La Confédération Générale du Travail/02

Librairie des sciences politiques et sociales (p. 34-48).

II

La Tactique


De la constitution en bloc autonome des travailleurs — bloc qui manifeste avec une grandissante acuité la lutte de classe — devaient résulter des moyens d’action adéquats à cette forme de groupement et aux tendances qu’il exprime.

C’est ce qui s’est produit. Les méthodes d’action de l’organisation confédérale ne s’inspirent pas de l’idée démocratique vulgaire ; elles ne sont pas l’expression du consentement d’une majorité dégagée par le procédé du suffrage universel. Il n’en pouvait d’ailleurs pas être ainsi, dans la plupart des cas, car il est rare que le syndicat englobe la totalité des travailleurs ; trop souvent, il ne groupe qu’une minorité. Or si le mécanisme démocratique était pratiqué par les organisations ouvrières, le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action. Mais la minorité n’est pas disposée à abdiquer ses revendications et ses aspirations devant l’inertie d’une masse que l’esprit de révolte n’a pas animée et vivifiée encore. Par conséquent, il y a pour la minorité consciente obligation d’agir, sans tenir compte de la masse réfractaire, — et ce, sous peine d’être forcée à plier l’échine, tout comme les inconscients.

Au surplus, la masse amorphe, pour nombreuse et compacte qu’elle soit, serait très mal venue à récriminer. Elle est la première à bénéficier de l’action de la minorité ; c’est elle qui a tout le profit des victoires remportées sur le patronat. Au contraire, les militants sont souvent les victimes de la bataille ; les patrons les pourchassent, les mettent à l’index, les affament, — et ce, avec la complicité du gouvernement.

Donc, l’action syndicale, si infime que soit la minorité militante, n’a jamais une visée individuelle et particulariste ; toujours elle est une manifestation de solidarité et l’ensemble des travailleurs intéressés, quoique n’y participant en rien, est appelé à bénéficier des résultats acquis.

Qui pourrait récriminer contre l’initiative désintéressée de la minorité ? Ce ne sont pas les inconscients, que les militants n’ont guère considérés que comme des zéros humains, n’ayant que la valeur numérique d’un zéro ajouté à un nombre, s’il est placé à sa droite. Que ne viennent-ils au syndicat ? Il n’est pas un groupement fermé ; d’ailleurs, loin de se passer de leur concours, les militants s’efforcent de les syndiquer, d’avoir leur appui.

Ainsi apparaît l’énorme différence de méthode qui distingue le syndicalisme du démocratisme : celui-ci, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux à leurs représentants) et étouffe les minorités qui portent en elles l’avenir. La méthode syndicaliste, elle, donne un résultat diamétralement opposé : l’impulsion est imprimée par les conscients, les révoltés, et sont appelées à agir, à participer au mouvement, toutes les bonnes volontés.


I

L’ACTION DIRECTE


Une formule expressive, heureuse, de parfaite limpidité, est venue condenser et résumer la tactique du syndicalisme révolutionnaire : l’Action Directe.

À bien voir, l’Action Directe n’est pas chose neuve, — sa nouveauté est d’être la formulation théorique d’un mouvement, — car autrement elle est la raison d’être de tout syndicat. Dès qu’il s’en constitue un, on peut inférer que, consciemment ou inconsciemment, les travailleurs qui le composent visent à faire leurs affaires eux-mêmes, à lutter directement sans intermédiaires, sans se fier à d’autres qu’à soi pour la besogne à accomplir. Ils sont logiquement amenés à faire de l’Action directe, — c’est-à-dire de l’action syndicale, indemne de tout alliage, sans compromissions capitalistes ou gouvernementales, sans intrusion dans le débat de « personnes interposées ».

Ainsi, la caractéristique de l’Action Directe est d’être une manifestation spontanée ou réfléchie, mais sans intervention d’agent extérieur, de la conscience et de la volonté ouvrière, — et ce indépendamment de son intensité. Celle-ci est affaire de circonstances, de résistance à vaincre. Action Directe n’est pas, fatalement, synonyme de violence : elle peut se manifester sous des allures bénévoles et pacifiques ou très vigoureuses et fort violentes, sans cesser d’être — en un cas comme en l’autre, — de l’Action Directe.

Elle est, en outre, variée en ses modalités, suivant que l’attaque est plus expressément dirigée contre les capitalistes ou contre l’État. Contre celui-ci, l’Action Directe se matérialise sous forme de pression extérieure, tandis que, contre le patronat, les moyens communs sont la grève, le boycottage, le label, le sabotage.

