LETTRES À UN INGÉNIEUR
DIRECTEUR D’USINE[1]
(Bourges, janvier-juin 1936)



Bourges, le 13 janvier 1936.
Monsieur,

Je ne peux pas dire que votre réponse m’ait étonnée. J’en espérais une autre, mais sans trop y compter.

Je n’essaierai pas de défendre le texte[2] que vous avez refusé. Si vous étiez catholique, je ne résisterais pas à la tentation de vous montrer que l’esprit qui inspirait mon article, et qui vous a choqué, n’est pas autre chose que l’esprit chrétien pur et simple ; je crois que cela ne me serait pas difficile. Mais je n’ai pas lieu d’user de tels arguments avec vous. D’ailleurs je ne veux pas discuter. Vous êtes le chef, et n’avez pas à rendre compte de vos décisions.

Je veux seulement vous dire que la « tendance » qui vous a semblé inadmissible avait été développée par moi à dessein et de propos délibéré. Vous m’avez dit — je répète vos propres termes — qu’il est très difficile d’élever les ouvriers. Le premier des principes pédagogiques, c’est que pour élever quelqu’un, enfant ou adulte, il faut d’abord l’élever à ses propres yeux. C’est cent fois plus vrai encore quand le principal obstacle au développement réside dans des conditions de vie humiliantes.

Ce fait constitue pour moi le point de départ de toute tentative efficace d’action auprès des masses populaires, et surtout des ouvriers d’usine. Et, je le comprends bien, c’est précisément ce point de départ que vous n’admettez pas. Dans l’espoir de vous le faire admettre, et parce que le sort de huit cents ouvriers est entre vos mains, je m’étais fait violence pour vous dire sans réserves ce que mon expérience m’avait laissé sur le cœur. J’ai dû faire un pénible effort sur moi-même pour vous dire de ces choses qu’il est à peine supportable de confier à ses égaux, dont il est intolérable de parler devant un chef. Il m’avait semblé vous avoir touché. Mais j’avais sans doute tort d’espérer qu’une heure d’entretien puisse l’emporter sur la pression des occupations quotidiennes. Commander ne rend pas facile de se mettre à la place de ceux qui obéissent.

À mes yeux, la raison d’être essentielle de ma collaboration à votre journal résidait dans le fait que mon expérience de l’an passé me permet peut-être d’écrire de manière à alléger un peu le poids des humiliations que la vie impose jour par jour aux ouvriers de R., comme à tous les ouvriers des usines modernes. Ce n’est pas là le seul but, mais c’est, j’en suis convaincue, la condition essentielle pour élargir leur horizon. Rien ne paralyse plus la pensée que le sentiment d’infériorité nécessairement imposé par les atteintes quotidiennes de la pauvreté, de la subordination, de la dépendance. La première chose à faire pour eux, c’est de les aider à retrouver ou à conserver, selon le cas, le sentiment de leur dignité. Je ne sais que trop combien il est difficile, dans une pareille situation, de conserver ce sentiment, et combien tout appui moral peut être alors précieux. J’espérais de tout mon cœur pouvoir, par ma collaboration à votre journal, apporter un petit peu un tel appui aux ouvriers de R.

Je ne crois pas que vous vous fassiez une idée exacte de ce qu’est au juste l’esprit de classe. À mon avis, il ne peut guère être excité par de simples paroles prononcées ou écrites. Il est déterminé par les conditions de vie effectives. Les humiliations, les souffrances imposées, la subordination le suscitent ; la pression inexorable et quotidienne de la nécessité ne cesse pas de le réprimer, et souvent au point de le tourner en servilité chez les caractères les plus faibles. En dehors de moments exceptionnels qu’on ne peut, je crois, ni amener ni éviter, ni même prévoir, la pression de la nécessité est toujours largement assez puissante pour maintenir l’ordre ; car le rapport des forces n’est que trop clair. Mais si l’on pense à la santé morale des ouvriers, le refoulement perpétuel d’un esprit de classe qui couve toujours sourdement à un degré quelconque va presque partout beaucoup plus loin qu’il ne serait souhaitable. Donner parfois expression à cet esprit — sans démagogie, bien entendu — ce ne serait pas l’exciter, mais au contraire en adoucir l’amertume. Pour les malheureux, leur infériorité sociale est infiniment plus lourde à porter du fait qu’ils la trouvent présentée partout comme quelque chose qui va de soi.

Surtout je ne vois pas comment des articles comme le mien pourraient avoir mauvais effet étant publiés dans votre journal. Dans tout autre journal, ils pourraient à la rigueur sembler tendre à dresser les pauvres contre les riches, les subordonnés contre les chefs ; mais paraissant dans un journal contrôlé par vous, un tel article peut seulement donner aux ouvriers le sentiment qu’on fait un pas vers eux, qu’on fait effort pour les comprendre. Je pense qu’ils vous en sauraient gré. Je suis convaincue que si les ouvriers de R. pouvaient trouver dans votre journal des articles vraiment faits pour eux, où soient soigneusement ménagées toutes leurs susceptibilités — car la susceptibilité des malheureux est vive, quoique muette —, où soit développé tout ce qui peut les élever à leurs propres yeux, il n’en résulterait que du bien à tous les points de vue.

Ce qui peut au contraire aviver l’esprit de classe, ce sont les phrases malheureuses qui, par l’effet d’une cruauté inconsciente, mettent indirectement l’accent sur l’infériorité sociale des lecteurs. Ces phrases malheureuses sont nombreuses dans la collection de votre journal. Je vous les signalerai à la prochaine occasion, si vous le désirez. Peut-être est-il impossible d’avoir du tact vis-à-vis de ces gens-là quand on se trouve depuis trop longtemps dans une situation trop différente de la leur.

Par ailleurs, il se peut que les raisons que vous me donnez pour écarter mes deux suggestions soient tout à fait justes. La question est d’ailleurs relativement secondaire.

Je vous remercie de m’avoir envoyé les derniers numéros du journal.

Je m’abstiendrai de venir vous voir à R., pour la raison que je vous ai donnée, si vous restez disposé à m’y prendre comme ouvrière. Mais j’ai lieu de croire que vos dispositions à mon égard sont changées. Un tel projet, pour réussir, exige un degré fort élevé de confiance et de compréhension mutuelle.

Si vous n’êtes plus disposé à m’embaucher, ou si M. M***[3] s’y oppose, je viendrai certainement à R., comme vous voulez bien m’y autoriser, dès que j’en trouverai le temps. Je vous préviendrai à l’avance.

Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

S. Weil.



Un appel aux ouvriers de R.[4].


Chers amis inconnus qui peinez dans les ateliers de R., je viens faire appel à vous. Je viens vous demander votre collaboration pour Entre Nous.

On n’a pas besoin de boulot supplémentaire, penserez-vous. On en a assez comme ça.

Vous avez bien raison. Et pourtant je viens vous demander de bien vouloir prendre une plume et du papier, et parler un peu de votre travail.

Ne vous récriez pas. Je sais bien : quand on a fait ses huit heures, on en a marre, on en a jusque-là, pour employer des expressions qui ont le mérite de bien dire ce qu’elles veulent dire. On ne demande qu’une chose, c’est de ne plus penser à l’usine jusqu’au lendemain matin. C’est un état d’esprit tout à fait naturel, auquel il est bon de se laisser aller. Quand on est dans cet état d’esprit, on n’a rien de mieux à faire qu’à se détendre : causer avec des copains, lire des choses distrayantes, prendre l’apéro, faire une partie de cartes, jouer avec ses gosses.

Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi certains jours où cela vous pèse de ne jamais pouvoir vous exprimer, de toujours devoir garder pour vous ce que vous avez sur le cœur ? C’est à ceux qui connaissent cette souffrance-là que je m’adresse. Peut-être que quelques-uns d’entre vous ne l’ont jamais éprouvée. Mais quand on l’éprouve, c’est une vraie souffrance.

À l’usine, vous êtes là seulement pour exécuter des consignes, livrer des pièces conformes aux ordres reçus, et recevoir, les jours de paye, la quantité d’argent déterminée par le nombre de pièces et les tarifs. À part ça, vous êtes des hommes — vous peinez, vous souffrez, vous avez des moments de joie aussi, peut-être des heures agréables ; parfois vous pouvez vous laisser un peu aller, parfois vous êtes contraints à de terribles efforts sur vous-mêmes ; certaines choses vous intéressent, d’autres vous ennuient. Mais tout ça, personne autour de vous ne peut s’en occuper. Vous-mêmes vous êtes forcés de ne pas vous en occuper. On ne vous demande que des pièces, on ne vous donne que des sous.

Cette situation pèse parfois sur le cœur, n’est-il pas vrai ? Elle donne parfois le sentiment d’être une simple machine à produire.

Ce sont là les conditions du travail industriel. Ce n’est la faute de personne. Peut-être bien que quelques-uns, parmi vous, s’en accommodent sans peine. C’est une question de tempérament. Mais il y a des caractères qui sont sensibles à ces choses-là. Pour les hommes de ce caractère, cet état de choses est quand même trop dur.

Je voudrais faire servir Entre Nous à y remédier un peu, si vous voulez bien m’y aider.

Voici ce que je vous demande. Si un soir, ou bien un dimanche, ça vous fait tout d’un coup mal de devoir toujours renfermer en vous-mêmes ce que vous avez sur le cœur, prenez du papier et une plume. Ne cherchez pas des phrases bien tournées. Employez les premiers mots qui vous viendront à l’esprit. Et dites ce que c’est pour vous que votre travail.

Dites si le travail vous fait souffrir. Racontez ces souffrances, aussi bien les souffrances morales que les souffrances physiques. Dites s’il y a des moments où vous n’en pouvez plus ; si parfois la monotonie du travail vous écœure ; si vous souffrez d’être toujours préoccupés par la nécessité d’aller vite ; si vous souffrez d’être toujours sous les ordres des chefs.

