Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 35-107).


πόλλ᾽ ἀεκαζομένη, κρατερὴ δ᾽ ἐπικείσετ᾽ ἀνάγκη.[1]




JOURNAL D’USINE



Non seulement que l’homme sache ce qu’il fait — mais si possible qu’il en perçoive l’usage — qu’il perçoive la nature modifiée par lui.

Que pour chacun son propre travail soit un objet de contemplation.



Première semaine.


Entrée le mardi 4 décembre 1934.


Mardi. — 3 h. de travail dans la journée : début de la matinée, 1 h. de perçage (Catsous).

Fin de la matinée, 1 h. de presse avec Jacquot (c’est là que j’ai fait connaissance avec le magasinier). Fin de l’après-midi : ¾ h. à tourner une manivelle pour aider à faire cartons (avec Dubois).

Mercredi matin.Balancier toute la matinée, avec des arrêts. Fait sans me presser, par suite sans fatigue. Coulé !

De 3 à 4, travail facile à presse ; 0,70 %. Coulé néanmoins.

À 4 h. ¾ : machine à boutons.


Jeudi matin.Machine à boutons ; 0,56 % (devait être 0,72). 1 160 dans toute la matinée — très difficile.

Après-midi. — Panne d’électricité. Attente de 1 h. ¼ à 3 h. Sortie à 3 h.


Vendredi. — Pièces à angle droit, à la presse (outil devant seulement accentuer l’angle droit). 100 pièces loupées (écrasées, la vis s’étant desserrée).

À partir de 11 h., travail à la main : ôter les cartons dans un montage qu’on voulait refaire (circuits magnétiques fixes — remplacer carton par plaquettes de cuivre). Outils : maillet, tuyau à air comprimé, lame de scie, boîte à lumière, très fatigante pour les yeux.

Tour à l’outillage, mais pas le temps d’y voir grand chose. Engueulée pour y être allée.


Samedi. — Cartons.

Pas un seul bon non coulé.


Ouvrières :
Mme  Forestier.
Mimi.
Admiratr. de Tolstoï (Eugénie).
Ma coéquip. des barres de fer (Louisette).
Sœur de Mimi.
Chat.
Blonde de l’usine de guerre.
Rouquine (Joséphine).
Divorcée.
Mère du gosse brûlé.
Celle qui m’a donné un petit pain.
Italienne.
Dubois.


Personnages :
Mouquet.
Chastel.
Magasinier (Pommera).
Régleurs :
Ilion.
Léon.
Catsous (Michel).
« Jacquot » (redevenu ouvrier).
Robert.
« Biol » ( fond).
(Ou V… ?)
« …… » (four).
Ouvriers :
violoniste
blond avantageux
vieux à lunettes (lecteur de l’Auto)
chanteur au four
ouvr. à lunettes du perçage ( « on y va voir »… très gentil)
gars au maillet (boit — le seul)
son coéquipier
mon « fiancé »
son frangin (?)
jeune Ital. blond
soudeur
chaudronnier



Deuxième semaine.


Lundi, mardi, mercredi. — Chef du personnel me fait appeler à 10 h. pour me dire qu’on met mon taux d’affûtage à 2 fr. (en fait, ce sera 1 fr. 80). Ôter les cartons. Mardi violent mal de tête, travail très lent et mauvais (mercredi je suis arrivée à le faire vite et bien, en tapant fort et juste avec le maillet — mais un mal aux yeux terrible).

Jeudi. — De 10 h. (ou plus tôt ?) à 2 h. environ, planage avec le grand balancier. Travail recommencé, une fois achevé entièrement, sur l’ordre du chef d’atelier, et recommencé de manière pénible et dangereuse.


Ordre de recommencer justifié, ou brimade ? En tout cas, Mouquet me l’a fait recommencer d’une manière épuisante et dangereuse (il fallait se baisser à chaque fois sous peine de recevoir le lourd contrepoids en plein sur la tête). Pitié et indignation muettes des voisins. Moi, en fureur contre moi-même (sans raison, car personne ne m’avait dit que je ne frappais pas assez fort), avais le sentiment stupide que ça ne valait pas la peine de faire attention à me protéger. Pas d’accident néanmoins. Régleur (Léon) très irrité, sans doute contre Mouquet, mais non explicitement.

À 11 h. ¾, regard…

Après-midi : arrêt jusqu’à 4 h.

De 4 h. à 5 h. ¾……


Vendredi.

Presse — rondelles auxquelles l’outil donnait un trou et une forme. (⊙) Travaillé toute la journée. Bon non coulé, malgré nécessité de remettre un ressort, le ressort s’étant cassé. Première fois que j’ai travaillé toute la journée à la même machine : grande fatigue, bien que je n’aie pas donné toute ma vitesse. Erreur sur le compte, rectifiée à ma demande par l’ouvrière qui m’a suivie (très chic !)


Samedi. — 1 h. pour pratiquer un trou dans des bouts de laitons, placés contre une butée très basse que je ne voyais pas, ce qui m’en a fait louper 6 ou 7 (travail fait la veille avec succès par une nouvelle qui n’avait jamais travaillé, au dire du régleur Léon, qui gueule tant qu’il peut). Coulé — mais pas de réprimande pour les pièces loupées, parce que le compte y est.

¾ h. pour couper de petites barres de laiton avec Léon.

Facile — pas de bêtise.

Arrêt, nettoyage de machines.

1 bon non coulé (de 25 fr. 50).


Ouvrière renvoyée — tuberculeuse — avait plusieurs fois loupé des centaines de pièces (mais combien ?). Une fois, juste avant de tomber très malade ; aussi on lui avait pardonné. Cette fois, 500. Mais en équipe du soir (2 h. ½ à 10 h. ½), quand toutes les lumières sont éteintes, sauf les baladeuses (lesquelles n’éclairent rien du tout). Le drame se complique du fait que la responsabilité du monteur (Jacquot) est automatiquement engagée. Les ouvrières avec lesquelles je suis (Chat et autres, à l’arrêt — dont adm. de Tolstoï ?) pour Jacquot. Une d’elles : « Il faut être plus consciencieux, quand on a sa vie à gagner. »

Il paraît que cette ouvrière avait refusé la commande en question (sans doute délicate et mal payée) « travail trop dur », dit-on. Le chef d’atelier lui avait dit : « Si ce n’est pas fait demain matin… ». On en a conclu, sans doute, qu’elle avait loupé par mauvaise volonté. Pas un mot de sympathie des ouvrières, qui connaissent pourtant cet écœurement devant une besogne où l’on s’épuise en sachant qu’on gagnera 2 fr. ou moins et qu’on sera engueulé pour avoir coulé le bon — écœurement que la maladie doit décupler. Ce manque de sympathie s’explique du fait qu’un « mauvais » boulot, s’il est épargné à une, est fait par une autre… Commentaire d’une ouvrière (Mme  Forestier ?) « Elle n’aurait pas dû répondre… quand on a sa vie à gagner, il faut ce qu’il faut… (répété plusieurs fois)… Elle aurait pu alors aller dire au sous-directeur : J’ai eu tort, oui, mais ce n’est pas tout à fait de ma faute quand même : on n’y voit pas bien clair, etc. Je ne le ferai plus, etc. »

« Quand on a sa vie à gagner » : cette expression a en partie pour cause le fait que certaines ouvrières, mariées, travaillent non pour vivre, mais pour avoir un peu plus de bien-être. (Celle-là avait un mari, mais chômeur.) Inégalité très considérable entre les ouvrières…

Système de salaire. Bon coulé au-dessous de 3 fr. On règle les bons coulés, à la fin de la quinzaine, en petit comité (Mouquet, le chrono… Le chrono est impitoyable ; M., sans doute, défend un peu les ouvrières) à un prix arbitraire — des fois 4 fr., des fois 3 fr., des fois au taux d’affûtage (2 fr. 40 pour les autres). Des fois on ne paie que le prix effectivement réalisé, en déduisant du boni la différence avec le taux d’affûtage. Quand une ouvrière se juge victime d’une injustice, elle va se plaindre. Mais c’est humiliant, vu qu’elle n’a aucun droit et se trouve à la merci du bon vouloir des chefs, lesquels décident d’après la valeur de l’ouvrière, et dans une large mesure d’après leur fantaisie.

Le temps perdu entre les tâches ou doit être marqué sur les bons (mais alors on risque de les couler, surtout pour les petites commandes) ou est déduit de la paye. On compte alors moins de 96 h. pour la quinzaine.

C’est un mode de contrôle ; sans cela on marquerait toujours des temps plus courts que ceux effectivement employés.

Système des heures d’avance.

Histoire racontée. Mouquet : sœur de Mimi va le trouver pour se plaindre du prix d’un bon ; il la renvoie brutalement à son travail. Elle s’en va en rouspétant. 10 m. — il va la trouver : « Qu’est-ce qu’il y a ? » et arrange l’affaire.

« Il n’y en a pas beaucoup qui osent couler les bons. »



Troisième semaine.


Tâches :


Lundi 17, matin. — Au petit balancier.

Planage toute la matinée — fatigant — coulé.

Le souvenir de mon aventure au grand balancier me fait craindre de ne pas frapper assez fort. D’autre part il ne faut pas, paraît-il, frapper trop fort. Et le bon comporterait une vitesse qui me semble fantastique…

Fin de la matinée : rondelles dans barres de métal, avec presse lourde de Robert.

Après-midi — presse : pièces fort difficiles à placer, à 0,56 % (600 de 2 h. ½ à 5 h. ¼ ; une ½ h. pour remonter la machine, qui s’était déréglée parce que j’avais laissé une pièce dans l’outil. Fatiguée et écœurée. Sentiment d’avoir été un être libre 24 h. (le dimanche), et de devoir me réadapter à une condition servile. Dégoût, à cause de ces 56 centimes, contraignant à se tendre et à s’épuiser avec la certitude d’une engueulade ou pour lenteur ou pour loupage… Augmenté par le fait que je dîne chez mes parents — Sentiment d’esclavage —

Vertige de la vitesse. (Surtout quand pour s’y jeter il faut vaincre fatigue, maux de tête, écœurement.)

Mimi à côté de moi —

Mouquet : ne pas mettre les doigts. « Vous ne mangez pas avec vos doigts… »


Mardi 18. — Mêmes pièces — 500 de 7 h. à 8 h. ¾, toutes loupées.

De 9 h. à 5 h., travail à deux, payé à l’heure : barres de fer de 3 m. de long, lourdes de 30 à 50 kg. Fort pénible, mais non énervant. Une certaine joie de l’effort musculaire… mais le soir épuisement. Les autres regardent avec pitié, notamment Robert.


Mercredi 19. — 7 h. à 11 h., arrêt.

11 h. à 5., lourde presse pour faire des rondelles dans une barre de tôle avec Robert. Bon coulé (2 fr. l’h. ; 2 fr. 28 pour mille rondelles). Mal de tête très violent, travail accompli en pleurant presque sans arrêt. (En rentrant, crise de sanglots interminable.) Pas de bêtises cependant, sauf 3 ou 4 pièces loupées.

Conseils du magasinier, lumineux. Ne pédaler qu’avec la jambe, pas avec tout le corps ; pousser la bande avec une main, la maintenir avec l’autre, au lieu de tirer et maintenir avec la même. Rapport du travail avec l’athlétisme.

Robert assez dur quand il voit que j’ai loupé deux pièces.


Jeudi 20, vendredi 21. — Presse légère pour marquer les rivets — 0,62 % — réalisé 2 fr. 40 l’heure (plus).


(Avertissement aimable du chef d’équipe : si vous les loupez, on vous fout à la porte.) 3 000 – gagné 18 fr. 60. Bon coulé néanmoins : minimum 3 fr. Pas de bêtises, mais retardée par des scrupules irraisonnés.

Rivetage : travail de combinaison. Seule difficulté, faire les opérations dans l’ordre. Ici, par exemple, deux loupés parce que j’avais riveté avant d’avoir tout assemblé, par distraction.

Le jeudi, paye : 241 fr. 60.


Samedi 22. — Rivetage avec Ilion. Travail assez agréable — 0,028 la pièce. Bon non coulé, mais cela en donnant toute ma vitesse. Effort constant — non sans un certain plaisir, parce que je réussis.

Salaire probable : 48 h. à 1 fr.80 = 86 fr.25. Boni : pour le mardi, si on a travaillé à 4 fr. l’h., 17 fr. 60 ; pour le mercredi 1 fr. 20, pour jeudi et vendredi 0, 60 × 15 ( environ) = 9 fr. ; pour samedi 1 fr. 20 × 3,5 = 4 fr. 20. Donc :

17 fr. 60 + 1 fr. 60 + 9 fr. + 4 fr. 20 = 32 fr. 40. Cela ferait 86 fr. 25 + 32 fr. 40 = 118 fr. 65. Là-dessus peut être une retenue correspondant à la tâche où j’ai loupé 500 pièces.

En fait j’ai eu un boni de 36 fr. 75 (mais ¾ d’h. déduits, soit 1 fr. 20). Donc 4 fr. 35 de plus que je n’avais cru. Sans doute un bon arrangé — probablement planage de lundi matin.

Un bon non coulé (de 12 fr.).



Quatrième semaine.


Mise à pied (semaine Noël-jour de l’an). Prends froid — ai de la fièvre au cours de la semaine (fort peu) et des maux de tête terribles ; quand vient la fin des fêtes et le moment de reprendre le travail, je suis encore enrhumée, et, surtout, brisée de fatigue.

Jeune chômeur rencontré le jour de Noël…



Cinquième semaine.


Mercredi 2. — 7 h. ¼ à 8 h. ¾ : découpage dans longue bande métal, à grosse presse avec Robert. 677 pièces à 0,319 %. Marqué 1 h. 10. Accroc au début par manque d’huile. Difficulté à couper la bande. À la tirer. Retiré pièces trop souvent. Gagné 1 fr. 85 ; au taux d’affûtage on doit me payer 2 fr. 10. Différence de 0 fr. 25.

8 h. 50 à 11 h. ¾ : trous pour connexions, avec le petit balancier (nom ?). Lenteur au début, parce que trop enfoncé outil, trop longuement placé pièce — et regardé à côté. 830 pièces à 0,84 %. Gagné 7 fr. ; coulé, mais de peu. Effect. 2 fr. 30, marqué pour 2 fr. 80.

Pour la matinée : 1 h. à regagner.

1 h. ¼ à 2 h. ½ : arrêt (1 h. seulement marquée).

2 h. ½ à 4 h. : presse. Cambré pièces découpées le matin : 600. 0,54 % ; gagné donc 3 fr. 24. Marqué 1 h. 20 (¼ h. de plus que si pas coulé).

4 h. ½ à 5 h. ¼ : four. Travail très pénible : non seulement chaleur intolérable, mais les flammes vont jusqu’à vous lécher les mains et les bras. Il faut dompter les réflexes, sous peine de louper… (une loupée !). Il y a 500 pièces (le reste jeudi matin), payées 4 fr. 80 les 100. Donc 24 fr. le tout.

Je dispose de 8 heures.

En dehors de ça, j’ai dans la journée 3 h. 40 + 1 h. ¼ + 1 h. 20 = 6 h. ¼. 2 h. ¾ à regagner. En tenir compte. Demain je ne ferai sans doute pas plus de 3 ½ ou 4 h…

Four. Le premier soir, vers 5 h., la douleur de la brûlure, l’épuisement et les maux de tête me font perdre tout à fait la maîtrise de mes mouvements. Je n’arrive pas à baisser le tablier du four. Un chaudronnier se précipite et le baisse pour moi. Quelle reconnaissance, à des moments pareils ! Aussi quand le petit gars qui m’a allumé le four m’a montré comment baisser le tablier avec un crochet, avec bien moins de peine. En revanche, quand Mouquet me suggère de mettre les pièces à ma droite pour passer moins souvent devant le four, j’ai surtout du dépit de n’y avoir pas songé moi-même. Toutes les fois que je me suis brûlée, le soudeur m’a adressé un sourire de sympathie.

3 bons non coulés (four 2, 1 rivetage) pour 24 fr. 60 + 9 fr. 20 + 29 fr. 40 = 63 fr. 20.


Jeudi 3. — 7 h.-9 h. ¼ : four. Nettement moins pénible que la veille, malgré un mal de tête violent dès le réveil. Ai appris à ne pas tellement m’exposer à la flamme, et à courir peu de risque de louper. Très dur néanmoins. Bruit terrible des coups de maillet, à quelques mètres.

Gagné 24 fr. 60 au four. Marqué 6 h. Mis 3 h. (donc 8 fr. 20 l’h.).

9 h. ¼-11 h. ¼ (ou ½ ?) : passé journée au perçage. Rivetage amusant : passer rivets dans piles de feuilles métalliques trouées. Mais bon inévitablement coulé. Marqué combien ? Sans doute 1 h. ¼ ? ou ½ ? ou ¾ ? En tout cas au-dessous de mon tx d’affûtage (diff. de plus de 1 h., sans doute).

11 h. ½-3 h. : déjeuné au rest. russe. Rivetage amusant et facile. 400 pièces à 0,023 = 9 fr. 20. Marqué 2 h. ½ (de 3 fr. 70 de l’h.). À la rentrée de 1 h. ¼, souffrant d’un mal de tête accablant, j’ai loupé 5 pièces en les posant à l’envers avant de river. Heureusement le jeune chef d’équipe du perçage est venu voir…

Fait pour plus de 3 fr. l’h.

3 h. ¼-5 h. ¼ : four beaucoup moins pénible que la veille au soir et le matin — fait 300 pièces (rythme 7 fr. 35).


Vendredi 4. — 7 h.-8 h. ½ : découpage de bandes dans laiton à grosse presse. Pris mon temps, me sachant de l’avance. Médité sur un mystère exaspérant : la dernière pièce découpée dans la bande était échancrée ; or celle qui tombait échancrée était la 7e. Explication simple donnée par le régleur (Robert) : il en restait toujours 6 dans la matrice. M. 1 h. ¼. 578 pour 0,224 %. Gagné 1 fr. 30 ! Diff. avec tx d’affûtage = 0 fr. 95.

8 h. ¾-1 h. ½ (debout) : polissage. Une petite commande, marquée 10 m., puis 300 pièces à 0,023. Gagné 6 fr. 90. Marqué 2 h. ¾ (ou 2 h. ½ ?).2 fr. 40 ou 2 fr. 70 l’h. Travail au tapis à polir, délicat. Fait lentement et, apparemment, mal (tour de main non attrapé) ; néanmoins pièces pas loupées. Mais M…t m’a fait arrêter, et fait faire à une autre les 200 pièces restantes.

Four. Coin tout différent, bien qu’à côté de notre atelier. Les chefs n’y vont jamais. Atmosphère libre et fraternelle, sans plus rien de servile ni de mesquin. Le chic petit gars qui sert de régleur… Le soudeur… Le jeune Italien aux cheveux blonds… mon « fiancé »… son frangin… l’Italienne… le gars costaud au maillet…

Enfin un atelier joyeux. Travail en équipe. Chaudronnerie, instruments : surtout le maillet ; on pratique les coudages avec une petite machine à main, puis on les arrange au maillet ; donc tour de main indispensable. Nombreux calculs, pour mesure — on met les boîtes ensemble etc. Travail à deux le plus souvent, ou même plus.


Heures m. Sous
1 h. ¼ 1 fr. 85
2 h. ½ 7 fr.
1 h. 1 fr. 80
1 h. ¼ ± ¼ ? 3 fr. 25
…6 h. 24 fr. 60
1 h. ½ (?) 1 fr.
6 h. ½ 9 fr. 20
1 h. ¼ 1 fr. 30
2 h. ¾ 6 fr. 90
5 m. [¼] 10 m. ?
5 m. 1 h. ½/25 m. 2 fr. 45
1 h. ¼ 1 fr. 30
7 h. ¾ 29 fr. 40
¾ 2 fr. 10
31 h. (½) 20 m. 92 fr. 15
(1 h. d’avance
peut-être
1 h. 25 ?)
Tx d’af.
1 fr. 80 en
30 h. ½
= 54 fr. 60 ;
boni :
37 fr. 55 ;
cela fait
un peu plus
de 3 fr. l’h.
(0,65
de plus).


Mercredi, allée à réunion de XVe sect. soc. et comm. concernant Citroën. Confidentiel. Pas d’ouvriers de chez Citroën, semble-t-il.

Réaction faible, à l’usine, là-dessus. 2 ouvrières : « On est des fois révolutionné, mais il y a de quoi. » C’est tout. Magasinier : « C’est comme ça… »

À la chaudronnerie, un ouvrier avait sur sa table le tract distribué à la réunion de la veille.


1 h. ½-3 h. 5 (debout) : avec le régleur du fond (Biol ?). Grosses pièces. Placer en enfonçant ; serrer avec une barre mobile ; pédale ; desserrer la barre ; taper sur un levier pour dégager la pièce ; la retirer avec vigueur… 1 fr.% ! Marqué 1 h. 25 m. — 244 pièces : gagné 2 fr. 44. Régleur rude et très sympathique. Je l’avais déjà aidé à découper des tôles, avec grand plaisir. Bon coulé, mais par faute du chrono.

Diff. avec tx d’aff. : 0 fr. 25.

3 h. ¼-4 h. 50 ( environ) : boîtes de tôle : badigeonner à l’huile, passer autour d’une tige, frapper ; l’outil les forme. Mettre la soudure du bon côté. Épuisée d’avoir passé la journée et la veille debout ; mouvements lents. Grand plaisir à penser que cette boîte avait été faite par les copains de l’équipe de chaudronnerie, soudée… Pendant ce travail, quête pour une ouvrière malade. Donné 1 fr. Marqué 1 h. ¼. Gagné ? Fait 137 pièces. 0,92 % — gagné 1 fr. 30 environ. Pourtant le chef d’équipe n’a rien dit. Diff. av. tx d’af. : 0 fr. 90.


Samedi 5. — 7 h.-10 h. : four. À peine pénible : pas de maux de tête, fait à loisir 300 pièces. Pour les 600, gagné 29 fr. 40. Marqué 7 h. ¾. Travaillé rythme de 4 fr. 90.