Il est bien évident qu’une catégorisation trop systématique pécherait par étroitesse ; ces diverses modalités peuvent se manifester au cours d’un même conflit et simultanément.

Il faut noter, en outre, que, si l’Action Directe est la dominante du syndicalisme français, elle n’en est cependant pas l’unanime tendance. Il y a, au sein de la Confédération — comme en tout groupement, — deux pôles : à côté des éléments révolutionnaires, survivent des groupements « réformistes », à manifestations hétérogènes, mais qui peuvent cependant se rattacher à deux conceptions : le corporatisme et l’interventionnisme.

Observons de suite que ceux qui se réclament de l’une ou de l’autre de ces tendances ont dû, sous l’influence confédérale, modifier leurs concepts et leur orientation. Les heurts résultant des divergences doctrinales vont s’atténuant, grâce à une graduelle marche en avant des éléments « réformistes », qui en sont venus à accepter les fins révolutionnaires d’expropriation capitaliste que poursuit la Confédération.

À l’origine, le corporatisme, en limitant son action à des améliorations de détail, n’ayant ni vues d’ensemble, ni idéal, ni d’autre horizon que la frontière corporative, ne menaçait en rien la société capitaliste. D’autre part, l’espoir en l’intervention de l’État qui, — parce que saturé de démocratisme, — se ferait bon gendarme en faveur des exploités, aboutissait aux mêmes fins conservatrices. De l’une et l’autre conception, découlait la collaboration des classes, substituée à la lutte de classe, pierre angulaire du syndicalisme.

Cette orientation déviatrice et pacifiste, qui est en voie d’extinction, les pouvoirs publics cherchent à la revivifier, par des mesures législatives qui tendent à subordonner les syndicats à l’État, à restreindre leur champ d’activité et à parlementariser leur action. Dans cet ordre a été institué le « Conseil supérieur du Travail », où siègent des élus ouvriers et patronaux, avec pour fonction de « mâcher » les lois ouvrières au Parlement, — qui, la plupart du temps, n’avale pas cette pâtée. Le gouvernement avait aussi institué des « Conseils du Travail » qui n’ont jamais fonctionné d’ailleurs, et où délégués ouvriers et patronaux auraient solutionné les conflits économiques ; de même, encore, il songe à octroyer aux syndicats la capacité juridique et commerciale, espérant les entraîner sur le terrain capitaliste où les appétits mercantiles et financiers leur feraient oublier la lutte de classe ; un autre projet de même ordre est la réglementation des grèves par l’arbitrage obligatoire, qui n’aurait d’autre conséquence que d’énerver la résistance ouvrière et d’étrangler le droit de grève.

L’accueil fait dans les milieux ouvriers à ces projets de réaction syndicale n’est pas pour enchanter le gouvernement : les travailleurs ont percé à jour son machiavélisme et ils refusent énergiquement les cadeaux qu’on rêve de leur octroyer. La tendance révolutionnaire n’a donc pu être enrayée et il apparaît, de plus en plus, à la classe ouvrière, qu’il n’y a pas d’autre solution aux conflits économiques que celle résultant du choc des deux forces en présence.

II

LA GRÈVE


Au premier plan des moyens d’action, le plus à la portée des travailleurs est le refus du travail, — la grève. Ont recours à elle, les travailleurs inorganisés, de même que les travailleurs organisés.

En effet, la grève n’implique pas l’existence d’un syndicat. Dans les centres où les travailleurs végètent, sans lien entre eux, poussière humaine à la merci de l’exploiteur, elle est souvent le prélude du groupement quand le joug se fait trop écrasant, c’est à la grève que les victimes ont recours, et alors, ce soulèvement spasmodique nécessite une coalition momentanée qui, sous l’action des plus conscients, devient l’embryon d’un syndicat.

Dans la grève de travailleurs organisés, il entre davantage de méthode et de conscience révolutionnaire, et la portée économique du conflit n’est pas limitée aux seules questions du litige ; la grève apparaît alors comme un épisode de guerre sociale.

