La Conférence de La Haye et l’Arbitrage international

La Conférence de La Haye et l’Arbitrage international
Revue des Deux Mondes4e période, tome 155 (p. 5-26).
LA CONFÉRENCE DE LA HAYE
ET
L’ARBITRAGE INTERNATIONAL

On se souvient qu’à peine réunie, la conférence de la Haye a divisé sa tâche entre trois commissions. La première a été saisie des questions purement militaires (limitation des armemens) : c’est elle qui a préparé les « déclarations » relatives à i interdiction de certains projectiles[1]. La seconde s’est subdivisée en deux sous-commissions, dont la première a déterminé l’adaptation à la guerre maritime de la convention de Genève (1864), et la seconde a révisé la déclaration de Bruxelles de 1874. La troisième a rédigé une convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux[2]. C’est seulement l’œuvre de la troisième commission que nous allons étudier et juger. Nous nous sommes assigné d’autant plus volontiers cette tâche que la question réservée à cette commission embrasse un horizon plus vaste ; elle présente dans le passé, dans le présent, dans l’avenir un intérêt quotidien, permanent, universel.


I. — MÉDIATIONS ET COMMISSIONS INTERNATIONALES D’ENQUETE

Le comte Mouravieff, dans sa circulaire du 30 décembre 1898 « aux représentans diplomatiques accrédités auprès de la cour de Saint-Pétersbourg, » signalait expressément, parmi les objets que son gouvernement entendait soumettre à une discussion internationale, « l’acceptation de l’usage des bons offices et de la médiation. » Les bons offices, la médiation étaient à ses yeux une sorte d’arbitrage préventif, préface de l’arbitrage proprement dit. Cette indication fut convertie en une proposition concrète et détaillée.

La troisième commission, qui fut présidée par le premier plénipotentiaire français, M. Léon Bourgeois, commença par élire un comité d’examen qui serait chargé du travail préparatoire. Ce comité fut ainsi composé : le comte Nigra (Italie), sir Julian Pauncefote (Grande-Bretagne), tous deux présidens d’honneur, MM. Bourgeois (France), président effectif, et le baron d’Estournelles de Constant, notre second plénipotentiaire[3] ; Asser (Pays-Bas), le chevalier Descamps (Belgique), président-rapporteur, Holls (États-Unis d’Amérique), Lammasch (Autriche), de Martens (Russie), Odier (Suisse), le docteur Zorn (Allemagne). Dès le 22 mai, ce comité reçut le projet déposé par la délégation russe sous ce titre : « Élémens pour l’élaboration d’un projet de convention à conclure pour la conférence de la Haye ; » et, dans la seconde séance (29 mai), les débats s’ouvrirent immédiatement sur le texte du projet russe.

En proposant aux puissances d’envisager la médiation comme une préface de l’arbitrage proprement dit et de l’organiser en conséquence, la Russie n’innovait pas.

Le 14 avril 1856, le comte Clarendon avait soumis au congrès de Paris une proposition analogue. En informant les plénipotentiaires des six autres puissances qu’ils allaient être appelés à statuer sur une stipulation insérée dans l’article 8 du traité, pour recommander « de recourir à l’action médiatrice d’un État ami avant d’en appeler à la force, en cas de dissentiment entre la Porte et l’une ou plusieurs des autres parties signataires, » le représentant de la Grande-Bretagne avait ajouté : « Cette heureuse innovation pourrait recevoir une application plus générale et devenir ainsi une barrière opposée à des conflits qui, souvent, n’éclatent que parce qu’il n’est pas possible de s’expliquer et de s’entendre ; » et le traité de 1856 avait tranché nettement la question : « S’il survenait entre la Sublime Porte et l’une ou plusieurs des autres puissances signataires un dissentiment qui menaçât le maintien de leurs relations, la Sublime Porte ou chacune des puissances, avant de recourir à l’emploi de la force, mettront les autres parties contractantes en mesure de prévenir cette extrémité par leur action médiatrice. » Ce précédent n’était pas le seul. La conférence de Berlin, en 1885, astreignait les puissances signataires de l’acte général du 26 février ou celles qui y adhéreraient par la suite, en cas de dissentiment qui se produirait dans les limites du bassin conventionnel du Congo ou au sujet de ces limites, « à recourir à la médiation d’une ou de plusieurs puissances amies avant d’en appeler aux armes. »

Toutefois le projet russe avait une beaucoup plus grande portée. Il était ainsi conçu : « Les puissances signataires ont décidé qu’en cas de dissentiment grave ou de conflit, avant d’en appeler aux armes elles auront recours, en tant que les circonstances l’admettraient, aux bons offices ou à la médiation d’une ou de plusieurs puissances amies (art. 2). » « Les puissances jugent utile que dans les cas de dissentiment grave ou de conflit entre États civilisés concernant des questions d’intérêt politique, indépendamment des recours que pourraient avoir les puissances en litige aux bons offices ou à la médiation des puissances non impliquées dans le conflit, ces dernières offrent, de leur propre initiative, en tant que les circonstances s’y prêteraient, aux États en litige, leurs bons offices ou leur médiation, afin d’aplanir le différend survenu, en leur proposant une solution amiable qui, sans toucher aux intérêts des autres États, serait de nature à concilier au mieux les intérêts des parties en litige (art. 5). »

Ainsi donc, à la veille même des hostilités, on tentait de faire un double effort pour empêcher les puissances de se dérober à la médiation. La parole est d’abord aux parties intéressées. Mais c’est le moment où l’on n’écoute rien : chacun se regarde comme blessé dans son honneur ou comme atteint dans ses intérêts fondamentaux ; furor arma ministrat ; la médiation même apparaît comme une sorte de lâcheté. Les puissances non impliquées dans le conflit entrent alors en scène. Celles-ci verront clair : elles feront comprendre soit à l’un, soit à l’autre des adversaires la folie de leur entreprise ; elles évoqueront, le cas échéant, le souvenir des services qu’elles ont rendus, l’espoir de ceux qu’elles pourront rendre ; elles useront de l’ascendant que donnent une grande armée, de vastes territoires, le respect du monde. Elles auront enfin l’éloquence du désintéressement. Mais, en outre (et c’était là le côté profondément original du projet russe), cette double médiation était flanquée d’une institution complémentaire : le gouvernement du tsar fortifiait encore ce mécanisme en créant les commissions internationales d’enquête.