10 h.-11 h. : cartons (à continuer). Facile. Une seule bêtise à faire : bourrer. L’ai faite ! Engueulade de Léon, 50 c. %. Fait 425. Gagné 2 fr. 12. Marqué ¾ h. Paye à 10 h. : 115 fr. ; boni : 36 fr. 75.

Total des différences avec taux d’affûtage : 0 fr. 25 + 1 fr. + 0,95 + 0,25 + 0,90 = 2 fr. 50 (ne ruinera pas l’usine…).



Sixième semaine.


Lundi 7. — 7 h.-9 h. ½ : continué les cartons. En ai fait 865 de 7 h. à 8 h. ¾ (1 h. ¾ à 50 c. % ; j’aurais dû en faire 1 050. Puis suis allée cisailler les trop gros, ce pour quoi Bret m’a marqué ½ h. (effectivement).

À 9 h. ¼ suis allée les découper, jusqu’à 9 h. ½. Marqué sur le 1er  bon ½ h. (donc 1 h. ¼ pour 680 pièces, soit pour 3 fr. 40 ; donc 2 fr. 72 l’h. : coulé. Marqué sur 2e bon 1 h. 10 ; pour un peu plus de 700 pièces ; non coulé. Total : 1 h. 10 m. + ½ h. + ½ h. = 2 h. 10 m.

9 h. ½-10 h. 20 : 1 h. travail à l’heure (découpé extrémités de longues bandes déjà découpées, pour Bret).

10 h. 20-2 h. 40 : planage à la presse (avec chic régleur du fond) des grosses pièces où découpé des languettes vendredi de 1 h. ½ à 3 h. (une autre les avait cambrées dans l’intervalle). 0,80 % ! Fait 516 en 2 h. 50 m. Marqué 2 h. ½. Gagné 4 fr. 15, soit offic. 1 fr. 65 de l’h. Diff. av. tx d’aff. pour 2 h. ½ : 0 fr. 37.

2 h. 45 à 5 h. ¼ : presse pour ovaliser petites pièces destinées à être soudées. 0,90 %. Très facile. (Le chrono est sûrement fou !) En ai fait 1 400 ; donc gagné 1 400 × 0,90 = 14 × 90 = 12 fr. 60. Rythme réel : 5 fr. 05 ! Marqué ½. + ¾ h. + 2 h. ¼ [3 commandes] = 3 h. ½ ; là, rythme : 3 fr. 60, (à continuer).

Total des heures : 2 h. 10 m. + 1 h. + 2 h. ½ + 3 h. ½ = 9 h. 10 m. ; soit 25 m. d’avance (soit 1 h. 25 ou 1 h. 50).

Total des prix : 3 fr. 40 + 4 fr. 15 + 12 fr. 60 = 20 fr. 15 ; y ajouter 1 h. ½ payée à l’heure (entre 4 fr. 50 et 6 fr.). (La journée à 3 fr. l’h. serait de 26 fr. 25 ; mais pour le bon coulé de planage on me doit plus que sur 1 fr. 80.) Disons 25 fr. en 8 h. ¾. Exactement 2 fr. 88 l’h.


Mardi 8 matin. — 7 h. ½-11 h. ¼ : 1 181 pièces planées à la presse. Accident à 7 h. ¼ : une pièce collée à l’outil le cale. Calme et patience du régleur (Ilion). 25 loupées seulement. Pas de ma faute ; mais prendre garde désormais à cette machine. 2 h. ¾. 5 fr. 30 (0,45 %). Coulé. (Pendant qu’on la réparait, passé 1 h. ¼ à tourner manivelle pour découper cartons. L’ouvrière levait la manivelle trop tôt et m’accusait de tourner trop vite… 515 645. Trav. à l’heure).

11 h. ¼-3 h. 40 : grande presse avec Robert : ôter bavures — facile. C 280-804 — mis 2 h. ½ (juste non coulé ; n’ai eu le bon qu’à la fin). Robert, auparavant un peu sec, devenu très gentil, patient, attentif à me faire comprendre mon travail. Le magasinier a dû lui parler. Robert est sympathique décidément. Importance des qualités humaines d’un régleur.

3 h. 45-5 h. ¼ et [2]


Mercredi 9. — 7 h.-1 h. ½ cambrage à la machine à boutons. L’outil grippait — huiler chaque pièce — (à ce propos, le chef d’équipe m’a parlé sur un ton de gentillesse peu habituel) — long — 62 % ; mais le tarif ne compte pas sans doute. Fait 833 — marqué en tout 6 h. — Travail pas trop ennuyeux, grâce au sentiment de responsabilité (j’étudiais la manière d’éviter le grippage).

1 h. ½-3 h. ½ trous percés à la presse (pièces comme celles que j’ai planées quand le chef m’a fait recommencer). La butée était d’abord mal mise. Ilion ne s’en fait pas pour autant — la rectifie à loisir — chante par bribes. Travaillé lentement à cause du souci de vérifier (je craignais de mal mettre à la butée). H. ? — marqué 1 h. ¼ — coulé.

3 h. ¾-5 h. ¼ rivetage avec Léon : capots d’acier enveloppés dans papier. Facile : faire attention seulement à bien mettre les rondelles (fraisure en haut). Ai travaillé avec le rythme voulu, i. e. ininterrompu. Mais lenteurs au début (à restreindre à l’avenir).

6 bons, dont 4 non coulés. Travaillé en moyenne au rythme de 2 fr. 88.

Journée sans incidents. Pas trop pénible. Fraternité silencieuse avec le régleur bourru du fond (le seul). Parlé à personne. Rien de fort instructif.

Je me sens bien mieux à l’usine depuis que j’ai été dans l’atelier du fond, même quand je n’y suis plus.

Une ouvrière du perçage a eu toute une touffe de cheveux arrachée par sa machine, en dépit de son filet ; on voit une grande plaque nue sur sa tête. Cela s’est passé à la fin d’une matinée. Elle n’en est pas moins l’après-midi travailler, bien qu’elle ait eu très mal et encore plus peur.

Très froid, cette semaine. Grande inégalité de température selon les endroits de l’usine ; il y en a où je suis transie à ma machine au point d’en être nettement ralentie dans le travail. On passe d’une machine placée devant une bouche à air chaud, ou même d’un four, à une machine exposée aux courants d’air. Les vestiaires ne sont pas chauffés du tout ; on y est glacé pendant les 5 m. qu’on prend pour se laver les mains et s’habiller. L’une de nous a une bronchite chronique, au point qu’elle doit se faire mettre des ventouses tous les deux jours…


Jeudi 10. — (Éveillée à 3 h. ½ du matin par une vive douleur à l’oreille, avec frissons, sentiment de fièvre…)

7 h.-10 h. 40 : continué — rythme rapide, malgré malaise. Effort, mais aussi après quelque temps sorte de bonheur machinal, plutôt avilissant — une pièce loupée (pas d’engueulade). Vers la fin, incident bureaucratique : 10 rondelles manquantes.

L’incident bureaucratique est fort drôle. Je parle du manque de 10 rondelles à Léon qui, pas content (tout comme s’il y avait de ma faute), me renvoie au chef d’équipe. Celui-ci m’envoie sèchement à Mme  Blay, au cagibi de verre. Elle m’emmène au magasin de Bretonnet, qui n’y est pas, ne trouve pas de rondelles, en conclut qu’il n’y en a pas, rentre au cagibi, téléphone au bureau dont elle suppose que vient la commande ; on l’adresse à M. X. Elle téléphone à son bureau, où on lui dit qu’il est allé faire un tour au bureau de M. Y, et on refuse d’aller le chercher. Elle raccroche, rit et peste (mais toujours de bonne humeur) pendant quelques minutes, et téléphone au bureau de M. Y, où on lui passe M. X, qui dit qu’il n’a rien à voir avec cette commande. Elle raconte en riant ses tribulations à Mouquet, et conclut qu’il n’y a qu’à passer à la quantité. Mouquet approuve tranquillement, ajoutant qu’ils ne sont pas outillés pour faire des rondelles. Je vais le dire au chef d’équipe, puis à Léon (qui m’engueule !). Pendant que je fais mon bon, on a apparemment fait de nouvelles recherches chez Bretonnet ; Léon m’apporte une quinzaine de rondelles (en m’engueulant encore !) et je vais faire les 10 pièces qui restent. Bien entendu, toutes ces tractations bureaucratiques représentent pour moi autant de temps non payé…

Intervalle — chef d’équipe et Léon s’accrochent légèrement au sujet d’une machine à me trouver.

10 h. 45 à 11 h. 25 recuit dans four à Léon — 25 pièces — obligée de rester constamment devant le four (d’ailleurs petit) pour surveiller. Chaleur mal tolérable. Marqué 35 min. — 0,036 la pièce : travaillé pour 0 fr. 90.

11 h. ½ à 5 h. trous dans gros et lourd écran (0,56% ; prix fantaisiste). C. 12190, B55 — 213 pièces — marqué 4 h.

Drame — légère lâcheté de Léon ( « Je ne veux pas être responsable des bêtises d’autrui »). Il va avec ma pièce la plus mal faite au chef d’équipe (sa violence —) — Le chef d’équipe — contrairement à son habitude plutôt gentil — vient voir et trouve que les butées sont insuffisantes. Il les fait modifier. Léon met une butée continue derrière. Je fais encore une mauvaise pièce, trompée par l’ancienne butée. Léon tempête et va au chef d’équipe. Heureusement j’en fais ensuite une bonne. Je continue, mais en tremblant. En désespoir de cause je vais chercher le magasinier, qui m’explique gentiment et d’une manière lumineuse (au lieu d’empoigner la pièce, soutenir par en dessous, et pousser constamment en avant avec les pouces ; la faire glisser le long de la butée pour m’assurer qu’elle y est). Mimi, venue à mon secours auparavant, n’avait pas su m’aider, sauf en me recommandant de moins m’en faire.

Formidable distance entre le magasinier et les régleurs — surtout Léon, le plus médiocre.

Je dis à Mimi, lui indiquant le tarif : « Tant pis, je n’ai qu’à couler le bon. » Elle répond : « Oui, puisqu’ils ne veulent pas nous payer les pièces mal faites, il n’y a rien d’autre à faire » (!).


Vendredi 11. – 7 h.-8 h. 5 : id. fait 601 pièces, soit 5 fr. 04. Marqué 1 h. ½. Non coulé. Travaillé à près de 4 fr. l’h., offic. pour 3 fr. 40.

8 h. ¼-10 h. ¼ : contacts : petites barres de cuivre à percer en les plaçant à la butée ; pas de difficulté ; je demande à Ilion à quoi ça sert, il me répond par une blague. Au contraire Robert m’explique toujours quand je lui demande, et me montre le dessin ; mais le magasinier a dû lui parler. Quant à Léon quand je regarde ses commandes, il m’engueule. Pourquoi ? hiérarchie ? Non : il croit que je veux m’arranger pour avoir les meilleures. En tout cas ce n’est pas de la camaraderie.

9 C 412 087, B 2, 600 à 0,64 % = 3 fr. 84. Marqué 1 h. ¾. Coulé. À la fin, léger incident avec le cisailleur (refuse de refaire des pièces, ce qui s’avère d’ailleurs inutile).

10 h. ¾ à 11 h. ½ — grosse presse à Robert.

11 h. ¾ à 5 h. ¾ — bandes de cuivre à découper et percer (avec Léon). Second drame. — Au bout de 250 pièces, Léon s’aperçoit que les trous ne sont pas au milieu (je n’en avais rien vu). — Nouveaux cris. Mouquet survient, voit mon air désolé, et est très gentil. Du coup Léon — qui s’en fout dès lors que sa responsabilité est dégagée — ne dira plus rien. Moi, au lieu de comprendre que l’exactitude de ces trous est apparemment sans grande importance, je m’arrête à chaque pièce pour voir si c’est à la butée, je compare tout le temps au modèle. Léon m’engueule encore, dans de bonnes intentions cette fois, ne pouvant évidemment comprendre qu’on soit consciencieux aux dépens de son porte-monnaie. J’accélère un peu, mais à 5 h. ¾ n’ai fait que 1 845 pièces. Payé 0,45 % ; donc gagné 4 fr. 50 + 3 fr. 60 + 20 cent. = 8 fr. 30, soit à peine 2 fr. de l’heure. Aurais à rattraper plus de 1 h. ½. Il y a 10 000 pièces.

Léon me donne ce travail comme une grande faveur. Effectivement c’est une grosse commande. Néanmoins même le dernier jour, déjà faite à ce travail, et donnant toute ma vitesse parce qu’anxieuse de rattraper mon retard, je fais à peine les 3 fr. réglementaires. Je suis un peu malade, c’est vrai. Mais le travail n’en est pas moins très mal payé.


Samedi 12.Id. force à fond. Trouve procédés : d’abord poser les bandes droites (Léon avait mal arrangé les supports). Puis faire glisser la bande le long de la butée par un mouvement continu. Réalise d’abord 800 pièces en 1 h et quelque, puis ralentis sous l’effet de la fatigue. Très pénible. — Dos cassé qui me fait penser à l’arrachage des patates — bras droit constamment tendu — pédale un peu dure. Grâce au ciel, c’est samedi !

N’arrive pas à me rattraper. En fais 2 600, soit 9 fr. + 2 fr. 70 = 11 fr. 70 en 4 h. Loin de me rattraper, c’est encore de 30 c. (soit 60 pièces) au-dessous de la vitesse réglementaire. Et j’y ai mis toute mon énergie… Me suis endormie trop tard, c’est vrai.

Ai fait en tout : 4 400.

Après-midi et dimanche pénibles : maux de tête — mal dormi, mon unique nuit [inquiétudes…].



Fac similé d’une page du « Journal d’Usine ».


Fac similé d’une page du « Journal d’Usine ».



Septième semaine.


Lundi 14.Id. force encore plus — acquiers continuité plus grande dans coups de pédale. En ai fait 10 150 à la fin, soit dans la journée 5 050, ou

22 fr. 50 + 3 fr. 75 = 26 fr. 25 en 8 h. ¾.
À peine 3 fr. l’h. (s’en ft de 60 cent.).

Je suis épuisée. Avec cela je ne me suis pas rattrapée ; car j’aurais dû faire les 10 000 pièces (45 fr.) en 15 h., et j’y ai mis 16 h. ¾.

À 5 h. ¾ ; arrête ma machine dans l’état d’âme morne et sans espoir qui accompagne l’épuisement complet. Cependant il me suffit de me heurter au gars chanteur du four qui a un bon sourire — de rencontrer le magasinier — d’entendre au vestiaire un échange de plaisanteries plus joyeux qu’à l’ordinaire — ce peu de fraternité me met l’âme en joie au point que pendant quelque temps je ne sens plus la fatigue. Mais chez moi, maux de tête…


Mardi 15. — 7 h.-7 h. ½ : id. — finis (restait 200 environ). Marque en tout 17 h. ½. Bon coulé, mais qui reste au dessus de 2 fr. 50.

Erre, un peu, vainement.

8 h… : colliers avec Biol. Très grosse presse (emboutisseuse) — pièces très lourdes (1 kg. ?). Il y en aura à faire 250. Payé 3 fr. 50 %. Ft graisser chaque pièce, et l’outil à chaque fois. Travail très dur : debout, pièces lourdes. Suis mal en point : mal aux oreilles, à la tête…

Incident avec la courroie, Mouquet-Biol.


Premier incident, le matin : Biol et Mouquet. On a arrangé la courroie de la machine avant que j’y travaille, mais mal, il faut croire ; car elle s’en va sur le côté. Mouquet la fait arrêter (Biol était fautif dans une certaine mesure, il aurait dû l’arrêter avant), et dit à Biol : « C’est la poulie qui s’est déplacée, c’est pour ça que la courroie s’en va. » Biol, regardant pensivement la courroie, commence une phrase : « Non… » et Mouq. l’interrompt : « Ce n’est pas non que je dis, moi, c’est oui. Quand même !… » Biol, sans répliquer un mot, va chercher le type chargé de réparer. Pour moi, forte envie de gifler Mouquet pour sa réaction d’officier et son ton humiliant d’autorité. (Par la suite j’apprends que Biol est universellement regardé comme une sorte de minus habens.)

2e L’après-midi, tout d’un coup, l’outil emporte une pièce, et je n’arrive pas à la déplacer. Une petite tige empêchant de tomber la barre qui est au-dessus de l’outil avait glissé hors de son trou, et je ne l’avais pas vue ; l’outil s’était ainsi enfoncé dans la pièce. Biol me parle comme si c’était de ma faute.

Mardi à 1 h., distribution de tracts du syndicat unitaire. Pris, avec un sentiment de plaisir visible (et que je partage) par presque tous les hommes et pas mal de femmes. Sourire de l’Italienne. Le gars chanteur… On le tient à la main avec ostentation, plusieurs le lisent en entrant dans l’usine. Contenu idiot.

Histoire entendue : un ouvrier a fait des bobines avec le crochet trop court d’un centimètre. Le chef d’atelier (Mouq.) lui dit : « Si elles sont foutues, vous êtes foutu. » Mais par hasard une autre commande comportait juste de telles bobines, et l’ouvrier est gardé…

L’épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que me reviennent des souvenirs, des lambeaux d’idées, que je me souviens que je suis aussi un être pensant. Effroi qui me saisit en constatant la dépendance où je me trouve à l’égard des circonstances extérieures : il suffirait qu’elles me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire — ce qui après tout est toujours possible — et je deviendrais une bête de somme, docile et résignée (au moins pour moi). Seul le sentiment de la fraternité, l’indignation devant les injustices infligées à autrui subsistent intacts — mais jusqu’à quel point tout cela résisterait-il à la longue ? — Je ne suis pas loin de conclure que le salut de l’âme d’un ouvrier dépend d’abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir — soûlerie, ou vagabondage, ou crime, ou débauche, ou simplement, et bien plus souvent, abrutissement — (et la religion ?).

La révolte est impossible, sauf par éclairs (je veux dire même à titre de sentiment). D’abord, contre quoi ? On est seul avec son travail, on ne pourrait se révolter que contre lui — or travailler avec irritation, ce serait mal travailler, donc crever de faim. Cf. l’ouvrière tuberculeuse renvoyée pour avoir loupé une commande. On est comme les chevaux qui se blessent eux-mêmes dès qu’ils tirent sur le mors — et on se courbe. On perd même conscience de cette situation, on la subit, c’est tout. Tout réveil de la pensée est alors douloureux.


La jalousie entre ouvriers. La conversation entre le grand blond avantageux et Mimi, accusée de s’être dépêchée afin d’arriver à point pour la « bonne commande ». — Mimi à moi : « Vous n’êtes pas jalouse, vous avez tort. » Elle dit pourtant ne pas l’être — mais peut-être l’est-elle quand même.

Cf. incident avec la rouquine, mardi soir. Réclame un travail qu’Ilion est en train de me donner, comme s’étant arrêtée avant moi (mais elle a une commande en train, seulement interrompue ; elle ne le dit à Ilion que quand je me suis éloignée…). Le boulot est mauvais (0,56 %, pièces à mettre à une butée si plate qu’il est presque impossible de voir si elle y est bien) ; cependant je dois faire un effort sur moi-même pour le lui céder, car j’ai entre une heure et trois heures de retard. Mais sûrement, quand elle a vu que le boulot était mauvais, elle a pensé que c’était là la raison pour laquelle je le lui avais cédé.

La même rouquine, au temps des mises à pied, ne tenait pas du tout à ce qu’on en exempte celles seules et avec gosses.

Je ne trouve rien d’autre. Robert me refuse un travail parce que, dit-il, je louperais la moitié. Je vais donc simplement causer avec le magasinier, bien contente en un sens, car je suis à bout.

Le mardi soir de la 7e semaine (15 janvier) Baldenweck me diagnostique une otite. Je me transporte jeudi rue Auguste-Comte où je reste la 8e et la 9e semaine. 10e, 11e, 12e j. jusqu’à vendredi à Montana, en Suisse, où je vois le frère de A. L. et Fehling. Je rentre rue Lecourbe samedi soir (23 février). Rentre à l’usine le 25. Absence : un mois et 10 jours. Avais demandé permission de 15 jours la veille du 1er février. Pris 10 jours de plus : 25 jours. À la date du 24 février, ai travaillé en tout 5 semaines (en comptant seulement les jours de travail effectif).

Repos de 6 semaines.



Treizième semaine.

(Sem. de 40 h. : sortie à 4 h. ½, repos le s.).


Lundi 25. — 7 h.-8 h. ¼ (env.) : arrêt avec Mimi-Eugénie — la copine de Louisette, etc.

Ap. 8 h. ¼ : marquer rivets à presse légère. Me  travail que jeudi et vendredi de la 3e semaine, sauf qu’il n’y a qu’un côté qu’on puisse mettre à la butée, ce qui oblige à regarder chaque pièce, et retarde. Je n’arrive pas à aller vite : je fais en tout 2 625 pièces, soit à peu près 400 à l’heure (compte tenu du fait que j’ai perdu 10 m. à toucher ma paye, le matin à 11 h.). La 1re heure, je n’arrive pas à travailler ; ma main tremble d’énervement. Après, ça va, sauf la lenteur. Mais je travaille sans fatigue. Au reste je n’ai pas le bon.

Si je pouvais être tous les jours aussi peu énervée et fatiguée, je ne serais pas malheureuse à l’usine.


Mardi. — Encore rivets. J’ai le bon : 0,62 %, comme l’autre fois (où cependant les deux côtés allaient à la butée). Je fais le reste à 500 à l’h. environ, soit 3 fr., mais ne rattrape pas le retard de la veille. À midi, rentre chez moi en proie à un épuisement extrême ; ne mange guère, arrive à peine à me traîner à l’usine. Mais, le travail une fois repris, la fatigue disparaît, remplacée par une sorte d’allégresse, et je sors sans fatigue. Finis les pas de vis entre 3 h. ½ et 4 h. (com. 406 367, b. 3). Il y en a 6 011. J’en ai donc fait 3 375 en plus de 7 h. (ce n’est quand même pas 500 à l’h.), soit 21 fr. En tout 37 fr. 20. Marque 13 h. ¾.

