais-tu ? Te voilà comme l’enfouisseur mourant de faim sur son trésor ; tu as fermé ta porte, avare ; tu te débats derrière tes verrous. Secoueles donc, ils sont solides ; c’est ta main qui les a forgés. Ô insensé qui as désiré et qui as possédé ton désir, tu n’avais pas pensé à Dieu ! Tu jouais avec le bonheur comme un enfant avec un hochet, et tu ne réfléchissais pas combien c’était rare et fragile, ce que tu tenais dans tes mains ; tu le dédaignais, tu en souriais et tu remettais d’en jouir, et tu ne comptais pas les prières que ton bon ange faisait pendant ce temps-là pour te conserver cette ombre d’un jour. Ah ! s’il en est un dans les cieux qui ait jamais veillé sur toi, que devient-il en ce moment ? Il est assis devant un orgue ; ses ailes sont à demi ouvertes, ses mains étendues sur le clavier d’ivoire ; il commence un hymne éternel, l’hymne d’amour et d’immortel oubli. Mais ses genoux chancellent, ses ailes tombent, sa tête s’incline comme un roseau brisé ; l’ange de la mort lui a touché l’épaule, il disparaît dans l’immensité !

« Et toi, c’est à vingt-deux ans que tu restes seul sur la terre ! quand un amour noble et élevé, quand la force de la jeunesse allaient peut-être faire de toi quelque chose ! Lorsque après de si longs ennuis, des chagrins si cuisants, tant d’irrésolutions, une jeunesse si dissipée, tu pouvais voir se lever sur toi un jour tranquille et pur ! lorsque ta vie, consacrée à un être adoré, pouvait se remplir d’une sève nouvelle, c’est en ce moment que tout s’abîme et s’évanouit devant toi ! Te voilà non plus avec des désirs vagues, mais avec des regrets réels ; non plus le cœur vide, mais dépeuplé. Et tu hésites ? Qu’attends-tu ? Puisqu’elle ne veut plus de ta vie, que ta vie ne compte plus pour rien ; puisqu’elle te quitte, quitte-toi aussi. Que ceux qui ont aimé ta jeunesse pleurent sur toi ; ils ne sont pas nombreux. Qui a été muet près de Brigitte doit rester muet pour toujours ! Que celui qui a passé sur son cœur en garde du moins la trace intacte ! Ah Dieu ! si tu veux vivre encore, ne faudrait-il pas l’effacer ? Quel autre parti te resterait-il, pour conserver ton souffle misérable, que d’achever de le corrompre ? Oui, maintenant ta vie est à ce prix. Il te faudrait, pour la supporter, non seulement oublier l’amour, mais désapprendre qu’il existe ; non seulement renier ce qui a été bon en toi, mais tuer ce qui peut l’être encore ; car que ferais-tu si tu t’en souvenais ? Tu ne ferais pas un pas sur terre, tu ne rirais pas, tu ne pleurerais pas, tu ne donnerais pas l’aumône à un pauvre, tu ne pourrais pas être bon un quart d’heure, sans que tout ton sang, reflué au cœur, te crie que Dieu t’avait fait bon pour que Brigitte fût heureuse. Tes moindres actions retentiraient en toi, et, comme des échos sonores, y feraient gémir tes malheurs ; tout ce qui remuerait ton âme y éveillerait un regret, et l’espérance, ce messager céleste, ce saint ami qui nous invite à vivre, se changerait lui-même pour toi en un fantôme inexorable, et deviendrait frère jumeau du passé ; tous tes essais de saisir quelque chose ne seraient qu’un long repentir. Quand l’homicide marche dans l’ombre, il tient ses mains serrées sur sa poitrine, de peur de rien toucher et que les murs ne l’accusent. C’est ainsi qu’il te faudrait faire ; choisis de ton âme ou de ton corps : il te faut tuer l’un des deux. Le souvenir du bien t’envoie au mal ; fais de toi un cadavre, si tu ne veux être ton propre spectre. Ô enfant, enfant ! meurs honnête ! qu’on puisse pleurer sur ton tombeau ! »

Je me jetai sur le pied du lit, plein d’un si affreux désespoir que ma raison m’abandonnait, et que je ne savais plus où j’étais ni ce que je faisais. Brigitte poussa un soupir, et, écartant le drap qui la couvrait, comme oppressée d’un poids importun, découvrit son sein blanc et nu.

