La Conférence d’Algésiras

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La Conférence d’Algésiras
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 892-920).

LA CONFÉRENCE D’ALGÉSIRAS


Dans quelques jours, la Conférence internationale d’Algésiras tiendra sa première séance ; l’attention universelle se tournera vers la petite ville espagnole, où les représentans des grandes puissances, assis autour du modeste tapis vert de la junte municipale, en face du rocher menaçant de Gibraltar et en vue du « nébuleux Atlas, » délibéreront sur les destinées du Maroc. Mais plus encore que ces débats diplomatiques, c’est leur répercussion sur la politique générale de l’Europe qui déjà préoccupe l’opinion ; plus que les paroles échangées et les protocoles signés, ce sont les intentions sous-entendues et les désaccords soupçonnés qui provoquent l’inquiétude. Le Maroc est l’objet de la Conférence, mais ses décisions déborderont le cadre restreint de la question marocaine, ou plutôt, c’est la question marocaine elle-même à qui les événemens de ces derniers mois ont donné tout à coup une ampleur inattendue.

Il est délicat de parler aujourd’hui des incidens qui sont venus compliquer la question marocaine et qui se sont envenimés jusqu’à faire craindre pour la paix de l’Europe ; mais si l’on n’en parlait pas, il serait impossible d’expliquer pourquoi la France va à la Conférence d’Algésiras, quels intérêts M. Paul Révoil est appelé à y défendre, et quelles conséquences redoutables pour notre vie nationale en peuvent sortir. Toutefois, s’il est devenu impossible de séparer l’avenir du Maroc des complications dont il a été l’occasion, du moins tâcherons-nous de ne mêler les affaires marocaines aux dissentimens européens que dans la mesure où les événemens eux-mêmes les ont rendus solidaires.


I

Il était naturel, il était raisonnable que la France, maîtresse de l’Algérie, de la Tunisie, du Sénégal, du Soudan et des routes sahariennes, conçût un jour le dessein et manifestât le désir de n’avoir à côté d’elle, dans cette « île » que la Méditerranée et le Grand-Désert isolent de l’Europe et de l’Afrique noire, aucune voisine qui pût devenir une rivale ; il était légitime qu’elle affirmât et fît reconnaître les intérêts spéciaux qui résultent pour elle, et pour elle seule, de la communauté d’une longue frontière terrestre et qui l’obligent à se faire la gardienne de l’intégrité et de l’indépendance du Maroc en même temps qu’à y faire régner l’ordre, la paix et la stabilité.

La France, au cours de son expansion coloniale, n’avait guère eu à vaincre qu’une opposition, celle de l’Angleterre ; lorsqu’elle eut conclu avec elle la convention du 8 avril 1904 et signé, en outre, avec l’Espagne, l’accord du 7 octobre, elle s’endormit dans la confiance que ses droits étaient reconnus, ses vœux réalisés, et qu’aucune autre puissance européenne ne songerait jamais à s’établir à côté d’elle sur les côtes du Maroc pour y entraver son action civilisatrice. La France républicaine s’en était toujours volontiers remise à ses ministres des Affaires étrangères du soin de sauvegarder sa dignité et ses intérêts ; elle leur faisait crédit de confiance, et, de leur côté, ils l’avaient rarement jetée dans des aventures hasardeuses ; à quelques-uns, elle avait pu reprocher d’avoir manqué de bonnes occasions, ou même d’avoir laissé, comme dans les affaires d’Egypte, péricliter son patrimoine ; mais, du moins, ils avaient su lui éviter les secousses trop graves et les émotions trop violentes ; assurée de leur prudence, elle leur avait permis de la faire participer au mouvement général qui portait les grandes nations vers l’expansion lointaine, elle y avait gagné un empire colonial, et surtout elle y avait trouvé l’emploi des énergies surabondantes et des vertus d’action dont sa situation européenne ne lui permettait pas de tirer parti sur ses frontières ; elle savait qu’avant de l’engager dans des entreprises africaines ou asiatiques, les hommes à qui elle confiait la charge de la gouverner se rendaient compte et tenaient compte des conditions dans lesquelles les traités et l’équilibre des forces en Europe lui permettaient une initiative extérieure ; il y avait, entre la France et ses ministres, quels qu’ils fussent, comme un pacte tacite ; ni elle, ni eux ne parlaient de certaines questions réservées, mais ils y pensaient toujours et ils ne se décidaient à l’action au dehors qu’avec la certitude préalable qu’il n’en pourrait résulter aucun incident, aucune rupture d’équilibre sur les frontières continentales ; ils évitaient, et c’était leur premier souci, de créer aux colonies des « surfaces de friction » où pourraient naître des difficultés de nature à troubler le repos et la sécurité de la patrie ; ils tenaient, avant tout, à ce qu’aucun incident africain ne pût avoir son contre-coup sur les Alpes ou sur les Vosges. La France, rassurée sur l’avenir par le passé, suivait donc avec confiance les négociations relatives au Maroc, et lorsqu’on lui annonça que ses droits, ses intérêts et son avenir, — on disait même sa « suprématie, » — y étaient définitivement assurés, elle s’en réjouit de bon cœur et volontiers elle félicita le négociateur. Et voilà qu’un jour, elle se réveille sous la menace d’une guerre à cause du Maroc ! Que s’était-il donc passé et comment la France se trouvait-elle en face d’une situation si critique ? Il ne nous appartient pas aujourd’hui de retracer toutes les circonstances et d’analyser toutes les illusions qui nous y amenaient ; nous nous contenterons d’en indiquer ce que nous appellerions volontiers les « raisons marocaines. »

Dès lors que nous étions décidés à établir la suprématie française au Maroc, tout en y maintenant l’autorité du Sultan et la liberté commerciale, deux méthodes s’offraient à nous. La première est celle que l’on a appelée « la manière forte : » à propos d’un incident quelconque, au Touât ou à Figuig, les troupes françaises pénétreraient par la trouée d’Oudjda, occuperaient Fez, tandis que la flotte bloquerait les ports, et forceraient le Sultan à accepter un contrôle sur ses relations extérieures, ses finances et son administration. Ni notre situation en Europe, ni l’état de notre politique intérieure ne nous permettaient de choisir cette méthode et de rechercher des avantagées aussi considérables, même en saisissant le moment où nos concurrens éventuels seraient ou gagnés à nos projets ou aux prises avec des difficultés extérieures : le Maroc n’est pas, comme Madagascar ou le Dahomey, éloigné des centres de l’activité européenne ; il est à cheval sur la Méditerranée et l’Océan ; ses côtes s’étendent en face de l’Espagne et de Gibraltar et commandent un détroit à la liberté duquel toutes les puissances sont intéressées ; en étendant la main sur un morceau de cette importance, nous risquions de provoquer des protestations, de soulever des difficultés qui n’auraient peut-être pas été insurmontables, mais que nos hommes d’Etat ne se sentaient pas en mesure d’affronter. A défaut d’autres raisons, la nature de notre gouvernement parlementaire et les crises intérieures par lesquelles nous sommes passés, en ces dernières années, ne nous permettaient pas de recourir à la « manière forte ; » les inspirateurs de la majorité parlementaire redoutaient, plus qu’une humiliation nationale, une action dans laquelle serait intervenue l’armée ; ils craignaient par-dessus tout que l’ardeur des chefs militaires n’entraînât la France, malgré ses députés, dans des aventures belliqueuses ; ils ne se lassaient pas de protester par avance contre toute politique qui pourrait aboutir à l’emploi de la force ; non seulement ils ont rendu irréalisable toute velléité d’intervention militaire, mais encore la crainte de leurs colères a grandement contribué à l’échec final de la « pénétration pacifique. »

Du moment où ni le Parlement, ni l’opinion publique n’étaient disposés à soutenir une action brusquée au Maroc, ni le gouvernement à en prendre l’initiative, restait l’autre méthode, selle que l’on a appelée « la pénétration pacifique. » Le programme de « la pénétration pacifique » comportait trois points : d’abord, une campagne diplomatique ; le ministre des Affaires étrangères s’adresserait successivement à toutes les grandes puissances et négocierait avec elles en vue d’obtenir, à certaines conditions, sa liberté d’action au Maroc. En même temps, on agirait auprès du Sultan jusqu’à ce qu’on l’eût persuadé des bienfaits que la suprématie française ne manquerait pas de lui apporter et finalement amené à accepter la collaboration de la-France dans le gouvernement de son empire : ce serait le second article du programme. Viendrait enfin, comme suite à cette double négociation, « la pénétration pacifique » proprement dite, c’est-à-dire la collaboration de, la France avec le gouvernement marocain pour la réorganisation des grands services publics, le développement de l’activité économique, l’exécution des grands travaux, en un mot, la transformation progressive du Maroc en un État moderne. Sur le papier, et pour la clarté de l’exposition, ces trois modes d’action se distinguent nettement ; mais dans la pratique, ils devaient rester inséparables et concourir au même résultat en se complétant constamment l’un l’autre. Nous verrons, en exposant la politique qui a été suivie, quels fâcheux effets la méconnaissance d’une vérité si évidente a entraînés et comment elle a contribué à créer la situation actuelle.


