La Condition sociale des peintres français du XIIIe au XVe siècle

La Condition sociale des peintres français du XIIIe au XVe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 43 (p. 153-177).
LA CONDITION SOCIALE
DES
PEINTRES FRANÇAIS DU XIIIe AU XVe SIÈCLE

Chaque révolution a ses réactionnaires ; c’est une loi générale et sociale que nous ne verrons pas rapporter ; elle fait partie du bagage de l’humanité. Quand le mouvement des communes permit aux artisans laïques de se former en corporations, les ouvriers de la sculpture et de la peinture durent rompre assez brutalement avec les erremens traditionnels des cloîtres, et se créer des ressources esthétiques sans le secours des moines. Leur attitude fut nettement révolutionnaire, en ce sens que, n’ayant ni les livres ni les modèles gréco-byzantins des monastères, ils s’ingénièrent à imiter les objets ou les êtres de leur entourage, pour en façonner des statues, des peintures, ou des histoires de manuscrits. Les tâtonnemens durèrent un bon demi-siècle, du règne de Philippe-Auguste à celui de saint Louis ; mais l’art nouveau connut ses protestataires. Guillaume Durand, qui fut évêque de Mende, à la fin du règne de Philippe le Hardi, déplore ces changemens. De même que Louis David eût souhaité représenter les personnages du sacre de Napoléon nus comme les vieux Grecs, Guillaume Durand regrette les Christs raides et secs du siècle précédent. « La représentation des scènes divines, s’écrie-t-il, est aujourd’hui livrée à la volonté de quiconque ! » Cette volonté, qui n’était point si blâmable, nous a donné le naturalisme, les admirables sculptures des porches de cathédrale, dans un temps où les Italiens en étaient à Cimabué, et où les Flamands n’existaient pas.

Lors des premières classifications des métiers, avant la rédaction des statuts fournie par Etienne Boileau, aux environs de l’an 1250, le peintre, ou mieux, l’ouvrier du pinceau, tient à trois corporations diverses, les imagiers, les enlumineurs calligraphes, et les selliers. Le peintre imagier est un sculpteur de figures sur pierre, bois, ivoire ; son art de peinture intervient pour donner à la statue taillée par lui un complément alors jugé indispensable. Nos vieux pères, très naïvement, souhaitaient qu’une figure sculptée leur procurât l’illusion de la nature, tant dans la forme que dans les habits. L’enlumineur écrivain et « painturier d’histoires » bariolait les pages de manuscrit, mais empruntait ses sujets aux imagiers ou bien aux selliers. Et ces selliers-peintres, que nous avons voulu ignorer jusqu’ici, qui sont au moins autant ébénistes que peintres, apparaissent en réalité comme les grands ancêtres de toutes les écoles de peinture portative en Europe.

Que fait le sellier ? On a dit des selles de chevaux, ce qui est une sottise. Jamais le sellier ne fabrique de selles. Il tourne des selles à s’asseoir, des faudesteuils, des cassone, des châsses, des tabernacles de bois. Quand le meuble est complet, il le décore, et, pour le décorer, il y applique une toile légère, sur cette toile du plâtre de Paris, sur ce plâtre une feuille d’argent, et sur cet argent de l’or battu. Ce fond général est prêt à recevoir toute décoration à l’huile ou à la détrempe, et c’est alors que le peintre se détache du sellier pour donner à son œuvre sa dernière parure. Entre ce travail et la peinture d’un volet, d’un panneau séparé, l’écart n’est pas grand. Nous voyons dans les miniatures du milieu du XIIIe siècle des représentations de panneaux portatifs suspendus à des murailles. Donc il y en avait, et ils étaient la besogne des selliers.

Ne soyons pas surpris de ces origines un peu vulgaires ; n’oublions pas que les premiers peintres flamands faisaient, au XIVe siècle, cent ans après ceux dont nous parlons, partie de la ghilde des fripiers. Sans doute tous nos peintres selliers ne furent pas des artistes célèbres, des dessinateurs hors de pair. Mais pourquoi certains d’entre eux n’auraient-ils pas valu, en peinture, ce que valaient en architecture un Robert de Luzarches ou un Pierre de Montreuil, un Hugues de Plailly en sculpture, ou un Honoré en miniature ? Lorsque nous les trouvons, dès la fin du règne de saint Louis, groupés dans les quartiers riches de Paris, rue Saint-Germain, rue aux Ours, que nous voyons l’un d’eux, nommé Nicolas, payer l’impôt d’un très riche bourgeois, — plus de trois cents francs d’à présent, — quand nous les retrouvons, au nombre de vingt au moins, ayant maison à eux, valets, chambrières, nous ne pensons pas encore aux hôtels de l’avenue de Villiers, certes, mais les peintres existent, ils travaillent, ils vivent de leur métier ni plus ni moins bien que leurs confrères d’Italie. Par les miniaturistes, oui leur empruntent leurs scènes et copient leurs sujets, par le peu qui nous reste de leurs travaux légers, nous jugeons qu’ils ne doivent rien à personne, sinon à leurs proches, à la marche générale des talens, à cette concomitance féconde de recherches, de trouvailles, d’émulation qui constituent une école.


I

La condition sociale des peintres-selliers est celle de tous les gens de métier à Paris au XIIIe siècle. Ils ne sont ni plus ni moins élevés dans la hiérarchie que le pelletier ou le chaussetier. Quelques rares exemptions de guet ou de prestations en nature leur peuvent venir du travail qu’ils font, par exemple lorsqu’ils décorent des tabernacles. En l’honneur des saints qu’ils sont chargés de peindre, ils peuvent recevoir autorisation de travailler de nuit et de prendre des valets supplémentaires. Les jurés du métier sont élus parmi les maîtres le plus en renom ; ils ont la police de la corporation, ils veillent à la bonne façon des œuvres, ils les acceptent ou les refusent à leur gré. Cette subordination se poursuivra pendant plus de trois siècles encore, même après 1391, quand Jean d’Orléans, peintre-sellier parisien, aura obtenu que le métier se scinde, et que les peintres ne soient plus tenus à tourner des bâtons de chaise.

Ce qui fait la réelle différence entre le peintre-sellier parisien et ses confrères, je puis même dire ses imitateurs des pays voisins, c’est sa modestie. Il ne demande à aucun chroniqueur de célébrer ses mérites, à Paris pas plus qu’en aucun lieu de France, où il ne se rencontre de poète pour imiter le poète du Nord qui vers 1212 chantait les prouesses des barbouilleurs bolonais, Dante qui célébra Giotto, Pétrarque qui vanta Simone. Si la louange écrite se manifeste parfois, elle est dans ces chroniques d’abbayes qui accordent volontiers au frère peintre ou sculpteur, devenu le copiste des laïques, une supériorité écrasante. Le peintre-sellier qui s’est formé de toutes pièces, qui a péniblement créé des thèmes nouveaux, reconstitué une esthétique, renouvelé une technique, est le plus dédaigné des hommes de métier. Dans l’échoppe, où il habite, où le jour pénètre chichement, pas un clerc de l’Université ne se risquerait à l’interroger. On achète en passant la petite œuvre peinte sur bois d’Irlande, — c’est-à-dire sur chêne préparé d’une certaine manière, — comme on prend aujourd’hui une carte postale à la devanture d’un magasin. Les plus célèbres, ceux qui ont la réputation, celui qui travaille pour le Roi ou les grands de la terre, reçoivent des commandes ; ce sera peut-être le cas de ce Nicolas dont nous avons parlé déjà, de Jean Pirion, de quelques autres, dont la taxe d’impôt nous révèle l’influence et le succès. Les autres, qui n’ont ni moins de talent ni moins d’habileté peut-être, en sont réduits aux hasards de la demande fortuite. Encore ne vendent-ils guère de ce que nous appellerions des tableaux séparés ; ils écoulent plus facilement le petit coffre historié de scènes, l’escabeau peint de couleurs voyantes, le tabernacle doré. Les plus heureux gagnent à ce métier quelques sous par semaine, par an quelques livres ; ils s’en contentent, et nous allons expliquer qu’ils le peuvent.