À cette vue, tous mes sens s’émurent. Était-ce de douleur ou de désir ? je n’en sais rien. Une pensée horrible m’avait fait frémir tout à coup. « Eh quoi ! me dis-je, laisser cela à un autre ! mourir, descendre dans la terre, tandis que cette blanche poitrine respirera l’air du firmament ! Dieu juste ! une autre main que la mienne sur cette peau fine et transparente ! une autre bouche sur ces lèvres et un autre amour dans ce cœur ! un autre homme ici, à ce chevet ! Brigitte heureuse, vivante, adorée, et moi dans le coin d’un cimetière, tombant en poussière au fond d’une fosse ! Combien de temps pour qu’elle m’oublie, si je n’existe plus demain ? combien de larmes ? aucune, peut-être ! Pas un ami, personne qui l’approche, qui ne lui dise que ma mort est un bien, qui ne s’empresse de l’en consoler, qui ne la conjure de n’y plus songer ! Si elle pleure, on voudra la distraire ; si un souvenir la frappe, on l’écartera ; si son amour me survit en elle, on l’en guérira comme d’un empoisonnement ; et elle-même, qui le premier jour dira peut-être qu’elle veut me suivre, se détournera dans un mois, pour ne pas voir de loin le saule pleureur qu’on aura planté sur ma tombe ! Comment en serait-il autrement ? Qui regrette-t-on quand on est si belle ? Elle voudrait mourir de chagrin que ce beau sein lui dirait qu’il veut vivre, et qu’un miroir le lui persuaderait ; et le jour où les larmes taries feront place au premier sourire, qui ne la félicitera pas, convalescente de sa douleur ? Lorsque après huit jours de silence elle commencera à souffrir qu’on prononce mon nom devant elle, puis qu’elle en parlera elle-même, en regardant languissamment, comme pour dire : « Consolez-moi » ; puis peu à peu qu’elle en sera venue, non plus à éviter mon souvenir, mais à n’en plus parler, et qu’elle ouvrira ses fenêtres, par les beaux matins de printemps, quand les oiseaux chantent dans la rosée ; quand elle deviendra rêveuse et qu’elle dira : « J’ai aimé… », qui sera là, à côté d’elle ? qui osera lui répondre qu’il faut aimer encore ? Ah ! alors je n’y serai plus ! Tu l’écouteras, infidèle ; tu te pencheras en rougissant, comme une rose qui va s’épanouir, et ta beauté et ta jeunesse te monteront au front. Tout en disant que ton cœur est fermé, tu en laisseras sortir cette fraîche auréole dont chaque rayon appelle un baiser. Qu’elles veulent bien qu’on les aime, celles qui disent qu’elles n’aiment plus ! Et quoi d’étonnant ? Tu es femme ; ce corps, cette gorge d’albâtre, tu sais ce qu’ils valent, on te l’a dit ; quand tu les caches sous ta robe, tu ne crois pas, comme les vierges, que tout le monde te ressemble, et tu sais le prix de ta pudeur. Comment la femme qui a été vantée peut-elle se résoudre à ne l’être plus ? se croit-elle vivante si elle reste à l’ombre, et s’il y a silence autour de sa beauté ? Sa beauté même, c’est l’éloge et le regard de son amant. Non, non, il n’en faut pas douter ; qui a aimé ne vit plus sans amour ; qui apprend une mort se rattache à la vie. Brigitte m’aime et en mourrait peut-être ; je me tuerai, et un autre l’aura.

« Un autre ! un autre ! répétai-je en m’inclinant, appuyé sur le lit, et mon front effleurait son épaule. N’est-elle pas veuve ? pensai-je ; n’a-t-elle pas déjà vu la mort ? ces petites mains délicates n’ont-elles pas soigné et enseveli ? Ses larmes savent combien elles durent, et les secondes durent moins. Ah ! Dieu me préserve, pendant qu’elle dort, à quoi tient-il que je ne la tue ? Si je l’éveillais maintenant, et si je lui disais que son heure est venue et que nous allons mourir dans un dernier baiser, elle accepterait. Que m’importe ? Est-il donc sûr que tout ne finisse pas là ? »


J’avais trouvé un couteau sur la table, et je le tenais dans ma main.