« Dans les cas où se produiraient entre les États signataires, lit-on dans les articles 14 et 15 du projet, des divergences d’appréciation par rapport aux circonstances locales ayant donné lieu à un litige d’ordre international qui ne pourrait pas être résolu par les voies diplomatiques ordinaires, mais dans lequel ni l’honneur, ni les intérêts vitaux de ces États ne seraient engagés, les gouvernemens intéressés conviennent d’instituer une commission internationale d’enquête afin de constater les circonstances ayant donné matière au dissentiment et d’éclaircir sur les lieux par un examen impartial et consciencieux toutes les questions de fait. Ces commissions internationales sont constituées comme suit : chaque gouvernement intéressé nomme deux membres et les quatre membres réunis choisissent le cinquième membre... » M. de Martens avait exposé, M. Descamps a très bien expliqué dans son rapport à la Conférence, ce que le gouvernement impérial de Russie prétendait obtenir. Ces commissions, a-t-il dit, ont déjà fait la preuve des services qu’elles peuvent rendre quand un conflit éclate entre deux États de bonne foi ; par exemple, s’il survient entre eux un incident de frontière ; l’opinion s’enflamme d’autant plus que l’incident est plus inattendu et qu’elle est moins renseignée. La commission internationale devra rechercher et faire connaître la vérité quant aux causes de l’incident et quant à la matérialité des faits : la commission fera son rapport, qui ne liera jamais les parties. Par là même on retardera, l’on évitera donc peut-être l’ouverture des hostilités. Le gouvernement russe demandait enfin à la Conférence (et c’était le point essentiel, le pivot de tout le système) d’imposer aux puissances signataires, en cas de litige, l’engagement de nommer ces commissions. Tout le projet combiné prenait dès lors une très grande importance.

On se divisa, dans le comité d’examen, dès la première séance, sur l’appréciation du projet russe. On vit aussitôt deux courans se dessiner : plusieurs États cherchaient à substituer des vœux aux résolutions, des recommandations aux injonctions, à remplacer les réponses précises qu’on sollicitait par des réponses vagues. D’autres États cherchaient au contraire, de la façon la plus sincère, le moyen d’assurer par des règles fixes la solution pacifique des conflits internationaux.

C’est ainsi que M. Asser proposa, le 29 mai, d’astreindre les parties intéressées à requérir la médiation d’une ou de plusieurs puissances amies. Le projet russe, on l’a vu, se bornait à dire : « en tant que les circonstances l’admettraient. » Le plénipotentiaire néerlandais fit justement observer que cette formule, empruntée au protocole n° 23 du Congrès de Paris (1856), avait été proscrite en 1885 par l’acte général de Berlin. Tel fut aussi l’avis du plénipotentiaire italien. M. Bourgeois, au contraire, exprima la crainte qu’un engagement pris dans ces conditions ne fût souvent éludé, par la force même des choses. C’est alors que l’Autriche-Hongrie, par l’organe de M. Lammasch, tenta de substituer à l’amendement radical cette formule conciliante : à moins que des circonstances exceptionnelles ne rendent ce moyen manifestement impossible, « afin d’indiquer que la médiation doit être la règle, et le recours aux armes, l’exception. » Mais ces deux amendemens se heurtèrent aussitôt à l’inflexible opposition du docteur Zorn : l’Allemagne entendait que chaque puissance conservât son entière liberté d’appréciation. Toutefois la suppression pure et simple de la réserve insérée dans l’article 2 du projet russe fut votée provisoirement par cinq voix contre quatre (la Grande-Bretagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse) et une abstention, celle de la Russie.

Au début de la séance suivante (31 mai), le docteur Zorn rouvrit le feu : il annonça son dessein de faire rétablir en séance plénière les mots supprimés sur la motion de M. Asser, Il se résignait toutefois, du moins jusqu’à nouvel ordre, à laisser passer, si cela pouvait être agréable, l’amendement de M. Lammasch. Au demeurant, que concédait-il ? Est-ce que n’importe quel État en litige ne restait pas toujours libre de soutenir qu’il se trouvait placé sous l’empire de circonstances exceptionnelles ? Il aurait fallu beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas s’entendre, et cette inoffensive proposition fut votée sans opposition.

Cependant on regretta même d’avoir été si loin dans la quatrième séance plénière de la commission (7 juillet) ! L’Angleterre avait réfléchi, paraît-il ; sir Julien Pauncefote passa d’un pôle à l’autre et tendit la main au docteur Zorn. On maintint le projet russe en substituant, sans doute par élégance grammaticale, les mots « en tant que les circonstances le permettront » à la phrase « en tant que les circonstances l’admettraient. »

Je rappelle que le projet russe instituait, parallèlement à la médiation, des commissions internationales d’enquête. C’est là seulement que le gouvernement impérial avait inscrit le principe d’un engagement à prendre par les États signataires de la Convention. Il était facile de prévoir que les adversaires du projet allaient concentrer leurs forces sur ce point essentiel. C’est ce qu’ils ne manquèrent pas de faire, et plusieurs États de second ordre, affectant de croire que cette partie de la résolution les atteignait particulièrement dans leur indépendance, se laissèrent pousser volontiers ou se jetèrent d’eux-mêmes à l’avant-garde. C’est ainsi qu’aux deux séances du comité d’examen où ce débat fut porté (18 et 19 juillet) se présentèrent, outre le baron de Bildt (Suède et Norvège) et M. Eyschen (Luxembourg), le comte de Macedo (Portugal), MM. E. Rolin, quatrième délégué du roi de Siam, Beldiman et Papiniu (Roumanie), Delyannis (Grèce), Miyatovitch et Veljkovitch (Serbie), Stancioff (Bulgarie). La mêlée fut, sur-le-champ, ardente et confuse. MM. Holls (Etats-Unis) et Lammasch (Autriche-Hongrie) résumèrent clairement la volonté des opposans : « Il vaudrait mieux se borner à recommander les commissions d’enquête. »

M. de Martens défendit la proposition russe sans raideur, avec beaucoup de compétence et d’habileté, sans paraître toutefois vouloir imposer ce qu’il savait ne pas pouvoir obtenir. Les uns disaient, comme MM. Rolin et Odier : « La commission d’enquête conduit à l’arbitrage obligatoire ; » d’autres, comme M. Asser : « Elle empêchera l’arbitrage ; » les uns, comme M. Veljkovitch : « Cette mesure sera funeste aux petites puissances ; » d’autres, comme M. Stancioff : « Elle est tout à l’avantage des petites puissances. » Le plénipotentiaire russe répondait à ces divers assaillans : le but des commissions d’enquête n’est ni de provoquer un arbitrage ni de l’empêcher ; elles ont une existence parfaitement distincte et leur objet se borne à constater par un commun accord les causes matérielles d’un conflit. Quant aux conclusions finales à tirer, les parties ne suivront que leur propre volonté. Les petits États s’effrayent d’ailleurs à tort ; l’institution de ces commissions est tout à leur avantage, ils méconnaissent d’autant plus leurs propres intérêts quand ils s’y opposent que le projet russe soustrait formellement aux commissions « tout litige d’ordre international dans lequel l’honneur ou les intérêts vitaux d’un État quelconque seraient engagés. » C’était la vérité.