De 4 h. à 4 h. ½ : rondelles, tj. avec Jacquot, à presse à main. Faut les soutenir avec la main pour les enfiler dans la matrice. Mouquet veut faire faire un montage plus commode : Jacquot n’y arrive pas, faute de blocs exactement à la hauteur voulue, et me fait seulement perdre du temps. 110 rondelles.


Mercredi. — Fini 8 h. 10 560 rondelles en tout, à 0,468 % : gagné 2 fr. 60 ! Mimi me suit (je la retarde un peu), se plaint amèrement de son bon, d’un ton un peu harassé [c. 406 246, b. I].

Marq. 1 h. ¼.

Clinquants. Je crois d’abord que je n’y arriverai pas, mais j’y arrive très bien. Jacquot, très doux, m’avait dit de lui dire si je n’y arrivais pas. Erreur sur le prix : 2,80 %, mais c’est pour 100 paquets de 6, soit le montant de la commande ! C’est du moins ce que dit Mimi. Je ne m’étais pas pressée avant. Fini à 10 h., gagné exactement 2 fr. 80 ! Marqué 2 h. — com. 425 512, b. 2.

Conversations à l’arrêt. La copine de Louisette a eu un abcès à la gorge — s’est arrêtée 5 jours — est revenue : « Les gosses, ça ne demande pas si on est malade » ; a travaillé 2 jours, s’est arrêtée encore ; est revenue après que l’abcès a percé. Elle est toujours gaie. Elle devient nerveuse, dit-elle, ne peut plus supporter que ses gosses se donnent du mouvement en jouant, etc.

Mouquet — il lui a dit : « Vous avez les cheveux aussi longs que le corps. » Elle était vexée, vexée. Aurait voulu répondre grossièrement. « On ne peut pas répondre. » La sœur de Mimi, elle, répond. Une fois, elle va le trouver pour réclamer pour un bon ; il la renvoie brutalement à son boulot ; elle y va en rouspétant. ¼ d’h. après il va la trouver, et arrange le bon… « Quand le travail ne va pas, il vaut mieux s’adresser à lui qu’à un régleur ou à Chastel ; et il est alors très gentil. » Mais parfois colère ; et il manque de tact. On cite de ses mots vexants : « Vous n’avez jamais été à la chasse ? » à la sœur de Mimi. — Eugénie interrompt son travail pour venir me raconter joyeusement qu’elle a vu les animaux d’un cirque, à la porte de Versailles (2 fr. d’entrée) ; qu’elle a caressé le léopard…

Doléances du petit manœuvre : il a fait 2 ans de latin, 1 an de grec, de l’anglais (il se vante de tout ça naïvement), est de son métier employé de bureau (il en est très fier) et on l’a mis manœuvre ! « Il faut obéir à des c… qui ne savent même pas signer leur nom ! » Et on se fait engueuler par eux, encore. « Si c’est ça, la camaraderie ouvrière !… » Après ça, on échange des sourires quand il passe. Il a peut-être 17 ans. Assez prétentieux.

Léon n’est pas là (s’est blessé le bras). Soulagement indescriptible. Jacquot le remplace, détendu et tout à fait charmant.

Rivetage, au grand balancier. Difficile — les pièces ne vont pas toutes. Une pièce loupée, qui donne à Jacquot un air grave. Le compte n’y est pas ; passé à la quantité ! (108 pièces, je crois, au lieu de 125). Payé 0,034 pièce, soit 3 fr. 65 en tout (1 h. perdue). Et j’ai fini à 2 h. ¾ ! Marqué 3 h. Ensuite ¾ d’h. arrêt chez Bretonnet (couper les déchets) ; enfin des cartons que je finis juste à 4 h. ½ avec Jacquot, presse à main ou pied à volonté. Jacquot tj gentil (m’arrange une caisse, etc.). Le petit manœuvre vient me déranger. Pas marqué prix, mais bon coulé.

Gagné ces 3 jours 37 fr. 20 + 3 fr. 60 + 2 fr. 60 + 2 fr. 80 + 3 fr. 65 + (mettons !) 2 fr. 50 = 52 fr. 35 !!! soit 17 fr. 43 par journée de 8 h., soit une moyenne de 2 fr. 20 l’h !  ! Au-dessous du taux d’affûtage officiel !

Le soir, à mes cartons, maux de tête. Mais en même temps sentiment de ressources physiques. Les bruits de l’usine, dont certains à présent significatifs (les coups de maillet des chaudronniers, la masse…) me causent en même temps une profonde joie morale et une douleur physique. Impression fort curieuse.

En rentrant, maux de tête accrus, vomissements, ne mange pas, ne dors guère ; à 4 h. ½, décide de rester à la maison ; à 5 h. me lève… Compresses d’eau chaude, cachet. Jeudi matin, ça va.


Jeudi. — « Plaquettes d’entrefer. » Com. c 421 346 b. 0,56 %. 1 068 pièces, soit 6 fr. Fini à 9 h. 5 (?), marq. 2 h. bon non coulé (le seul).

« Déflecteur du doigt mobile » avec Robert — pièces que je crois d’abord difficiles à placer ; mais je reconnais ensuite que l’outil les met en place en tombant, et ça va plus vite. 510 pièces, 0,71 %, soit 3 fr. 50. Finis à 10 h. ¾, marqué 1 h. ½ [soit 2 fr. 30 l’h.]. Com. 421 329, b. 1.

Arrêt (déchets). Bretonnet marque ½ h.

Plaques de serrage à la cisaille (avec Jacquot) (debout, un pied sur la pédale, à la presse où j’avais fait avec Louisette les grosses barres de 40 kg.). Com. 421 322, b. 1. 0,43 %, marque 350 (j’apprends le lendemain qu’il y en avait plus, je n’avais pas compté). 1 fr. 50. Marque 35 m. Fini à 11 h. ¾ ; gagné ce matin : 6 fr. + 3 fr. 50 + 0,90 + 1 fr. 50 = 11 fr. 90, en 4 h. ¾, soit exact. 2 fr. 50 l’h.

Après-midi : découpé cartons à l’heure avec la sœur de Mimi ; tourné la manivelle. Très agréable, sans à-coups comme les fois d’avant. Marqué 1 h. ¼.

À 2 h. ½, mise par Jacquot à Cosses (pièces pour moteurs électriques, dit le magasinier) C. 421 337, b. 1 — 0,616 % travail à la pièce.

La difficulté était de mettre les pièces à la butée de manière que le 2e angle droit se fasse. Si elles n’étaient pas juste à la butée, la pièce était loupée.

Jacquot me l’explique gentiment. Je m’applique, sûre de moi. Je réussis plusieurs. Une ; trop large, n’entre pas dans le creux de la matrice, et, n’étant pas maintenue, recule. Chatel, juste derrière moi, me dit pas trop brutalement, de les mettre mieux à la butée. J’en réussis d’autres, puis en loupe encore. Non seulement certaines pièces sont trop larges, mais d’autres trop étroites, et la butée, arrondie par l’usure, les fait glisser. Je montre à Jacquot : il dit de mettre les larges de côté. Je l’appelle encore ; il parle à Chatel, me dit de continuer, et, si ça ne va pas, de le dire à Chatel. J’essaie encore, puis vais chez Chatel, une pièce loupée à la main. Il me dit : elle est morte, celle-là. Faut les mettre à la butée. J’essaie d’expliquer. Il dit, sans se déranger : Allez-y, et tâchez de ne pas continuer comme ça. J’appelle aussitôt le magasinier, qui dit : Ça ne va pas bien, évidemment, quoique moi je les réussirais toutes. Il essaye en les mettant avec le doigt et en les maintenant quand l’outil tombe… et en loupe pas mal aussi ! Il étudie ça longtemps, appelle un type de l’outillage qui lui dit que la butée est usée (je l’avais vu tout de suite !), enlève la matrice, va limer la butée, remonte la machine. Je continue au doigt (dangereux !). Ça va mieux, mais pas encore bien. Je vais le retrouver ; il est avec Mouquet qui vient voir, donne ordre d’élargir un peu la matrice et mettre l’outil plus bas pour que ma main ne risque pas de passer dessous. Ça va jusque 4 h. ½… Il y a un peu plus de 100 pièces faites, et une 40taine loupées.

Pour ces 4 jours, je suis payée 66 fr. 55 (4 fr. de retenue pour A. S.). Mais les 2 derniers sont payés au taux d’affûtage : 14 fr. 40 par jour, pour moi (1 fr. 80 l’h.). J’ai 12 fr. 95 de boni pour les 2 premiers.

28 fr. 80 + 12 fr. 95 = 41 fr. 75. Où diable l’ont-ils pris ? Il y a arrêt (1 h. ¼ soit 3 fr. 25 ?)et puis ?


Vendredi 1er mars. — Fais mes cosses. Finis à 10 h. ½ ; en ai fait en tout 2 131, soit 2 030 environ ce matin-là en 3 h. ½ (soit 580 à l’h., à 0,616 % !). Gagné en tout 13 fr. Explique à Chatel que j’ai perdu 2 h. la veille ; il grommelle : « 2 h. ! », et met sur le bon : temps perdu…, mais ne met pas combien ! Marqué 2 h. et 3 h. ½.

Arrêt jusqu’à 11 h. ¾.

Dispute à l’arrêt entre Dubois et Eugénie et la rouquine.

Recuis au petit four, à la rentrée ; ça va, c’est-à-dire que je ne perds pas mon sang-froid en ôtant les pièces. Pénible, parce que je suis perpétuellement devant le four (pas comme au grand). On m’interrompt à 2 h. parce que… les pièces sont pour le laminage à froid !!! Je ne marque que mon temps sur le bon. Marqué ¾ h.

Attends Robert pendant bien 20 m. Une autre aussi…

Vais, sur le conseil du magas., demander à Delouche l’autorisation de rester jusqu’à 5 h. ¼. Accordé. Vais le soir même à l’outillage. Le contremaître ne me voit pas.

« Poignées » à la cisaille c. 918 452, b. 31. Avec Robert. 300 à faire, à 0,616 %, soit 1 fr. 85 en tout. Je ne pense pas au prix, à la vitesse obligée, et je les fais tout à mon aise, prenant bien soin, à chaque fois, de placer la pièce au bout arrondi bien à la butée. Certaines barres sont tordues et rendent difficile de maintenir à la butée. Beaucoup trop long : fini à 3 h. 25 (mais commencé tard). Marqué 1 h.

Cosses. Les mêmes. Toujours 0,616 % — dernière opération : les mettre en V. À la pince-boutons. Retardée souvent par la difficulté de détacher la pièce de l’outil, au reste, facile à placer.

La pièce, pendant que l’outil la met en V, se plie légèrement. Je le montre à Jacquot (qui pourtant m’avait dit que ce n’était pas la peine de regarder les pièces), il le montre à Chatel ; tous deux discutent gravement, puis Chatel dit qu’on planera (mais comment ?) et me fait continuer. Je continue tout à mon aise, bien trop lentement. Fais 281 pièces seulement ! Reste 1 850, à faire au plus en 3 h. ¼, c’est-à-dire, en tenant compte des pertes de temps, au rythme de 600 à l’h. Indispensable !

Si je marque 1 h. vendr. pour les cosses, j’ai ½ h. perdue. Mais plutôt perdre 1 h. que de couler mon bon, si possible. ¼ d’h. perdu (si nettoyage compte ¼ h.).

Mais non : en réalité 0,72 (boutons), de 15 fr. 30-5 h. Reste 4 h., soit 460 à l’h., pour rattraper. Aurais dû faire ds 1 h. : 425. Si je ne fais lundi que 425 à l’h., pour pas couler le bon, perdre encore vendredi 20 m.

Mais non, d’ailleurs : il y a ¼ h. pour le nettoyage des machines. Ne dois donc compter que ¾ h. vendredi, et n’ai rien à rattraper que 5 m., négligeables. Ai donc encore 4 h. ¼. Dois finir à 11 h. ¼.

Beaucoup moins fatiguée que je ne le craignais. Moments d’euphorie, même, à mes machines, comme je n’en ai pas eu à Montana même (effet à retardement !). Mais la question de la nourriture reste aussi angoissante.



Quatorzième semaine.


Lundi 4. — Maux de tête vifs, lundi, en me levant. Par malchance toute la journée on fait marcher à côté de moi la chose tournante au bruit infernal. À midi, à peine capable de manger. Mais cela n’empêche pas la vitesse, et sans cachets.

Cosses. — Finis seulement à 11 h. ¾, mais non par ma faute : plus d’½ h. sûrement, est perdue dans la matinée (beaucoup plus, même) à cause de la machine. Avec les boutons, dit Jacquot, ça ne va jamais. Je le persuade de mettre la pédale, bien que ce soit plus dangereux. Ça ne va pas non plus ; je dois l’appeler encore. Sur ordre de Mouquet, il remet les boutons. Va toujours pas. Le petit Jacquot s’impatiente… À 11 h. 10, se met à démonter la machine — ressort cassé. Mais, quand il la remonte, rien ne va plus. Il devient nerveux, nerveux… Le chef d’équipe, quand je lui remets mon bon (car je renonce à finir les pièces, vu que ce qui est fait est plus que le compte) est sarcastique pour J.

Après-m. : ½ h. arrêt. Puis 2 commandes de plaquettes, 520 chacune, à 0,71 % (c. 421-275, b. 4). Je perds du temps au début : pour retirer les pièces, pour les compter — aussi pour les placer, car j’y prends des précautions inutiles — et pédale mal (pas à fond ; pédale dure). 1re comm. finie à 3 h. ¼. 2e commencée à 3 h. 25 (je perds 5 min. à attendre, ne m’apercevant pas que Jacquot a préparé la machine), faite à un train d’enfer, mon maximum, finie juste à 4 h. ½ : là, j’ai fait du 3 fr. 60 de l’heure. Marqué 1 h. 20 chaque. 4 h. ½ + ½ + 2 h. 40 = 7 fr. 40. Gagné vendredi et lundi : 12 fr. 30 + 1 fr. 35 + 1 fr. 85 + 14 fr. 40 + 0,90 + 7 fr. 80 = 39 fr. 60. Là-dessus, 21 fr. 20 pour lundi. Mis 1 h. pour vendredi et 4 h. ½ pour lundi.

Vendredi, j’ai vu la lourde machine de Biol en préparation (pas prête). Le magas. me dit : prends pas ça, c’est trop dur. Je trouve autre chose. Lundi, je vois Eugénie qui le fait toute la journée. Suis bourrelée de remords. Si j’avais voulu m’arranger pour le prendre, je l’aurais pu sans doute. Et je sais combien c’est pénible : c’est ce que j’avais fait la dernière après-midi lors de l’otite, ou quelque chose d’équivalent. À 4 h. ½, elle est visiblement épuisée.

Jacquot et la machine.

Le magasinier, le dessinateur, et l’ « outil universel ».

Que s’était-il passé avec la machine ? (idiote, de n’avoir pas observé avec plus d’attention). — Quand j’appuyais sur les boutons, l’outil tombait parfois 2 fois ; le chef d’équipe, voyant ça, dit : « ça ne doit pas faire ça » (c’est tout ! ») Plus tard, ça refait la même chose, seulement la 2e fois ça reste ! Jacquot la relève et je continue… jusqu’à ce que ça recommence. Il finit par me faire arrêter. Ilion, qui passe, lui dit que le « doigt » (le ressort) de la grande roue est cassé. C’est vrai. Mais il y avait, paraît-il, encore autre chose. On voit que, pour le petit Jacquot, la machine est une drôle de bête…

L’outillage et son contre-maître.


Mardi matin. — 3 commandes analogues à lundi soir.

1] 600 à 0,56 %, petites pièces difficiles à ôter, marque 1 h. ¼.

2] 550 à 0,71 %, m. 1 h. 20.

3] 550 à 0,71 %, m. 1 h. 20.

Très fatigant à la longue, car la pédale est très dure (mal au ventre). Jacquot toujours charmant.

Après, tombe sur Biol (nostalgie des pièces lourdes qui m’ont donné des remords !), il me met au « piano », où je passe aussi toute l’après-midi, exception faite pour arrêt de 2 h. ¾ à 3 h. ¾. Les 2 commandes payées 0,50 %, l’une 630, l’autre 315.

Temps m. 2 h., puis 3 h. ¼.

Total : 1 h. ¼, 1 h. 20, 1 h.20, 2 h. ¾ h.= 6 h. 40 m., il me faudrait 1 h. 20 d’arrêt, je crois que j’en ai 1 h., ce qui ferait 20 m. perdues.

À 4 h. ½, très fatiguée, au point que je pars tout de suite. Le soir, vifs maux de tête.

Au « piano » d’abord ai beaucoup de peine à cause de ma crainte de mal buter ; à la fin de l’après-midi, ça va un peu mieux. Mais bouts des doigts sanglants.


Mercredi matin. — Encore piano (630 pièces) ça va encore mieux, sauf le mal aux doigts — néanmoins prends plus de 1 h. ½. Marqué 1 h. 20. Robert, aussitôt après, me fait faire une commande de 50 pièces (c. 421 146 27) (Payé ?) Assez gentil pour me donner un autre bon de commande de 50 mêmes, qu’il a faites parce que c’était pressé, pour y mettre du temps. Difficultés : certaines n’entrent pas dans la butée. Il me les fait mettre de côté pour les faire lui même. Retardée par une lourde fatigue et des maux de tête, passé ½ h. que je partage entre les deux bons. Après, encore « piano » : les mêmes 630, à refaire autrement. J’essaye de faire de la vitesse, et manque en louper ; néanmoins je ne me laisse plus trop retenir par la crainte de louper (bien qu’il ne faille pas en perdre une seule, m’a dit Biol, car le compte n’y est peut-être pas, ou juste). Je recompte en les refaisant. Avais d’abord trouvé 610. Trouve là 620, à quelques unités près. L’ouvrière qui les avait faites avant a dit en avoir trouvé 630 : la 2e fois, je dis qu’il y a le compte, pour en avoir fini. Comment veut-on qu’on compte convenablement, au taux de 0,50 % ? Marqué 1 h. 20. Après, Robert me reprend. 2 commandes marquées 25 m. chacune (quoi ?).

Fini tout cela (y compris confection des bons) à 11 h. ¼. Je dis au chef avoir fini à 11 h. 5, il me marque un bon d’arrêt à 11 h. moyennant quoi je n’ai pas pris de retard ce matin. Il me reproche d’avoir marqué tous mes bons à la fois.

Après-midi, arrêt j. à 2 h. Puis calottes : 200 à 1,45 % ! je devrais donc y mettre moins d’une heure. Or, elles sont lourdes, il faut les prendre d’une caisse, et on donne 4 coups de pédale pour chacune, et 2 opérations.

On les met d’abord
ainsi :
puis on les retourne. À la 2e opération ainsi :
puis on les retourne. Donc, avec 1er montage, on les fait toutes, 2 coups de pédale à chacune, puis 2e montage id. — il faut donc donner 800 coups de pédale. Or elles ne sont pas si faciles à placer : on doit passer les trous dans des vis, etc. Je n’ai le bon qu’une fois la 1re opération finie. J’ai le sentiment souvent de ne pas donner toute ma vitesse. Néanmoins je m’épuise. Le soir, je me sens, pour la première fois, vraiment écrasée de fatigue, comme avant de partir pour Montana ; sentiment de commencer à nouveau à glisser à l’état de bête de somme. Reste néanmoins : conversation avec le magasinier, visite à l’outillage.


Jeudi. — Continue mêmes pièces jusqu’à 8 h. Marque 3 h. ½ : la vérité (oublie noter commande). Après, e. 421 360, b. 230 plaquettes serrage à 1 fr. 28 %. Fini à 9 h. ¾. Marqué 1 h. 10 m. (y a-t-il eu ½ h. arrêt entre temps ? je ne sais plus). Fait avec Jacquot, à la petite presse à main. Jacquot a toujours de charmants sourires.

Après, arrêt jusqu’à 11 h. À l’arrêt, sens tout le poids de la fatigue, attends le travail qu’on me donnera avec un sentiment de malaise. Les ouvrières s’irritent de perdre souvent leur tour d’arrêt pour des commandes de 100 pièces (notamment la sœur de Mimi). Jacquot vient, apportant une commande de 5 000 pièces ; c’est mon tour. Ce sont des rondelles à découper dans des bandes, avec pédalage continu. Prix 0, 224 % (à peu près). Je voudrais bien ne pas couler le bon. Je me mets au travail sans arrière pensée. Jacquot me fait une seule recommandation : ne pas laisser bourrer, de peur de casser l’outil. La fatigue et le désir d’aller vite m’énervent un peu. Je mets une bande, en commençant, pas assez loin, ce qui m’oblige à recommencer le 1er coup de pédale et loupe une pièce (1 loupée sur 5 000, c’est peu, mais si cela se produisait à toutes les bandes, cela ferait beaucoup). Cela m’arrive plusieurs fois. Enfin, énervée, je remets alors la bande trop loin, elle passe par-dessus la butée et au lieu d’une rondelle il tombe un cône. Au lieu d’appeler aussitôt Jacquot, je retourne la bande, mais, n’ayant pas conscience de la faute commise, je passe encore par-dessus la butée (du moins c’est vraisemblable), et c’est encore un cône qui tombe, et, aussitôt après, le « grenadier » de l’outil (?). L’outil est cassé. Ce qui me peine le plus, c’est le ton sec et dur que prend ce cher petit Jacquot. La commande était pressée, le montage, peut-être difficile, était à refaire, tout le monde était énervé par des accidents similaires arrivés les jours précédents (et peut-être le jour même ?). Le chef d’équipe, bien entendu, m’engueule comme un adjudant qu’il est, mais collectivement, en quelque sorte (« c’est malheureux d’avoir des ouvrières qui… »). Mimi qui me voit désolée, me réconforte gentiment. Il est 11 h. ¾.