Sur ces questions de finance, comme sur tout ce qui touche aux gens d’autrefois, nous raisonnons avec nos idées modernes. Lorsque nous voyons un artisan du XIIIe ou du XIVe siècle, un journalier, s’engager pour deux sous, nous nous prenons de pitié. Le peintre-sellier établi qui paie douze sous de taille nous paraît un miséreux, condamné à une existence de privations et de sacrifices. Cela n’est pas. Le sou tournois, qui a été conservé dans le shelling anglais, vaut au moins vingt-cinq sous d’aujourd’hui, et comme puissance, bien plus du triple. Ce qui revient à dire que le valet de peintre qui recevait deux sous pour sa journée, pouvait, en réalité, faire, avec cette somme qui nous paraît dérisoire, ce qu’un manouvrier de notre époque ferait avec sept francs, et environ vingt jours de travail par mois, car les fêtes chômées sont nombreuses. Le maître patron tenant boutique peut être plus gêné, car il paie un loyer de cent sous l’an, une taille de dix à trente sous en moyenne. S’il a un ouvrier fait, c’est deux ou trois sous par jour, une chambrière, trente sous à l’année ; — et chose heureuse pour lui ! celle ci ne peut lui demander davantage à peine d’amende. — Un enfant en nourrice coûte aussi cher que le loyer de la maison, mais en revanche on paiera le linge assez bon marché, huit deniers pour une chemise d’homme, quatre pour une chemise de femme, six deniers pour des chausses. On s’habillera convenablement avec une dizaine de sous, dont deux sous pour des chaussures, en cuir de Cordouan, les meilleures. La nourriture d’une maisonnée de cinq ou six personnes vaut par journée un peu moins de quatre sous, et encore faut-il faire bonne chère. Si l’on additionne les frais indispensables et qu’on y ajoute les extras, les habits de fêtes, les redevances à la confrérie, le maître patron ne peut vivre qu’en écoulant, par an, pour une centaine de livres d’objets. Or la livre d’alors est, en valeur réelle, à peu près la livre sterling, et en puissance, trois ou quatre fois plus, suivant les cours et la dépréciation des monnaies. Nous pouvons donc soutenir que cent livres représentent plus de cinq mille francs d’à présent ; ou mieux, qu’on peut faire avec cent livres ce qu’un boutiquier parisien d’aujourd’hui ferait avec cinq mille francs. Ce n’est pas la grande aisance, mais c’est la vie assurée.

Aux causes de pertes s’ajoutent celles qui proviennent des épidémies, des guerres, de la majoration des produits nécessaires au métier. Les couleurs achetées chez l’épicier sont chères ; on en a pour plus de dix livres l’année, soit près de 5 ou 600 francs en puissance relative.

Et puis, l’ouvrier parisien n’est pas de caractère naïf, de tempérament calme, comme ses confrères de la Flandre ou de l’Allemagne. Il aime la fête, la bamboche. Christine de Pisan nous dira plus tard les bonnes raisons que ces gens invoquent pour aller au cabaret. D’après elle, l’ouvrier, — elle dit déjà l’artiste, — raisonne ainsi : « Le temps de notre vie est petit et plein d’ennuy, et en la fin n’avons mie repos... Partant, nous userons nostre jeunesse à suivre nos volontés et nous nous emplirons de vin et de viandes, et partout nous montrerons les traces de nos liesses ! »

Sur ce point, l’artisan de Paris ne chôme guère ; pour le patron, le cabaret, le jeu de dés, c’est la ruine ; pour l’ouvrier, c’est la misère et souvent la prison. L’apprenti lui-même s’en môle, et le nombre des lettres de l’émission octroyées par le Roi, à la suite d’un meurtre, nous montre jusqu’où la débauche de la classe ouvrière était alors poussée. Il s’ensuivait un inconvénient plus grave encore que n’était la répression brutale de police ou les sentences terribles du Prévôt. C’est que les maîtres, ne pouvant beaucoup compter sur leur entourage français, favorisaient l’exode de ces jeunes Flamands plus souples, plus soumis, et dédaigneux du vin que l’appât d’un apprentissage à Paris tentait extrêmement. Le célèbre Jean Pépin-d’Huy était un de ces apprentis ; il y en eut beaucoup d’autres, dont la venue chez nous a été interprétée dans un sens de supériorité artistique absolument faux, La plupart de ces gens, une fois leur stage de cinq ou six ans terminé, s’en retournaient au pays natal où ils colportaient les enseignemens français ; c’étaient les moins habiles, ceux qui, ne se sentant point la force de lutter chez nous, ne sollicitaient point la naturalisation. Au contraire, un Pépin-d’Huy, un Hennequin de Liège devenaient parisiens et s’élevaient à la maîtrise de leur art. S’ils fussent restés étrangers, aubains, comme on disait, le Roi eût hérité d’eux. Or Pépin et Hennequin de Liège, qui sont dits bourgeois de Paris, disposent entièrement de leur fortune qui est considérable. Jamais un artiste flamand, formé en Flandre, et ayant fait partie d’une ghilde là-bas, ne serait venu exercer à Paris ; il eût rencontré trop d’obstacles. On cite parfois Pierre de Bruxelles, venu chez nous sous le règne de Philippe le Bel, et on le donne comme exemple. Mais on oublie de dire que lui-même se proclame bourgeois de Paris, et que, sans aucun doute, il a reçu ses lettres de naturalisation après son apprentissage. De même pour un certain Uri ou Ulrich de Mayence qui, vers 1300, travaille dans les châteaux de Mahaut d’Artois, nièce de saint Louis ; lui aussi est bourgeois de Paris, et il se réclame de ce titre à diverses reprises. Ces constatations, dont je pourrais multiplier les exemples, confirment eu les expliquant les conclusions de M. Raymond Kœchlin au sujet des influences françaises dans la statuaire des Flandres aux XIIIe et XIVe siècles. Il en fut de même pour la peinture, au moins jusqu’au temps des van Eyck.

C’est donc, contrairement à l’opinion commune, le XIIIe siècle qui connut les vrais primitifs de l’art français, imagiers, peintres et enlumineurs, créateurs et surtout laïques, travaillant sans orgueil, sans rien deviner des destinées réservées à leurs descendans. Et ils comptent si peu dans les hiérarchies que le Roi n’en a point d’attitrés, quand, au contraire, il aura des maçons, des architectes, peut-être même des enlumineurs à gages. Car déjà l’ambition des artisans de luxe est de recevoir un salaire officiel, de tenir à l’État par le plus petit lien. Avant que les peintres-selliers, ou les peintres imagiers-sculpteurs, aient assez grandi, pour s’élever jusqu’au salaire officiel de quatre ou de six sous par jour, ils auront chez nous plus décent ans d’existence reconnue. Encore sous le règne de Philippe le Bel, quand Étienne d’Auxerre, l’un des plus renommés, est envoyé à Rome pour les besognes du Roi, il n’est pas en titre d’office ; jamais on ne le dit peintre royal. Il reçoit cent livres pour remplir sa mission. Mais s’il a été choisi, ce n’est nullement comme appartenant à la maison royale ; on l’a jugé le plus apte, voilà tout. Nous pouvons le croire jeune encore, car il a, dans les listes de corporations, une situation financière bien inférieure à celle de cinq ou six de ses confrères.