L’Allemagne n’intervint que tard, à la fin du débat. J’extrais du procès-verbal de la dix-septième séance la déclaration suivante : « M. le docteur Zorn déclare qu’il a été favorable au système des commissions d’enquête : cependant, pour tenir compte des scrupules qui existent, il est d’avis qu’on doit faire des concessions et pense que le mieux serait d’éviter tout ce qui pourrait donner un caractère obligatoire à l’article 9[4]. Il reconnaît que la situation entre deux grandes puissances n’est pas la même qu’entre deux puissances de forces différentes. » La Prusse, qui préside aux destinées de l’Allemagne, ne sort pas, on le voit, de son rôle historique. Frédéric II se fût égayé d’une façon terrible aux dépens du Congrès qui lui aurait enjoint de former une commission d’enquête au moment où il se préparait à faire main basse sur la Silésie, et l’ombre de Frédéric II n’a jamais cessé de veiller aux destinées du royaume.

Bref, le comité d’examen jugea bon de s’arrêter à la rédaction suivante qui fut apportée par le chevalier Descamps, le 22 juillet, à la troisième commission : « Dans les litiges d’ordre international provenant d’une divergence d’appréciation sur des points de fait, les puissances signataires jugent utile, pour faciliter la solution de ces litiges, que les parties qui n’auraient pu se mettre d’accord par les voies diplomatiques instituent des commissions internationales d’enquête afin d’éclaircir, par un examen impartial et consciencieux, toutes les questions de fait. »

La troisième commission se réunit le 22 juillet sous la présidence de M. Bourgeois pour examiner cette proposition. M. Delyannis l’avisa sur-le-champ qu’il avait reçu du gouvernement hellénique l’ordre d’adhérer à la rédaction du comité. Mais la Roumanie se montra plus exigeante : on trouvait à Bucarest, paraît-il, que le projet russe n’était pas amendé d’une manière assez complète, et M. Beldiman réclamait une transformation plus radicale : « Dans les litiges d’ordre international n’engageant ni l’honneur ni des intérêts essentiels Le projet russe, on l’a vu, disait : « des intérêts vitaux : » l’exclusion des intérêts essentiels était plus compréhensive. </ref> et provenant d’une divergence d’appréciation sur des points de fait, les puissances signataires jugent utile que les parties qui n’auraient pu se mettre d’accord par les voies diplomatiques instituent, en tant que les circonstances le permettront, une commission internationale d’enquête, chargée de faciliter la solution de ces litiges en éclaircissant, par un examen impartial et consciencieux, les questions de fait. » On sent toute la portée de ce nouvel amendement : quand les circonstances permettront-elles de former une commission internationale ?

Quand tel sera le bon plaisir des parties en litige. L’Angleterre, l’Italie, et le Portugal appuyèrent immédiatement cette rédaction, tandis que la Serbie s’en tenait au texte du comité. On s’épuisait à trouver le moyen le plus sûr et le plus éclatant de prouver à l’univers le caractère purement facultatif du recours aux commissions d’enquête. Bref, M. Beldiman entraîna la commission qui finit par voter à l’unanimité moins une voix (celle de la Serbie) et une abstention (celle de la Turquie) la proposition du gouvernement roumain. Afin de ne pas même laisser subsister l’ombre d’un doute, et pour bien établir, à un autre point de vue, la liberté illimitée des États[5], on introduisit dans le texte définitif de la Convention une disposition nouvelle (art. 14) ainsi conçue : « Le rapport de la commission internationale d’enquête, limité à la constatation des faits, laisse aux puissances en litige une entière liberté pour la suite à donner à cette constatation.

Peut-être les puissances représentées à la Haye n’avaient-elles pas prévu que les États-Unis, dans un élan de respect pour le droit des gens, allaient se mettre à la recherche d’un nouveau moyen d’assurer le règlement pacifique des conflits internationaux et découvriraient, pour atteindre ce but, un troisième cas de médiation. Cette surprise leur était réservée. Tel est un des effets les plus utiles de ces conférences. Les rancunes et les récriminations s’effacent, les cauchemars s’évanouissent ; chacun, quels que soient les actes de la veille, a le droit de s’ériger en champion du genre humain, de la civilisation, de l’humanité. Les pécheurs repentans (qui n’est pas d’ailleurs, à un moment donné, parmi les pécheurs repentans ?) sont, comme au ciel, reçus avec une courtoisie particulière. Dès le 31 mai, dans la troisième séance du comité, M. Holls, d’accord avec ses collègues américains de la troisième commission, avait introduit dans le projet primitif une médiation d’une nature particulière, qui fut accueillie de tous les côtés avec une faveur marquée. « C’est une vérité qui saute aux yeux, dit l’éminent avocat de New-York, qu’à la veille d’une rencontre fatale dans la vie privée, il vaut mieux laisser la discussion des points intéressés à des tiers qu’aux parties intéressées elles-mêmes. C’est ainsi que, dans la vie privée, à la veille d’une rencontre fatale, on laisse à des seconds ou à des témoins dans les affaires d’honneur la discussion des points aigus et des questions épineuses. » Partant de là, la délégation américaine proposait de recommander aux États en litige de choisir respectivement une puissance à laquelle ils donneraient mission d’entrer en rapport direct avec la puissance choisie. D’autre part, à l’effet de prévenir la rupture des relations pacifiques, M. Holls exposait que les puissances médiatrices représenteraient leurs commettans, et que la clause nouvelle aurait pour principal effet de faire cesser tout échange direct au sujet de la question litigieuse, les relations diplomatiques directes continuant avec cette seule restriction[6]. Cette proposition fut adoptée presque sans débat et passa dans la convention sous la forme suivante :