Après-midi (vifs maux de tête). Arrêt j. 3 h. ½. 500 pièces, encore des ronds à couper dans des bandes (quelle malchance !), mais à petite presse à main. Je suis horriblement énervée par la crainte de recommencer. Effectivement, je passe plus d’une fois la bande un peu au-dessus de la butée au 1er coup de pédale, mais il n’en résulte rien ; à chaque fois je tremble… Jacquot a retrouvé ses sourires (je dois faire appel à lui pour quelques caprices de la machine, qui refuse de se mettre en marche, ou bien fonctionné n. fois de suite pour un coup de pédale), mais je n’ai plus le cœur d’y répondre.

Incident entre Joséphine (la rouquine) et Chatel. On lui a donné, paraît-il, un boulot très peu rémunérateur (à la presse à côté de la mienne, qui est celle à boutons en face le bureau du chef). Elle rouspète. Chatel l’engueule comme du poisson pourri, très grossièrement, il me semble (mais je ne discerne pas bien les paroles). Elle ne réplique rien, se mord les lèvres, dévore son humiliation, réprime visiblement une envie de pleurer et, sans doute, une envie plus forte encore de répondre avec violence. 3 ou 4 ouvrières assistent à la scène, en silence, ne retenant qu’à moitié un sourire (Eugénie parmi elles). Car si Joséphine n’avait pas ce mauvais boulot, l’une d’elles l’aurait ; elles sont donc bien contentes que Joséphine se fasse engueuler, et le disent ouvertement, plus tard, à l’arrêt — mais non pas en sa présence. Inversement Joséphine n’aurait vu aucun inconvénient à ce qu’on refile le mauvais boulot à une autre.

Conversations à l’arrêt (je devrais les noter toutes). Sur les maisons de banlieue (sœur de Mimi et Joséphine). Quand Nénette est là, il n’y a le plus souvent que des plaisanteries et des confidences à faire rougir tout un régiment de hussards. (Cf. celle dont l’ « ami » est peintre [mais elle vit seule], et qui se vante de coucher avec lui 3 fois par jour, matin, midi et soir ; qui explique la différence entre la « technique » dudit et celle d’un autre — qui se fait aider pécuniairement par lui, et « ne se prive de rien » ; autant que j’ai compris, le temps qu’elle ne passe pas à faire l’amour, elle le passe à se faire la cuisine et à manger.

Mais chez Nénette, il y a autre chose que ça encore — quand elle parle de ses gosses (garçon de 13 ans, fille de 6) — de leurs études — du goût de son fils pour la lecture (elle en parle avec respect). Les derniers jours de cette semaine, semaine où elle a tout le temps été à l’arrêt, elle a une gravité inaccoutumée ; elle se demande évidemment comment elle fera pour payer la pension des gosses[3].

Incident au sujet de Mme Forestier. Il est question de quête pour elle. Eugénie déclare qu’elle ne donnera rien. Joséphine aussi (mais celle-là ne doit pas donner souvent), et ajoute que Mme  Forestier est passée à l’usine dire bonjour à tout le monde (le jour même où je suis rentrée) à cause de la quête. Nénette et l’Italienne, autrefois ses grandes copines, ne donneront rien non plus. Elle a, paraît-il, fait du mal, non à elles, mais à plusieurs autres (?).

L’Italienne est malade. Ma 2e semaine, elle avait demandé à « aller à la pêche » et Mouquet a refusé ; or il n’y en avait que 2, et il n’y a eu que de l’arrêt. Elle a 2 gosses ; son mari est briquetier (manœuvre) et gagne 2 fr. 75 l’h. Elle ne peut donc pas se soigner. Elle a le foie malade, et des maux de tête que les bruits de l’usine rendent intolérables (je connais ça !).


Vendredi. — Arrêt. Je ne le passe pas, comme je l’aurais fait quelques semaines plus tôt en pareille circonstance, à trembler à l’idée des bêtises que je ferai peut-être. Preuve que je suis un peu plus sûre de moi que naguère.

Ilion m’appelle (à quelle heure ?) pour échancrer des couvercles pour métros. Il y a un côté : je crains vivement de me tromper par distraction. 149 couvercles (bon de 150) à 1 fr. 35 %. Je ne cherche guère à aller vite, craignant trop de louper : car une seule pièce « morte » serait, là, d’une grosse importance. Une alerte : l’outil manque de pénétration, l’échancrure ne s’en va pas. Beaucoup de temps perdu pour la manutention : il y a 3 chariots. J’en trouve 147 ; émoi du chef d’équipe, qui me fait passer ¼ d’h. à recompter (mais ce ¼ d’h. ne sera pas mis dans le bon, mais dans l’arrêt) com. 421 211, b. 3. Fini à 9 h. Arrêt jusqu’à 10 h. : fatiguée, inquiète, je voudrais rester à l’arrêt toute la journée. À 10 h. on m’appelle pour ôter cartons de circuits magnétiques (ce que j’avais fait fin de la 1re semaine). Je vois qu’il y en a pour jusqu’au soir. Soulagement considérable. J’emploie la technique découverte le dernier jour que je l’avais fait (beaucoup de petits coups de maillet) et travaille bien et assez vite (plus de 30 pièces à l’heure ; or, les pers jours, j’en avais fait 15, et Mouquet avait estimé la valeur de mon travail à 1 fr. 80 l’h., puisqu’il m’avait dit qu’en 5 h. j’avais fait à peine pour 9 fr. de travail). Pas de crainte de faire de bêtises, d’où détente. Néanmoins (et bien qu’ayant mangé à midi au restaurant) je me sens prise vers le milieu de l’après-midi d’une très grande fatigue et fais bon accueil à l’annonce que je suis à pied.



Quinzième semaine.


Mise à pied (du 8 mars au 18 mars). — Maux de tête samedi et dimanche — prostration presque totale jusqu’à mercredi à midi ; l’après-midi, par un magnifique temps de printemps, vais chez Gibert de 3 à 7 heures. Lendemain, vais chez Martinet, achète manuel de dessin industriel. Après-midi, vendredi, prostration. La nuit, ne dors pas (mal de tête) ; dors jusqu’à midi. Samedi vois Guihéneuf de 2 h. (à sa boîte) à 10 h. ½. Dimanche quelconque.



Seizième semaine.


Lundi 18.Rondelles dans bande j. 7 h. 50 (?). Avec Léon, revenu (mon cher petit Jacquot de nouveau ouvrier). 0,336 %. 336 pièces. Encore la frousse. Bêtise commise 2 fois, heureusement passée inaperçue ; je n’en prends conscience qu’après la 2e : je retourne la bande après le 1er coup de pédale ; or le trou qu’il a pratiqué n’est pas au milieu de la bande, parce qu’on appuie en arrière. Il en résulte quelques pièces tordues que je cache, et l’outil ne s’en porte probablement pas mieux. Travail très lent, aucun souci de vitesse. Marqué 40 m.

Planage au petit balancier de ces mêmes rondelles, ce qui me permet de supprimer une pièce loupée qui m’avait échappée. Comm. 907 405, b. 34, 0,28 %. Fini 8 h. ½ h., marque ½ h., (donc perdu 20 m. en tout), gagné 0 fr. 95 ! Mon taux d’affûtage… Je n’ai guère cherché la vitesse.

Planage au petit balancier de shunts c. 420 500. 796 pièces jusqu’à 2 h. ¼. Marqué 4 h. ¼. Payé 1 fr. 12 % ; gagné 8 fr. 90 (guère plus de 2 fr. l’h.). Chatel me fait frapper 4 à 5 coups par pièce (2 sur une extrémité, 2 ou 3 sur l’autre). Je lui dis, en lui remettant le bon, que dans ces conditions je n’ai pas pu ne pas le couler. Il me répond du ton le plus insolent : coulé à 1 fr. 12 ! Ça ne m’impressionne pas, vu son incapacité. J’ignore s’il a mis quelque chose s. le bon ; sûrement non. J’aurais dû frapper moins de coups… J’ai essayé d’aller vite, mais je me surprenais sans cesse à retomber dans la rêverie. Contrôle de la vitesse difficile, car je ne comptais pas. Fatiguée, notamment à la sortie de 11 h. ¾ (mange au « Prisunic » ; détente ; délicieux instants avant la rentrée : fortifs, ouvriers… Me retrouve esclave devant ma machine).

Vu, dans l’entrée, par séries, des shunts semblables, liés d’un côté à des doigts de contact, de l’autre à des bobines métalliques.

Arrêt — théor. de 2 h. à 3 h.

Douilles à poinçonner dans drageoir avec Robert. C. 406 426. 580 pièces 0, 50 % : donc 2 fr. 90. Marqué 1 h. 10, rythme 2 fr. 45 l’h. Fait en réalité de (2 h. 30 à 4 h. 10), soit 1 h. 40 m. Mais perdu du temps en essayant des pinces les 100 premières, et, à la fin, en ramassant les pièces. Là encore, n’atteins rythme ininterrompu que par moments, et retombe dans la rêverie. Compteur pour contrôler après avoir fait 40 ou 45 pièces en 5 m., j’en fais 20 les 5 m. suivantes, où je me suis laissée aller à rêver.

Arrêt de 4 h. ¼ à 4 h. ½.

Total : 40 m. + ½ h. + 4 h. ¼ + 1 h. + 1 h. 10 m. + ¼ h. = 8 h. juste.

Rentre (à 5 h. ½) fraîche et dispose. La tête pleine d’idées tout le soir — cependant j’ai souffert — surtout au balancier — bien plus que le lundi après Montana.

Le repas au « Prisunic » est-il pour quelque chose dans mon bien-être du soir ?


Mardi. — Arrêt j. 8 h. ¼.

Rivetage de doigts de contact avec Léon, jusqu’au soir. 500 à 4 fr. 12 % c. 414 754, b. 1. Pour interrupteurs. Équipement de trams. D’abord très lent : Chatel m’a fait peur, je crains de faire quelque bêtise ; il ne s’agit pas de louper des pièces, et j’en ai loupé la 1ère. Il y a 4 pièces à assembler : contact et 2 plaquettes, et paquet de 10 clinquants (mais certains paquets n’en ont que 9). Il fallait faire attention aux 2 trous, inégaux, de la grde plaquette — mettre la petite, la bavure au-dessus, et dans le sens du cisaillage. Fais les premiers 70 en 2 h., je crois… Après, ne cesse de rêver. N’arrive au rythme ininterrompu que l’après-midi (réconfortée par le déjeûner et la flânerie), mais en me répétant continuellement la liste des opérations (fil fer — grand trou — bavure — sens — fil fer…), moins encore pour me préserver d’une étourderie que pour m’empêcher de penser, condition de la vitesse.

Sens profondément l’humiliation de ce vide imposé à la pensée. J’arrive enfin à aller un peu vite (à la fin, je fais plus que 3 fr. l’h.), mais l’amertume au cœur.


Mercredi.Id. j. 8 h. ½, m. 7 h. ¾, gagné 20 fr. 60 (en 8 h. ¼, soit 2 fr. 50 de l’h.)

Je ne retrouve pas le « rythme ininterrompu » ; j’aurais dû finir à 8 h.

Polissage des mêmes j. à 3 h. ¾, m. 5 h. ¼, gagné 13 fr. 50. C. 414 754, b. 4. 0. 027 p. C’est ce que j’avais fait la semaine du four ; Mouquet m’avait ôté ce travail, comme mal fait, et effectivement, je m’en tirais fort mal. Je commence donc avec appréhension. Je vais très, très lentement d’abord. Catsous m’abandonne à moi-même. Je fais une 1re découverte concernant le sens dans lequel on doit tourner la pièce : dans celui où l’entraînerait le ruban, mais en la tirant en sens contraire du ruban. Ainsi la pièce et le ruban restent en contact (du moins je me figure que c’est là la raison). La 2e (faite depuis longtemps, mais je l’applique là) est qu’une main ne doit faire qu’une opération à la fois. J’appuie donc de la main gauche, je tire de la main droite ; quant à tourner, je n’ai pas à le faire, le ruban s’en charge. Quant au rythme, je vais d’abord à mon aise ; puis, constatant mon extrême lenteur, je m’efforce vers le « rythme ininterrompu », mais avec répugnance et ennui ; aussi le plaisir d’avoir conquis un tour de main m’est-il tout à fait insensible. À midi, je déjeune en vitesse à « Prisunic », puis vais m’asseoir au soleil en face de chez les aviateurs ; j’y demeure dans une telle inertie que j’arrive à l’usine dans une sorte de demi-rêve, sans me presser le moins du monde, à 1 h. 13 ou 14… On fermait la porte !

4 h.-4 h. ½ à rivetage, voir le lendemain.

Paye — 125 fr. (dont 4 fr. avancés). La précédente, 70 fr. Soit 192 fr. pour 32 + 48 = 80 heures… donc 2 fr. 40 l’heure exactement…

Conversation avec Pommier — Connaît tous les outils.

Soir, maux de tête, et fatigue fort amère au cœur. Je ne mange pas, sinon un peu de pain et de miel. Prends un tub pour me faire dormir, mais le mal de tête me tient éveillée à peu près toute la nuit. À 4 h. ½ du matin, je suis prise d’un grand besoin de sommeil. Mais il faut se lever. Je repousse la tentation de prendre ½ journée.


Jeudi. — Tte la journée : rivetage des armatures — ai atteint 700 à 4 h. ½ (en 8 h. ¾) — entrain en sortant à midi — épuisement après le repas. Soir : trop fatiguée pour manger, reste étendue sur le lit ; peu à peu lassitude très douce — sommeil délicieux.

C. 421 121, b. 3. — 0,056 pièce — 800 pièces. Marqué 14 h. ¼.

Pensée vide, toute la journée, sans artifice comme pour le rivetage, par un effort de volonté soutenu sans trop de peine. Pourtant je m’étais levée avec un mal de tête qui a failli me faire rester.

Encouragée par le fait que c’est du « bon boulot », quoique dur. Et aussi — surtout — par une sorte d’esprit sportif. Travail réellement ininterrompu.

Outillage (Mouquet y vient…).

Italienne et Mouquet.

« 4 sous… de l’heure, ça ne vous suffit pas dans cette période de chômage ? »

Réflexions d’Ilion :

« Le patron sera toujours assez riche… Ça va toujours trop vite, c’est pour ça qu’il n’y a pas de travail… »

Sur un « J. P. » qui passe : « et ce sont les mieux vus encore » —


Vendredi. — Finis rivetage. Mais il manque des rivets (à vrai dire, il y en avait dans les rainures de la machine). 8 ¼ à 8 ¾, 50 rallonges à 0,54 %, c. ? (sûrement 413 910), marque ¼ h. Rondelles carton, non chronométrées, bon de travail no 1 747, callemand 1 415, marque 2 h. (mis 2 h. ¼) — calottes. C. 412 105, b. 1, 0,72 % (boutons), 400 pièces. Marqué 3 h. ½ (je ne les ai pas finies en partant, mais Chatel les finit). Perdu 1 h. ; la veille j’en avais pris (retard rattrapé) 3, reste 2.

Machine démolie par Ilion (au cours d’un montage, il a cassé q. chose).

Le magasinier : « Les régleurs ne savent pas se servir des freins. » « Ils ne savent pas mettre les boutons. C’est toujours trop court, de sorte que le clapet… (?). »


Lundi.

J. 8 h. fini circuits magnétiques, commande 20 154 — il n’en reste que 25 environ. Je travaille facilement, sans me presser, sans lenteur néanmoins. Marque 1 h. J’ai 6 h. en tout (le bon n’était pas passé).

« Rallonges » (boîtes à 4 côtés à mettre en forme).
Prix dérisoire (0,923 %), 50 pièces ! C. 413 910, b. 1. Je marque ½ h. Finis à 9 h. ¾. On n’en met pas deux à la fois, me dit Mimi. On met de l’huile à toutes. — Alors ?

J. 10 h. ¾, clinquants av. Léon, à côté d’Eugénie qui pose des rivets. C. 425 537, b. 2 – 200 paquets de 6 — 2 fr. 80 %. Je vais vite (le mercredi après Montana, j’avais mis 2 h. pour 100 paquets !). Donc gagné 5 fr. 60. Je marque 1 h. 50 m. (non coulé). J’ai réalisé à peu près, là encore, le rythme ininterrompu.

Débiter pièces dans barres métalliques à la presse où j’ai passé un mercredi avec Louisette. Bien mettre à la butée, bien tenir parallèle… je ne vais pas vite. Cela dure jusqu’à 1 h. 50 m. Je marque apparemment par erreur trop de temps : 1 h. 40 m. C. 4 009 194, b. 97 346 pièces à 0,88 % ! (Je crois en faire 360, mais vendredi Catsous m’apprendra qu’il n’y en avait que 330 !). Travaille sans tendre aucunement à la vitesse : fatiguée et découragée par le prix, ayant aussi un alibi dans les difficultés à faire tomber les pièces.

Déchets de 1 h. ¾ à 3 h. ½ (donc 1 h. ¾).

Mêmes pièces à mettre en triangle, sur même bon. Profond dégoût, qui me fait ralentir.

Fini à 4 h. ½ — marqué 3 h. ¼ en tout.


Mardi.

¼ h. déchets.

Conversation aux déchets : Souchal grossier. Joséphine l’a sommé un jour de venir la…[4], l’y a fait contraindre par Mouquet. Celui-ci est juste, mais capricieux. Règle les bons coulés tantôt à… tantôt à… pas selon la dureté du travail !

Pièces délicates à placer à la butée : matrice presque sans relief (« bilames »), avec Léon. C. 421 227, 2 100 pièces avec les boutons, donc à 0,72. Marqué 6 h. ¼. Même machine où j’avais fait les cosses la 2e fois, et que Jacquot n’avait pu arranger.

½ h. déchets (perdu 40 m. ces 2 jours).

Pommera (Jacquot et la machine aux cosses). Régleurs et machines.


Mercredi. — ½ h. déchets.

Piano de 7 h. ½ à 8 h. ¼. C. 15 682, b. 11, puis c. 15 682, b. 8, les deux à 0,495 %. 180 pièces pour la 1re, 460 pour la 2e. Marque 25 m., puis 1 h. ¼. Lenteur lamentable. Celle dont l’ami est peintre vient me [5].

Rivetage, « support inférieur ensem. ». C. 24 280, b. 45, 200 pièces à 0 fr. 10 (autrefois 0,028 !) (prix provisoire pour la commande Souchal) à p. 9 h. ¾ j. jeudi matin. Mar qué 6 h. ¼ en tout. Fait le matin 75 pièces, soit 7 fr. 50 encore. Mal de tête très violent, ce jour-là, sans quoi j’aurais pu aller plus vite. Je me suis couchée bien la veille, mais réveillée à 2 h. Le matin, envie de rester chez moi. À l’usine, chaque mouvement fait mal. Louisette, de sa machine, voit que ça ne va pas.

Une ouvrière du perçage : son gosse de 9 ans au vestiaire. Il vient travailler ? « Je voudrais bien qu’il soit assez grand pour ça », dit la mère. Elle raconte que son mari vient de lui être renvoyé de l’hôpital où on ne peut à peu près rien pour lui (pleurésie et grave maladie du cœur). Il y a encore une fille de 10 mois…


Jeudi.

¾ h. déchets.


C. 428 195, b. 1, marq.2 h. C. 23 273, b. 21, 198 pièces (ttes comptées) à 1 fr. 008 % (temps ? 2 h. je crois). Rondelles : 10 000 à 7 fr. 50, marqué 1 h. ½ pour ce jour-là ; perdu 1 h. ¾.

Machine à bras. Deux leviers, dont un de sécurité, empêche l’autre de s’abaisser ; je ne comprenais pas à quoi il servait, le magas, me l’explique [cf. Descartes et Tantale !].


Vendredi. — Finis rondelles à la hâte. En les passant au tamis, m’aperçois que beaucoup sont loupées. J’en « fous en l’air » le plus possible ; ai néanmoins fort peur. Je marque 10 000, bien qu’il en manquât déjà en dehors de celles « foutues en l’air », et 2 h. ½, ce qui fait un bon non coulé.

8-9 h. déchets.

9 h.-10 h. ½, pièces faciles à faire. C. 421 324, bon de 500 ; il n’y en a que 464 ; Robert me fait passer le bon. Payé 0,61 %. Marque 1 h. (bon coulé), car je crois avoir perdu plus d’½ h. à regarder Robert se débattre avec une machine. Le clapet ne s’écartait plus (Pommera est venu après ; une pièce manquait, un coin). Il y était quand je suis arrivée ; ne s’est pas interrompu pour moi. Ça a recommencé plusieurs fois. L’ouvrière (pour une fois) semblait un petit peu intéressée (je ne la connais pas ; brune aux cheveux un peu fous, à l’air sympathique).

10 h. ½ à 4 h. ½, déchets (chance, car c’est un repos inexprimable ; dans l’après-midi, je finis même par m’asseoir) — avec seulement 200 pièces à recuire, au four de Léon, jusqu’à 2 h. — Marqué 50 min., 0,021 pièce ; donc gagné 4 fr. 20 (mais est-ce bien recuit ?). Je n’ose marquer plus de 50 min., et ne prends pas le temps de calculer. Cela fait, hélas, 5 fr. l’heure. Baissera-t-on le bon à cause de moi ? J’aurais mieux fait d’attendre et de marquer au moins 1 h. En tout cas perdu en tout 25 min.

Chatel charmant — on me laisse une liberté totale — on me traite en condamnée à mort…

Nénette soudain grave. « Tu vas chercher du boulot ? Pauvre Simone ! » Elle-même à pied la semaine prochaine. « C’est impossible d’y arriver. » Je dis à Louisette ce que j’en pense ; elle répond que Mouquet a refusé à Nénette d’être exempte de la mise à pied. Mme  Forestier l’avait été il y a 2 ans, mais par ordre d’en haut. soit 0 fr. 90 en tout — marqué ¼ h. Mal au ventre violent — infirmerie. M’en vais à 2 h. ½ après avoir vainement essayé de tenir le coup. Prostration j. 6 h. environ, après, pas fatiguée.


Lundi.Recuit j. 9 h. 10 plaques (arrêts de bobine), 200 à 0,021 [421 263, b. 21].

Tiges : 180 à 0,022 [928 494, b. 48], marq. 1 h. ¼ et 1 h.