Dites aussi si vous éprouvez parfois la joie du travail, la fierté de l’effort accompli. S’il vous arrive de vous intéresser à votre tâche. Si certains jours vous avez plaisir à sentir que ça va vite, et que par suite vous gagnez bien. Si quelquefois vous pouvez passer des heures à travailler machinalement, presque sans vous en apercevoir, en pensant à autre chose, en vous perdant dans des rêveries agréables. Si vous êtes parfois contents de n’avoir qu’à exécuter les tâches qu’on vous donne sans avoir besoin de vous casser la tête.

Dites, d’une manière générale, si vous trouvez le temps long à l’usine, ou si vous le trouvez court. Peut-être bien que ça dépend des jours. Cherchez alors à vous rendre compte de quoi ça dépend au juste.

Dites si vous êtes pleins d’entrain quand vous allez au travail, ou si tous les matins vous pensez : « Vivement la sortie ! » Dites si vous sortez gaiement le soir, ou bien épuisés, vidés, assommés par la journée de travail.

Dites enfin si, à l’usine, vous vous sentez soutenus par le sentiment réconfortant de vous trouver au milieu de copains, ou si au contraire vous vous sentez seuls.

Surtout dites tout ce qui vous viendra à l’esprit, tout ce qui vous pèse sur le cœur.

Et quand vous aurez fini d’écrire, il sera tout à fait inutile de signer. Vous tâcherez même de vous arranger pour qu’on ne puisse pas deviner qui vous êtes.

Même, comme cette précaution risque de ne pas suffire, vous en prendrez une autre, si vous le voulez bien. Au lieu d’envoyer ce que vous aurez écrit à Entre Nous, vous me l’enverrez à moi. Je recopierai vos articles pour Entre Nous, mais en les arrangeant de manière que personne ne puisse s’y reconnaître. Je couperai un même article en plusieurs morceaux, je mettrai parfois ensemble des morceaux d’articles différents. Les phrases imprudentes, je m’arrangerai pour qu’on ne puisse même pas savoir de quel atelier elles viennent. S’il y a des phrases qu’il me semble dangereux pour vous de publier même avec ces précautions, je les supprimerai. Soyez sûrs que je ferai bien attention. Je sais ce que c’est que la situation d’un ouvrier dans une usine. Je ne voudrais pour rien au monde que par ma faute il arrive un coup dur à l’un de vous.

De cette manière vous pourrez vous exprimer librement, sans aucune préoccupation de prudence. Vous ne me connaissez pas. Mais vous sentez bien, n’est-ce pas, que je désire seulement vous servir, que pour rien au monde je ne voudrais vous nuire ? Je n’ai aucune responsabilité dans la fabrication des cuisinières. Ce qui m’intéresse, c’est seulement le bien-être physique et moral de ceux qui les fabriquent.

Exprimez-vous bien sincèrement. N’atténuez rien, n’exagérez rien, ni en bien ni en mal. Je pense que cela vous soulagera un peu de dire la vérité sans réserves.

Vos camarades vous liront. S’ils sentent comme vous, ils seront bien contents de voir imprimées des choses qui peut-être remuaient au fond de leur cœur sans pouvoir se traduire par des mots ; ou peut-être des choses qu’ils auraient su exprimer, mais taisaient par force. S’ils sentent autrement, ils prendront la plume à leur tour pour s’expliquer. De toutes manières vous vous comprendrez mieux les uns les autres. La camaraderie ne pourra qu’y gagner, et ce sera déjà un grand bien.

Vos chefs aussi vous liront. Ce qu’ils liront ne leur fera peut-être pas toujours plaisir. Ça n’a pas d’importance. Ça ne leur fera pas de mal d’entendre des vérités désagréables.

Ils vous comprendront bien mieux après vous avoir lus. Bien souvent des chefs qui au fond sont des hommes bons se montrent durs, simplement parce qu’ils ne comprennent pas. La nature humaine est faite comme ça. Les hommes ne savent jamais se mettre à la place les uns des autres.

Peut-être qu’ils trouveront moyen de remédier au moins en partie à certaines des souffrances que vous aurez signalées. Ils montrent beaucoup d’ingéniosité dans la fabrication des cuisinières, vos chefs. Qui sait s’ils ne pourraient pas faire aussi preuve d’ingéniosité dans l’organisation de conditions de travail plus humaines ? La bonne volonté ne leur manque sûrement pas. La meilleure preuve, c’est que ces lignes paraissent dans Entre Nous.

Malheureusement leur bonne volonté ne suffit pas. Les difficultés sont immenses. Tout d’abord l’impitoyable loi du rendement pèse sur vos chefs comme sur vous ; elle pèse d’un poids inhumain sur toute la vie industrielle. On ne peut pas passer outre. Il faut s’y plier, aussi longtemps qu’elle existe. Tout ce qu’on peut faire provisoirement, c’est d’essayer de tourner les obstacles à force d’ingéniosité ; c’est chercher l’organisation la plus humaine compatible avec un rendement donné.

Seulement voici ce qui complique tout. Vous êtes ceux qui supportez le poids du régime industriel ; et ce n’est pas vous qui pouvez résoudre ou même poser les problèmes d’organisation. Ce sont vos chefs qui ont la responsabilité de l’organisation. Or vos chefs, comme tous les hommes, jugent les choses de leur point de vue et non du vôtre. Ils ne se rendent pas bien compte de la manière dont vous vivez. Ils ignorent ce que vous pensez. Même ceux qui ont été ouvriers ont oublié bien des choses.

Ce que je vous propose vous permettrait peut-être de leur faire comprendre ce qu’ils ne comprennent pas, et cela sans danger et sans humiliation pour vous. De leur côté, peut-être qu’en réponse ils se serviront à leur tour d’Entre Nous. Peut-être vous feront-ils part des obstacles que leur imposent les nécessités de l’organisation industrielle.

La grande industrie est ce qu’elle est. Le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’elle impose de dures conditions d’existence. Mais il ne dépend ni de vous ni des patrons de la transformer dans un avenir prochain.

Dans une pareille situation, voici, il me semble, quel serait l’idéal. Il faudrait que les chefs comprennent quel est au juste le sort des hommes qu’ils utilisent comme main-d’œuvre. Et il faudrait que leur préoccupation dominante soit non d’augmenter toujours le rendement au maximum, mais d’organiser les conditions de travail les plus humaines compatibles avec le rendement indispensable à l’existence de l’usine.

Il faudrait d’autre part que les ouvriers connaissent et comprennent les nécessités auxquelles la vie de l’usine est soumise. Ils pourraient ainsi contrôler et apprécier la bonne volonté des chefs. Ils perdraient le sentiment d’être soumis à des ordres arbitraires, et les souffrances inévitables deviendraient peut-être moins amères à supporter.

Bien sûr, cet idéal n’est pas réalisable. Les préoccupations quotidiennes pèsent beaucoup trop sur les uns et sur les autres. D’ailleurs la relation de chef à subordonné n’est pas de celles qui facilitent la compréhension mutuelle. On ne comprend jamais tout à fait ceux à qui on donne des ordres. On ne comprend jamais tout à fait non plus ceux de qui on reçoit des ordres.

Mais cet idéal, on peut peut-être un peu s’en approcher. Il dépend maintenant de vous d’essayer. Même si vos petits articles n’ont pas pour résultat de sérieuses améliorations pratiques, vous aurez toujours la satisfaction d’avoir une fois exprimé votre point de vue à vous.


Ainsi c’est entendu, n’est-ce pas ? Je compte bien recevoir bientôt beaucoup d’articles.

Je ne veux pas terminer sans remercier de tout cœur M. B. pour avoir bien voulu publier cet appel.




Bourges, 31 janvier 1936.
Monsieur,

Votre lettre supprime toutes les raisons qui me détournaient d’aller à R. J’irai donc vous voir, sauf avis contraire de votre part, le vendredi 14 février après déjeuner.

Vous jugez la manière dont je me représente les conditions morales de vie des ouvriers trop poussée au noir. Que vous répondre, sinon vous répéter — si pénible que soit un pareil aveu — que j’ai eu, moi, tout le mal du monde à conserver le sentiment de ma dignité ? À parler plus franc, je l’ai à peu près perdu sous le premier choc d’un si brutal changement de vie, et il m’a fallu péniblement le retrouver. Un jour je me suis rendu compte que quelques semaines de cette existence avaient presque suffi à me transformer en bête de somme docile, et que le dimanche seulement je reprenais un peu conscience de moi-même. Je me suis alors demandé avec effroi ce que je deviendrais si jamais les hasards de la vie me mettaient dans le cas de travailler de la sorte sans repos hebdomadaire. Je me suis juré de ne pas sortir de cette condition d’ouvrière avant d’avoir appris à la supporter de manière à y conserver intact le sentiment de ma dignité d’être humain. Je me suis tenu parole. Mais j’ai éprouvé jusqu’au dernier jour que ce sentiment était toujours à reconquérir, parce que toujours les conditions d’existence l’effaçaient et tendaient à me ravaler à la bête de somme.

Il me serait facile et agréable de me mentir un peu à moi-même, d’oublier tout cela. Il m’aurait été facile de ne pas l’éprouver, si seulement j’avais fait cette expérience comme une sorte de jeu, à la manière d’un explorateur qui va vivre au milieu de peuplades lointaines, mais sans jamais oublier qu’il leur est étranger. Bien au contraire j’écartais systématiquement tout ce qui pouvait me rappeler que cette expérience était une simple expérience.

Vous pouvez mettre en question la légitimité d’une généralisation. Je l’ai fait moi-même. Je me suis dit que peut-être ce n’étaient pas les conditions de vie qui étaient trop dures, mais la force de caractère qui me manquait. Pourtant elle ne me manquait pas tout à fait, puisque j’ai su tenir jusqu’à la date que je m’étais d’avance assignée.