« Les puissances signataires sont d’accord pour recommander l’application, dans les circonstances qui le permettent, d’une médiation spéciale sous la forme suivante. En cas de différend grave compromettant la paix, les États en conflit choisissent respectivement une puissance à laquelle ils confient la mission d’entrer en rapport direct avec la puissance choisie d’autre part, à l’effet de prévenir la rupture des relations pacifiques. Pendant la durée de ce mandat, dont le terme, sauf stipulation contraire, ne peut excéder trente jours, les États en litige cessent tout rapport direct au sujet du conflit, lequel est considéré comme déféré exclusivement aux puissances médiatrices. Celles-ci doivent appliquer tous leurs efforts à régler le différend. En cas de rupture effective des relations pacifiques, ces puissances demeurent chargées de la mission commune, de profiter de toute occasion pour rétablir la paix. »

Au demeurant, on n’avait pas obtenu, dans ce premier ordre d’idées, tout ce qui paraissait souhaitable aux amis de la paix. Est-ce à dire qu’on n’eût abouti qu’à des résultats apparens et que le projet initial du gouvernement russe eût avorté ? Nous ne le croyons pas, pour plusieurs motifs.

D’abord, c’est beaucoup que d’avoir à ce point grandi la sphère de la médiation. Se figure-t-on, par hasard, que nous en soyons encore aujourd’hui, sur cette question, au même point qu’après la rédaction du 23e protocole en 1856, après l’engagement isolé pris dans l’article 12 de l’acte général de Berlin en 1885 ? Ce serait absurde. L’idée nouvelle a pris une large place au soleil.

Ensuite on a fait un grand pas (tout le monde ne s’en est point aperçu) lorsqu’on a conféré définitivement aux puissances étrangères le droit d’offrir leur médiation aux États en conflit en ajoutant « que l’exercice de ce droit ne peut jamais être considéré par l’une ou l’autre des parties en litige comme un acte peu amical[7]. » Ce n’est là, sans doute, qu’une faculté. Mais qu’importe si diverses puissances, faisant grande figure dans le monde, sont décidées à user de cette faculté ? Tel ou tel médiateur, offrant ses bons offices sans y être obligé, a de grandes chances pour se faire entendre et, s’il se fait entendre, pour être écouté. Certes, chacun pouvait offrir ses bons offices, même avant la réunion de la Conférence, mais non pas de cette manière. La puissance qui voudra les offrir remplira désormais une fonction internationale et parlera, non pas seulement en son nom, mais de la part du monde civilisé. Ce résultat est précis, tangible, et la Conférence n’a pas perdu son temps.


II. — L’ARBITRAGE PROPREMENT DIT

Il est à peine utile de rappeler quel a été, depuis trente ans environ, le développement de l’arbitrage dans la pratique internationale. L’exposé de ce progrès a été fait cent fois et devient un lieu commun. Peut-être ce mouvement d’opinion a-t-il contribué, plus que tout le reste, à faire naître un grand espoir dans l’esprit de l’empereur Nicolas. Ce prince a pensé que l’heure était propice et qu’il était à même de prendre utilement en main la plus noble des causes.

Le projet russe, tel qu’il fut soumis aux délibérations du comité d’examen, était on ne peut mieux coordonné.

Il déterminait d’abord, de la façon la plus judicieuse, les conflits qui pouvaient rentrer dans la sphère de l’arbitrage et ceux qui devaient en être exclus. « En ce qui regarde les cas de litige se rapportant à des questions de droit et, en premier lieu, à celles qui concernent l’interprétation ou l’explication des traités en vigueur, l’arbitrage est reconnu par les puissances signataires comme étant le moyen le plus efficace et en même temps le plus équitable pour le règlement à l’amiable de ces litiges (art. 7). » « Les puissances contractantes s’engagent par conséquent à recourir à l’arbitrage dans les cas se rapportant à des questions de l’ordre mentionné ci-dessus, en tant que celles-ci ne touchent ni aux intérêts ni à l’honneur national des parties en litige. » C’est la doctrine communément admise. « L’arbitrage, dit M. Calvo, peut porter sur toute espèce de désaccord ou de débat international, excepté ceux dans lesquels l’honneur ou la dignité nationale sont directement en jeu. » « Il n’est guère admissible, écrit encore le jurisconsulte allemand Geffcken, qu’un État soumette à un arbitrage les questions concernant sa puissance et son honneur. »

L’arbitrage facultatif est la règle. Ainsi l’exige l’indépendance des États. « Chaque État reste seul juge de la question de savoir si tel ou tel cas doit être soumis à l’arbitrage (art. 9). »

Mais le projet apporte immédiatement un certain nombre d’exceptions au principe. « Excepté, poursuivait l’article 9, ceux énumérés dans l’article suivant et dans lesquels les puissances signataires du présent acte considèrent l’arbitrage comme obligatoire pour elles. »

L’article suivant contenait la grande innovation : « A partir de la ratification du présent acte par toutes les puissances signataires, l’arbitrage est obligatoire dans les cas suivans, en tant qu’ils ne touchent ni aux intérêts vitaux, ni à l’honneur national des États contractans. I. En cas de différends ou de contestations, se rapportant à des dommages pécuniaires éprouvés par un autre État, ou ses ressortissans, à la suite d’actions illicites ou de négligence d’un autre État ou des ressortissans de ce dernier. II. En cas de dissentimens se rapportant à l’interprétation de l’application des traités et conventions ci-dessous mentionnés : 1° Traités et conventions postales et télégraphiques, de chemins de fer ainsi qu’ayant trait à la protection des câbles télégraphiques sous-marins ; règlemens concernant les moyens destinés à prévenir les collisions de navires en pleine mer ; conventions relatives à la navigation des fleuves internationaux et canaux interocéaniques. 2° Conventions concernant la protection de la propriété littéraire et artistique, ainsi que la propriété industrielle (brevets d’invention, marques de fabrique ou de commerce et nom commercial) ; conventions monétaires et métriques ; (conventions sanitaires, vétérinaires et contre le phylloxéra. 3° Conventions de succession, de cartel et d’assistance judiciaire mutuelles. 4° Conventions de démarcation, en tant qu’elles touchent aux questions purement techniques et non politiques. » On rappelait d’ailleurs cette énumération par des accords subséquens entre les puissances signataires.

Nous ferons bientôt ressortir toute la portée de cette proposition. C’était la partie fondamentale du projet.