« Peur, lâcheté, superstition ! qu’en savent-ils, ceux qui le disent ? C’est pour le peuple et les ignorants qu’on nous parle d’une autre vie ; mais qui y croit au fond du cœur ? Quel gardien de nos cimetières a vu un mort quitter son tombeau et aller frapper chez le prêtre ? C’est autrefois qu’on voyait des fantômes ; la police les interdit à nos villes civilisées, et il n’y crie plus du sein de la terre que des vivants enterrés à la hâte. Qui eût rendu la mort muette, si elle avait jamais parlé ? Est-ce parce que les processions n’ont plus le droit d’encombrer nos rues, que l’esprit céleste se laisse oublier ? Mourir, voilà la fin, le but. Dieu l’a posé, les hommes le discutent ; mais chacun porte écrit au front : « Fais ce que tu veux, tu mourras. » Qu’en dirait-on, si je tuais Brigitte ? ni elle ni moi n’en entendrions rien. Il y aurait demain dans un journal qu’Octave de T*** a tué sa maîtresse, et après-demain on n’en parlerait plus. Qui nous suivrait au dernier cortège ? Personne qui, en rentrant chez soi, ne déjeunât tranquillement ; et nous, étendus côte à côte dans les entrailles de cette fange d’un jour, le monde pourrait marcher sur nous sans que le bruit des pas nous éveille. N’est-il pas vrai, ma bien-aimée, n’est-il pas vrai que nous y serions bien ? C’est un lit moelleux que la terre ; aucune souffrance ne nous y atteindrait ; on ne jaserait pas dans les tombes voisines de notre union devant Dieu ; nos ossements s’embrasseraient en paix et sans orgueil ; la mort est conciliatrice, et ce qu’elle noue ne se délie pas. Pourquoi le néant t’effraierait-il, pauvre corps qui lui es promis ? Chaque heure qui sonne t’y entraîne, chaque pas que tu fais brise l’échelon où tu viens de t’appuyer ; tu ne te nourris que de morts ; l’air du ciel te pèse et t’écrase, la terre que tu foules te tire à elle par la plante des pieds. Descends, descends ! Pourquoi tant d’épouvante ? est-ce un mot qui te fait horreur ? Dis seulement : « Nous ne vivrons plus. » N’est-ce pas là une grande fatigue dont il est doux de se reposer ? Comment se fait-il qu’on hésite, s’il n’y a que la différence d’un peu plus tôt à un peu plus tard ? La matière est impérissable, et les physiciens, nous dit-on, tourmentent à l’infini le plus petit grain de poussière sans pouvoir jamais l’anéantir. Si la matière est la propriété du hasard, quel mal fait-elle en changeant de torture, puisqu’elle ne peut changer de maître ? Qu’importe à Dieu la forme que j’ai reçue et quelle livrée porte ma douleur ? La souffrance vit dans mon crâne ; elle m’appartient, je la tue ; mais l’ossement ne m’appartient pas, et je le rends à qui me l’a prêté ; qu’un poète en fasse une coupe où il boira son vin nouveau ! Quel reproche puis-je encourir, et ce reproche, qui me le ferait ? quel ordonnateur inflexible viendra me dire que j’ai mésusé ? Qu’en sait-il ? était-il en moi ? Si chaque créature a sa tâche à remplir, et si c’est un crime de la secouer, quels grands coupables sont donc les enfants qui meurent sur le sein de la nourrice ? pourquoi ceux-là sont-ils épargnés ? De comptes rendus après la mort, à qui servirait la leçon ? Il faudrait bien que le ciel fût désert pour que l’homme fût puni d’avoir vécu, car c’est assez qu’il ait à vivre et je ne sais qui l’a demandé, sinon Voltaire au lit de mort ; digne et dernier cri d’impuissance d’un vieil athée désespéré. À quoi bon ? pourquoi tant de luttes ? qui donc est là-haut qui regarde, et qui se plaît à tant d’agonies ? qui donc s’égaie et se désœuvre à ce spectacle d’une création toujours naissante et toujours moribonde ? à voir bâtir, et l’herbe pousse ; à voir planter, et la foudre tombe ; à voir marcher, et la mort crie : « Holà ! » ; à voir pleurer, et les larmes sèchent ; à voir aimer, et le visage se ride ; à voir prier, se prosterner, supplier et tendre les bras, et les moissons n’en ont pas un brin de froment de plus ! Qu’est-ce donc qui a tant fait, pour le plaisir de savoir tout seul que ce qu’il a fait ce n’est rien ? La terre se meurt ; Herschell dit que c’est de froid ; qui donc tient dans sa main cette goutte de vapeurs condensées, et la regarde s’y dessécher, comme un pêcheur un peu d’eau de mer, pour en avoir un grain de sel ? Cette grande loi d’attraction qui suspend le monde à sa place, l’use et le ronge dans un désir sans fin ; chaque planète charrie ses misères en gémissant sur son essieu ; elles s’appellent d’un bout du ciel à l’autre, et, inquiètes du repos, cherchent qui s’arrêtera la première. Dieu les retient ; elles accomplissent assidûment et éternellement leur labeur vide et inutile ; elles tournent, elles souffrent, elles brûlent, elles s’éteignent et s’allument, elles descendent et remontent, elles se suivent et s’évitent, elles s’enlacent comme des anneaux ; elles portent à leur surface des milliers d’êtres renouvelés sans cesse ; ces êtres s’agitent, se croisent aussi, se serrent une heure les uns contre les autres, puis tombent, et d’autres se lèvent ; là où la vie manque, elle accourt ; là où l’air sent le vide, il se précipite ; pas un désordre, tout est réglé, marqué, écrit en lignes d’or et en paraboles de feu ; tout marche au son de la musique céleste sur des sentiers impitoyables, et pour toujours ; et tout cela n’est rien ! Et nous, pauvres rêves sans nom, pâles et douloureuses apparences, imperceptibles éphémères, nous qu’on anime d’un souffle d’une seconde pour que la mort puisse exister, nous nous épuisons de fatigue pour nous prouver que nous jouons un rôle et que je ne sais quoi s’aperçoit de nous. Nous hésitons à nous tirer sur la poitrine un petit instrument de fer, et à nous faire sauter la tête avec un haussement d’épaules ; il semble que si nous nous tuons, le chaos va se rétablir ; nous avons écrit et rédigé les lois divines et humaines, et nous avons peur de nos catéchismes ; nous souffrons trente ans sans murmurer, et nous croyons que nous luttons ; enfin la souffrance est la plus forte, nous envoyons une pincée de poudre dans le sanctuaire de l’intelligence, et il pousse une fleur sur notre tombeau. »