II

Décidés à subordonner notre action au Maroc au consentement préalable des grandes puissances, nous étions dans la nécessité de n’en négliger aucune et de frapper à toutes les portes ; car les puissances étaient toutes bien qu’à des degrés divers, intéressées à l’avenir du Maroc. Toutes avaient signé, en 1880, la convention de Madrid. La Conférence de Madrid devait naturellement faire appel à tous les gouvernemens étrangers, puisqu’il s’agissait d’y fixer un point spécial de droit international, la protection des étrangers dans l’empire chérifien ; elle avait aussi, par son article 17, stipulé que toutes les nations jouiraient, au Maroc, du traitement de la nation la plus favorisée ; elle pouvait donc être considérée comme constituant, en faveur du caractère international de la question marocaine, un précédent dont la diplomatie allemande a d’ailleurs singulièrement exagéré la portée. Toutes les puissances avaient au Maroc des intérêts commerciaux et, dans le détroit, des intérêts maritimes qu’il importait de rassurer. Deux pays toutefois se trouvaient, vis-à-vis du Maroc, dans une situation particulièrement avantageuse qui pouvait rendre nécessaires, de notre part, des concessions plus importantes : c’était l’Espagne, dont les côtes s’allongent en face de celles du Maghreb et qui possède, sur le sol même du Maroc, ses presidios ; et c’était l’Angleterre, maîtresse de Gibraltar, dont l’influence auprès du Sultan rivalisait depuis longtemps avec la nôtre. La convention du 8 avril 1904, moyennant l’abandon de nos droits sur l’Egypte et sur Terre-Neuve, stipula que la Grande-Bretagne n’entraverait pas l’action de la France au Maroc ; l’Espagne, par la convention du 7 octobre, obtint de son côté, en échange du même engagement, des compensations et des garanties dont on ignore encore la teneur exacte. Ce n’est point aujourd’hui le cas, — et d’ailleurs ce n’est plus le temps, — de discuter ces conventions et de rechercher si nous n’aurions pas trop chèrement acheté deux désistemens qui n’avaient pas, la suite l’a prouvé, la valeur d’un envoi en possession ; les deux conventions nous sont acquises ; il ne nous reste qu’à en tirer le profit qu’elles comportent.

La France, si elle n’avait eu, dans le monde, d’autres intérêts que ses projets marocains et d’autres frontières que celles de la province d’Oran, aurait encore agi prudemment en ne s’en tenant pas à ces deux conventions, même en prenant soin de rassurer, par une déclaration, les intérêts commerciaux des puissances qui n’ont et qui ne convoitent au Maroc ou dans son voisinage aucune possession territoriale : il était évident, en effet, que, pour imposer pacifiquement notre collaboration au Sultan dans la réforme de son Etat, il fallait l’isoler et lui retirer tout espoir de trouver en Europe un appui pour résister à nos instances. Mais nous avions encore d’autres raisons, et de plus fortes, de négocier avec l’Allemagne : notre situation générale en Europe nous imposait des précautions et des ménagemens faute desquels nous risquions de nous préparer un échec ; l’exemple des ministres créateurs de notre empire colonial et méditerranéen, qu’ils s’appellent Gambetta, Ferry, Freycinet, Casimir-Perier, Ribot, Hanotaux, suffisait à nous avertir que si l’Angleterre, encore qu’elle l’ait parfois tenté, n’a pas pu nous empêcher de mener à bien nos entreprises coloniales, le consentement au moins tacite de l’Allemagne a toujours été nécessaire à leur succès. Il est trop clair qu’une sécurité complète sur la frontière de l’Est est pour nous la condition indispensable à toute activité extra-européenne. Si donc, au point de vue marocain, il avait pu suffire que nous donnions à toutes les puissances l’assurance formelle que nous n’avions pas l’intention de mettre obstacle à la libre concurrence internationale ou de « fermer la porte, » au point de vue européen nous pouvions en tout cas être obligés de tenir compte de facteurs plus complexes. D’ailleurs, outre les conventions avec l’Angleterre el l’Espagne, nous avions conclu avec l’Italie, — nous avions même commencé par là, — un accord, dont les stipulations n’ont pas été publiées, par lequel elle s’engageait à ne point contrecarrer notre influence au Maroc moyennant que nous ne mettrions pas obstacle à ses entreprises éventuelles sur les provinces turques de Tripoli et de Cyrénaïque : double imprudence, car, d’une part, nous froissions le Sultan de Constantinople, tout en facilitant l’introduction d’une rivale possible sur la frontière orientale de la Tunisie, et, de l’autre, nous paraissions accorder aux intérêts italiens qui, au Maroc, étaient minimes, plus d’importance qu’aux intérêts allemands. On a dit, à cela, que l’Italie est une puissance méditerranéenne et non l’Allemagne ; mais, a-t-on répondu en Allemagne, la question marocaine n’est pas uniquement méditerranéenne ; la Méditerranée est, surtout aujourd’hui, un passage qui conduit en Orient et en Extrême-Orient ; l’Allemagne, grand État commerçant en voie de devenir un grand État maritime, se croit d’autant plus intéressée à la liberté du détroit que l’Angleterre, grâce à la possession de Gibraltar, est en mesure de le fermer. En second lieu, l’Allemagne, qui cherche à établir sa prépondérance dans l’Empire turc, a, dans la Méditerranée orientale, de si vastes desseins qu’elle tient à être comptée parmi les puissances méditerranéennes. Et, si l’Allemagne enfin, par sa politique en Orient, tend à devenir une puissance musulmane, s’abstenir de le reconnaître en ne tenant pas compte d’elle lorsque le sort d’un État musulman était en jeu, c’était contrarier ses ambitions. En tout cas, la place que l’Empire allemand occupe en Europe, le poids dont il pèse, par son activité économique et par sa force militaire, dans la balance des affaires du monde, ne permettaient pas, si l’on s’adressait à l’Italie et à l’Espagne, de le passer en quelque sorte sous silence. Le comte de Bülow avait, à plusieurs reprises, insisté sur le caractère universel de la puissance allemande : notre « empire » n’est pas territorial, expliquait-il, mais commercial et moral ; il consiste en ce qu’aucun grand événement ne peut s’accomplir dans le monde sans que l’Allemagne ait son mot à dire ou sa part à prendre : on n’a pas paru comprendre, en France, toute la portée d’un tel avertissement.

Le gouvernement de l’empereur Guillaume il ne paraissait cependant nourrir contre nous aucun mauvais dessein ; il avait affirmé, à plusieurs reprises, que l’Allemagne n’avait, au Maroc, que des intérêts commerciaux et qu’elle ne souhaitait que d’y voir régner une sécurité et une liberté favorables au négoce ; un très petit nombre de « coloniaux » demandaient que l’empire acquît, sur la côte du Maghreb, un établissement territorial, mais leurs voix n’avaient d’écho ni auprès de l’Empereur ni auprès du chancelier. Le comte de Bülow, interrogé au Reichstag, quelques jours après l’accord du 8 avril entre la France et l’Angleterre, déclarait que la nouvelle convention ne lui paraissait avoir « aucune pointe dirigée contre l’Allemagne. » Cette « affirmation optimiste[1] » constituait, aux yeux du chancelier, une sorte d’avance au gouvernement français et lui paraissait appeler une démarche de courtoisie, soit de la part du ministre des Affaires étrangères de la République, soit de la part de son ambassadeur à Berlin[2]. Cette démarche ne fut pas faite. Le discours du 12 avril marque l’instant critique où pouvaient encore être prévenues les complications qui allaient survenir ; l’abstention du cabinet de Paris, dans cette circonstance, fut, pour le chancelier, l’occasion d’un déplaisir personnel ; il y vit le résultat d’une volonté consciente d’ « ignorer l’Allemagne » et l’indice d’une vaste intrigue diplomatique préparée contre elle.