À partir de cette époque, c’est-à-dire vers 1296. ou 1298, nous voyons tout à coup les peintres-selliers ou imagiers prendre de l’importance. Comme les enlumineurs, ils fondent des maisons qui se transmettent de père à fils ou de beau-père à gendre. Leur pratique n’a pas la tournure bornée et restrictive de nos techniques modernes. Ils sont tous plus ou moins de petits Léonard de Vinci, dessinateurs, tailleurs de sceaux, sculpteurs sur bois, inventeurs de scènes pour enlumineurs, ou calligraphes. Il nous est permis de suivre la descendance d’un certain Jehan d’Orléans, peintre-sellier, contemporain de saint Louis, jusqu’après le règne de Charles VI. Et cet atelier compte des imagiers, des selliers, jusqu’en 1391, quand l’un d’eux, également nommé Jean d’Orléans, obtiendra l’autonomie définitive des peintres et leur séparation d’avec les selliers proprement dits. Tout récemment, mon confrère Henri Martin, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, indiquait la persistance d’un atelier d’enlumineur, — celui d’Honoré, auteur du Bréviaire de Philippe le Bel, — qui serait passé à son gendre, un sieur de Verdun, et, de Verdun, aux célèbres miniaturistes parisiens Jehan Pucelle, Jaquet Macry et Anseau de Sens. Une particularité assignait à ces races d’artisans une pérennité singulière, c’était le mariage entre gens de métiers concurrens. Les peintres, les enlumineurs, les calligraphes, les sculpteurs, les orfèvres s’alliaient entre eux, et lorsque nous pouvons, à la fin du XIVe siècle, découvrir un brodeur-tapissier de premier ordre, Nicolas Bataille, nous voyons que sa femme est une Verdun, petite-fille, ou arrière-petite-fille, de l’enlumineur de Philippe le Bel, Honoré.

Ce sont en réalité les derniers Capétiens directs qui élèvent le peintre-sellier jusqu’à eux et paient des gages à certains. Mais on se tromperait si l’on croyait ces artisans en possession d’une charge, comme nous les verrons plus tard devenir valets de chambre du Roi. Ceux de la fondation, si je puis dire, sont tout bonnement des gens plus habiles, à qui les rois ou les reines confient leurs travaux de peinture. Ils conservent leur atelier en ville, à la façon de ces horlogers d’à présent, chargés de régler les pendules d’un palais. Et ils sont propres à toutes les besognes, depuis la mise en couleur d’un lambris, la décoration d’une chambre, le carton d’une tapisserie, ou la peinture d’une effigie royale. Mais ils restent surtout, et avant tout, des peintres-selliers, c’est-à-dire qu’ils ornent les chaires, les « faudesteuils » ou fauteuils de parade, même ceux d’une nature spéciale dont Louis XIV n’aura pas perdu l’usage. Tous ceux dont nous avons retrouvé les noms dans les archives sont des Parisiens purs ; ils sont de Montmartre ou d’Auteuil, c’est-à-dire de la banlieue. Ils ont des gages modestes qui les lient ; mais on leur paie à part les travaux extraordinaires. On leur voit recevoir 40 ou 60 livres, c’est-à-dire plus de 3 à 4 000 francs d’à présent pour avoir historié les murailles d’une salle. Parfois, ils sont retenus comme directeurs des travaux ; ils fournissent alors des modèles, des patrons réduits, sur une feuille de parchemin, et les remettent au praticien chargé de les grandir et de les passer à la couleur. Nous avons de nombreux exemples de collaborations de ce genre ; on ne les a point remarquées, bien qu’elles soient d’une importance considérable. Elles expliquent comment un homme de génie, — Giotto par exemple, — a pu fournir en moins de trente ans à lui seul un labeur de plusieurs personnes, dans cinquante villes diverses, parfois distantes de deux cents lieues. Sans aucun doute, il faisait comme Evrard d’Orléans chez Mahaut d’Artois, ou Girart d’Orléans chez le roi Jean : il exécutait des cartons que d’autres grandissaient contre les murailles. Nous avons trouvé à ce sujet des preuves irrécusables qui nous font comprendre ce que les légendes giottesques avaient de fabuleux jusqu’ici.

Nous suivons ainsi, pas à pas, les progrès moraux et matériels de nos vieux Parisiens. Ce Girart d’Orléans, dont la critique faisait volontiers une sorte de majordome du roi Jean, était un peintre et un peintre estimé, puisqu’on cite des tableaux de lui dans les collections royales, et qu’on le loge dans le Palais du Louvre. En 1355, on l’avait chargé de fournir des patrons à Jean Costé pour la décoration du château de Vaudreuil près Pont-de-l’Arche. Et il ne s’agissait pas seulement d’ornemens, mais d’histoires, de scènes, notamment une Histoire de Jules César. Jean Costé est un bohème, un pauvre homme qui fait des comptes d’apothicaire, et façonne une mauvaise besogne matérielle. Girart d’Orléans la lui fait recommencer ; mais il couvre son confrère, il l’excuse sur sa simplicité, sur les difficultés du lieu, sur la peine qu’il a d’aller de Vaudreuil à Paris chercher ses fournitures. Ainsi Girart est bien le maître de l’œuvre, et il n’aura pas perdu la confiance du Roi, qui l’emmènera en Angleterre pendant sa captivité et le fera travailler de son art.

Un enlumineur parisien, en nous montrant un saint Luc, nous fournit en réalité l’image d’un peintre contemporain de Girart d’Orléans. Ce peintre a son atelier où l’on voit suspendus des panneaux sur fond d’or ; lui-même est assis sur un escabeau devant un pupitre rappelant un chevalet. Il tient de la main gauche une palette, en forme de planche allongée, avec poignée pour passer les doigts. Les couleurs, achetées à l’épicier voisin, sont contenues dans de petites fioles, rangées devant lui, sur une table.

Le tableau qu’il fait, représente, en valeur marchande, 10 ou 12 livres parisis, 6 ou 700 francs de notre monnaie. Mais ce n’est pas à beaucoup près ce que vaudront les œuvres d’un Jean d’Orléans ou d’un Colart de Laon sous Charles V et sous Charles VI. Alors les grands amateurs seront nés. Les Ducs de Bourgogne, de Berry ou d’Anjou, frères du roi Charles V, auront contribué à hausser encore le niveau. Lorsque le Duc de Bourgogne,, — qui cependant n’a qu’à vouloir pour trouver dans les Flandres des artistes illustres, — souhaite une peinture précieuse et rare, il la demande au parisien Jehan d’Orléans. Cet artiste, dont nous ignorions le nom, dont nous ne savions rien naguère, reçoit du prince pour un triptyque une somme équivalente à près de 20 000 francs d’aujourd’hui. Son atelier de la rue Mauconseil est le rendez-vous des plus grands personnages, le Roi le nomme son ami peintre, et lorsque le Duc de Berry va le visiter, il laisse 4 livres de gratification aux apprentis du maître : c’est ce que le roi saint Louis payait un panneau peint sur bois ! Désormais, l’alliance entre l’amateur éclairé et l’artiste est consacrée, et c’est Paris qui aura connu les premiers Mécènes, au sens moderne du mot, Philippe duc de Bourgogne, Jean duc de Berry, et Louis Ier d’Anjou roi de Sicile. Et ceux-là ne se contenteront plus d’admirer de confiance, ils ordonneront, ils voudront, ils conseilleront, et ne se contenteront qu’à bon escient.