Ce texte devait subir dans le comité d’examen l’épreuve de deux lectures. La première eut lieu le 3 et le 7 juin. Le lecteur ne pourrait pas saisir la gravité de l’incident qui s’est produit dans la séance du 4 juillet, si nous ne placions pas d’abord sous ses yeux un tableau des premiers débats.

Le 3 juin 1899, la proposition russe qui, tout en posant le principe de l’arbitrage facultatif, faisait pénétrer dans le droit des gens, par une énumération restrictive, l’arbitrage obligatoire, ne rencontra que des adhérens. Ce fut un assaut de bonnes volontés. On hasarda pourtant quelques observations de détail.

Le texte déclara l’arbitrage obligatoire « en cas de différends ou de contestations se rapportant à des dommages pécuniaires éprouvés par un État ou ses ressortissans et la suite d’actions illicites ou de négligence d’un autre État ou des ressortissans de ce dernier. » La Grande-Bretagne proposa d’arrêter la rédaction de l’article à ces mots « dommages pécuniaires, » et la motion fut adoptée sans difficulté.

M. Holls, au nom des États-Unis, déclara que son gouvernement n’accepterait pas de soumettre à l’arbitrage obligatoire les conventions relatives à la navigation des fleuves internationaux et canaux interocéaniques. Cet amendement fut, il est vrai, combattu par M. Asser (Pays-Bas), Mais il fut appuyé par le docteur Zorn, au nom de l’Allemagne, « bien que la question des canaux internationaux n’eût pas pour cette puissance un intérêt aussi grave que pour les États-Unis. » Le comité décida que la phrase serait supprimée jusqu’à nouvel ordre.

On ajouta, sur la proposition de M. Asser, les traités et conventions téléphoniques aux traités et conventions télégraphiques.

Sur la demande formelle des États-Unis, maintenue contre le vœu formel de la Russie et de la Belgique, on fit disparaître de l’article les conflits suscités par l’application des conventions monétaires.

Au contraire on ajouta, sur la demande de l’Italie, aux conventions sanitaires, les conventions relatives à l’assistance gratuite réciproque des malades indigens.

L’accord paraissant définitivement établi, MM. Asser et Louis Renault furent chargés d’apporter, le 7 juin, une rédaction définitive et soumirent en effet au comité d’examen, ce jour-là, le texte suivant : « L’arbitrage est obligatoire entre les puissances signataires dans les cas suivans, en tant qu’ils ne touchent ni à l’honneur national, ni aux intérêts vitaux de ces puissances. I. En cas de différends ou de contestations se rapportant à des dommages pécuniaires. II. En cas de différends ou de contestations touchant l’interprétation ou l’application des conventions ci-dessous mentionnées : 1°, conventions postales, télégraphiques et téléphoniques ; 2°, conventions concernant la protection des câbles télégraphiques sous-marins ; 3°, conventions concernant les transports par chemins de fer ; 4°, conventions et règlemens concernant les moyens destinés à prévenir les collisions de navires en mer ; 5°, conventions concernant les secours aux malades et blessés en temps de guerre ; 6°, conventions concernant la protection des œuvres littéraires et artistiques et la propriété industrielle (brevets d’invention, marques de fabrique ou de commerce, nom commercial) ; 7°, conventions concernant le système des poids et mesures ; 8°, conventions concernant l’assistance gratuite réciproque des malades indigens ; 9°, conventions sanitaires ; 10°, conventions contre les épizooties et le phylloxéra ; 11°, conventions d’extradition ; 12°, conventions de délimitation en tant qu’elles touchent aux questions techniques et non politiques. »

Un bref débat s’engagea sur quelques-uns de ces alinéas. C’est ainsi qu’à la suite d’une observation présentée par le comte Nigra, le comité d’examen résolut de soustraire à l’arbitrage obligatoire le principe des indemnités pécuniaires[8]. Le docteur Zorn, au nom de l’Allemagne, obtint, malgré la résistance de MM. Bourgeois et de Martens, la suppression du cinquième alinéa qui soumettait à l’arbitrage obligatoire les conflits suscités par l’application des conventions concernant les secours aux malades et blessés en temps de guerre. » A l’alinéa 8 on ajouta ces mots : « Et les mesures prophylactiques contre le phylloxéra et les autres fléaux de l’agriculture. » Enhardi par la persistance de l’entente commune, M. Bourgeois finit par obtenir de M. Holls qu’il consulterait son gouvernement sur l’extension de l’arbitrage obligatoire aux difficultés suscitées par l’application des conventions relatives aux fleuves internationaux et aux canaux interocéaniques. Il semblait que tous les obstacles fussent levés et qu’un grand progrès fût décidément accompli.

C’est à peine si l’on put, dans cette première phase, entrevoir une ombre au tableau. Mais dans la séance du 9 juin, M. Holls tint au comité d’examen ce langage inattendu : « Nulle part, l’opinion ne s’est prononcée avec plus d’énergie qu’en Amérique en faveur de l’initiative de S. M. l’Empereur de Russie ; nulle part l’opinion n’a fait des vœux plus ardens pour le succès de cette conférence. C’est par centaines que nous avons reçu dans ce sens des adresses émanant, non seulement de l’Amérique du Nord, mais du continent américain tout entier ; et ces adresses étaient signées par les collectivités les plus respectables, les plus autorisées. Nous nous trouvons donc liés par une sorte d’engagement moral solennellement contracté, non pas entre les gouvernemens, mais devant l’humanité elle-même. Plaçons-nous donc, comme c’est notre tendance à nous, Américains, non seulement à un point de vue pratique, mais consultons l’opinion universelle. Cette opinion est inquiète en raison des intérêts, vitaux pour elle, que nous avons à discuter ; elle redoute que nous aboutissions à des résultats purement apparens, platoniques. Et il faut bien reconnaître que ces inquiétudes ont leur origine dans les expériences d’un passé récent. » Quel était donc ce mystère ? Qu’est-ce qui se préparait dans la coulisse et qu’avait-on à craindre ?