Comme j’achevais ces paroles, j’avais approché le couteau que je tenais de la poitrine de Brigitte. Je n’étais plus maître de moi, et je ne sais, dans mon délire, ce qui en serait arrivé ; je rejetai le drap pour découvrir le cœur, et j’aperçus entre les deux seins blancs un petit crucifix d’ébène.

Je reculai, frappé de crainte ; ma main s’ouvrit, et l’arme tomba. C’était la tante de Brigitte qui lui avait, au lit de mort, donné ce petit crucifix. Je ne me souvenais pourtant pas de le lui avoir jamais vu ; sans doute, au moment de partir, elle l’avait suspendu à son cou, comme une relique préservatrice des dangers du voyage. Je joignis les mains tout à coup et me sentis fléchir vers la terre. « Seigneur mon Dieu ! dis-je en tremblant, Seigneur mon Dieu, vous étiez là ! »

Que ceux qui ne croient pas au Christ, lisent cette page ; je n’y croyais pas non plus. Ni au collège, ni enfant, ni homme, je n’avais hanté les églises ; ma religion, si j’en avais une, n’avait ni rite ni symbole, et je ne croyais qu’à un Dieu sans forme, sans culte et sans révélation. Empoisonné dès l’adolescence de tous les écrits du dernier siècle, j’y avais sucé de bonne heure le lait stérile de l’impiété. L’orgueil humain, ce dieu de l’égoïste, fermait ma bouche à la prière, tandis que mon âme effrayée se réfugiait dans l’espoir du néant. J’étais comme ivre et insensé quand je vis le Christ sur le sein de Brigitte ; mais bien que n’y croyant pas moi-même, je reculai, sachant qu’elle y croyait. Ce ne fut pas une terreur vaine qui en ce moment m’arrêta la main. Qui me voyait ? j’étais seul, la nuit. S’agissait-il des préjugés du monde ? qui m’empêchait d’écarter de mes yeux ce petit morceau de bois noir ? Je pouvais le jeter dans les cendres, et ce fut mon arme que j’y jetai. Ah ! que je le sentis jusqu’à l’âme, et que je le sens maintenant encore ! quels misérables sont les hommes qui ont jamais fait une raillerie de ce qui peut sauver un être ! Qu’importe le nom, la forme, la croyance ? tout ce qui est bon n’est-il pas sacré ? comment ose-t-on toucher à Dieu ?