C’était le moment où le bruit commençait à se répandre que le ministre français des Affaires étrangères, par tout son système d’alliances, d’ententes et de rapprochemens, poursuivait un résultat autrement considérable que d’établir la suprématie de la France au Maroc et qu’il cherchait à réaliser « l’isolement de l’Allemagne. » Ce qui n’apparaissait au public que comme un procédé pour résoudre la question marocaine, faisait-il, en effet, dans l’esprit du ministre, partie d’un système de politique générale dont « l’isolement de l’Allemagne » serait apparu, en un mirage lointain, comme l’aboutissement ? On a paru le penser en Allemagne et l’on a cru en trouver une confirmation dans les articles d’une certaine presse ou dans les propos de certaines personnalités, qui adressaient au ministre des éloges de nature à faire croire que les ententes négociées, à propos du Maroc, avec trois grandes puissances, à l’exclusion de l’Allemagne, se coordonnaient et se complétaient jusqu’à constituer contre elle une menace encore lointaine mais déjà précise.

En Allemagne, les semences de méfiance, si légèrement jetées au vent, tombaient sur un terrain d’autant mieux préparé à les recevoir que des difficultés intérieures — dont certains incidens récens, le contre-coup de l’agitation en Russie, par exemple, ou le discours de M. Bebel (8 décembre), ont souligné la gravité, — avaient rendu le sentiment public plus prompt au soupçon et plus enclin au pessimisme. L’Empereur lui-même s’est déclaré « obligé de compter avec une fausse interprétation des sentimens propres aux Allemands et avec des préventions concernant les progrès de l’activité de la nation allemande[3]. » Tout paraît sérieux à l’esprit positif de l’Allemand : il ne s’arrêta pas à tout ce qu’il y avait d’incohérent dans un projet d’ « isolement » diplomatique que la France aurait entrepris de réaliser à l’heure même où la guerre russo-japonaise l’isolait, elle, militairement, en face de l’Allemagne, et au moment où l’application d’une nouvelle loi militaire allait mettre en péril la cohésion et l’organisation de ses forces de terre et de mer ; il ne considéra pas qu’une pareille politique n’était pas en harmonie avec l’attitude toute de paix, de conciliation et de recueillement gardée, plus de trente ans durant, par la République ; il ne se demanda même pas si les combinaisons que l’on prêtait à un ministre étaient connues, et, à plus forte raison, approuvées par le gouvernement de la France, par les Chambres, par l’opinion nationale : sous les bruits qui couraient, sous les indices qu’il recueillait, il crut trouver une réalité objective et il se prépara à la riposte.

La concordance de certains faits pouvait d’ailleurs prêter quelque apparence de réalité aux intentions que l’on attribuait à la politique française. Les voyages à Paris de tous les souverains d’Europe, les commentaires dont ils étaient le thème dans les journaux anglais, ne pouvaient pas laisser indifférente une opinion publique dont l’amour-propre national s’irrite aisément ; ces fêtes et ces pompes lui apparaissaient comme une représentation symbolique de cet « isolement » dont on semblait menacer l’Empire. L’Allemagne, dans son expansion, éprouvait, dans le monde entier, les effets de la mauvaise volonté de la Grande-Bretagne ; elle sentait son opposition latente à Constantinople et en Asie Mineure, à Pékin, sur le golfe Persique et jusqu’au Venezuela ; elle croyait saisir la trace d’une connivence anglaise dans cette révolte des Herreros qui lui coûte si cher pour un médiocre résultat ; la nouvelle répartition des escadres anglaises, leur renforcement dans la Manche et la mer du Nord, la création d’une nouvelle base navale à Saint-Margaret’s-Hope, en face de Hambourg et du canal de Kiel, tout cela lui paraissait dirigé contre sa grandeur extérieure et sa prospérité commerciale ; des polémiques de presse, fréquentes et acerbes, des articles de revues comme ceux de l’Army and Navy ; des discours irritans, comme celui de M. Arthur Lee, lord civil de l’Amirauté, le 2 février 1905, entretenaient ses défiances[4] ; dans chacun de ces indices, elle croyait discerner la trace d’une conspiration universelle contre la grandeur allemande. Certes, les hommes d’État allemands connaissaient assez les tendances pacifiques qui, depuis trente ans, ont été celles de la politique républicaine, pour échapper aux entraînemens de l’opinion publique et ne pas croire légèrement à des intentions téméraires de notre part, mais, peut-être, l’attitude de l’opinion et de la presse britanniques, s’ajoutant au sentiment d’une rivalité nécessaire entre les deux plus grandes puissances commerciales de l’Europe, suffisaient-ils à leur faire redouter que l’influence anglaise ne fût parvenue à s’insinuer en France par quelques-uns de ces mille canaux qui, dans une démocratie surtout, peuvent permettre à des suggestions étrangères de se glisser jusque dans les conseils du gouvernement ; ils ont paru craindre que la France ne devînt, en face de l’Allemagne, le « soldat continental » de l’Angleterre comme, dans le même temps, le Japon était, en face de la Russie, son « soldat maritime. » A coup sûr, les comparaisons ne sont pas des raisons, et ces craintes ne reposaient que sur des précédons historiques ; mais il suffit qu’elles se soient fait jour dans les milieux gouvernementaux allemands pour qu’elles aient pu exercer une influence sur la politique de l’empire.

Guillaume II et son chancelier, sous l’influence des causes que nous avons essayé de préciser, ou d’autres encore, crurent nécessaire de mettre fin à une série d’incidens dont la répétition commençait à irriter le sentiment public allemand. Le Maroc, à propos duquel la France avait noué ces ententes et ces accords, dont le réseau subtil enlaçait l’imagination de la grande Allemagne, allait devenir, comme Ta dit le prince de Bülow, « l’occasion d’une riposte nécessaire[5]. » Ces mots sont à retenir : le Maroc n’a été que « l’occasion » de la manifestation que le gouvernement de Berlin a jugé indispensable de faire ; le Maroc a été choisi parce qu’il était, pour ainsi parler, l’endroit sensible de la politique de M. Delcassé et non parce que notre politique y aurait lésé des intérêts ou gêné des projets allemands.

Après le discours du comte de Bülow[6] en avril 1904, l’intervention au Maroc était décidée en principe. Il était peut-être temps encore cependant, pour nous, d’en arrêter la réalisation ; bien qu’aucune demande d’explications ne se fût produite avant le coup de théâtre de Tanger, les avertissemens discrets ne manquèrent pourtant pas au quai d’Orsay, mais il semble qu’ils se soient heurtés à un parti pris d’ignorer le mécontentement qui grandissait à Berlin. Les dernières chances d’éviter des complications pénibles furent perdues : l’Empereur descendit à terre (31 mars), reçut quelques personnages marocains, fit une courte promenade dans la ville ; puis il retourna à son yacht, satisfait d’avoir affirmé l’indépendance du Sultan et de s’être posé, une fois de plus, en protecteur de l’Islam. Il est important de noter, au moment où la conférence d’Algésiras va se réunir, que l’Empereur, à Tanger, n’a pas prononcé une parole qui fût en contradiction formelle avec les intentions réelles de la France. Nous avons toujours proclamé notre volonté de maintenir l’intégrité du Maroc, la souveraineté du Sultan et la « porte ouverte » à la libre concurrence ; l’Empereur, à Tanger, n’a pas émis d’autres prétentions. La manifestation n’en a pas moins eu un triple résultat : elle a montré d’abord, même à ceux qui auraient été tentés de croire à son « isolement, » de quel poids l’Allemagne pèse dans les affaires du monde ; elle a précipité l’échec de la mission française à Fez ; et enfin elle a consolidé l’hégémonie allemande à Constantinople : quelques jours après l’incident de Tanger, Abdul-Hamid, recevant l’ambassadeur allemand, le baron Marschall de Bieberstein, le remerciait avec larmes de l’immense service que l’Empereur venait de rendre à l’Islam. Si l’on voulait trouver les vraies raisons politiques de l’intervention allemande au Maroc, c’est peut-être à Constantinople qu’il conviendrait d’aller les chercher. C’est un point de vue que nous ne pouvons aujourd’hui qu’indiquer, mais dont il n’était pas inutile de signaler l’importance.

Le 11 mai, le comte de Tattenbach fit son entrée à Fez, en grand appareil, au milieu d’un cortège de nombreux officiers ; il venait y continuer le geste protecteur de son impérial maître et en développer les conséquences. M. Saint-René Taillandier, par ordre de son chef, laissa le champ libre à son rival ; sans quitter Fez, il s’abstint de nouvelles démarches auprès du Maghzen. Le Sultan, se sentant appuyé, ne tarda pas à faire une réponse négative aux propositions françaises : il les tenait pour incompatibles avec ses engagemens internationaux, mais se déclarait prêt à exécuter les réformes que les puissances signataires de la convention de Madrid, réunies en conférence, voudraient bien lui conseiller. Ainsi, par l’intervention de l’Allemagne, la question des réformes, de franco-marocaine qu’elle était, tendait à devenir internationale.