J’étais, il est vrai, très inférieure en résistance physique à la plupart de mes camarades — heureusement pour eux. Et la vie d’usine est tout autrement opprimante quand elle pèse sur le corps vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui était assez souvent mon cas, que quand elle pèse seulement huit heures, ce qui est le cas des plus costauds. Mais d’autres circonstances compensaient dans une large mesure cette inégalité.

Au reste plus d’une confidence ou demi-confidence d’ouvrier est venue confirmer mes impressions.

Reste la question de la différence entre R. et les usines que j’ai connues. En quoi peut consister cette différence ? Je mets à part la proximité de la campagne. Dans les dimensions ? Mais ma première usine était une usine de 300 ouvriers, et où le directeur avait l’impression de bien connaître son personnel. Dans les œuvres sociales ? Quelle qu’en puisse être l’utilité matérielle, moralement elles ne font, je le crains, qu’accroître la dépendance. Dans les fréquents contacts entre supérieurs et inférieurs ? Je me représente mal qu’ils puissent constituer un réconfort moral pour les inférieurs. Y a-t-il encore autre chose ? Je ne demande qu’à me rendre compte.

Ce que vous m’avez raconté du silence observé par tous ceux qui assistaient à la dernière assemblée générale de la coopérative ne confirme que trop, il me semble, mes suppositions. Vous n’y êtes pas allé, de peur de leur ôter le courage de parler — et néanmoins personne n’a rien osé dire. Les résultats constants des élections municipales me paraissent eux aussi significatifs. Et enfin je ne puis oublier les regards des mouleurs, quand je passais parmi eux aux côtés du fils du patron.

Votre argument le plus puissant pour moi, quoiqu’il soit absolument sans rapport avec la question, c’est l’impossibilité où vous seriez de me croire sans perdre du même coup presque tout stimulant pour le travail. Effectivement, je ne me verrais guère, moi, à la tête d’une usine, à supposer même que je possède les capacités nécessaires. Cette considération ne change rien à ma manière de voir, mais m’ôte dans une large mesure le désir de vous la faire partager. Ce n’est pas de gaieté de cœur, croyez-le bien, que je me détermine à dire des choses démoralisantes. Mais devrais-je, sur une pareille question, vous cacher ce que je pense être la vérité ?

Il faut me pardonner si je prononce le mot de chef avec un peu trop d’amertume. Il est bien difficile qu’il en soit autrement quand on a subi une subordination totale, et qu’on n’oublie pas. Il est tout à fait exact que vous aviez pris soin de me donner toutes vos raisons concernant mon article, et que je n’avais pas le droit de m’exprimer comme je l’ai fait à ce sujet.

Vous exagérez un peu en supposant que je mets à votre compte un passif écrasant et un actif nul. Ce que je mets au passif, je le mets au passif de la fonction plutôt que de l’homme. Et à l’actif je sais tout au moins qu’il y a à mettre des intentions. J’admets volontiers qu’il y a aussi des réalisations ; je suis seulement convaincue qu’il y en a beaucoup moins et d’une portée beaucoup moindre qu’on ne se trouve amené à croire quand on voit les choses d’en haut. On est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir. Je pense que c’est là, d’une manière générale, une des causes essentielles des malheurs humains. C’est pourquoi j’ai tenu à aller moi-même tout en bas, et y retournerai peut-être. C’est pourquoi aussi je voudrais tant pouvoir, dans quelque entreprise, collaborer d’en bas avec celui qui la dirige. Mais c’est sans doute une chimère.

Je pense que je ne conserverai de nos relations aucune amertume personnelle, au contraire. Pour moi qui ai choisi délibérément et presque sans espérance de me placer au point de vue de ceux d’en bas, il est réconfortant de pouvoir m’entretenir à cœur ouvert avec un homme tel que vous. Cela aide à ne pas désespérer des hommes, à défaut des institutions. L’amertume que j’éprouve concerne uniquement mes camarades inconnus des ateliers de R., pour qui je dois renoncer à tenter quoi que ce soit. Mais je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même de m’être laissée aller à des espérances déraisonnables.

Quant à vous, je ne peux que vous remercier de bien vouloir vous prêter à des entretiens dont j’ignore si vous pouvez tirer quelque profit, mais qui sont précieux pour moi.

Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments distingués.

S. Weil.




Bourges, le 3 mars 1936.
Monsieur,

Je crois qu’il y a avantage entre nous à faire alterner les échanges de vues écrits et oraux ; d’autant plus que j’ai l’impression de n’avoir pas su me faire bien comprendre, lors de notre dernière entrevue.

Je n’ai pu vous citer aucun cas concret de mauvais accueil de la part d’un chef à une plainte légitime d’ouvrier. Comment aurais-je pu risquer d’en faire l’expérience ? Si j’avais rencontré un pareil accueil, le subir en silence – comme j’aurais probablement fait — aurait été une humiliation bien autrement douloureuse que la chose même dont j’aurais pu avoir à me plaindre. Répliquer sous l’empire de la colère aurait probablement signifié devoir aussitôt chercher une nouvelle place. Bien sûr, on ne sait pas d’avance qu’on sera mal accueilli, mais on sait que c’est possible, et cette possibilité suffit. C’est possible parce qu’un chef, comme tout homme, a ses moments d’humeur. Et puis on a le sentiment qu’il n’est pas normal, dans une usine, de prétendre à une considération quelconque. Je vous ai raconté comment un chef, en me contraignant à risquer, deux heures durant, de me faire assommer par un balancier, m’a fait sentir pour la première fois pour combien au juste je comptais : à savoir zéro. Par la suite, toutes sortes de petites choses m’ont rafraîchi la mémoire à ce sujet. Exemple : dans une autre usine, on ne pouvait entrer qu’au signal d’une sonnerie, dix minutes avant l’heure ; mais avant la sonnerie, une petite porte pratiquée dans le grand portail était ouverte. Les chefs arrivés en avance passaient par là ; les ouvrières — moi-même plus d’une fois parmi elles — attendaient bien patiemment dehors, devant cette porte ouverte, même sous une pluie battante. Etcetera

Sans doute on peut prendre le parti de se défendre fermement, au risque de changer de place ; mais celui qui prend ce parti, il y a bien des chances pour qu’il ne le tienne pas longtemps, et dès lors mieux vaut commencer par ne pas le prendre. Actuellement, dans l’industrie, pour qui n’a pas de certificats de chef ou de bon professionnel, chercher une place — errer de boîte en boîte en se livrant à des calculs avant d’oser acheter un billet de métro, stationner indéfiniment devant les bureaux d’embauche, être repoussé et revenir jour après jour — c’est une expérience où on laisse une bonne partie de sa fierté. Du moins je l’ai observé autour de moi et d’abord sur moi-même. Je reconnais qu’on peut en conclure purement et simplement que je n’ai rien dans le ventre ; je me le suis dit à moi-même plus d’une fois.

En tout cas ces souvenirs me font trouver tout à fait normale la réponse de votre ouvrier communiste. Je dois vous l’avouer, ce que vous m’avez dit à ce sujet m’est resté sur le cœur. Que vous ayez, vous, autrefois, fait preuve de plus de courage envers des chefs, cela ne vous donne pas le droit de le juger. Non seulement les difficultés économiques n’étaient pas comparables, mais encore votre situation morale était tout autre, si du moins, comme j’ai cru le comprendre, vous occupiez à ces moments des postes plus ou moins responsables. Pour moi, à risques égaux ou même plus grands, je résisterai, je pense, le cas échéant, à mes chefs universitaires (s’il survient quelque gouvernement autoritaire) avec une tout autre fermeté que je ne ferais dans une usine devant le contremaître ou le directeur. Pourquoi ? Sans doute pour une raison analogue à celle qui rendait le courage plus facile pendant la guerre à un gradé qu’à un soldat — fait bien connu des anciens combattants, et que j’ai entendu signaler plus d’une fois. Dans l’Université, j’ai des droits, une dignité et une responsabilité à défendre. Qu’ai-je à défendre comme ouvrière d’usine, alors que je dois chaque jour renoncer à toute espèce de droits à l’instant même où je pointe à la pendule ? Je n’ai à y défendre que ma vie. S’il fallait à la fois subir la subordination de l’esclave et courir les dangers de l’homme libre, ce serait trop. Forcer un homme qui se trouve dans une telle situation à choisir entre se mettre en danger et se défiler, comme vous dites, c’est lui infliger une humiliation qu’il serait plus humain de lui épargner.

Ce que vous m’avez raconté au sujet de la réunion de la coopérative, quand vous me disiez — avec une nuance de dédain, me semblait-il — que personne n’avait osé y parler, m’avait inspiré des réflexions analogues. N’y a-t-il pas là une situation pitoyable ? On se trouve, sans aucun recours, sous le coup d’une force complètement hors de proportion avec celle qu’on possède, force sur laquelle on ne peut rien, par laquelle on risque constamment d’être écrasé — et quand, l’amertume au cœur, on se résigne à se soumettre et à plier, on se fait mépriser pour manque de courage par ceux mêmes qui manient cette force.

Je ne puis parler de ces choses sans amertume, mais croyez bien qu’elle n’est pas dirigée contre vous ; il y a là une situation de fait dans laquelle, somme toute, il ne serait sans doute pas juste de vous assigner une plus grande part de responsabilité qu’à moi-même ou à n’importe qui.

Pour revenir à la question des rapports avec les chefs, j’avais, pour moi, une règle de conduite bien ferme. Je ne conçois les rapports humains que sur le plan de l’égalité ; dès lors que quelqu’un s’est mis à me traiter en inférieure, il n’y a plus à mes yeux de rapports humains possibles entre lui et moi, et je le traite à mon tour en supérieur, c’est-à-dire que je subis son pouvoir comme je subirais le froid ou la pluie. Un aussi mauvais caractère est peut-être exceptionnel ; cependant soit fierté, soit timidité, soit mélange des deux, j’ai toujours vu que le silence est à l’usine un phénomène général. J’en sais des exemples bien frappants.