Il est nécessaire de noter que l’appréciation des travailleurs, sur la valeur de la grève, en tant que moyen révolutionnaire, s’est considérablement modifiée sous l’influence du syndicalisme. La grève n’est plus regardée comme un « mal » fatal, inévitable, — un abcès qui, en crevant, manifesterait brutalement l’antagonisme du capital et du travail, mais sans profit possible et immédiat pour ce dernier. Elle a subi une modification parallèle à celle subie par l’idée de révolution. La révolution n’est plus considérée comme une catastrophe devant éclater en des jours proches ou lointains ; elle est tenue pour un acte se matérialisant journellement, grâce à l’effort de la classe ouvrière en révolte, — et la grève est considérée comme l’un des phénomènes de cette révolution. Par conséquent, celle-ci n’est plus tenue pour un « mal » ; elle est l’heureux symptôme d’un accroissement de l’esprit de révolte et elle se manifeste comme un phénomène d’expropriation partielle du capital. Il est reconnu que ses résultats ne peuvent être que favorables à la classe ouvrière ; au point de vue moral, il y a accroissement de la combativité prolétarienne et, du côté matériel, l’assaut donné sur un point à la société capitaliste comporte une diminution des privilèges de la classe exploiteuse qui se traduit par un accroissement en bien-être et en liberté pour la classe ouvrière.

Cette conception de la grève rend vivante, et de tous les instants, la lutte de classe ; elle donne aux conflits économiques une grandissante acuité ; d’elle découle, logiquement et par extension, la notion de grève générale.

Multiples peuvent être les causes de grève, toute compression, toute exploitation pouvant susciter le conflit ; cependant, une classification peut s’esquisser comme suit : grèves offensives, (demandes d’améliorations de tout ordre) ; grèves défensives (pour s’opposer à la reprise par le patron d’améliorations réalisées) ; grèves de dignité (engagées pour se soustraire à l’insolence de chefs ou contremaîtres ou pour obtenir la suppression de pratiques humiliantes, telle la « fouille » en certains ateliers) ; grèves de solidarité (déclarées sans motif autre qu’un acte de solidarité envers un ou plusieurs camarades ou, encore, envers une autre corporation).

La déclaration de grève, dans la plupart des Fédérations, est laissée à l’initiative des intéressés.

Ainsi, les statuts de la Fédération des Cuirs et Peaux disent :


« Tout syndicat déclarant la grève devra en aviser le Comité fédéral avant de commencer la lutte. Le Comité fédéral, sans avoir le droit de s’opposer à la résolution prise par le Syndicat, pourra, néanmoins, faire des objections s’il le juge nécessaire. »


Il est naturel que la Fédération intéressée au conflit soit avisée : cela n’entache en rien l’autonomie du Syndicat. Exception est faite en cas de grève défensive, la cessation de travail ne comportant pas d’attermoiements.

Cet esprit anime la majeure partie des Fédérations corporatives ; il en est cependant quelques-unes, entre autres la Fédération des Travailleurs du Livre, qui stipulent strictement que la déclaration de grève est subordonnée à la décision du Comité central.

Cette différence d’attitude fédérative s’explique par la différence de tactique de lutte : pour ces dernières Fédérations, l’argent est le nerf de la guerre et elles comptent surtout sur l’appui financier qu’elles peuvent donner aux grévistes ; il leur semble donc normal que, la caisse devant être engagée, ceux pour qui elle va être écornée attendent l’avis du Comité.

Au contraire, dans les autres Fédérations, sans faire fi des moyens pécuniaires, ce n’est pas d’eux principalement qu’est escomptée la victoire : c’est de l’élan, de l’attitude révolutionnaire, de la vigueur agressive des grévistes qu’est espéré le succès. L’appui financier est, en grande partie, dû à des souscriptions volontaires et l’alimentation des grévistes est assurée par des « marmites communistes ». La grève acquiert ainsi des aspects de bataille sociale qu’anime l’ébauche communiste des « popotes ».

Il arrive aussi que la grève perde son caractère de conflit partiel et que, à l’appui moral et pécuniaire des corporations voisines s’ajoute leur appui effectif. Alors, c’est la grève se généralisant à toute une ville ; c’est la vie sociale s’arrêtant pour que satisfaction soit donnée à une seule corporation — et quelquefois même pour que ne soit pas lésé un seul ou plusieurs camarades, si la cause initiale de la grève est un acte de solidarité.

Ainsi la grève, par ses mobiles intérieurs, par ses manifestations extérieures, dépasse le cadre corporatif et devient un épisode révolutionnaire. En dehors de la grève, moyen traditionnel de résistance au patronat, la Confédération préconise encore le Boycottage et le Label, ainsi que le Sabotage.


III

BOYCOTTAGE ET LABEL ; SABOTAGE


Le Boycottage et le Label — qui sont la contrepartie l’un de l’autre, — dérivent des mêmes principes d’auto-émancipation.