Mais déjà le bruit de ces incidens marocains se perdait dans l’émotion des événemens européens ; l’intérêt du drame n’était plus ni à Fez, ni à Tanger, mais à Paris et à Berlin où la « riposte, » dont le Maroc n’avait été que « l’occasion, » menaçait de dégénérer en une guerre européenne. La campagne diplomatique, qui devait être le premier acte de « la pénétration pacifique » de la France au Maroc, s’achevait sur la menace formelle d’un conflit immédiat. Ainsi se révélaient les dangers d’une méthode qui, pour avoir méconnu l’équilibre réel des forces européennes et les conditions de notre action extérieure, aboutissait à créer, entre l’Algérie et le Maroc, une frontière d’Alsace, et à jeter brusquement un pays qui, depuis plusieurs années, n’entendait parler que de paix et d’arbitrage, dans les préoccupations de la guerre prochaine. Dès qu’il eut pris conscience du péril, M. Rouvier, président du Conseil, intervint énergiquement et le ministre des Affaires étrangères donna sa démission (5 juin).


III

L’échec de la campagne diplomatique a jeté le discrédit sur « la pénétration pacifique. » La méthode, cependant, si elle avait été pratiquée comme elle avait été d’abord conçue et si la politique générale n’en avait pas faussé l’application, était susceptible de donner d’excellens résultats.

Il aurait fallu d’abord, pour que la « pénétration »> française au Maroc réussit et restât « pacifique, » en parler le moins possible, éviter d’en discuter les voies et moyens au Parlement et se garder de faire savoir par avance au Maghzen qu’en aucun cas la majorité, docile aux injonctions de l’extrême gauche, ne permettrait le recours à la force. Sûrs que, s’ils nous opposaient une résistance passive sans provocation, nous n’en viendrions jamais aux armes, le Sultan et ses conseillers, pour employer une expression familière, jouaient sur le velours, et nous avions perdu la partie avant même de l’engager. Une « pénétration pacifique » ne peut être que la résultante de tout ce qui constitue, entre deux pays voisins, une inégalité de poids spécifique : c’est la force militaire qui, par le seul fait de sa présence, exerce la pression décisive et rend possible la « pénétration » des autres élémens qui constituent une civilisation supérieure ; renoncer à l’employer et l’annoncer par avance, c’était vouer à un échec certain l’entreprise que l’on voulait tenter.

Il aurait été nécessaire, en outre, qu’une unité complète d’inspiration et d’action fût établie entre la légation française à Tanger, le gouvernement général de l’Algérie, les généraux commandant à Oran et dans le Sud-Oranais, et qu’une direction générale vînt constamment du quai d’Orsay ; tant que cette bonne harmonie subsista, l’influence française fit des progrès ; dès qu’elle fut rompue, les efforts mal coordonnés restèrent infructueux quand ils ne devinrent pas dangereux. Enfin, répétons-le, il était indispensable surtout que les négociations avec les puissances européennes, l’action diplomatique auprès du Sultan et l’œuvre de pénétration au Maroc même constituassent un ensemble bien homogène et non pas une série d’actes indépendans et successifs.

Nous avons essayé déjà, ici même[7], d’exposer ce que devait être la politique de la France au Maroc : nous n’y reviendrons que très rapidement. Nous définissions d’un mot cette politique en disant qu’elle doit être algérienne. Si toutes les nations reconnaissent à la France des « intérêts spéciaux » au Maroc, c’est en sa qualité de puissance algérienne. L’importance de son commerce ne la mettrait qu’à son rang parmi les autres États qui font des affaires au Maroc ; c’est sa longue frontière commune qui lui crée, à elle seule, des intérêts spéciaux et qui l’oblige à « veiller à la tranquillité dans ce pays, à lui prêter son assistance pour toutes les réformes administratives, économiques, financières et militaires dont il a besoin[8] ; » c’est elle aussi qui lui assure des moyens d’action particuliers. Pour justifier les droits qu’elle revendique, la France, au Maroc, doit donc agir d’abord comme puissance africaine et comme puissance musulmane. Cette politique, nous avons commencé à l’appliquer pendant les mois où M. Paul Révoil, comme ministre de France à Tanger d’abord, comme gouverneur de l’Algérie ensuite, en a donné la formule et l’exemple ; elle peut être définie en quelques mots : elle repose sur la collaboration de la France algérienne avec le gouvernement marocain, collaboration qui, entre deux États de puissance aussi inégale, ne peut manquer d’aboutir à l’hégémonie du plus fort. Cette méthode, nous l’avons expérimentée d’abord dans la région frontière ; au lieu de préciser une limite dans ces contrées « où la terre ne se laboure pas, » nous nous sommes appliqués à conserver une zone de Marches dans laquelle nous exercerions, sans violer le traité de 1845 et sans porter atteinte à la souveraineté du Sultan, une influence dont le rayonnement s’étendrait de proche en proche à toutes les tribus du voisinage. C’est dans cet esprit que furent conclus à Paris, entre M. Delcassé et Sidi-Mohammed-el-Guebbas, les accords du 20 juillet 1901, complétés, l’année suivante (20 avril), par deux autres « accords » qui prévoyaient et réglaient l’action commune des deux gouvernemens. Une série de marchés devaient être ouverts le long de la frontière ; ils serviraient à attirer les tribus par l’appât du gain et le besoin des échanges et à les apprivoiser peu à peu ; plusieurs, parmi elles, comme les Beni-Guil, les Doui-Menia, les Oulad-Djerir, étaient reconnues par le Sultan comme devant relever de l’Algérie. Des troupes marocaines, organisées et commandées par des officiers français, seraient employées à veiller à la sécurité de la zone frontière ; c’est elles qui, à Figuig, seraient chargées de rétablir l’autorité de Vamel du Sultan. Dans les régions montagneuses, comme le Beni-Smir, des postes français devaient être établis pour prévenir les incidens de frontière et arrêter les djich de pillards ; ils ne tarderaient pas à devenir des foyers d’influence française. Le chemin de fer d’Aïn-Sefra à Beni-Ounif serait prolongé sur Becharet Kenadsa.

Tel était le programme dont les « accords Révoil-Guebbas, » — c’est ainsi qu’on les appelle généralement parce qu’ils ont été conclus sous l’inspiration de M. Révoil, — traçaient les grandes lignes : non seulement, s’il avait été appliqué avec esprit de suite, il aurait abouti à la pacification définitive de la région frontière et à une extension considérable de l’influence française ; mais surtout, en exerçant ainsi, peu à peu, dans les Marches algéro-marocaines, l’influence pacifiante de notre sentiment de la justice, de notre puissance militaire et de notre activité commerciale, nous aurions prouvé au Sultan, mieux que par des démonstrations verbales, la valeur bienfaisante de notre amitié, nous lui aurions montré par quels procédés et pour quel objet s’exerce l’action de la France. Mais, à cette tâche, les médecins et les maîtres d’école, si utiles qu’ils puissent être, ne pouvaient suffire ; pour éviter de faire usage de la force, en un pareil pays, encore faut-il savoir, de temps en temps, la montrer ; pour n’avoir pas un jour à frapper, il fallait peser, de tout le poids de l’Algérie organisée, sur le Maroc inorganique : une activité à la fois bienfaisante et menaçante aux frontières aurait prévenu ou aplani bien des difficultés à Fez ou à Marrakech.

En même temps que nous aurions agi dans la région des Marches, nous ne devions pas négliger de poursuivre la « pénétration pacifique » sur les côtes et à l’intérieur du Maroc : toutes les initiatives utiles devaient être encouragées et soutenues, qu’elles vinssent d’explorateurs, de savans, de négocians ou de prospecteurs ; il fallait, comme la Chambre des députés l’avait demandé, envoyer dans les ports et dans les grands centres des médecins français pour y ouvrir des dispensaires ; par l’intermédiaire de nos Algériens musulmans et de nos protégés les chérifs d’Ouazzan, nous pouvions rallier à notre cause des marabouts influens, des membres des grandes congrégations ; de toutes parts des concours s’offraient discrètement à nous : aucun n’était à dédaigner ; même dans l’entourage du Sultan, parmi les caïds influens, chez les ulémas et jusque dans les tribus insoumises, nous pouvions nous faire des amis, grouper autour de nous une clientèle et, en sachant au besoin utiliser des fonds secrets, nous assurer des fidélités précieuses. Voilà quelques-uns des multiples moyens dont l’emploi simultané nous aurait conduits, peu à peu et sans éclat, au but : la France prépondérante dans un Maroc indépendant. Ainsi comprise, la « pénétration pacifique » n’était pas une illusion dangereuse ; elle était une réalité féconde.