Si je vous ai proposé d’établir une boîte à suggestions concernant non plus la production, mais le bien-être des ouvriers, c’est que cette idée m’était venue à l’usine. Un pareil procédé éviterait tout risque d’humiliation — vous me direz que vous recevez toujours bien les ouvriers, mais savez-vous vous-même si vous n’avez pas vous aussi des moments d’humeur ou des ironies déplacées ? — il constituerait une invitation formelle de la part de la direction, et puis, rien qu’à voir la boîte dans l’atelier, on aurait un peu moins l’impression de compter pour rien.

J’ai tiré en somme deux leçons de mon expérience. La première, la plus amère et la plus imprévue, c’est que l’oppression, à partir d’un certain degré d’intensité, engendre non une tendance à la révolte, mais une tendance presque irrésistible à la plus complète soumission. Je l’ai constaté sur moi-même, moi qui pourtant, vous l’avez deviné, n’ai pas un caractère docile ; c’est d’autant plus concluant. La seconde, c’est que l’humanité se divise en deux catégories, les gens qui comptent pour quelque chose et les gens qui comptent pour rien. Quand on est dans la seconde, on en arrive à trouver naturel de compter pour rien — ce qui ne veut certes pas dire qu’on ne souffre pas. Moi, je le trouvais naturel. Tout comme, malgré moi, j’en arrive à trouver à présent presque naturel de compter pour quelque chose. (Je dis malgré moi, car je m’efforce de réagir ; tant j’ai honte de compter pour quelque chose, dans une organisation sociale qui foule aux pieds l’humanité.) La question, pour l’instant, est de savoir si, dans les conditions actuelles, on peut arriver dans le cadre d’une usine à ce que les ouvriers comptent et aient conscience de compter pour quelque chose. Il ne suffit pas à cet effet qu’un chef s’efforce d’être bon pour eux ; il faut bien autre chose.

À mon sens, il faudrait d’abord à cet effet qu’il soit bien entendu entre le chef et les ouvriers que cet état de choses, dans lequel eux et tant d’autres comptent pour rien, ne peut être considéré comme normal ; que les choses ne sont pas acceptables telles qu’elles sont. Certes, au fond, chacun le sait bien ; mais de part et d’autre personne n’ose y faire la moindre allusion — et, soit dit tout à fait en passant, quand un article y fait allusion, il n’est pas inséré dans le journal… Il faudrait qu’il soit bien entendu aussi que cet état de choses est dû à des nécessités objectives, et essayer de les tirer un peu au clair. L’enquête que j’imaginais devait avoir pour complément dans mon esprit (je ne sais si je l’ai marqué dans le papier que vous avez entre les mains) des exposés de vous concernant les obstacles aux améliorations demandées (organisation, rendement, etc.). Dans certains cas, des exposés d’ordre plus général seraient à y joindre. La règle de ces échanges de vues devrait être une égalité totale entre les interlocuteurs, une franchise et une clarté complètes de part et d’autre. Si on pouvait en arriver là, ce serait déjà à mes yeux un résultat. Il me semble que n’importe quelle souffrance est moins accablante, risque moins de dégrader, quand on conçoit le mécanisme des nécessités qui la causent ; et que c’est une consolation de la sentir comprise et dans une certaine mesure partagée par ceux qui ne la subissent pas. De plus, on peut peut-être obtenir des améliorations.

Je suis convaincue aussi que de ce côté seulement on peut trouver un stimulant intellectuel pour les ouvriers. Il faut toucher pour intéresser. À quel sentiment faire appel pour toucher des hommes dont la sensibilité est quotidiennement heurtée et comprimée par l’asservissement social ? Il faut, je crois, passer par le sentiment même qu’ils ont de cet asservissement. Je peux me tromper, à vrai dire. Mais ce qui me confirme dans cette opinion, c’est qu’on ne trouve en général que deux espèces d’ouvriers qui s’instruisent tout seuls : ou des hommes désireux de monter en grade, ou des révoltés. J’espère que cette remarque ne vous fera pas peur.

Si, par exemple, au cours de ces échanges de vues, l’ignorance des ouvriers arrivait à être reconnue d’un commun accord comme constituant l’un des obstacles à une organisation plus humaine, ne serait-ce pas là la seule introduction possible à une série d’articles de véritable vulgarisation ? La recherche d’une véritable méthode de vulgarisation — chose complètement inconnue jusqu’à nos jours — est une de mes préoccupations dominantes, et à cet égard la tentative que je vous propose me serait peut-être infiniment précieuse.

Bien sûr, tout cela comporte un risque. Retz disait que le Parlement de Paris avait provoqué la Fronde en levant le voile qui doit recouvrir les rapports entre les droits des rois et ceux des peuples, « droits qui ne s’accordent jamais si bien que dans le silence ». Cette formule peut s’étendre à toute espèce de domination. Si vous ne réussissiez qu’à demi dans une telle tentative, il en résulterait que les ouvriers continueraient à compter pour rien, tout en cessant de le trouver naturel ; ce qui serait un mal pour tout le monde. Courir ce risque, ce serait sans aucun doute pour vous assumer une grosse responsabilité. Mais vous refuser à le courir, ce serait aussi assumer une grosse responsabilité. Tel est l’inconvénient de la puissance.

À mon avis d’ailleurs vous vous exagérez ce risque. Vous semblez craindre de modifier le rapport de forces qui soumet les ouvriers à votre domination. Mais cela me paraît impossible. Deux choses seulement peuvent le modifier : ou le retour d’une prospérité économique assez grande pour que la main-d’œuvre manque, ou un mouvement révolutionnaire. Les deux sont tout à fait improbables dans un avenir prochain. Et, s’il se produisait un mouvement révolutionnaire, ce serait un souffle surgi soudain des grands centres et qui balayerait tout ; ce que vous pouvez faire ou ne pas faire à R. n’a aucune prise sur les phénomènes de cette envergure. Mais dans la mesure où on peut prédire en cette matière, il ne se produira rien de pareil, à moins peut-être d’une guerre malheureuse. Pour moi, je connais quelque peu de l’intérieur, d’une part le mouvement ouvrier français, d’autre part les masses ouvrières de la région parisienne ; et j’ai acquis la conviction, fort triste pour moi, que non seulement la capacité révolutionnaire, mais plus généralement la capacité d’action de la classe ouvrière française est à peu près nulle. Je crois que les bourgeois seuls peuvent se faire illusion à ce sujet. Nous en reparlerons, si vous voulez.

La tentative que je vous propose se ferait étape par étape ; vous seriez maître, à n’importe quel moment, de tout retirer et de serrer la vis. Les ouvriers n’auraient qu’à se soumettre, avec seulement plus d’amertume au cœur. Que voulez-vous qu’ils fassent d’autre ? Mais je reconnais que ce risque est encore suffisamment sérieux.

À vous de savoir si le risque vaut la peine d’être couru. Moi-même il me paraîtrait ridicule de se lancer à l’aveugle. Il faudrait au préalable tâter le terrain par une série de coups de sonde. Dans mon esprit, l’article que vous avez refusé devait constituer l’un de ces coups de sonde. Il serait trop long de vous exposer par écrit comment.

À propos du journal, j’ai le sentiment de vous avoir très mal expliqué ce qu’il y a de mauvais dans les passages que je vous ai reprochés (récits de repas confortables, etc.).

Je vais me servir d’une comparaison. Les murs d’une chambre, même pauvre et nue, n’ont rien de pénible à regarder ; mais si la chambre est une cellule de prison, chaque regard sur le mur est une souffrance. Il en est exactement de même pour la pauvreté, quand elle est liée à une subordination et à une dépendance complètes. Comme l’esclavage et la liberté sont de simples idées, et que ce sont les choses qui font souffrir, chaque détail de la vie quotidienne où se reflète la pauvreté à laquelle on est condamné fait mal ; non pas à cause de la pauvreté, mais à cause de l’esclavage. À peu près, j’imagine, comme le bruit des chaînes pour les forçats d’autrefois. C’est ainsi aussi que font mal toutes les images du bien-être dont on est privé, quand elles se présentent de manière à rappeler qu’on en est privé ; parce que ce bien-être implique aussi la liberté. L’idée d’un bon repas dans un cadre agréable était pour moi, l’an dernier, quelque chose de poignant comme l’idée des mers et des plaines pour un prisonnier, et pour les mêmes raisons. J’avais des aspirations au luxe que je n’ai éprouvées ni avant ni depuis. Vous pouvez supposer que c’est parce que maintenant je les satisfais dans une certaine mesure. Mais non ; entre nous soit dit, je n’ai pas beaucoup changé ma manière de vivre depuis l’an dernier. Il m’a paru tout à fait inutile de perdre des habitudes que je me trouverai presque sûrement un jour ou l’autre dans le cas de devoir reprendre, soit volontairement, soit par contrainte, et que je puis conserver sans grand effort. L’an dernier, la privation la plus insignifiante par elle-même me rappelait toujours un peu que je ne comptais pas, que je n’avais droit de cité nulle part, que j’étais au monde pour me soumettre et obéir. Voilà pourquoi il n’est pas vrai que le rapport entre votre niveau de vie et celui des ouvriers soit analogue au rapport entre le vôtre et celui d’un millionnaire ; dans un cas il y a différence de degré, dans l’autre de nature. Et voilà pourquoi, quand vous avez l’occasion de faire un « gueuleton », il faut en jouir et vous taire.