Balancier, calibrage de corps de carrure (comme 2e jour ?) [226.16, b. 17, 2 bons], 116 p. à 0,022 % — chaque opération, l’une difficile, l’autre facile ! mis 50 m (fini à 11 h. ½).

Petites pièces : 421 446, 150 pièces sur 400 à 0,62 %,



Quinzaine.


Bons non coulés Bons coulés
Déchets Nos Prix Temps N. c. Prix Temps
1 h. 421 121 44 fr. 80 14 h. 15 m. 907 405 rondelles L 1 fr. 12 40 m.
(armatures R) [coulé pour
raison Ψ]
15 m. 24 280 20 fr. 6 h. 15 m. Id. plan L 0 fr. 95 30 m.
(support R)
1 h. 15 m. ? 7 fr. 50 2 h. 30 m. 420 500 pl. shunts L 8 fr. 90 4 h. 15 m.
1 h. 45 m. (rondelles I)
15 m. 408,294 4 fr. 20 50 m. 406 426 douilles R 2 fr. 90 1 h. 10 m.
(four L) 76 fr. 50 22 h. 110 m. 414 754 doigts L 20 fr. 60 7 h. 45 m.
30 m. Id. — (pol.) Q 13 fr. 50 5 h. 15 m.
30 m. 413 910 cal. I 0 fr. 27 15 m.
45 m. 23 h. 50 m. 412 105 cal. I 2 fr. 88 3 h. 30 m.
413 910 cal. I 0 fr. 46 30 m.
******
1 h. oublié :
1 h. 15 m.
2 h. 30 m. 425 337 5 fr. 60 1 h. 50 m. 4 009 194 perç. L 2 fr. 90 3 h. 15 m.
421 227 bil. L 15 fr. 12 6 h. 15 m.
15 682 plan. B 0 fr. 89 25 m.
240 m. 82 fr. 10 25 h. 40 m. Id. B 2 fr. 30 1 h. 15 m.
7 h. (60 × 4) 428 195 mcbr. L 2 fr. 80 (?) 2 h.
7 h. + 4 h. = 11 h.

Quels bons auraient dû ne pas être coulés ? Ceux de planage (mais…) — les douilles, les doigts (si j’avais pris le bon système tout de suite…) le polissage, si cela n’avait pas été seulement la 2e fois, le piano — (là, la responsabilité revient aux maux de tête). Les pièces Δ (démoralisée par l’annonce de renvoi).

Dorénavant : chercher d’abord le système pour obtenir avec sécurité la plus grande rapidité. Après, viser au rythme ininterrompu.

23 173 — I 2 fr. 14 2 h. (?)
421 342 — R 2 fr. 83 1 h.
80 fr. 55 300 m.
35 h. 5 h.
12 h. 40 h.
à ajouter :
1 415 ? 2 h.
manque : 20 m. 80 fr. 50

Mais si on ajoute 3 fr. pour les circuits (?) et 5 fr. 50 pour les calottes, et peut-être 1 fr. 50 quelque part ailleurs, soit 10 fr., j’aurai 167 fr. pour 65 h. soit 2 fr. 55 l’heure environ…

Si j’ai pour ces 65 h. 170 fr., et pour les 11 h, de déchets et les 2 h. de cartons 32 fr. 50, et pour les 5 h. de circuits en retard 15 fr., cela me ferait en tout 217 fr. 50, moins la retenue des assurances sociales !

Ajouter aux 167 fr., 6 fr. pour les clinquants, soit 173 fr. En tout peut-être 223 fr., dont 209 fr. seraient pour cette quinzaine-ci.

Dans l’ensemble, je n’ai pas fait de progrès qui soient appréciables dans le cadre du salaire…

82 fr. 10
162 fr. 60 pour 65 h. ¾ de travail
15700 64
2900 2,45
340 163000 66
20 31000 2,4766
4600
440
24


Mardi. — Bornes, 240 à 0,53 % [409 134, 409 332].

Satisfaction profonde que le travail aille mal… Mouquet.

Rondelles : 421 437, b. 1, 0,56 %, 865 p., m. 1 h. ¼, presse à cosses 2.

Guides d’enclenche [12 270, b. 68] : 1 fr. 42 %, 150 p., presse à Robert (mais il est à la pêche, c’est avec Biol] — ce sont des barres dans lesquelles on coupe en 2 coups de pédale successifs, parce que l’outil n’a pas la longueur voulue. Elles ne sont pas plates. Si on les entre ainsi ⏝ faciles à entrer, presque impossibles à sortir. Ainsi, ⏜ très dures à entrer, sortables. Biol recommande la 1re manière, Pommera (très dédaigneux pour lui) la 2e — Mouquet vient — me fait prendre la 1re man., mais me donne une clef pour sortir (Pom. l’apportait, Mouquet a dit : « Je vais lui montrer »). Je la manie d’abord maladroitement. Il doit me rappeler le principe du levier…

Pour la 1re fois pt-être, je rentre à 1 h. ¼ avec plaisir — dû, aussi, à la manière dont Mouquet m’a parlé.

Je jouis de faire un travail dur, qui « ne va pas ». À 1 h. ¼, je dis à Pommera que le travail qui ne va pas est bien moins embêtant. Il dit : « C’est vrai. » Je m’écorche les mains (une mauvaise coupure). Question du rythme inexistante, puisque le bon ne compte pas. Je remarque que devant Mouquet je prends sans effort le « rythme ininterrompu ». Lui une fois parti, non… Ce n’est pas parce que c’est le chef : c’est que quelqu’un me regarde et attend après moi.

Déchets : 2 h. ½ à 3 h. ¼.

Piano : 344 tôles à 0,56 % [508 907 b. 10], m. 50 m.

Guides (?) : 40 009 195, 1 h.

Soir, pas fatiguée. Vais à Puteaux par un beau soleil, un vent frais — (métro, taxi col.). Vient par autobus j. rue d’Orléans. Délicieux — monte chez B. Mais me couche tard.



Le mystère de l’usine.


I. — Le mystère de la machine.

Guihéneuf : faute d’avoir fait des mathématiques, la machine est un mystère pour l’ouvrier. Il n’y voit pas un équilibre de forces. Aussi manque-t-il de sécurité à son égard. Ex. : le tourneur qui, par tâtonnement, a trouvé un outil permettant de cylindrer à la fois l’acier et le nickel, au lieu de changer d’outil pour passer d’un métal à l’autre. Pour Guihéneuf, c’est une coupe, simplement ; il y va carrément. L’autre, avec un respect superstitieux. De même une machine qui ne va pas. L’ouvrier verra qu’il faut y mettre telle ou telle chose… mais souvent y fait une réparation qui, tout en lui permettant de marcher, la voue à une usure plus rapide, ou à un nouvel accroc. L’ingénieur, jamais. Même s’il ne se sert jamais du calcul différentiel, les formules différentielles appliquées à l’étude de la résistance des matériaux lui permettent de se faire une idée précise d’une machine en tant que jeu déterminé de forces.

La presse qui ne marchait pas et Jacquot. Il est clair que, pour Jacquot, cette presse était un mystère, et de même la cause qui l’empêchait de marcher. Non pas simplement en tant que facteur inconnu, mais en soi, en quelque sorte. Ça ne marche pas… Comme un refus de la machine.

Ce que je ne comprends pas dans les presses : Jacquot et la presse qui frappait 10 coups de suite.


II. — Le mystère de la fabrication.

Bien entendu, l’ouvrier ignore l’usage de chaque pièce, 1] la manière dont elle se combine avec les autres, 2] la succession des opérations accomplies sur elle, 3] l’usage ultime de l’ensemble.

Mais il y a plus : le rapport des causes et des effets dans le travail même n’est pas saisi.

Rien n’est moins instructif qu’une machine…


III. — Le mystère du « tour de main ».

Circuits d’où j’ai dû ôter les cartons. Au début je ne savais pas les séparer à coups de maillet. J’ai fait alors des raisonnements sur le principe du levier qui ne m’ont guère servie… Après quoi, j’ai su très bien, sans jamais m’être rendu compte ni comment j’ai appris ni comment je procède.

Principe essentiel de l’habileté manuelle dans le travail à la machine (et ailleurs ?) mal exprimé. Que chaque main ne fasse qu’une opération simple. Ex. travail sur bandes métalliques : une main pousse, une autre appuie à la butée. Plaques de tôle : ne pas tenir avec la main ; laisser reposer sur la main, appuyer vers la butée avec le pouce. Ruban à polir : appuyer avec une main, tirer avec une autre, laisser le ruban tourner la pièce, etc.


Transformations souhaitables.

Des machines-outils diverses se côtoyant dans un même atelier. Le montage à côté. La disposition de l’usine visant à donner à chaque travailleur une vue d’ensemble (cela suppose évidemment la suppression du système des régleurs).

Spécialisations dégradantes :

De l’ouvrier — de la machine — des parties d’usines [des ingénieurs ?]


Organisation de l’usine.

Manque de tabourets, de caisses, de pots d’huile.

Chronométrage fantaisiste. Et ce sont les tâches misérablement payées pour lesquelles on se fatigue le plus, parce qu’on tend toutes ses forces, jusqu’à l’extrême limite, pour ne pas couler le bon. (Cf. conv. avec Mimi, mardi 7e sem.) On s’épuise, on se crève pour 2 fr. l’heure. Et non parce qu’on fait une tâche qui exige qu’on s’y crève ; non, seulement à cause du caprice et de la négligence du chrono. On se crève sans qu’aucun résultat, soit subjectif (salaire), soit objectif (œuvre accomplie) corresponde à la peine. Là, on se sent vraiment esclave, humilié jusqu’au plus profond de soi.

Pommera, lui, estime le chronométreur (Souchal) ; l’excuse en disant que son métier est impossible, pris comme il est entre la direction et les ouvrières. D’abord, dit-il, quand Souchal est derrière les ouvrières, elles en mettent un coup. Il y a aussi la question des temps faux : un bon non coulé ne peut jamais être rectifié par la suite.

Pour chaque tâche, il y a une quantité limitée — et faible — de fautes possibles, susceptibles les unes de casser l’outil, les autres de louper la pièce. En ce qui concerne l’outil, il n’y a même que quelques fautes possibles par catégorie de tâches. Il serait facile aux régleurs de signaler ces possibilités aux ouvrières, pour qu’elles aient quelque sécurité.

À remarquer si les presses sont spécialisées ? Tenter une nomenclature — Presse à planer — Emboutisseuse de Biol. —


Chefs et bureaucrates :

G…

X. Vient du Génie maritime.

« Un directeur c’est une machine à prendre des responsabilités », « pas de métier plus stupide que celui de directeur », « Un bon directeur doit avant tout ne pas être un bon technicien. En savoir assez seulement pour qu’on ne lui fasse pas avaler de bourdes. »

D…

X. Ponts et chaussées.

D’abord directeur et administrateur délégué. À présent, a formé un directeur pour s’épargner du travail.

Est arrivé à la tête de l’entreprise ignorant tout de la technique de la fabrication. S’est senti perdu pendant 1 an.

Mouquet (chef d’atelier).
Chrono(Souchal pet. brun).
Mme  Biay (?).
M. Chanes
Cagibi de verre.
Le plus intéressant est évidemment Mouquet [Chrono : type odieux, grossier, paraît-il, avec les ouvrières — fait tendre toujours vers le plus bas — chronomètre à peu près au hasard — je ne lui ai jamais parlé. Pommera n’en pense aucun mal.
chef d’équipe des presses.
Catsous perçeuses.

Mouquet et les pièces sur lesquelles j’ai passé au début 5 jours à retirer les cartons.

Mouquet — tête sculpturale, tourmentée — q. ch. de monastique — toujours tendu — « j’y penserai cette nuit ». L’ai vu une seule fois allègre.


Régleurs :

Ilion (chef) — Léon — Catsous — Jacquot (redevenu ouvrier) Robert — Biol.


Ouvrières :

Mme  Forestier — Mimi — sœur de Mimi — Admiratrice de Tolstoï — Eugénie — Louisette, sa copine (jeune veuve avec 2 gosses) — Nénette — rouquine (Joséphine) — Chat — blonde aux 2 gosses — séparée de son mari — mère du gosse brûlé — celle qui m’a donné un petit pain — celle qui est atteinte de bronchite chronique — celle qui a perdu un gosse et est heureuse de n’en point avoir, et a perdu « heureusement » son 1er mari tuberculeux depuis 8 ans (c’est Eugénie !) — Italienne (la plus symp. de beaucoup) — Alice (la plus ant. de beaucoup) – Dubois (Oh, ma mère ! si tu me voyais !) — celle qui est malade, vit seule (qui m’a donné l’adresse de Puteaux) — décolleteuse qui chante — décolleteuse aux 2 gosses et au mari malade.

Mimi — 26 ans — mariée depuis 8 ans à un gars du bâtiment (connu à Angers), qui a fait 2 ans chez Citroën et est à présent chômeur, quoique bon ouvrier. Travaillait à Angers dans un tissage (11 fr. par jour !). Chez A. depuis 6 ans. A pris 6 mois à acquérir un rythme assez rapide pour « gagner sa vie » — au cours desquels elle a pleuré bien souvent, croyant qu’elle n’y arriverait jamais. A travaillé encore 1 an ½, quoique vite et bien, dans un état de nervosité perpétuelle (peur de mal faire). Au bout de 2 ans seulement est devenue assez sûre d’elle pour « ne pas s’en faire ».

Une de ses premières réflexions (je lui disais être exaspérée par l’ignorance de ce que je fais) : « On nous prend pour des machines… d’autres sont là pour penser pour nous… » (exactement le mot de Taylor, mais avec amertume).

Pas d’amour-propre professionnel. Cf. sa réponse le jeudi de la 6e semaine.

Incomparablement moins vulgaire que la moyenne.

Nénette (Mme  A., 35 ans environ (?). Fils de 13 ans, fille de 6 ½ ans. Veuve. Plaisanteries et confidences à faire rougir un corps de garde, forment presque toute sa conversation. Vivacité et vitalité extraordinaire. Bonne ouvrière : se fait presque tj. plus de 4 fr. Dans la boîte depuis 2 ans.

Mais — respect immense pour l’instruction (parle de son fils « tj. en train de lire »).

Sa gaîté assez vulgaire disparaît la semaine où elle est presque tout le temps à l’arrêt. « Il faut compter sou par sou. »

Dit de son fils : « L’idée de l’envoyer à l’atelier, je ne sais pas ce que ça me fait » (pourtant un observateur superficiel pourrait croire qu’elle est heureuse à l’atelier).

Joséphine.

Eugénie.

Ouvriers :

Le magasinier (Pommera).

Histoire : né à la campagne — famille de 12 enfants — gardait les vaches à 9 ans — a attrapé son certificat d’études à 12 ans. N’a jamais travaillé en usine avant la guerre : travaillait dans des garages — n’a jamais fait d’apprentissage, ni eu d’autre culture technique ou générale que celle qu’il s’est donnée dans les cours du soir. A fait la guerre (déjà marié) dans les chasseurs alpins, comme chef de section (?). A perdu à ce moment les quelques sous qu’il avait ramassés, et a dû en conséquence travailler en usine en rentrant. J’ignore ce qu’il a fait les 4 premières années. Mais, après, il a été 6 ans régleur aux presses, dans une autre boîte. Et les 6 dernières années, magasinier du magasin des outils à l’Alst. Partout, dit-il, il a été bien tranquille. Néanmoins, il ne me souhaite pas de rester dans les machines aussi longtemps que lui.

Travail :

Donne les outils marqués sur la commande (ça, n’importe qui pourrait le faire).

Modifie parfois la commande, en indiquant d’autres outils permettant de remplacer, par exemple, 3 opérations par 2, d’où économie pour la maison. Ça lui est arrivé à plusieurs reprises. (Il faut être rudement sûr de soi !) Aussi a-t-il la sécurité que comporte la conscience d’être un homme précieux, et que personne n’oserait embêter.

Culture :

Technique : connaît le tour — la fraiseuse — l’ajustage. Explique merveilleusement bien comment il faut s’y prendre (à la différence des régleurs).

Générale ? S’exprime fort bien. Mais quoi d’autre ?


Violoniste — grand blond — gars du four — lecteur de l’Auto — gentil type du perçage — petit gars qui m’a mise au four — jeune italien – mon « fiancé » — type en gris de la cisaille — jeune cisailleur. Bretonnet — nouveau manœuvre — gars du transport aérien — équipe de 2 à la réparation des machines (…) [machine à Biol,

machine à Ilion].
ΔET.
Solidarité ouvrière ? pas de solidarité anonyme (ex. Louisette…).
Leur donner le sentiment qu’ils ont quelque chose d’eux-mêmes à donner.
Délégués ouvriers, sécurité contre menace de renvois.
Attributions ?
Sécurité.
Organisation du chômage partiel.
Revendications.
Contrôle ouvrier sur la comptabilité ?
Journal avec comptes ? Innovations techniques et d’organisation ?
Conférences ?
Primes contre gaspillage ?


Éloges.

Ces soucis supplémentaires comment ?…

2 boîtes de suggestions.
Vulgarisation, préparer…
1 pour le bien de la maison.
1 pour le bien des ouvriers.
Innovations.
Techniques.
Gaspillage.

Raconter l’incident bureaucratique… [6] Liaison.

« Piège à capitalistes » : renouvellement de l’outillage. L’un renouvelle un outillage amorti ; les autres doivent en faire autant, quoique non amorti (parce qu’on calcule le prix de revient particulier, non général). La fois suivante, le premier pâtit à son tour…


Naïveté d’un homme qui n’a jamais souffert…



À la recherche de l’embauche


Lundi. — Seule. À Issy — Malakoff. Ennuyeux — rien à signaler.


Mardi (sous la pluie) — avec une ouvrière (me parle de son garçon de 13 ans qu’elle laisse à l’école. « Sans ça qu’est-ce qu’il peut devenir ? Un martyr comme nous autres » ).


Mercredi — (temps divin) avec 2 ajusteurs. Un de 18 ans. Un de 58. Très intéressant, mais fort réservé. Un homme, selon toute apparence. Vivant seul (sa femme l’a plaqué). Un « violon d’Ingres », la photo. « On a tué le cinéma en le rendant parlant, au lieu de le laisser ce qu’il est véritablement, la plus belle application de la photographie. » Souvenirs de guerre, sur un ton singulier, comme d’une vie pareille à une autre, un boulot seulement plus dur et plus dangereux (artilleur, il est vrai). « Celui qui dit qu’il n’a jamais eu peur ment. » Mais lui ne semble pas avoir subi la peur au point d’en avoir été intérieurement humilié. Sur le travail — « on demande de plus en plus aux professionnels, depuis quelque temps ; il faudrait presque des connaissances d’ingénieur ». Me parle des « développés ». Il faut trouver les dimensions de la tôle plate dont on fera ensuite une pièce pleine de courbes et de lignes brisées.

[Tâcher de savoir de la manière la plus précise ce que c’est qu’un développé.]

Une fois, il a raté un essai, autant que j’ai compris parce qu’il avait oublié de multiplier le diamètre par π.

À son âge, dit-il, on a le dégoût du travail (ce travail auquel, étant jeune, il s’intéressait avec passion). Mais il ne s’agit pas du travail même, il s’agit de la subordination. La tôle… « Il faudrait pouvoir travailler pour soi. » « Je voudrais faire autre chose. » Travaillait (aux « Mureaux » ), mais s’attend à moitié à être viré, pour avoir coulé des bons (il est au temps). Se plaint des bureaux des temps. « Ils ne peuvent pas se rendre compte. » Discussion avec le contremaître, pour des pièces à faire en 7 m. ; il en met 14 ; le contremaître, pour lui montrer, en fait une en 7, mais, dit-il, mauvaise — (c’est donc de l’ajustage en série ?)

Parle de ses boulots passés. Des planques. A été mécanicien dans un tissage. « ça, c’est le rêve. » Passait son temps à « faire de la perruque ». N’a même pas perçu, de toute évidence, le sort misérable des esclaves. Affecte un certain cynisme. Pourtant, de toute évidence, homme de cour.

Toute la matinée, conversation à 3 extraordinairement libre, aisée, d’un niveau supérieur aux misères de l’existence qui sont la préoccupation dominante des esclaves, surtout des femmes. Après l’Alsthom, quel soulagement !

Le petit est intéressant aussi. En longeant Saint-Cloud, il dit : « Si j’étais en forme (il ne l’est pas, hélas, parce qu’il a faim…) je dessinerais. » « Tout le monde a quelque chose à quoi il s’intéresse. » « Moi, dit l’autre, c’est la photo. » Le petit me demande : « Et vous, quelle est votre passion ? » Embarrassée, je réponds : « La lecture. » Et lui : « Oui, je vois ça. Pas des romans. Plutôt philosophique, n’est-ce pas ? » On parle alors de Zola, de Jack London.

Tous deux, de toute évidence, ont des tendances révolutionnaires (mot très impropre — non, plutôt ils ont une conscience de classe, et un esprit d’hommes libres). Mais quand il s’agit de défense nationale, on ne s’entend plus. D’ailleurs je n’insiste pas.

Camaraderie totale. Pour la 1re fois de ma vie, en somme. Aucune barrière, ni dans la différence des classes (puisqu’elle est supprimée), ni dans la différence des sexes. Miraculeux.



Dimanche de Pâques.


En revenant d’une église où j’avais espéré (sottement) entendre du chant grégorien, je tombe sur une petite exposition où on aperçoit un métier de Jacquart en marche. Moi qui l’avais si passionnément, si vainement contemplé au Cons. des Arts et Métiers, je m’empresse de descendre. Explications de l’ouvrier, qui voit que je m’intéresse (en sortant, 2 tournées Claquesin… je l’intrigue beaucoup !). Il fait tout : carton (d’après dessin du carton, non de l’étoffe — il saurait, dit-il, trouver lui-même le dessin du carton (?) et, aussi, lire sur le carton le dessin de l’étoffe (?) ; cependant, quand je lui demande s’il saurait lire sur le carton des lettres à tisser dans l’étoffe, il dit — et encore avec hésitation que oui, mais pas couramment). Montage de la machine (ce qui signifie disposer tous les fils, sans erreur — travail excessivement minutieux) — et tissage, accompli en lançant la navette et en pédalant ; pédale lourde à cause de toutes les aiguilles et tous les fils soulevés, mais il dit n’être jamais fatigué. J’ai enfin compris — à peu près — le rapport du carton, des aiguilles et du fil. Il y a, dit-il, un métier Jacquard dans chaque tissage, pour les échantillons ; mais il pense que ça va disparaître. Excessivement fier de son savoir…



Deuxième boîte, du jeudi 11 avril au mardi 7 mai, Carnaud, Forges de Basse-Indre, rue du Vieux-Pont de Sèvres, Boulogne-Billancourt.