II

Jusque-là, les deux corporations de peintres proprement dits, imagiers ou selliers, avaient suivi les ordonnances relatives aux corporations ouvrières. A vrai dire, ils se confondaient de plus en plus entre eux, les imagiers ou sculpteurs entreprenant parfois des travaux de décoration peinte, les selliers sculptant des figures sur bois ou sur ivoire qu’ils a polychromaient » ensuite. Leurs jurés fermaient d’autant plus les yeux sur ces empiétemens que très souvent ils avaient à juger l’œuvre d’ouvriers employés par le Roi et les Princes. Il va de soi, — et ceci est de tous les temps, — que le peintre, logé par le Roi au Louvre, comme Girart d’Orléans, échappait à la critique de ses pairs. Ce n’est pas lui d’ailleurs qui eût appliqué son or sur un fond d’étain au lieu de l’argent requis ; qui eût pris de méchantes couleurs, ni employé des bois mal séchés ou morts sur pied. Mais, vis-à-vis de moindres personnages, la tyrannie des syndicats professionnels s’exerçait dans toute sa rudesse. Pour la moindre infraction aux statuts, l’ouvrier-maître voyait son œuvre condamnée. On ne la brûlait point, parce qu’elle représentait le plus ordinairement des images sacrées, mais on la grattait, et on le contraignait à la reprendre sur de nouveaux frais. Les jurés du métier trouvaient là matière à satisfaire leurs rancunes, à arrêter la concurrence, à favoriser leurs créatures. Ils en abusaient, sous l’autorité du Prévôt des marchands, qui leur donnait bien rarement tort. Les règnes de Jean le Bon et de Charles V connurent à son maximum la brutalité des corporations ; mais, à l’avènement de Charles VI, une cause fortuite en vint bouleverser l’ordonnance. Les conseillers du jeune roi avaient cru pouvoir abolir certains impôts comme don de joyeux avènement ; presque aussitôt, il avait fallu les rétablir. De là le soulèvement des corps de métiers connu sous le nom d’« émeute des Maillotins. » L’histoire ne dit pas que les peintres y aient tenu une place prépondérante, mais il est permis de supposer que des artisans de luxe, plus habitués à réfléchir et à pérorer, ne furent pas des derniers à protester. Lorsque, après les pillages, les meurtres, les incendies, le Roi put mettre fin aux troubles, il se vengea en abolissant les privilèges des syndicats ouvriers.

Les statuts des peintres parisiens visaient surtout la protection des nationaux, sous une rédaction d’apparence assez large. Tout le monde pouvait être peintre, à la condition de se conformer aux usages, et de connaître le métier. Cette clause visait surtout les Flamands ou les Allemands, qui eussent été tentés de s’installer chez nous à demeure. Le Flamand qui fût venu apporter une méthode nouvelle ne pouvait écouler ses produits qu’à la condition de les soumettre au visa des jurés, et ceux-ci ne le donnaient à peu près jamais. Nous en avons des preuves nombreuses, et l’une des plus intéressantes nous est fournie par une mention de compte où Colart de Laon est chargé de mettre à la mode de Paris un tableau néerlandais introduit dans les collections royales.

Ceci va donc à l’encontre de l’opinion courante touchant l’invasion des artistes flamands chez nous au XIVe siècle. Tous les noms à désinence étrangère rencontrés en France, et à Paris principalement, désignent en réalité des gens qui, comme Hennequin de Liège, sont venus faire leur éducation artistique, ont été admis à la bourgeoisie, et sont définitivement devenus des Parisiens. Sans doute les vieux Princes, oncles du roi Charles VI, le Duc de Berry ou le Duc de Bourgogne peuvent tourner ces difficultés. Le Duc de Bourgogne surtout pourra établir à Dijon des Néerlandais, sans risquer d’attirer sur ses protégés la colère des concurrens nationaux. Le Duc de Berry aura à sa cour de Bourges ou de Mehun-sur-Yèvre André Beauneveu de Valenciennes, ou Jean de Hollande. Mais nous allons voir que, plus de quinze ans après les Maillotins, les artistes français n’ont rien perdu de leur humeur batailleuse et protectionniste.

En mai 1399, Jacquemart de Hesdin, qui est bourgeois de Paris et peintre célèbre, travaille au château de Poitiers avec deux valets, pour le compte du Duc de Berry. Il a pour collaborateur un nommé Jean de Hollande, qui a épousé une fille Garnier, et qui se sert du frère de sa femme, Perrot Garnier, comme d’aide ouvrier. Jean de Hollande a des secrets néerlandais et des couleurs spéciales enfermées dans une boîte qu’il cache jalousement. Naturellement il est au plus mal avec l’équipe de Jacquemart de Hesdin. Un jour, il s’avise qu’on a cherché à forcer sa boîte aux secrets ; il ne doute pas que le coup ne vienne de son concurrent, et sans grande réflexion, il accuse Godefroy, l’un des valets de Jacquemart, d’être l’auteur du délit. Courroucé, celui-ci lui donne un soufflet retentissant. Perrot Garnier, qui assiste à la scène, se rue sur l’agresseur, et lui veut porter un méchant coup. L’autre tire son épée et la lui plonge dans le ventre. « Allons-nous-en, dit tranquillement Jacquemart de Hesdin ; il en a assez ! »

Voilà qui nous montre péremptoirement à quelles gens nous avons affaire. Nul doute que, dans l’émeute des Maillotins, des gaillards de cette trempe n’aient violemment pris parti. D’ailleurs, ainsi que de nos jours encore, certains ouvriers de luxe mettent leur gloire à discourir, à fanfaronner, nous devinons par de multiples exemples que les peintres parisiens ont une gloriole particulière. Je ne parle naturellement ni de Jean d’Orléans, ni d’Etienne Lenglier, ni de Colard de Laon, qui sont attachés au Roi ou aux princes, et vivent dans l’aristocratie du métier : ceux-là n’auraient rien à gagner s’ils brisaient une porte d’église ou pillaient un Juif ; mais il y en avait d’autres, les valets, les apprentis surtout, et ceux-là avaient de bonnes raisons à se produire, sans compter que les jalousies existaient déjà entre patrons et employés, et que les valets de Jean d’Orléans, qui voyaient payer 383 livres un tableau sorti de ses mains (c’est-à-dire tout près de 20 000 francs), opposaient ce gain énorme à la modicité de leur solde quotidienne. Une lettre de l’émission excuse l’acte d’un « maistre » rostisseur qui, ayant été traité de « lourdaud ventru » par « un valet, » lui asséna « d’un baston en la teste dont il morut. » Or le valet reprochait au maître de se faire des « trippes » à ses despens !

Christine de Pisan, qui n’a aucune raison patriotique de considérer ces artisans comme exceptionnels en tout, et qui s’est servie de peintres pour l’illustration de ses ouvrages, proclame les ouvriers parisiens « les souverains du monde en la science de peintrerie. » Elle revient plusieurs fois sur cette affirmation. Elle dit dans son livre le Corps de Policie, cité par M. Henri Martin, « que de ces gens de mestier de tous ouvraiges [il y] a de moult soubtilz à Paris, croy-je plus que si communément n’a ailleurs, qui moult est belle et notable chose. » On le voit elle ne marchande pas l’éloge. Or Christine écrit son livre vers 1390, au beau temps du Duc de Berry, quand les peintres ont pris chez nous un rang prépondérant. Mais la bonne dame n’est pas sans avoir souffert de leurs incartades. Ils continuent la tradition du cabaret, et quand ils ont bu, ils sont peu maniables. « Pour parler un pou ou fet de leurs meurs (dit-elle en manière de réserve) je vouldroie que il pleust à Dieu, mais à eulx-mesmes, — car à Dieu il plairoit bien, — que leur vie fut communément plus sobre et non si dilicative, car la lècherie des tavernes et des friandises, dont ils usent à Paris, les peut conduire à maints maulx et inconvéniens. » Était-ce une allusion voilée aux émeutes des Maillotins, quand les corps de métier s’étaient livrés aux ordinaires plaisanteries de gens en goguette, entraînés par des meneurs : bris de clôture, pillage de boutiques, incendie, parfois assassinat ? Pour ceux qui se laissaient prendre, eussent-ils du génie, c’était le gibet de Montfaucon, la grande abbaye « dont nuls n’a sceu meshuy quitter la robbe. »

Nous sommes loin, on en juge, de ce que les maîtres de la peinture française deviendront au XVIe siècle, lorsque les littérateurs auront haussé le niveau et préparé la carrière d’élite que nous voyons aujourd’hui. Mais dès l’année 1391, après la destruction de la corporation et la mainmise par le Roi, les grands artistes du temps demandent une réglementation nouvelle qui sauvegardera l’honneur du métier. Déjà il n’est plus question des selliers ; les peintres ne sont plus que des peintres, et, s’ils consentent encore à décorer des meubles, ils ne les font plus.