Il est vrai que, quand on est pauvre et dépendant, on a toujours comme ressource, si l’on a l’âme forte, le courage et l’indifférence aux souffrances et aux privations. C’était la ressource des esclaves stoïciens. Mais cette ressource est interdite aux esclaves de l’industrie moderne. Car ils vivent d’un travail pour lequel, étant donné la succession machinale des mouvements et la rapidité de la cadence, il ne peut y avoir d’autre stimulant que la peur et l’appât des sous. Supprimer en soi ces deux sentiments à force de stoïcisme, c’est se mettre hors d’état de travailler à la cadence exigée. Le plus simple alors, pour souffrir le moins possible, est de rabaisser toute son âme au niveau de ces deux sentiments ; mais c’est se dégrader. Si l’on veut conserver sa dignité à ses propres yeux, on doit se condamner à des luttes quotidiennes avec soi-même, à un déchirement perpétuel, à un perpétuel sentiment d’humiliation, à des souffrances morales épuisantes ; car sans cesse on doit s’abaisser pour satisfaire aux exigences de la production industrielle, se relever pour ne pas perdre sa propre estime, et ainsi de suite. Voilà ce qu’il y a d’horrible dans la forme moderne de l’oppression sociale ; et la bonté ou la brutalité d’un chef ne peut pas y changer grand-chose. Vous apercevez clairement, je pense, que ce que je viens de dire est applicable à tout être humain, quel qu’il soit, placé dans cette situation.

Que faire, direz-vous encore ? Encore une fois, je crois que faire sentir à ces hommes qu’on les comprend serait déjà pour les meilleurs d’entre eux un réconfort. La question est de savoir si en fait, parmi les ouvriers travaillant actuellement à R., il y en a qui aient assez d’élévation de cœur et d’esprit pour qu’on puisse les toucher de la manière que j’imagine. Au cours de vos rapports de chef à subordonnés avec eux, vous n’avez aucun moyen de vous en rendre compte. Je crois que moi, je le pourrais, par les coups de sonde dont je vous parlais. Mais à cet effet, il faudrait que le journal ne me soit pas fermé…

Je vous ai dit, je crois, tout ce que j’ai à vous dire. À vous de réfléchir. Le pouvoir et la décision sont entièrement entre vos mains. Je ne puis que me mettre à votre disposition, le cas échéant ; et remarquez que je m’y mets tout entière, puisque je suis prête à me soumettre de nouveau corps et âme, pour un espace de temps indéterminé, au monstrueux engrenage de la production industrielle. Je mettrais en somme autant que vous en jeu dans l’affaire ; ce doit être pour vous une garantie de sérieux.

Je n’ai qu’une chose à ajouter. Croyez bien que, si vous refusez catégoriquement de vous engager dans la voie que je vous suggère, je le comprendrai très bien, et n’en resterai pas moins complètement convaincue de votre bonne volonté. Et je vous saurai toujours un gré infini d’avoir bien voulu vous entretenir avec moi à cœur ouvert comme vous avez fait.

Je n’ose vous parler de nouvelle entrevue, car je crains d’abuser ; pourtant j’aurais encore, pour ma propre instruction, des questions à vous poser (notamment sur vos premières études de chimie, et sur votre travail d’adaptation de l’outillage industriel pendant la guerre). Au reste, j’hésite de nouveau, pour les mêmes raisons qu’auparavant, à vous voir à l’usine. Je vous laisse le soin de régler la question.

Croyez à mes sentiments les meilleurs.

S. Weil.


P.-S. — Je n’ai plus aucun droit à vous demander de me faire le service d’Entre Nous, mais ça me ferait quand même bien plaisir.




Bourges, 16 mars 1936.
Monsieur,

Il faut que je m’excuse de vous accabler ainsi de mes lettres : vous devez me trouver, je le crains, de plus en plus empoisonnante… Mais votre usine m’obsède, et je voudrais en finir avec cette préoccupation.

Je me dis que peut-être bien ma position, entre vous et les organisations ouvrières, ne vous paraît pas nette ; que si, au cours de nos entretiens, vous avez confiance en moi (je le sens bien), vous me soupçonnez peut-être plus ou moins, après coup, de toutes sortes d’arrière-pensées. S’il en était ainsi, vous auriez tort de ne pas me le dire brutalement, et de ne pas me questionner. Il n’y a pas de véritable confiance, de véritable cordialité possible sans une franchise un peu brutale. De toutes manières, je vous dois compte de ma position en matière sociale et politique.

Je souhaite de tout mon cœur une transformation aussi radicale que possible du régime actuel dans le sens d’une plus grande égalité dans le rapport des forces. Je ne crois pas du tout que ce qu’on nomme de nos jours révolution puisse y mener. Après comme avant une révolution soi-disant ouvrière, les ouvriers de R. continueront à obéir passivement, aussi longtemps que la production sera fondée sur l’obéissance passive. Que le directeur de R. soit sous les ordres d’un administrateur-délégué représentant quelques capitalistes, ou sous les ordres d’un « trust d’État » soi-disant socialiste, la seule différence sera que dans le premier cas l’usine d’une part, la police, l’armée, les prisons, etc., de l’autre sont entre des mains différentes, et dans le second cas entre les mêmes mains. L’inégalité dans le rapport des forces n’est donc pas diminuée, mais accentuée.

Cette considération ne me porte pourtant pas à être contre les partis dits révolutionnaires. Car aujourd’hui tous les groupements politiques qui comptent tendent également et à l’accentuation de l’oppression, et à la mainmise de l’État sur tous les instruments de puissance ; les uns appellent ça révolution ouvrière, d’autres fascisme, d’autres organisation de la défense nationale. Quelle que soit l’étiquette, deux facteurs priment tout : d’une part la subordination et la dépendance impliquées par les formes modernes de la technique et de l’organisation économique, d’autre part la guerre. Tous ceux qui veulent une « rationalisation » croissante d’une part, la préparation à la guerre d’autre part se valent à mes yeux, et c’est le cas pour tous.

En ce qui concerne les usines, la question que je me pose, tout à fait indépendante du régime politique, est celle d’un passage progressif de la subordination totale à un certain mélange de subordination et de collaboration, l’idéal étant la coopération pure.

En me renvoyant mon article, vous me reprochiez d’exciter un certain esprit de classe, par opposition à l’esprit de collaboration que vous voulez voir régner dans la communauté de R. Par esprit de classe, vous entendez, je suppose, esprit de révolte. Or je ne désire exciter rien de pareil. Entendons-nous bien : quand les victimes de l’oppression sociale se révoltent en fait, toutes mes sympathies vont vers eux, quoique non mêlées d’espérance ; quand un mouvement de révolte aboutit à un succès partiel, je me réjouis. Mais je ne désire pourtant absolument pas susciter l’esprit de révolte, et cela moins dans l’intérêt de l’ordre que dans l’intérêt moral des opprimés. Je sais trop bien que lorsqu’on est sous les chaînes d’une nécessité trop dure, si on se révolte un moment, on tombe sur les genoux le moment d’après. L’acceptation des souffrances physiques et morales inévitables, dans la mesure précise où elles sont inévitables, c’est le seul moyen de conserver sa dignité. Mais acceptation et soumission sont deux choses bien différentes.

L’esprit que je désire susciter, c’est précisément cet esprit de collaboration que vous m’opposiez. Mais un esprit de collaboration suppose une collaboration effective. Je n’aperçois à présent rien de tel à R., mais au contraire une subordination totale. C’est pourquoi j’avais rédigé cet article — qui devait, dans ma pensée, être le début d’une série — d’une manière qui pouvait vous donner l’impression d’un encouragement déguisé à la révolte ; car pour faire passer des hommes d’une subordination totale à un degré quelconque de collaboration, il faut bien, il me semble, commencer par leur faire relever la tête.

Je me demande si vous vous rendez compte de la puissance que vous exercez. C’est une puissance de dieu plutôt que d’homme. Avez-vous jamais pensé à ce que cela signifie, pour un de vos ouvriers, d’être renvoyé par vous ? Le plus souvent, je suppose, il faut qu’il quitte la commune pour chercher du travail. Il passe donc dans des communes où il n’a aucun droit à aucun secours. Si une malchance — trop probable dans les circonstances actuelles — prolonge vainement sa course errante de bureau d’embauche en bureau d’embauche, il descend, degré par degré, abandonné de Dieu et des hommes, absolument privé de toute espèce de recours, une pente qui, si quelque entreprise ne lui fait pas enfin l’aumône d’une place, le mènera en fin de compte non seulement à la mort lente, mais tout d’abord à une déchéance sans fond ; et cela sans qu’aucune fierté, aucun courage, aucune intelligence puisse l’en défendre. Vous savez bien, n’est-ce pas, que je n’exagère pas ? Tel est le prix dont on risque d’être contraint de payer, pour peu que la malchance s’en mêle, le malheur d’avoir été jugé par vous, pour une raison ou pour une autre, indésirable à R.

Quant à ceux qui demeurent à R., ce sont presque tous des manœuvres ; à l’usine, ils n’ont donc pas à collaborer, mais seulement à obéir, obéir encore et toujours, depuis le moment où ils pointent pour entrer jusqu’au moment où ils pointent pour sortir. Hors de l’usine, ils se trouvent au milieu de choses qui toutes sont faites pour eux, mais qui toutes sont faites par vous. Même leur propre coopérative, en fait ils ne la contrôlent pas.

Loin de moi l’idée de vous reprocher cette puissance. Elle a été mise entre vos mains. Vous l’exercez, j’en suis persuadée, avec la plus grande générosité possible — du moins étant donné d’une part l’obsession du rendement, d’autre part le degré inévitable d’incompréhension. Il n’en reste pas moins vrai qu’il n’y a, toujours et partout, que subordination.

Tout ce que vous faites pour les ouvriers, vous le faites gratuitement, généreusement, et ils sont perpétuellement vos obligés. Eux ne font rien qui ne soit fait ou par contrainte ou par l’appât du gain. Tous leurs gestes sont dictés ; le seul domaine où ils puissent mettre du leur, c’est la quantité, et à leurs efforts dans ce domaine correspond seulement une quantité supplémentaire de sous. Jamais ils n’ont droit à une récompense morale de la part d’autrui ou d’eux-mêmes : remerciement, éloge, ou simplement satisfaction de soi. C’est là un des pires facteurs de dépression morale dans l’industrie moderne ; je l’éprouvais tous les jours, et beaucoup, j’en suis sûre, sont comme moi. (J’ajouterai d’ailleurs ce point à mon petit questionnaire, si vous l’utilisez.)