On le sut au bout de quelques semaines, quand le projet fut soumis à la seconde lecture. La séance du 4 juillet débuta par un coup de théâtre. Le docteur Zorn informa le comité d’examen que l’Allemagne « n’était pas en état d’accepter l’arbitrage obligatoire. » Pourquoi ? C’est ce qu’il n’expliquait pas. Que faire ? Une fois que l’empire d’Allemagne se mettait en dehors du concert européen, le concert ne pouvait plus se former. Cependant, comme le professeur de Königsberg reconnaissait, dans une phrase entortillée, que l’Allemagne avait admis, avant la réunion de la Conférence, le principe de l’arbitrage obligatoire dans quelques cas (conventions postales universelles, conventions relatives aux transports par chemin de fer, conventions métriques, etc.), M. de Martens fît un dernier effort pour ébaucher une transaction. Les articles 10 et 11 de la convention auraient été rédigés comme il suit : « L’arbitrage est reconnu comme le meilleur moyen de régler les cas de litige relatifs à... suivaient les quatre cas dans lesquels le gouvernement allemand était engagé à l’arbitrage par conventions particulières (art. 10). « Pour les cas de litige non visés à l’article 10, l’arbitrage est reconnu comme très désirable et recommandé dans les cas suivans : suivait alors une énumération analogue à celle de F ancien article 10 (art. 11). «L’adjectif « obligatoire » disparaissait. Mais le représentant de l’Allemagne ne transigea pas et repoussa cette nouvelle proposition « qui déterminait, en fait, croyait-il, des cas d’arbitrage obligatoire. » Il n’y avait plus moyen de se faire la moindre illusion. Des regrets très vifs furent exprimés au nom de la France par M. Bourgeois, au nom des Pays-Bas par M. van Karnebeek. Mais il fallait plier sous les instructions irréductibles du gouvernement allemand.

On a reproché quelquefois à la diplomatie ottomane ses faux-fuyans et ses réticences interminables. Un tel reproche eût été, cette fois, bien immérité. La Sublime Porte tint à faire adhésion à la politique de l’empire allemand avec un éclat particulier. Turkhan-Pacha fit, au nom du Sultan, à la neuvième séance de la troisième commission, la déclaration suivante : « Il est entendu que le recours aux bons offices, à la médiation, aux commissions d’enquête et à l’arbitrage est purement facultatif et ne saurait, en aucun cas, revêtir un caractère obligatoire ou dégénérer en intervention ; le gouvernement impérial aura à juger lui-même les cas où ses intérêts lui permettraient d’admettre ces moyens, sans que son abstention ou son refus d’y avoir recours puisse être regardé par les États signataires comme un acte peu amical. Il va de soi qu’en aucun cas, les moyens dont il s’agit ne pourraient s’appliquer à des questions d’ordre intérieur. » Il va de soi, faut-il ajouter, que cette manifestation ne modifie en aucune manière les rapports antérieurs de l’Europe avec la Turquie, issus des traités et cimentés par la force des choses.

Un autre diplomate, le comte Nigra, avait expliqué, dès le 14 juillet, pourquoi il croyait devoir accepter sans répugnance les instructions irréductibles de l’Allemagne. Les cas d’arbitrage obligatoire énoncés dans l’article du projet russe étaient à ses yeux « si misérables qu’il ne valait pas la peine d’en parler. Pour un si pauvre résultat, il ne fallait pas mettre en péril l’heureuse unanimité qui faisait la force du comité devant la troisième commission. » Ce raisonnement nous paraît faible.

D’abord, si le résultat était si pauvre, pourquoi le gouvernement allemand rompait-il l’unanimité ? pourquoi donnait-il à son délégué des instructions impératives, irréductibles ? Puisqu’il les donnait, il y avait un intérêt à les donner.

Puis, en fait, plusieurs de ces dispositions avaient une réelle importance. Sans parler des difficultés suscitées par les conventions relatives aux fleuves internationaux et aux canaux interocéaniques, n’était-ce rien que de prévenir par des arbitrages obligatoires les contestations relatives à des dommages pécuniaires, alors même qu’elles ne portaient que sur la fixation des indemnités, les litiges issus des conventions de délimitation et d’extradition, des conventions concernant les secours aux malades et aux blessés en temps de guerre, etc. ?

Enfin ce qui importait par-dessus tout, c’était d’introduire ce nouveau principe dans le droit international. On avait procédé, d’après le comte Nigra, avec un excès de circonspection : soit. Ce qui importait par-dessus tout, c’était de faire cette brèche dans l’ancienne loi des nations, de poser et d’imposer cette maxime nouvelle : il y a des litiges internationaux dans lesquels l’appel aux armes est désormais proscrit, à propos desquels on ne se battra jamais, sous aucun prétexte. L’énumération aurait été complétée plus tard, sous l’empire des réflexions et des volontés communes. Mais on avait, pour l’avenir, une base d’opérations. Elle manque.

Bref, on se borne à recommander, dans la convention définitive sur le règlement pacifique des conflits internationaux, l’arbitrage comme le moyen le plus efficace et le plus équitable de régler les litiges qui n’ont pas été résolus par les voies diplomatiques. On ajoute : « Indépendamment des traités généraux ou particuliers qui stipulent actuellement l’obligation du recours à l’arbitrage pour les puissances signataires, ces puissances se réservent de conclure soit avant la ratification de l’acte, soit postérieurement, des accords nouveaux, généraux ou particuliers, en vue d’étendre l’arbitrage obligatoire à tous les cas qu’elles jugeront possible de lui soumettre. »


III. — LA COUR PERMANENTE D’ARBITRAGE[9]

Beaucoup de publicistes avaient appelé de leurs vœux, pendant le XIXe siècle, la formation de ce tribunal international permanent. En 1893, la conférence interparlementaire réunie à Bruxelles chargea son président de recommander ce vœu, longtemps mis au nombre des chimères, à l’attention des gouvernemens. Le meilleur moyen d’établir, sur un fondement stable, une justice internationale lui paraissait être de provoquer une entente entre les puissances pour la constitution d’une « cour permanente d’arbitrage international : dans le cas où un différend surgirait entre deux ou plusieurs d’entre elles, elles décideront si le litige était de nature à être porté devant cette cour, sous réserve des obligations qu’elles pourraient avoir contractées par traité. »

Un des plénipotentiaires anglais, sir Julian Pauncefote, ambassadeur du Royaume-Uni à Washington, s’était proposé d’ajouter cette page au programme du comte Mouravieff. Il déposa dans cette vue, sur le bureau du comité d’examen, dès le 22 mai, un projet en sept articles, habilement coordonné. Pour faciliter le recours immédiat à l’arbitrage, les puissances signataires devaient constituer un tribunal permanent sur les bases suivantes. On établirait dans une ville d’Europe un « bureau central, » qui serait « l’intermédiaire des communications relatives à la réunion du tribunal à la requête des parties en litige, » et qui garderait ses archives. Chaque puissance signataire transmettrait aux autres « les noms de deux personnes de sa nationalité reconnues dans leur pays comme juristes ou publicistes de mérite et jouissant de la plus haute considération quant à leur intégrité, » qui seraient disposées à remplir les fonctions d’arbitre. Les personnes ainsi désignées seraient membres du tribunal et devraient être, à ce titre, inscrites au bureau central. Celui-ci fournirait la liste de ces membres aux puissances signataires qui feraient connaître leur intention de recourir au tribunal permanent pour le règlement pacifique de leurs différends. Ces puissances choisiraient, sur la liste, le nombre d’arbitres fixé par le compromis. Elles auraient en outre la faculté de leur adjoindre d’autres arbitres, non inscrits sur cette liste. Les arbitres, ainsi désignés, formeront le tribunal pour cet arbitrage (for the purposes of such arbitration.) Ils se réuniraient à la date fixée par les parties en litige.