Le Boycottage est la mise à l’index, l’interdit jeté sur un industriel ou un commerçant, l’invite aux ouvriers de ne pas accepter de travail chez lui et, si c’est un débitant qui est boycotté, l’invite aux consommateurs de ne pas se servir à sa boutique. Outre qu’il est un moyen d’obliger le patron à céder aux revendications ouvrières, le Boycottage est aussi un moyen de se défendre, en tant que consommateurs, contre la rapacité des intermédiaires qui tenteraient de récupérer, sur le dos du consommateur, les améliorations obtenues par le producteur.

Le Label, dont l’action moins brutale peut paraître inspirée d’intentions plus pacifistes, est l’opposé du Boycottage : il est l’invitation faite par une corporation à la masse ouvrière afin qu’elle utilise, sans qu’il lui en coûte rien de plus que la volonté de manifester son esprit de solidarité, sa force de consommation en faveur des camarades de la corporation indiquée. Et ce, de façon très simple  : en se fournissant chez les commerçants et industriels que la « marque syndicale » recommande comme respectant les conditions syndicales.

Le Label est considérablement développé dans l’industrie du Livre : les imprimeurs qui occupent des ouvriers syndiqués intercalent, à côté de leur firme, la « marque syndicale » délivrée par la Fédération et qui est l’attestation que ce travail a été exécuté par des ouvriers syndiqués. Rares sont encore les autres corporations qui imposent le Label industriel. Mais, dans d’autres branches, telle l’Alimentation ou chez les Coiffeurs, une pancarte « Affiche-Label » délivrée par la Fédération et la Confédération, indique à la clientèle que sont syndiqués les ouvriers ou employés de la maison.

Le Label est donc l’invitation faite par une corporation à la masse ouvrière d’utiliser, (sans autre effort que celui érigé par une pensée de solidarité), sa force de consommation en faveur des camarades de la corporation indiquée. Malgré qu’en apparence le Label ne soit pas une manifestation d’un révolutionnarisme flamboyant, il n’en dérive pas moins du même principe : les travailleurs luttant et se défendant contre le capitalisme, directement et par leurs propres forces, sans se reposer sur une puissance extérieure.

Le Sabotage est la mise en pratique de la maxime : « À mauvaise paye, mauvais travail » ; il frappe le patron au cœur, — c’est-à-dire au coffre-fort. Le sabotage s’effectue, tantôt par un ralentissement dans la production, tantôt par de la malfaçon ; tantôt même il s’attaque à l’instrument de production. Dans le commerce, le sabotage s’effectue par le gaspillage de l’objet vendu, dont le commis fait au besoin profiter l’acheteur, ou encore par la rebuffade envers ce dernier, de manière à le pousser à s’approvisionner ailleurs. Le sabotage est, le plus souvent, l’acte individuel, venant souligner la revendication collective. Il est bon d’ajouter que la crainte du sabotage est un calmant précieux et suffit souvent à ramener les patrons récalcitrants à de meilleurs sentiments.

Un exemple de l’efficacité du sabotage est la conquête, par les ouvriers coiffeurs parisiens, du repos hebdomadaire et aussi de la diminution de la durée d’ouverture des salons de coiffure. C’est par le « badigeonnage » des devantures patronales avec un produit caustique détériorant la peinture que cette corporation a conquis les améliorations précitées. En l’espace de trois ans, sur les 2,000 boutiques de coiffure de Paris, il n’y en a peut-être pas cent qui n’aient pas été badigeonnées au moins une fois, — sinon plusieurs. Aussi, les résultats en sont intéressants : au lieu de veiller, le soir, jusqu’à des heures très tardives, les salons de coiffure ferment, en moyenne, à 8 heures ; de plus, ils ferment un jour par semaine (le lundi ou le dimanche) depuis le 1er mai 1906.


IV

LA LUTTE CONTRE L’ÉTAT


Les moyens d’action que nous venons d’esquisser rapidement, outre qu’ils concernent principalement la lutte immédiate, se rapportent surtout à la bataille contre le patron. Mais, le Syndicalisme exerce une action sociale qui, sans se manifester par une participation directe à la vie parlementaire, n’en a pas moins pour objet de ruiner l’État moderne, de le briser, de l’absorber. Poursuivant l’émancipation intégrale, il ne peut se borner à vouloir libérer le travailleur du capitalisme et le laisser sous le joug de l’État. Seulement, la lutte contre les pouvoirs publics n’est pas menée sur le terrain parlementaire ; et cela, parce que le Syndicalisme ne vise pas à une simple modification du personnel gouvernemental, mais bien à la réduction de l’État à zéro, en transportant dans les organismes syndicaux les quelques fonctions utiles qui font illusion sur sa valeur, et en supprimant les autres, purement et simplement. Il serait donc inexact de déduire de ce que le syndicalisme ne cherche pas à pénétrer dans les assemblées légiférantes, en y envoyant des mandataires, qu’il est indifférent à la forme du pouvoir ; il le veut le moins oppressif, le moins lourd possible, et il travaille en ce sens par une action sociale qui, pour se manifester du dehors, n’en est pas moins efficace. À la tactique de la pénétration, qui entraînerait la classe ouvrière à faire, fatalement, acte de « parti », il oppose et préfère la tactique de la pression extérieure qui dresse le prolétariat en bloc de « classe » sur le terrain économique.