Ces nouveaux statuts s’appuyaient sur de plus anciens, homologués au Châtelet de Paris. Ils étaient présentés par une trentaine d’artistes, peintres et sculpteurs imagiers, dont le premier en tête était Jean d’Orléans, peintre du Roi ; dont le second était Etienne Lenglier, peintre du Duc de Berry ; dont le troisième Colard de Laon travaillait à la fois pour le roi Charles VI et son frère le Duc d’Orléans. Tous les autres, Jean de Thory, Jean de Saint-Romain, Thomas Privé, Jean de Normandie, Robert Loizel ou Robin Loizeau, Adam Petit, etc., portaient des noms essentiellement français, sans ingérence ni de Flamands, ni d’Allemands, ni d’Italiens. On y voyait un Baudoin, un du Moulin, un Bernage, un Loyseau, un Bourion. Ils obtenaient de reconstituer la corporation, pour sauvegarder leurs droits et ceux des acheteurs. « Il est honteux, disaient-ils, d’apercevoir aux églises toutes les œuvres, médiocres ou pires, que l’absence de sanction permet de produire et de vendre. » Comme de juste, ils s’attachent surtout à éviter le guet ; ils veulent pouvoir travailler de nuit, s’il le faut, et prendre autant de valets qu’ils en peuvent nourrir. Ils réclament un stage en qualité d’ouvrier avant de passer maître, et proscrivent les produits allemands, sauf le visa des gardes du métier. Ainsi les maîtres sont devenus des officiers royaux, sous la dépendance du Prévôt de Paris, et la soumission au Roi est complète. C’est en 1391 que l’art français devient officiel, qu’il se hiérarchise, et que les mesures de protection se précisent. La confrérie de Saint-Luc est continuée, et les amendes, infligées par les gardes du métier, devaient servir par moitié au Roi, par moitié aux offices de la Confrérie.

Ces gardes du métier n’étaient cependant point des fonctionnaires dans le sens ordinaire du mot ; ils étaient élus « par la plus grande et saine partie du métier, » c’est-à-dire que le suffrage restreint se débarrassait des têtes brûlées et des meneurs. Leur autorité et leur surveillance s’exerçait de jour et de nuit, à Paris et dans la banlieue. Les objets, saisis par eux, étaient apportés au Prévôt, qui donnait à la répression la suite convenable. Le 12 août 1391, on reçut Jean d’Orléans et ses trente confrères en audience solennelle ; on leur fit prêter serment que ces articles étaient « profitables au bien du métier, » et ils furent insérés au Livre Vert de la Prévôté de Paris.

Il y avait juste cent cinquante ans que les premiers statuts des peintres-selliers avaient été rédigés par Etienne Boileau. Avec ceux de Jean d’Orléans, nous entrons dans la seconde période gothique, celle qui nous vaudra Fouquet, le Maître de Moulins et les illustres Avignonnais. Les règlemens des peintres parisiens de 1391 serviront, à peu de chose près, de modèle à tous les autres, ceux de Tours, de Bourges, d’Avignon ou de Lyon, d’Amiens même.


III

Les invasions anglaises du XVe siècle portèrent aux peintres parisiens un coup mortel. Tandis que les Valois attiraient à eux, dans le Nord, plusieurs artistes, et créaient des centres à Bruges, à Tournai, à Gand, développaient les ghildes, les Parisiens de la génération de 1410 à 1420 subissaient des contre-coups de tous genres. Le vieux Duc de Berry, qui était resté longtemps le plus grand protecteur des arts, avait formé une sorte d’atelier ambulatoire qui le suivait dans ses déplacemens et échappait aux réglementations protectrices des Parisiens. Chez lui se réunissaient des sculpteurs, des enlumineurs, des peintres français ou étrangers, dont la plupart cependant avaient reçu l’enseignement parisien de l’École de Jean d’Orléans. Nous avons vu Jacquemard de Hesdin à Poitiers ; nous le retrouvons à Bourges, à Riom, partout où le vieux Duc prenait séjour. Celui-ci eut chez lui, à Mehun-sur-Yèvre, l’illustre André Beauneveu, de Valenciennes, qui fut plus un sculpteur qu’un peintre ; il eut Jacques Cône ou Coing, sous lequel nous devinons le maître des van Eyck ; et Jacques Cône habitait Paris en 1398 : il y travaillait dans l’officine cosmopolite de Pierre de Vérone, et, pour le compte du Duc de Bourgogne, chez le financier Raponde, Le Duc de Berry forma également les enlumineurs Pol de Limbourg et ses deux frères, qu’on dit être neveux de Jean Malouet de Dijon, peintre Gueldrois, établi et marié en Bourgogne.

Le Duc d’Orléans, frère du roi Charles VI, a, par son mariage avec Valentine de Milan, de constantes relations avec l’Italie ; il n’est point sans influence sur les goûts de son vieil oncle le Duc de Berry. La reine Isabeau de Bavière entretient des rapports avec ses parens, les comtes de Hollande Hainaut, chez qui débuteront les frères van Eyck, et qui ont attiré Jacques Cône, brugeois, ancien ouvrier parisien. Plusieurs artistes français ont gagné l’Italie, d’autres sont allés sur le Rhin, et il y en a à la Cour du Duc Jean sans Peur. La grande dispersion parisienne commence, et de nouveaux centres se forment à Amiens, à Bourges, à Angers, à Lyon, à Avignon surtout. Les historiens d’art, trompés par certains synchronismes, ont cru apercevoir, dans cette formation nouvelle, une preuve de l’influence des frères Van Eyck ; l’opinion est fort controuvée. Il est dès maintenant acquis que les inventions attribuées aux van Eyck étaient connues des Parisiens, notamment de Jacques Cône en 1398, longtemps avant que les deux frères eussent définitivement établi leur réputation. Et quand nous aurons remarqué que le nom de Cône, Coëne, Coing est la traduction française du mot Hoeck ou Eyck, comme La Pastine est celle de van der Weyden, nous comprendrons mieux la légende un peu surfaite des frères van Eyck.

L’histoire des deux frères a été amplifiée dans le sens favorable. On a voulu voir dans la façon dont le Duc de Bourgogne traitait Jean, le dernier survivant, une preuve des progrès sociaux réalisés par un homme de génie, qui avait imposé son immense valeur. Le Duc n’avait-il pas été parrain de son enfant en 1434 ? Ne l’avait-il pas choisi pour accompagner l’ambassadeur Jean de Roubaix en Portugal ? J’avoue ne pas faire une grande différence entre ces bienveillances officielles et celles du roi Charles V à l’égard de Jean d’Orléans, plus de soixante-dix ans auparavant. En effet, dès 1367, Charles V donne à son ami peintre Jean d’Orléans une maison à Paris à l’enseigne du Cygne ; il lui alloue par an plus de deux cents livres de gages fixes, et l’attache à sa maison ; bien mieux, il le loge au Louvre, et cette hospitalité sera continuée à François d’Orléans, fils de l’artiste, qui aura sa survivance. Donc, socialement parlant, Jean van Eyck ne sera point un novateur. Il en est, en 1434, au point précis où Jean d’Orléans se trouvait à la mort du roi Jean le Bon. Mais au temps de van Eyck, les Parisiens ont tout perdu de leur prestige. La Cour française s’est transportée en province, assez occupée d’autres soins pour ne pas accorder aux arts toutes les révérences dues. A Bourges, où le souvenir du Duc de Berry s’est conservé, et où vivent encore de ses ouvriers d’élite, la tradition esthétique s’est assez bien maintenue pour qu’un Jean Fouquet y puisse rencontrer les élémens d’une éducation complète. L’intransigeance protectrice des ateliers parisiens du XIVe siècle a tout perdu de sa marque ; les débris de la vieille corporation voyagent. On retrouve des Parisiens partout où le métier a chance de nourrir son homme. Et tous les apprentis qui, dans le vieux temps, gagnaient Paris comme la terre promise cherchent, à présent, un établissement ailleurs. C’est ainsi que Tours ou Bourges attirent les élèves nés dans la région, que Moulins réunit les Bourbonnais et les Auvergnats à la Cour du Duc de Bourbon, et que la ville d’Avignon draine les jeunes talens de toute la région du Rhône, des Dombes, du Bugey, de la Franche-Comté même.