Vous pouvez vous demander quelles formes concrètes de collaboration j’imagine. Je n’ai encore que quelques ébauches d’idées à ce sujet ; mais j’ai quelque confiance qu’on pourrait concevoir quelque chose de plus complet en étudiant concrètement la question.

Je n’ai plus qu’à vous laisser à vos propres réflexions. Vous avez un temps pour ainsi dire illimité pour décider — si toutefois quelque guerre ou quelque dictature « totalitaire » ne vient pas un de ces jours ôter à tous presque tout pouvoir de décision en tout domaine…

Je ne suis pas sans remords à votre sujet. Au cas, après tout probable, où nos échanges de vues resteraient sans effet, je n’aurais rien fait d’autre que vous communiquer des préoccupations douloureuses. Cette pensée me fait de la peine. Vous êtes relativement heureux, et le bonheur est pour moi quelque chose de précieux et digne de respect. Je ne désire pas communiquer inutilement autour de moi l’amertume ineffaçable que mon expérience m’a laissée.

Veuillez croire à mes sentiments les meilleurs.

S. Weil.


P.-S. — Il y a un point que je m’en veux d’avoir oublié à notre dernière entrevue ; je le note seulement pour me garantir, le cas échéant, d’un nouvel oubli. J’ai cru comprendre, d’après une histoire racontée par vous, qu’à l’usine il est interdit de causer sous peine d’amende. En est-il bien ainsi ? Si c’est le cas, j’aurais bien des choses à vous dire sur la dure contrainte que constitue pour un ouvrier un tel règlement, et, plus généralement, sur le principe que, dans une journée de travail, il ne faut pas gaspiller une minute.




Mardi 30 mars.
Monsieur,

Merci de votre invitation. Malheureusement il faut reculer l’entrevue de 3 semaines. Cette semaine, impossible d’aller vous voir ; je suis, physiquement, complètement à plat, et j’ai à peine la force de faire la classe. Ensuite, quinze jours de vacances, que je ne passerai pas à Bourges. À la rentrée, j’espère être relativement en forme. Voulez-vous convenir, pour fixer les idées, et sauf avis contraire de part et d’autre, que j’irai vous voir le lundi 20 avril ?

En somme, il me semble que le seul obstacle sérieux à ce que vous me preniez comme ouvrière, c’est un certain manque de confiance. Les obstacles matériels dont vous m’avez parlé sont des difficultés surmontables. Voici ce que je veux dire — Vous pensez bien que je ne considère pas les ouvriers de R. comme un terrain d’expérience ; je serais tout aussi malheureuse que vous qu’une tentative pour alléger leur sort aboutisse à l’aggraver. Si donc, en travaillant à R., j’y sentais, pour employer vos termes, une certaine sérénité que l’exécution de mes projets serait susceptible de troubler, j’y renoncerais la première. Là-dessus nous sommes d’accord. Le point délicat, c’est l’appréciation de la situation morale des ouvriers.

Sur ce point, vous ne vous fieriez pas à moi. C’est très légitime et je le comprends. Je me rends compte d’ailleurs que je suis moi-même cause dans une certaine mesure de ce manque de confiance, du fait que je vous ai écrit avec une extrême maladresse, en exprimant toutes les idées sous leur forme la plus brutale. Mais c’était consciemment. Je suis incapable d’user d’adresse, pour quelque intérêt que ce soit, envers les gens auxquels je tiens.

Si vous passez à Paris, ne manquez pas de voir le nouveau film de Charlot. Voilà enfin quelqu’un qui a exprimé une partie de ce que j’ai ressenti.

Ne croyez pas que les préoccupations sociales me fassent perdre toute joie de vivre. À cette époque de l’année sur tout, je n’oublie jamais que « Christ est ressuscité ». (Je parle par métaphore, bien entendu.) J’espère qu’il en sera de même pour tous les habitants de R.

Bien cordialement.

S. Weil.


Comme on ne doit pas se voir d’ici quelque temps, je veux vous dire d’un mot que les anecdotes et réflexions sur la vie d’usine contenues dans mes lettres vous ont donné de moi, à en juger par la réponse, une opinion plus mauvaise que je ne mérite. Il m’est apparemment impossible de me faire comprendre. Peut-être le film de Charlot y réussirait-il mieux que ce que je puis vous dire.

Si moi, qui suis vaguement censée avoir appris à m’exprimer, je n’arrive pas à me faire comprendre de vous, malgré votre bonne volonté, on se demande quels procédés pourraient amener de la compréhension entre la moyenne des ouvriers et des patrons.

Un mot encore, concernant l’approbation que vous accordez à la division du travail qui assigne à l’un le soin de pousser la varlope, à l’autre celui de penser l’assemblage. C’est là, je pense, la question fondamentale, et le seul point qui nous sépare essentiellement. J’ai remarqué, parmi les êtres frustes parmi lesquels j’ai vécu, que toujours (je n’ai trouvé aucune exception, je crois), l’élévation de la pensée (la faculté de comprendre et de former les idées générales) allait de pair avec la générosité de cœur. Autrement dit, ce qui abaisse l’intelligence dégrade tout l’homme.

Autre remarque, que je mets par écrit pour que vous puissiez la méditer. En tant qu’ouvrière, j’étais dans une situation doublement inférieure, exposée à sentir ma dignité blessée non seulement par les chefs, mais aussi par les ouvriers, du fait que je suis une femme. (Notez bien que je n’avais aucune sotte susceptibilité à l’égard du genre de plaisanteries traditionnel à l’usine.) J’ai constaté, non pas tant à l’usine qu’au cours de mes courses errantes de chômeuse, pendant lesquelles je me faisais une loi de ne jamais repousser une occasion d’entrer en conversation, qu’à peu près constamment les ouvriers capables de parler à une femme sans la blesser sont des professionnels, et ceux qui ont tendance à la traiter comme un jouet des manœuvres spécialisés. À vous de tirer les conclusions.

À mon avis le travail doit tendre, dans toute la mesure des possibilités matérielles, à constituer une éducation. Et que penser d’une classe où l’on établirait des exercices de nature radicalement différents pour les mauvais élèves et pour les bons ?

Il y a des inégalités naturelles. À mon avis, l’organisation sociale — en se plaçant du point de vue moral — est bonne pour autant qu’elle tend à les atténuer (en élevant, non en abaissant, bien entendu), mauvaise pour autant qu’elle tend à les aggraver, odieuse quand elle crée des cloisons étanches.




Monsieur[5],

J’ai encore réfléchi à ce que vous m’avez dit. Voici mes conclusions. Vous allez croire que j’ai un caractère bien irrésolu, mais j’ai simplement l’esprit lent. Je m’excuse de n’être pas arrivée immédiatement à une décision définitive, comme j’aurais dû.

Voici. Étant donné les possibilités immédiates et fort étendues de connaître votre usine que vous voulez bien m’accorder, il ne serait pas raisonnable de ma part de les sacrifier à un projet peut-être irréalisable. Car je ne pourrais travailler chez vous dans des conditions acceptables que s’il y avait une place libre et aucune demande à R., chose peu vraisemblable dans un avenir prochain. Autrement, même si vous m’inscriviez sur une liste et me faisiez passer à mon tour, les ouvriers trouveraient anormal qu’on m’embauche alors que des femmes de R. demanderaient à l’être ; ils devineraient que vous me connaissez ; je ne pourrais fournir aucune explication claire ; et des rapports de camaraderie confiante deviendraient extrêmement difficiles à établir. Ainsi, sans écarter complètement mon projet primitif, qui se trouve pourtant renvoyé à un avenir indéterminé, j’accepte votre proposition de consacrer une journée à l’usine. Je vous proposerai une date ultérieurement. Quant à M. M.[6], je vous laisse le soin de décider s’il vaut mieux lui demander immédiatement d’accorder ou refuser une autorisation de principe, tout en lui faisant remarquer que mon projet est soumis à des conditions qui rendent l’exécution peu probable, en tout cas prochainement ; ou s’il vaut mieux ne rien dire jusqu’au jour où une possibilité concrète de travailler chez vous se présenterait pour moi. L’avantage qu’il y aurait pour moi à savoir tout de suite à quoi m’en tenir serait que, s’il dit non, je ne serai retenue dans mes investigations à R. par aucune arrière-pensée ; dans le cas contraire, je tâcherai à tout hasard de ne pas trop me faire remarquer au cours de mes visites à l’usine. D’un autre côté, un projet si vague ne vaut peut-être pas la peine qu’on en parle. À vous de faire ce qu’il vous plaira. Encore une fois, je m’excuse d’avoir varié comme j’ai fait.

Permettez-moi de vous rappeler que je vous demande en tout cas de ne pas parler à M. M. de mon expérience dans les usines parisiennes, ni d’ailleurs à personne.

J’ai pensé à ce que vous m’avez dit sur la manière dont s’opère le choix des ouvriers à renvoyer, en cas de réduction du personnel. Je sais bien que votre méthode est la seule défendable du point de vue de l’entreprise. Mais placez-vous un moment à l’autre point de vue — celui d’en bas. Quelle puissance donne à vos chefs de service cette responsabilité de désigner, parmi les ouvriers polonais, ceux qui sont à renvoyer comme étant les moins utiles ! Je ne les connais pas, j’ignore comment ils usent d’une telle puissance. Mais je peux me représenter la situation de ces ouvriers polonais, qui, je pense, se doutent qu’un jour ou l’autre vous pourrez être de nouveau contraint de renvoyer quelques-uns d’entre eux, devant le chef de service qui serait chargé ce jour-là de vous désigner tel ou tel comme étant moins utile que ses camarades. Combien ils doivent trembler devant lui et redouter de lui déplaire ! Me jugerez-vous encore ultra-sensible si je vous dis que j’imagine cela très bien, et que cela me fait mai ? Supposez-vous placé dans une telle situation, avec femme et enfants à votre charge, et demandez-vous dans quelle mesure il vous serait possible de conserver votre dignité.