Le traité le plus avantageux, surtout lorsqu’il s’agit d’entreprises coloniales, n’est rien qu’un papier à classer dans les archives, si l’on n’en sait pas faire sortir tous les avantages qu’il comporte. Les accords de 1901 et de 1902 étaient conçus dans le meilleur esprit ; il en découlait tout un programme dont le gouvernement paraissait avoir compris l’opportunité ; mais on avait compté sans l’instabilité de notre régime politique : au moment même où, comme gouverneur général de l’Algérie, M. Révoil commençait à appliquer les accords conclus par lui et à tirer profit des relations cordiales qu’il avait su nouer avec Guebbas, il fut sacrifié à des rancunes politiques, la veille même du jour où il devait accompagner en Algérie le président de la République.

Nous avons raconté ici, en son temps, comment le châtiment de Figuig, qui n’était pas inconciliable avec la méthode de « pénétration pacifique, » s’il avait été exécuté avec moins d’ostentation et avec une participation plus effective des autorités marocaines, parut au contraire un démenti à la politique des « accords » suivie par M. Révoil, et comment aussi le nouveau gouverneur, M. Jonnart, après ce grand éclat, revint peu à peu, dans le Sud-Oranais, à la méthode de son prédécesseur. Avec le général Lyautey, un de ces soldats « coloniaux » qui savent être des pacificateurs et allier à l’esprit d’organisation la vigueur de l’exécution, la région frontière a retrouvé la stabilité et la paix ; plusieurs promenades militaires, le châtiment de quelques bandes de pillards, la création, pour la protection de la frontière, de trois postes permanens à Berghent (Ras-el-Aïn), à Forlhasia et à Colomb-Bechar, où des colonnes volantes sont toujours prêtes à se mettre en marche, l’ouverture de marchés et de dispensaires médicaux, ont à peu près achevé de nous rallier les tribus sur lesquelles les « accords » de 1901 et de 1902 ! nous reconnaissent pleine juridiction, et de faire rayonner l’influence française jusqu’à l’oued Guir et à la Moulouya. C’étaient là d’heureuses applications de la méthode tracée par les « accords Révoil-Guebbas ; » elles ont assuré la tranquillité définitive de la région des marches.

Malheureusement, depuis la disgrâce de M. Révoil, l’unité de direction si indispensable avait cessé d’être complète entre Paris et Tanger d’une part, Alger et Aïn-Sefra de l’autre. Le ministre des Affaires étrangères, ébloui par le succès de ses négociations avec l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne, crut l’affaire marocaine définitivement réglée ; il sembla perdre de vue que les intérêts dont nous demandions aux puissances de reconnaître le caractère spécial et prépondérant, étaient d’abord des intérêts algériens et que, plus notre politique dans la région frontière serait active et plus nous acquerrions d’hypothèques sur tout le Maroc, mieux nous serions armés pour négocier avec les puissances et moins il serait malaisé d’amener le Sultan à accepter la collaboration française pour la réforme de son empire. A la période d’activité diplomatique en Europe et auprès du Sultan, correspondit une extrême timidité sur les frontières et au Maroc même ; l’exécution des « accords Révoil-Guebbas » fut en quelque sorte suspendue et toute marque d’activité sembla devenir un épouvantail à Paris et à Tanger. C’est ainsi que l’occupation de Ras-el-Aïn (Berghent), qui rentrait dans l’esprit des accords de 1901 et 1902 et complétait la ligne des postes organisés par le général Lyautey, provoqua une alarme hors de proportion avec l’importance de l’incident : certes il aurait été préférable que les représentans de la France au Maroc fussent prévenus que cette opération nécessaire allait être effectuée ; mais, la première surprise passée, elle aurait pu leur servir d’un puissant argument dans leurs entretiens avec le Sultan ; elle était bien propre à le persuader de la nécessité d’écouter les propositions et de suivre les conseils des hommes qui représentaient auprès de lui la paix et l’amitié, s’il ne voulait pas s’exposer à subir les entreprises des hommes de la guerre dont les impatiences, sur les frontières, ne pourraient bientôt plus être contenues. A Tanger même, lorsque les autorités marocaines chargèrent la France d’organiser un corps de police sous les ordres d’un officier français, les précautions dont nous crûmes devoir entourer l’accomplissement de ce mandat parurent à bon droit exagérées. On pourrait multiplier ces exemples de défaillances partielles et de timidités inutiles ; elles ont contribué à amoindrir l’idée que les Marocains se faisaient de la puissance de la France et la crainte qu’elle leur inspirait. En attendant tout d’une mission diplomatique, conçue et préparée comme s’il s’agissait de négocier avec le souverain d’un État européen, on s’exposait, au cas où cette mission viendrait à ne pas aboutir, à rester presque désarmé.

Cette mission elle-même, on en compromettait par avance le succès en l’envoyant trop tard. Partie aussitôt après l’accord du 8 avril, ou tout au moins immédiatement après l’accord avec l’Espagne, l’ambassade de M. Saint-René Taillandier aurait encore pu réussir à enlever dès les premiers entretiens l’adhésion du Sultan à nos principaux projets de réformes. La signature de l’accord avec l’Angleterre avait, durant les premières semaines, fait croire à Mouley-abd-el-Aziz qu’il était abandonné de l’Europe ; que le jeu de bascule qui, depuis si longtemps, réussissait à ses prédécesseurs et à lui-même, allait devenir impraticable ; et qu’il faudrait en passer par les volontés de la France. C’est ce moment qu’il aurait fallu saisir ; mais, dès qu’il eut en mains le traité avec l’Angleterre, le ministre des Affaires étrangères se crut « le maître de l’heure ; » la négociation à conduire au Maroc même ne lui apparut plus que comme une formalité dont le résultat était d’avance certain et dans laquelle il importait surtout de ne pas alarmer les susceptibilités pacifistes du Parlement.

Lorsque enfin la mission française fut parvenue à Fez (26 janvier), ses instructions comportaient tant de réserves et de précautions qu’elle en parut comme paralysée. Aucune action extérieure ne venait seconder son effort ; plus que jamais les initiatives privées, qui auraient pu exercer une pression sur le Maghzen, furent découragées, plus que jamais des instructions sévères furent données dans toute la région frontière pour qu’aucun incident ne vînt rappeler qu’il existait en Algérie une puissance française et des intérêts français. Le ministre voulait qu’on laissât faire son représentant à Fez et que rien ne vînt du dehors troubler les négociations d’où sortirait l’entente définitive avec le Sultan. Mais le Maghzen avait eu le temps de se remettre de ses alarmes du printemps ; le Sultan et ses ministres avaient lu les journaux et les débats des Chambres ; ils savaient qu’en aucun cas nous n’aurions recours à l’action militaire ; des avis discrets lui avaient fait deviner que les puissances ne se désintéressaient pas autant de son sort qu’il l’avait cru un moment. Ce fut probablement d’après les conseils de quelque agent étranger qu’il imagina cette « assemblée des notables, » dont on n’avait jamais ouï parler au Maroc, devant laquelle le représentant de la France n’aurait jamais dû être autorisé à exposer ses projets de réformes. Les Marocains, qui ne sont sensibles qu’aux actes et ne s’inclinent que devant la force, étaient peu touchés des beaux projets de réorganisation dont le gouvernement français avait chargé M. Saint-René Taillandier de leur exposer les avantages ; ils savaient qu’aucune sanction ne viendrait les obliger à les subir ; un à un, les amis que nous croyions avoir dans le Maghzen, persuadés de notre faiblesse, nous faisaient défaut. Le Sultan et ses conseillers, secrètement encouragés dans leur résistance par les étrangers, soutenus par tout le parti hostile aux nouveautés, ne sentant nulle part les effets d’une politique française active, étaient résolus à tromper le représentant de la France par des négociations dilatoires et à ne rien céder que devant la force.