On a prétendu un peu témérairement que ces artistes groupés en des endroits divers y apportaient une science acquise dans le Nord, et que la plupart d’entre eux devaient tout à l’influence des van Eyck, au moins par des causes médiates. Rien n’est moins sûr. Nous ne devons pas oublier que le Français de tous les temps est rebelle aux usages et aux langages exotiques, et que l’idée, pour un garçon de dix à douze ans, de voyager en Flandre, pour y faire son apprentissage, est contraire à tout ce que nous savons. D’ailleurs, a-t-on trace du passage d’apprentis français dans les ghildes néerlandaises ? Le contraire avait été vrai, au XIVe siècle, quand les Flamands venaient chercher à Paris la consécration qui leur était indispensable, et finissaient par y rester. Il s’ensuit que les prétendues influences flamandes aperçues chez nos artistes de Bourges, de Tours ou d’Avignon au XVe siècle, sont en réalité les traditions françaises du XIVe siècle, importées dans les Flandres, et tout bonnement conservées chez nous. Jamais je ne pourrai admettre que Jean Fouquet ait subi la loi des van Eyck ; les connut-il seulement ? Et ses succès de jeunesse à la Cour papale, les louanges dont on le grise, ne lui avaient-ils pas donné une assez haute idée de lui-même pour qu’il dédaignât des pratiques un peu vieillies déjà ? Quant aux procédés, il les tenait des peintres du Duc de Berry, contemporains de Jacques Cône, le véritable inventeur, si inventeur il y eut, ce qui n’est point prouvé.

En dépit du malaise général, la condition sociale des peintres s’est un peu haussée. Le temps est loin où un artiste habile tenait le rang d’un rôtisseur. Les nôtres bénéficient d’une civilisation nouvelle, d’un état d’esprit qui se produit en Flandre et en Italie. L’imagier comme Jean Fouquet peut rester un homme très modeste, presque un paysan, puisqu’il cultive ses vignes et ses jardins ; mais ses concitoyens ne le tiennent plus pour un modeste gratte-deniers. À la fois modeleur, imprésario de fêtes, peintre en décoration et en histoires, portraitiste hors ligne, on compte avec lui et on le ménage. Son instruction s’est élevée dans ses voyages ; il a vu et retenu ; il a approché du pape Eugène IV et l’a portraituré au milieu de ses cardinaux ; ce n’est donc plus un artisan banal. Sans doute on le voit, aux jours ordinaires, simplement vêtu, assis devant sa porte, dans la rue qu’il habite à Tours ; on le retrouve avec sa mine futée de paysan, habillé comme un bourgeois aux prônes du dimanche ; on sait qu’il gagne beaucoup, que sa vie est large, que ses apprentis, y compris ses deux fils, sont bien tenus et lui font honneur. Mais il tiendra la queue de la poêle, si la ménagère est occupée, et il balayera l’hostel si besoin est. Aucun de ces maîtres ne connaît encore le sentiment d’une supériorité intellectuelle ; il semblerait que, plus leur talent s’impose, plus ils demeurent simples et candides. Ils apportent dans leur art les ressources, les imaginations naïves de bergers industrieux, et peut-être sont-ils les plus étonnés, lorsqu’un étranger, comme Florio, venu chez eux, les proclame les plus glorieux maîtres de tous les temps et de tous les pays. Ce qui les touche réellement, c’est l’exemption de l’impôt, la décharge du guet, l’augmentation du pécule. Imaginez qu’un devin leur eût prédit les fortunes de leurs descendans, qu’il leur eût décrit le luxe d’un Rubens, la puissance d’un Lebrun, les hôtels, les carrosses, la valetaille de quelques-uns des nôtres, ils eussent haussé les épaules et taxé le prophète de fol à lier.

Il est impossible de mieux discerner que dans le centre avignonnais la distance qui sépare leur mérite de leur existence bornée et modeste. L’ancienne ville papale avait conservé au XVe siècle le souvenir de sa splendeur passée. Les abbayes, les églises, les particuliers s’étaient autrefois laissé entraîner à leur passion pour l’art ; et quand, sous ce rapport, Paris avait décliné, quand les Flandres avaient pris le pas sur lui, la région du Rhône, restée dans la tradition, avait paru aux artistes la terre promise. Dès les commencemens du XVe siècle, on surprend des peintres établis dans la contrée, qui vivent de leur métier, et ne sont point cependant les descendans directs des gens du siècle précédent, ni les continuateurs de Simone Memmi. On sent que ces mêmes hommes eussent gagné Paris, si Paris fût restée la capitale esthétique du Nord. Mais les temps étaient changés. Par l’Auvergne, la Touraine ou l’Anjou, — la Provence dépend des princes Valois de cette maison, — la tradition artistique française s’infiltre dans le pays. Les ouvriers du Duc de Berry avaient travaillé à Riom, à Clermont-Ferrand : leur influence gagna le bassin du Rhône. Quand les van Eyck triomphent à Gand et à Bruges, un Bourguignon, natif de Saône-et-Loire, est installé à Avignon. Il y trouve établi et recherché un certain Bertrand de La Barre ; lui-même se nomme Guillaume Dombet.

Grâce aux travaux de M. l’abbé Requin sur l’école d’Avignon au XVe siècle, nous pénétrons la vie sociale de ces peintres. Nous savons d’où ils viennent, comment ils établissent leur atelier, dans quel monde ils se marient. Nous les voyons traiter les entreprises de peinture comme les vieux Parisiens de cent ans auparavant, c’est-à-dire comme une affaire commerciale, par- devant notaire[1], Dombet, qui est verrier, décorateur, peintre, est le contemporain immédiat de Jean van Eyck ; il n’a donc point eu le temps de suivre les enseignemens brugeois, si tant est que les Brugeois eussent des écoles de peinture. Il forme deux élèves, ses deux fils, Aubry et Jacques, mariés l’un à Urbanie Fabri, l’autre à Hélène de Souzay, fille d’un courrier du Pape. Il donne à chacun d’eux cent florins de dot, et cent florins, c’est au moins 3 000 francs d’aujourd’hui. Avec 10 florins, on a une maison à bail ; cent florins sont le prix ordinaire d’une peinture de grandes dimensions, à laquelle un artiste travaille un an plein. A la mort du père, les deux frères et leur sœur se partagent deux maisons, une vigne et divers autres biens. Chacun d’eux, à tour de rôle, hébergera et nourrira la mère qui leur reste, pendant un an. Quant à leur sœur, elle a épousé un ouvrier de son père, un Hollandais d’Utrecht, Arnoul de Catz, le seul Flamand rencontré là-bas pendant tout le XVe siècle.