Cette proposition, soumise en première lecture au comité d’examen, le 9 juin, fut bien accueillie, si ce n’est par le docteur Zorn, plénipotentiaire de l’empire allemand. Celui-ci, tout en exprimant l’espoir qu’un jour viendrait où les conflits entre les États seraient portés pour la plupart devant une juridiction permanente, laissa pressentir l’opposition de son gouvernement ; M. Asser, au nom des Pays-Bas, se récria ; il lui semblait que rien ne justifiât ces conclusions. Il fut, cette fois, appuyé par le comte Nigra. Le représentant de l’Italie adjura M. Zorn de ne pas maintenir une décision aussi absolue dans une question qui intéressait à un si haut degré l’humanité tout entière : « L’impatience avec laquelle sont attendus dans l’opinion publique les résultats de nos travaux, ajoutait-il, est devenue si grande qu’il serait dangereux de répudier une telle proposition. La conférence, en opposant sur toute la ligne un non possumus au vœu public, provoquerait une vive déception et serait gravement responsable devant l’histoire, devant les populations, devant l’empereur de Russie lui-même. » Le docteur Zorn finit par laisser entendre qu’il consulterait son gouvernement.

Les membres du comité, prenant acte de cette demi-promesse, renouvelèrent leurs instances, et la Suisse fit entendre le plus noble langage : « Il s’est éveillé dans le monde, dit M. Odier, plus qu’une espérance, une attente ; et l’opinion populaire a la conviction, surtout en matière d’arbitrage, que des résultats importans sortiront des délibérations de la Conférence. Nul ne peut nier, en effet, que nous soyons maîtres de faire en ce moment un pas nouveau et décisif dans la voie du progrès. Allons-nous reculer ? ou réduire à des propositions insignifiantes la portée de l’innovation qu’on attend de nous ? Nous soulèverions un désappointement universel dont la responsabilité pèserait sur nous et sur nos gouvernemens. »

La discussion générale avait offert un grand intérêt ; la discussion des articles fut insignifiante. Au fond, une seule question préoccupait le comité : fléchirait-on le gouvernement de l’empire allemand ? On saurait probablement à quoi s’en tenir au moment de la seconde lecture. Celle-ci commença le 1er juillet.

Le docteur Zorn informa ses collègues que l’Allemagne acceptait le principe de la nouvelle institution.

Un seul amendement de quelque importance fut présenté dans la discussion des articles, par le baron d’Estournelles : le bureau central international recevait des puissances signataires, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre elles, le mandat de leur rappeler que la cour permanente leur était ouverte ; cet avertissement les mettrait en demeure de décliner formellement ou d’accepter devant l’opinion la suprême ressource d’une solution pacifique. M. Zorn combattit cette motion et fut appuyé par le chevalier Descamps, rapporteur. Celui-ci fit observer que le mécanisme suggéré par le représentant de la république française avait été mis à l’essai sans résultat : le secrétaire de la Conférence « interparlementaire, » qui représente quatorze parlemens, est chargé d’adresser un avis semblable, à chaque menace de conflit aigu, et cet appel, en général, n’est pas entendu. L’amendement, mis aux voix, fut repoussé par le comité d’examen. Mais le débat recommença, le 20 juillet, dans la septième séance plénière de la troisième commission. M. Bourgeois montra la portée pratique et la portée morale de l’innovation, dans un discours habile, ému, qui provoqua de longs applaudissemens et finit par entraîner le vote de cette disposition additionnelle[10].

Bref, la Conférence établit à la Haye un bureau central international auquel elle donne les archives de la cour permanente et la gestion de toutes ses affaires administratives. Chaque puissance signataire désignera dans les trois mois qui suivront la ratification donnée par elle à l’acte quatre personnes au plus, d’une compétence reconnue dans les questions de droit international et jouissant de la plus haute considération morale. Celles-ci seront inscrites, comme membres de la cour, sur une liste qui sera notifiée à toutes les puissances signataires par le bureau. Deux ou plusieurs puissances pourront s’entendre pour la désignation en commun d’un ou de plusieurs membres ; la même personne pouvant d’ailleurs être désignée par des puissances différentes. Les membres de la cour sont nommés pour un terme de six ans ; leur mandat peut être renouvelé. Les puissances en litige restent d’ailleurs absolument libres de ne pas s’adresser à la cour permanente et peuvent dans tous les cas constituer à leur guise une juridiction spéciale.

Ce mécanisme est, selon nous, bien préférable à celui que le chevalier Descamps avait proposé, dans la séance du 9 juin, au comité d’examen. Celui-ci cherchait à constituer, une fois pour toutes, un tribunal fixe, composé de membres que désigneraient les différens États, qui se réunirait tous les trois mois, élirait son président et nommerait dans son sein une sorte de chambre des vacations. Chaque État eût abdiqué par là même, entre les mains d’un pouvoir judiciaire international, une parcelle de son indépendance. Ce qui fait la valeur du projet déposé par sir J. Pauncefote, c’est que chacun, même s’il recourt au tribunal permanent, au lieu d’investir un tribunal spécial, conserve sa liberté de choix et d’action. La nouvelle institution ne peut pas porter ombrage aux parties en litige, parce qu’aucune d’elles ne voit se dresser à ses côtés une sorte de puissance rivale.


IV. — LE RÉSULTAT DE LA CONFÉRENCE

On s’est plu, dans quelques cercles politiques et dans certains journaux, à faire entendre que la Conférence, en tout ce qui touche le règlement pacifique des conflits internationaux, n’avait pas donné de résultat et que, sur ce point du moins, le gouvernement de l’empereur Nicolas II avait été mis en échec. Tel n’est pas notre avis.