Tel était l’aboutissement naturel d’une politique de « pénétration pacifique » mal comprise et mal conduite : à force d’être « pacifique, » elle cessait d’être une « pénétration. » Pareille méthode ne pouvait conduire qu’à l’insuccès, à moins de recourir à ce qu’on avait tout fait pour éviter, à un blocus, à une expédition. Ainsi, au moment même où la campagne diplomatique, en Europe, s’achevait sur des bruits de guerre, au Maroc nous nous acheminions aussi vers la guerre : c’est sous cette double menace que s’écroulait le système de la « pénétration pacifique » tel que, depuis deux ans, on l’avait pratiqué.


IV

L’intervention de l’Allemagne dans l’affaire du Maroc changeait du tout au tout l’aspect de la question : de marocaine qu’elle avait été, elle devenait européenne ; c’est, à propos du Maroc, de la politique générale de la France que maintenant il s’agissait. Ni la nation, ni son gouvernement, ni ses représentans n’avaient jamais voulu autre chose qu’une action pacifique, respectueuse des droits acquis et des intérêts légitimes de toutes les puissances. L’Allemagne se plaignait que le ministre démissionnaire le 5 juin eût systématiquement cherché à l’exclure du concert européen à propos du Maroc, et à « l’isoler » diplomatiquement ; ces projets, s’ils avaient existé, n’avaient, en tout cas, été ni connus ni approuvés par la France ; mais il suffisait que l’Allemagne eût cru à leur réalité, pour que nous nous sentissions obligés de prouver notre volonté de maintenir nos bonnes relations avec tous nos voisins. La « pénétration pacifique » nous conduisait de toutes parts à des impasses et à des menaces de guerre : c’est donc qu’il y avait maldonne, que nous nous étions trompés ou qu’on nous avait trompés ; nous n’avions plus qu’à reprendre notre jeu et à battre de nouveau les cartes. C’est dans cet esprit que le cabinet présidé par M. Rouvier accepta, sous certaines conditions, l’invitation faite par le Sultan à l’instigation de l’Allemagne, de participer à une Conférence internationale sur les affaires du Maroc.

Nous aurions pu ne pas aller à la Conférence ; nous l’aurions même dû s’il ne s’était agi que du Maroc. Nous avons accepté d’y aller parce que nous avons compris, comme l’a dit le prince de Bülow lui-même, que le Maroc n’était que « l’occasion » de la manifestation de l’Empereur à Tanger et qu’il y avait, entre l’Allemagne, et la France, un malentendu plus grave qu’il importait de dissiper. Si le Maroc avait été seul en cause, nous aurions dû refuser, au nom des intérêts généraux de l’Europe compromis par un si fâcheux précédent, de participer à une Conférence convoquée par le Sultan ; toutes les grandes puissances étaient prêtes à régler leur réponse sur la nôtre et si l’Allemagne avait été tentée de faire de notre refus une question de paix ou de guerre, elle aurait eu contre elle l’opinion universelle ; à Fez, M. de Tattenbach se serait agité dans le vide, il aurait obtenu quelques concessions, mais la question marocaine serait restée intacte. Nous avons consenti, répétons-le, à participer à la Conférence parce que le Maroc n’était que « l’occasion » de l’intervention allemande, et parce que nous espérions fermement que, le malentendu une fois dissipé, l’Allemagne s’abstiendrait d’y contrecarrer nos intérêts et nos vues ; nous n’avons d’ailleurs donné notre adhésion qu’à la condition que le programme de la Conférence serait arrêté d’avance, dans des négociations préalables entre les cabinets de Berlin et de Paris, et que « l’intérêt spécial qu’a la France au Maroc, eu raison de sa situation de pays limitrophe, » n’y serait pas mis en question, non plus que « les droits de la France résultant de ses traités ou arrangemens[9]. » L’accord sur ces points, entre les deux gouvernemens, fut constaté, le 8 juillet, sous la forme d’un échange de lettres entre M. ’ Rouvier et le prince Radolin.

La France accueillit cet accord avec satisfaction ; elle pensa que le malentendu était dissipé et que son action au Maroc ne rencontrerait plus l’opposition de l’Allemagne. Dans ces conditions, la Conférence ne serait, espérait-on, qu’une formalité dont le programme allait être arrêté sans délai et qui aurait pour résultat de rendre manifeste la bonne harmonie des deux gouvernemens. On se plut à penser, chez nous, qu’après l’échange de lettres du 8 juillet, il n’y avait plus de place que pour une reprise des relations normales entre les deux pays. Si l’Allemagne avait, à ce moment, répondu à l’attente de la France, l’incident aurait été clos et la bonne volonté manifestée des deux parts aurait pu ouvrir, pour l’avenir, des perspectives nouvelles.

Telle ne fut pas l’attitude du gouvernement de Berlin. Les négociations pour la fixation du programme de la Conférence, qui auraient pu être rapidement menées à bien, puisque l’accord du 8 juillet paraissait en déterminer d’avance les points essentiels, traînèrent en longueur. En même temps, à Fez, le comte de Tattenbach déployait une étrange activité ; on pouvait se demander si les pourparlers qui s’éternisaient à Paris n’étaient pas destinés à couvrir ses démarches et ses exigences indiscrètes ; avec lui, le Maghzen, tout heureux de reprendre la politique de bascule qui est la sauvegarde des faibles, se montrait accommodant : on apprenait coup sur coup que M. de Tattenbach avait négocié un emprunt de dix millions de francs au profit des banques allemandes ; qu’il avait signé un contrat, au nom d’une maison allemande, pour la construction d’un môle à Tanger ; que, par tous les moyens, il s’efforçait de créer à l’Allemagne, au Maroc, une clientèle commerciale et politique. Une telle activité, au moment même où des négociations étaient pendantes à Paris, devenait alarmante : elle pouvait prêter à croire que l’Allemagne prenait goût au gâteau marocain et qu’elle cherchait, en définitive, à s’en faire attribuer la plus large part ; on en vint même à douter de la sincérité du gouvernement de Berlin dans l’accord du 8 juillet et à se demander s’il ne cherchait pas à pousser à bout la patience de nos négociateurs et à décourager leurs dispositions conciliantes. Les rôles, dès lors, se trouvaient intervertis ; c’était nous, désormais, qui étions fondés à nous plaindre des procédés d’une diplomatie qui, tandis qu’elle négociait à Paris, prenait des gages à Fez.

L’arrestation, au Maroc, d’un protégé algérien, Bou-Mzian, survenue sur ces entrefaites, augmentait encore l’inquiétude, en France, en menaçant de faire naître un conflit aigu avec le Sultan. Allions-nous être obligés, au moment où le malaise diplomatique était Je plus grave en Europe, de recourir à la force pour obtenir du Sultan la satisfaction à laquelle nous ne pouvions renoncer sans la plus grave des humiliations ? On put éviter, heureusement, d’en venir à ces extrémités : Mouley-abd-el-Aziz céda, mit en liberté notre protégé et lui accorda une indemnité suffisante. Le bruit courut qu’en cette circonstance le comte de Tattenbach s’était employé auprès du Sultan pour lui déconseiller la résistance : les journaux allemands en profitèrent pour insister lourdement sur le bon office qu’à les en croire le ministre allemand rendait en cette circonstance à son collègue français et réussirent presque à transformer en une offense ce qui aurait pu être en effet un procédé courtois. D’ailleurs, il faut le dire, durant toute cette crise, le ton agressif, les exigences lointaines de la plupart des journaux allemands contribuèrent à entretenir en France une incertitude pénible sur les intentions réelles du gouvernement de l’Empereur.

L’arrivée à Paris du docteur Rosen, chargé de négocier avec M. Révoil (6 septembre), fut interprétée en France comme un signe de la bonne volonté du cabinet de Berlin d’aboutir à un accord ; les pourparlers continuèrent, mais ils restèrent laborieux et décevans ; il fallut toute l’évidente bonne foi de M. Rouvier, son énergie heureusement secondée par la dialectique souple et par la compétence spéciale de M. Révoil, pour arriver enfin à l’accord du 28 septembre. On affirme aussi, et le fait est vraisemblable, que le passage, à Paris et à Berlin, du comte Witte ne fut pas étranger à l’entente.