Comme à un regard du soleil la neige descend des montagnes, et du glacier qui menaçait le ciel fait un ruisseau dans la vallée ; ainsi descendait dans mon cœur une source qui s’épanchait. Le repentir est un pur encens ; il s’exhalait de toute ma souffrance. Quoique j’eusse presque commis un crime, dès que ma main fut désarmée je sentis mon cœur innocent. Un seul instant m’avait rendu le calme, la force et la raison ; je m’avançai de nouveau vers l’alcôve ; je m’inclinai sur mon idole, et je baisai son crucifix.

« Dors en paix, lui dis-je, Dieu veille sur toi ! Pendant qu’un rêve te faisait sourire, tu viens d’échapper au plus grand danger que tu aies couru de ta vie. Mais la main qui t’a menacée ne fera de mal à personne ; j’en jure par ton Christ lui-même, je ne tuerai ni toi ni moi. Je suis un fou, un insensé, un enfant qui s’est cru un homme. Dieu soit loué ! tu es jeune et vivante, et tu es belle, et tu m’oublieras. Tu guériras du mal que je t’ai fait, si tu ne peux le pardonner. Dors en paix jusqu’au jour, Brigitte, et décide alors de notre destin ; quel que soit l’arrêt que tu prononces, je m’y soumettrai sans murmure. Et toi, Jésus, qui l’as sauvée, pardonne-moi, ne le lui dis pas. Je suis né dans un siècle impie, et j’ai beaucoup à expier. Pauvre fils de Dieu qu’on oublie, on ne m’a pas appris à t’aimer. Je ne t’ai jamais cherché dans les temples ; mais grâce au ciel, là où je te trouve, je n’ai pas encore appris à ne pas trembler. Une fois avant de mourir, je t’aurai du moins baisé de mes lèvres sur un cœur qui est plein de toi. Protège-la tant qu’il respirera ; restes-y, sainte sauvegarde ; souviens-toi qu’un infortuné n’a pas osé mourir de sa douleur en te voyant cloué sur ta croix ; impie, tu l’as sauvé du mal ; s’il avait cru, tu l’aurais consolé. Pardonne à ceux qui l’ont fait incrédule, puisque tu l’as fait repentant ; pardonne à tous ceux qui blasphèment ! ils ne t’ont jamais vu, sans doute, lorsqu’ils étaient au désespoir. Les joies humaines sont railleuses, elles dédaignent sans pitié ; ô Christ ! les heureux de ce monde pensent n’avoir jamais besoin de toi ; pardonne : quand leur orgueil t’outrage, leurs larmes les baptisent tôt ou tard ; plains-les de se croire à l’abri des tempêtes, et d’avoir besoin, pour venir à toi, des leçons sévères du malheur. Notre sagesse et notre scepticisme sont dans nos mains de grands hochets d’enfants ; pardonne-nous de rêver que nous sommes impies, toi qui souriais au Golgotha. De toutes nos misères d’une heure, la pire est pour nos vanités qu’elles essaient de t’oublier. Mais, tu le vois, ce ne sont que des ombres, qu’un regard de toi fait tomber. Toi-même, n’as-tu pas été homme ? C’est la douleur qui t’a fait Dieu ; c’est un instrument de supplice qui t’a servi à monter au ciel, et qui t’a porté les bras ouverts au sein de ton père glorieux ; et nous, c’est aussi la douleur qui nous conduit à toi comme elle t’a amené à ton père ; nous ne venons que couronnés d’épines nous incliner devant ton image ; nous ne touchons à tes pieds sanglants qu’avec des mains ensanglantées, et tu as souffert le martyre pour être aimé des malheureux. »

Les premiers rayons de l’aurore commençaient à paraître ; tout s’éveillait peu à peu, et l’air s’emplissait de bruits lointains et confus. Faible et épuisé de fatigue, j’allais quitter Brigitte pour prendre un peu de repos. Comme je sortais, une robe jetée sur un fauteuil glissa à terre près de moi, et il en tomba un papier plié. Je le ramassai : c’était une lettre, et je reconnus la main de Brigitte. L’enveloppe n’était pas cachetée ; je l’ouvris et lus ce qui suit :

25 décembre 18..

« Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai loin de vous, et peut-être ne la recevrezvous jamais. Ma destinée est liée à celle d’un homme à qui j’ai tout sacrifié ; vivre sans moi lui est impossible, et je vais essayer de mourir pour lui. Je vous aime, adieu, plaignez-nous. »

Je retournai le papier après l’avoir lu, et je vis sur l’adresse : À M. Henri Smith, à N***, poste restante.

CHAPITRE VII

Le lendemain, à midi, par un beau soleil de décembre, un jeune homme et une femme qui se donnaient le bras, traversèrent le jardin du Palais-Royal. Ils entrèrent chez un orfèvre, où ils choisirent deux bagues pareilles, et, les échangeant avec un sourire, en mirent chacun une à leur doigt. Après une courte promenade, ils allèrent déjeuner aux Frères-Provençaux, dans une de ces petites chambres élevées d’où l’on découvre, dans tout son ensemble, l’un des plus beaux lieux qui soient au monde. Là, enfermés en tête à tête, quand le garçon se fut retiré, ils s’accoudèrent à la fenêtre et se serrèrent doucement la main. Le jeune homme était en habit de voyage ; à voir la joie qui paraissait sur son visage, on l’aurait pris pour un nouveau marié montrant pour la première fois à sa jeune femme la vie et les plaisirs de Paris. Sa gaîté était douce et calme comme l’est toujours celle du bonheur. Qui eût eu de l’expérience, y eût reconnu l’enfant qui devient homme, et dont le regard plus confiant commence à raffermir le cœur. De temps en temps il contemplait le ciel, puis revenait à son amie, et des larmes brillaient dans ses yeux ; mais il les laissait couler sur ses joues et souriait sans les essuyer. La femme était pâle et pensive ; elle ne regardait que son ami. Il y avait dans ses traits comme une souffrance profonde qui, sans faire d’efforts pour se cacher, n’osait cependant résister à la gaîté qu’elle voyait. Quand son compagnon souriait, elle souriait aussi, mais non pas toute seule ; quand il parlait, elle lui répondait, et elle mangeait ce qu’il lui servait ; mais il y avait en elle un silence qui ne semblait vivre que par instants. À sa langueur et à sa nonchalance, on distinguait clairement cette mollesse de l’âme, ce sommeil du plus faible entre deux êtres qui s’aiment, et dont l’un n’existe que dans l’autre et ne s’anime que par écho. Le jeune homme ne s’y trompait pas et en semblait fier et reconnaissant ; mais on voyait à sa fierté même que son bonheur lui était nouveau. Lorsque la femme s’attristait tout à coup et baissait les yeux vers la terre, il s’efforçait de prendre, pour la rassurer, un air ouvert et résolu ; mais il n’y pouvait pas toujours réussir et se troublait lui-même quelquefois. Ce mélange de force et de faiblesse, de joie et de chagrin, de trouble et de sérénité, eût été impossible à comprendre pour un spectateur indifférent ; on eût pu les croire tour à tour les deux êtres les plus heureux de la terre et les plus malheureux ; mais en ignorant leur secret on eût senti qu’ils souffraient ensemble, et, quelle que fût leur peine mystérieuse, on voyait qu’ils avaient posé sur leurs chagrins un sceau plus puissant que l’amour lui-même, l’amitié. Tandis qu’ils se serraient la main, leurs regards restaient chastes ; quoiqu’ils fussent seuls, ils parlaient à voix basse. Comme accablés par leurs pensées, ils posèrent leurs fronts l’un contre l’autre, et leurs lèvres ne se touchèrent pas. Ils se regardaient d’un air tendre et solennel, comme les faibles qui veulent être bons. Lorsque l’horloge sonna une heure, la femme poussa un profond soupir, et se détournant à demi :

« Octave, dit-elle, si vous vous trompiez !

— Non, mon amie, répondit le jeune homme, soyez-en sûre, je ne me trompe pas. Il vous faudra souffrir beaucoup, longtemps peut-être, et à moi toujours ; mais nous en guérirons tous deux, vous avec le temps, et moi avec Dieu.

— Octave, Octave, répéta la femme, êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?

— Je ne crois pas, ma chère Brigitte, que nous puissions nous oublier ; mais je crois que dans ce moment nous ne pouvons nous pardonner encore, et c’est ce qu’il faut cependant à tout prix, même en ne nous revoyant jamais.