Cette tactique de la pression extérieure engendre les mouvements de masse — qui sont une combinaison des modes d’action partielle, grève, boycottage, sabotage, — prodromes de la réalisation de la grève générale expropriatrice et qui en soulevant, en unanime protestation, tout ou partie de la classe ouvrière contre les pouvoirs publics, obligent ceux-ci à tenir compte des volontés prolétariennes.

Un des plus caractéristiques de ces mouvements de masse a été, en 1903-1904, la campagne contre les bureaux de placement qui, après deux mois d’agitation grandissante, a amené le Parlement à sanctionner légalement la suppression de ces officines, — ce que, depuis vingt ans, malgré pétitions et réclamations pacifiques, il s’était obstiné à refuser.

C’est encore des mêmes notions d’action de masse et de pression extérieure qu’a découlé la campagne d’agitation pour les huit heures qui, dans le plan législatif, a obligé le Parlement — grâce aux grandioses manifestations de Mai 1906, — à légiférer sur le repos hebdomadaire. Et la relation de cause à effet est, en la circonstance, on ne peut plus tangible : le vote et la promulgation de cette loi suivent de quelques semaines le 1er Mai et, qui plus est, il faut remarquer que le Sénat était, quelques mois auparavant, en grande majorité opposé à une législation sur le repos hebdomadaire ; s’il s’y est résolu, c’est qu’il a été emporté par le mouvement, c’est qu’il s’est modifié sous la répercussion de la pression extérieure des syndicats.

Ainsi, la classe ouvrière ne borne pas son action à lutter directement contre le patron, elle lutte aussi, — et toujours directement, c’est-à-dire, sans recourir au parlementarisme, au système de la participation à l’œuvre gouvernementale, par voie de « personnes interposées », — contre l’État, qui est l’expression défensive du patronat et, par cela même en est le souteneur obligé. Aussi, l’action ouvrière, outre les assauts qu’elle donne au pouvoir, dans le but de le faire reculer, vise-t-elle en même temps à amoindrir sa force oppressive, — et ce, jusqu’à disparition complète.


V

LA GRÈVE GÉNÉRALE


Le mode d’action qui permettra à la classe ouvrière de mener à bien cette œuvre, — qui est celle de l’émancipation intégrale, — est l’aboutissant logique de son groupement sur le terrain économique et des conceptions qui s’en dégagent : il a son expression dans l’idée de Grève Générale.

La grève générale est la cassure matérielle entre le prolétariat et la bourgeoisie, qu’a précédée la cassure morale et idéologique par l’affirmation de l’autonomie de la classe ouvrière. Celle-ci, après avoir proclamé qu’elle porte en elle tous les éléments réels de la vie sociale, ayant acquis la vigueur et la conscience nécessaires pour imposer ses volontés, passera à l’acte, se refusant à produire pour la classe bourgeoise, — et cette révolte décisive sera la Grève Générale.

Ce refus de continuer la production dans le plan capitaliste ne sera pas purement négatif ; il sera concomittant à la prise de possession de l’outillage social et à une réorganisation sur le plan communiste, effectuée par les cellules sociales que sont les syndicats. Les organismes corporatifs devenus les foyers de la vie nouvelle disloqueront et ruineront ces foyers de l’ancienne société, que sont l’État et les municipalités. Désormais, les centres de cohésion seront dans les fédérations corporatives, dans les unions syndicales, et c’est à ces organismes que reviendront les quelques fonctions utiles aujourd’hui dévolues aux pouvoirs publics et aux communes.

Cette crise révolutionnaire est préparée par les catastrophes partielles, qui sont les préliminaires de la générale expropriation capitaliste : tantôt, grèves se généralisant à une corporation (telle la grève des électriciens parisiens) ; tantôt, grèves générales locales (comme il s’en est produit à diverses reprises dans les grands centres, Marseille, Saint-Étienne, Nantes, etc.), tantôt, mouvements de masse qui viennent, en vagues grandissantes, déferler contre le capitalisme et l’État.