N’y aurait-il pas moyen d’établir — en le faisant savoir, bien entendu — n’importe quel autre criterium non soumis à l’arbitraire : charges de famille, ancienneté, tirage au sort, ou combinaison des trois ? Cela comporterait peut-être de graves inconvénients, je n’en sais rien ; mais je vous supplie de considérer quels avantages moraux en résulteraient pour ces malheureux, placés dans une si douloureuse insécurité par la faute du gouvernement français.

Voyez-vous, ce n’est pas la subordination en elle-même qui me choque, mais certaines formes de subordination comportant des conséquences moralement intolérables. Par exemple, quand les circonstances sont telles que la subordination implique non seulement la nécessité d’obéir, mais aussi le souci constant de ne pas déplaire, cela me paraît dur à supporter. — D’un autre côté, je ne puis accepter les formes de subordination où l’intelligence, l’ingéniosité, la volonté, la conscience professionnelle n’ont à intervenir que dans l’élaboration des ordres par le chef, et où l’exécution exige seulement une soumission passive dans laquelle ni l’esprit ni le cœur n’ont part ; de sorte que le subordonné joue presque le rôle d’une chose maniée par l’intelligence d’autrui. Telle était ma situation comme ouvrière.

Au contraire quand les ordres confèrent une responsabilité à celui qui les exécute, exigent de sa part les vertus de courage, de volonté, de conscience et d’intelligence qui définissent la valeur humaine, impliquent une certaine confiance mutuelle entre le chef et le subordonné, et ne comportent que dans une faible mesure un pouvoir arbitraire entre les mains du chef, la subordination est une chose belle et honorable.

Soit dit en passant, j’aurais été reconnaissante à un chef qui aurait bien voulu m’assigner un jour quelque tâche, même pénible, malpropre, dangereuse et mal rétribuée, mais qui aurait impliqué de sa part une certaine confiance en moi ; et j’aurais obéi, ce jour-là, de tout mon cœur. Et je suis sûre que beaucoup d’ouvriers sont comme moi. Il y a là une ressource morale qu’on n’utilise pas.

Mais assez là-dessus. Je vous écrirai le plus tôt que je pourrai quelle journée je compte passer à R. Il m’est impossible de vous dire combien je vous sais gré des facilités que vous me procurez pour comprendre ce que c’est qu’une usine.

Bien cordialement.

S. Weil.


P.-S. — Pourriez-vous me faire envoyer les numéros de votre journal parus depuis le no 30 ? Ma collection s’arrête là. Mais je serais malheureuse si quelqu’un subissait une engueulade à cause de moi…




Monsieur[7],

J’aurais voulu vous répondre plus tôt. Je n’ai pas eu jusqu’ici la possibilité de fixer une date. Vous convient-il que j’aille vous voir jeudi 30 avril, à l’heure habituelle ? Si oui, inutile de répondre. La proposition que vous me faites, de passer une journée entière à R. pour tout voir de plus près, est celle qui pouvait me faire le plus de plaisir ; seulement je pense qu’une entrevue préalable est nécessaire pour fixer le programme. Je vous remercie infiniment de me fournir ainsi le moyen de mieux me rendre compte. Je ne demande certes qu’à mettre en tout domaine mes idées à l’épreuve du contact avec les faits ; et croyez bien que la probité intellectuelle est toujours à mes yeux le premier des devoirs.

Je voudrais, pour abréger les explications orales, vous savoir persuadé que vous avez mal interprété certaines de mes réactions. L’hostilité systématique envers les supérieurs, l’envie à l’égard des plus favorisés, la haine de la discipline, le mécontentement perpétuel, tous ces sentiments mesquins sont absolument étrangers à mon caractère. J’ai au plus haut point le respect de la discipline dans le travail, et je méprise quiconque ne sait pas obéir. Je sais très bien aussi que toute organisation implique des ordres donnés et reçus. Mais il y a ordres et ordres. Moi, j’ai subi comme ouvrière une subordination qui m’a été intolérable, encore que j’aie toujours (ou presque) strictement obéi, et que je sois parvenue péniblement à une espèce de résignation. Je n’ai pas à me justifier (pour employer votre expression) d’avoir éprouvé dans cette situation une souffrance intolérable, j’ai seulement à essayer d’en déterminer exactement les causes ; tout ce qu’on pourrait avoir à me reprocher à ce sujet serait de me tromper dans cette détermination, ce qui est peut-être le cas. D’autre part jamais, en aucun cas, je ne consentirai à juger convenable pour un de mes semblables, quel qu’il soit, ce que je juge moralement intolérable pour moi-même ; si différents que soient les hommes, mon sentiment de la dignité humaine reste identiquement le même, qu’il s’agisse de moi ou de n’importe quel homme, même si entre lui et moi on peut établir à d’autres égards des rapports de supériorité ou d’infériorité. Sur ce point, jamais rien au monde ne me fera varier, du moins je l’espère. Pour tout le reste, je ne demande qu’à me débarrasser de toutes les idées préconçues susceptibles de fausser mon jugement.

Une de vos phrases m’a fait longtemps rêver ; c’est celle où vous parlez de contacts plus intimes entre l’usine et moi qui pourraient peut-être être organisés un jour. Avez-vous quelque chose de concret dans l’esprit, en vous exprimant de la sorte ? Si oui, j’espère que vous m’en ferez part. Je me demande si vous désirez seulement, par pure générosité à mon égard, me donner des moyens de m’instruire, de compléter, préciser et rectifier mes vues trop sommaires et sans doute partiellement fausses sur l’organisation industrielle ; ou bien si vous pensez que je pourrais être éventuellement capable de me rendre utile, autrement que de la manière que je vous avais suggérée. Pour moi, je n’ai jusqu’à ce jour aucune raison d’avoir confiance dans mes propres capacités ; mais si vous aviez dans l’esprit une manière quelconque de les mettre à l’épreuve, dans l’intérêt de la population ouvrière, sur la base de quelques idées sur lesquelles, en dépit des divergences, nous serions au préalable arrivés à nous mettre d’accord, cela mériterait réflexion de ma part.

Nous parlerons de tout cela et de bien d’autres choses jeudi, si vous le voulez bien. Si vendredi vous convient mieux, vous n’avez qu’à m’en avertir et je m’y conformerai.

Bien cordialement.

S. Weil.




Monsieur[8],

Il ne m’est pas encore possible de vous fixer une date. Mais, en attendant, j’ai été si touchée de la générosité dont vous faites preuve à mon égard — en me recevant, en répondant à mes questions, en m’ouvrant votre usine comme vous faites, que j’ai résolu de vous faire de la copie, de manière à vous faire regagner au moins une partie du temps que je vous coûte.

Cependant je me demandais avec inquiétude comment j’arriverais à prendre sur moi d’écrire en me soumettant à des limites imposées, car il s’agit évidemment de vous faire de la prose bien sage, autant que j’en suis capable… Heureusement il m’est revenu à la mémoire un vieux projet qui me tient vivement à cœur, celui de rendre les chefs-d’œuvre de la poésie grecque (que j’aime passionnément) accessibles aux masses populaires. J’ai senti, l’an dernier, que la grande poésie grecque serait cent fois plus proche du peuple, s’il pouvait la connaître, que la littérature française classique et moderne.

J’ai commencé par Antigone. Si j’ai réussi dans mon dessein, cela doit pouvoir intéresser et toucher tout le monde — depuis le directeur jusqu’au dernier manœuvre ; et celui-ci doit pouvoir pénétrer là dedans presque de plain-pied, et cependant sans avoir jamais l’impression d’aucune condescendance, d’aucun effort accompli pour se mettre à sa portée. C’est ainsi que je comprends la vulgarisation. Mais j’ignore si j’ai réussi.

Antigone n’a rien d’une histoire morale pour enfants sages ; j’espère cependant que vous n’irez pas jusqu’à trouver Sophocle subversif…

Si cet article plaît — et s’il ne plaît pas, c’est que je ne sais pas écrire — je pourrai vous en faire encore toute une série, d’après d’autres tragédies de Sophocle, et d’après l’Iliade. Homère et Sophocle fourmillent de choses poignantes, profondément humaines, qu’il s’agit seulement d’exprimer et de présenter de manière à les rendre accessibles à tous.

Je pense avec une certaine satisfaction que si je fais ces articles, et si on les lit, les manœuvres les plus illettrés de R. en sauront plus sur la littérature grecque que 99 % des bacheliers — et encore !…

Au reste, c’est aux approches de l’été seulement que j’aurai assez de loisir pour ce travail.

À bientôt, j’espère, et bien cordialement.

S. Weil.


J’espère que vous pourrez vous arranger pour passer ce papier en une seule fois.




Fragment de lettre[9].


Monsieur,

En principe, je pense venir dans 15 jours. J’écrirai pour confirmer.

Vous pouvez mettre, comme pseudonyme au papier sur Antigone, « Cléanthe » (c’est le nom d’un Grec qui combinait l’étude de la philosophie stoïcienne avec le métier de porteur d’eau). Je signerais, sans la question de l’embauchage éventuel.

Si vous pensez que cela m’a coûté de présenter Antigone comme j’ai fait, vous avez tort de m’en remercier : on ne remercie pas les gens des contraintes qu’on leur impose. Mais en fait ce n’est pas le cas, ou à peu près pas. Je trouve plus beau d’exposer le drame dans sa nudité. Peut-être m’arrivera-t-il pour d’autres textes d’esquisser en quelques mots des applications possibles à la vie contemporaine ; j’espère toutefois qu’elles ne vous paraîtront pas inacceptables.