Je sais ce qu’il faut penser de certaines chimères. Les utopistes et les utopies méritent les dédains de la diplomatie. Ils retardent et déclassent le droit international. Mais il n’est pas défendu, même aux diplomates, même aux hommes d’Etat, d’ouvrir l’histoire et d’en recueillir les enseignemens. Autrement, ils feraient de l’utopie à rebours. Sans doute on n’a pas obtenu, cette fois, tout ce qu’on avait demandé. Mais, les choses se sont toujours ainsi passées depuis un grand nombre de siècles. Est-ce qu’on avait fait disparaître les guerres privées en un clin d’œil ? est-ce qu’on avait fait reconnaître du jour au lendemain les droits des neutres ? Avait-on obtenu du premier coup l’abolition de la traite ? N’est-ce pas seulement après de longs efforts qu’on arriva de nos jours à l’extinction à peu près complète de la course ? Il serait aisé de multiplier ces exemples.

Le victorieux, dans les combats pacifiques qui se sont livrés pour l’amélioration du droit international, n’est pas toujours celui qui couche sur ses positions. Qu’on veuille bien se rappeler un moment la grande lutte engagée au XVIIe siècle entre Grotius, auteur du Mare liberum (1609) et Selden, auteur du Mare clausum (1633), sur la liberté des mers. Certes l’Angleterre put se figurer à cette dernière date qu’elle avait réduit à néant les théories philosophiques de l’illustre Hollandais. Le livre de Selden, porté jusqu’aux nues, était devenu 1 évangile officiel du peuple et du parlement anglais. Cependant, à ce moment même, la bonne cause l’emportait en dépit des apparences, et la liberté des mers commençait à devenir la loi du monde.

Un peu plus tard, en 1625, ce même Grotius écrivit son immortel traité De jure belli ac pacis. On était, à cette époque, au seuil des temps modernes et du nouveau droit international. A chaque page, le grand publiciste expose l’état du droit des gens positif, et son évolution, imminente à ses yeux. Par ce seul rapprochement, ce droit des gens positif antérieur est secoué dans ses fondemens : l’autre a fait son entrée dans le monde et va le subjuguer.

Ensuite la constitution d’une cour internationale permanente est un avertissement perpétuel : elle fait naître la pensée de l’arbitrage, et met pour ainsi dire en demeure les puissances en litige, en même temps qu’elle seconde l’action des États médiateurs.

Avant tout enfin, rien ne peut empêcher que les puissances représentées à la Haye se soient, à la suite d’un premier débat, réunies dans un même vœu ; qu’elles aient introduit, d’un élan unanime, le principe limité de l’arbitrage obligatoire dans le droit des gens ; qu’elles aient donné cette leçon aux gouvernemens, et cet exemple au monde. Sans doute, un mois après, certains calculs avaient prévalu, la Conférence est revenue sur ses pas. Mais où est l’avenir ? De quel côté l’humanité se rangera-t-elle ? La réponse n’est pas douteuse.

Il y a deux camps, deux partis. D’un côté, l’on applique à ce problème international la maxime célèbre : « La force prime le droit. » De l’autre on répond : « Soyons les plus justes, puisque nous sommes les plus forts. » C’est bien ainsi que la question est posée. On répète, non sans raison, que le droit est le rempart du faible. Mais, quand c’est le plus puissant empereur du monde qui trouve dans sa force même une raison de protéger le droit contre les abus de la force, la cause du droit est gagnée d’avance. Je disais au mois d’octobre dernier dans cette Revue même : « Si les puissances ne parviennent pas à rédiger le code du désarmement, elles en pourraient écrire la préface. » Eh bien ! la préface est faite, et le livre s’achèvera.


ARTHUR DESJARDINS.

  1. La Conférence a voté, outre trois conventions, trois « déclarations ».
  2. L’acte final, signé par les plénipotentiaires seuls, porte que la Conférence a adopté le texte de trois conventions, mais la signature de cet acte final n’équivaut pas à la signature des conventions et des déclarations. L’acte final n’a pour objet que de constater, en fait, les décisions prises, et les plénipotentiaires, en le signant, n’ont pas engagé leurs gouvernemens quant au contenu des conventions et des déclarations. Au contraire les unes et les autres ne seront transformées en actes obligatoires qu’après avoir été signées, au besoin par des plénipotentiaires autres que ceux de la Haye. Elles forment, au demeurant, autant d’actes séparés dont chacun a sa valeur propre. Un État peut les signer toutes ou n’en signer que quelques-unes. Les gouvernemens représentés à la Haye ont, pour y mettre leurs signatures, un délai qui expire le 31 décembre.
  3. Mais, chaque puissance ne pouvant avoir qu’un seul suffrage, notre second plénipotentiaire ne votait pas quand le premier exerçait son droit.
  4. L’article 9 du projet russe n’avait trait qu’à l’arbitrage : M. Zorn reproduit la confusion entre l’arbitrage obligatoire et la formation obligatoire d’une commission d’enquête.
  5. Ce point n’avait jamais été mis en doute : d’après le projet primitif, le recours à la commission internationale d’enquête était obligatoire ; mais les parties gardaient, quant aux conséquences à tirer des constatations, une indépendance absolue.
  6. « Pour donner à notre idée toute sa force, il est nécessaire que la question litigieuse soit confinée pendant un temps donné dans les limites exclusives de la juridiction des Puissances médiatrices. Enfin notre proposition se recommande par son utilité comme agent de paix en temps de guerre. Il y a maintes circonstances où l’intervention des puissances médiatrices d’autorité reconnue peut persuader à l’un des belligérans ou à tous les deux que l’une des parties a obtenu satisfaction, et épargner ainsi beaucoup d’existences et beaucoup de souffrances. » (Note lue par M. Holls au comité d’examen le 31 mai.)
  7. Art. 3 de la Convention.
  8. L’alinéa fut ainsi rédigé : » En cas de différends ou contestations sur la fixation du montant des indemnités pécuniaires, lorsque le principe de l’indemnité est déjà reconnu par les parties. »
  9. La troisième commission a rédigé, la Conférence a voté un code très complet de procédure arbitrale. Mais ces dispositions n’offrent qu’un intérêt technique. Nous ne croyons pas devoir en entretenir le lecteur.
  10. C’est l’article 27 de la Convention.