On avait pensé que la venue de ce compatriote des van Eyck avait pu avoir une influence sur l’esthétique générale des Avignonnais. Il n’était pas invraisemblable qu’il fût venu, de très loin, apporter des recettes ou des secrets. Mais, par malheur pour cette thèse, Arnoul de Catz, — s’il s’associe à son beau-père, — n’a aucune renommée dans la région, quand ses deux beaux-frères, élèves de leur père, sont au contraire des hommes en belle situation. Arnoul de Catz n’a laissé qu’un souvenir de brutalité, pour avoir maltraité un débiteur de son beau-père et avoir été condamné à payer les drogues nécessaires à le guérir.

Historiquement, les fils Dombet sont contemporains de Jean Fouquet chez nous, de Roger de La Pasture dans les Flandres, de Jacques Daret ou Simon Mannion à Amiens. Leur infériorité vient de ce que nous n’avons pu encore assigner une œuvre à leur atelier ; mais étaient-ils en réalité tellement au-dessous de leurs illustres contemporains ? Voici par exemple un autre artiste, lui aussi venu à Avignon dès l’année 1447, Enguerrand Charton. C’est un Picard du diocèse de Laon, qui, sans le désarroi des temps, se fût peut-être établi à Paris, et qui a sûrement reçu le même enseignement que Jean Fouquet. Concurremment aux Dombet et à vingt autres, Charton prend son rang là-bas. Il loue une maison sur la place Saint-Pierre, moyennant 10 florins, ce qui semble un prix fait à Avignon ; puis il s’installera rue de la Saunerie. De celui-là nous pouvons parler avec plus de hardiesse, car deux de ses œuvres sont connues, et on n’est pas loin de lui en attribuer une troisième. C’est un maître que les plus avisés critiques ont pris pour un des grands Flamands. Son œuvre principale, le Triomphe de la Vierge ou la Sainte Cité, est au Musée de Villeneuve-les-Avignon ; une autre, d’abord baptisée Fra Angelico, puis « travail néerlandais, » est au Musée Condé à Chantilly ; la troisième serait ce retable de Bourbon que l’Exposition des Primitifs français a pu faire entrer au Musée du Louvre, et qui est l’un des morceaux les plus nobles sortis de l’École d’Avignon. Eh bien ! ce Charton est un très modeste ouvrier ; il n’a aucun train. On lui a connu deux aides ; l’un, son élève, Jean de la Cort, vient de Strasbourg, et reçoit 5 florins l’an, c’est-à-dire environ 300 francs de notre monnaie. L’autre, Pierre Villate, originaire de Limoges et qui a collaboré au tableau de Chantilly, continuera sa tradition et deviendra l’un des peintres les plus réputés du groupement avignonnais.

En dépit de leur mérite, ces hommes ne s’imposaient pas aux cliens. On les liait par des actes précis où l’on commandait des fonds d’or, des couleurs de qualité exceptionnelle. On leur fixait un dédit pour le cas où ils n’auraient pas terminé leur tableau à l’heure dite. Pour un travail d’un an, le Triomphe de la Vierge, Charton reçoit en diverses fois 120 florins, à peu près 4 000 francs d’aujourd’hui. Avec cette somme, le peintre payait sa maison, son ouvrier, nourrissait sa famille, s’habillait et mettait de côté quelque argent. De 1447 à 1461, nous comptons à son actif environ 300 florins, soit de cinq à six mille francs de gain reconnu, mais il avait dû faire mieux. Les van Eyck touchaient-ils beaucoup plus ? Lors du fameux Repas du Faisan à Lille, où les plus illustres peintres du Nord avaient été appelés transitoirement, en 1454, Jean de Bordeaux recevait 24 sous par jour, et Simon Mannion 12 sous. Ces honoraires, sans durée, ne représentaient pas, à l’année, une somme supérieure aux 120 florins payés par Jean de Montagna, pour le Triomphe de la Vierge, exécuté un an auparavant dans l’atelier de Charton.

Les légendes entretenues pas les historiens d’art sur la suprématie des écoles du Nord, tombent devant les constatations d’archives recueillies dans le Midi.

Par leurs apprentis, par les élèves qu’ils formaient, les premiers artistes de l’Église d’Avignon nous révèlent une des colonies les plus homogènes et les plus originales du siècle. Elle a produit l’un des plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps et de tous les pays : la Pieta du Musée de Villeneuve, dont aucun tableau flamand n’approche, même de très loin. Et c’est en suivant ces artistes à travers leurs actes de commande, en fouillant leur vie et leurs moindres manifestations, que nous saisissons leur étroite cohésion. Un atelier constitué ne tombait jamais à la mort du maître ; un nouvel occupant se substituait au défunt et continuait la besogne. Thomas Grabusset, venu de Besançon, louait à la veuve d’Aubry Dombet, vers 1463, la boutique de son mari, « ses tentures, ses mannequins et ses armes de parade, » non qu’Aubry Dombet ou Grabusset rêvassent la gloire militaire, mais ces armes servaient à la représentation des saints Michels terrassant le démon, ou à la figure d’un patron guerrier, tel le saint Maurice aperçu dans le Buisson ardent de Nicolas Froment en arrière du bon roi René. Froment lui-même avait passé quelques années à Avignon, près des Dombet, de Charton, de Grabusset et de Villate ; il s’y était formé dans cette manière un peu rude qu’on a si longtemps réputée allemande ou flamande, avant qu’une pièce d’archives nous eût montré qu’il était d’Uzès. Froment a habité Avignon rue du Puits-aux-Bœufs. C’était un homme rangé, un bon locataire, du moins le rapport d’Agnelet le tourneur, son hôte, le présente comme tel, et nous pouvons l’en croire !

Comme partout où des peintres se groupent, la ville d’Avignon a sa confrérie de saint Luc, dirigée par un bayle. Vers la fin du siècle, Jean Changenet est bayle. Il vient de Bourg-en-Bresse, et sa situation à Avignon est rivale de celle du Peintre des Bourbons à Moulins. En neuf ans, de 1485 à 1494, Changenet exécute six ou huit retables, dont le moindre lui rapporte 20 ducats, et le plus considérable 300 florins. En ces neuf années, nous le voyons recevoir de divers lieux plus de 1 000 florins, c’est-à-dire à peu près 1 000 livres parisis, qui feraient 25 000 francs de valeur réelle et, au bas mot, 60 à 70 000 francs de puissance comparative. Aussi Jean Changenet a-t-il une maison, qu’il agrandit, en 1492, d’une autre qui y était contiguë. C’est ce logis que ses filles mineures vendront à Nicolas d’Amiens, fils présumé de Colin d’Amiens, peintre de Louis XI. Changenet fut de tous les peintres d’Avignon celui qui forma le plus grand nombre d’élèves : il eut Claude Farnet de Salins, à qui il donnait 2 florins par an et des chaussures ; Raymond Juillard âgé de douze ans, également Jurassien, qui jure de ne jamais divulguer « les secrets de son maître ; » d’autres encore très nombreux, parmi lesquels un Bressan qui s’enfuit de l’atelier et dut payer 18 livres tournois de dédit, après avoir fait un temps de prison.

Une chose nous frappe dans ces énumérations, c’est la promesse faite par Juillard de ne pas dévoiler les secrets du patron. Ces secrets faisaient partie du bagage du peintre de tous les pays. C’étaient autrefois les secrets de Jean de Hollande que cherchaient à surprendre les ouvriers de Jacquemart de Hesdin. Les van Eyck avaient leurs secrets. Guillaume Dombet, dont nous parlions tout à l’heure, avait une chambre fermée, où personne ne pénétrait. Ces recettes cachées n’étaient le plus ordinairement qu’une formule de couleur ou de vernis siccatif, un moyen de rendre plus brillans les fonds d’or. Car les Avignonnais se sont, dès le principe, distingués des Flamands ou des Tourangeaux par leurs ors et leurs fonds, et aussi par l’emploi du bois de noyer au lieu du chêne. Le Méridional est traditionnel et respectueux des usages ; les fonds dorés et estampés, inventés dans les premiers temps, prirent rang de formule hiératique. Changenet en faisait à une époque où les Français du Nord les considéraient comme très antiques. On lui en imposait l’obligation dans le marché passé devant notaire. Et ce sont ces marchés, ces paperasses dédaignées que l’abbé Requin a examinées, et qui nous ont laissé la chronique la plus complète et la plus inattendue de toute une école ignorée.