Ce qui, en revanche, m’a été pénible, c’est le fait même d’écrire en ayant présente à l’esprit la question : est-ce que ceci peut passer ? Cela ne m’était jamais arrivé, et il y a bien peu de considérations capables de m’amener à m’y résoudre. La plume se refuse à ce genre de contrainte, quand on a appris à la manier comme il convient. Mais je continuerai néanmoins, bien entendu.

J’ai une grande ambition, mais à laquelle j’ose à peine penser, tant elle est difficile à réaliser : ce serait, après cette série de papiers, d’en faire une autre — mais compréhensible et intéressante pour n’importe quel manœuvre — sur la création de la science moderne par les Grecs ; histoire merveilleuse, et généralement ignorée même des gens cultivés.

Vous ne m’avez pas comprise en ce qui concerne les licenciements. Ce n’est pas l’arbitraire même que je voudrais voir limiter. Lorsqu’il s’agit d’une mesure aussi cruelle (ce n’est pas à vous que ce reproche s’adresse) le choix en lui-même me paraît dans une certaine mesure indifférent. Ce que je trouve incompatible avec la dignité humaine, c’est la crainte de déplaire engendrée chez les subordonnés par la croyance en un choix susceptible d’être arbitraire. La règle la plus absurde en elle-même, mais fixe, serait un progrès à cet égard, ou encore, l’organisation d’un procédé de contrôle quelconque permettant aux ouvriers de se rendre compte que le choix n’est pas arbitraire. Bien sûr, vous êtes seul juge des possibilités. En tout cas, comment ne considérerais-je pas les hommes placés dans cette situation morale comme des opprimés ? Ce qui n’implique pas nécessairement que vous soyez un oppresseur.




Monsieur[10],

J’ai attendu de jour en jour, pour vous écrire, de pouvoir vous fixer une date. Je n’ai pas eu jusqu’ici la possibilité de le faire, parce que je n’ai pas été bien du tout tous ces temps-ci. Or, passer toute une journée à visiter une usine, c’est fatigant ; et ce ne peut être profitable que si on est capable de conserver jusqu’au soir sa lucidité et sa présence d’esprit.

Je viendrai, sauf avis contraire, le vendredi 12 juin, à 7 h. 40 comme convenu.

Je vous apporterai un nouveau papier sur une autre tragédie de Sophocle. Mais je ne vous le laisserai que si vous pouvez trouver des dispositions typographiques satisfaisantes. Car pour Antigone, j’ai quelques reproches assez sérieux à vous faire concernant la disposition typographique.

Toute réflexion faite, je ne visiterai pas de logement ouvrier. Je ne peux pas croire qu’une visite de ce genre ne risque pas de blesser ; et il faudrait des considérations bien puissantes pour m’amener à risquer de blesser des gens qui, lorsqu’on les blesse, doivent se taire et même sourire.

D’ailleurs, quand je dis qu’il y a risque de blesser, au fond je suis convaincue que les ouvriers sont effectivement blessés par des choses de ce genre, pour peu qu’ils aient pu garder quelque fierté. Supposez qu’un visiteur particulièrement curieux désire connaître les conditions de vie non seulement des ouvriers, mais aussi du directeur, et que M. M., à cet effet, lui fasse visiter votre maison. J’ai peine à croire que vous trouveriez cela tout naturel. Je ne vois aucune différence entre les deux cas.

J’ai vu avec plaisir qu’il semble y avoir eu collaboration ouvrière dans votre journal, à propos de la question des croissants. L’article de l’ouvrière qui en demande la suppression m’a particulièrement frappée. Vous me donnerez, j’espère, quelques renseignements sur elle.

Bien cordialement.

S. Weil.


P.-S. — J’ai été très intéressée aussi par la réponse de celle qui demande des articles sur l’organisation de l’usine.




Mercredi (10 juin 1936).
Monsieur,

Je me trouve dans la nécessité d’aller à Paris demain et après-demain, pour y voir des amis de passage. Il faut donc encore remettre cette visite.

Au reste, cela vaut mieux ainsi : en ce moment, je serais incapable de me trouver parmi vos ouvriers sans aller à eux pour les féliciter chaleureusement.

Vous ne doutez pas, je pense, des sentiments de joie et de délivrance indicible que m’a apportés ce beau mouvement gréviste. Les suites seront ce qu’elles pourront être. Mais elles ne peuvent effacer la valeur de ces belles journées joyeuses et fraternelles, ni le soulagement qu’ont éprouvé les ouvriers à voir ceux qui les dominent plier une fois devant eux.

Je vous écris ainsi pour ne pas laisser d’équivoque entre nous. Si j’apportais à vos ouvriers mes félicitations pour leur victoire, vous trouveriez sans doute que j’abuse de votre hospitalité. Il vaut mieux attendre que les choses se tassent. Si toutefois, après ces quelques lignes, vous consentez encore à me recevoir…

Bien cordialement

S. Weil.




Réponse de M. B.

13. 6. 36.
Mademoiselle,

Si, par hypothèse, les événements qui vous réjouissent avaient évolué à l’inverse, je ne crois pas, mes réactions n’étant pas à sens unique, que j’eusse éprouvé des « sentiments de joie et de délivrance indicibles » à voir les ouvriers plier devant les patrons.

Au moins, je suis tout à fait sûr qu’il m’aurait été impossible de vous en adresser le témoignage.

Je vous prie, Mademoiselle, d’agréer mes regrets de ne pouvoir, sans mensonge, vous exprimer que des sentiments de courtoisie.




Monsieur[11],

Vous m’écrivez exactement comme si j’avais manqué d’élégance morale au point de triompher de vaincus et d’opprimés. Bien sûr, si vous étiez en prison, ou sur le pavé, ou exilé, ou quoi que ce soit de ce genre, je m’abstiendrais d’exprimer de la joie à ce sujet ou même d’en éprouver. Mais, jusqu’à nouvel ordre, vous êtes directeur à R., n’est-ce pas ? Les ouvriers continuent à travailler sous vos ordres ? Même avec les nouveaux salaires, vous continuez à gagner un peu plus qu’un mouleur, j’imagine ? En dernière analyse, rien d’essentiel n’a changé. Quant à l’avenir, personne ne sait ce qu’il apportera, ni si la victoire ouvrière actuelle aura constitué en fin de compte une étape vers un régime totalitaire communiste, ou vers un régime totalitaire fasciste, ou (ce que j’espère, hélas, sans y croire) vers un régime non totalitaire.

Croyez-moi — et surtout, n’imaginez pas que je parle ironiquement — si ce mouvement gréviste a provoqué en moi une joie pure (joie assez vite remplacée, d’ailleurs, par l’angoisse qui ne me quitte pas depuis l’époque déjà lointaine où j’ai compris vers quelles catastrophes nous allons), c’est non seulement dans l’intérêt des ouvriers, mais aussi dans l’intérêt des patrons. Je ne pense pas en ce moment à l’intérêt matériel — peut-être les conséquences de cette grève seront-elles en fin de compte néfastes pour l’intérêt matériel des uns et des autres, on ne sait pas — mais à l’intérêt moral, au salut de l’âme. Je pense qu’il est bon pour les opprimés d’avoir pu pendant quelques jours affirmer leur existence, relever la tête, imposer leur volonté, obtenir des avantages dus à autre chose qu’à une générosité condescendante. Et je pense qu’il est également bon pour les chefs — pour le salut de leur âme — d’avoir dû à leur tour, une fois dans leur vie, plier devant la force et subir une humiliation. J’en suis heureuse pour eux.

Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Ne pas éprouver cette joie ? Mais je la juge légitime. Je n’ai eu à aucun moment d’illusion sur les conséquences possibles du mouvement, je n’ai rien fait pour le susciter ni le prolonger ; du moins pouvais-je partager la joie pure et profonde qui animait mes camarades d’esclavage. Ne pas vous exprimer cette joie ? Mais comprenez donc notre situation respective. Des relations cordiales entre vous et moi impliqueraient de ma part la pire hypocrisie si je vous laissais croire un instant qu’elles comportent la moindre nuance de bienveillance à l’égard de la force oppressive que vous représentez et que vous maniez dans votre sphère, comme subordonné immédiat du patron. Il serait facile et avantageux pour moi de vous laisser dans l’erreur à ce sujet. En m’exprimant avec une franchise brutale qui ne peut avoir, pratiquement, que de mauvaises conséquences, je vous donne un témoignage d’estime.

Bref, il dépend de vous de renouer ou non les relations qui existaient entre nous avant les événements actuels. Dans l’un et l’autre cas, je n’oublierai pas que je vous dois, sur le plan intellectuel, une vue un peu plus claire concernant certains des problèmes qui me préoccupent.

S. Weil.


P.-S. — J’ai encore un service à vous demander, que, j’espère, vous voudrez bien me rendre dans tous les cas. Je vais probablement me décider, en fin de compte, à écrire quelque chose concernant le travail industriel. Voudriez-vous avoir l’obligeance de me renvoyer toutes les lettres où je vous ai parlé de la condition ouvrière ? J’y ai noté des faits, des impressions et des idées dont certains ne me reviendraient peut-être pas à l’esprit. Merci d’avance.

J’espère, d’autre part, qu’aucun changement dans vos sentiments à mon égard ne vous fera oublier que vous m’avez promis un secret absolu concernant mon expérience dans les usines.


  1. Cet ingénieur avait fondé une petite revue ouvrière, Entre Nous.
  2. Voir le texte à la suite de la lettre.
  3. Le propriétaire de l’usine.
  4. Voir lettre précédente.
  5. Non datée (avril 1936 ?).
  6. Propriétaire de l’usine.
  7. Non datée (avril 1936 ?).
  8. Non datée (avril-mai 1936 ?).
  9. Non daté (avril-mai 1936 ?).
  10. Non datée (avril-mai 1936). Voir notes pp. 152, 153, 155.
  11. Non datée, juin 1936.