1re journée. — Atelier de Gautier : bidons d’huile [après, masques à gaz] (ateliers strictement spécialisés). Des chaînes et quelques presses. On me met à une presse. Pièces à emboutir pour en faire. Le point sert à déterminer le sens — petite presse, pédale douce ; c’est ce point qui me gêne. Il faut compter (ignorant quel est le contrôle, je compte consciencieusement ; à tort). Je les range dans l’ordre et les compte par 50, puis les fais en vitesse. Je force, quoique non au maximum, et fais 400 à l’h. Je travaille plus dur qu’en général à l’Alsthom. L’après-midi, fatigue, augmentée par l’atmosphère étouffante, chargée d’odeurs de couleurs, vernis, etc. Je me demande si je pourrai maintenir la cadence. Mais à 4 h. Martin, contremaître (un beau gars à l’air et à la voix affables), vient me dire bien poliment : « Si vous n’en faites pas 800, je ne vous garderai pas. Si vous en faites 800 les 2 h. qui restent, je consentirai peut-être à vous garder. Il y en a qui en font 1 200. » Je force, la rage au cœur, et j’arrive à 600 l’h. (en trichant un peu sur le compte et le sens des pièces). À 5 h. ½ Martin vient prendre le compte et dit : « Ce n’est pas assez. » Puis il me met à ranger les pièces d’une autre, laquelle n’a pas un mot ni un sourire d’accueil. À 6 h., en proie à une rage concentrée et froide, je vais dans le bureau du chef d’atelier, et demande carrément : « Est-ce que je dois revenir demain matin ? » Il dit, assez étonné : « Revenez toujours, on verra ; mais il faut aller plus vite. » Je réponds : « Je tâcherai », et pars. Au vestiaire, étonnement d’entendre les autres caqueter, jacasser, sans paraître avoir au cœur la même rage que moi. Au reste, le départ de l’usine se fait en vitesse ; jusqu’à la sonnerie, on travaille comme si on en avait encore pour des heures ; la sonnerie n’a pas encore commencé à retentir que toutes se lèvent comme mues par un ressort, courent pointer, courent au vestiaire, enfilent leurs affaires en échangeant quelques mots, courent chez elles. Moi, malgré ma fatigue, j’ai tellement besoin d’air frais que je vais à pied jusqu’à la Seine ; là je m’assieds au bord, sur une pierre, morne, épuisée et le cœur serré par la rage impuissante, me sentant vidée de toute ma substance vitale ; je me demande si, au cas où je serais condamnée à cette vie, j’arriverais à traverser tous les jours la Seine sans me jeter une fois dedans.

Le lendemain matin, de nouveau sur ma machine. 630 à l’h., en bandant désespérément toutes mes forces. Tout d’un coup Martin, qui s’approche suivi de Gautier, me dit : « Arrêtez. » Je m’arrête, mais reste assise devant ma machine sans comprendre ce qu’on me veut. Ce qui me vaut une engueulade, car, quand un chef dit : « Arrêtez », il faut, paraît-il, être immédiatement debout, à ses ordres, prête à bondir [sur] le nouveau travail qu’il va vous indiquer. « On ne dort pas ici. » (Effectivement, pas une seconde, dans cet atelier, en 9 h. par jour, qui ne soit pas une seconde de travail. Je n’ai pas vu une fois une ouvrière lever les yeux de sur son travail, ou deux ouvrières échanger quelques mots. Inutile d’ajouter que dans cette boîte les secondes de la vie des ouvrières sont la seule chose qu’on économise aussi précieusement ; par ailleurs gaspillage, coulage à revendre. Aucun chef que j’aie vu analogue à Mouquet. Chez Gautier, leur travail semble consister surtout à pousser les ouvrières.) On me met dans une machine où il s’agit seulement d’enfiler de minces bandes métalliques flexibles, dorées dessous, argentées dessus, en faisant attention de ne pas en mettre 2 à la fois, et « à toute allure ». Mais souvent elles sont collées. La 1re fois que j’en mets 2 (ce qui arrête la machine), le régleur vient l’arranger. La 2e fois j’avertis Martin, qui me remet à ma 1re machine pendant qu’on arrange l’autre. 640 à l’h. à peu près… À 11 h., une femme vient m’emmener avec un gentil sourire dans un autre atelier ; on me met dans une grande salle claire, à côté de l’atelier, où un ouvrier montre à un autre comment vernir au pistolet pneumatique…

(J’ai oublié de noter mon impression le 1er jour, à 8 h., en arrivant au bureau d’embauche. Moi — malgré mes craintes — je suis heureuse, reconnaissante à la boîte, comme une chômeuse enfin casée. Je trouve 5 ou 6 ouvrières qui m’étonnent par leur air morne. J’interroge, on ne dit pas grand-chose ; je comprends enfin que cette boîte est un bagne (rythme forcené, doigts coupés à profusion, débauchage sans scrupules) et que la plupart d’entre elles y ont travaillé — soit qu’elles aient été jetées sur le pavé à l’automne, soit qu’elles aient voulu s’évader — et reviennent la rage au cœur, rongeant leur frein.)

La porte ouvre 10 m. avant l’heure. Mais c’est une façon de parler. Avant, une petite porte est ouverte dans le portail. À la 1re sonnerie (il y en a 3 à 5 m. d’int.), la petite porte se ferme et la moitié du portail s’ouvre. Les jours de pluie battante, spectacle singulier de voir le troupeau des femmes arrivées avant que ça « ouvre » rester debout sous la pluie à côté de cette petite porte ouverte en attendant la sonnerie (cause, les vols ; cf. réfectoire). Aucune protestation, aucune réaction.

Une belle fille, forte, fraîche et saine dit un jour au vestiaire, après une journée de 10 h. : On en a marre de la journée. Vivement le 14 juillet qu’on danse. Moi : Vous pouvez penser à danser après 10 h. de boulot ? Elle : Bien sûr ! Je danserais toute la nuit, etc. (en riant). Puis, sérieusement : ça fait 5 ans que je n’ai pas dansé. On a envie de danser, et puis on danse devant la lessive.

Deux ou trois, mélancoliques, à sourire triste, ne sont pas de la même espèce vulgaire que les autres. Une me demande comment ça va. Je lui dis que je suis dans un coin tranquille. Elle, avec un sourire doux et mélancolique : Tant mieux ! Espérons que ça durera. Et de même encore une ou deux fois.

Ceux qui souffrent ne peuvent pas se plaindre, dans cette vie-là. Seraient incompris des autres, moqués peut-être de ceux qui ne souffrent pas, considérés comme des ennuyeux par ceux qui, souffrant, ont bien assez de leur propre souffrance. Partout la même dureté que de la part des chefs, à de rares exceptions près.

Au vernissage. Observé 5 ouvriers. Le charpentier — mon copain camionneur — le « type d’en bas » (étamage), à moitié chef d’équipe. L’électricien, ancien inscrit maritime (dont le passage était pour moi et mon copain comme un souffle du large). Le mécano (hélas, à peine aperçu).

[Remarque : séparation des sexes, mépris des hommes pour les femmes, réserve des femmes à l’égard des hommes (malgré les échanges de plaisanteries obscènes) bien plus prononcés chez les ouvriers qu’ailleurs.]


Ouvrières : L’ancienne découpeuse qui, il y a 7 ans (28 : pleine prospérité) a eu une salpingite, et n’a pu obtenir d’être retirée des presses qu’au bout de plusieurs années — le ventre dès lors complètement et définitivement démoli. Parle avec beaucoup d’amertume. Seulement, elle n’a pas eu l’idée de changer de boîte — alors qu’elle le pouvait facilement !



Pour la 2e fois, à la recherche du boulot.


Débauchée le mardi 7 mai. Mercredi, jeudi, vendredi passés dans la prostration sinistre que donnent les maux de tête. Vendredi matin, juste courage de me lever à temps pour téléphoner à Det. Samedi, dimanche, repos.


Lundi 13. — Devant chez Renault. Conversation entendue entre 3, que je prends d’abord pour des professionnels. Un, qui écoute d’un air malin (physionomie fine) sera pris, donc pas revu. – Vieil ouvrier, man. spécialisé sur presses, figure tannée de travailleur — mais intelligence dégradée par l’esclavage. Communiste vieux modèle. Ce sont les patrons qui font les syndicats confédérés. Ils choisissent les chefs. Ceux-ci, quand ça ne va pas, vont dire au patron : « Je ne pourrai plus les retenir si… Il y en a un qui me l’a dit lui-même ! » Et après disent aux ouvriers : « Les grèves ne réussissent pas lorsqu’il y a du chômage, vous allez souffrir », etc. Bref, ressasse toutes les bêtises inventées par des bonzes bien planqués.

Le 3e, gars du bâtiment, tendances syndicalistes (a travaillé à Lyon), un chic type.


Mardi 14. — Matin : inertie. Après-midi, Saint-Ouen (Luchaire). La place est prise…


Mercredi 15. — Vais porte de Saint-Cloud, mais le temps de téléphoner à Det., il est trop tard pour aller chez Renault ou chez Salmson. Vais voir chez Caudron. Devant la porte, une demi-douzaine de professionnels, tous avec références aviation : menuisiers d’aviation, ajusteurs… De nouveau le même refrain : « Des professionnels comme ils en demandent, ils n’en trouveront pas. On n’en fait plus… » Il s’agit encore de la même chose : les développés. Autant que je peux comprendre, il y a 2 types d’essai, la « queue d’arrondi » : (à peu près), qui doit s’emboîter exactement dans une tôle qu’on défend de limer, et les développés. Il y a quelque chose d’artiste, semble-t-il, chez les ajusteurs.

Celui avec lequel je me suis liée. En apparence, brute épaisse. Certificats mirifiques. Une lettre de recommandation du Conservatoire des Arts et Métiers (où il a été apprenti jusqu’à 19 ans) : « Mécanicien qui fait honneur à son métier. » Habite Bagnolet (une bicoque à lui ??), ce qui complique pour lui la recherche du boulot ; explique ainsi son refus de faire plus de 8 h., mais je crois que ce n’est pas seulement ça. On fait 10 h. chez Renault. Trop pour lui. Avec le train, etc., « le dimanche on peut rester couché pour se reposer » (donc les sous, ça lui est égal). Ajoute : « 5 h., c’est assez pour moi. » A été contremaître plus d’une fois (certificats à l’appui). « Mais, me dit-il, je suis trop révolutionnaire, je n’ai jamais pu embêter les ouvriers. » Son erreur d’interprétation à mon égard, son attitude après. En me quittant : « Vous ne m’en voulez pas ? » Doit venir me voir chez moi. Mais pas devant Renault le lendemain matin… Le jour d’après, on frappe. Je suis couchée, n’ouvre pas. Était-ce lui ? Je n’entendrai plus jamais parler de lui…

Autre jour, devant Gévelot — le type à cheveux blancs, qui avant la guerre se destinait à la musique. Se dit comptable (mais se trompe dans calculs élémentaires) — cherche place de manœuvre. Pitoyable raté… On attend de 7 h. ¼ à 7 h. ¾ sous un peu de pluie, après quoi « pas d’embauche ». Chez Renault, embauche finie. Une h. d’attente devant Salmson.

Autre fois, chez Gévelot. On fait entrer les femmes. Grossièreté, dureté du type de l’embauche (chef du personnel ?) lequel engueule d’ailleurs aussi un contremaître qui répond bien humblement (plaisir de voir ça). Nous parcourt du regard comme des chevaux. « Celle-là la plus costaude. » Sa manière d’interroger la gosse de 20 ans qui 3 ans plus tôt a quitté parce qu’enceinte… Avec moi, poli. Prend mon adresse.

Celle qui, mère de 2 enfants, disait vouloir travailler parce qu’elle « s’ennuyait à la maison » et dont le mari travaillait 15 h. par jour et ne voulait pas qu’elle travaille ! Indignation d’une autre, mère de 2 enfants aussi, bien malheureuse de devoir travailler (devant Salmson).

Autre fois (?) rencontre la petite qui dit : « La baisse du franc, ça sera la famine, on l’a dit à la T. S. F. », etc.

Autre fois course à Ivry. « Pas de femmes. » Maux de tête…

Autre fois, devant Langlois (petite boîte), à Ménilmontant, à 7 h. (annonce) — Attends j. 8 h. ½. Puis, à Saint-Denis, mais c’est trop tard.

Retourne à Saint-Denis. Pénible de marcher ainsi quand on ne mange pas…

De nouveau chez Luchaire à Saint-Ouen avant 7 h. ½ (c’est le jour même où, l’après-midi, je serai embauchée chez Renault).

La dernière semaine je décide de ne dépenser que 3 fr. 50 p. jour communications comprises. La faim devient un sentiment permanent. Est-ce plus ou moins pénible que de travailler et de manger ? Question non résolue… Si, plus pénible somme toute.



Renault.


Fraiseuse.


Mercredi 5. — Jour de l’embauche, de 1 h. ½ à 5 h. Les visages autour de moi ; le jeune et bel ouvrier ; le gars du bâtiment ; sa femme.

Émotions terribles, le jour de l’embauche, et le lendemain en allant affronter l’inconnu ; dans ce métro matinal (j’arrive à 6 h. ¾), l’appréhension est forte jusqu’au malaise physique. Je vois qu’on me regarde ; je dois être fort pâle. Si jamais j’ai connu la peur, c’est ce jour-là. J’ai dans l’esprit un atelier de presses, et 10 h. par jour, et des chefs brutaux, et des doigts coupés, et la chaleur, et les maux de tête, et… L’ancienne ouvrière sur presses avec qui j’ai causé au bureau d’embauche n’a pas contribué à m’encourager. En arrivant à l’atelier 21, je sens ma volonté défaillir. Mais du moins ce ne sont pas des presses — quelle chance !

Quand j’avais, 3 mois plus tôt, entendu raconter l’histoire de la fraise qui avait traversé la main d’une ouvrière, je m’étais dit qu’avec une image pareille dans la mémoire il ne me serait pas facile de travailler jamais sur une fraiseuse. Cependant, à cet égard, je n’ai eu de peur à surmonter à aucun moment.


Jeudi 6. — De 8 h. à 12 h., regardé[7] — de 2 h. ½ à 10 h., travaillé. 400 les 2 premières h. En tout 2 050, perdu 1 h. ½ ou plus par la faute du régleur. Épuisée en sortant.

L’inconvénient d’une situation d’esclave, c’est qu’on est tenté de considérer comme réellement existants des êtres humains qui sont de pâles ombres dans la caverne. Ex. : mon régleur, ce jeune salaud. Réaction nécessaire là-dessus. [Ça m’a passé, après des semaines.]

Idée de Dickmann. Mais si les ouvriers se font d’autres ressources, et par un travail libre, se résigneront-ils à ces vitesses d’esclaves ? (Sinon, tant mieux !)


Ceux qui me disent de ne pas me crever. C’est (je l’apprends plus tard) le contremaître d’une autre équipe, tout au bout de l’atelier. Très gentil celui-là, d’une bonté positive (alors que celle de Leclerc, mon chef à moi, provient plutôt du je m’enfoutisme). Depuis, aux rares occasions que j’ai de lui parler, toujours particulièrement gentil avec moi. Un jour, il me regarde en passant, alors que je transvase misérablement des gros boulons dans une caisse vide, avec les mains… Ne jamais oublier cet homme.

Le contremaître et la manivelle. Il me dit : « Essayez comme ça », alors qu’il est évident qu’elle va s’en aller.


Vendredi 7. — 2 500 juste, épuisée, plus encore que la veille (surtout après 7 h. ½ !) Philippe me regarde en rigolant… À 7 h. n’en ai fait que 1 600.

La petite ds le métro « pas de courage ». — Moi non plus…


Samedi 8. — 2 400, nettoyage. Fatiguée, mais moins que la veille (2 400 en 8 h., soit 300 l’h. seulement).


Mardi 12. — 2 250 dont 900 après 7 h. — pas trop forcé — à peine fatiguée en sortant. Fini à — 10.


Mercredi 13. — Panne de courant (bonheur !).


Jeudi 14. — 2 240, fini à 9 h. ½ (plus de pièces) — là-dessus, 1 400 avant 7 h., 840 après (dont 330 seulement à 4 h.). Violents maux de tête. À plat en sortant. Mais plus de courbatures…


Vendredi 15. — 1 350 et 300 autres. Pas fatiguée.


Samedi 16. — 2 000, fini à 8 h. 40, nettoyage : à peine le temps de finir. Pas trop fatiguée [cette 1re semaine, question de caisse pas trop angoissante grâce à la gentillesse des autres].


[Dimanche. — Maux de tête, nuit de dimanche à lundi pas dormi.]


Lundi 18. — 2 450 (1 950 à 8 h. 35) — fatiguée en sortant, mais non épuisée.


Mardi 19. — 2 300 (2 000 à 8 h. ¾) — pas forcé — pas fatiguée en sortant mal à la tête tte la journée.


Mercredi 20. — 2 400 (2 000 à 8 h. 35), très fatiguée. Le petit salaud de régleur me dit qu’il en faut plus de 3.000.


Jeudi 21. — Vais à la boîte avec un sentiment excessivement pénible ; chaque pas me coûte (moralement, au retour, c’est physiquement). Suis dans cet état de demi-égarement où je suis une victime désignée pour n’importe quel coup dur… De 2 h. ½ à 3 h. 35, 400 pièces. De 3 h. 35 à 4 h. ¼, temps perdu par le monteur à casquette — (il me refait mes loups) — Grosses pièces — lent et très dur à cause de la nouvelle disposition de la manivelle de l’étau. Ai recours au chef — Discussion — Reprends — Me fraise le bout du pouce (le voilà, le coup dur) — Infirmerie — Finis les 500 à 6 h. ¼ — Plus de pièces pour moi (je suis si fatiguée que j’en suis soulagée !). Mais on m’en promet. En fin de compte, je n’en ai qu’à 7 h. ½ et seulement 500 (pour finir les 1 000). [Le type blond a bien peur que je ne me plaigne au contremaître.] À 8 h., 245. Fais les 500 gros, en souffrant beaucoup, en 1 h. ½. 10 m. pour le montage. C’est une autre partie de la fraise qui fonctionne : ça va ; je fais 240 petits en ½ h. exactement. Libre à 9 h. 40. Mais gagné 16 fr. 45 !!! (non, grosses pièces un peu plus payées). M’en vais fatiguée…

1er repas avec les ouvrières (le casse-croûte).

Le monteur à casquette : « S’il touche à votre machine, envoyez-le promener… Il démolit tout ce qu’il touche… ».

Il me donne ordre de transporter une caisse de 2 000 pièces. Je lui dis : « Je ne peux pas la bouger seule. — Débrouillez-vous. Ça n’est pas mon boulot. »

À propos des pièces qu’on me fait attendre, la commençante : « Le contremaître a dit que si on attendait, on devait prendre en compensation sur le salaire de celle qui vous fait attendre. »


Vendredi 22. — Levée très tard — prête seulement juste à temps. Vais à la boîte avec peine — mais, contrairement à ce qui était le cas les fois d’avant, peine bien plus physique que morale. Je crains pourtant de ne pouvoir en faire assez. De nouveau ce sentiment « tenons toujours le coup aujourd’hui… », comme à l’A. Il y a eu la veille 15 jours que je suis là ; et je me dis que sans doute je ne puis pas tenir plus de 15 jours…

Une fois là, j’ai 450 pièces à finir, puis 2 000 : ça va, rien à compter. Commence à 2 h. 35 ; fait les 450 à 3 h. 40. Puis continue, au rythme ininterrompu, en fixant mon attention sur la pièce, en maintenant en moi l’idée fixe « il faut… » Je crois qu’il y a trop peu d’eau ; perds beaucoup de temps à chercher le seau (qui était à sa place !). Puis je verse trop d’eau ; ça déborde ; faut en ôter, chercher sciure, balayer… Le type des tours automatiques m’aide gentiment. À 7 h. 20, perds beaucoup de temps (¼ h. à 20 m.) à chercher boîte. J’en trouve enfin une, pleine de copeaux ; je vais la vider ; le régleur me donne l’ordre de la remettre. J’obéis. [Le lendemain, une du perçage m’apprend qu’elle était à sa femme, et dit : « Moi, je ne l’aurais pas remise. » Sympathique, le perçage ; groupe à part.] Tout au fond de l’atelier (21 B) j’en trouve une ; une ouvrière s’oppose à ce que je la prenne ; je cède encore (à tort !). Je renonce. Je continue, et, quand je n’en ai plus que 500 environ, les vide partie sur la machine, partie dans une sorte de panier pris dans la machine derrière moi, et mets les 1 500 pièces faites dans la caisse ainsi vidée : manutention assez longue et très pénible, sans aide. Enfin fini à 9 h. 35. Vais en vitesse en chercher 75, histoire de battre un peu mon record. Donc : 2 525. Rentre r. Aug. C. Dors en métro. Acte de volonté distinct pour chaque pas. Une fois rentrée, très gaie. Couchée, lis j. 2 h. du matin. Réveil à 7 h. ¼ (dents).