Les conditions sociales de ces peintres n’avaient pas sensiblement varié en un siècle. On en était à Tours, à Moulins, à Lyon, à Avignon, en 1491, comme les contemporains de Jean d’Orléans à Paris, cent ans auparavant. Toute œuvre, même sortie de l’atelier de Changenet, n’était acceptée qu’à dire d’expert, ad dictamen expertorum. Ces experts du métier pouvaient être choisis du consentement des parties contractantes, mais le plus ordinairement on s’en rapportait aux Gardes. Ceux-ci ressortissaient à la police du pays, et leur arrêt s’exécutait séance tenante. Mais on n’exigeait pas seulement des peintres la tâche artistique. Suivant les conventions, ils avaient l’obligation du transport et de l’installation de leur œuvre. On constate que quelques-uns louent des voitures à bœufs pour conduire un retable à destination. Si ce sont des verrières qu’ils fournissent, ils font établir les échafaudages nécessaires et scellent eux-mêmes leur fragile besogne. On ne les paie définitivement que le travail une fois accompli. Le plus souvent, les paiemens s’échelonnent. On leur verse un acompte à la prise du travail, pour leur permettre de se fournir des matières utiles. Quand l’ouvrage était à demi fait, un second acompte ; et le solde, après terminaison et installation définitive. Si bien qu’il y a lieu de soustraire de la somme payée ces frais d’établissement montant à environ 10 pour 400 des honoraires. S’ils se déplacent, ils stipulent ordinairement que leur nourriture et celle de leur valet leur sera assurée, et que le valet touchera un pourboire. Ce pourboire était d’ailleurs commun au Midi et au Nord. Quand le grand Simon Mannion a terminé la peinture d’un gonfanon, sur drap de damas, en 1471, lui-même vient livrer son travail : on lui donne 130 livres et on y ajoute 7 livres 6 sous pour ses dépens et le pourboire de ses aides. Lorsqu’il est chargé de repeindre une statue de la Vierge à Valenciennes, en 1464, ses valets reçoivent 5 sous « pour leur vin. »

Le valet des peintres est, tantôt un ouvrier payé à la journée ou à l’année, qui se loue, faute de pouvoir s’établir lui-même, et qui prépare son chef-d’œuvre afin de recevoir la maîtrise ; tantôt un apprenti, de douze à vingt ans, qui prépare les couleurs, et fait les courses et, généralement, les menus ouvrages de l’atelier. L’ouvrier, au contraire, aide le patron ; ou lui confie certains travaux accessoires dans un tableau, les fonds ou les terrains. Pierre Villate aida de cette manière Enguerrand Charfon pour le tableau qui se trouve au Musée Condé. Il gaufra vraisemblablement le fond d’or au moyen de poinçons chauffes, comme font encore les relieurs. Une bordure gaufrée de cette sorte se voit sur la Pieta de Villeneuve-les-Avignon. Il se pourrait, — mais nous n’oserions l’assurer, — que Villate y eût mis la main.

Le contrat d’apprentissage se dressait devant notaire ; il était élastique. Certains apprentis payaient une petite somme, d’autres recevaient un léger salaire. Un jeune Franc-Comtois de Jussey offre à son patron Aubry Dombet un cadeau de 12 livres ut magis sit affectionnatus : pour se concilier ses bonnes grâces. Merment Hermet de Tarascon entre à seize ans chez le peintre Ricard, afin, dit l’acte, de s’y instruire dans l’art de peinture sur bois et sur verre. Jean Boytet de Lyon s’inféode pour cinq ans au maître Tavernery, avec congé annuel d’environ quinze jours. S’il tombait malade, le maître devrait le soigner, et l’enfant s’engage à mettre ensuite les parts doubles et à rattraper le temps perdu. Un apprenti a, comme garde-robe, deux chemises, une veste à son arrivée ; le maître devra pourvoir au reste. C’est le cas du jeune Jacques Thomas.

L’apprenti mineur fait ratifier son contrat par son père ou son tuteur, et celui-ci est responsable de son pupille. Adam du Mont, de Bourg-en-Bresse, entré chez Changenet en 1492, a fait ratifier son apprentissage par le célèbre sculpteur Le Moiturier, son parent. Mais ce du Mont était un mauvais drôle ; il s’enfuit, comme nous l’avons dit, puis, il fut emprisonné, et Le Moiturier paya 18 livres d’indemnité à Changenet.


En résumé, la France a eu aux XIIIe et XIVe siècles un grand centre artistique, Paris, qui était également un centre scientifique, grâce à son Université.

L’École artistique de Paris revint par instinct et par nécessité à l’étude de la nature, et créa une formule adoptée par les pays voisins, demeurés plus longtemps hiératiques et traditionnels.

Les artistes de cette renaissance furent d’humbles artisans, qu’ils fussent architectes, sculpteurs, orfèvres ou peintres.

L’idée protectionniste, qui réglait leurs statuts, montre suffisamment qu’ils se savaient en possession de techniques et de procédés spéciaux dont ils voulaient rester les gardiens exclusifs.

A la fin du XIVe siècle, plusieurs d’entre eux, hommes faits et en possession de toutes les ressources de leur art, sont appelés en Italie ; ainsi Jean Mignot qui accompagne Jacques Cône à Milan, pour y construire le Dôme, et auparavant Jean d’Arbois, que le Duc de Bourgogne fit venir de Lombardie pour le conduire à Bruges et l’y faire travailler (1373-1375). C’est vers cette époque que Jean d’Orléans et ses confrères parisiens obtinrent une nouvelle réglementation du métier de peintre plus en rapport avec les exigences modernes.

La guerre des Anglais, l’occupation de Paris contribuèrent à disperser les artistes parisiens. C’est alors que se forment les centres de Tours, de Rouen, d’Amiens, de Troyes, de Lyon, d’Avignon, pour ne citer que les plus célèbres. Mais partout la condition sociale des peintres, établie par les Parisiens, fut conservée à peu près intacte jusqu’au XVIe siècle.

Et si, par le mot Primitifs, nous voulons entendre l’artiste naïf, consciencieux et simple qui, n’écoutant que son propre instinct, applique à un idéal l’étude des formes ou des êtres de son entourage, sans chercher dans les bas-reliefs romains le costume d’un centurion, sans vêtir ses apôtres comme des patrices, c’est à Paris, au XIIIe siècle, que nous verrons les primitifs les plus sincères. Et ces hommes sont des laïques, de modestes artisans, de petites gens, sans beaucoup de science apprise. Ils n’ont que de bons yeux et des mains supérieurement habiles, dirigés par une pensée neuve, candide, vierge d’influences. Regardez à la Bibliothèque nationale le Psautier de saint Louis ; et comparez-le aux œuvres de Cimabue, qui sont ses contemporaines. La preuve sera faite. Or, l’enlumineur du Psautier reproduisait très vraisemblablement les histoires que lui avait fournies un peintre-sellier parisien. Par sa traduction, nous jugerons le talent du maître inventeur, qui pouvait être, comme homme privé, un très méchant sujet, mais qui, comme artiste, était sûrement un homme de génie.


HENRI BOUCHOT.

  1. Les Parisiens faisaient des conventions écrites chyrographaires, c’est-à-dire avec talon ; on coupait l’acte en deux parties : l’une restait au peintre, l’autre allait au client. On enregistrait à la Prévôté.