Le « protocole d’entente » du 28 septembre a heureusement manifesté une volonté commune de ne pas rompre les négociations ; mais il n’était pas encore complètement rassurant pour les intérêts français. Il réglait, par une cote mal taillée, les difficultés soulevées par les opérations du comte de Tattenbach ; il les faisait rentrer, tant bien que mal, dans le cadre de la Conférence ; il déclarait, après l’accord du 8 juillet, que les intérêts spéciaux de la France dans la région frontière ne seraient pas mis en question et qu’en aucun cas on ne contesterait à la France le droit d’y faire seule la police ; il fixait enfin les grandes lignes du programme qui serait soumis à la Conférence. Mais, au moins dans le résumé qui, seul, en a été publié, il restait muet sur les solutions que les deux parties se proposent de soumettre aux délibérations des représentons de l’Europe. La Conférence va donc s’ouvrir sur une incertitude, en présence d’une opinion publique inquiète. Les déclarations du prince de Bülow à M. Georges Villiers, du Temps, sont évidemment de nature à nous expliquer l’attitude et les mobiles du gouvernement allemand et à nous rassurer sur ses intentions. Mais bien plus rassurans encore et plus décisifs seraient des actes qui, dès l’ouverture de la Conférence, montreraient que l’Allemagne, ainsi que l’Empereur et le chancelier l’ont plusieurs fois affirmé, n’a pas, pour elle-même, d’ambitions au Maroc et que, si elle s’est mise, durant quelques mois, en travers des espérances que nous croyions pouvoir fonder sur nos accords avec l’Angleterre et l’Espagne, c’est qu’elle s’était que directement visée par la politique de M. Delcassé. Malheureusement les « révélations » du Matin sont venues, postérieurement à la conversation du prince de Bülow publiée par le Temps, alimenter, en Allemagne, les polémiques antipathiques à la France et fortifier l’idée que le voyage de l’Empereur à Tanger aurait seul fait échouer un grand complot ourdi par l’Angleterre et le ministre français des Affaires étrangères. Il appartient à la Conférence de dissiper ces derniers nuages, de mettre fin définitivement à ce malentendu trop prolongé. Mais la tâche, il ne faut pas se le dissimuler, est aujourd’hui plus difficile qu’elle ne l’aurait été, par exemple, au lendemain de la retraite de M. Delcassé et de l’accord du 8 juillet. L’opinion publique française a eu le temps de réfléchir sur les événemens ; troublée et nerveuse, elle se demande si ce n’est pas en pure perte qu’elle a donné tant de preuves de sa bonne volonté conciliante et de ses intentions pacifiques, et si les incidens pénibles qui ont marqué les négociations, l’incertitude des conclusions qui en sont sorties, ne cachent pas quelque dessein secret qui mettrait en péril d’autres intérêts que ceux que nous avons au Maroc.


V

« Je crois, a dit le prince de Bülow, qu’entre deux grands peuples unis par les liens d’une haute culture intellectuelle et morale, rien ne vaut une explication franche[10]. » Il serait déplorable, en effet, après plusieurs mois employés en explications réciproques, que les deux parties arrivassent à la Conférence avec des vues radicalement différentes. Il faut donc parler net, car si, à la Conférence d’Algésiras l’entente au sujet du Maroc ne se faisait pas, c’est une défiance peut-être irrémédiable qui en pourrait sortir.

L’Allemagne souhaiterait peut-être, — on l’a dit, les journaux des deux pays l’ont discuté et il n’est pas permis de négliger l’hypothèse, — d’engager avec la France une conversation sur la politique générale. Cette conversation, la diplomatie ne l’a pas entamée, mais la presse allemande a paru regretter que nous n’en prissions pas l’initiative, elle a même laissé entendre que l’Allemagne agirait prudemment en gardant ouverte la question marocaine et en s’en servant pour peser sur notre politique générale. Le prince de Bülow s’est défendu à plusieurs reprises, notamment dans son discours du 7 décembre, de pareilles arrière-pensées ; mais, qu’elles existent dans certains milieux allemands, c’est ce dont il n’est pas possible de douter[11]. Nous ne discutons pas ici l’opportunité d’une pareille conversation, mais il est nécessaire que l’on se rende compte, en Allemagne, qu’aucune négociation de quelque portée n’est actuellement possible entre les deux pays tant que la Conférence n’aura pas terminé équitablement son œuvre ; si l’Allemagne attend l’occasion, comme on l’a laissé entendre, d’inaugurer à l’égard de la France une politique plus confiante et de commencer avec elle des pourparlers sur les points où les intérêts des deux pays ne sont pas en désaccord, il faut qu’elle comprenne que c’est elle-même qui a rendu provisoirement impraticable toute tentative de ce genre en jetant entre les deux pays, comme un élément de discorde, la question du Maroc. On aurait pu « causer » après l’accord du 8 juillet si des faits graves n’étaient venus aussitôt donner une sorte de démenti à l’entente constatée par les notes de M. Rouvier et du prince Radolin ; on le pourrait peut-être de nouveau, si on le jugeait utile, après la Conférence d’Algésiras et au cas qu’elle adoptât des solutions compatibles avec la dignité, les intérêts et les espérances de la France.

En acceptant d’aller à la Conférence, le gouvernement français a donné à l’Allemagne une grande preuve de son désir de concorde et de ses intentions conciliantes ; aujourd’hui, après les manœuvres de M. de Tattenbach à Fez, après six mois de négociations pénibles, c’est nous qui avons besoin de reprendre confiance. Le prince de Bülow estime que la Conférence « loin de nous diviser doit contribuer à nous rapprocher. » C’est aussi le vœu de la France, mais elle attend d’abord la Conférence à ses actes. M. Rouvier aurait volontiers consenti à causer des affaires marocaines en tête à tête avec l’Allemagne, comme notre diplomatie l’avait fait avec les puissances plus directement intéressées. Bismarck a misa la mode la politique de l’« honnête courtier : » on aurait pu chercher d’un commun accord dans quelle partie du monde la France aurait pu offrir à l’Allemagne son concours loyal pour réaliser quelqu’une des ambitions de l’impérialisme germanique. L’Allemagne ne s’y est pas prêtée, elle a voulu la Conférence et nous l’avons acceptée, sans plaisir et sans avoir grande confiance en ses résultats, uniquement parce que c’est elle qui la proposait. Aujourd’hui la Conférence s’ouvre : c’est à l’Allemagne qui l’a voulue d’y montrer quels sont, en définitive, ses dispositions et ses desseins. Il est nécessaire à la paix du monde qu’elle comprenne bien la nature de nos intérêts au Maroc et le prix que nous attachons à y devenir la puissance politiquement prépondérante. Il n’y a pas de commune mesure, au Maroc, entre nos intérêts et ceux de l’Allemagne : il ne s’agit, pour elle, que de « porte ouverte » et de libre concurrence ; il s’agit, pour la France, de la sécurité et de l’avenir de son empire de l’Afrique du Nord.

Les accords du 8 juillet et du 28 septembre ont stipulé que la Conférence ne mettrait en question ni la souveraineté du Sultan, ni l’intégrité du Maroc, ni le principe de la libre concurrence internationale. Nous avions toujours proclamé que telles étaient nos intentions et que nous ne préparions pas ce qu’on a appelé une « tunisification » du Maroc. Ces principes posés, la Conférence s’occupera « de l’organisation d’une police, d’un règlement. concernant la surveillance et la répression de la contrebande des armes, d’une réforme financière consistant principalement dans l’établissement d’une banque d’Etat, de l’étude d’un meilleur rendement des impôts et de la création de nouveaux revenus et enfin de la fixation de certains principes destinés à sauvegarder la liberté économique. » C’est le programme d’une réorganisation foncière du Maroc, et il est important de noter que c’est à peu près le même que le ministre de France proposait, l’été dernier, à l’approbation du Sultan. Mais qui sera chargé de l’exécution des réformes ? Là est la question capitale que l’accord du 28 septembre n’a pas tranchée. La seule solution raisonnable, équitable, et conforme aux intérêts généraux de toutes les puissances et du Maroc lui-même, serait que la France fût chargée de la direction ou de la surveillance des réformes. La fixation du programme est internationale, l’exécution ne saurait l’être. Tout ce qui, au Maroc, ressemblerait à un condominium serait néfaste ; si toutes les puissances prétendaient concourir à l’exécution des réformes, ce serait la négation des réformes ; le Sultan aurait beau jeu pour profiter des dissentimens qui ne sauraient manquer d’éclater entre ses trop nombreux tuteurs ; si c’est une Macédoine que l’Empereur allemand voudrait créer au Maroc, les autres puissances ont montré, en traitant par avance avec la France et en s’en rapportant à elle pour rétablir l’ordre et la paix dans l’Empire chérifien, qu’elles n’étaient pas disposées à s’y prêter : l’Angleterre n’admettrait sans doute pas sans résistance, pour ne parler que d’elle, que l’Allemagne prît au Maroc, auprès de Mouley-abd-el-Aziz, le rôle qu’elle s’efforce de jouer, sur le Bosphore, auprès d’Abdul-Hamid. De l’Allemagne, et d’elle seule, dépend donc le succès ou l’échec de la Conférence : ni l’Angleterre, ni l’Espagne, ni l’Italie, qui sont engagées vis-à-vis de nous, ni la Russie notre alliée, ne feront d’opposition à nos justes demandes ; si l’Allemagne, de son côté, admet que l’exécution ou la surveillance des réformes nous soit confiée, le succès de la Conférence est assuré et les résultats de ses travaux seront excellens. Sur ce point, le discours du prince de Bülow du 7 décembre n’apporte encore aucune lumière. « Il va de soi, dit-il simplement, que nous continuerons à représenter et à défendre à cette Conférence ce que nous avons considéré jusqu’ici comme juste et équitable. » Si l’on se reporte au reste du discours, il n’y est question que de la « porte ouverte » et de la libre concurrence commerciale, que la France — elle en a donné assez souvent l’assurance pour qu’on puisse la croire, — n’a jamais menacée. Si au contraire l’Allemagne venait à s’opposer à ce qu’un mandat international soit confié à la France, l’échec de la Conférence serait certain, puisque toutes les décisions doivent y être prises à l’unanimité et qu’un seul veto suffit pour tout arrêter. C’est le régime de l’anarchie et de l’insécurité qui s’installerait au Maroc à son propre détriment, et pour le plus grand dommage du commerce international et, en particulier, du commerce allemand.