Samedi 23. — Temps magnifique. Matinée joyeuse. Ne pense à la boîte qu’en y allant ; alors, sentiment pénible (mais moins impression d’esclavage). L’autre n’était pas venue. Prends caisse de 2 000 (— les 75) [lourd !]. Commence à 2 h. ¾. À 3 h. ¾, en ai fait peut-être 425 (ce qui ferait 500). On me change de machine. Boulot facile et bien payé (3 fr. 20 %), mais fraise plus dangereuse. En fais 350 (soit 4 fr. 20). Fini vers 5 h. 5. Perds 10 m. Reviens à ma machine ; recommence à 5 h. ¼. Vitesse qui va de soi, sans obsession artificielle, sans forcer, en maintenant seulement le « rythme ininterrompu » ; ai fait 1 850 à 8 h. ½ (soit 1 350 en 3 h., ou 450 l’h. !).1 en 8 sec. Repas gai (la « grosse » pourtant manque). Impression de détente : samedi soir, pas de chefs, laisser aller… Tout le monde (sauf moi) s’attarde j. 10 h. 25.

Retour — m’attarde devant la musique. Air frais, délicieux. Éveillée ds métro, encore du ressort pour marcher. Fatiguée pourtant. Mais en somme heureuse…


Lundi 25. — Mal dormi (démangeaisons). Matin, pas d’appétit, maux de tête assez violents. Sentiment de souffrance et d’angoisse au départ.

En arrivant, catastrophe : ma co-équipière n’étant pas venue, on a volé la caisse où tombent les pièces. Je perds 1 h. à en trouver une autre (il faut une percée). Me mets au boulot ; fraise usée. Un nouveau régleur (en gris), dans l’atelier depuis 1 semaine, me la remplace (de lui-même !). À cette occasion, il s’aperçoit qu’il y a du jeu un peu partout. Notamment la bague qui maintient la fraise « a foutu le camp depuis au moins dix ans ». Il s’étonne que « les deux copains (!) » ne l’aient pas remise. Ma machine est un « vieux clou », dit-il. Il semble connaître un peu son affaire. Mais, total, je me mets au boulot à 4 h. ½. Découragée, à plat (maux de tête). Fais 1 850 pièces en tout (en 5 h., soit pas 400 l’h.). Le soir, je perds encore du temps à chercher une caisse puis, n’en trouvant pas, à transvaser pièces ds panier pris à machine d’à côté. Et combien lourde à manier, la caisse où sont tombées près de 16 000 pièces, qu’il faut verser dans une autre. Rentre (A. C.) fatiguée, mais pas trop. Dégoûtée surtout d’avoir fait si peu. Et mourant de soif.


Mardi 26. — Éveillée à 7 h. Séance fatigante et longue chez dentiste — mal aux dents tte la matinée. Presque en retard. Chaud. Ai peine à monter l’escalier en arrivant… Trouve ma nouvelle co-équipière (Alsacienne). Encore caisse à chercher… En prends une près d’une machine. La propriétaire arrive, furieuse. Prends à la place celle où étaient les pièces à faire, en la vidant (restaient 200). On n’est donc pas plus avancé ! En trouve une autre. Vais la remplir, par pelletées, au tour. La ramène (lourd !). Puis (à 2 h. 55) vais à l’infirmerie — (copeau provoquant début d’abcès). Au retour, trouve mes 2 000 pièces vidées près de ma machine (la caisse reprise par la 1re propriétaire en mon absence). Nouvelles recherches. M’adresse au chef en face l’ascenseur. Me dit : « Je vais vous en faire donner une. » J’attends… M’engueule parce que j’attends. Retourne à ma machine. Mon voisin me donne une caisse. À ce moment survient mon chef (Leclerc). Commence à m’engueuler. Je lui dis qu’on a versé mes pièces en mon absence. Va s’expliquer avec mon voisin. Je ramasse les pièces. Changer la fraise. Total : me mets au boulot à 4 h. 5 ! Avec un dégoût que je refoule afin d’aller vite. Je voudrais faire quand même 2 500. Mais j’ai peine à soutenir la vitesse. Les 200 restant de l’autre carton filent vite (en 20 ou 25 m.). Après, ça ralentit.

Effets de ce système à plusieurs régleurs : vers 6 h. ½, coupe mal. Le régleur en gris déplace la fraise — la manipule — la redéplace — et, je crois bien, la remet à sa place primitive… À 7 h., j’ai dû en faire 1 300, pas plus. Après pause, encore recherche de caisse, manipulations, faute de caisse. À 9 h. 35 ou 40 ai fini carton (donc 2 200). En fais encore 50… Je l’avais fait déplacer à 9 h. ¼ par le jeune régleur (Philippe) ; il m’avait bien fait attendre ¼ h. Et, déjà, je l’avais appelé trop tard. 2 250, par conséquent. Médiocre… En rentrant, dois forcer pour marcher, mais pourtant non pas par pas.

N’ai pas maintenu le « rythme ininterrompu. » Gênée par mon doigt. Aussi trop grande confiance.

Faut absolument stabiliser la question des caisses. Et d’abord proposer à l’ouvrière du tour de nous en donner une 1 fois sur 2 ? On ne lui en donne jamais, dit-elle. Mais à nous non plus. Quand on en cherchait par 500, c’était différent. Maintenant que c’est par 2 000…


Mercredi 27. — Fatigue, le matin — courage pr pas beaucoup plus que la journée… accablement sourd — mx de tête — découragement — peur, ou plutôt angoisse (devant travail, ma caisse, vitesse, etc.) — lourd temps d’orage.

Vais à l’infirmerie. « On vous l’ouvrira quand il faudra, et sans vous demander votre avis. » Travail. Souffre du bras, de l’épuisement, des maux de tête. (Un peu de fièvre ? Pas le soir en tout cas.) Mais j’arrive à force de vitesse à ne pas souffrir pendant des espaces de temps successifs de 10 m. (à) ¼ d’h. À 5 h. paye. Après, j’en ai marre. Je compte mes pièces, essuie ma machine et demande à m’en aller. Vais trouver Leclerc (contremaître) dans le bureau du chef d’atelier, qui me propose l’assurance.

Attends ½ h. devant ce bureau, par la faute de la pointeau. Vois les complications des livraisons. La camaraderie entre les contremaîtres…

En sortant de chez dentiste (mardi matin, je crois — ou plutôt jeudi matin), et en montant dans le W, réaction bizarre. Comment, moi, l’esclave, je peux donc monter dans cet autobus, en user pour mes 12 sous au même titre que n’importe qui ? Quelle faveur extraordinaire ! Si on m’en faisait brutalement redescendre en me disant que des modes de locomotion si commodes ne sont pas pour moi, que je n’ai qu’à aller à pied, je crois que ça me semblerait tout naturel. L’esclavage m’a fait perdre tout à fait le sentiment d’avoir des droits. Cela me paraît une faveur d’avoir des moments où je n’ai rien à supporter en fait de brutalité humaine. Ces moments, c’est comme les sourires du ciel, un don du hasard. Espérons que je garderai cet état d’esprit, si raisonnable.

Mes camarades n’ont pas, je crois, cet état d’esprit au même degré : ils n’ont pas pleinement compris qu’ils sont des esclaves. Les mots de juste et d’injuste ont sans doute conservé jusqu’à un certain point un sens pour eux — dans cette situation où tout est injustice.


Jeudi 4 juillet. — Retourne pas à ma fraiseuse, grâce au ciel ! (Occupée par une autre qui a l’air d’en faire, d’en faire…) Petite machine à ébavurer les trous percés ds pas de vis. 2 espèces de pièces (la 2e : des clous). 1 300 de la première (1 fr. 50 %), 950 (?) de la 2e (0 fr. 60%). Puis 260 pièces polies au ruban à polir (1 fr. %).


Vendredi 5 juillet. — Le lendemain, congé : quel bonheur ! Mal dormi (dents). Matin, séance chez dentiste. Maux de tête, épuisement [inquiétude aussi, ce qui n’arrange pas les choses…]. Plus que 3 semaines ! Oui, mais 3 semaines, c’est n fois 1 jour ! Or, plus de courage que pour 1 jour, 1 seul. Et encore, en serrant les dents avec le courage du désespoir. La veille, le petit Italien m’a dit : « Vous maigrissez (il me l’avait dit 10 jours avant), vous y allez trop souvent (!). » Tout ça, c’est mes sentiments avant d’aller au boulot.

À bout de forces, en voyant mes voisines (machine à fendre les têtes…) se préparer à laver la machine, et à leur instigation, je vais demander à Leclerc si je pars à 7 h. Il me répond sèchement : « Vous n’allez pas venir pour faire 2 h., tout de même ! » Philippe le soir me fait attendre je ne sais combien de temps, pour m’embêter. Mais moi, saisie par le dégoût…

On dirait que, par convention, la fatigue n’existe pas… Comme le danger à la guerre, sans doute.


Semaine suivante : lundi 7 à vendredi 12.

Lundi, mardi. — Commencé à 7 h. carton de 3 500 pièces (laiton ?)

Mercredi. — 8 000 pièces, ou à peu près dans ma journée : fini le carton de la veille (à 10 h.45). Fais carton de 5 000 (recommencé à 11 h. 45). Termine à 6 h. [dîner avec A.]. Épuisée. C’étaient des pièces faciles (je ne sais plus au juste lesquelles ; laiton, puis acier, je crois). « Rythme ininterrompu. »


Jeudi. — Brisée, crevée par l’effort de la veille, vais très lentement.


Vendredi. — Filet. Femme de l’Italien.

Soir : réunion R. P. — Louzon ne me reconnaît pas. Dit que j’ai changé de figure. « Air plus costaud » –



Incidents notables.


Le régleur en gris (Michel) et son mépris pour les 2 autres, surtout le « ballot ».

Le mauvais montage qui casse la fraise ; incidents. Le monteur ballot avait mis un montage qui n’allait qu’à moitié. En appuyant sur la fraise, il arrive plusieurs fois que la fraise s’arrête. Une fois déjà ça m’était arrivé, et on avait dit : « Elle n’est pas assez serrée. » Je vais donc chercher le régleur, et lui demande de serrer plus. D’abord, il ne veut pas venir. Il me dit que c’est moi qui appuie trop. Enfin il vient. Dit : « Ce n’est pas là (en montrant les blocs de serrage de la fraise) mais là (en montrant la poulie de l’arbre porte-fraise et la courroie) que ça fatigue » (???). S’en va. Je continue. Ça ne va pas. Enfin une pièce se bloque dans le montage, casse 3 dents… Il va chercher Leclerc pour me faire engueuler. Leclerc l’engueule, lui, à cause du choix du montage, et dit que la fraise peut encore aller. ½ h. après (ou ¼) L. revient. Je lui dis : « Des fois la fraise s’arrête. » Il m’explique (sur un ton désagréable) que la machine n’est pas une forte machine, et que probablement j’appuie trop. Il me montre comment travailler — sans s’apercevoir qu’il va tout au plus au rythme de 600 à l’h., et encore ! [i. e. 2 fr. 70] (je ne peux pas le chronométrer…). Mais même de cette manière, la fraise ralentit au moment d’appuyer. Je le lui signale. Il dit que ça ne fait rien. Un moment vient où la fraise s’arrête tout à fait, et ne repart plus. J’appelle le régleur, qui s’apprête déjà à gueuler. Ma voisine dit : « C’est trop serré. » Une autre fois ça se produit encore ; la machine, en tournant, serre automatiquement l’arbre si un certain boulon qui doit le fixer n’est, lui, pas assez serré.

On desserre en tournant en sens inverse de la fraise.

Difficulté (pour moi) de penser la machine soit devant elle, soit loin d’elle…

Quelles peuvent être les causes pour lesquelles la fraise s’arrête ? (l’arbre aussi s’était-il arrêté ? Oublié de remarquer). Du jeu, ou dans la fraise, ou dans la pièce. (C’était le cas.) Une trop grande résistance, si on demande à la machine plus de travail qu’elle ne peut fournir (était-ce là ce que voulait dire le ballot ?) [mais qu’est-ce qui détermine cette puissance ?].

À étudier : notion de la puissance d’une machine.

Lettre de Chartier. Scie et rabot. Peut-être que pour la machine il en est autrement…

Chercher comment les machines tirent leur puissance du moteur unique. Si elles sont ordonnées par rangées en fortes et faibles ?


Mercredi 18. — Rentrée — temps frais — moins de souffrance (morale) que je n’aurais pu craindre. Je me retrouve facile au joug…

Pas de boulot. Vais du côté de tours automatiques (Cuttat), que j’avais étudiés pendant les 4 jours de vacances.

j. 8 h. ½, attends l’huile.

Vis 4 × 10 acier 7.010.105 | 041.916 | fr. 1.

5 000 à 4 fr. 50, soit 23 fr. 50.


? petite série donnée par Leclerc, que Michel en ¾ h. n’est pas encore arrivé à monter.

Il vient quand Michel peine sur le montage depuis ¾ h. « Qui vous a donné ces pièces à faire ? » Je réponds : « Vous ! » Il est gentil. Me fait changer de pièces ; ¾ h. perdus, non payés ! Michel dit qu’on aurait pu le faire… Il les montera sur une autre machine (celle de la petite que je chine à son sujet). À ce propos, conversation avec lui sur Leclerc. S’y connaît-il, aux machines ? — certaines, d’autres non. Michel me raconte qu’il a été chef d’équipe 2 mois, débarqué parce que trop bon garçon ! — Mais celui-là n’est pas méchant » (que je dis). — Michel croit qu’il ne restera pas. Mais il y était quand la petite Espagnole est arrivée, il y a 1 an ½.


Vis 4 × 8 acier (7.010.103) 043.408 | fr. 1.

5 000 à 4 fr. 50, m. 1 fr., soit 23 fr. 50. |

Je ne les finis pas.


Jeudi 19. — Finis les C 4 × 8.

Vis laiton (740.657 bis || 1.417 (!), gde scie spéciale : 127 | 2).

100 (!!!) à 0,0045, soit 1 fr. 45.

Ajustage laiton | 6.005.346 | 027.947, 1 fr. 1,5 ( ?).

600 à 0,045, soit 2 fr. 25 + 0 fr. 45 = 2 fr. 70 (fraise à l’envers !)

Nouveau règl. (manœuvre spécialisé ? à vérifier). Il demande « à quoi ça sert », me fait chercher le dessin, ce qui dure longtemps et n’aide guère…

Gagné ces 2 jours (18 h.) 23 fr. 50 + 23 fr. 50 + 1 fr. 45 + 2 fr. 70 = 51 fr. 15.

Pas 3 fr. ! 2 fr. 85 ! Je toucherai ça, et la semaine d’avant le 19, et le jeudi et vendredi d’avant (en tout 7 + 7 + 9 + 10 + 9 + 10 + 9 + 18 h. = 79 h.).

Les vis acier C 4 × 8, j’en fais d’abord un paquet de 1 000. Vais chez Goncher pour la suite : pas prêt. C’est tout juste s’il ne m’engueule pas (alors que je serais, moi, en droit de me plaindre). J’y retourne l’après-midi pour les 4 000 restants, mais les prends en 4 ou 5 fois et à chaque fois attends longtemps. Cela me donne l’occasion d’admirer les Cuttat… le jeune régleur a, je crois, fini par remarquer que je ne hais pas d’attendre ainsi.



Incidents.


Changement de régleur. Le gros incapable est parti mardi après-midi. (Savoir ce qu’il est devenu ?) Remplacé par un qui, paraît-il, vient d’une autre partie de l’atelier. Pas je m’en foutiste, celui-là. Nerveux, gestes fébriles, saccadés. Ses mains tremblent. Il me fait pitié. Il met 1 h. à me faire un montage (pour 600 pièces !), et encore met la fraise à l’envers. (Ça marche quand même : cuivre, heureusement).

Essaye de faire montage moi-même — ignore le côté des bagues. (Elles sont composées de 2 cylindres creux de diamètre différent). Je l’observerais facilement au prochain démontage… La vraie difficulté, c’est la faiblesse musculaire : je n’arrive pas à desserrer.

Conversation avec Michel. Compétence technique de Leclerc ? « Pour certaines machines, pas pour d’autres. » Pas ouvrier. Pas méchant — « sera viré » —

Il m’avait donné des pièces qui vont mal sur cette machine.


Vendredi 20 juillet. — vis fixation gache, acier, 7.051.634 | 054.641 | fr. 1,5.

1 000 à 5 fr., soit 6 fr. (montage difficile à trouver, et encore peu satisfaisant).


7 bouchons (petits | 7.050.846 | 041.784 | fr. 1,5

3 000 à 5 fr., soit 16 fr. | j’essaye de faire passer 3 montages, mais…).


Vis 5 × 22 (?) | 7.051.551 | 039.660 | fr. 1,2.

550 (!) à 0,0045, soit 2 fr. 25 + 0 fr. 23,5 + 1 fr. = 3 fr. 50 (à peu près).


Vis fixant couronne | 7.050.253 | 45.759 | fr. 1.

500 (!) à 0,005, m. 1 fr. 75, soit 3 fr. 75.

6 fr. + 16 fr. + 3 fr. 50 + 3 fr. 75 = 29 fr. 25.

En 9 h, soit 3 fr. 25 l’h. (27 fr. + 2 fr. 25 : juste !). Mais en réalité 8 h. (heure de nettoyage), ce qui fait plus de 3 fr. 50 ! exactement 3 fr. 65. Mais il est vrai que les vis d’acier, j’en avais fait une bonne partie la veille…


Samedi. — Maux de tête violents, état de détresse, après-midi mieux (mais pleure chez B…).


Dimanche. — Art italien.


Lundi 22. — Fini pièces de vendredi (10 m. à ¼ h.). Monte moi-même pour la 1re fois (sauf mise au milieu, pas arrivée tout à fait, ai dû appeler et attendre régleur [béret]. Puis change montage, pas fraise ; mais appelle régleur — lunettes pour mettre au milieu (ce qu’il ne fait pas), mais passe un temps infini à régler la profondeur de la fente. A fini à 10 h. ½ ; j’ai fait alors un carton de 1 000 pièces, (gagné 5 fr. 70 en 3 h…). Nouveau carton de 1 000. Les petites au « côté bombé » en cuivre rouge. Certaines tiennent pas dans le montage ; je casse 2 dents… À 12 h., ai à peine commencé nouveau carton de 2 000 (laiton). Ai gagné 1 fr. + 3 fr. 70 + 1 fr. + 5 fr. + 1 fr. = 11 fr. 70. Quand j’aurai fini le carton, aurai 20 fr. 70. Faut que je fasse encore 2 000 en plus…

Bouchon conduit circulaire — cuivre rouge, 6.002.400.

1 000 à 3 fr. 70 + 1 fr., soit 4 fr. 70.

id., plus petit, 1 000 à 5 fr. + 1 fr., soit 6 fr.

Après-midi.

Vis laiton, 705.700 | 0 | 079.658 (fr. 0,8).

2 000 à 4 fr. + 1 fr., soit 9 fr.

Bouchon (grands) 6.002.400 | 071.844.

1 000 à 3 fr. 70, soit 4 fr. 70.

id. 071.848.

1 000 à 3 fr. 70, soit 4 fr. 70.

Vis laiton 70.500 | 379.652 | fr. 0,8.

Commencé seulement.

Gagné : 4 fr. 70 + 6 fr. + 4 fr. 70 + 4 fr. 70 + 1 fr. + 9 fr. = 30 fr. 10.

Leclerc me fait appeler qd j’ai fini 071.841 et viens de commencer 848. Commence par m’engueuler parce que je fais ces pièces sans lui en parler. Demande le no. Je lui apporte mon carnet ! Le regarde et devient gentil, gentil.


Mardi.

Fait les vis, 2 000 à 4 fr.

Puis vis C 4 × 8 acier | 7.010.103 | 043.409 | fraise 1.

5 000 à 4 fr. 50 = m. 1 fr., soit 23 fr. 50.

23 fr. 50 + 8 fr. = 31 fr. 50 (en 2 jours 61 fr. 60, soit 2 fois 30 fr. 80, soit 3 fr. 08 l’h.).

Gagné en 3 jours 29 fr. 25 + 30 fr. 10 + 31 fr. 50, soit 90 fr. 85, cela en :

28 [29] heures

28 × 3 = 84
[29] [87]
28 × 0,50 = 14
28 × 0,25 = 07
84 + 7 = 91. Donc j’ai fait une moyenne de 3 fr. 25…

C. 4. 8. commencées à 11 h — 5. Fraise mauvaise après ¾ h. (fume). Néanmoins, ce n’est qu’après 2 h. ½ qu’elle est changée par Michel. [C’est de ma faute : pourquoi ne pas la changer plus vite ? Peur de me faire engueuler…] Michel dit qu’elle a servi à l’envers (?). La 2e, quoique mise par lui, ne tient pas le coup (ce sont des scies nouvelles, trop grandes, dit ma voisine, pour des 1 [1]).

— Engueulade pour fraise cassée (récits Esp. s. émotions de débutante). Changée à 4 h. Après, je tiens jusqu’à 6 h. (ai cassé 2 dents). Pénible, de travailler avec une mauvaise scie. Aussi, excuse envers moi-même pour ne pas me transformer en automate…


Mercredi. — Malheurs de la jeune Espagnole (ses pièces — sa fraise — le nouveau régleur — Leclerc).

La veille au soir, la scie — mise à 6 h. par le monteur à béret — s’était desserrée à 7 h. ¼. Je le lui avais dit en passant. Je la retrouve desserrée. Je l’appelle. Il se fait attendre — m’engueule. J’appuyais trop, paraît-il. Je suis à peu près sûre que non (car la scie cassée m’avait fichu la frousse). Je le lui dis. Persiste à gueuler (soit dit par métaphore, car il n’élève pas la voix). Cet incident me fait froid au cœur pour q. temps, car je n’aurais demandé qu’à le considérer comme un camarade… À 10 h, nouvelle scie, mise par lui aussi. Ça lui prend 20 m. environ. Tout d’un coup, le moteur du fond s’arrête. On attend j. pas loin de 11 h. [J’avais fini les 5 000 de la veille (et trouvé une caisse pour eux) à 8 h. ½]. J’apprends que la paye est aujourd’hui, non demain comme je croyais, ce qui me met la joie au cœur, car je n’aurai pas à me priver de manger… Aussi à midi, je ne recule devant rien (paquet de cigarettes — compote…).