— Pourquoi ne nous reverrions-nous pas ? Pourquoi un jour… Vous êtes si jeune ! »

Elle ajouta avec un sourire : « À votre premier amour, nous nous reverrons sans danger.

— Non, mon amie ; car, sachez-le bien, je ne vous reverrai jamais sans amour. Puisse celui à qui je vous laisse, à qui je vous donne, être digne de vous ! Smith est brave, bon et honnête ; mais, quelque amour que vous ayez pour lui, vous voyez bien que vous m’aimez encore ; car, si je voulais rester ou vous emmener, vous y consentiriez.

— C’est vrai, répondit la femme.

— Vrai ? vrai ? répéta le jeune homme en la regardant de toute son âme ; vrai ? Si je voulais, vous viendriez avec moi ? » Puis il continua doucement : « C’est pour cette raison qu’il ne faut jamais nous revoir. Il y a de certains amours dans la vie qui bouleversent la tête, les sens, l’esprit et le cœur ; il y en a parmi tous un seul qui ne trouble pas, qui pénètre, et celui-là ne meurt qu’avec l’être dans lequel il a pris racine.

— Mais vous m’écrirez cependant ?

— Oui, d’abord, pendant quelque temps, car ce que j’ai à souffrir est si rude, que l’absence de toute forme habituelle et aimée me tuerait maintenant. C’est peu à peu et avec mesure que, n’étant pas connu de vous, je me suis approché, non sans crainte, que je suis devenu plus familier, qu’enfin… Ne parlons pas du passé. C’est peu à peu que mes lettres seront plus rares, jusqu’au jour où elles cesseront. Je redescendrai ainsi la colline que j’ai gravie depuis un an. Il y aura là une grande tristesse et peut-être aussi quelque charme. Lorsqu’on s’arrête, au cimetière, devant une tombe fraîche et verdoyante, où sont gravés deux noms chéris, on éprouve une douleur pleine de mystère qui fait couler des larmes sans amertume ; c’est ainsi que je veux quelquefois me souvenir d’avoir été vivant. »

La femme, à ces dernières paroles, se jeta sur un fauteuil et sanglota. Le jeune homme fondait en larmes ; mais il resta immobile et comme ne voulant pas lui-même s’apercevoir de sa douleur. Lorsque les larmes eurent cessé, il s’approcha de son amie, lui prit la main et la baisa.

« Croyez-moi, dit-il ; être aimé de vous, quel que soit le nom que porte la place qu’on occupe dans votre cœur, cela donne de la force et du courage. N’en doutez jamais, ma Brigitte, nul ne vous comprendra mieux que moi ; un autre vous aimera plus dignement, nul ne vous aimera plus profondément. Un autre ménagera en vous des qualités que j’offense ; il vous entourera de son amour ; vous aurez un meilleur amant, vous n’aurez pas un meilleur frère. Donnez-moi la main et laissez rire le monde d’un mot sublime qu’il ne comprend pas : “Restons amis, et adieu pour jamais”. Quand nous nous sommes serrés pour la première fois dans les bras l’un de l’autre, il y avait déjà longtemps que quelque chose de nous savait que nous allions nous unir. Que cette part de nous-mêmes, qui s’est embrassée devant Dieu, ne sache pas que nous nous quittons sur terre ; qu’une misérable querelle d’une heure ne délie pas notre éternel baiser ! »

Il tenait la main de la femme ; elle se leva, baignée encore de larmes, et, s’avançant devant la glace avec un sourire étrange, elle tira ses ciseaux et coupa sur sa tête une longue tresse de cheveux ; puis elle se regarda un instant, ainsi défigurée et privée d’une partie de sa plus belle parure, et la donna à son amant.

L’horloge sonna de nouveau, il fut temps de descendre ; quand ils repassèrent sous les galeries, ils paraissaient aussi joyeux que lorsqu’ils y étaient arrivés.

« Voilà un beau soleil, dit le jeune homme.

— Et une belle journée, dit Brigitte, et que rien n’effacera là ! »

Elle frappa sur son cœur avec force ; ils pressèrent le pas et disparurent dans la foule. Une heure après, une chaise de poste passa sur une petite colline, derrière la barrière de Fontainebleau. Le jeune homme y était seul ; il regarda une dernière fois sa ville natale dans l’éloignement, et remercia Dieu d’avoir permis que, de trois êtres qui avaient souffert par sa faute, il ne restât qu’un malheureux.