Pour nous, notre conduite à la Conférence et après la Conférence nous est tracée par les circonstances. A la Conférence, tout en maintenant fermement ce que nous considérons comme nos droits, les représentans de la France se prêteront à la conciliation et à l’entente ; ils se serviront de tous les « accords » que notre diplomatie a signés avec l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne, et, plus récemment, avec l’Allemagne elle-même, pour travailler, au profit de la paix et de l’harmonie générales, à réduire toutes les intransigeances. Si la Conférence, se méprenant sur le rôle qui devrait être le sien, aboutissait à imposer au Maroc une sorte de régime international, nous n’aurions qu’à attendre que les trois ans, pendant lesquels ses résolutions seront applicables, aient démontré l’inefficacité certaine d’une pareille méthode ; nous nous appliquerions, avec une activité stimulée par les leçons de l’expérience, à développer nos intérêts et notre influence dans tout le Maroc et particulièrement à appliquer les accords de 1901 et de 1902 dans cette zone frontière où nos « intérêts spéciaux » ne sont pas contestés, et, forts de nos traités avec l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie que rien ne saurait rendre caducs, prêts d’ailleurs à rechercher, avec l’Allemagne, dans une conversation nouvelle, les moyens pratiques de l’amener à nos vues, nous attendrions que les événemens et les circonstances de la politique générale nous offrent l’occasion de reprendre, au Maroc, l’action que la géographie et l’histoire nous y destinent. Le Maroc est entré dans la politique européenne : c’est un malheur que les fautes de quelques-uns de nos hommes d’Etat ont contribué à créer, mais dont nous devons prendre notre parti tant qu’il ne sera pas possible d’y remédier ; pour le moment, ce n’est plus d’une action uniquement marocaine, mais c’est surtout des combinaisons changeantes de la vie politique que nous devons attendre l’heure d’y réaliser nos projets.

Nous avons voulu envisager les pires hypothèses, mais tout fait espérer qu’elles ne se réaliseront pas ; nous n’en voulons pour preuve que les paroles mêmes du prince de Bülow : « Aujourd’hui comme hier, a-t-il dit dans la conversation que le Temps a publiée, pourvu que votre politique coloniale respecte nos intérêts commerciaux qui croissent chaque jour, et notre dignité que nous plaçons plus haut encore, non seulement nous ne vous gênerons pas, mais au besoin nous vous aiderons, au Maroc et ailleurs, » Nous avons confiance en la parole du chancelier : le discours qu’il vient de prononcer au Reichstag, quelque pessimiste qu’en soit le ton, ne contredit pas ces assertions si formelles. Si l’on ne savait dans quelles circonstances ce discours a été prononcé, et qu’il sert de prélude à une augmentation considérable du budget de l’Empire et de la flotte de guerre, on aurait le droit de s’inquiéter d’y retrouver, après six mois, les mêmes griefs dont le gouvernement de Berlin faisait état avant les premières négociations. Se serait-on expliqué, six mois durant, sans s’entendre ? Aurait-on signé deux accords sans se comprendre ? Le prince de Bülow insiste sur l’argument que nous aurions voulu « mettre le Maroc dans une situation analogue à celle de la Tunisie ; » or la « tunisification » consiste essentiellement dans l’établissement d’un contrôle français sur les relations extérieures du Bey et dans la perception de droits de douane favorables à notre commerce : il n’y a rien qui ressemble à cela dans le programme de réformes soumis par M. Saint-René Taillandier au Sultan. Le chancelier est obligé d’invoquer, pour justifier son dire, « quelques organes inspirés de la grande presse parisienne ; » mais des journaux n’engagent pas le gouvernement, et chacun sait qu’il n’y a pas, en France. de journaux directement « inspirés. » Nous avons au contraire répétons-le encore une fois, toujours affirmé notre intention de maintenir l’indépendance du Sultan la « porte ouverte » et la libre concurrence commerciale ; et non seulement nous l’avons affirmé, mais nous avons inscrit cet engagement dans notre convention du 8 avril avec l’Angleterre, — qui, on en peut être sûr, n’aurait jamais traité sans cette assurance, — et dans nos accords du 8 juillet et du 28 septembre avec l’Allemagne elle-même. Si le prince de Bülow revient sur ces argumens devant le Reichstag, c’est donc, il faut le croire, dans un intérêt de politique intérieure et il convient de voir surtout, dans son discours, le désir sincère qu’il a, comme l’Empereur son maître, de ne pas alarmer deux grands peuples pacifiques. D’ailleurs, l’intérêt même du commerce allemand, dont Guillaume II et ses ministres ont un si grand et si naturel souci, leur fait une loi de mettre fin, par les seuls moyens efficaces, à l’anarchie et à l’insécurité qui paralysent toute transaction au Maroc. Après la Conférence, si ses résultats sont tels que nous le souhaitons, la question des rapports franco-allemands, que les événemens de ces derniers mois ont ouverte, ne sera pas fermée, mais elle sera éclaircie, dégrevée du poids mort de la question marocaine ; et si le voyage à Tanger a inauguré, entre les deux pays, une pénible série de difficultés et d’incidens, pourquoi la Conférence d’Algésiras ne serait-elle pas l’origine de relations moins tendues et plus confiantes ?


RENE PINON

  1. Voyez sur ce point la conversation du prince de Bülow avec M. Georges Villiers, dans le Temps du 4 octobre dernier.
  2. « Mon attente que l’autre partie s’aboucherait et s’entendrait avec nous, avant de mettre ses plans à exécution au Maroc, ne s’est pas réalisée. On ne nous a fait, dans tous les cas, aucune communication sérieuse et suffisante au sujet de l’accord. » (Discours du 7 décembre.)
  3. Discours du Trône, 28 novembre.
  4. Comparez le discours du prince de Bülow du 7 décembre : « Nous avons à compter avec une profonde antipathie de l’opinion publique anglaise. »
  5. Conversation avec M. Georges Villiers, dans le Temps du 4 octobre.
  6. Nous ne donnons au chancelier son titre de « prince » que lorsqu’il s’agit d’évènemens postérieurs à l’été de 1905.
  7. Voyez la Revue des 15 février 1902, 1er mars et 1er octobre 1903. Cf. notre livre : l’Empire de la Méditerranée (Perrin, 1904, 1 vol. in-8o écu).
  8. Ce sont les termes de l’accord franco-anglais du 8 avril 1904.
  9. Discours de M. Rouvier à la Chambre des députés, 8 juillet 1905.
  10. Conversation publiée par le Temps.
  11. Voici un exemple, entre beaucoup, des étranges prétentions que la presse allemande n’a pas craint de formuler : la Gazette de Francfort écrivait le 19 octobre, dans un article de tête : « L’Allemagne a le droit de poser à la France cette question : pour le cas où nous serions en conflit avec l’Angleterre, serais-tu alliée de l’Angleterre, notre alliée, ou loyalement neutre ?… L’Allemagne, dans son intérêt personnel, doit poser cette question ; elle doit savoir ce qu’il en est exactement de la France, et nous sommes sûrs qu’au cours des négociations du Maroc, la diplomatie allemande l’a bien montré aux hommes d’État français : c’est aux Français de donner une réponse aussi claire que franche. »