À 3 h. incident désastreux : je casse une dent de ma scie. Je sais comment ça s’est passé… Épuisée, je songe à mes fatigues de la M*. À Adrien — À sa femme — À ce que m’a dit Jeannine, que Michel la force à se crever — À ce que devrait en ressentir Pierre — À la jeunesse de Trotsky (« Quelle honte »…) et, de là, à son choix entre populisme et marxisme — À ce moment précis, je mets une pièce qui ne s’enfonce pas dans le montage (copeau, ou bavure), je l’appuie quand même sur la fraise… ὀτοτοῖ ! Je n’ose pas la changer, bien sûr — L’Espagnole me conseille d’avoir recours à Michel ; je lui parle, mais il ne viendra pas de la soirée. Je garde la même fraise j. 7 h. Par chance elle tient le coup — mais il faut dire que je la traite avec ménagements ! Vers 5 h, elle se desserre encore. Je n’ose appeler personne, bien entendu ! Je la serre, et fais 200 ou 300 pièces (ou un peu plus ?) pas au milieu du tout. Puis je prends une grande résolution et arrive à la mettre au milieu moi-même ! (mais en m’aidant d’une pièce déjà faite).

Paye : 255 fr. (je craignais de n’avoir pas 200…) pour 81 h.

Nuit : pas dormi.


Jeudi. — Encore une ½ h. ¾ h. avec la scie. Puis Michel me la change, en même temps que celle de la ma chine qu’il règle. Je monte moi-même, mais n’arrive pas à mettre au milieu. En désespoir de cause, finis par avoir recours au régleur à lunettes. C’est fini à 9 h. — Matinée pénible — Les jambes me font mal — J’en ai marre, marre… (Ces pièces C 4 × 8 m’exaspèrent, avec le danger permanent de casser la fraise, la nécessité de conserver une vacance mentale intégrale…) 3 fausses alertes, et à 11 h – un mouvement, une parole avaient attiré mon attention — catastrophe : dent cassée. Heureusement, ce que j’ai à faire après demande une fraise 1,2. Pourvu qu’ensuite…

À midi, une pièce qui saute desserre la fraise.

Je reprends conscience de la nécessité de réagir, moralement, si je ne veux pas finir avec une mauvaise conscience. Et je me reprends en mains.

À 1 h. ½ je serre la fr. et la remets au milieu moi-même [ce que je n’avais pu faire la veille] grâce à la résolution, prise à déjeuner, d’y aller doucement [je me sers d’une pièce faite]. Le régl. à béret regarde gentiment et, quand c’est fait, achève de serrer. Fini à 2 h. Le même me monte les nouvelles pièces. Fait à 2 h. ½.

2 h. ½-4 h. ½, ça ne va pas — Michel — son explication, conversation avec lui. Régl. à béret arrange.

4 h. ½-6 h. ½, je fais le reste des 2 000 (j’en avais fait 200 peut-être).

Vais chercher boulot. Leclerc gentil, gentil… Suis d’autant plus embêtée pour ma fraise, d’autant que ce boulot est à faire avec la fraise 1 — des C 4 × 10 acier. Vais à 7 h.-3 m. changer à la fois 0,8, 1,5 et la 1 à dent cassée. Ça réussit. Me voici donc avec une belle fraise neuve… Mais j’ai 5 000 de ces saletés de pièces à faire (pas tout à fait les mêmes cependant). Gare à moi !

La fraise se déporte dans le sens indiqué par la flèche ; étant montée sur un cône, il en résulte que la rainure non seulement cesse d’être au milieu, mais encore est de moins en moins profonde, ou même cesse de se produire.

Cause : serrage insuffisant au bout — ou usure de la fraise — ou effort trop grand de l’ouvrier qui appuie.

Effort trop grand : la fraise allant plus lentement que la poulie et l’arbre, tout se passe comme si on la faisait tourner en sens contraire (?).

Autres phénomènes de déréglage :

La fraise s’arrête parce que les bagues autour sont desserrées (ou parce qu’elles n’ont pas été assez serrées, ou parce qu’on appuie trop).

La fraise s’arrête (avec l’arbre et la poulie) parce que l’arbre est trop serré au bout (b se serre automatiquement parce que a n’est pas assez serré) [toujours défaut de réglage].

Ce jour-là, je crois qu’une des causes était le serrage insuffisant du montage, que la fraise devait enfoncer tout en travaillant : d’où effort trop grand.

À midi une joie. L’avis non, selon lequel messieurs les ouvriers, etc…… qu’on se repose samedi.

Nuit : ré-attaque offensive de l’eczéma qui me laissait en paix depuis une huitaine.

Gagné en ces 2 jours 45 fr. + 2 fr. + 12 fr. (?) = 59 fr… (ou 58 fr.). Pas 3 fr. de l’h…


Vendredi. — Me fais monter pièces cherchées la veille par béret. Pendant ce temps, pèse — 250 en plus. Leclerc dit de les faire — commence à 8 h. ¼. En ai fait 200 à 10 h. ½ à peu près. Fais changer la fraise. Faut attendre… recommence à un h. ¼. En ai fait moins de 3 000 dans ma matinée (soit 14 fr., ou moins — pas plus de 3 fr. l’h. !). Travail très pénible. Mais ne me laisse pas accabler moralement comme la veille. Physiquement cependant je suis plus mal. Après déjeuner (mangé pour 5 fr. 50 dans l’espoir de me réconforter) c’est bien pire. Vertiges, éblouissement — travail inconscient. Heureusement ces pièces ne sautent pas comme les C 4 × 8… Je crois vraiment, pendant 2 h. ou 2 h. ½, que je vais m’évanouir. À la fin, je me résouds à ralentir, et ça va mieux. Fini après 4 h. (4 h. ¼ ou 4 h. ½). Leclerc me dit de ne marquer nulle part les 250 de rab, qu’on ne me paierait pas (elles manquent sûrement ailleurs dit-il…). Me donne du « bon boulot » (les longues vis de laiton à 4 fr. Le temps de les monter, 5 h. À 5 h. ½, arrête pour laver la machine (on part à 6 h. ½). Heure, en somme, relativement agréable, sauf les premiers moments de hâte et d’angoisse.

Conversations avec régleur à béret qui, dirait-on, se met à s’intéresser à moi…

Vis C 4 × 10 acier | 7.010.105 | 041.918 | fr. 1 | 5 000 à 4 fr. 50.

Arrêt des comptes lundi.

N. d’h. total : 8 h. + 10 + 10 + 10 + 10 + 9 + 10 = 67 h.

Gagné jusqu’ici 90 fr. 75 + 47 fr. + 12 fr. + 23 fr.50 = 173 fr. 25, tout de même 3 fr. de l’h…

Il s’agirait de gagner 4 fr. 50 de l’h. lundi… Les 4 000 à 4 fr. feront 18 fr. (2 cartons). Restera 27 fr… Il faudrait faire ces 4 000 en 3 h. au plus. Et après faire encore 5 500… guère possible !


Dimanche soir. — Rentre à 11 h. 40. Me couche. Ne dormant pas, m’aperçois vers minuit ½ que j’ai oublié mon tablier ! Dès lors dors encore moins. Me lève à 5 h. ¼ ; à 5 h. ¾, téléphone chez moi ; prends le métro j. à Trocadéro et reviens (40 m. en tout, dans la foule). Aussi, fatiguée et maux de tête.


Lundi. — C’est ce soir ou demain que je dois m’échapper. J’ai mal à la tête. Finis les 4 000 à midi seulement… (et même j’y passe encore ¼ h. de 1 h. ½ à 1 h. ¾).

De nouveau la machine s’est déréglée, comme jeudi. La fraise pourtant toute neuve. Lucien (r. béret) me dit encore (plus doucement) que j’appuie trop. Mais je suis sûre qu’en fait il n’a pas assez serré. Quoi qu’il en soit, comme la fraise s’était déjà déréglée vendredi soir sans que je m’en sois aperçue, au point qu’un certain nombre de pièces n’ont même pas été touchées par la fraise, je dois perdre du temps à trier et à refaire. Je perds aussi un bon quart d’heure (au moins) à accompagner l’Espagnole qui cherche un plein seau de savon lubrifiant pour sa nouvelle machine, trop lourd pour être porté par elle seule, et que le manœuvre chargé d’en donner fait poser. Et après — quant à la vitesse — je suis malgré tout démoralisée par les reproches de Lucien. Je sais que si ça se reproduit, les choses iront mal. Et comme toujours quand je ne bande pas toutes mes forces, sans arrière-pensée, vers la cadence rapide, je ralentis. Quoi qu’il en soit, cela fait tout de même 4 × 4 = 16 fr. + 2 fr. (?) de montage (2 cartons).

Vis laiton (7.050.010 | 4 000 à 4 fr.|. Ensuite 400 pièces (sur 1 000, l’Esp. fait les 600 autres) dont je n’aurai le carton que mercredi.

Vis blocage acier | 774.815 | 000.987 | 400 à 0 fr. 50 % | m. 1 fr. 25 | fr. 1,2. Je les fais sur la petite machine de l’Espagnole, placée ailleurs. Le régl. à lunettes fait le montage pendant que je finis mes vis de laiton. ( Peu avant midi, alors que je ne savais pas encore qu’il préparait ça pour moi, il m’a donné ordre de changer la fraise et chercher les pièces sur un ton d’autorité sans réplique auquel j’ai obéi sans rien dire, mais qui a suffi pour faire monter en moi, à la sortie, le flot de colère et d’amertume qu’au cours d’une pareille existence on a constamment au fond de soi, toujours prêt à refluer sur le cœur. Je me suis reprise cependant. C’est un incapable (manœuvre spécialisé, dit l’Espagnole ?), il faut bien qu’il parle en maître.

Je les commence à 1 h. ¾. La machine m’est nouvelle. J’y passe, je crois bien, près d’1 h. (l’Espagnole, elle, fera les 600 en 20 m. !) Après, je vais demander le carton. Ça perd du temps. (Il n’y en a pas.) Un jeune homme vient prendre les 400 pièces. Je vais dire à Leclerc qu’il n’y a pas de carton. Quelqu’un que je ne connais pas (blouse grise) lui parle familièrement, et, autant que je comprends, d’une engueulade qu’il risque, lui, Leclerc. Il semble mécontent de me voir là (ça se comprend), et son mécontentement me fait oublier de lui demander des pièces. Après, il se balade dans l’atelier ; je ne veux pas, en allant vers lui, risquer de me faire rabrouer comme l’autre fois ; et je perds plus de ¾ h. (aussi à aller à la recherche du régleur sur tours qui m’a donné les 400 pièces, pour savoir s’il y en a d’autres, je ne le retrouve pas).

Leclerc me donne enfin des C 4 × 16.

Vis C 4 × 16 acier | 7.010.111 | 013.259 | 5 000 à 4 fr. 50 | m. 1 h. | fraise 1.

Par compensation, j’ai enfin Michel pour me monter ma machine. Il est 3 h. ½, je ne peux plus passer le carton. (C’est l’arrêt des comptes, et on ne les passe que jusqu’à 3 h.). Le retard que j’ai, donc, au lieu de le rattraper (et c’est surtout pour ça que j’avais tenu à venir aujourd’hui) je l’augmente. Cette pensée me démoralise, eu égard à la vitesse. Car ce que je fais à partir de maintenant compte dans une quinzaine que je ne ferai pas entière ; que m’importe donc ma moyenne horaire ? Je suis déprimée par les maux de tête, et vais — sans m’en apercevoir — très, très lentement. Ces pièces, je ne les aurai finies que le lendemain à midi (et même pas tout à fait), ce qui fait pour 15 h. de travail (et m. plus). 18 fr. + 3 fr. 25 + 23 fr. 50 = 44 fr. 75. Or pour faire 3 fr. de l’h., je devrais avoir gagné 45 fr. en ces 15 h.

Arrêt des comptes à 3 h.


Mardi. — Fini les C 4 × 16.

Vis M. P. R., chez Gorger (tours automatiques).

Vis M. P. R. à grosse tête hexagonale (). Il faut les placer de manière que le fraisage soit perpendiculaire à 2 côtés parallèles : (). Sans quoi pièce loupée. Acier fort dur. En les plaçant, on risque de les tourner. Dans toute l’après-midi (et le lendemain ¾ h.) je n’en fais qu’un carton de 1 400 (5 fr. les 1 000, + 1 fr. m., soit 8 fr.), avec une interruption pour 1 000 grosses vis en laiton sur la machine à côté, dont je n’ai pas le carton, mais qui sûrement ne sont pas payées plus de 4 fr. 50 au maximum. Soit en 6 h. ¼ (ou plus ?) gagné 8 fr. + 4 fr. 50 = 12 fr. 50. Ça, c’est du joli ! 2 fr. l’heure ! Heureusement que je me porte malade le mercredi matin.

Quête pour une ouvrière enceinte. On donne 1 fr., 1 fr. 50 (moi 2 fr.). Discussion au vestiaire (ça s’était déjà produit il y a 1 an, pour la même). « Alors, tous les ans ! — C’est un grand malheur, et puis c’est tout. Ça peut arriver à n’importe qui. — Quand on ne sait pas, on n’a qu’à ne pas… » L’Espagnole : « Je trouve que ça n’est pas une raison pour quêter, et toi ? » Je dis « Si » avec conviction, et elle n’insiste pas.

Quittant le lundi soir avec l’intention de me déclarer malade le lendemain matin, je me garde de manger plus qu’un sandwich acheté à 7 h., avec un verre de cidre. Me réveille à 5 h. ½ (exprès). Mange un petit pain le mardi matin. Id. seulement à midi, 3 petits pains le soir, et vais à pied porte de Saint-Cloud, avec un café express pour me faire dormir. Or tout ce régime a l’effet de me mettre en état d’euphorie !… Seulement une lenteur extrême dans le boulot.


Mercredi matin. — Finis le carton de 1 400 M. P. R., j’en fais 200 sur le nouveau carton — 5 fr. ou 5 fr. 80 ? Vais très, très lentement, mais me sens, par un sacré esprit de contradiction, singulièrement joyeuse et en forme.

Leclerc et Gorger [chef d’équipe des tours auto), les cartons des 1 000 pièces de laiton. Leclerc : « Si vous voulez arrêter, arrêtez-vous. »

Gagné 27 fr. 50 + 1 fr. + 1 fr. + 4 fr. (?) + 1 fr. + 7 fr. 50 (?) = 37 fr. ou 40 fr. 60 | théoriquement en 11 h. ½ (34 fr. 50…].


Lundi-mardi. — Vis C 4 × | 6 acier | 5 000 à 4 fr. 50 + m. 1 fr.| fr. 1 7.010 III | 013.252, fixant brides.

Vis M. P. R. acier, 4 000 à 5 fr. 80 + m. 2 fr. 1,5 | 747-327 | 046-543.

Ergot d’arrêt acier 2 000 à 4 fr. 50 + 2 fr. (?) 170 501 291 | 099.937 | fr. 1.

23 fr. 50 + 23 fr. 20 + 2 fr. + 9 fr. + 2 fr. = 59 fr. 70.

37 fr. + 59 fr. 70 = 96 fr. 70 en 11 h. ½ + 20 h. ½ = 32 h. 32 × 3 = 96.

Donc à supposer minimum de 3 fr., je suis à jour, mais juste… et il y aurait 12 fr. à rattraper sur l’autre quinzaine !

Épisodes : Gorger…
Michel…
Malice cousue de fil blanc de Juliette…


Lundi, mal en point. Rentrée infiniment plus pénible que je n’aurais cru. Les jours me paraissent une éternité. Chaleur… Maux de tête… Ces vis C 4 × 16 me répugnent. C’est du « bon boulot » ; il faudrait le faire vite, je n’y arrive pas. À peine fini, je crois, à 3 h. ½. Accablement, amertume du travail abrutissant, dégoût. Peur aussi, toujours, de desserrer la fraise. Ça m’arrive cependant. Attente, pour faire changer les fraises. J’arrive pour la 1re fois à changer une fraise moi-même, sans aucune aide, et Philippe dit que c’est bien au milieu. Victoire, meilleure que la vitesse. J’apprends aussi, après une nouvelle mauvaise expérience, à régler moi-même le serrage de la vis et de la manivelle du bout. Lucien oublie parfois complètement de la serrer… Les M. P. R. Michel me met en garde. Il ne les règle pas, mais le « lunettes ». Je les fais un peu plus vite que la fois d’avant, mais encore très, très lentement.


Mercredi. — Arrêtoir acier, fr. 1,5.

C 001.268
009.182 1 000
à 4 fr. 50 (2 mont.)
097.384
097.385

Bouchon conduit circulaire cuivre rouge 10 C. V., fr. 1,5.

C 002.400
071.853 1 000
3 fr. 70
50
47

4 fr. 50 × 3 + 3 fr. 70 × 3 + 3 fr.

13 fr. 50 + 1 fr. 10 + 3 fr. = 27 fr. 60, travaillé 10 h. ½. Manque donc 4 fr.


Jeudi. — Boulon serrage acier 8 C. V., fr. 1.

737.887 | 084.097, 3 000 à 4 fr. 50. m. 1 fr.

Bouchons conduit circulaire cuivre rouge, fr. 1, 5.

13 fr. 50 + 3 fr. 70 + 5 fr. + 3 fr. 80 + 4 fr. = 30 fr. Manque 1 fr. 50.

Donc manque 5 fr. 50 en tout. Peut-être compensé par la semaine d’avant.

Épisode des « arrêtoirs ». Michel, jeudi matin.

Lourdeur, mercredi et jeudi. Délices de la fraîcheur jeudi soir. Bonne…

Les arrêtoirs avaient été commencés la veille à 5 h. Ce mardi où j’ai cru m’évanouir, tant il faisait lourd, tant je me sentais tout le corps en feu, tant j’avais mal à la tête… Juliette me dit : « Fraise 1,5. » Je démonte ma fraise de 1, je vais changer les 2 et j’en tends une à Philippe en disant simplement : « C’est celle de 1. »


Chez Renault.

Lange : chef d’atelier — ancien régleur — maniaque pour l’ordre et la propreté, à part ça… Sourcils froncés, etc. ; attitude respectueuse des chefs d’équipe. Avec moi, assez gentil.

Roger (rempl. Leclerc) : régleur des perceuses.

Philippe : brute, régl. des tours.

Gros yeux… : grand blond, autre régl. des tours.

Lunettes…


Ouvriers : Arménien, fraiseur manœuvre à côté de 1re machine, ouvrier gentil et doux qui blague sur « les femmes qui iront à la guerre ». Italien, celui qui le remplace (sympat.).

Ouvrières : Bertrand — autre voisine (Juliette) — commençante — celle qui flirte avec Michel — La grande brune à 2 gosses — vieille des tours — femme d’Italien — perçage…


Chefs éq. :

Fortin : quel chic type…

Gorcher : tours auto, rigolo, sympathique.

Leclerc.

Chef en face ascenseur — ton de supériorité intolérable.

Michel.

Lucien.



Gagné à cette expérience ? Le sentiment que je ne possède aucun droit, quel qu’il soit, à quoi que ce soit (attention de ne pas le perdre). La capacité de me suffire moralement à moi-même, de vivre dans cet état d’humiliation latente perpétuelle sans me sentir humiliée à mes propres yeux ; de goûter intensément chaque instant de liberté ou de camaraderie, comme s’il devait être éternel. Un contact direct avec la vie…

J’ai failli être brisée. Je l’ai presque été — mon courage, le sentiment de ma dignité ont été à peu près brisés pendant une période dont le souvenir m’humilierait, si ce n’était que je n’en ai à proprement parler pas conservé le souvenir. Je me levais avec angoisse, j’allais à l’usine avec crainte : je travaillais comme une esclave ; la pause de midi était un déchirement ; rentrée à 5 h. ¾, préoccupée aussitôt de dormir assez (ce que je ne faisais pas) et de me réveiller assez tôt. Le temps était un poids intolérable. La crainte — la peur — de ce qui allait suivre ne cessait d’étreindre le cœur que le samedi après-midi et le dimanche matin. Et l’objet de la crainte, c’étaient les ordres.

Le sentiment de la dignité personnelle tel qu’il a été fabriqué par la société est brisé. Il faut s’en forger un autre (bien que l’épuisement éteigne la conscience de sa propre faculté de penser !). M’efforcer de conserver cet autre.

On se rend compte enfin de sa propre importance.

La classe de ceux qui ne comptent pas — dans aucune situation — aux yeux de personne… et qui ne compteront pas, jamais, quoi qu’il arrive (en dépit du dernier vers de la 1re strophe de l’Internationale).


Question de Det. (solidarité ouvrière).

Problème : conditions objectives telles que 1o Les hommes soient des chics types et 2o produisent.


On a toujours besoin pour soi-même de signes extérieurs de sa propre valeur.


Le fait capital n’est pas la souffrance, mais l’humiliation.

Là-dessus, peut-être, que Hitler base sa force (au lieu que le stupide « matérialisme »…)

[Si le syndicalisme donnait un sentiment de responsabilité dans la vie quotidienne…]


Ne jamais oublier cette observation : j’ai toujours trouvé, chez ces êtres frustes, la générosité du cœur et l’aptitude aux idées générales en fonction directe l’une de l’autre.


Une oppression évidemment inexorable et invincible n’engendre pas comme réaction immédiate la révolte, mais la soumission.

À l’Alsthom, je ne me révoltais guère que le dimanche…

Chez Renault, j’étais arrivée à une attitude plus stoïcienne. Substituer l’acceptation à la soumission.


  1. Bien malgré toi, sous la pression d’une dure nécessité.
  2. Phrase inachevée dans le texte original.
  3. La rencontre au métro, alors que je suis chez Renault. Raconte que huit jours plus tôt elle a été malade, n’a pas pu prévenir et n’ose plus retourner à l’Alsthom — (qu’est-ce qu’elle risque ? mais…) Sans doute coup de tête… Air de compassion peinée, quand je dis que je suis chez Renault.
  4. Mot illisible dans le texte.
  5. Phrase inachevée dans le texte.
  6. Voir Journal d’Usine, p. 47.
  7. Simone Weil faisait alors partie de l’équipe qui travaillait de 14 h. ½ à 22 h.